un tournant métaphysique

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  • UN TOURNANT MTAPHYSIQUE ?

    Patrice Maniglier

    Editions de Minuit | Critique

    2012/11 - n 786pages 916 932

    ISSN 0011-1600

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-critique-2012-11-page-916.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Maniglier Patrice, Un tournant mtaphysique ? , Critique, 2012/11 n 786, p. 916-932. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour Editions de Minuit. Editions de Minuit. Tous droits rservs pour tous pays.

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  • Un livre intitul Enqute sur les modes dexistence, mais sous-titr Une anthropologie des Modernes, pose immdia-tement la question : sagit-il dun ouvrage de mtaphysique, comme le suggre le titre (dcalqu de luvre de 1943 du philosophe tienne Souriau 1), ou dun travail danthropolo-gie, comme lindique le sous-titre ? Une chose est sre : il ne sagit pas dtudier la manire dont certains groupes humains, en loccurrence les Modernes , saccordent pour attribuer une existence vritable telle chose plutt qu telle autre, aux bactries par exemple plutt quaux licornes. Latour avertit demble son lecteur : il se propose dtudier non pas des faons de parler comme dans la thorie des actes de langage, mais des modes de ltre , reprenant la vieille question quest-ce que ? (quest-ce que la science ? quelle est lessence de la technique ? etc.), mais en dcouvrant des tres aux proprits chaque fois diffrentes (p. 32-33). Certains sen inquiteront. Le grand combat des sciences sociales pour conqurir leur autonomie par rapport la mtaphysique, en mettant au point des procdures raffines dobjectivation statistiques, questionnaires, terrain ethno graphique, etc. , doit-il finir en restauration de Platon et Aristote ? Ny a-t-il pas plutt ici un choix faire : parler des modes dexis-tence en gnral , ou bien des modes dexistence pour les Modernes ? Mtaphysique ou anthropologie ?

    Latour est loin dtre le seul dans le contexte actuel accomplir ce quon pourrait appeler un tournant mtaphy-

    1. . Souriau, Les Diffrents Modes dexistence [1943], prface de B. Latour et dI. Stengers, Paris, PUF, 2009.

    Un tournant mtaphysique ?

    Bruno LatourEnqute sur

    les modes dexistenceUne anthropologie des Modernes

    Paris, 2012,La Dcouverte, 504 p.}

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    sique dans les sciences humaines 2, ractiver la mtaphy-sique dans le contexte tant analytique que continen-tal 3 . Mais il est peut-tre le plus surprenant. Ne passe-t-il pas souvent pour ce sociologue relativiste qui a voulu traiter les sciences comme Lvi-Strauss et Greimas les mythes et les contes 4 ? Sagirait-il donc dun reniement ? Non, plutt dune redfinition de la mtaphysique elle-mme. Celle-ci apparat en effet, non plus comme entreprise pour dire une vrit uni-voque quant ltre en gnral, mais comme une diplo-matie dun genre tout fait singulier qui nous permet de redonner toutes nos institutions (aussi bien la science que la religion, la politique que le management, la littrature que la psychologie, lhabitude que la subsistance) le poids de ralit qui est le leur et que la rduction lune dentre elles exclusivement ( la science ) a tendance leur dnier.

    De la smiologie des textes scientifiques la mtaphysique plate

    Il y a longtemps que les sciences sociales touchent la mtaphysique : quon pense Durkheim inventant ce quil appelait lhyperspiritualit de la conscience collective 5.

    2. Mentionnons les uvres dEduardo Viveiros de Castro (Mtaphysiques cannibales, PUF, 2009), de Philippe Descola (Par-del nature et culture, Gallimard, 2005), de Tim Ingold (voir notamment Une brve histoire des lignes, Zones sensibles, 2011) ou de Marylin Strathern (en particulier The Gender of the Gift, University of California Press, 1988). Dans un autre style, voir la rflexion sur lontologie des objets sociaux mene par P. Livet et R. Ogien (d.), L Enqute ontologique. Du mode dexistence des objets sociaux , Raisons pratiques, n 11, 2000.

    3. Pour le contexte analytique , voir E. Garcia et F. Nef (d.), Mtaphysique contemporaine, Paris, Vrin, 2007 et pour le contexte continental , les ouvrages de Quentin Meillassoux (Aprs la finitude, d. du Seuil, 2006) et de T. Garcia (Forme et Objet, PUF, 2011), pour ne citer que les plus remarqus.

    4. Voir B. Latour et S. Woolgar, La Vie de laboratoire. La pro-duction des faits scientifiques, Paris, La Dcouverte, 1988 [1979]. Cest la raison pour laquelle Latour est la cible privilgie de ceux qui ont men au nom du rationalisme ce que lon a appel les Science Wars , et plus particulirement de Sokal et Bricmont (Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997).

