une biopolitique mineure - entretien avec giorgio agamben, 2000

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Vacarme 10 / entretien Giorgio Agamben une biopolitique mineure entretien avec Giorgio Agamben entretien réalisé par Stany Grelet & Mathieu Potte- Bonneville Giorgio Agamben est philosophe. Il a notamment théorisé, dans la lignée de Foucault, la « biopolitique ». Une structure de pouvoir très ancienne, dont il fait remonter la généalogie à l’Antiquité occidentale et qui n’a cessé de s’épandre depuis, jusqu’à devenir la forme dominante de la politique dans les États modernes : un « état d’exception devenu la règle ». L’objet propre de la biopolitique, c’est la « vie nue » (zôè), qui désignait chez les Grecs « le simple fait de vivre », commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), distincte de la « vie qualifiée » (bios) qui indiquait « la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe ». L’objet de la souveraineté, selon Giorgio Agamben, c’est non pas la vie qualifiée du citoyen, bavard et bardé de droits, mais la vie nue et réduite au silence des réfugiés, des déportés ou des bannis : celle d’un « homo sacer » exposé sans médiation à l’exercice, sur son corps biologique, d’une force de correction, d’enfermement ou de mort. Au modèle de la cité, censé régir la politique occidentale depuis toujours, il oppose celui du camp, « nomos de la modernité », paradigme de cette « politisation de la vie nue » qui est devenu l’ordinaire du pouvoir. La structure de la politique occidentale, nous dit-il, ça n’est pas la parole, c’est le ban [ 1 ( #nb1 ) ]. Cette thèse a une actualité évidente. Les mesures de santé publique, de mise au travail, de contrôle de l’immigration ou la prohibition des drogues révèlent la nature éminemment biopolitique des politiques publiques contemporaines. Elles s’appliquent précisément à des vies nues prises dans les catégories et les dispositifs d’un pouvoir qui les traitent comme telles - vies exposées et administrées. On pense Vacarme / une biopolitique mineure http://www.vacarme.org/article255.html 1 of 13 13/06/2013 19:49

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Giorgio Agamben est philosophe. Il a notamment théorisé, dans la lignéede Foucault, la « biopolitique ». Une structure de pouvoir très ancienne,dont il fait remonter la généalogie à l’Antiquité occidentale et qui n’acessé de s’épandre depuis, jusqu’à devenir la forme dominante de lapolitique dans les États modernes : un « état d’exception devenu larègle ». L’objet propre de la biopolitique, c’est la « vie nue » (zôè), quidésignait chez les Grecs « le simple fait de vivre », commun à tous lesêtres vivants (animaux, hommes ou dieux), distincte de la « viequalifiée » (bios) qui indiquait « la forme ou la façon de vivre propre à unindividu ou un groupe ». L’objet de la souveraineté, selon GiorgioAgamben, c’est non pas la vie qualifiée du citoyen, bavard et bardé dedroits, mais la vie nue et réduite au silence des réfugiés, des déportés oudes bannis : celle d’un « homo sacer » exposé sans médiation à l’exercice,sur son corps biologique, d’une force de correction, d’enfermement oude mort. Au modèle de la cité, censé régir la politique occidentale depuistoujours, il oppose celui du camp, « nomos de la modernité », paradigmede cette « politisation de la vie nue » qui est devenu l’ordinaire dupouvoir. La structure de la politique occidentale, nous dit-il, ça n’est pasla parole, c’est le ban

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Vacarme 10 / entretien Giorgio Agamben

une biopolitique mineureentretien avec Giorgio Agamben

entretien réalisé par Stany Grelet & Mathieu Potte-Bonneville

Giorgio Agamben est philosophe. Il a notamment théorisé, dans la lignéede Foucault, la « biopolitique ». Une structure de pouvoir très ancienne,dont il fait remonter la généalogie à l’Antiquité occidentale et qui n’acessé de s’épandre depuis, jusqu’à devenir la forme dominante de lapolitique dans les États modernes : un « état d’exception devenu larègle ». L’objet propre de la biopolitique, c’est la « vie nue » (zôè), quidésignait chez les Grecs « le simple fait de vivre », commun à tous lesêtres vivants (animaux, hommes ou dieux), distincte de la « viequalifiée » (bios) qui indiquait « la forme ou la façon de vivre propre à unindividu ou un groupe ». L’objet de la souveraineté, selon GiorgioAgamben, c’est non pas la vie qualifiée du citoyen, bavard et bardé dedroits, mais la vie nue et réduite au silence des réfugiés, des déportés oudes bannis : celle d’un « homo sacer » exposé sans médiation à l’exercice,sur son corps biologique, d’une force de correction, d’enfermement oude mort. Au modèle de la cité, censé régir la politique occidentale depuistoujours, il oppose celui du camp, « nomos de la modernité », paradigmede cette « politisation de la vie nue » qui est devenu l’ordinaire dupouvoir. La structure de la politique occidentale, nous dit-il, ça n’est pasla parole, c’est le ban [1 (#nb1) ].

