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Un droit comptable ouvert au jugement professionnel : menace ou
opportunité ?
Alain BURLAUD1 et Maria NICULESCU2
Résumé
Après avoir défini ce que l’on entend par « jugement professionnel », cet article resitue le concept dans
l’évolution du droit. Dans l’Etat « postmoderne », la norme prend le pas sur la loi.
L’étude lexicométrique des cadres conceptuels et des principaux textes du droit comptable international,
européen et français illustre, dans des proportions différentes, le poids croissant du jugement
professionnel dans la production et le contrôle des états financiers. Cette évolution donne une
responsabilité accrue aux professionnels de comptabilité mais est aussi un facteur de risque pénal et
financier qu’il ne faut pas sous-estimer.
Avant-propos
Cet article reprend largement des éléments de celui publié sous le même titre, par les mêmes
auteurs, dans la Revue française de comptabilité n° 500, en juillet et août 2015.
Introduction
Comparons deux énoncés :
« Toute personne physique ou morale ayant la qualité de commerçant doit procéder à
l’enregistrement comptable des mouvements affectant le patrimoine de son entreprise. »3
et
« L’objectif de l’information financière à usage général est de fournir (…) des informations
utiles aux investisseurs, aux prêteurs et aux autres créanciers actuels et potentiels aux fins de
leurs prises de décision (…). »4
Nous voyons que nous sommes dans deux mondes différents véhiculant deux conceptions
opposées du droit. La première, forte de la légitimité politique que lui confère sa source, le vote
du Parlement, n’a pas à justifier les choix effectués. La seconde, dont la légitimité de la source
peut être contestée5, se justifie en faisant état de son utilité6. Cette dernière étant parfaitement
subjective, il faudra bien désigner une autorité dont le jugement professionnel permettra de
trancher. Bien sûr, dans l’écosystème de la normalisation comptable internationale, ce sera le
1 Professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers 2 Professeur des universités, directeur de l’Ecole supérieure francophone d’administration et de management
(ESFAM) à Sofia. 3 Code de commerce, art. 123-12 4 IFRS, Cadre conceptuel, § 1.2 5 Cf. à ce sujet : Alain BURLAUD et Bernard COLASSE : « Normalisation comptable internationale : le retour
du politique ? » Comptabilité, contrôle, audit, tome 16, volume 3, décembre 2010, p. 153 à 175. 6 L’utilité renvoie à une conception conséquentialiste de la comptabilité. Voir à ce sujet : Alain BURLAUD &
Richard BAKER : « Epistémologie de la comptabilité : de la doctrine au conséquentialisme ». Revue française de
comptabilité, n° 488, juin 2015, p. 54 à 58.
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professional accountant tel que défini par l’International Federation of Accountants (IFAC)7.
Son intervention sera d’autant plus déterminante que l’IASC/IASB a clairement fait le choix
d’une normalisation par les principes, principes qui doivent donc faire l’objet d’une
interprétation, par opposition à une normalisation par les règles.
La France est aujourd’hui au milieu d’un gué. D’une part, elle a une longue tradition de
normalisation par les règles avec ses plans comptables généraux successifs et leurs multiples
adaptations professionnelles et, par ailleurs, elle intègre les IFRS pour ce qui est des comptes
consolidés. Et entre ces deux logiques, il y a les directives européennes. Ce droit comptable
« hybride » appelle plus que jamais les professionnels à exercer leur jugement, ce qui d’une
part les valorise mais qui, d’autre part, peut aussi être un facteur de risque.
Nous allons dans ce qui suit, sur la base des normes comptables et des normes d’audit :
- clarifier le concept de jugement professionnel ;
- situer cette tension entre les deux conceptions du droit comptable dans un contexte
juridique plus large ;
- montrer concrètement que le choix des mots dans différents textes du droit comptable
illustre bien ce conflit entre deux logiques. Pour ce faire, nous allons recourir à une
analyse lexicométrique.
1. Le concept de jugement professionnel
Si nous portons des jugements tous les jours, il est difficile de définir simplement ce concept.
Différentes disciplines l’utilisent : philosophie, droit, psychologie, psychanalyse, théologie, etc.
Il peut faire l’objet de bien des qualificatifs : jugement de valeur, jugement moral, jugement
professionnel, jugement éthique, etc. Dans notre contexte, nous retiendrons la définition
suivante : « Opération consistant à se faire une opinion, dans le cas où l’on ne peut atteindre
une connaissance certaine. »8 Lorsque l’incertitude laisse la place à la certitude, l’opinion,
subjective, devient une vérité, objective.
