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Les conseillers financiers de la Banque Postale sont apparus avec le passage d’une administration d’État à une entreprise publique. À la frontière du groupe des cadres, ces « cadres professionnels » ont au sein de La Poste un statut singulier, qui les place dans une situation intermédiaire entre leur direction et leurs collègues. L’étude des stratégies de la direction et du groupe professionnel permet de faire apparaître les enjeux de ce nouveau sta- tut. À tous points de vue, les conseillers financiers du groupe La Poste sont dotés de ce que je propose d’appeler un « statut de cadre en trompe-l’œil ». Ce statut n’est rattaché à aucune fonction d’encadrement réelle et, c’est la véritable spécificité de ce groupe, ils ne disposent de presque aucun des attributs traditionnels du cadre. On peut alors se demander quelle est la signification de l’ac- cès de ces salariés, experts financiers, au statut de cadre ; c’est ce que j’ai tenté de faire avec une enquête de terrain menée dans des bureaux de Poste à Paris et en province, sur la base d’entretiens, de questionnaires et d’observations. À la frontière de la catégorie cadres Le conseiller financier de la Poste a d’abord été un simple agent du bureau de poste avant de se différencier de ses collègues et de se rapprocher de sa hiérarchie par le biais de l’obtention du statut de « cadre professionnel » 39 Nadège Vezinat est chercheuse au Centre Maurice Halbwachs (CNRS) et ensei- gnante à l’Université du Havre et à l’EHESS. Nadège Vezinat Jeux organisationnels autour du statut de cadre Le cas des conseillers financiers à La Poste Cadres-CFDT, n°434. MAI 2009

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Etude sociologique

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Les conseillers financiers de la Banque Postalesont apparus avec le passage d’une administrationd’État à une entreprise publique. À la frontière dugroupe des cadres, ces « cadres professionnels »ont au sein de La Poste un statut singulier, qui lesplace dans une situation intermédiaire entre leurdirection et leurs collègues. L’étude des stratégiesde la direction et du groupe professionnel permetde faire apparaître les enjeux de ce nouveau sta-tut.

À tous points de vue, les conseillers financiers dugroupe La Poste sont dotés de ce que je propose d’appelerun « statut de cadre en trompe-l’œil ». Ce statut n’estrattaché à aucune fonction d’encadrement réelle et, c’estla véritable spécificité de ce groupe, ils ne disposent depresque aucun des attributs traditionnels du cadre. Onpeut alors se demander quelle est la signification de l’ac-cès de ces salariés, experts financiers, au statut decadre ; c’est ce que j’ai tenté de faire avec une enquête deterrain menée dans des bureaux de Poste à Paris et enprovince, sur la base d’entretiens, de questionnaires etd’observations.

À la frontière de la catégorie cadresLe conseiller financier de la Poste a d’abord été un

simple agent du bureau de poste avant de se différencierde ses collègues et de se rapprocher de sa hiérarchie parle biais de l’obtention du statut de « cadre professionnel »

39

Nadège Vezinat estchercheuse au CentreMaurice Halbwachs(CNRS) et ensei-gnante à l’Universitédu Havre et àl’EHESS.

Nadège Vezinat

Jeux organisationnels autour du statut de cadreLe cas des conseillers financiers à La Poste

Cadres-CFDT, n°434. MAI 2009

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mis en place en 2000. Cette évolution statutaire attestel’importance accrue des services financiers au sein dugroupe.

Il faut rappeler que les activités financières exis-taient déjà quand La Poste était encore une administra-tion d’État, avant la réforme institutionnelle de 1990. Leconseil financier était une des fonctions dévolues au rece-

veur dans les années 1950-60avant de prendre de l’ampleurau point de devenir une posi-tion officieuse pour un desagents du bureau de poste à lafin des années 1970. Une pre-mière reconnaissance officiellede l’administration a lieu en1984, quand est créé le conseil-ler postal et financier (copofi).Jusqu’en 1991, le conseiller

financier est présenté en sa qualité de technicien et de spé-cialiste des placements financiers mais statutairement, iln’existe que comme un agent du bureau de poste.