Cette thèse a une actualité évidente. Les mesures de santé publique, demise au travail, de contrôle de l’immigration ou la prohibition desdrogues révèlent la nature éminemment biopolitique des politiquespubliques contemporaines. Elles s’appliquent précisément à des viesnues prises dans les catégories et les dispositifs d’un pouvoir qui lestraitent comme telles - vies exposées et administrées. On pense

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immédiatement aux sans-papiers, bien sûr, objets de camps trèslittéraux, très réels. Mais aussi aux usagers de drogues, enjoints au soinou incarcérés ; aux chômeurs, enjoints au travail ou condamnés à lamisère d’un welfare de plus en plus chiche ; ou bien d’autres. Ça n’estsans doute pas un hasard si les récents débats sur le PACS ont vu laprolifération de métaphores animalières. Au Parlement même, cœurthéorique des cités parlementaires, le bios cède le pas à la zôè dès qu’onlégifère sur des vies.

Mais Giorgio Agamben ne s’en tient pas à un diagnostic conceptuel. Àplusieurs reprises, il appelle et annonce, d’une manière assezprophétique, une « autre politique » [2 (#nb2) ]. Celle-ci se déploieranécessairement au lieu même où s’exerce la souveraineté moderne,parce qu’on n’y échappe pas. Celle-ci, pour être « autre », devra sinons’en abstraire, du moins l’affronter, ou le subvertir. Or il se pourrait bienque les groupes les plus exposés au biopouvoir soient en train, depuisl’expérience qu’ils en font et les résistances qu’ils lui opposent,d’inventer l’alternative que Giorgio Agamben appelle de ses vœux. Prisdans les appareils du biopouvoir, sans véritable opportunité d’en sortir(comme échapper au pouvoir médical lorsqu’on est atteint par le VIH, àl’administration du welfare lorsqu’on n’a pas de revenus, aux guichetsdes préfectures, aux centres de rétention ou aux zones d’attentelorsqu’on n’a pas de papiers, etc. ?), ces groupes inventent unebiopolitique mineure, en contrepoint de celle de l’adversaire. Enrevendiquant de quoi vivre : des traitements anti-rétroviraux, un revenuminimum garanti, des drogues légales et sûres, etc. En affrontant lepouvoir là où il s’exerce : au guichet des administrations, dans lesbureaucraties sanitaires, dans les tribunaux ordinaires, etc. Encherchant, en quelque sorte, le bios de leur zôè.

Si nous avons souhaité vous rencontrer, c’est en particulier pour vousinterroger sur « l’autre versant », si l’on peut dire, de la biopolitique dontvous parlez. Un certain nombre de mouvements - ceux, précisément,dont nous sommes issus ou dont nous sommes proches : celui dessans-papiers, celui des précaires, celui des malades du sida ou celui,émergent, des usagers de drogues - se déploient exactement dans le lieupolitique que vous avez identifié : dans cette zone d’indictinction « entrepublic et privé, corps biologique et corps politique, zôè et bios », dans cet« état d’exception qui est devenu la règle ». Or de ces mouvements vousparlez peu, ou indirectement. Ils rôdent entre vos lignes, mais plutôt

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comme objets (des camps, du welfare ou du pouvoir médical) que commesujets. Vous analysez avec précision la biopolitique majeure, celle del’ennemi, dont vous tracez minutieusement la généalogie, dont le foyer,dites-vous, serait cet « homo sacer », vie nue exposée au pouvoirsouverain, et dont vous examinez attentivement les dispositifs, comme lecamp ; mais vous délaissez les biopolitiques de riposte ou deréappropriation, les biopolitiques mineures, « notre » biopolitique, pourainsi dire : celle d’AC !, des collectifs de sans-papiers ou d’Act Up. Vousen pensez pourtant la possibilité, et la nécessité : « C’est », dites-vous, « àpartir de ce terrain incertain, de zone opaque d’indifférenciation, quenous devons aujourd’hui retrouver le chemin d’une autre politique, d’unautre corps, d’une autre parole. Je ne saurais renoncer sous aucunprétexte à cette indistinction entre public et privé, corps biologique etcorps politique, zôè et bios. C’est là que je dois retrouver mon espace - là,ou en nul autre lieu. Seule une politique partant de cette conscience peutm’intéresser. » Mais vous n’explorez pas les formes concrètes de lutte quipratiquent, précisément, la politique depuis cette conscience - et cetteexpérience - de l’état d’exception. Or n’y a-t-il pas là, justement, lorsquedes chômeurs réclament un revenu garanti, lorsque des malades du sidaexigent des traitements, ou lorsque des usagers de drogue revendiquentdes drogues sûres, l’embryon de cette autre biopolitique que vousappelez de vos vœux ?