Plus précisément, le « jugement professionnel » peut se définir comme suit : « Capacité d’un
membre d’une profession d’apprécier une situation sans en connaître tous les éléments avec
certitude et de choisir la ligne de conduite acceptable dans le cas où les normes professionnelles
laissent une latitude. (…) L’exercice du jugement professionnel requiert du membre de la
profession une analyse objective et prudente, fondée sur son expérience et ses connaissances (y
compris la connaissance de ses propres limites) et une conscience de sa responsabilité envers
ceux qui en subissent les conséquences. »9
Au cœur de ces deux définitions, il y a l’incertitude. En effet, le professionnel comptable doit
faire des prévisions (exemple : calculer la valeur actuelle des flux futurs de trésorerie), traduire
7 Le professional accountant est “an individual who is a member of an IFAC member body” (IFAC, Code of Ethics,
2018, p. 243). Dans de nombreux pays, contrairement à la plupart des pays d’Europe continentale et d’Afrique
francophone, cela inclut obligatoirement les professionnels libéraux et facultativement ceux qui exercent en
entreprise à condition de satisfaire aux conditions de diplôme. 8 André LALANDE : Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1983, p. 548. 9 Louis MENARD et al. : Dictionnaire de la comptabilité et de la gestion financière. ICCA, OEC, CNCC, IRE,
2004, p. 931.
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des intentions (exemple : qualifier des titres de participation ou de placement) et évaluer des
risques (exemple : calcul d’une provision), c’est-à-dire donner une image simplifiée et
néanmoins « fidèle » d’une réalité qu’il ne connaît que de façon incomplète et incertaine.
Si l’incertitude concerne le contexte de l’action, elle concerne aussi le résultat du jugement
porté par le décideur. Ainsi, dans le domaine judiciaire, les décisions prises ne sont jamais
parfaitement prévisibles et, de ce fait, comportent généralement une procédure d’appel. Mais,
s’il y a une part personnelle dans le jugement, il ne faut pas confondre jugement personnel et
jugement professionnel. Le premier est plus libre que le second qui se fonde sur un ensemble
de règles et de normes qui ont été adoptées par une profession.10 L’incertitude est également
réduite par la pression sociale. « Nous sentons bien que nous ne sommes pas maîtres de nos
appréciations ; que nous sommes liés et contraints. C'est la conscience publique qui nous lie. »11
L’évolution des normes comptables, qui va avec une évolution plus générale du droit, conduit
à définir plus des principes qui feront l’objet d’un raisonnement déductif que des règles
détaillées.12 Elles font donc de plus en plus appel au jugement des professionnels.13 C’est l’une
des caractéristiques d’un droit postmoderne. Le Code of Ethics de l’IFAC précise : « applying
the Conceptual framework requires exercising professional judgment. » (2018, p. 8) Il ajoute
toutefois que ce jugement doit être porté en toute indépendance : « a professional accountant
shall not undertake a professional activity if a circumstance or relationship unduly influences
the accountant’s professional judgment regarding that activity. » (ibid. p. 19).
2. Vers un Etat postmoderne : la norme prend le pas sur la loi
Toute réflexion historique pose deux grandes questions :
définir les périodes historiques par la date de leur début et de leur fin, ce qui n’est pas sans
rappeler le découpage du temps en exercices comptables ;
qualifier et classer les événements en définissant leurs caractéristiques, chose que le
normalisateur comptable doit faire également.
L’évolution récente du droit dans toutes ses branches, y compris le droit comptable, depuis la
révolution industrielle comporte, notamment selon Jacques CHEVALLIER14, deux grandes
périodes :
l’Etat et le droit « modernes » du 19ème siècle aux années 1970-80 ;
l’Etat et le droit « postmodernes » des années 1970-80 à nos jours.
10 Scott P. McHONE : Personal versus professional judgment. Liberty University, http://cpaphd.com/professional-
v-personal-judgment.pdf, p. 3. 11 Emile DURKHEIM : Jugement de valeur et jugement de réalité. http://kieranhealy.org/files/misc/durkheim-
jugements-text.pdf, 1911, p. 6. 12 Cf. à ce sujet : Tanja LAKOVIC et Jayne PUGLISTER : « The International Accounting Standards Board’s
Progress in Promoting Judgement through Objective-oriented Accounting Standards », International Journal of
Business and Social Research, volume 3, n° 7, juillet 2013, p. 28 – 42. 13 Sir David TWEEDIE, alors président de l’IASB, déclarait le 24 octobre 2007 au Subcommittee on Securities,
Insurance and Investment of the United States Senate : « A principles-based standard relies on judgements. » 14 Jacques CHEVALLIER : L’Etat postmoderne. LGDJ, 2014.