    5. Voir Les Rgles de la mthode sociologique, Paris, PUF,

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    Latour cependant ne prtend pas valuer les consquences de la sociologie sur la mtaphysique, mais rendre les deux disciplines indiscernables. Ds son petit ouvrage de 1984 sur Pasteur 6, il faisait suivre un travail empirique dhistoire des sciences dune sorte de petit trait mtaphysico-sociolo-gique intitul Irrductions, numrot la manire du Tracta-tus logico-philosophicus de Wittgenstein et maill de scho-lies voquant lthique de Spinoza. Comment comprendre ce double rgime quon retrouve peu ou prou dans tous les ouvrages de Latour ?

    Pour rpondre cette question, repartons du dbut, pourtant peu propice la mtaphysique. L uvre de Latour commence avec La Vie de laboratoire, crit avec Steve Wool-gar. Il sagissait pour Latour dtudier la science en ethno-logue, afin de comprendre ce que ses htes lui disaient, ce quoi ils accordaient de limportance. Non pas cependant pour apprendre leur science lanthropologue des sciences deviendrait alors son objet comme dautres dcident de deve-nir Guayaki (going native) mais pour utiliser son ignorance mme des fins de connaissance. L anthropologie se caract-rise en effet comme une manire de faire de la diffrence cultu-relle et donc de lincomprhension o nous sommes dabord des raisons et des usages de lautre linstrument dun savoir. Elle nest pas une connaissance comme les autres, car elle ne suppose pas un cadre thorique prdfini (des hypothses vrifier en fonction de faits et de rgularits ), mais vise mettre en variation ce cadre thorique lui-mme : lanthro-pologue nacceptera pour vrai de toute culture en gnral que ce qui permet de traiter galement comme des variantes les unes des autres la culture de dpart et celle darrive 7. Quoi de plus loign, en apparence, de la mtaphysique ?

    1937 [1894]. Voir aussi P. Maniglier, Institution symbolique et vie smiologique. La ralit sociale des signes chez Saussure et Durkheim , Revue de mtaphysique et de morale, vol. 2, n 54, 2007, p. 179-204.

    6. B. Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes, suivi de Irrductions, Paris, La Dcouverte, 2001 [1984].

    7. Pour une laboration de cette dfinition de lanthropologie, voir R. Wagner, The Invention of Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1981 ; E. Viveiros de Castro, op. cit., et P. Maniglier, Le tournant anthropologique dAlain Badiou , dans I. Vodoz et F. Tarby (d.), Autour dAlain Badiou, Paris, Germina, 2011.

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    Et pourtant. L anthropologie aura t le vritable cheval de Troie de la mtaphysique dans les sciences humaines et cela par un autre tour de relativisme. De fait, les autres se caractrisent rarement eux-mmes comme des tres culturels. Ils professent au contraire souvent une forme de multinaturalisme , comme la appel Viveiros de Castro. Au lieu davoir dun ct une nature unique, laquelle seule les sciences (occidentales) auraient accs, et de lautre une pluralit de cultures , faites de reprsentations , de symboles ou de constructions sociales , lanthropo-logue devrait soutenir quil y a une pluralit de natures, les sciences ntant jamais que des manires parmi dautres de faire nature. Il ny aurait donc pas dun ct lesprit (ou la culture ou le langage), et de lautre ltre (ou la ralit ou le monde), mais plusieurs manires dtre. L ontologie devient le discours de lanthropologie, parce que la notion dtre apparat comme le comparant le plus puissant. Cela ne signi-fie pas quil est le plus indtermin, mais au contraire quil est le plus intense, celui qui nous oblige au dplacement et au dpaysement le plus grand. L ide de culture nest quune consquence dune certaine ontologie . Il faut ici tre radi-cal : par ontologie nous nentendons pas une thorie quant ltre, ni mme des ides ou une entente de ltre ; nous entendons bien des manires de dterminer quelque chose comme tant. L informateur dEvans-Pritchard avait bien raison de dire que peut-tre les sorciers nexistent pas chez nous, mais quils existent chez eux 8. Un tel nonc ne doit pas tre compris comme une simple neutralisation de la question ( chacun ses croyances ) ; il invite plutt nous redfinir nous-mmes (et redfinir les Zands) par lensemble des oprations quil faut faire sur lontologie pour comprendre pourquoi il y a des sorciers chez eux, et point chez nous. La question nest donc pas daccepter comme tant tout ce qui est dclar tel par les uns ou les autres, mais plutt de mieux comprendre ce qui est effectivement dans notre monde par diffrence avec ce qui est dans les autres.

    Bruno Latour sest toujours dfini comme anthropologue et sa polmique contre la sociologie critique de Pierre

    8. E. Evans-Pritchard, Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande, Oxford, Oxford University Press, 1937, p. 540.