Dans un sens, il faudrait plutôt renverser la question. C’est plutôt des acteurs enquestion qu’il faudrait attendre une réponse. Cela dit, si les mouvements et les sujetsdont vous parlez « rôdent entre mes lignes plutôt comme objets que comme sujets »,c’est que je vois là un problème majeur : la question du sujet, précisément, que je nepeux concevoir qu’en terme de processus de subjectivation et de désubjectivation - ouplutôt comme un écart ou un reste entre ces processus. Qui est le sujet de cettenouvelle biopolitique, ou plutôt de cette biopolitique mineure dont vous parlez ? C’estun problème toujours essentiel dans la politique classique, lorsqu’il s’agit de trouverqui est le sujet révolutionnaire, par exemple. Il y a des gens qui continuent de poserce problème dans le sens ancien du terme : celui de la classe, du prolétariat. Ce nesont pas des problèmes obsolètes, mais dès qu’on se pose sur le nouveau terrain donton parle, celui du biopouvoir, de la biopolitique, le problème est autrement difficile.Parce que l’État moderne fonctionne, me semble-t-il, comme une espèce de machineà désubjectiver, c’est-à-dire comme une machine qui brouille toutes les identitésclassiques et, dans le même temps, Foucault le montre bien, comme une machine àrecoder, juridiquement notamment, les identités dissoutes : il y a toujours uneresubjectivation, une réidentification de ces sujets détruits, de ces sujets vidés detoute identité. Aujourd’hui, il me semble que le terrain politique est une espèce de

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champ de bataille où se déroulent ces deux processus : en même temps destructionde tout ce qui était identité traditionnelle - je le dis sans aucune nostalgie bien sûr - etresubjectivation immédiate par l’État ; et pas seulement par l’État, mais aussi par lessujets eux-mêmes. C’est ce que vous évoquiez dans votre question : le conflit décisifse joue désormais, pour chacun de ses protagonistes, y compris les nouveaux sujetsdont vous parlez, sur le terrain de ce que j’appelle la zôè, la vie biologique. Et en effetil n’en est pas d’autre : il n’est pas question, je crois, de revenir à l’oppositionpolitique classique qui sépare clairement privé et public, corps politique et corpsprivé, etc. Mais ce terrain est aussi celui qui nous expose aux processusd’assujettissement du biopouvoir. Il y a donc là une ambiguïté, un risque. C’est ce quemontrait Foucault : le risque est qu’on se réidentifie, qu’on investisse cette situationd’une nouvelle identité, qu’on produise un sujet nouveau, soit, mais assujetti à l’État,et qu’on reconduise dès lors, malgré soi, ce processus infini de subjectivation etd’assujettissement qui définit justement le biopouvoir. Je crois qu’on ne peut paséchapper au problème.

S’agit-il là d’un risque ou d’une aporie ? Toute subjectivation est-ellefatalement un assujettissement, ou peut-on dégager quelque chosecomme une maxime, une recette de subjectivation, qui permettraitd’échapper à l’assujettissement ?

Dans les derniers travaux de Foucault, il y a une aporie qui me semble trèsintéressante. Il y a d’une part tout le travail sur le « souci de soi » : il faut se soucierde soi, dans toutes les formes de pratique de soi. Et en même temps, à plusieursreprises, il énonce le thème apparemment opposé : il faut se déprendre de soi. Il ditplusieurs fois : « On est fini dans la vie si l’on s’interroge sur son identité ; l’art devivre, c’est détruire l’identité, détruire la psychologie. » Donc il y a bien ici uneaporie : un souci de soi qui doit aboutir à une déprise de soi. Une manière dont onpourrait poser la question, c’est : qu’est-ce que c’est qu’une pratique de soi, non pascomme processus de subjectivation, mais qui n’aboutirait au contraire qu’à unedéprise, qui trouverait son identité uniquement dans une déprise de soi ? Il faudraitpour ainsi dire se tenir en même temps dans ce double mouvement, désubjectivationet subjectivation. Évidemment, c’est un terrain difficile à tenir. Il s’agit vraimentd’identifier cette zone, ce no man’s land qui serait entre un processus desubjectivation et un processus contraire de désubjectivation, entre l’identité et unenon-identité. Il faudrait identifier ce terrain, parce que c’est ce terrain qui serait celuid’une nouvelle biopolitique. C’est précisément ce qui fait, à mes yeux, l’intérêt d’unmouvement comme celui des malades du sida. Pourquoi ? Parce qu’il me semble quelà, on ne s’identifie que sur le seuil d’une désubjectivation absolue, qui parfois peutêtre même le risque de la mort. Il me semble qu’on se tient là dans ce seuil. J’aiessayé un peu dans le livre sur Auschwitz, à propos du témoignage, de voir le témoincomme modèle d’une subjectivité qui ne serait que le sujet de sa propre