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2.1. Le « modernisme »
Le modernisme ou la modernité se caractérisent par des éléments techniques (le développement
des sciences et techniques), économiques (la concentration des moyens de production) et
administratifs (le développement des « technologies invisibles » avec la construction de
bureaucraties)15. Le culte de la Raison remplace l’obéissance aux dieux (laïcisation). L’Etat
seul est chargé de « réaliser un compromis subtil entre le primat accordé à l'individu et la
nécessité de création d’un ordre collectif. »16 Il « repose sur une logique aristotélicienne (les
solutions applicables aux cas d’espèce étant déduites des règles générales). »17 Du fait de
l’unicité de la source du droit, l’Etat, on parle aussi de « droit jupitérien » ou de conception
moniste du droit. Cette conception de droit, héritée du droit romain, est essentiellement celle de
l’Europe continentale.
Le droit comptable obéit à cette logique avec, notamment en France, les différents plans
comptables généraux qui se sont succédés de 1947 à ce jour. Il en est de même dans l’espace
OHADA qui dispose également d’un droit comptable issu d’une autorité publique
intergouvernementale. L’Etat est le seul arbitre des conflits entre des intérêts particuliers qui
s’expriment dans le cadre de l’institution chargée de la normalisation,18 le seul garant de
l’intérêt général. La normalisation comptable, dans cette conception, doit laisser un minimum
de place au jugement professionnel, suspect de rompre cet équilibre de façon illégitime en
privilégiant telle ou telle partie prenante.
2.2. Le « postmodernisme »
Le postmodernisme est né de la mondialisation des années 1970-1980 qui ne fut pas un simple
développement du commerce international et qui transforma en profondeur l’équilibre hérité de
la révolution industrielle. Il se caractérise par le fait que l’Etat a dû prendre en compte
l’accroissement de la complexité, du désordre, de l’indétermination et de l’incertitude.19
L’individualisme laisse place à un « hyper-individualisme » avec les réseaux sociaux et le
déclin des corps intermédiaires : syndicats, partis politiques, etc. Une société civile mondiale,
une « communauté internationale » aux contours mal définis a conquis l’espace médiatique par-
delà les Etats. La mondialisation a fortement limité la souveraineté étatique. A titre d’exemple,
« un tiers des lois adoptées par le Parlement français seraient des lois de transposition (de textes
de l’Union européenne) et la majorité des lois seraient des autorisations de ratification de traités
internationaux. »20
Le droit n’en sort pas indemne. La complexité et la technicité croissante des textes font le
bonheur des lobbies et des réseaux ou communautés d’experts quand ce ne sont pas des twitts
compulsifs de certains hommes politiques qui prennent des libertés avec les procédures garantes
de la démocratie. Il s’agit plus de réguler que de légiférer. L’Etat est le simple arbitre d’un jeu
15 Ibid. p. 12 16 Ibid. p. 12 17 Ibid. p. 101 18 Cf. à ce sujet : B. COLASSE (éditeur) : Encyclopédie de la comptabilité, contrôle de gestion, audit. Economica,
2009, p. 1109 et s. et B. COLASSE & C. LESAGE : Introduction à la comptabilité. Economica, 2007, p. 113 et s. 19 J. CHEVALLIER, op. cit. p. 15 20 Ibid. p. 110
5
dont il perd en grande partie la maîtrise. Il en résulte un droit « mou », c’est-à-dire souple,
pragmatique, flexible. On s’éloigne d’un droit naturel, donc universel. Un droit opportuniste et
contingent devient l’idéaltype, légitimé par l’idée qu’il serait techniquement plus abouti
puisqu’il vient des professionnels et plus démocratique puisqu’il vient du « bas ». Cette
conception du droit correspond àa la Common law du Royaume-Uni.21 Par ailleurs, le
développement de l’arbitrage dans la résolution des conflits limite le rôle de l’Etat à l’exécution
des décisions arbitrales dans la mesure où les Etats ont (encore ?) le monopole de la contrainte
ou de la violence légitime. De plus, l’arbitrage s’institutionnalise avec la création de la Cour
permanente d’arbitrage, par exemple. Mais le « tribunal de l’opinion publique » pourrait à son
tour concurrencer le pouvoir de sanction des Etats par exemple en faisant peser sur les
entreprises un risque de réputation parfois plus redoutable encore, bien que mal encadré.
