truillard. l'ontogenie du philebe

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Jean Trouillard L'ontogénie du « Philèbe ». À propos d'une étude récente In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 51, N°29, 1953. pp. 101-107. Citer ce document / Cite this document : Trouillard Jean. L'ontogénie du « Philèbe ». À propos d'une étude récente. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 51, N°29, 1953. pp. 101-107. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1953_num_51_29_4431

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Page 1: Truillard. L'Ontogenie Du Philebe

Jean Trouillard

L'ontogénie du « Philèbe ». À propos d'une étude récenteIn: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 51, N°29, 1953. pp. 101-107.

Citer ce document / Cite this document :

Trouillard Jean. L'ontogénie du « Philèbe ». À propos d'une étude récente. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisièmesérie, Tome 51, N°29, 1953. pp. 101-107.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1953_num_51_29_4431

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ÉTUDES CRITIQUES

L'ONTOGÉNIE DU «PHILÈBE»

A propos d'une étude récente

C'est dans le Philèbe qu'il faut chercher la dernière pensée de Platon sur la théorie des Idées. Si important qu'il soit à ce point de vue, le Timée ne peut être mis sur le même plan. Etudiant plus profondément qu'aucun autre dialogue la structure du réel, le Philèbe éclaire les rapports de l'intelligible et du sensible. Il poursuit l'oeuvre critique du Parménide en décantant le premier platonisme. Ce qu'on a nommé, non sans raison, « le dualisme platonicien » (1) est de moins en moins celui de deux mondes hétérogènes ou de deux perspectives parallèles. C'est celui du pur et de l'impur qui ne revient pas à la distinction du simple et du complexe. Il y a différents degrés de complexité et de nécessité interne. Et ainsi l'âme peut souffrir division, désintégration, bipolarité. Elle dispose d'une gamme étendue de plaisirs et de savoirs. Elle n'est vouée ni à l'acosmisme ni à l'empirisme. Sophiste et Philèbe exposent donc la méthode "par laquelle Platon pensait surmonter les objections qu'il s'était faites à lui-même dans le Parménide, mordre sur la nature et sur la conduite humaine, assimiler peu à peu l'expérience.

Le dessein de M. Nicolas-Isidore BoUSSOULAS, dans son livre : L'Etre et la composition des mixtes dans le « Philèbe » de Platon (3), semble être précisément de saisir à la lumière de ce dialogue la forme la plus achevée de ce qu'on peut appeler l'« ontogénie » platonicienne (yh&oiç sic oôafov) et ainsi de rendre évidente l'unité du platonisme à travers les dialogues.

<l> Cf. Simone PETREMENT, Le dualisme chez Platon. P. U. F., 1947. <a> P. U. F.. 1952, in-80, 203 pp.

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Aucune idée n'est coupée des autres idées. Aucune n'est un absolu, chacune est relation. Le Parménide (133c) le dit explicitement, et le Sophiste nous en donne la formule quand il précise que chaque être est composé de même et d'autre. Un être ne se définit pas seulement par ce qu'il est, mais aussi par tout ce à quoi il s'oppose. Il est en n'étant pas autre que ce qu'il est et donc en incluant d'une certaine façon l'infini qu'il exclut : dcustpov 7rXY]frei tô iiï] 5v (256a).

« Pour une fois que chaque être est ce qu'il est, commente M. Gilson, et que par conséquent il est, il y a une infinité de fois qu'il est autre que ce qu'il n'est pas, et que, par conséquent, il n'est pas. Ainsi le non-être s'installe au cœur même de l'être, le mélange des genres devient la règle et le tout homogène de Parménide s'ouvre à toutes les contradictions » (8).

Le Philèbe reprend cette analyse de l'être (23c et seq.). Enu- mérant les conditions de toute réalité, Socrate distingue une fonction d'indétermination (<3c7ieipov), une fonction de détermination (nipaç) et une fonction causale {ahia) destinée à composer des deux premières un mixte (jieixxdv). A l'aide d'ingénieux rapprochements avec la ligne segmentée de la République VI-VII et avec les genres du Timée et du Sophiste, M. Boussoulas w montre qu'on ne peut identifier l'intelligible à quelqu'une de ces fonctions exclusivement. N'importe quelle idée les réunit en elle ; c'est pourquoi elle apparaîtra sous le visage de l'un ou l'autre genre selon le point de vue que nous adopterons pour la considérer. Un intelligible sera cause et détermination pour ses inférieurs, indétermination vis-à-vis des formes plus pures. A part l'Inconditionné, tout est mixte, et ainsi tout être est à quelque degré idée. Car il n'y a pas d'idée sans négativité, ni de matière si chaotique qu'elle ne porte en elle quelque trace ou quelque ébauche d'ordre. Fait d'un et de multiple, chaque être est nombre. Il est une diversité plus ou moins maîtrisée par une puissance de liaison introduisant dans le flou insaisissable de l'illimité un équilibre, une proportion, un ordre interne.

