un sujet en souffrance? récit de soi, violence et magie à java

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ROMAIN BERTRAND Un sujet en souffrance? Récit de soi, violence et magie à Java 1 ‘Toute ma vie est marquée par l’image de ces fleuves, cachés ou perdus au pied des montagnes. Comme eux, l’aspect des choses plonge et se joue entre la présence et l’absence. Tout ce que je touche a sa moitié de pierre et sa moitié d’écume.’ Jean Tardieu, Le fleuve caché. Poésies 1938-1961. Paris: Gallimard, 1968 Dans les textes classiques de la littérature de cour javanaise (dix-septième–dix- huitième siècles), ‘avoir du pouvoir’ signifie acquérir, par la pratique d’exercices d’austérité (tapa) et de méditation (samadi), une part de la puissance mystique (kesak- ten) qui circule dans l’univers (Anderson 1990). Les spécialistes de Java ont souvent insisté sur la rémanence, au prix d’une extrême polysémie morale et d’une intense ambiguïté idéologique, de cette ‘vision javanaise du pouvoir’ dans tout un ensemble de pratiques sociales contemporaines (Beatty 1999; Woodward 1989; Guillot et Chambert-Loir 1996). La question que l’on se propose d’aborder ici, en prenant appui sur cet acquis historiographique et ethnographique, est celle des modalités de la con- stitution du ‘sujet politique javanais’ à travers les procédures de l’énonciation ‘mag- ique’ de soi. 2 Autrement dit, il s’agit, à partir de l’analyse de quelques récits contemporains évoquant les moyens rituels d’accéder au ‘monde invisible’ (dunia kang samar), de s’interroger sur les représentations de l’intentionnalité humaine qui orientent un jeu de conduites violentes, c’est-à-dire de conduites qui actualisent sur un mode sacrificiel le sentiment d’appartenance à un lieu politique, défini comme com- munauté morale. Enquêter sur ces figures évanescentes de l’intentionnalité, c’est plus précisément tenter de circonscrire un paradoxe: celui d’une réalisation de ‘soi’ par le déni du désir individuel. C’est donc renoncer par avance à s’attaquer à la tâche immense, suggérée autrefois par Marcel Mauss, d’écrire un chapitre, en l’occurrence javanais, de l’‘histoire sociale’ 1 Pour leurs commentaires sur une première version de ce texte, dans le cadre de la journée d’études ‘Repenser le sujet politique’ organisée au CERI en novembre 2002, je tiens à remercier Janet Roitman, Patricia Spyer, Jean-François Bayart, Peter Geschiere et Peter Pels. Je remercie aussi les deux commentateurs anonymes de Social Anthropology pour leurs remarques stimulantes. 2 Ces notions de ‘magie’ et de ‘pratiques de l’invisible’ ne renvoient pas à des définitions préconsti- tuées qui, comme celles de ‘religion’ ou de ‘sorcellerie’, ont un caractère universel éminemment problématique (Asad 1993: 27–54; Geschiere 1995: 19–23). Ce sont des dénominations conven- tionnelles, explicitées dans la suite du texte (la ‘magie’ comme indétermination des choses et le ‘monde invisible’ comme univers crypté ou dunia kang samar). Social Anthropology (2003), 11, 3, 285–302. © 2003 European Association of Social Anthropologists 285 DOI: 10.1017/S0964028203000211 Printed in the United Kingdom

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Page 1: Un sujet en souffrance? Récit de soi, violence et magie à Java

R O M A I N B E RT R A N D

Un sujet en souffrance? Récitde soi, violence et magie à

Java1

‘Toute ma vie est marquée par l’image de ces fleuves, cachés ou perdus au pied des montagnes.Comme eux, l’aspect des choses plonge et se joue entre la présence et l’absence. Tout ce que jetouche a sa moitié de pierre et sa moitié d’écume.’

Jean Tardieu, Le fleuve caché. Poésies 1938-1961. Paris: Gallimard, 1968

Dans les textes classiques de la littérature de cour javanaise (dix-septième–dix-huitième siècles), ‘avoir du pouvoir’ signifie acquérir, par la pratique d’exercicesd’austérité (tapa) et de méditation (samadi), une part de la puissance mystique (kesak-ten) qui circule dans l’univers (Anderson 1990). Les spécialistes de Java ont souventinsisté sur la rémanence, au prix d’une extrême polysémie morale et d’une intenseambiguïté idéologique, de cette ‘vision javanaise du pouvoir’ dans tout un ensemble depratiques sociales contemporaines (Beatty 1999; Woodward 1989; Guillot etChambert-Loir 1996). La question que l’on se propose d’aborder ici, en prenant appuisur cet acquis historiographique et ethnographique, est celle des modalités de la con-stitution du ‘sujet politique javanais’ à travers les procédures de l’énonciation ‘mag-ique’ de soi.2 Autrement dit, il s’agit, à partir de l’analyse de quelques récitscontemporains évoquant les moyens rituels d’accéder au ‘monde invisible’ (duniakang samar), de s’interroger sur les représentations de l’intentionnalité humaine quiorientent un jeu de conduites violentes, c’est-à-dire de conduites qui actualisent sur unmode sacrificiel le sentiment d’appartenance à un lieu politique, défini comme com-munauté morale. Enquêter sur ces figures évanescentes de l’intentionnalité, c’est plusprécisément tenter de circonscrire un paradoxe: celui d’une réalisation de ‘soi’ par ledéni du désir individuel.

C’est donc renoncer par avance à s’attaquer à la tâche immense, suggérée autrefoispar Marcel Mauss, d’écrire un chapitre, en l’occurrence javanais, de l’‘histoire sociale’

1 Pour leurs commentaires sur une première version de ce texte, dans le cadre de la journée d’études‘Repenser le sujet politique’ organisée au CERI en novembre 2002, je tiens à remercier JanetRoitman, Patricia Spyer, Jean-François Bayart, Peter Geschiere et Peter Pels. Je remercie aussi lesdeux commentateurs anonymes de Social Anthropology pour leurs remarques stimulantes.

2 Ces notions de ‘magie’ et de ‘pratiques de l’invisible’ ne renvoient pas à des définitions préconsti-tuées qui, comme celles de ‘religion’ ou de ‘sorcellerie’, ont un caractère universel éminemmentproblématique (Asad 1993: 27–54; Geschiere 1995: 19–23). Ce sont des dénominations conven-tionnelles, explicitées dans la suite du texte (la ‘magie’ comme indétermination des choses et le‘monde invisible’ comme univers crypté ou dunia kang samar).

Social Anthropology (2003), 11, 3, 285–302. © 2003 European Association of Social Anthropologists 285DOI: 10.1017/S0964028203000211 Printed in the United Kingdom

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des idées de ‘personne’ ou d’ ‘individu’ (Mauss 1995 [1950]: 335). Le sujet dont il estquestion dans cet article n’est pas le moi à éclipses de la psychanalyse, ni la catégoriejuridique de l’individu porteur de droits et adossé à des supports collectifs institution-nalisés (Castel et Haroche 2001: 108, 166). Il qualifie plutôt une figure contingente del’expression de soi, ressaisie à travers l’étude des significations imparties à un jeu de‘pratiques de soi sur soi’, à une askêsis (Foucault 2001: 16–17, et le commentaire quedonne de cette leçon Gros: 489–526). Car la notion heuristique de sujet se distingueradicalement de toute réflexion en termes ‘stratégiques’, partant de la notion d’agent.Talal Asad remarque à ce propos: ‘agent et sujet (le premier des deux termes qualifiantle principe d’effectivité, le second le principe de conscience) n’appartiennent pas aumême univers théorique et ne devraient donc jamais être associés’ (Asad 1993: 16). Lesujet politique, à la différence de l’agent qui est une (dis)position constituée dans unchamp de possibilités stratégiques (Bourdieu 1994: 154–5), n’existe jamais préalable-ment à son énonciation, qui est aussi une mise en actes.3 Ce qu’il importe alors demettre au jour, à travers l’étude de ces situations d’énonciation, ce n’est pas une idéeou une théorie établie du sujet, mais un processus de subjectivation qui mène à une‘individuation’, comprise comme la constitution d’un sujet moral – et non à une indi-vidualisation entendue comme l’institution d’une conscience singulière (Bayart 1998;Deleuze 1990: 127, 135). Autrement dit, on ne postule pas l’existence d’une théoriejavanaise du sujet qu’il s’agirait de recouvrer à travers l’analyse de productionstextuelles, mais on s’attache à l’étude de situations javanaises de subjectivationdesquelles on peut inférer une ou des figuration(s) spécifique(s) de l’intentionnalité.