L’exemple récent de Volkswagen nous le rappelle et, dans la profession comptable, le cas
d’Arthur Andersen, plus ancien, reste présent à l’esprit. Ce pouvoir de l’opinion s’appuie sur
les medias, à moins que ce ne soient les media qui s’appuient sur l’opinion comme le montre
notamment l’affaire Panama Papers. Mais l’opinion s’appuie aussi sur les réseaux sociaux, les
expertises d’institutions tels les agences de notation, certification, labellisation, qualification,
etc. et des organismes issus de la société civile tels que Greenpeace ou, dans nos domaines,
Transparency International, Finance Watch, etc.
Le droit comptable est un bon exemple de ce nouveau « droit de la mondialisation » construit à
l’initiative des opérateurs économiques,22 l’IASB on l’occurrence, qui a cependant eu besoin
d’un Règlement européen23 pour avoir « force de loi ». La mondialisation du droit n’est pas,
par ailleurs, uniquement une affaire de périmètre territorial mais aussi une question de contenu.
Ainsi, le droit comptable mondial, les IFRS, ne peut faire référence à des concepts issus des
droits nationaux (la notion de « patrimoine » issue du code civil, par exemple) ou du droit fiscal.
En se mondialisant, le droit comptable s’autonomise.
Largement produit par des professionnels, appliqué par des professionnels, inaccessible au
grand public du fait de la technicité des sujets traités, autonomisé, il est logique que ce nouveau
droit qui laisse au jugement professionnel une place de choix dans les processus de mise en
œuvre et d’interprétation. On passe ainsi d’un droit prescriptif issu d’une longue tradition (« tu
ne tueras pas ») à un droit interprétatif (la recherche par le professionnel d’une solution
« pertinente », « utile » ou « adaptée »). De plus, le jugement professionnel permet au droit
mondial de s’adapter aux situations locales, de donner forme à une nécessaire glocalisation
(globalisation + localisation).
Nous voyons donc se développer une forme « d’autogestion juridique », d’autoréglementation,
d’autorégulation, d’autodiscipline sous l’égide d’organisations professionnelles coopérant avec
21 Nous ne reprenons pas l’idée qu’il y aurait un droit anglo-saxon. Les pays de langue anglaise, le Royaume-Uni,
les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, etc. ne constituent pas un ensemble homogène à tous points de vue, y
compris du point de vue du droit. Ainsi, les Etats-Unis ont un droit comptable essentiellement rules based alors
que le Royaume-Uni est plutôt principles based. 22 Ibid. p. 125 23 Règlement n° 99-02 du 29 avril 1999 relatif aux comptes consolidés des sociétés commerciales et entreprises
publiques.
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les Etats mais les dominant dans les dimensions techniques. La souveraineté est partagée, « ce
qui implique une contradiction dans les termes. »24
Le droit postmoderne est aussi un droit émietté comme le montre la multiplication des codes.
En France, on compterait aujourd’hui une cinquantaine de codes25 : code de l’urbanisme, de
l’éducation, de la route, de la santé, de l’environnement, code forestier, rural, etc. C’est bien un
droit de spécialistes conçu pour des spécialistes aptes à avoir une opinion sur des sujets d’une
grande technicité. Les principaux litiges sont alors traités dans le cadre d’une justice arbitrale,
c’est-à-dire privée.
3. Vers un droit comptable faisant appel au jugement professionnel ?
Si le droit comptable international ou national n’utilise quasiment jamais l’expression de
« jugement professionnel », à l’exception du Code of Ethics de l’IFAC, nous allons voir que ce
concept est néanmoins très présent à travers des expressions qui sont de véritables marqueurs.
Ce recours à une voie détournée justifie quelques précisions méthodologiques.
3.1. Méthodologie
Il n’est pas possible de faire une recherche lexicale sur « tout » le droit comptable. Nous avons
donc limité le champ à six textes pour les besoins de ce travail exploratoire :
- trois textes traitant de la production des états financiers :
o le cadre conceptuel des IFRS (exposé-sondage de 2015) ;
o la directive « comptable » de 2013 ;
o le plan comptable général français de 2014 ;
- deux textes traitant de l’audit légal ou du contrôle des états financiers :
o le cadre conceptuel des ISAs ;
o la directive « audit » de 2014 ;
- un texte relatif aux producteurs des états financiers, le Code of Ethics de l’IFAC.
Nous n’avons pas pu travailler sur la totalité des IFRS ou des ISAs faute d’avoir un fichier
unique et complet de ces normes en format Word ou PDF. Nous n’avons donc retenu que les
cadres conceptuels des IFRS et des ISAs en faisant l’hypothèse qu’ils seraient représentatifs de
l’ensemble des normes pour les besoins de notre étude. De ce fait, nous ne comparons pas des
textes qui sont tout à fait de même nature que les directives européennes ou le PCG français.