On voit donc se dessiner à partir de l'Un comme un épanche- ment qui se déploie jusqu'à l'extrême dispersion. Dans cet intervalle et sur ce trajet se disposent des synthèses graduées en les-

<•> L'être et /'essence, Paris, Vrin, 1948, p. 34. « Op. cit., pp. 47, 57, 58.

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quelles l'un se fait multiple et le multiple se prête à l'un. Ces synthèses sont les points d'appui du savoir.

(( Comment chacun d'eux (la sagesse et le plaisir), demande Socrate, est-il un et plusieurs et comment, au lieu d'être tout de suite infinis, réalisent-ils l'un et l'autre un nombre déterminé avant d'aboutir à cette infinité ? » (5).

Les mixtes forment en effet la série des points d'arrêt permettant de freiner la chute ou de remonter la pente et monnayant «la coupure essentielle et initiale en des coupures intermédiaires» (<).

Ainsi se trouve esquissée une procession englobant toutes les formes de l'être selon une loi de complexité croissante. On songe au néoplatonisme, et Plotin certainement illustre cette vue. Pour lui chaque être est nombre. Mais entre ces nombres il y a un ordre ; ils sont enveloppés par une règle génératrice qui est nombre à bien meilleur titre. Cette règle oblige l'être à se développer en se divisant, de telle sorte qu'il semble s'accroître alors qu'il se nie à mesure qu'il se multiplie. Nous avons là en quelque manière un « nombre constituant », puisqu'il est la source de ce qu'il y a de consistant dans les êtres : àpyfi ocal u^ff) ôuoaxaaewç xoîç o5atv è àpi&jjiôç 6 np&xoç xal àX^-fc. VI, 6-153435.

Le rapprochement avec Plotin permet de comprendre et peut- être de prolonger d'autres commentaires de M. Boussoulas. A un certain niveau, la cause de la génération est l'intellect, comme le suggèrent Philèbe 30cd (l'intellect régit de toute éternité l'univers) et Sophiste 249a (la pensée a place dans le iravxeX&ç 5v). La formation des composés est œuvre d'esprit, et donc la production des intelligibles, des plus normatifs aux moins définis. Mais il y a une cause et une norme des idées qui est le Bien. Il leur donne possibilité, nécessité, réalité. Précisant ce que Plotin emprunte ici à Platon, Emile Bréhier écrit :

« II (l'Un) est moins l'objet même de l'Intelligence que la raison qui fait que l'Intelligence a des objets... L'Un est donc le principe toujours présent, infiniment fécond, des actes de l'Intelligence. Ce n'est pas en lui, mais en elle, quest l'activité productrice dont il est le principe » <T).

(f) Philèbe 19a, traduction DlES. <•> Boussoulas, op. cit., p. 96. . ■ <r) La philosophie de Plotin, Boivin, 1928, p. 143. C'est nous qui soulignons.

— Bréhier montre ensuite en quoi l'Un plotinien déborde le Bien de PlatQn.

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C'est donc par l'efficacité et la fécondité formelle de l'Un que l'esprit engendre. L'intellect produit tourné vers le Bien, en qui il puise la mesure et la loi de son opération.

« Le tout est grand et beau, non parce qu'il s'est laissé aller à poursuivre l'infinité, mais parce qu'il a été enveloppé par l'Un ». VI, 6, I23'24 <8).

« Le multiple s'est tourné vers l'Un et s'est fixé (avéaxpe^e xb TtX^froç eîç Iv xal Ijietvev) ». VI, 6, 39.

L'entendement et ses idées apparaissent comme la première façon pour l'indétermination de recevoir du Bien la structure (H, 4, 533). Le premier regard vers le Principe apporte la limite, la détermination et la forme (VI, 7, 17), ou plutôt la puissance de les engendrer : Stivajuv elç xb Yevvâv tlys ^«P* èxeÉvou VI, 7, 15". Cf. V, 2, I.