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désubjectivation. Le témoin ne témoigne de rien d’autre que de sa propredésubjectivation. Le rescapé témoigne uniquement pour les Musulmans [3 (#nb3) ].Ce qui m’intéressait dans la dernière partie de ce livre, c’était vraiment d’identifier unmodèle du sujet comme ce qui reste entre une subjectivation et une désubjectivation,une parole et un mutisme. Ce n’est pas un espace substantiel, c’est plutôt un écartentre deux processus. Mais là ce n’est qu’un début. On touche à peine ici à unenouvelle structure de la subjectivité, mais c’est très compliqué, c’est tout un travail àfaire. Il faudrait vraiment... C’est une pratique, pas un principe. Je crois qu’on nepeut pas avoir de principes généraux, sauf être attentif à ne pas retomber dans unprocessus de re-subjectivation qui serait en même temps un assujettissement, c’est-à-dire n’être un sujet que dans la mesure d’une stratégie ou d’une tactique. C’est pourcela qu’il est très important de voir dans la pratique que chacun ou que lesmouvements ont d’eux-mêmes comment se dessinent ces zones possibles. Et ça peutêtre partout, en travaillant à partir de cette notion de souci de soi chez Foucault, maisen la déplaçant dans d’autres domaines : toute pratique de soi qu’on peut avoir,même cette mystique quotidienne qu’est l’intimité, toutes ces zones où l’on côtoieune zone de non-connaissance ou une zone de désubjectivation, que ce soit la viesexuelle ou n’importe quel aspect de la vie corporelle. Là on a toujours des figures oùun sujet assiste à sa débâcle, côtoie sa désubjectivation, tout cela, ce sont des zonesquotidiennes, une mystique quotidienne très banale. Il faut être attentif à tout ce quinous donnerait une zone de ce genre. C’est encore très vague, mais c’est cela quidonnerait le paradigme d’une biopolitique mineure.

Vous présentez l’identité comme un risque, une erreur du sujet. N’y a-t-ilpas, néanmoins, une épaisseur matérielle des identités, ne serait-ce quedans la mesure où l’adversaire nous assigne à elles, que ce soit par la loi(pensez aux lois sur l’immigration) ou par l’insulte (pensez aux injureshomophobes), qui les rend pour ainsi dire objectives ? En d’autrestermes, quelle marge de désubjectivation nos conditions sociales nouslaissent-elles ?

Je travaille en ce moment sur les lettres de Paul. Paul pose le problème : « Qu’est-ceque la vie messianique ? Qu’allons-nous faire maintenant que nous sommes dans letemps messianique ? Qu’allons-nous faire par rapport à l’État ? » Et là il y a ce doublemouvement qui a toujours fait problème, qui me semble très intéressant. Paul dit enmême temps : « Reste dans la condition sociale, juridique ou identitaire, danslaquelle tu te trouves. Tu es esclave ? Reste esclave. Tu es médecin ? Reste médecin.Tu es femme, tu es marié ? Reste dans la vocation dans laquelle tu as été appelé. »Mais en même temps, il dit : « Tu es esclave ? Ne t’en soucie pas, mais fais-en usage,profites-en. » C’est-à-dire qu’il n’est pas question que tu changes de statut juridique,ou que tu changes ta vie, mais fais-en usage. Il précise ensuite ce qu’il veut dire parcette image très belle : « comme si non », ou « comme non ». C’est-à-dire : « Tu

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pleures ? Comme si tu ne pleurais pas. Tu te réjouis ? Comme si tu ne te réjouissaispas. Es-tu marié ? Comme non-marié. As-tu acheté une chose ? Comme non-achetée,etc. » Il y a ce thème du « comme non ». Ce n’est même pas « comme si », c’est« comme non ». Littéralement, c’est : « Pleurant, comme non pleurant ; marié,comme non marié ; esclave, comme non esclave. » C’est très intéressant, parce qu’ondirait qu’il appelle usages des conduites de vie qui, en même temps, ne se heurtentpas frontalement au pouvoir - reste dans ta condition juridique, dans ta vocationsociale - mais les transforment complètement dans cette forme du « comme non ». Ilme semble que la notion d’usage, en ce sens, est très intéressante : c’est une pratiquedont on ne peut pas assigner le sujet. Tu restes esclave, mais, puisque tu en faisusage, sur le mode du comme non, tu n’es plus esclave.