De fait, tout processus de subjectivation est contingent: ses modalités spécifiquessont le reflet d’un moment historique ou existentiel à nul autre exactement pareil. Dansle cas qui nous intéresse, les pratiques de l’invisible et le commentaire moral qui lesaccompagne relèvent de rites d’appropriation de la violence, subie ou infligée. Il n’estguère étonnant que dans le Java de la Reformasi, les registres violents d’expressionpolitique de soi prédominent. La démission forcée du président Suharto en mai 1998 aaccéléré une séquence de profonds changements sociaux et idéologiques, culminant enplusieurs points de l’archipel dans des massacres dits ‘inter-communautaires’. ‘Java’,dans cette perspective, ne désigne pas une aire culturelle mais un espace politique enperpétuelle reconfiguration. Cet espace politique est marqué par deux séries dephénomènes: la crise de l’état et la surpolitisation des expressions identitaires d’unepart, l’émergence de nouveaux styles et modes de vie (de nouvelles perceptions du tra-vail, du rapport salarial, du statut social, des relations intra-familiales et conjugales) del’autre (Breman et Wiradi 2002). Cet article ne jette bien sûr qu’un bref regard, préludeà de plus amples recherches, sur les conséquences de ces phénomènes en termes demodalités de production d’une figure spécifique du sujet politique.4

Le ‘monde invisible’, un univers d’indétermination

La notion de ‘monde invisible’, telle que l’ont affinée les travaux des ethnologuesafricanistes et des anthropologues du chamanisme, se distingue clairement de celle de‘surnature’. L’idée d’une césure ontologique entre un ici-bas et un au-delà, le principe

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3 Ce que Judith Butler nomme ‘l’inauguration tropologique du sujet’ (Butler 1997: 3).4 Les observations contenues dans cet article sont le fruit de missions de recherche menées à

Jogjakarta, Malang et Surabaya en 1997, 1998, 1999 et 2000.

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d’une transcendance absolue lui sont étrangers. Tout au contraire, le ‘monde invisible’est de l’ordre de l’immanence: il est un plan permanent, une dimension constitutive del’expérience humaine. Loin d’être un univers figé, un ensemble inamovible dereprésentations sociales univoques, il laisse toujours prise à l’innovation stylistique,c’est-à-dire aux vagabondages individuels des imaginations (Hell 1999: 9–11;Hamayon 2003). Langage privilégié de l’inconnu et du lointain, imaginaire d’extraver-sion qui conte les dangers et les splendeurs des terrae incognitae qui s’étendent au-delàdu village ou de la vallée, le répertoire de l’invisible s’imprègne comme un buvard desfigurations dominantes de l’étrangeté: il n’est pas rare que son ciel soit traverséd’avions de ligne et que les esprits qui y vivent soient armés de mitraillettes M-16(Lowenhaupt-Tsing 1993). Le récit sorcier est donc bien un ‘discours de flux et d’ou-verture’, en ce sens qu’il parle d’un monde en mouvement, où la mobilité extrême desbiens, des informations et des hommes modifie sans cesse les horizons d’expérience(Geschiere 1999; 2000).

C’est ce que l’universalité du registre lexical de la vision dans les récits de la curechamanique et du désenvoûtement indique clairement. Le spécialiste du ‘monde invis-ible’ est bien celui qui voit ce que les autres ne voient pas, ou ce qu’ils ne font qu’en-trevoir. Le désenvoûteur duala au Cameroun (nganga) ‘voit dans la nuit’ parce qu’ils’est fait ‘ouvrir les yeux’ lors de son initiation (Rosny 1996). De la même façon, leguérisseur javanais, le dukun, voit ‘ce qu’il est pas donné aux yeux ordinaires de voir’(yang tidak dapat dilihat mata biasa). Mais que voit-il? Quel est le paysage oniriqueque dévoile et construit sa vision? L’imaginaire de la démonologie occidentale alongtemps parasité l’étude des représentations autres que chrétiennes du ‘monde invis-ible’. L’analogie (implicite ou explicite) avec les imaginaires bibliques codifiés de la sur-nature, et la nécessité apostolique de les implanter en terres païennes, a conduit denombreux missionnaires et ethnologues du dix-neuvième siècle à décrire les ‘mondesinvisibles’ des sociétés d’Asie et d’Afrique comme des formulations imparfaites de l’u-nivers céleste des théologies européennes: un monde hiérarchique d’entités surna-turelles dotées chacunes d’attributs intangibles. La ‘magie’ était pensée en Europe toutà la fois comme l’en-dehors et l’envers de la modernité technicienne, et devenait à cetitre l’objet tant de théorisations dépréciatives que d’expérimentations esthétiques(Pels 2003). Or la recherche contemporaine a démontré que les ‘mondes invisibles’n’obéissaient pas nécessairement au modèle de l’autorité monarchique, et que leurshabitants ne se répartissaient que très rarement en un camp du bien et un camp du mal.De fait, les créatures qui les peuplent obéissent fréquemment au principe d’uneambivalence constitutive: elles ne sont, par elles-mêmes, ni portées à faire le mal, nienclines à faire le bien.5

Il existe ainsi, à Java, une ‘race de démons’ (sejenis setan) appelés thuyul. Lesthuyul sont de petits esprits chapardeurs qui entrent à la nuit tombée dans les maison-nées pour y dérober de la menue monnaie. Mais ils n’agissent ainsi que parce qu’ils enont reçu l’ordre. C’est un ‘homme avisé’, un orang pintar (un euphémisme qui désigneun praticien de l’invisible, sorcier ou magicien), qui les a ‘dressés’ (memelihara) à volerpour le compte d’un client soucieux de s’enrichir aux dépens de ses voisins. Les thuyulressemblent à de jeunes enfants chauves, habillés seulement d’une pièce d’étoffe nouée

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5 Ceci n’exclut bien sûr pas la possibilité d’une réappropriation vernaculaire des catégoriesdémonologiques via des opérateurs de traduction: ainsi de la notion même de ‘sorcellerie’ ou de lafigure de Satan en certains pays d’Afrique subsaharienne (Meyer 1999).

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entre les jambes, mais leur visage n’est pas humain: ils ont les oreilles pointues, leur nezest difforme et leur bouche hérissée de dents acérées. En Malaisie péninsulaire commeà Java, on dit qu’ils sont les manifestations spirituelles d’enfants morts-nés ou décédésen bas-âge, avant que d’avoir été ‘nommés’, c’est-à-dire avant d’avoir subi les ritesd’inclusion dans la société humaine. Ils ne savent pas parler et sont dénués d’intentions(niat) ou de désirs (nepsu). S’ils sont le plus souvent utilisés à mauvais escient par unvoisin jaloux, ils peuvent aussi devenir les auxiliaires de la cure chamanique en aidantle guérisseur à expulser un esprit mauvais du corps d’un patient (Koentjaraningrat1994: 340, 413).6 L’un de mes interlocuteurs du quartier de Karangkajen, situé au sudde la ville de Jogjakarta, décrivait en septembre 2000 la façon d’acquérir un thuyul dansles termes suivants:

Les thuyul sont comme des biens de consommation [komoditi, anglicisme]. Tu peux les acheter,les faire travailler, puis les revendre. Si tu veux un thuyul, il faut que tu ailles voir un orang pintar[un magicien], ou alors un tukang santet [un envoûteur]. Il te dira de faire ascèse pendant, disons,trois ou sept jours. Après il t’emmènera là où vivent les thuyul, dans un cimetière ou un ‘lieuinquiétant’. Là, tu t’asseois et tu médites jusqu’à ce que tu puisses les voir. Si tu as respecté lejeûne, si tu t’es bien concentré, tu ouvres les yeux et tu les vois qui passent autour de toi. L’orangpintar dépose alors une coupelle avec du sang devant lui, et les thuyul viennent, parce qu’ils sontattirés par l’odeur du sang. A ce moment-là, tu fais ton choix: tu en prends un plus gros ou unplus petit, comme tu veux. L’orang pintar te le capture et t’explique comment le nourrir et t’enservir.