On pourrait opposer à cette interprétation l'économie du Timée. Dans ce dialogue, c'est le démiurge qui représente la cause et l'intellect. Ceux-ci semblent alors inférieurs aux intelligibles, puisque l'ouvrier divin agit les yeux fixés sur le Vivant pur et en se référant à lui (30c, 39e). Mais le modèle n'est pas nécessairement transcendant à l'artiste. Ce dernier peut se le donner comme un guide sans lequel il est impuissant, mais dont il reste maître. Dans le cas du démiurge, la causalité qu'il personnifie n'est sans doute pas exclusivement celle de l'intellect ni celle des idées. Toute efficacité chez Platon se totalise dans le Bien. Les intelligibles seraient alors les déterminations de la puissance qui construit le tout.

« Le démiurge... regarde les Idées et s'en sert comme modèle pour fabriquer le Monde, non comme essences supérieures à lui, mais au contraire, d'après nous, comme médiateurs inférieurs... De même il a besoin de dieux inférieurs (c'est-à-dire de causes inférieures) pour la fabrication des corps des vivants » (9).

Assez significative à cet égard est l'exégèse que propose Plotin d'une formule tirée du Timée qu'on lui objecte : « Tout ce que voit l'esprit, il le voit dans le Vivant total ». L'objectant croit y lire l'antériorité à l'esprit du Vivant total que Plotin place au niveau

'*' c Idcirco pulchrum est quoniam non est permissum ad înfinitatem prorsus eftugere, sed est imitate comprehensum > (Traduction FiCIN).

(*) Boussoulas, op. cit., p. 57, note I. « Les principes se particularisent donc de plus en plus à mesure que nous descendons vers la particularité de l'univers sensible » (Léon Robin, La théorie platonicienne de$ Idée» et des Nombre», p. 598, cité par B. p. 137, note I).

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de l'âme et donc au-dessous de l'esprit (VI, 6, 8), à moins qu'il n'identifie l'archétype du Timée à l'intelligible et à l'intellect (V, 9, 9). L'alexandrin propose d'entendre la sentence platonicienne sans subordonner aucunement le regard à son objet. L'un existe par l'autre et l'autre par l'un parce qu'ils surgissent tous les deux d'une conversion vers le Bien.

« Peut-être dit-on : l'esprit voit, en ce sens que c'est dans le regard que la réalité se constitue (<S)ç êv x^ Ôpàaei t% ôixoaxdtaetoç Ytvojiévijç) ». VI, 6, |740-41(10).

Les essences sont dans et par l'activité spirituelle, elles en définissent la tension originale. On comprend alors que chaque être ou chaque ordre d'être soit un tout et ne puisse naître ou se manifester que soudainement : èÇaftpvrjç. C'est la marque de l'irréductibilité d'une sphère à l'autre. Ces ruptures ontologiques, introduites par la qualité qui est indivisible totalité, s'expriment sur notre plan par les ruptures de la durée (11). Le temps est une éternité défaite, « il est tissé de parcelles d'éternité » <12). La discontinuité et l'organisation des instants ont le même rapport à l'éternité que le multiple à l'Un.

L'esprit surprend donc en lui-même quelque chose de la création du monde. L'étude de la structure et de la genèse coïncident. Les ordres de réalité sont des plans de notre vie. Celui de l'âme, nombre qui se meut soi-même et implique fluctuation et consistance, distension et recueillement, fait le passage entre éternité et temps. En nous sont les mélanges instables des savoirs empiriques et des plaisirs amers, mais aussi les rigoureuses combinaisons des sciences exactes et des plaisirs purs.

Le platonisme de M. Boussoulas est encore très néoplatonicien quand il affirme avec intransigeance l'ineffabilité absolue de l'Un comme Un. C'est dans l'immanence que l'Un devient Mesure, prenant le nom de son action informante, et qu'il engendre ainsi la

(l0) c ... Nisi forte hoc ipsum quod dicitur inspicit ita sit positum a Platone ut in ipsa perspectione animalis ipsius et animalium natura subsistât » (Traduction FlCIN).

(u) « Nous pensons que nous sommes près de l'interprétation donnée par Damascius, d'après laquelle le temps est formé par des touts qui sont indivisibles et progresse par c mesures entières » mesurant ces bonds indivisibles de son mouvement». Boussoulas, op. cit., p. 101, note I.

<"> Ibid., p. I0J.