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    Bourdieu 9 pourrait tre relue comme une version de la pol-mique entre la sociologie (savoir plus classique quant son pistmologie) et lanthropologie ( docte ignorance moderne). Mais le tournant mtaphysique prend chez lui une figure particulire, qui tient la discipline laquelle fina-lement il sest identifi : la sociologie des sciences. La socio-logie des sciences, comme lanthropologie, semblait a priori loigne de la mtaphysique. De fait, luvre de Latour a t interprte comme la mise en uvre de lide que ce sont les actions des hommes qui produisent les faits scientifiques comme le dispositif cinmatographique produit lillusion optique du mouvement. Les savants qui croient sintresser aux lments du monde extrieur, particules ou microbes, ne sintresseraient rellement qu leurs positions de pres-tige. Latour a toujours rcus cette interprtation rduction-niste de sa dmarche. Il ne sagit pas pour lui de remplacer le ralisme spontan par un idalisme sociologique, mais de dpasser lopposition elle-mme 10. Au lieu dune disjonction entre lesprit et la ralit, le savoir et ltre, le sujet et lobjet, le langage et le monde, il faut admettre que ltre lui-mme est en train de se faire, et quil se fait prcisment tra-vers lactivit scientifique. Au lieu de supposer une ralit toute faite , comme disait Bergson, une ralit qui atten-drait dtre connue, le ralisme ne doit-il pas plutt accep-ter que cest bien ltre mme qui se donne dans ce travail d tablissement des faits , un tre en construction, in the making ? Telle est lintuition qui guide luvre de Latour depuis le dbut : remplacer la thorie de la correspondance entre un sujet et un objet par la thorie de la transformation- traduction dune inscription dans une autre ce que lEn-qute dsigne comme les chanes de rfrence (p. 86). Il ne sagit donc pas de neutraliser lontologie par la smiologie, mais de prendre position pour une autre ontologie, une onto-logie processuelle (do la rfrence constante Whitehead et

    9. B. Latour, Changer de socit, refaire de la sociologie, Paris, La Dcouverte, 2005.

    10. Voir sur ce point le dbut de Nous navons jamais t modernes (La Dcouverte, 1991) : Je parle bien des peptides eux-mmes et non pas simplement de leur reprsentation au laboratoire du professeur Guillemin (p. 13).

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    James, mais ce pourrait tre Bergson et mme Althusser ou Spinoza), une ontologie o la rcriture essentielle tout signe se confond avec ltre mme comme mdiation.

    Notons que cette ide quil ny a pas de contradiction entre la rcriture des signes et la rvlation mme dun tre est venue Latour de son engagement religieux et tholo-gique. Dans sa thse inspire de Pguy et Bultmann et sou-tenue en 1985 11, il soutenait que Dieu nest pas ce transcen-dant absolu retir de lautre ct du discours des hommes, mais que son tre mme se rvle dans la reprise dune exgse par une autre. On sent Dieu quand on reprend la Parole. L effort et la difficult mme que nous sentons nos embarras de parole constituent lexprience que nous faisons de Dieu, et il nest nul besoin de quoi que ce soit au-del 12. Cette preuve laquelle nous sommes soumis suffit rendre compte de lexprience 13. Latour aura donc appliqu aux sciences une ide venue de la thologie. On la voit partout luvre dans lEnqute sur les modes dexistence : au lieu dune grande Transcendance obscurantiste, apparaissent une multitude de mini-transcendances (p. 216-218) bien dfinies qui permettent une chane de rcriture ( une ligne smiotique, donc) de se poursuivre, en sautant par- dessus le hiatus caractristique qui menace sans cesse de linterrompre.

    Mais il y a une raison plus spcifique au virage mta-physique de la sociologie latourienne des sciences, qui tient lusage du concept dacteur-rseau, labor avec Michel

    11. De cette thse il reste un article : Pourquoi Pguy se rpte-t-il ? Pguy est-il illisible ? , Pguy crivain, Paris, Klincksieck, 1977, comment et dvelopp par M. Gil, Pguy au pied de la lettre, Paris, Cerf, 2011.

    12. Sur tout cela, on pourra se reporter B. Latour, Jubiler ou les Tourments de la parole religieuse (d. du Seuil, 2002), ainsi quau chapitre xi de lEnqute, consacr prcisment la religion. Latour sest lui-mme expliqu sur limportance de cette dcouverte thologique : voir en particulier B. Latour, Biographie dune enqute propos dun livre sur les modes dexistence , paratre dans les Archives de Philosophie, disponible sur le site internet www.bruno-latour.fr.

    13. Le concept dpreuve est celui que Latour utilise pour caractriser finalement lexprience ontologique. Voir B. Latour, Irr-ductions , dans Pasteur, op. cit., p. 242 et passim.