C’est dans le cadre de la réforme de 1990 que lemétier de « Conseiller de La Poste » a été officiellementcréé. Selon la classification postale, le 1er janvier 1991, LaPoste devient un exploitant autonome de droit public quipeut recruter des contractuels. La réforme supprime lescatégories servant à classifier les fonctionnaires. Il n’y aplus de A, B, C ou D, mais une grille d’emplois basée sur laclasse de l’agent et le niveau de fonction de l’emploi. Il y aquatre classes différentes : la classe IV correspondant auxcadres supérieurs, la classe III aux cadres. Le « copofi »créé en 1984 se scinde alors en conseiller courrier (coco) etconseiller financier (cofi), entérinant une séparation desservices financiers et du courrier. La création officielle dumétier de conseiller financier se traduit par celle d’unepremière fiche de poste dans la nouvelle classification.

On assiste au passage à ce que les RessourcesHumaines de La Poste appellent une logique de métiers :La Poste est divisée autour de trois métiers (courrier, colis,services financiers) et d’un réseau (de bureaux de poste). Àtitre d’exemple et de comparaison, un facteur appartient

Les frontières entre cadres etnon cadres, entre « salariat deconfiance » et salariat d’exécu-tion sont notamment plus poreu-ses qu’auparavant. C’est précisé-ment dans l’espace ouvert entreces deux catégories que La Poste acréé un groupe de cadres ayantpour fonction d’introduire la logi-que commerciale dans le groupe.

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désormais à la classe I du métier « courrier » tandis quele conseiller financier entre directement dans la classe IIdu métier « services financiers ».

La création du statut interne de cadre professionnelen 2000 s’inscrit dans un contexte où l’élargissement dusalariat a affaibli la délimitation des groupes sociaux. Lesfrontières entre cadres et non cadres, entre « salariat deconfiance » et salariat d’exécution sont notamment plusporeuses qu’auparavant. C’est précisément dans l’espaceouvert entre ces deux catégories que La Poste a créé ungroupe de cadres ayant pour fonction d’introduire la logi-que commerciale dans le groupe. Le statut de « cadre pro-fessionnel » concerne différents types d’agents : les chefsd’équipe opérationnels, les conseillers commerciaux (cour-riers et financiers), certains chefs d’établissement (deniveau II.3).

Questions de statutL’histoire des rapports sociaux et des syndicats a joué

un rôle dans la création de cette catégorie. Les syndicatsdemandaient le statut de cadre. L’obtention de celui de« cadre professionnel » fut donc vécue comme un demi-échec. On peut citer les réactions de certains syndicats quirévèlent le rapport de forces autour de la création de cestatut : la CGT qualifia ce nouveau grade de « III.1 bis »(Revue Le Militant, n°24, décembre 2001) pour signifierqu’il ne s’agissait pas, à ses yeux, d’un véritable III.1. Eneffet, il ne correspondait pas à une promotion quand il aété créé et il n’y a donc pas eu de progression indiciairepour ces « capro ».

Le « cadre professionnel » de La Poste, tel qu’ilexiste actuellement, se trouve ainsi dans une situationopposée à celle des « assimilés cadres » – qui ont eux dessalaires de cadres et cotisent à une caisse de retraite cadresans en avoir le statut. Les conseillers financiers de laPoste ont bien le statut de cadre mais sont dépourvus desrémunérations et des responsabilités qui caractérisentl’appartenance à ce groupe social. D’ailleurs, 78% desconseillers financiers ayant répondu au questionnaire quej’ai administré constatent que leur salaire n’est pas plus

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élevé qu’auparavant. Pourtant, et c’est là le point saillant,malgré leur rémunération quasi-identique, certainsconseillers financiers sont sensibles à la rémunérationsymbolique qui passe par cette reconnaissance du statutde cadre. Il y a donc un sentiment de réussite, lié à ce queles conseillers financiers considèrent être une reconnais-sance de leur entreprise. Toujours selon les réponses auquestionnaire, un quart des conseillers financiers (26%)pensent qu’être cadre est une reconnaissance de la part del’entreprise et 39% d’entre eux pensent que ce statut leurdonnera des possibilités d’évolution de carrière.

On peut alors se demander si ce statut de cadre pro-fessionnel est effectivement un « sas de promotion »,c’est-à-dire une étape, un passage obligatoire pour devenirun « vrai » cadre. Cette interrogation a d’ailleurs un inté-rêt général car la question de l’accès au statut de cadre aété peu étudiée dans les administrations publiques où lagestion corporatiste et la carrière à l’ancienneté ont long-temps prédominé.