Il existe certes, dans le panthéon populaire javanais, des créatures exclusivementvouées au mal. Les setan kompek ou les kalong wéwé, qui enlèvent et dévorent lesenfants égarés, ou encore les gendruwo, ces monstres velus qui vivent dans lesfrondaisons et ‘importunent’ les jeunes filles, sont avant tout définis par leur capacitéde nuisance. Mais de la même façon que les légendes du ‘diable berné’ en Francetrahissent une vision dédramatisée du rapport au ‘monde invisible’ (Muchembled2000: 30–31), les récits javanais de rencontres avec les créatures des friches et de la forêtinsistent fréquemment sur le caractère limité, voire réversible, de leur malveillance. Enoutre, les créatures invisibles interférent rarement dans les affaires humaines. Elles nese manifestent que si on les y incite – soit en les convoquant afin de conclure un ‘pacte’(perjanjian) avec elles, soit en les offensant par malencontre. Elles ne surgissent que làoù les désirs humains, les ‘passions mauvaises’ (hawa nepsu) comme la jalousie et lacolère, ouvrent une béance dans l’ordonnancement irénique des relations sociales etrituelles. Elles sont les ‘récipients’ (wadah) de passions et de desseins qui ne sont pasles leurs. Plus qu’un principe hiérarchique, c’est un principe d’indétermination etd’ambivalence qui caractérise ici le ‘monde invisible’.

Il existe à Java plusieurs expressions pour désigner le ‘monde invisible’. On par-lera tantôt de ‘monde de l’immatériel’, d’éther (dunia halus), et tantôt de ‘mondemasqué/crypté’ (dunia kang samar). La base halus renvoie à une grammaire binaire devaleurs, propre au monde aristocratique (et tout particulièrement à la noblesse de robede Java Centre, les priyayi). Ce qui est halus (beau, pur, gracieux, de bon goût, élégant,civilisé) s’oppose toujours à ce qui est kasar (laid, impur, disgracieux, de mauvais goût,vulgaire, non-civilisé) (Geertz 1960: 232). Sont dits halus un parler grammaticalement

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6 On trouvera de plus longs développements sur les récits consacrés aux thuyul dans Bertrand 2002:53–62.

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correct et riche en euphémismes de politesse, une étoffe de soie fine brodée de motifsdélicats, un individu gracile, un citadin raffiné. Sont dits kasar un parler fruste, unobjet dysharmonieux, un être rustre, un campagnard habillé de fripes. Le ‘mondeinvisible’, dans cette première acception du dunia halus, est un univers d’harmonies,de résonances, d’accords. Mais ce n’est pas un monde hiérarchique, car on utiliserait lanotion de buwana (le ‘monde ordonné’, statique, des royautés antiques) plutôt quecelle de dunia (l’univers historique, instable, de l’humaine contingence) pour désignerun cosmos enserré dans une toile de lois infrangibles (Anderson 1998: 29–45). L’idéed’une harmonie sans hiérarchie se retrouve dans la notion du dunia kang samar. Labase samar renvoie à l’idée du dédoublement ou du travestissement ‘magique’ de laréalité. Un nama samaran est un pseudonyme, un samaran est un déguisement, samar-samar signifie ‘en cachette, dissimulé, camouflé’. Dans une seconde acception, samarveut dire ’obscur, confus’ (samar-samar a alors le sens d’‘indistinct’) (Labrousse 1984:713). Le ‘monde invisible’ comme dunia kang samar, c’est un univers de confusion,d’indétermination, où rien ne se réduit à son apparence et où la manifestationphénomènale n’épuise pas les possibles du réel. Le sens ancien de l’expression duniakang samar, telle qu’on la trouve utilisée dans la poésie mystique et les traités de roy-auté de Java Centre (Prawiroatmodjo 1995: II, 161) pointe vers une définition du pou-voir politique comme art du décryptage du monde. Cette définition a notamment étéréaffirmée par les scribes de Surakarta sous le règne tumultueux du souverain PakuBuwana II (r. 1726–49), à une époque où il importait à l’aristocratie de sang de battreen brèche les prétentions au pouvoir de la noblesse de robe (Ricklefs 1998: 15). Denombreux savoirs de gouvernement javanais, comme la numérologie calendaire et l’é-tude du cours des astres (ilmu falak), sont considérés tels parce qu’ils permettent de‘décoder’ les significations cachées de l’univers (Lombard 1990: III, 95). Tout est jeude mots, kerata basa: la nature elle-même est couverte d’indices qui permettent à celuiqui sait les interpréter d’assigner son sens ultime à un événement.

Ce que nous appellerions ‘magie’ désigne en effet, dans la pensée javanaise clas-sique, l’irrévocable indétermination des choses. C’est dans l’écart, dans la faille infimeentre les différents sens qu’il est possible de conférer à un fait, social ou politique, ques’institue le dunia gaib, le ‘monde magique’. L’activité ‘magique’ consiste à jouer dessecrètes correspondances entre les choses et les êtres pour les faire paraître autre quece qu’ils ne semblent de prime abord. Dans la Serat Cebolang, l’un des plus célèbrespassages de la Serat Centhini (c. 1814), la ‘magie’ consiste en l’art des illusions.Cebolang est un génial histrion qui erre à travers Java, de palais en manoirs, quêtantpitance en divertissant ses hôtes par d’étranges tours de prestidigitation. Devant unenoblesse tantôt charmée, tantôt épouvantée, Cebolang et sa troupe de danseurs trans-forment un musicien en tigre, font apparaître et se combattre des barres de feu: rien detout cela n’est ‘véritable’ (nemeni) (Anderson 1998: 116–8). La prestidigitation (sula-pan) ne modifie que la perception du monde. Elle est un kerata basa, un jeu sur les sig-nifications possibles d’un fait visuel. Mais il existe un autre pouvoir mystique, lekesakten, qui permet la métamorphose de la réalité: un puissant dukun peut devenir untigre et courir les jungles et les friches. Dans les deux cas, l’intervention magiqueimplique la connaissance de savoirs mystiques particuliers: des ngelmu transmis dansle cadre d’une relation de maître à disciple, dont l’acquisition exige un effort physiqueautant que spirituel. Et ces ngelmu sont des sciences: des principes de compréhensiondu monde, qui permettent de ‘voir’ et de ‘faire voir’ l’avers invisible du réel.

A quoi ressemble cet avers invisible du réel? Ce n’est pas un monde autre, mais le

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monde autrement, l’univers social transfiguré. Pour reprendre une expression d’Eric deRosny lorsqu’il cherche à décrire le ndimsi, le ‘monde invisible’ où se meuvent lesnganga duala du Cameroun, la ‘double vue’ invite à contempler ‘le spectacle de la viol-ence’ (Rosny 1996: 360).7 Tout le processus d’initiation du nganga, tous les rites et lesépreuves que son maître lui fait traverser n’ont d’autre finalité que de le préparer à con-templer, non pas une féerie peuplée de créatures d’épouvante à cornes et queuesfourchues, mais bien la violence inhérente aux relations sociales: la violence du ressen-timent, du désespoir, la ‘douleur de vivre’ de l’enfant ou de l’adulte haï ou honni. Lendimsi, le voilà: c’est la part de violence des vies ordinaires, vécue par procuration sur lemode d’une compassion fulgurante, d’un partage aussi fugace qu’intense des peines.Cette préscience empathique de la souffrance d’autrui est le principe même de la ‘vision’du guérisseur, et de ce fait le point de départ et l’outil de son odyssée thérapeutique.