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    Callon 14. Les textes scientifiques captureraient ou rvle-raient (partiellement, provisoirement, processuellement) certains tants, qui ne se contentent pas dtre ce dont on parle, mais qui agissent effectivement dans le texte. Ainsi les microbes de Pasteur ne sont-ils pas seulement des effets de discours, mais bien ces agents tout fait rels, quoique leur existence tienne tout entire dans les preuves aux-quelles ils soumettent non seulement lcriture de Pasteur et des pastoriens, mais encore les dispositifs architecturaux et politiques quils tentent de mettre en place ou de raffecter. Une nouvelle thse ontologique sensuit. Ce quil y a, ce sont non pas dun ct des tres parlants ou des esprits tchant de se reprsenter le monde , et de lautre des tres parls des choses qui attendent dtre dcouvertes , mais un ensemble dacteurs galement en train dagir les uns sur les autres, et que lon distribue un moment donn entre ce qui relve des moyens du savoir (Pasteur, ses pipettes, ses feuilles de papier, etc.) et ce qui relve des choses sues (les microbes). En place du dualisme de la connaissance, nous trouvons un rseau dacteurs.

    Il en rsulte une mise plat de toutes les entits : par-tout, donc, des acteurs, distribus sur un plan unique o ils nont dexistence que relationnelle, et molculariss, en ce sens que lacteur nest pas lindividu global mais un petit l-ment opratoire dont la dtermination exacte dpend de son opration locale dans le rseau scientifique (ou technique, religieux, etc.). Humains et non-humains, grands et petits, artefacts ou organismes, tous sont galit. Manuel de Landa a invent lexpression ontologie plate pour caract-riser une telle position mtaphysique, expression dsormais reprise un peu partout 15. La version quen donne Latour a des traits bien spcifiques. Elle attribue une forme de subjec-tivit aux non-humains : lobjet nest pas muet, il parle, agit. Inversement le sujet nest pas un extra-tre : il connat

    14. Voir M. Callon, lments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pcheurs dans la baie de Saint-Brieuc , L Anne sociologique, n 36, 1986, p. 169-208.

    15. Voir M. de Landa, . Voir M. de Landa, Intensive Science and Virtual Philo-sophy, New York, Continuum, 2002, p. 47.

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    dans la mesure o il arrive enrler dautres actants au sens de Greimas dans sa propre action, traduire lintrt des autres. Ainsi Pasteur devient-il le sujet apparent de la rvolution quon lui attribue parce quil arrive traduire en mme temps des intrts incompatibles, ceux des microbes, des hyginistes, etc. Le texte scientifique doit tre considr non pas comme une description mais comme une formule de compromis entre plusieurs exigences 16. Do une nouvelle dfinition de la science, plus proche dailleurs de la compr-hension que les savants ont deux-mmes : elle consiste non pas reprsenter dans le tissu des symbolismes humains la ralit telle quelle est, mais crer des dispositifs de traduc-tion qui permettent de faire parler les non-humains. Enfin, cet tre la fois relationnel, actif et mme toujours dj r-actif, impliquant des actions sur des actions et traductif , nest jamais entirement donn : il est aussi processuel. Il faudrait de nombreuses pages pour dployer toutes les sub-tilits et les difficults de cette mtaphysique. Nous ne nous y attarderons pas : non seulement Latour sy est employ dans plusieurs ouvrages, mais une figure importante du renou-veau contemporain de la mtaphysique, Graham Harman, a consacr un ouvrage tout entier sa reconstitution et sa discussion critique 17. Il nous importait seulement de mon-trer ici comment Latour est all dune smiologie des textes scientifiques une mtaphysique originale, la fois relation-nelle, actantielle, processuelle et plate.

    La force de cette proposition dans le contexte actuel de dveloppement des mtaphysiques plates , qui lui donne dailleurs une capacit tout fait singulire de traduction de la position des autres, tient ce quil ne sagit pas pour Latour dun systme mtaphysique a priori, mais de la consquence et de linstrument dun travail empirique men sur les sciences, les techniques, la politique, la religion, les organisations le tout sur fond de proposition cologique 18.

    16. Sur tout cela, il faut une fois de plus renvoyer larticle fondateur de M. Callon, op. cit.

    17. G. Harman, . G. Harman, Prince of Networks. Bruno Latour and Meta-physics, Melbourne, Re.press, 2009.

    18. Sur ce dernier point, voir en particulier B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en dmocratie, Paris,

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  • CRITIQUE924

    L ampleur de cette entreprise, sa cohrence, sa capacit aussi fdrer et renouveler une diversit de champs empiriques tout en jetant un pont vers les dveloppements les plus poin-tus de la mtaphysique, en font une chose rare, vrai dire unique, dans le paysage contemporain.