Comment un tel usage pourrait-il être proprement politique, ou sousconditions politiques ? Parce qu’il serait possible d’y voir une conversionde pensée strictement individuelle ou éthique, ou même religieuse, entout cas singulière et « privée », disons, avec les guillemets. Quellerelation cette conversion vis-à-vis de son propre statut, qui permet de neplus être un sujet, entretient-elle avec la politique ? En quoi est-ce que çanécessite de la communauté, de la lutte, du conflit, etc. ?

Bien sûr, on considère parfois ce thème chez Paul comme relevant del’intériorisation. Mais je ne crois pas du tout qu’il s’agisse de cela. Son problème, c’estau contraire celui de la vie de la communauté messianique à laquelle il s’adresse. Parexemple, ce thème de l’usage, on le voit ressortir sous une forme très forte - unecritique du droit - dans le mouvement franciscain, où le problème est celui de lapropriété : ces ordres qui pratiquent la pauvreté extrême refusent toute propriété, eten même temps ils doivent faire usage de certains biens. Il y a à cette occasion unconflit très fort avec l’Église, dans le sens où l’Église veut bien admettre qu’ilsrefusent un droit de propriété qu’il soit un droit de propriété de l’individu, ou undroit de propriété de l’ordre - parce qu’ils le refusent même en temps qu’ordre -, maiselle voudrait qu’ils classifient leur conduite de vie comme droit d’usage. C’est quelquechose qui existe encore : l’usufructus, le droit d’user, en tant que séparé du droit depropriété. Eux insistent au contraire, et c’est là le conflit : ils disent : « Non, ce n’estpas un droit d’usage, c’est de l’usage sans droit. » Ils appellent cela usus pauper,l’usage pauvre. C’est vraiment l’idée d’ouvrir une zone de vie communautaire qui faitusage, mais qui n’a pas de droit, et n’en revendique pas. D’ailleurs, les Franciscainsne critiquent pas la propriété, ils en laissent tous les droits à l’Église : « La propriété ?Nous n’en voulons pas. Nous nous en servons. » On peut donc dire que ce problèmeest purement politique, ou du moins communautaire.

Néanmoins, est-ce être absolument un hasard si les références que vousconvoquez pour penser cette alternative appartiennent à la sphère

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religieuse ? Par moment, à vous lire, il y a dans la désignation de cetteautre politique, ou de cette autre statut du politique, quelque chosecomme un ton prophétique. Vous écrivez par exemple : « C’est pourquoi,si l’on nous permet d’avancer une prophétie sur la politique quis’annonce, celle-ci ne sera plus un combat pour le contrôle ou laconquête de l’État par de nouveaux ou d’anciens sujets sociaux, mais unelutte entre l’État et le non-État (l’humanité), disjonction irrémédiable dessingularités quelconques et de l’organisation étatique. » Quelle placeaccordez-vous à ces références et à ce ton-là dans votre travail ?

Ce qui m’intéresse dans les textes de Paul, ce n’est pas tellement le domaine de lareligion, mais ce domaine ponctuel qui a affaire avec le religieux mais qui ne coïncidepas avec lui, qui est le messianique, c’est-à-dire un domaine très proche du politique.Là, c’est plutôt un autre auteur qui a été décisif pour moi, qui n’est pas du toutreligieux : c’est Walter Benjamin, qui pense le messianique comme paradigme dupolitique, ou disons du temps historique. C’est plutôt cela dont il est question pourmoi. Et je pense en effet que la manière dont, dans la première Thèse sur le conceptd’histoire, Benjamin introduit la théologie en tant qu’entité qui, même cachée, doitaider le matérialisme historique à remporter la partie contre ses ennemis, reste ungeste très légitime et très actuel, qui nous donne, justement, les moyens de penserautrement le temps et le sujet. Alors vous parliez du prophète... Ces jours-ci, j’étais entrain d’écouter les cours enregistrés de Foucault, notamment celui où il distinguequatre figures de la véridiction dans notre culture : le prophète, le sage, le technicien,et puis celui qu’il appelle le parrèsiastès, celui qui a le courage de dire la vérité. Leprophète parle au futur, et non pas en son nom, mais au nom de quelque chosed’autre. Le parrèsiastès, au contraire, avec lequel Foucault s’identifie sans doute,parle en son nom, et doit dire ce qui est vrai maintenant, aujourd’hui. Bien sûr, il ditque ce ne sont pas des figures séparées. Mais moi je revendiquerais plutôt la figure duparrèsiastès que celle du prophète. Bon, le prophète, c’est évidemment trèsimportant, et c’est même une catastrophe qu’il ait quitté notre culture : la figure duprophète, c’était celle du leader politique jusqu’à il y a cinquante ans ; il acomplètement disparu. Mais en même temps, il me semble qu’on ne peut plus penserun discours qui s’adresse au futur. Il faut penser l’actualité messianique, le kairos, letemps de maintenant. Cela dit, c’est un modèle de temps très compliqué, parce que cen’est ni le temps à venir - l’eschatologie future, l’éternel -, ni exactement le tempshistorique, le temps profane, c’est un morceau de temps prélevé sur le temps profanequi, du coup, se transforme. Benjamin écrit quelque part que Marx a sécularisé letemps messianique dans la société sans classes. C’est tout à fait vrai. Mais en mêmetemps avec toutes les apories que cela engendre - les transitions, etc. - c’est uneespèce d’écueil sur lequel la Révolution a échoué. On ne dispose pas d’un modèle detemps qui permette de penser cela. En tout cas, je crois que le messianique est