Le dunia kang samar du dukun javanais est-il semblable au ndimsi des ngangacamerounais? Vraisemblablement, si l’on considère que tout discours de ‘magies mau-vaises’, à Java, part de l’hypothèse d’une malveillance intentionnelle. Le sorcier (oul’apprenti-sorcier) est un être envieux, mû par la jalousie (rasa iri) et la colère, c’est-à-dire prisonnier de ses ‘passions mauvaises’. Celles-ci, les hawa nepsu, sont toujoursdéfinies comme l’antithèse du devoir-vivre ensemble. La jalousie, l’orgueil, la colèredétruisent le tissu des saines relations sociales, mettent à mal l’harmonie d’un quartierou d’un village, brisent l’unité affective d’une famille ou d’une maisonnée. AJogjakarta, la légende du Singe Blanc (le Kethek Puteh, une créature simiesque de taillehumaine), a valeur de conte moral, dont la leçon pourrait s’énoncer ainsi: l’envie nemène qu’à la déchéance. La femme de mauvaise vie, qui accepte d’offrir ses faveursadultérines à la hideuse créature pour accéder par magie à l’existence luxueuse dont ellerêve, attire irrémédiablement la ruine sur son foyer. Autrement dit, la richesse malacquise ne profite jamais: on ne bafoue pas impunément la morale conjugale et com-munautaire en laissant libre cours à ses ‘passions mauvaises’. Car c’est bien l’appétit derichesses, l’attachement excessif aux biens matériels (karem dunia) qui conduit à con-tracter un pacte avec le Singe Blanc, comme l’explique Ibu Sunarto (une vieille damevendant du piment de Bantul au marché couvert de Jogjakarta):

C’est l’envie qui pousse les gens vers le Singe Blanc. Par exemple, dans un village, il y a une femmequi veut être riche. Elle veut avoir des bijoux, une jolie voiture, une maison plus grande. Mais sonmari ne gagne pas assez et elle, elle ne veut pas travailler. Alors elle demande au Singe Blanc de luienvoyer de l’argent [et accepte en échange de s’offrir à lui, chaque vendredi, dans un lieu mag-iquement défini, une ‘chambre spéciale’]. (Entretien, septembre 2000).

Le dunia kang samar est donc un paysage de souffrances, de ‘passions mauvaises’ quivicient les relations d’une unité conjugale avec ses affins et ses voisins. Le dukun auraà charge de restaurer un bien-être collectif, donc de réinsérer son patient dans les cir-cuits d’interaction sociale en neutralisant son déséquilibre émotionnel (Ferzacca 2001;Suparlan 1979). La transe médiumnique permet au dukun d’arbitrer les litiges. En lais-sant les défunts parler par sa bouche, puis en aidant ses clients à interpréter leurspropos sibyllins, il peut éteindre les foyers de tension au sein d’une famille. Querelles

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7 Eric de Rosny écrit encore, dans L’Afrique des guérisons: ‘je “vois” plus qu’un autre la maligne per-versité des êtres’ (Rosny 1992: 9). Cette comparaison entre dunia kang samar et ndimsi est denature heuristique, et ne vise aucunement à soumettre sans recul critique une réalité javanaise à unarsenal de notions africanistes.

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d’héritage et de préséance trouvent ainsi un dénouement positif. Une offrande propi-tiatoire à un ancêtre délaissé ramènera la chance dans une maisonnée. Un sort (mantraou aji), récité ou porté en amulette, délivrera d’un fantôme importun. Dans tous lescas, quels que soient les diagnostics et les remèdes du dukun, sa fonction première estd’objectiver la souffrance de son patient et de lui permettre de se la réapproprier en luidésignant un point de cristallisation. En disant cela, on ne dit pourtant pas grand’-chose. Il faut encore lever le voile sur les ‘jeux d’intentionnalité’ qui sont le propre dela médiation magique pour comprendre comment celle-ci peut fonctionner comme rited’appropriation de la violence, endurée mais aussi exercée.

Les jeux d’intentionnalité

L’intervention ‘magique’, comme moment du dévoilement de l’avers invisible du réel,implique une conception spécifique de l’intentionnalité humaine. On parlera d’économie morale de la volition pour qualifier cet ensemble de commentaires sociauxsur la possibilité qu’a l’être humain de transformer le monde, d’y imprimer la marquede sa singularité au moyen de ses désirs et de ses intentions.8 À Java, tout type d’interaction avec le ‘monde invisible’ semble présupposer un régime spécifique de ges-tion du désir. Pour commencer, on ne peut ‘entrer en contact’ avec une entité invisiblequ’en niant son propre désir, en se dépouillant de toute passion. La condition préalablede toute cérémonie d’invocation (upacara gaib) est un long et douloureux ‘travail desoi sur soi’: une diète de la chair et des sentiments, réalisée au moyen de la pratiqued’exercices ascétiques (latihan). Il est par exemple souvent dit que pour ‘voir’ les habi-tants invisibles d’un ‘lieu dangereux’ (tempat angker), il faut s’adonner à une tapa (unecombinatoire de jeûnes: alimentaire, sexuel, etc). Ceci permet de ‘se purifier’, de se‘laver des impuretés’ (bercuci dari hadas). On trouve ainsi, dans un manuel populairede ‘djinnologie’ récemment publié, une série de mises en garde:

On ne peut établir de contact avec les djinns que si l’on connaît la juste manière de les inviter àvenir parmi nous et à communiquer avec nous. Un djinn ne ne manifestera jamais dans un lieubruyant et lumineux. Lorsqu’on souhaite entrer en relation avec un djinn, il faut par conséquentprêter une attention particulière au choix du lieu de la rencontre . . . L’art de faire venir à soi lesesprits obéit en effet à certaines règles qui doivent être strictement respectées durant la cérémonied’invocation. Avant de débuter celle-ci, il est nécessaire d’effectuer un jeûne d’une durée minimalede vingt-quatre heures et d’une durée maximale de soixante jours. Durant ce jeûne, il faut s’ab-stenir de consommer toute nourriture qui contienne un principe de vie ou qui soit issue d’un êtrevivant. De surcroît, le corps et les habits doivent avoir été purifiés, et en particulier lavés de toutexcrément ou de toute impureté. Les djinns que nous convions [à nous rencontrer] doivent noustrouver fins prêts, isolés dans un endroit calme, [c’est-à-dire] une pièce spéciale qui soit épargnéepar la lumière des lampes. Si quelqu’un se tient à nos côtés et bavarde sans arrêt, alors c’est undjinn ‘à problèmes’ (jin sulit) qui risque de se manifester. Et si le lieu n’est pas assez tranquille, ous’il est trop lumineux, ce ne sont que de très petits spécimens qui se présenteront. Selon certains,il faut également brûler de l’encens [mais l’auteur note que les avis sont sur ce point partagés]. [Ilfaut enfin] réciter par sept fois une prière adaptée et, par la grâce d’Allah, le djinn apparaît séancetenante. (Zahwan 2000: 15–18)

La rencontre avec les créatures invisibles (makhluk halus) tient toujours de l’ordalie.L’ascèse et la méditation permettent d’accumuler une charge de puissance mystique

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8 Sur la notion d’‘économie morale’, consulter Berman et Lonsdale 1992, II, 265–7.