    Portrait du mtaphysicien en diplomate

    Il faut relever cependant une ambigut quant au statut de cette mtaphysique. Elle se veut rsolument non critique ou, pour reprendre un terme introduit par le philosophe analytique Strawson, non rvisionniste : elle ne prtend pas contester nos ontologies, mais les dcrire. Cependant, ne finit-elle pas par construire malgr tout une ontologie parti-culire contre les autres, celle de lacteur-rseau ? Cette ten-sion est vidente dans le livre de Graham Harman. Latour y apparat comme un mtaphysicien au mme titre que Leib-niz, Spinoza ou Avicenne. Les concepts mthodologiques dactants, de rseaux, de rapports de force, etc., sont ra-liss par le commentateur dans quelque chose comme une conception du monde ou, plus techniquement, une ontologie formelle. Harman est conscient du caractre inexact de cette prsentation, puisquil avoue ne pas couvrir ce quil appelle la deuxime priode de luvre latourienne, dont il prcise quelle sest labore travers un ouvrage majeur compos en mme temps que les livres de la premire priode, bien quil demeure encore indit au moment o parat le commen-taire 19. Cette uvre, cest bien sr lEnqute sur les modes dexistence que Latour publie aujourdhui. Y aurait-il donc l un tournant dans le tournant ?

    Plutt une mise au point. En effet, le rseau nest pas ltre comme tel, mais seulement un mode dexistence parmi dautres. Cest quil ne saurait tre question pour Latour de formuler une ontologie gnrale, ft-elle exprimentale comme celle de Whitehead ou Bergson (cest--dire aussi hypothtique, provisoire, progressive et rvisable que les sciences) et plate comme celle de Meinong, Harman ou Garcia (cest--dire minimale et non exclusive). Sy oppose

    La Dcouverte, 1999. 19. Voir G. Harman, op. cit., p. 6.

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    le principe dirrduction : Aucune chose nest par elle-mme rductible ou irrductible aucune autre 20. Il est possible que Latour nait pas pris ds 1984 toute la mesure du genre de pluralisme quexigeait pareil principe. Parce quil ne dploie quun seul appareil conceptuel, Irrductions donnait en effet le sentiment de formuler lontologie de la matire dont, selon Latour, les phnomnes quil tudie seraient faits. Mais il ne suffit pas davancer une ontologie plate, si on continue par ailleurs vouloir dire la vrit quant ltre de tout tant. Cest prcisment une telle monotonie que Latour reproche son propre concept de rseau, qui le conduit dire de tous les domaines (religion, droit, cono-mie, science, etc.) presque la mme chose, savoir quils sont composs de faon htrogne dlments imprvus rvls par lenqute. Certes [lon] va bien [] de surprise en surprise, mais ces surprises [] cessent en quelque sorte dtre surprenantes puisquelles le deviennent toutes de la mme faon (p. 47). Cette citation montre que la diffrence entre Latour et ses prdcesseurs nest pas dans le contenu de sa mtaphysique, mais dans le sens mme quil donne lexercice. Ce sens est diplomatique : il sagit de ngocier la rencontre et la confusion des ontologies. La mtaphysique est donc de part en part anthropologique si lon veut bien dfinir lanthropologie comme ce savoir qui ne sappuie que sur lexprience des diffrences de nos vidences les mieux assises pour produire non pas un savoir sur quelque chose, mais une redescription de nous-mmes la lumire de lalt-rit.

    L Enqute commence par ce que Latour considre comme lchec de la thorie de lacteur-rseau en tant quan-thropologie : les versions alternatives que nous avons pro-poses pour rendre compte de la fabrique de lobjectivit ont t violemment combattues par certains des chercheurs mmes auxquels nous nous efforcions de rendre leurs valeurs enfin comprhensibles aux autres (p. 24). L allusion la guerre des sciences est transparente, et Latour sattribue magnanimement la responsabilit des malentendus dont son travail a t victime de la part des rationalistes . Car ctait bien la Raison quil sagissait de redcrire, et lanthropo-

    20. B. Latour, Pasteur, op. cit., p. 243.

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    logue ne saurait avoir raison contre ceux quil reprsente. Si Bartolom de Las Casas navait pas su traduire pour les juges scolastiques de son temps les formes de vie et de pen-se de ceux quil souhaitait prserver de lextermination, afin quils acceptent de considrer les Indiens comme des semblables, nous aurions t fonds dire quil a chou. De la mme manire, si les rationalistes nacceptent pas la redescription deux-mmes que Latour leur propose la lumire de leur altrit interne, cest quil a mal fait son tra-vail. L anthropologue est un diplomate et na pas dautre rai-son dtre : la guerre est sa dfaite. Il tente de dissiper des malentendus en forant tout le monde se penser soi-mme autrement afin de se rendre quivalent lautre moyennant quelques transformations. Bien parler quelque chose de ce qui lui importe , et le faire debout dans lagora , cest--dire de telle sorte quon sexpose la critique de tous : telle est lultime norme que Latour donne son propre discours (p. 71 et 76), et lon na peut-tre jamais trouv de formule la fois plus simple et plus juste pour caractriser lpistmo-logie des sciences sociales en gnral.