Nous avons retenu la version anglaise des directives mais pour le plan comptable général, nous
avons fait une recherche en utilisant la traduction des mots-clés proposée par Louis MENARD.26
Une première lecture de ces documents nous a permis d’identifier 40 mots qui expriment le fait
que le professionnel ait recours à son jugement professionnel. Cette dernière expression n’est
jamais utilisée. Mais la nécessité de faire appel au jugement professionnel est dérivée d’autres
mots. Par exemple, le mot « relevant » (pertinent) suppose une intervention humaine pour juger
de la pertinence d’une solution, pour effectuer un choix. Ainsi, le § 2.4 du Cadre conceptuel
24 Benoît FRYDMAN : « Le droit, de la modernité à la postmodernité. » Réseaux, n° 88-90, 2000, p. 71 25 J. CHEVALLIER, op. cit. p. 152 26 Louis MENARD, op. cit.
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des IFRS énonce : « Pour être utile, l’information financière doit être pertinente et donner une
image fidèle de ce qu’elle prétend représenter. » C’est à l’expert de dire ce qui est pertinent :
pour qui ? dans quelle perspective ? En ce qui concerne le Code of Ethics de l’IFAC, nous avons
pu retenir l’expression professional judgment qui est utilisée 48 fois en 254 pages.
Pour chacun de ces 40 mots ou de leurs dérivés (exemple : relevant et relevance sont considérés
comme un seul « mot »), nous avons mesuré la fréquence de leur emploi dans les différents
documents. Ainsi, le mot relevant et ses dérivés sont utilisés 95 fois dans le Cadre conceptuel
des IFRS.
Nous avons également calculé la fréquence rapportée au nombre total de mots du document
afin de pouvoir comparer des occurrences dans des textes de longueurs différentes. Ainsi,
relevant est utilisé 3,6 fois pour 1000 mots dans le cadre conceptuel contre 0,6 fois dans la
directive comptable.
Evidemment, l’importance d’un mot peut ne pas être proportionnelle à sa fréquence. Toutefois,
il est peu contestable qu’un mot à occurrence élevée soit important. Ce ne saurait être
simplement le fruit du hasard.
3.2. Statistiques sur les indicateurs d’un recours au jugement professionnel
Pour chacun des textes, parmi les 40 mots, nous avons isolé les 10 mots les plus fréquemment
utilisés afin de réduire le volume des données présentées dans les deux tableaux ci-dessous.
Nous avons de plus séparé les normes comptables des normes d’audit Code of Ethics de l’IFAC
afin de comparer des textes de nature aussi semblable que possible.
3.2.1. Statistiques relatives aux normes de production et présentation des états
financiers
8
Tableau 1
Fréquence des mots supposant un jugement professionnel dans le droit comptable
Cadre conceptuel des IFRS
2015 Directive comptable 2013
Plan comptable général
2014
Mots
Fréquence
pour 1000
mots
Mots
Fréquence
pour 1000
mots
Mots
Fréquence
pour 1000
mots
relevant
(pertinent) 3,557 fair (juste) 1,274
assessment
(évaluation)27 3,103
estimate
(estimation) 3,033
material
(significatif) 0,849
necessary
(nécessaire) 0,703
useful (utile) 2,621 necessary
(nécessaire) 0,751
probability
(probabilité) 0,524
faithful (fidèle) 2,546 appropriate
(approprié) 0,718
decision
(décision) 0,345
certainty
(certitude) 1,797
relevant
(pertinent) 0,621
reliable
(fiable) 0,290
fair (juste) 1,610 consistent
(cohérent) 0,457 error (erreur) 0,234
assessment
(évaluation) 1,573
significant
(significatif) 0,392
significant
(significatif) 0,221
necessary
(nécessaire) 1,348 comparable 0,327
appropriate
(approprié) 0,179
comparable 1,123 assessment
(évaluation) 0,294
sufficient
(suffisant) 0,152
decision
(décision) 1,123
substantial
(important) 0,261 comparable 0,138
Le « modernisme » juridique, au sens défini ci-dessus, correspond à la tradition d’Europe
continentale selon laquelle la légitimité de la règle est fonction de sa source. Ainsi, la « loi
comptable »28 a été adoptée par le Parlement, c’est-à-dire la Représentation nationale.
L’interprétation de la loi relève de la compétence du juge qui décide « au nom du Peuple ».
Notre droit laisse donc peu de place au jugement professionnel du comptable. Il est logique
qu’on ne retrouve pas dans le PCG des mots tels que : pertinent, utile, estimer, etc. qui
nécessitent de préciser par rapport à qui ou à quoi et, implicitement, s’opposent à l’universalité
du droit.