Le sentiment de reconnaissance des salariés pour unstatut qui n’offre pourtant aucun des attributs tradition-nels du cadre montre bien que, malgré la banalisation dela figure sociale du cadre constatée par des sociologuescomme Luc Boltanski, Ève Chiapello, Paul Bouffartigue ouCharles Gadéa, le statut n’a pas cessé d’être attractif.Cette attractivité favorise le développement de jeux orga-nisationnels et syndicaux.

FidéliserLe conseiller financier est un expert à proximité de la

catégorie de cadres. Son statut de cadre professionnelconstitue à la fois un instrument de fidélisation et de moti-vation par rapport à l’activité de travail et un outil visantà produire l’allégeance vis-à-vis de l’entreprise, ce que jepropose d’appeler « une loyauté contrainte ».

Le passage à une logique de métiers en 1991 a posé laquestion des promotions possibles une fois le salariérecruté dans le métier de conseiller financier. Puisque LaPoste est entrée dans une logique de métier, elle doit per-mettre aux conseillers financiers de connaître une évolu-

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tion de carrière. Or, pour un fonctionnaire (une grandemajorité des postiers en 1990 et en septembre 2008 encorequasiment 37% de la ligne financière en poste), la progres-sion de carrière se traduit par celle de l’indice et le chan-gement de grade. La Poste a donc dû créer un autre gradepour donner au conseiller financier un débouché. Depuis1993, il peut devenir « chargé de clientèle » (rebaptisé« conseiller clientèle » depuis). Un troisième grade a étémis en place pour la ligne financière en 1995, celui desconseillers spécialisés en patrimoine ou en immobilier.S’ils étaient une centaine en 1995, leurs effectifs s’éle-vaient à 1 200 au moment de la création de la BanquePostale en 2006, pour 6 600 conseillers financiers.

Malgré ces perspectives de mobilité, dans l’exerciceconcret de son activité, le conseiller financier n’a ni auto-rité hiérarchique, ni influence sur sa rémunération(dépendante de sa productivité en partie). La Poste a donctout intérêt à insérer dans son management une gestionpar objectifs, ce qui, en retour, justifie d’une certainemanière leur statut de cadre.Ainsi le conseiller financier deLa Poste, cadre qui n’encadre pasmais doté de compétences spécia-lisées, renvoie plutôt à la figuredu « professional » anglo-saxonqui s’oppose à celle du « mana-ger ». Par ce statut de cadreexpert interne à l’entreprise, LaPoste a voulu créer un outil defidélisation du personnel. Ce sta-tut n’étant pas reconnu à l’exté-rieur, il devrait avoir pour consé-quence de limiter les départs, aumoins ceux des cadres professionnels promus. Or ce n’estpas entièrement le cas. Les attributs du cadre profession-nel à La Poste sont encore trop proches de ceux du salariatd’exécution pour qu’une véritable différence apparaisse etque le statut remplisse pleinement sa fonction de fidélisa-tion.

Un ancien facteur devenu conseiller financier, quandje lui demande ce que cela change d’être cadre, me répond

Malgré des perspectives demobilité, dans l’exercice concretde son activité, le conseillerfinancier n’a ni autorité hiérar-chique, ni influence sur sarémunération (dépendante desa productivité en partie). LaPoste a donc tout intérêt à insé-rer dans son management unegestion par objectifs, ce qui, enretour, justifie d’une certainemanière leur statut de cadre.

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d’ailleurs : « Rien ! parce que moi je suis cadre d’opérette,parce que j’encadre rien du tout. Je suis responsable de mapropre petite personne, je n’ai pas de secrétaire, pas d’as-sistante, je suis cadre de rien. Et bien ça change que, enterme de salaire, aujourd’hui je gagne moins que lorsquej’étais facteur, sans les commissions, bien sûr ! Là jegagne 200 euros de plus, mais ce n’est pas énorme car lors-que j’étais facteur mon uniforme m’était payé, et là lesfrais vestimentaires sont à ma charge, et j’avais les calen-driers à la fin de l’année que je n’ai plus. Donc, globale-ment je perds de l’argent ! J’habitais à 200 mètres dubureau, j’y allais à pied, maintenant j’ai 40 minutes de voi-ture aller-retour ».