    En quoi tout cela concerne-t-il encore la mtaphysique ? Cest que les conflits quil sagit de rgler en diplomate portent prcisment sur ltre. Le problme vient de ce que non seu-lement lon a mal compris les sciences, mais on leur a confi et mme, en croire Latour, impos le monopole de la vrit quant ltre : rien n existe vraiment que ce qui a t tabli scientifiquement . Tout le reste relverait dautre chose : de la croyance (par exemple religieuse), de lintrt (par exemple politique ou conomique), de lobissance (par exemple aux lois), etc. Or ce que Latour propose dans son Enqute, cest une manire de rendre la fois comparables et diffrenciables les sciences et les autres pratiques de vrit , pour reprendre une expression de Foucault. Toutes ont en commun dimpliquer un hiatus (une discontinuit, un cart franchir par exemple pour lindividu la possi-bilit de la destruction, pour un raisonnement scientifique le risque dune affirmation gratuite, pour le droit le soup-on dun vice de procdure, etc.), une passe (une conti-nuit par exemple pour la science lidentit de structure, comme celle entre les inscriptions sur la carte et les repres optiques, pour la religion la fidlit dans la rinterprtation

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    des textes, etc.), et des conditions de flicit ou dinflicit qui dfinissent si une passe a russi ou non franchir le hiatus . Avec ces trois concepts, Latour re-dcrit effecti-vement presque tout ce qui nous importe vraiment y com-pris la persistance des choses et la lourdeur des habitudes , dans des termes communs : tous les modes dexistence sont redfinis comme diffrents types de discontinuits per-mettant diffrents types de continuit en fonction de critres de vrit eux-mmes variables. Par exemple, la continuit des sciences doit aller dans les deux sens : on doit pouvoir aller de la vache dans la ferme au laboratoire de Pasteur et y reve-nir ; en revanche, la continuit qui caractrise la persistance des choses est unidirectionnelle.

    Latour resitue ainsi les diffrentes sphres de lexp-rience les unes par rapport aux autres dans un tableau aux termes trs abstraits qui nest pas sans voquer Hegel captu-rant toute la diversit du monde dans les diffrentes moda-lits du jeu contradictoire de lidentit et de la diffrence. Un Hegel, cependant, non pas dialectique et linaire, mais tabu-laire et disjonctif (et plus lisible aussi !). Au passage, Latour accomplit ce quoi se reconnat selon Deleuze tout grand philosophe : il redcoupe le monde autrement. Ainsi la psy-chologie devient une partie de la sorcellerie, le langage une sorte de fiction (et non linverse), la technique quelque chose qui prcde de trs loin lhumain, etc. L Enqute est la fois une somme et un chef-duvre : Latour y rassemble le fruit de ses recherches prcdentes, en mme temps quil donne voir un projet dans toute sa force et toute sa cohrence 21.

    Tout cela pourrait-il se faire en spargnant le dtour par les modes dexistence , en se contentant de parler de pra-tiques de vrit , par exemple ? Non, car toute rticence lgard du vocabulaire ontologique laisserait entendre que

    21. Chaque mode dexistence renvoie silencieusement au moins un livre antrieur de Latour ou dun de ses proches : ses nombreux ouvrages de sociologie des sciences pour ce quil appelle REF (rfrence) ; Politiques de la nature pour la politique (POL), les uvres de Tobie Nathan pour la psychologie (quil appelle MET, pour mtamorphose), ses ouvrages de sociologie des techniques (en particulier Aramis ou lAmour des techniques) pour TEC ; Jubiler pour la religion (REL) ; La Petite Fabrique du droit pour DRO ; ses travaux de sociologie des organisations pour ORG, etc.

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  • CRITIQUE928

    lanthropologue ne se prononce pas sur ltre mme, mais seulement sur les manires de sy rapporter , dy acc-der , dy renvoyer , etc., comme si ltre restait toujours en retrait. Nous navons rien gagner viter le vocabulaire de la mtaphysique, puisquil sagit de faire pice au privi-lge exceptionnel (et autodestructeur) des sciences, et que ce privilge est justement de nature mtaphysique, puisquil se fonde sur lide dun accs rserv ltre comme objec-tivit 22. Latour ne fait que retourner le privilge contre lui-mme : il ny a pas dun ct des praxis qui se contentent dtre des activits (la religion par exemple, ou la psycholo-gie) et de lautre des poisis ayant rellement affaire des tres (les sciences, les techniques, ventuellement lcono-mie, etc.) ; il y a diffrentes manires de faire tre (dins-taurer) des objets (en entendant ce terme au sens que lui donne Simondon dans son livre, Du mode dexistence des objets techniques, qui Latour confie dailleurs avoir repris le terme de mode dexistence). Le but de la mtaphysique nest donc plus de proposer une ontologie, mais au contraire de mettre en vidence la singularit ontologique tantt des objets techniques, tantt des valeurs conomiques, tantt des choses ordinaires, etc. chacun de ces domaines corres-pond une table des catgories diffrente (p. 71). tre ne veut pas dire la mme chose pour un boson de Higgs et pour un peso argentin, mais lun et lautre galement sont, et la tche du mtaphysicien est de mettre en vidence cette galit et cette diversit.