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Beauté, elle-même source de l'Etre et de la Vérité. Ce primat de la Mesure sur la Vérité marque la place des Nombres idéaux. Ils signifient qu'il n'y a pas de donné brut ni de diversité irréductible dans l'intelligible. Nous ne devons jamais renoncer à chercher le principe de sa constitution. Et, une fois formées, les idées sont médiatrices entre l'Un et le devenir, parce qu'elles appartiennent en même temps à l'esprit et à l'âme. Elles portent l'influence de l'Un jusque dans les régions les plus obscures de la vie.

« 11 suffit de considérer cet Un comme étant, de le médiatiser grâce à l'Etre, pour qu'aussitôt (avec le déclenchement de l'élément d'infinité qu'il recèle) il en résulte toute une série ininterrompue, et infiniment continue, de combinaisons, allant des plus simples et des plus proches de l'Unité parfaite jusqu'aux plus lointaines et aux plus compliquées » (13).

Cette interprétation du platonisme nous préserve de regarder les idées comme des choses-modèles transcendants ou comme de simples genres obtenus par abstraction. Nous sommes dispensés de faire la coûteuse hypothèse d'un revirement de Platon, puisque les idées ne sont pas essentiellement liées à certaine présentation mythique. M. Paul Kucharski (14) estime que l'exégèse de la plupart des platonisants est viciée parce qu'ils n'ont pas vu qu'après le Parménide Platon abandonne les Formes pour y substituer des genres tout immanents aux êtres de l'expérience. Mais il avoue qu'Aristote a donné le mauvais exemple en identifiant élàoç, ISla, obvia., et jistxxdv <15). Aristote aurait été aveugle au point de traiter en adversaire un Maître qui lui donnait raison par avance. M. Kucharski ne voit pas comment on pourrait introduire l'Illimité dans l'intelligible. Mais Plotin n'a pas hésité à le faire (èv xoîç vokjtoTç ^ OXt] xi &7ieipov II, 4, 1518) jusqu'à regarder de façon paradoxale l'infinité noétique comme une image de l'infinité empirique. II, 4, |52ft (16)^

Les idées sont la vérité interne par laquelle l'Un transcendant

("> BOUSSOULAS, op. cit., p. 169 (souligné dans le texte) « ... l'être, vis-à-vis de l'unité absolue, constitue une essence inférieure et négative... », p. 94, note 2. — xà elvat îxvo? ^V(^S» — écrit Plotin, V, 5, 5l\

(14> Les chemina du savoir dans les derniers dialogues de Platon, P. U. F., 1949.

<u> Ibid., p. 321, note. <"> Cf. les objections faites par M. Joseph Moreau à M. Kucharski dans

Revue philosophique de juillet-septembre 1951, pp. 424 et seq. - -

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Sur une logique de la philosophie 107

s'exprime et est visé dans le registre ontologique de la détermination et de la négation et par laquelle toute réalité est mesurée. A partir de cette déchirure première qu'introduit l'être dans l'un, il est impossible de limiter le déploiement des déterminations. Il s'étendra jusqu'aux individus. Il ira de l'universel au singulier. Plotin met entre espèces et individus un rapport semblable à celui qu'il aperçoit entre genres et espèces (IV, 8, 312), et qui est la relation du tout à ses parties : &a%Bp 5Xov pipY] (V, 9, 610). L'idée est un tout qui se particularise par un développement interne. Rien de moins empiriste. Mais c'est pourquoi peut-être l'idée apparaît tantôt comme transcendante, tantôt comme immanente. Le témoignage de Plotin peut apporter ici quelque lumière. Il est remarquable que M. Boussoulas l'ait spontanément rejoint sur des points qui ne sont pas secondaires (1T).

Jean Trouillard.

Bourges.

SUR UNE LOGIQUE DE LA PHILOSOPHIE «

Les philosophes disent que l'homme est un être raisonnable. Mais les hommes le sont-ils ? Disons, pour faire preuve d'optimisme, que certains d'entre eux paraissent tels, quelquefois. Alors pourquoi cette définition de l'homme par un caractère que, prise dans son ensemble, l'humanité doit encore réaliser mais qui, en tant que pur pouvoir, est bien difficile à définir lui-même, bien plus difficile en tout cas que certains traits propres à l'homme que la science positive met en évidence, si la philosophie se refuse à les retenir pour nous dire ce qu'est cet homme } Acceptons le fait et, le généralisant, disons que l'homme est l'être qui se définit par une exigence. Il faudrait donc, pour en savoir plus long et

(lf> M. Boussoulas donne des deux premières hypothèses du Parménide une interprétation tout à fait néoplatonicienne.

<•> Eric Weil, Logique de la philosophie. Un vol. de XII-442 pp. Paris, Vrin, 1950.