Pourquoi a-t-il souhaité devenir conseiller financier ?Parce que ce métier d’expert financier peut aussi consti-tuer une « promesse de carrière », pour reprendre une for-mule de Françoise Dany, c’est-à-dire un tremplin pour unpetit nombre qui réussira à passer de ce salariat intermé-

diaire à un véritable statutcadre. Ces fonctions peuventconduire certains conseillersfinanciers à des postes de direc-tion, plutôt dans les directionsdépartementales pour les fonc-tionnaires, plutôt comme direc-teur d’établissement pour lescontractuels. Ces perspectives decarrière présentées comme uneévolution naturelle du métier neconcernent cependant que trèspeu de conseillers financiers.

Mais plus qu’une différence liée au statut seul, lemétier n’a pas le même enjeu en fonction du stade de lacarrière où le salarié y accède. Il existe trois grandes voiesd’accès au métier de conseiller financier : la promotioninterne (60%), le recours aux jeunes diplômés (25%) enaugmentation croissante sont les deux principaux moyensutilisés pour le recrutement, et il faut ajouter le recours àdes professionnels expérimentés de la banque-assurances(15%). Les promesses de carrière n’ont pas le même impactselon qu’il s’agisse d’un poste de fin de carrière pour un

Ce métier d’expert financierpeut aussi constituer une « pro-messe de carrière », un tremplinpour un petit nombre qui réus-sira à passer de ce salariatintermédiaire à un véritablestatut cadre. Ces perspectives decarrière présentées comme uneévolution naturelle du métier neconcernent cependant que trèspeu de conseillers financiers.

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fonctionnaire au bout de son échelon ou d’un jeune diplôméqui voit ce métier comme un tremplin pour lancer sa car-rière professionnelle et valoriser son diplôme.

La captation du conseiller financier ne s’arrête cepen-dant pas à sa fidélisation ni aux espérances de promotioninspirées par son statut. La Poste cherche également àmettre en place un salariat d’experts financiers – de « pro-fessionals », au sens de la sociologie anglo-saxonne –acquis à sa cause.

Loyauté contrainteLe discours du groupe La Poste porte sur l’un des

attributs essentiels du statut de cadre : à savoir que lescadres doivent se ranger du côté de la direction. La mise enavant de cet attribut pose la question de la position de cessalariés qualifiés dans l’entreprise et leur rapport aux syn-dicats.

Même si Guy Groux montre bien que les entreprisespubliques et les administrations restent « le creuset dusyndicalisme cadre », notamment du fait de leur tauxélevé de syndicalisation, cela ne signifie pas que certainscadres de ces entreprises publiques ne sont pas soumis àune pression de leur direction afin de cesser leur engage-ment syndical. C’est ce que j’appelle la « loyautécontrainte » à l’entreprise ; le conseiller financier étantcadre, il est de l’autre côté de la barrière ; il n’a plus às’engager syndicalement.

Des problèmes peuvent se poser quand il s’est syndi-qué avant d’être promu – beaucoup de conseillers finan-ciers sont d’anciens facteurs ou d’anciens guichetiers – etne voit pas pour quelle raison cesser toute implication syn-dicale, alors que sa direction lui explique que son engage-ment et sa nouvelle position sont antagonistes. On trouveici une actualisation du mythe du salariat de confiance,repris par la direction de La Poste.

Deux fonctions de ce discours peuvent être identi-fiées. D’une part, en comptant les commerciaux comme descadres, l’entreprise publique La Poste, une des plus gros-ses entreprises de main-d’œuvre en France (plus de

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300 000 agents), rééquilibre légèrement la proportion deses salariés entre cadres et non cadres. Ainsi, au sein dubureau de poste, le directeur d’établissement (le chef dubureau de poste) n’est plus le seul cadre, il y a aussi leconseiller financier. Ce dernier occupe une place particu-lière par rapport à ses collègues : il est un peu plus auto-nome que les guichetiers et contrairement aux autresagents du bureau de poste, il n’est pas soumis à un morcel-lement de ses horaires. Le fait de ne pas avoir les mêmesconditions de travail que ses collègues, comme de ne pasappartenir à la même classe, contribue à l’isoler au sein dubureau de poste.

D’autre part, donner une promotion de cadre profes-sionnel à un militant très engagé peut être une façon decontrôler, voire de désamorcer l’action collective. Le statutde cadre professionnel a ainsi pour effet de contraindre leconseiller financier à une certaine forme de loyauté, de ledésolidariser de ses collègues du bureau de poste et finale-ment de transformer ces agents en un groupe d’expertsfinanciers (les produits financiers sont de plus en plussophistiqués) acquis à la cause de leur organisation.

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