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toujours profane, jamais religieux. C’est même la crise ultime du religieux, lerabattement du religieux dans le profane. À ce propos, je pense à une revue qui vientd’être publiée en France, par des jeunes gens que je connais, qui s’appelle Tiqqun [4(#nb4) ]. Là, c’est vraiment une revue messianique, parce que Tiqqun, dans la cabalede Luria, c’est justement le terme de la rédemption messianique, de la restaurationmessianique. Ça m’intéresse, parce que c’est une revue extrêmement critique, trèspolitique, qui prend un ton très messianique, mais toujours de manièrecomplètement profane. Ainsi ils appellent Bloom les nouveaux sujets anonymes, lessingularités quelconques, évidées, prêtes à tout, qui peuvent se diffuser partout, maisrestent insaisissables, sans identité mais réidentifiables à chaque moment. Leproblème qu’ils se posent, c’est : « Comment transformer ce Bloom, comment ceBloom va-t-il opérer le saut au-delà de lui-même ? »

C’est là, peut-être, que nous avons du mal à vous suivre. Non pas sur laposture messianique, mais sur les « singularités quelconques ».Comment dire ? À vous entendre, la biopolitique nouvelle, cette politiquequi s’annonce, relève davantage de la fuite ou de la sortie que de larésistance ou du conflit. D’un côté vous identifiez très clairement unennemi, un adversaire, très massif, très consistant, très cohérent, donton peut tracer des généalogies longues, dont on peut repérer desdispositifs récurrents, etc. De l’autre, face à la consistance de cetadversaire, tout se passe comme si vous plaidiez pour une sorte depolitique de l’inconsistance, de la dissolution, de l’esquive : plutôt quefabriquer des sujets collectifs, il faudrait apprendre à se « déprendre » desoi ; plutôt que revendiquer des droits, il faudrait imaginer des « usagessans droit » ; plutôt qu’affronter l’État, il faudrait s’assumer comme un« non-État », etc. Or a-t-on toujours la latitude de fuir ? Il nous sembleque la puissance des appareils biopolitiques (pensez aux politiques desanté publique, à l’administration du welfare, au contrôle del’immigration, etc) tient précisément à leur force, terrible, de capture.Pour dire ça brutalement, pardonnez-nous, il se pourrait bien que ladésubjectivation soit un luxe, dont la possibilité ne s’offre précisémentqu’à ceux qui échappent aux appareils du biopouvoir. Comment sedéprendre de soi, esquiver la resubjectivation, être un non-État, etc.lorsqu’on est « séropositif », « RMIste » ou « toxicomane », c’est-à-direpris, littéralement, dans les catégories et les dispositifs du biopouvoir ?N’est-on pas, bien souvent, contraint d’agir comme tels plutôt quecomme non, pour reprendre vos termes ? Bref, on peut avoir lesentiment que vous plaidez pour la mobilité et l’esquive, là où lapuissance de capture et l’épaisseur matérielle de l’ennemi ne nouslaissent pas d’autre choix que de l’affronter.