Le « postmodernisme » juridique fait au contraire une large place au jugement professionnel,
au jugement des experts. Ainsi, la cadre conceptuel des IFRS utilise le mot « pertinent » 3,6
fois tous les 1 000 mots. La directive européenne qui a introduit dans le droit comptable
continental le concept d’image fidèle, reste largement fondée sur des principes généraux
27 Dans le PCG, le fait que le mot « évaluation » soit si souvent cité provient simplement du fait qu’il a une double
signification : évaluer au sens de fixer une valeur (par exemple, évaluer un actif ; en anglais : appraisal ou
valuation) et évaluer au sens de porter un jugement critique sur une situation (par exemple, évaluer la possibilité
d’une poursuite de l’exploitation ; en anglais : evaluation). Pour le PCG, le nombre d’occurrences du mot
« évaluation » n’est donc pas significatif. 28 Loi du 30 avril 1983 intégrée dans le code de commerce
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(principles based) et utilise également des mots tels que : juste, significatif, nécessaire,
approprié, pertinent.
L’usage de ces mots a sans doute aussi une fonction rhétorique. Est-il réellement nécessaire de
préciser que l’information produite doit être pertinente ou utile ? Peut-on imaginer un objectif
contraire ? Certes, le Cadre conceptuel précise que « L’objectif de l’information financière à
usage général est de fournir (…) des informations utiles aux investisseurs, aux prêteurs et aux
autres créanciers actuels et potentiels aux fins de leurs prises de décision (…). »29 Bien sûr,
l’IASB précisera aussi de façon implicite ce qui est « utile » en produisant une série de normes.
Toutefois, l’idée exprimée ici n’est pas la même que celle qui consisterait à dire simplement
que les états financiers doivent être « réguliers », c’est-à-dire conforme à la règle.
Le choix des mots et la fréquence de leur utilisation est bien un révélateur d’une certaine
conception du droit en général et du droit comptable en particulier : un droit par et pour des
experts en ce qui concerne les IFRS. Voyons maintenant le droit relatif à l’audit financier.
3.2.2. Statistiques relatives à l’audit des états financiers
Tableau 2
Fréquence des mots supposant un jugement professionnel dans la règlementation
relative à l’audit financier
Cadre conceptuel IAASB 2005 Directive audit 2014
Mots Fréquence pour
1000 mots Mots
Fréquence pour 1000
mots
appropriate (approprié) 5,852 appropriate (approprié) 2,264
material (significatif) 4,835 relevant (pertinent) 1,932
reasonable (raisonnable) 4,326 decision (décision) 1,049
sufficient (suffisant) 2,926 effective (efficace) 0,939
relevant (pertinent) 2,672 assessment (évaluation) 0,939
reliable (fiable) 2,163 necessary (nécessaire) 0,883
effective (efficace) 2,036 sufficient (suffisant) 0,552
assessment (évaluation) 1,399 transparent 0,442
judgement, judgment
(jugement) 0,891 significant (significatif) 0,331
consistent (cohérent) 0,891 fair (juste) 0,331
significant (significatif) 0,763 material (significatif) 0,276
La comparaison des textes régissant les pratiques professionnelles des auditeurs est plus délicate
car les textes ne sont pas de même nature. Il aurait fallu comparer l’ensemble des International
Standards on Auditing (ISAs) avec, en France, les Normes d’exercice professionnel (NEP) de
29 Cadre conceptuel 2015, § 1.2.
10
la Compagnie des commissaires aux comptes, ce qui était difficile compte tenu du volume des
informations et du nombre de fichiers à traiter.
En dépit de ces limites, il est révélateur de voir combien les ISAs utilisent les mots suivants :
approprié, significatif, raisonnable, suffisant, pertinent, etc. Ces mots requièrent un jugement
professionnel. La directive européenne utilise les mêmes mots mais avec une fréquence relative
systématiquement plus faible. L’influence britannique a sans doute été tempérée par la tradition
juridique des autres pays européens.
3.2.3. Statistiques relatives à la déontologie des professionnels de la comptabilité et
de l’audit
Concernant le Code of Ethics de l’IFAC, nous avons recensé le nombre d’occurrence des
mêmes mots-clés et avons rapporté ces résultats au nombre total de mots qui est de 71 811. Le
mot-clé le plus fréquent est material qui est utilisé 309 fois, soit en moyenne plus de 4 fois dans
chaque suite de 1000 mots. Il est suivi par appropriate puis judgment, etc.