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(kesakten) suffisante pour se garder des attaques en sorcellerie et des ruses des djinnsmalveillants. Car la loi fondamentale du ‘monde invisible’ est sans appel. Ainsi quel’énonce un célèbre proverbe de dukun, ‘celui qui voit est vu’ (yang melihat dili-hatkan). Entrer dans le dunia kang samar, c’est devenir une proie pour les sorciers etles esprits malfaisants. Si l’on ne s’est pas muni de sorts protecteurs, si l’on ne possèdepas un kesakten dissuasif, l’on est condamné à périr dans l’aventure. Acquérir du pou-voir sur soi pour acquérir du pouvoir sur autrui: telle est la leçon première du mysti-cisme javanais. Pour ‘se fortifier’, pour augmenter son kesakten, il existe trois ‘voies’principales: l’ascèse (tapa), le pèlerinage aux lieux sacrés (ziarah kramatan) et la dévo-tion envers un saint homme à qui l’on ‘demande la berkah’ – une bénédiction qui setransmet par onction rituelle (Dhofier 1999: 49). L’effort sur soi produit le contrôle desoi. Réfréner ses désirs, c’est faire retraite en soi, recréer le lieu propre de la puissanceindividuelle. Mais l’acquisition du kesakten oblige à renoncer aux jouissancesmondaines. Les plus puissants dukun sont comme les saints: ils méprisent les richessesmatérielles et considèrent que les passions sont un ‘voile’ qui obstrue l’accès au duniakang samar. La vertu est la puissance, et en ce sens le renonçant est un homme de pou-voir(s).

On parvient ainsi à un étrange paradoxe: il faut ‘tuer sa volonté’ pour pouvoirl’imposer à autrui. Cette contradiction interne du discours, ou plus exactement ce plidu récit sur lui-même, c’est ce que l’on peut appeler un jeu d’intentionnalité. La plu-part des récits contemporains concernant les relations (iréniques comme conflictuelles)entre humains et créatures invisibles semblent insister sur le fait que la ‘magie’ institueun circuit d’intentionnalité dépersonnalisée entre les êtres et les choses. C’est ce qu’-exprimait déjà Marcel Mauss lorsque, établissant sa ‘représentation totale de la magie’,il notait: ‘on conçoit toujours distinctement une espèce de continuité entre les agents,les patients, les matières, les esprits, les buts d’un rite magique’ (Mauss 1995 [1950]:55). Ce qui permet l’entrée dans le dunia kang samar, c’est bien la mise à distance desa propre volonté, le passage à un régime désindividualisé d’intentionnalité. Dans sadescription du jeu de Nini Towok, datant du début des années 1970, l’anthropologueKoentjaraningrat décrit admirablement ce ‘cercle’ de la magie au centre duquel dansele désir des hommes:

[Nini Towok] est un jeu à l’intention des petits enfants, auquel on s’adonne par clair de lune, àpeu près entre 20 heures et 21 heures. Quand on organise une séance de Nini Towok, tous lesenfants des alentours viennent regarder le spectacle. Quelques jours avant la pleine lune, ondemande à une vieille femme de fabriquer une figurine (boneka) à partir d’une puisette faite d’unedemi-coquille de noix de coco. Le contour de cette coquille est redessiné jusqu’à ce qu’elle formeun visage, puis on donne à la puisette des ‘vêtements’ faits de haillons de kain [pièce d’étoffe quise noue autour de la taille], et enfin on attache une écharpe (selendang) à la ‘taille’ de la figurine.Cette figurine est censée représenter Nini Towok. A ce qu’on dit, Nini Towok est l’esprit d’unevieille femme au grand cœur [nini signifie nenek, grand-mère]. Il s’agit de forcer cet esprit à ‘ren-trer’ dans la figurine, jusqu’à ce que celle-ci se mette à danser. Pour inviter l’esprit, on prépare desoffrandes (sajian) composées de riz modelé en forme de petits cônes, de gâteaux et de fleurs, quel’on dispose sur un petit panier plat à deux anses (tampah). On laisse le tout dans un cimetièrependant une nuit entière, au moment exact de la pleine lune. Lorsque la lune est parfaitementpleine, le jeu commence. Les enfants et les adultes du village sont déjà assis à l’endroit où lareprésentation va avoir lieu, tandis que la vieille femme qui a confectionné la figurine s’en va lachercher au cimetière. Les enfants, qui sont assis par petits groupes, se mettent usuellement àchantonner des comptines. Mais un lourd silence s’établit instantanément lorsque la vieille femmerevient avec le plateau chargé de la figurine. Le plateau est installé sur une table au centre du cercle

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des spectateurs. On défait l’une des extrêmités de l’écharpe afin de suspendre la figurine sur lerebord de la table – une opération qu’effectuent habituellement deux jeunes filles, sous la direc-tion de la vieille femme. Cette dernière entonne la chanson de Nini Towok, reprise en chœur parles spectateurs qui tapent bruyamment dans leurs mains [pour marquer le rythme]. On répète lachanson jusqu’à ce que, soudainement, la figurine se réveille et se mette à danser. Pour moncompte, je ne suis pas parvenu à éclaircir ce phénomène: tout ce que je sais, c’est que ces mouve-ments ne sont pas imprimés de façon consciente à la poupée par [celle des deux jeunes filles quitient le bout de l’écharpe]. Après avoir dansé pendant à peu près cinq minutes, la figurine s’arrêtebrusquement d’elle-même. (Koentjaraningrat 1994: 113–4)9

A la nuit tombée, lorsque s’entrouvrent les portes du ‘monde invisible’, la figurine denoix de coco habillée de haillons devient le réceptacle (wadah) de l’esprit de NiniTowok. Mais ce que scandent les spectateurs, enfants et adultes, c’est la comptine deleur propre désir. La boneka de chiffons n’a pas de niat, de volonté propre. Elle n’estque le point nodal d’un circuit d’intentionnalité qui la traverse et qui circule d’être enêtre et d’être en chose, abolissant les frontières entre corps et objets – une ‘onde devolonté’ affranchie des singularités individuelles. Si Nini Towok est souvent représen-tée dans le folklore populaire comme une aïeule au grand cœur, une nenek idéale, ondit aussi que ‘si quelqu’un ne croit pas en elle [lorsqu’elle se manifeste], Nini Towokse met en colère et cherche à le frapper’.10 C’est que la gesticulation désordonnée de lapoupée (on dit qu’elle bergerak-gerak, ‘s’agite en tous sens’) est assimilée à l’état defolie au sens de la ‘furie guerrière’: l’amukan. Le lieu et le moment de la ‘magie’, dansle jeu de Nini Towok comme dans les prouesses de prestidigitation de Cebolang,équivaut à un état d’indétermination du réel, qui advient lorsque s’estompent les fron-tières entre les figures du vivant: une kala samar (une ère de confusion, pour para-phraser le titre d’un célèbre poème de Raden Ngabehi Ronggowarsito (1802–73), laSerat Kala Tidha, ‘Le chant d’une ère de ténèbres’) (Anderson 1998: 77–104).

Un autre divertissement magique offre une figuration ludique équivalente de ladésindividualisation du désir et de la volonté: c’est le jeu du jailangkung. Lejailangkung consiste à faire s’animer une poupée de chiffons ou un objet domestique(stylo, ustensile de cuisine). Après que les participants (qui sont en général autourd’une dizaine) se sont assis autour d’une table, ils invoquent un esprit au moyen demantras simplifiés – du type: ‘jailangkung jailangsi, on donne ici une petite fête; si tuveux venir, tu es le bienvenu; je t’attends mais ne vient pas pour m’importuner’.11

L’esprit invoqué, dont nul ne connaît par avance l’identité réelle, prend possession del’objet-réceptacle. On peut alors lui poser une série de questions, sérieuses oucomiques, auxquelles il répond en désignant tour à tour des bouts de papier marquésdes lettres de l’alphabet (il peut aussi frapper des coups sur la table: 1 coup pour A, 2pour B etc). Le jailangkung est un passe-temps nocturne prisé des lycéens et collégiensjavanais, tout comme le spiritisme chez les jeunes français (sous sa forme purementludique qui consiste à invoquer l’esprit d’un défunt et à lui demander de s’exprimer en

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9 Le personnage de Nini Towok est aussi mentionné dans ses écrits par G. A. J. Hazeu, fonctionnairecolonial et folkloriste, dès la fin des années 1890.