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Je vois bien le problème. Je crois que tout dépend de ce qu’on entend par fuite. C’estun motif que l’on trouve chez Deleuze : la « ligne de fuite », l’éloge de la fuite. Maisvous avez raison de protester. La notion de fuite, ce n’est pas qu’il y ait un ailleurs oùon puisse aller. Non, c’est une fuite très particulière. C’est une fuite qui n’a pasd’ailleurs. Où serait l’ailleurs où l’on pourrait s’enfuir ? Dans certains cas, quand lemur de Berlin était debout, par exemple, il y avait des fuites évidentes parce qu’il yavait un mur (mais est-ce qu’il y avait un ailleurs ?). Pour moi, il s’agirait de penserune fuite qui n’implique pas une évasion : un mouvement dans la situation où il alieu. C’est uniquement en tant que telle que la fuite pourrait avoir une significationpolitique. Et puis il y a un autre problème qui me semble toucher à la question quevous avez posée. C’est le problème qu’on trouve chez Marx quand il fait la critique deStirner. Dans l’Idéologie allemande, il consacre plus de cent pages au théoricien del’anarchie, dont il récuse la distinction entre révolte et révolution. Stirner théorise larévolte en tant qu’acte personnel de soustraction, égoïste. Pour Stirner, la révolution,c’est un acte politique qui vise le conflit contre une institution, alors que la révolte,c’est un acte individuel qui ne vise pas à détruire les institutions. Il suffit toutsimplement de laisser l’État être, et ne plus l’affronter : il va se détruire lui-même. Ilsuffit donc de se soustraire - une fuite. Marx critique très fortement ce motif, mais lefait qu’il lui consacre cent pages montre bien que c’est un problème sérieux. À cetteopposition révolte/révolution, il oppose une sorte d’unité entre la révolte et larévolution. Il n’oppose pas un concept politique à un concept anarchico-individuel, ilcherche l’unité des deux : ce sera toujours pour des raisons égoïstes, pour ainsi direde révolte, qu’un prolétaire fera un acte directement politique. Là, même si cela posed’autres problèmes, j’aurais tendance à penser comme Marx : une espèce d’unité desdeux gestes, ou bien d’entre-deux, disons. J’aurais tendance à penser non pas unecoupe qui isole la fuite de la révolution, comme on a tendance à le faire, mais que toutacte émanant du besoin singulier d’un individu, le prolétaire, qui n’a aucune identité,aucune substance, sera aussi, quand même, un acte politique. Je crois qu’il ne fautpas opposer action politique et fuite, révolte et révolution, mais essayer de penserl’entre-deux. Mais cela fait problème pour Marx aussi. C’est tout le problème de laclasse. La classe n’a pas de conscience, le prolétariat existe en tant que sujet, mais iln’a pas de conscience. D’où le problème léniniste du parti : il faudra quelque chosequi ne soit pas différent de la classe, qui ne soit pas autre chose que la classe, maisqui sera pour ainsi dire l’organe de sa conscience. C’est une aporie, là aussi. Je ne dispas qu’il y a une solution à ce problème, entre les lignes de fuite qui seraient un gestede révolte, et une ligne purement politique. Ni le modèle parti, ni le modèle d’actionsans parti : il y a besoin d’inventer. Parce qu’après on tombe dans le problème del’organisation politique, du parti-classe, qui va produire un « nous » : le parti estcelui qui veille à ce que toute action soit politique et pas personnelle, pasindividuelle ; la classe, au contraire, est l’organe d’une infinie production d’actes nonpolitiques, mais de révoltes individuelles. Mais le problème est réel.

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C’est d’ailleurs un problème qui se pose, en pratique, à tous ceux quicherchent à produire du collectif - et à l’occasion du « nous » - en dehorsde ces machines à agréger que sont les partis politiques, et sans lesecours d’un principe général supérieur, que ce soit la République, laClasse ou l’Homme. Si vacarme se sent proche des associations demalades, de chômeurs ou de précaires, c’est précisément parce qu’ellesinventent quelque chose comme une politique à la première personne,dans des formes d’organisation nouvelles, où les distinctions entre lesocial et le politique, la classe et sa conscience, le singulier et l’universel,etc. s’effacent, et où la signification politique des actes est immanenteaux actes eux-mêmes.

Oui. Il faut inventer une pratique qui briserait la coque de ces représentations.Sûrement pas un sujet substantiel à identifier, mais autre chose, qu’il me sembleavoir trouvé chez Paul, pour revenir au travail en cours. Paul a affaire avec la loi juivequi partage les hommes en Juifs et non-Juifs, Juifs et Goyim. Qu’est-ce qu’il va faireavec cette division ? On présente souvent Paul comme si c’était le mentor del’universalisme, quelqu’un qui aurait opposé à ces divisions-là juif/non-juif unnouveau principe universel, père de l’Église catholique, c’est-à-dire universelle. Orquand on regarde son travail de près, c’est exactement le contraire. Face à cettedivision imposée par la loi (il considère au fond la loi comme ce qui divise, ce quipartage, juif/non-juif, mais aussi citoyen/non-citoyen, etc.), au lieu d’opposer commeon aurait tendance, nous, au temps des droits de l’homme, un principe universelcontre le partage ethnique, il fait une chose très subtile : il divise la division même. Laloi divise en Juifs et non-Juifs ? Eh bien moi je vais couper cette division par uneautre coupe. Il y en a plusieurs, par exemple juif selon la chair et juif selon l’esprit, lesouffle. Cette coupe chair/souffle va diviser la division exhaustive qui partageaitl’humanité entre Juifs et non-Juifs. Ce nouveau partage va produire des Juifs qui nesont pas juifs, parce que ce sont des Juifs qui sont juifs selon la chair, et non selonl’esprit, et des Goïm qui sont goïm selon la chair, mais pas goïm selon l’esprit. C’est-à-dire qu’il va produire un reste. Paul introduit un reste dans cette divisionJuif/non-Juif. C’est une espèce de coupe qui coupe la ligne même. Donc, au fond,c’est beaucoup plus intéressant : il n’oppose pas un universel, il met en échec ladivision de la loi, il introduit un reste. Parce que le Juif selon l’esprit, il n’est pasnon-juif, il est aussi juif, mais on pourrait dire que c’est une espèce de non-non-Juif.Partout, Paul travaille comme cela : il divise la division au lieu de proposer unprincipe universel. Et ce qui reste, c’est le sujet nouveau, mais indéfinissable,toujours en reste parce qu’il peut être de tous les côtés, du côté des non-Juifs, du côtédes Juifs. Il y a là quelque chose de précieux pour se représenter aujourd’hui unenotion de peuple, et peut-être aussi pour penser ce que Deleuze disait quand il parlaitde peuple mineur, du peuple en tant que minoritaire. C’est moins un problème de