Sur les 10 mots-clés les plus fréquents, six se retrouvent aussi dans les dix mots-clés les plus
fréquents du cadre conceptuel de l’IAASB : material, appropriate, judgment, reasonable,
effective et sufficient. Trois de ces mots se retrouvent dans le Cadre conceptuel des IFRS :
decision, necessary et fair.
Tableau 3
Fréquence des mots supposant un jugement professionnel dans le Code of Ethics de
l'IFAC
Mots Fréquence Fréquence pour 1000 mots
material 309 4,303
appropriate 186 2,590
judgment 90 1,253
decision 73 1,017
reasonable 53 0,738
professional judgment 48 0,668
effective 46 0,641
necessary 44 0,613
sufficient 22 0,306
fair 15 0,209
3.2.4. Typologie des droits comptables à partir de l’analyse lexicométrique
Pour essayer de faire un portrait des différents droits comptables, nous avons constitué deux
sous-ensembles :
- le droit comptable international regroupant les IFRS, les ISAs et le Code of Ethics ;
11
- le droit comptable européen et le PCG.
Dans chaque cas, nous n’avons retenu que les dix mots-clés les plus utilisés pour des raisons de
lisibilité.
Pour caractériser le droit comptable international, nous avons calculé une moyenne non
pondérée de la fréquence des mots-clés puis repris dans le tableau ci-dessous les dix les plus
utilisés.
Tableau 4
Fréquence des mots supposant un jugement professionnel dans le droit comptable
international (IFRS + IFAC)
Fréquences pour 1000 mots
Mots IFRS IAASB Ethics Moyenne
material 4,835 4,303 3,046
appropriate 5,852 2,590 2,814
relevant 3,557 2,672 0,037 2,089
reasonable 4,326 0,738 1,688
sufficient 2,926 0,306 1,077
estimate 3,033 0,084 1,039
assessment 1,573 1,399 0,056 1,009
effective 2,036 0,641 0,892
useful 2,621 0,014 0,878
faithful 2,546 0,000 0,849
Ce tableau montre que le professionnel doit constamment définir et décider de ce qui est
material (significatif), appropriate, relevant (pertinent) et reasonable. Selon quels critères ? Ce
n’est pas précisé. Qu’il soit le producteur ou l’auditeur des états financiers, il voit sa
responsabilité accrue. Nous avons vu que le jugement implique un certain niveau d’incertitude
et, par conséquent, de risque. La subjectivité du professionnel est source de contentieux. La
règle, protectrice, facteur de paix sociale car légitime et stable, donc prévisible, permet de mieux
gérer les conflits.
Si l’on considère le droit comptable européen et français, on retrouve en partie les mêmes mots
mais avec une intensité bien moindre. Ainsi, appropriate n’est cité que 1,5 fois pour 1000 mots
contre 2,8 dans le droit comptable international ou relevant 1,3 fois contre 2,1 ou encore
sufficient 0,3 fois contre 1,1 comme le montre le tableau suivant.
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Tableau 5
Fréquence des mots supposant un jugement professionnel dans le
droit comptable européen PCG
Fréquences pour 1000 mots
Mots Directive comptable Directive audit Moyenne
appropriate 0,718 2,264 1,491 0,179
relevant 0,621 1,932 1,277
necessary 0,751 0,883 0,817 0,703
fair 1,274 0,331 0,803
assessment 0,294 0,939 0,617 3,103
material 0,849 0,276 0,563
decision 1,049 0,525 0,345
effective 0,939 0,470
significant 0,392 0,331 0,362 0,221
sufficient 0,552 0,276 0,152
Le PCG, si l’on excepte le mot assessment pour des raisons déjà évoquées, fait un usage encore
plus limité de ces mots-clés. C’est conforme à la logique de son article 120-2 qui stipule que la
comptabilité doit être « conforme aux règles et procédures en vigueur qui sont appliquées avec
sincérité ».
Conclusion
A la pointe d’une normalisation comptable postmoderne, l’IASB promeut d’une part la
transparence et la comparabilité et, d’autre part, la pertinence pour l’appui à la prise de décisions
par les investisseurs.30 Or il peut y avoir conflit entre ces objectifs.
Le recours au jugement professionnel ne contribue pas à la transparence. En effet, les choix
effectués par les préparateurs des états financiers et les auditeurs sont succinctement
documentés que ce soit dans l’annexe ou le rapport d’audit, souvent en utilisant des formules
standard qui relèvent de la rhétorique du type : « solutions appropriées », « selon les pratiques
de la profession », « assurance raisonnable », etc. De plus, le jugement professionnel, par
définition subjectif, peut conduire à apporter des réponses différentes à une même question.