10 ‘Roh Nini Thowong mengamuk di pendapa TeMBI’, TeMBI, septembre 2002. Le magazineTeMBI, qui se donne pour objectif de contribuer à ‘la connaissance de l’histoire de la culture[javanaise]’, avait organisé une séance filmée du jeu de Nini Towok. Le propos cité est de l’une desjeunes filles officiant lors de cette séance.

11 Jailangkung jailangsi di sini ada pesta kecil, kalau mau datang boleh saja. Saya menunggumu tapijangan menggangu; ‘Seorang siswi SLTP 2 kembali kesurupan’, Suara Merdeka, 19 mai 2001.

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FIGURE 1. Séance du jeu de Nini Towok organisée par le magazine TeMBI, au cours de laquelle lafigurine (au centre, habillée d’une cape orange) ‘devint folle’ [mengamuk] et se mit à tournoyerviolemment. Photographies TeMBI, septembre 2002.

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déplaçant des lettres de scrabble disposées en cercle sur une table). Les réunions dejailangkung tournent parfois très mal, certains des participants développant de gravestroubles du comportement. Aussi sont-elles souvent dénoncées par les autorités médi-cales et religieuses (chrétiennes comme musulmanes).12

Toute entrée en relation avec le ‘monde invisible’, à Java, paraît impliquer un jeud’intentionnalité, au sens de la fiction utile du passage à un régime de désir et devolonté désinvidualisés. Car l’invocation des créatures invisibles, qu’elle s’effectue surle mode ludique du jailangkung ou sur le mode tragique du pacte démoniaque,implique une expérience de déprise de soi. La déprise de soi s’effectue grâce à une séried’exercices ascétiques. Elle qualifie le renoncement aux désirs, la recherche d’un pointd’inertie physique et émotionnelle. C’est la quête d’une ‘volonté sans forme’, pourreprendre un vers célèbre de la Serat Cabolek (Soebardi 1975: 124): une volonté indi-vise, une unité primordiale du Moi et du Tout, cachée derrière le mirage sensoriel de lapartition du monde. Mais cette figure magique de la narration de soi est tout sauf uneapologie de la mort au monde. Car les jeux d’intentionnalité sont des rites d’appropri-ation de la violence (la violence subie, c’est-à-dire la souffrance, mais aussi la violenceexercée sur autrui: le sacrifice). Pour mettre en lumière ce lien organique entre ladéprise de soi et l’exercice de la violence, il faut s’arrêter brièvement sur une autrefigure nodale de l’énonciation ‘magique’ de soi à Java: la ‘foule saisie de folie’, la massadiamuk qui met à mort les sorciers présumés.

La ‘foule prise de folie’. Magie et autochtonie à Java

Un individu soupçonné d’avoir contracté un pacte avec les démons pour assouvir sacupidité aux dépens de ses voisins aura bien du mal à éviter le lynchage. En janvier2001, dans le petit village de Mergosono, près de Kebumen, la maison d’un vieilhomme qui était ‘accusé d’élever des thuyul’ par l’un de ses voisins, dont le fils étaitalors tombé gravement malade, a été pillée puis incendiée par une ’foule devenue folle’(massa diamuk) d’environ 200 personnes, toutes issues des environs. L’accusé (unpaysan âgé de 50 ans) et sa famille ont été copieusement ‘rossés’ par les agresseurs. Cesderniers ont ensuite brisé en menus morceaux, puis brûlé un à un, tous les emblèmesd’opulence de la famille: ‘une moto Honda, trois bicyclettes, deux fauteuils d’angle, unposte de télévision, un poste de radio, une radiocassette, une armoire, les fenêtres et laporte’. Quinze personnes interpellées dans le cadre de cette affaire par la police localeont avancé, pour leur défense, qu’elles souhaitaient ‘rendre elles-mêmes la justice’(main hakim sendiri).13 Dans la région de Purworejo, au mois de mai suivant, c’est lamaison d’un nommé Sumardi qui a été ‘mise en pièces par un groupe de villageois’.Sumardi était soupçonné de cacher des setan dans un ‘petit réduit souterrain’ lui ser-vant de cave.14 L’expédition avait été décidée à l’initiative de certains voisins ‘quitombaient très souvent malades’ (sous-entendu trop souvent). Sumardi était par chanceabsent de chez lui le jour fatidique, mais les agresseurs ont jeté des pierres dans ses

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12 Les mouvements pentecôtistes de Jakarta figurent parmi les plus virulents dénonciateurs dujailangkung.

13 ‘Dituduh punya tuyul, seisi rumah dibakar’, Suara Merdeka, 31 janvier 2001.14 Les maisons javanaises ne disposent généralement pas d’extensions souterraines. Or il semble que

la demeure de Sumardi avait bien une cave. Cette anomalie de l’espace domestique pourrait suffireà expliquer le choix de la ‘cible’ (l’article utilise le terme sasaran, qui désigne une cible de tir à l’arc)par les villageois.

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fenêtres, puis soumis son épouse à un violent interrogatoire.15 Dans les deux cas, lesvictimes étaient accusées d’avoir sacrifié à leurs démons domestiques certains desenfants et adolescents du voisinage qui s’étaient soudain mis à ’délirer’ et à ‘balbutierdes propos incohérents’. Pareillement, en avril 2000, à Purwokerto, une centaine devillageois ont mis le feu à la maison d’un vieillard appelé Muhidi Watim. Ce dernierétait soupçonné de pratiquer la ‘magie d’envoûtement’, car un adolescent était mys-térieusement décédé peu après avoir accepté son aide.16 Ces cas ne sont pas isolés: onen dénombre en moyenne plusieurs dizaines par an depuis le milieu des années 1990,pour les seules régions de Java Centre et Java Est.

Qui dit ‘contrat’ avec un setan dit en effet rémunération sacrificielle, selon leprincipe du ‘paiement en retour’ (imbalan jasa), donc maladie et mort parmi le procheentourage du propriétaire (Pemberton 1994: 273, n. 6). Le véritable problème, avec lessetan, c’est qu’il faut payer leurs services, de sa personne ou de celle d’autrui. On ditainsi, à Java Centre, que celui qui s’adjoint la magie d’une Bulus Jimbung, une tortuemaléfique dispensatrice de richesse, doit lui céder chaque année une partie de son corps(jambe, pied, main) qui ‘se transforme en écailles de tortue’. Dans le quartier deKarangkajen, un entrepreneur sino-indonésien fut accusé par ses employés d’avoircontracté un pacte avec le Singe Blanc parce que plusieurs manutentionnaires s’étaientblessés et que l’un d’entre eux avait trouvé la mort en tentant d’accrocher un panneaupublicitaire au sommet d’un lampadaire (Bertrand 2002: 32–8, 67–8). Il suffit en con-séquence qu’un enrichissement brusque coïncide avec une épidémie de fortes fièvresrétives à la pharmacopée locale, et codées par les malades eux-mêmes dans le langagede la possession démoniaque ou de l’attaque en sorcellerie, pour que s’enclenche ladynamique sanguinaire de la vengeance collective. Dans la majorité des cas que j’aiétudiés ou dont j’ai pris connaissance par voie de presse, les victimes de cettevengeance avaient en commun de faire trop visiblement étalage de leur fortune – pos-sédant qui une demeure trop richement meublée, qui une Honda rutilante. On ne peutcomprendre la cérémonie improvisée de destruction de richesses, l’espèce de “potlatchmacabre” qui ponctue certains lynchages, qu’en gardant à l’esprit le fait que le recoursaux setan est un pasugihan: un moyen magique d’enrichissement aux dépens d’autrui(Brenner 1998: 107–9, 190–1).