    nouvel enjeu, nouvelle mthode. La mtaphysique ne passe pas par lanticipation spculative la Whitehead, mais par ce que lon pourrait appeler la recatgorisation contras-tive. Il sagit dapprendre ne plus confondre deux modes dexistence afin daffiner notre comprhension catgorielle de nous-mmes. La mthode est, l encore, anthropolo-gique. Elle consiste partir de malentendus, tout comme lanthropologue sintresse ces quivoques sans lesquelles la communication interculturelle ne serait gure possible, par exemple celle qui lui fait prendre le don crmoniel

    22. Cest cela que veut dire Latour lorsquil explique que la mta-physique est le mtalangage des Modernes (p. 33-34), ce par quoi ils valuent ultimement la valeur dune pratique.

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    pour une forme dchange intress ou de gnrosit mys-trieuse. Les malentendus mtaphysiques tiennent ce que Latour appelle des erreurs de catgorie , par exemple celle que commettent les victimes dun procs pnal quand elles attendent dun jugement quil obisse la logique de leur indignation et de leur peine. Ou, typiquement, celle qui conduit les sceptiques exiger de ceux qui prtendent que les fantmes existent quon puisse les faire passer dans les chanes de rfrence de la science. Ces erreurs ne sont pas pour Latour des accidents contingents quil faudrait corriger. Elles sont le vritable terrain de lenqute, sa condition exp-rimentale et son instrument de pense. De mme que lan-thropologue ne peut entrer dans la pense de lautre quen la faisant exister comme ensemble des variations accomplir pour corriger les malentendus immdiats, le mtaphysicien dfinira toujours un mode dexistence par contraste avec un autre mode avec lequel il a t confondu. L Enqute ne pro-pose donc pas une ontologie, mais un protocole exprimen-tal qui permettra dautres, ventuellement, de reprendre lenqute. Mtaphysique exprimentale, donc, en un sens dif-frent de Bergson ou Whitehead : il ne sagit pas de prendre conscience du caractre rvisable et hypothtique des thses ontologiques, mais de dfinir en mtaphysique une vritable mthode anthropologique, ou comparatiste.

    On pourra bien encore, si lon y tient, parler de ltre en gnral. Mais pour en dire ceci : ltre nest pas le Spar (ce qui doit tre rejoint) mais le Confondu (ce qui doit tre dsin-triqu, contrast). L ontologie na pas rsoudre des pro-blmes daccs, mais des problmes dquivoque. Sa valeur suprme nest pas ladquation, mais, comme le disait dail-leurs Bergson, la prcision. Il ne sagit pas seulement de dire quil y a plusieurs sens de tre ce que fait toute doctrine des catgories , mais de montrer que tre na de sens que dans la disjonction mme de ses sens. Rien nest que ce qui a t confondu. Encore une fois, cela nexige pas de supposer derrire cette confusion quelque ralit distincte rtablir dans ses droits ; cest dans ce quon pourrait appeler (dun horrible nologisme calqu de langlais) la dsambiguation, ou, pour tre plus technique, la recatgorisation contrastive, quil faut chercher la phnomnalit mme de ltre en tant qutre, pour parler comme Heidegger, et non pas, comme le

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  • CRITIQUE930

    voulait la tradition existentialiste, dans langoisse et dans la mort Latour a donc dfini les conditions dune relance de la question de ltre ajuste notre poque. Ontologie dou-blement paradoxale, certes, puisquelle fait non seulement de la mdiation mais encore de lquivoque son lment propre. Mais ontologie peut-tre plus cohrente et surtout plus pertinente pour le contexte contemporain, plus inspa-rable de nos vies et de nos savoirs, que peut-tre aucune de celles proposes par les grands mtaphysiciens du xxe sicle, de Heidegger Badiou. Cest dailleurs ce dernier quon est tent de comparer et dopposer Latour aujourdhui : sur la question de luniversel et dautres sujets, il y aurait l une de ces alternatives sur lesquelles notre poque devra trancher.