Quid alors de la comparabilité ? Il faudrait réduire les espaces d’interprétation et revenir à une
normalisation par des règles détaillées (rules based).
Par ailleurs, évoquer l’intérêt général31 et la pertinence de l’information financière pour les
investisseurs, affirmer la prééminence de la réalité sur l’apparence, normaliser par l’énoncé de
30 IFRS Fondation, Constitution, § 2.a 31 Ibid.
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principes généraux (principles based), étend le champ du jugement professionnel bien au-delà
de ce qui est nécessaire à la mise en œuvre de la vieille règle de prudence.32 On voit bien le
paradoxe du recours au jugement professionnel, recours que nous avons démontré avec la
lexicométrie, qui pénalise la transparence et la comparabilité au profit d’une pertinence
difficilement mesurable.
Cette évolution fondamentale du droit comptable passant d’une posture « jupitérienne » ou
régalienne à un droit co-produit avec les professionnels, par et pour des experts, en dehors de
la Représentation nationale, est-elle une menace ou une opportunité ?
C’est sans doute une menace pour l’intérêt général qui, dans le processus de production de la
norme, n’est représenté que par des groupes de pression qui n’ont rien de général alors que
d’autres parties prenantes sont absentes. Des contre-pouvoirs sont donc nécessaires. L’EFRAG
sera-t-il à la hauteur ?
Du point de vue de la profession comptable, faire plus largement appel au jugement
professionnel dans la production et le contrôle de l’information financière est extrêmement
valorisant. C’est une opportunité. L’expertise du professionnel devient un élément clé. Mais en
vertu du principe selon lequel la rentabilité croît avec le risque, le professionnel voit une
responsabilité de moyens évoluer vers une responsabilité de résultat. La régularité (conformité
à la règle) est un moyen, la pertinence est un résultat.33 C’est une menace.
Cette évolution du droit comptable nous laisse aujourd’hui au milieu du gué avec un droit
« hybride » : il a encore le poids du passé, surtout dans les comptes sociaux, et un avenir
possible mais pas certain, surtout dans les comptes consolidés. Mais il ne faut pas confondre
changement et progrès. Rien n’est joué.
Bibliographie
1. Arnsperger C. (2003), L’éthique économique et sociale nous aide-t-elle à agir ? Revue de
théologie et de philosophie, n° 53
2. Burlaud A. et Baker R. (2015), « Epistémologie de la comptabilité : de la doctrine au
conséquentialisme » Revue française de comptabilité, n° 488, juin, p. 54 à 58
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politiques, Paris : PUF
4. Coenen-Huther J. (2007), Classification, typologies et rapports aux valeurs. Revue
européenne des sciences sociales, XLV-138
5. Colasse B. (2015), Dictionnaire de comptabilité. Paris : La Découverte
32 Cette règle, qui a failli disparaître du cadre conceptuel des IFRS n’y est évoquée qu’au § 2.18 mais associée à
la neutralité pour ne pas sous-évaluer systématiquement la situation nette. 33 Nous pourrions aussi évoquer la demande sociale pour une implication de la profession avec ses règles et
méthodes en faveur de la sécurisation de l’information non financière. Cf. à ce sujet : Burlaud A. et Niculescu M. :
« L’information non financière au service d’une « croissance responsable » : perspective européenne ». Revue
française de comptabilité, n° 495, février 2016, p. 63 à 66
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6. Coles C. (2002), Developing professional judgment. Journal of Continuing Education in
the Health Professions 22.1: 3-10., p 5.
7. Freidson, E. (1994). Professionalism reborn: Theory, prophecy, and policy. University of
Chicago Press
8. Laufer R. (1993). L’entreprise face aux risques majeurs. A propos de l’incertitude des
normes sociales. Paris : L’Harmattan
9. Laufer R. et Burlaud A. (1997). « Légitimité » in Encyclopédie de gestion. Paris :
Economica, p. 1754 à 1772
10. Miller H. (1974), Collectivization of Judgement, The Arthur Andersen Chronicle
11. Popper K, (1991), La connaissance objective, Éditions Aubier
Textes législatifs et réglementaires
Directive 2013/34/EU on the annual financial statements, consolidated financial statements and
related reports of certain types of undertakings
Directive 2014/56/EU on statutory audits of annual accounts and consolidated accounts
Exposure Draft ED/2015/3 Conceptual Framework for Financial Reporting. IASB, 2015
Handbook of the Code of Ethics for Professional Accountants. IFAC, 2018
International Framework for Assurance Engagements, IFAC, 2005
Règlement n° 2014-03 du 5 juin 2014 Relatif au plan comptable général