Se forme ainsi, face à la menace ‘magique’, une ‘foule prise de folie’, une massadiamuk qui, pour conjurer le spectre de l’indétermination (des espaces sociaux, desstatuts), passe à des modes violents d’action politique. Les lynchages attribués à lamassa diamuk dans le Java de la Reformasi n’ont certes pas toujours à voir avec uneaccusation de magie noire: ils relèvent en réalité bien plus fréquemment d’unedynamique d’auto-défense face à une criminalité que ne parviennent pas à réprimer lesforces de l’ordre (Sidel 2001; Colombijn 2002). Mais le langage du lynchage a étrange-ment à voir avec celui de l’invisible, tout comme la légende noire du kriminal urbainest souvent écrite en termes mystiques (Siegel 1998). C’est que le kriminal a en partageavec le praticien de l’invisible d’être un dangereux voyageur, un intrus qui serpenteincessamment entre les mondes idéalement hermétiques de la nuit et du jour, de laforêt et du village (au sens de territoires moraux, qualitativement antinomiques). Ilexiste bien un lien d’analogie entre la massa diamuk comme forme de réalisation poli-

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15 ‘Sumardi disangka memelihara tuyul’, Kedaulatan Rakyat, 26 mai 2001.16 ‘Mob burns house of witch’, Jakarta Post, 3 avril 2000. Pour un cas du même type, consulter ‘Lagi,

tersangka dukun santet dibunuh’, Kompas 29, septembre 2000.

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tique de soi et l’ascèse comme modalité d’entrée en relation avec le ‘monde invisible’:il s’agit en effet, dans les deux cas, de séquences de désindividualisation, d’expériencesde déprise de soi. La notion de massa diamuk effectue une double dilution de la notionde responsabilité individuelle. D’une part, la massa est un agglomérat d’individusjamais nommés, un fait anonyme. De l’autre, le passage à l’état de ‘folie’ ou de ‘transeguerrière’ (amok) exonère l’individu de ses actions en le soustrayant temporairementau régime global de la responsabilité morale. Il ne peut plus ‘répondre de lui-même’(tanggung jawab), assumer les conséquences de son comportement, puisqu’il est ‘saisi’par une force supérieure, exactement comme dans une situation de possession.

Le répertoire de l’invisible, parce qu’il est un imaginaire d’extraversion qui con-traste un ‘ici’ et un ‘ailleurs’, devient souvent, à Java, le véhicule privilégié de l’expres-sion politique de l’autochonie. Devenir un sujet politique signifie alors accepter de sereconnaître partie prenante d’une communauté morale élusive, d’un desa diatur (un‘village ordonné’) qui est aussi une massa diamuk (une foule prise de folie). La massadiamuk constitue l’avers du desa diatur, la forme active du ‘village’ comme lieu poli-tique institué par l’état autoritaire (colonial et post-colonial) pour arrimer les popu-lations à leurs fonctions productives (Breman 1988). Par conséquent, ce sujet javanaisn’est pas un je mais un on. L’énonciation magique de soi dissout la notion d’identitéindividuelle dans le temps même où elle permet le passage à l’action, c’est-à-dire l’ex-pression politique de soi. Plus exactement, elle enferme cette expression dans la procla-mation et/ou la réitération de l’appartenance à une communauté, à un être-ensemble.Etre politiquement, c’est être ‘d’ici’ (dari sini), être ‘l’un de nous’. Et ce nous (kami)17

est un nous violent, un nous qu’actualise l’acte violent (comme le lynchage de l’intrus).Jacques Rancière définit de la sorte la subjectivation politique comme le ‘croisementde noms qui lient le nom d’un groupe au nom de ce qui est hors-compte’. De fait, lamassa diamuk n’existe que dans sa relation à l’intrus, et la ‘magie’ est ici le langage del’incertitude identitaire qui institue le politique.

Qu’est-ce qu’un processus de subjectivation? C’est la formation d’un un qui n’est pas un soi maisla relation d’un soi à un autre. La subjectivation politique est la mise en acte de l’égalité – ou letraitement d’un tort [la conscience de l’inéquité] – par des gens qui sont ensemble pour autantqu’ils sont entre. C’est un croisement d’identités reposant sur un croisement de noms: des nomsqui lient le nom d’un groupe ou d’une classe au nom de ce qui est hors-compte [la massa diamuk,forme active du desa diatur dans sa relation aux intrus] . . . La police veut en effet des noms‘exacts’ [le gouvernement veut un rakyat, un peuple], qui marquent l’assignation des gens à leurplace et à leur travail. La politique, elle, est affaire de noms ‘impropres’, de misnomers qui articu-lent une faille et manifestent un tort. (Rancière 1998: 87–9, les crochets sont de nous)18

Le sujet en souf france. L’énonciation magique de soi

Il est temps à présent, en guise de conclusion provisoire, de revenir sur l’idée qui aservi de fil rouge à l’interprétation de ces quelques récits javanais sur le ‘monde invis-ible’. Dans les ‘jeux magiques’ de Nini Towok ou du jailangkung, dans les cérémonies

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17 En indonésien, kami est le pronom personnel exclusif de la première personne du pluriel, par con-traste avec le pronom inclusif kita (qui est aussi le nous national – ou plus exactement le nousnationaliste des affiches et des slogans officiels).

18 Cette définition de la subjectivation politique comme conscience d’un tort s’oppose, tout en la pro-longeant, à celle, linguistique, de la subjectivation comme événement de discours, comme accessionau langage (Agamben 2003: 132–3, d’après Benveniste 1966: I, 262).

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d’invocation des thuyul et des djinns, dans les agissements meurtriers de la ‘foulefolle’ qui se constitue en réaction à une agression magique, sont à l’œuvre des figura-tions spécifiques de l’intentionnalité humaine. De cette hypothèse découlent troispropositions intéressant directement le débat qui a cours actuellement en sciencepolitique autour de la notion de ‘sujet politique’ (Bertrand 2000; Bayart et Warnier(dir.) 2003).

En premier lieu, la notion de ‘récit’ prend ici le contrepied des théories expressivesde l’invisible. La question n’est pas de savoir si les récits d’interaction avec le duniakang samar disent ‘autre chose’ que ce qu’ils disent, si les thuyul ne sont que des‘métaphores’ de la vie sociale et de ses turpitudes. Les usages stratégiques du répertoirede l’invisible sont bien sûr toujours possibles. On peut ‘parler magie’ sans y ‘croire’vraiment, et très certainement l’accusation de sorcellerie sert souvent les fins d’unevengeance toute naturelle. Mais avancer cela, c’est ne rien avancer du tout. Car la ques-tion du choix du langage de l’invisible pour formuler une angoisse individuelle ou uneinquiétude sociale reste entière. Pourquoi ce langage et pas un autre? Par ailleurs, lesthéories expressives de l’invisible, en dépit de leur souci affiché de ‘désexoticiser’ l’é-tude des sociétés non-européennes, reconduisent une conception instrumentaliste desrelations de pouvoir.19 Car si certains ‘parlent magie sans y croire’, cela ne peut signi-fier qu’une chose: qu’ils le font à l’attention d’un public qui, lui, y croit sur un modeacritique. Autrement dit, les théories expressives de l’invisible présupposent un mondesocial clivé, un chiasme de rationalités. Il y aurait ceux, notables cyniques érigés endieux omniscients, qui font croire, et ceux, petites gens intellectuellement indigents,qui croient sans coup férir. Or comme le rappelle très opportunément Paul Veyne,cette vision ‘instrumentaliste’ du monde social est un intenable pis-aller théorique, car‘l’ostentation n’est . . . pas une action que le riche exerce sur le spectateur comme unserpent fascine un oiseau: l’un et l’autre sont fascinés par une tierce chose qui appar-tient à l’un et pas à l’autre’ (Veyne 1976: 107). Il n’y a pas d’un côté le notable qui‘manipule’ la croyance, et de l’autre la foule qui y succombe aveuglément. Il existe aucontraire une palette de régimes du croire entre lesquels se meut chaque conscienceindividuelle, depuis le scepticisme jusqu’à l’acceptation mystique.