    Il ny a pas de diplomate du Tout en soi

    Une uvre dune telle ampleur ne peut pas ne pas sex-poser toutes sortes dobjections, tant de gros que de dtail. Mais de telles objections nauront de sens que dans la mesure o elles permettent soit de contribuer au projet de Latour, soit den proposer des versions alternatives. Contentons-nous dune seule, qui touche au statut de sa mtaphysique. La comparaison avec la diplomatie est admirable, mais elle laisse une question en souffrance. Qui Latour veut-il finale-ment reprsenter ? Tout diplomate est un reprsentant, et il a pour ce quil reprsente un intrt passionn. Le diplo-mate ne saurait tre un mercenaire. Il nest pas non plus celui qui, au-dessus de la mle, tente de construire un monde habitable pour tous parce quil nous aime tous, mais celui qui, pour dfendre un mode dexistence auquel il tient tout particulirement, dcide dengager des reprsentations de ce mode dans dautres, et inversement, de permettre ce mode de reprsenter les autres. Son intrt pour le Tout ne peut tre que second. Cest la diffrence excessive (quoique jamais absolue) de ce quon pourrait appeler une singularit avec ce quelle dtermine rtroactivement comme particula-rits (subdivisions dun genre commun donc neutre, non sin-gulier) qui donne au Tout un intrt thorique (quelque chose dont on peut parler, qui a un sens) ou pratique (une valeur protger, quelque chose qui compte et qui importe dans le calcul de nos dcisions).

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  • 931

    De quoi ou de qui Latour est-il donc le reprsentant ? Des rseaux ? Certainement, mais lon pourrait dire quil lest tout autant dsormais des prpositions (cest--dire de ce qui permet de lire chaque mode dexistence dans sa clef), et de proche en proche de chacun des modes dexistence, quil dfend avec passion Mais ne fait-il pas alors figure dagent double et tripe et quadruple, etc. ? Dira-t-on quil reprsente les Modernes en gnral ? Dans ce cas, la diplomatie sexercerait non pas directement entre les modes dexistence eux-mmes, mais entre diffrentes manires de faire coexis-ter ces modes dexistence, et nous aurions affaire un travail danthropologie dorientation plus classique. moins quil ne sagisse de Gaa, cette entit-valeur dont Latour se rclame 23 ? Mais celle-ci ne constitue pas un mode dexistence en tant que telle et ne fait pas partie de cette ngociation.

    Faut-il dire alors que Latour est le diplomate de la reli-gion ? Biographiquement, cela ne fait aucun doute. Latour a lui-mme racont que cest lengagement catholique qui la conduit lide que ltre mme est mdiation 24. Et de fait, on ne peut manquer de noter que sa dfinition de la reli-gion est trs restrictive, puisquelle fait de lAmour le concept essentiel du religieux, dune manire quon pourra trouver excessivement christiano-centre Il y aurait l peut-tre un symptme de ce que lanthropologue, qui montre tant de talent nous recatgoriser tous, na pas su compltement se rendre tranger lui-mme. Or cest cela, ultimement, quil doit se juger lui-mme. Il na cess duvrer pour un monde moderne , autrement dit scularis, capable de faire une place la religion qui ne soit pas une place seconde, qui ne la relgue pas dans lespace inoffensif des convic-tions personnelles ou des valeurs morales , mais ceci na de sens quau prix dune redfinition complte de la reli-gion. Il y a chez Latour quelque chose de Pascal, mais dun Pascal joyeux, quand Bourdieu figurait le Pascal triste ce nest pas un hasard si les mditations pascaliennes de Latour

    23. Cest dsormais devant Gaa que nous sommes appels comparaitre (p. 15). Voir aussi B. Latour, Steps Toward the Writing of a Compositionist Manifesto , New Literary History, vol. 41, 2010, p. 471-490, ainsi que lentretien publi dans ce mme numro.

    24. B. Latour, Biographie dune enqute , op. cit., p. 126.

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  • CRITIQUE932

    sintitulent Jubiler. Un Pascal qui sadresserait aux libertins pour les convaincre de le rejoindre par un autre tour de liber-tinage. Ou, plus vraisemblablement, un Leibniz qui, obstin trouver entre les sciences et la religion les voies dun compro-mis, aura dcouvert que ce compromis impliquait une diver-sit dtres qui va bien au-del du maigre dualisme offert par la premire modernit , celle de Descartes et de Galile.

    Au passage, Latour aura formul la version la fois la plus convaincante et la plus accueillante du tournant mta-physique contemporain : celle qui permet de satisfaire en mme temps la conscience de limportance de la mtaphy-sique pour ne pas suturer ltre quelque positivit que ce soit, et la passion pour la diversit des savoirs empiriques, quil sagisse des sciences sociales ou des sciences natu-relles ; celle qui allie le plus srement lexigence de systma-ticit, sans quoi il ne saurait y avoir de mtaphysique digne de ce nom, et la mfiance lgard dun discours ontologique unique et homogne, ft-il plat ; celle qui dpasse la fois le relativisme hypercritique de la dconstruction et le dogmatisme un peu ostentatoire o se complaisent les nou-velles mtaphysiques (dites spculatives ). Il ny a gure de doute : lEnqute sur les modes dexistence a ouvert une voie. Latour constitue clairement dsormais une des grandes propositions de notre temps.

    Patrice Maniglier

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