En second lieu, il faut admettre que l’on ne sort des apories de la vision instru-mentaliste des relations de pouvoir qu’au moyen de l’idée que les récits de l’invisiblesont des récits de soi, autrement dit que le langage de la’ ‘magie’ est un discours de etsur soi, un mode d’énonciation de l’expérience vécue. C’est cette énonciation de soiqui varie dans le temps et dans l’espace. On ne ‘se dit pas’ de la ’même façon enIndonésie contemporaine que dans la Grêce des cités (Vernant 1989), puisque lesrépertoires de valeurs et de pratiques de soi ne s’y agencent pas de la même façon.‘Valeurs’ et ‘pratiques’: la notion de récit de soi implique de ne jamais divorcer l’étudedes pratiques sociales de celle de leur commentaire moral. Ainsi, une ethnographie dugeste ne peut pas ne pas s’accompagner d’une ethnographie de la parole (Warnier2001). C’est à cette condition, et seulement à cette condition, que l’on peut avancerl’hypothèse que la subjectivation, dans certaines visions javanaises du rapport au‘monde invisible’, est distincte de l’individualisation. Car l’image de soi qui sous-tendcertaines pratiques et certains discours de l’invisible est irréductible à la vision de l’in-dividu comme événement moral. Tout l’imaginaire magique de la construction de soi

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19 Pour une critique radicale des théories ‘instrumentalistes’, se reporter aux nombreux travaux duMouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (MAUSS).

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milite contre la conception utilitariste de l’individu comme ‘monade morale’, définiepar un agencement singulier d’intentions,20 et ce quand bien même la dimension prag-matique du recours aux moyens magiques d’acquisition de richesse ou de puissance estflagrante et avouée. Car la figure du sujet politique qui émerge des récits javanais surle ‘monde invisible’ pose l’indifférenciation des volontés et l’annulation du désircomme préalable à la délimitation du périmètre de la puissance individuelle. Ce n’estpas du tout un discours ‘anti-individualiste’, puisque l’effort sur soi de l’ascèseimplique la désignation d’une singularité comme point d’accroche. Et ce n’est pas nonplus un discours rétif aux logiques intéressées, puisque l’on ‘fait ascèse’ et que l’on usede setan pour des raisons très matérielles (s’enrichir, obtenir un avancement, se vengerd’un insolent etc). Mais c’est en revanche un discours qui dissocie le lieu du désir dulieu de la réalisation de soi.

Il ne s’agit bien sûr pas de ressusciter l’opposition orientaliste entre un ‘Occidentindividualiste’, voué au culte du Moi, et une ‘Asie mystique’ qui, marquée au sceau ducommunautarisme, refuserait la réalisation de soi. Chaque société abrite mille et unrécits de soi concurrents. Dans les librairies de Jakarta, coexistent aujourd’hui les via-tiques soufis prônant le renoncement à soi et les manuels de self-improvement sancti-fiant l’excentricité ostentatoire. Mais dans certains récits javanais sur le ‘mondeinvisible’, qui sont une manière spécifique de se dire, la notion de sujet est clairementdistincte de celle d’individu. Le kesakten, la puissance mystique comme capacité d’ac-tion sur le monde, ne s’acquiert que par le déni ascétique des sensations et des senti-ments, c’est-à-dire par des expériences de désindividualisation. On ne vit pas enpermanence sous ce régime du déni de soi. L’ascèse a son temps, celui des jours fastesdu jumat kliwon et des upacara gaib (cérémonies magiques). Mais la réalisation de soiimplique le jeûne et l’extase, le refus des passions, la disqualification des niat (inten-tions). Dans les sectes javanistes, qui rationalisent à l’extrême ce discours, devenir soisignifie retrouver en soi la Vie (Urip), qui est indifférenciation primordiale des choseset des êtres (Suwandi 2000: 78, 86). Etre soi, c’est s’oublier. On peut interroger lacohérence ou la pertinence de ce discours de soi au regard d’autres critères de fabrica-tion de l’individualité. On peut aussi en trouver trace dans certaines traditions depensée occidentales, ainsi que nous y invite opportunément Talal Asad à travers sarelecture des disciplines monastiques médiévales (Asad 1993). Mais on ne peut enaucun cas nier sa spécificité. Celle-ci n’est d’ailleurs ‘javanaise’ qu’au sens où Java estun carrefour d’idées, et non un espace de pensée refermé sur lui-même. Le rapport au‘monde invisible’ actualise plusieurs lignées dictinctes de subjectivation: nous n’avonsrendu compte que de l’une d’entre elles (il est ainsi permis de penser que le monde dupensionnat coranique ou pesantren produit du sujet moral en un tout autre sens queles séances de Nini Towok ou de jailangkung).

Troisième et dernier point: l’énonciation de soi par le langage de ‘l’invisible’ estindissolublement l’énonciation de soi comme élément d’un nous, et ce nous est unnous de violence. La ‘magie’ est un imaginaire d’extraversion, qui simultanément traceles limites d’un ‘ici’ idéal et ébauche le contour d’un ‘ailleurs’ de dangers. Le sorcier,le dukun santet, est celui qui franchit les frontières séparant le ‘village ordonné’ (desadiatur) du monde de la ‘forêt sauvage’ (alas liar) (Lombard 1974; Boomgaard 1995).

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20 On évoque ici la vision romantico-utilitariste, propre aux années 1750–1850, de l’individu maîtrede lui-même sur le mode d’une conscience critique permanente de son rapport au monde(Hirschman 1977).

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Le lointain et l’inconnu sont sources de pouvoir(s), de richesses et de menaces. L’étudedes récits d’agression magique à Java, en réaction auxquelles se forme la ‘foule folle’des tortionnaires d’un jour, montre que l’on ne peut combattre la menace magiquequ’en se reconnaissant membre d’une communauté morale élusive, d’un ‘ici’ qui estaussi un ‘nous’. La lutte contre l’irruption de l’ailleurs implique une définition com-munautaire de soi, c’est-à-dire oblige à actualiser son appartenance à un lieu suscepti-ble d’être clôturé.21 Se dire, faire le récit de soi, c’est alors dire ‘je suis d’ici’, énoncerson asal-usul (une notion qui recoupe les idées de généalogie et d’appartenance eth-nique et sociale). Or dire ‘je suis d’ici’, c’est inéluctablement entrer en conflit avec‘ceux qui sont d’ailleurs’ (les vagabonds) ou pire, ‘ceux qui ne sont de nulle part’ (les‘Chinois’). On ne devient ‘soi’ que par la désignation de l’étranger: l’orang tak dike-nal (‘l’inconnu’, celui qui n’est pas reconnu par les villageois), l’orang bukan wargadesa itu, ‘celui qui n’est de [ce/notre] village’. Le discours magique produit du sujetpolitique en ce sens qu’il actualise l’emplacement de l’appartenance politique, oblig-eant chacun à se reconnaître membre d’une communauté territoriale (Muchembled1993: 6). Le sujet politique qui s’énonce à travers le langage de l’invisible est donc unsujet en souffrance. Car c’est un sujet d’intensité intermittente, qui ne prend pleineconsistance que dans l’instant violent (nécessairement réitéré) de la conjuration col-lective du danger magique, et qui n’advient à lui-même que dans l’oubli ascétique desoi.

Romain BertrandCentre d’études et de recherches internationales (CÉRI)56 Rue Jacob, 75006 [email protected]

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21 C’est en ce sens que l’on peut dire avec Michel de Certeau que le langage de la ‘crise diabolique’ nepeut se clôre, pour instituer définitivement son autorité, que par la désignation et la mise à mortd’un coupable: ‘ce qui rend possible et ce qui autorise ce langage, c’est une mort’ (Certeau 1970:81).

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