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minorités, qu’une présentation du peuple comme étant toujours en reste par rapportà une division, quelque chose qui reste ou résiste à une division - pas comme unesubstance, mais comme un écart. Il s’agirait de procéder plutôt comme cela, pardivision de la division, plutôt qu’en se demandant : « Quel serait le principe universelcommunautaire qui pourrait nous permettre de nous retrouver ensemble ? » Aucontraire. Il s’agit, face aux divisions que la loi introduit, aux coupes que la loi faitcontinuellement, de travailler ce qui fait échec en résistant, en restant - résister,rester, c’est la même racine.

C’est exactement ce qui s’est passé en France autour des sans-papiers. Laloi définissait des critères, et tout le travail a consisté non pas à invoquerun principe d’hospitalité général, mais à montrer que tous les critèresproduisaient des situations qui ne correspondaient plus à aucun : desgens inexpulsables et irrégularisables, etc. Finalement, la stratégie desassociations a consisté à montrer que l’on pouvait démultiplier lescritères de façon telle que personne ne correspond exactement àl’alternative entre clandestin et régulier. Il y a une ligne de repère quiressort de ça.

C’est ce qui m’a frappé chez Paul. C’est ce qu’on trouve dans la Bible, dans la figuredu prophète : le prophète parle toujours d’un reste d’Israël. C’est-à-dire qu’ils’adresse à Israël comme à un tout, mais lui annonce que « seul un reste sera sauvé ».C’est ce qui se joue chez Isaïe, chez Amos, dans le discours prophétique. On dirait làque ce n’est pas une portion numérique, mais la figure que tout peuple doit prendredans l’instant décisif - en l’occurrence, le salut ou l’élection, mais cela peut êtren’importe quoi d’autre. Le peuple doit se produire en reste, prendre la figure de cereste. Il faut toujours le voir dans une situation déterminée : qu’est-ce qui, dans unetelle situation, se poserait en tant que reste ? Cela ne correspond pas à la distinctionmajorité/minorité. C’est autre chose. Tout peuple prend cette figure si l’instant estvraiment décisif.

Cela dit, quelle place reste-t-il aux « situations déterminées » et aux« instants décisifs », justement, dans une critique de l’époque aussiradicale que la vôtre ? À vous lire, vous penchez davantage du côté del’aporie, de l’impasse et de l’échec - notamment dans la manière dontvous renvoyez dos à dos, là encore à partir de Debord, les figures dutotalitarisme et de la démocratie - que du côté de l’opportunité, du coup,du kairos, comme vous dites. Dans vos livres, vous évoquiez notammentune « expérience de l’impuissance absolue », et « la solitude et lemutisme là où nous nous attendions à la communauté et au langage ». Àquoi pensiez-vous ?

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On m’a souvent reproché, ou du moins attribué, ce pessimisme dont peut-être je neme rends pas compte. Mais moi je ne le vois pas comme cela. Il y a une phrase deMarx que Debord cite aussi, que j’aime bien, c’est : « La situation désespérée de lasociété dans laquelle je vis me remplit d’espoir. » Je partage cette vision : l’espoir estdonné pour les désespérés. Je ne me vois pas si pessimiste. Non, pour répondre àvotre question, je pensais à l’horrible situation politique des années 1980. Je penseaussi à la guerre du Golfe et aux guerres qui ont suivi, en Yougoslavie notamment.Disons que la nouvelle figure de la domination se dessine maintenant assez bien.C’est au fond la première fois qu’on voit aussi nettement en œuvre le modèlespectaculaire. Pas seulement dans les médias : il est pour ainsi dire mis en œuvrepolitiquement. Simone Weil dit quelque part que c’est une faute de considérer laguerre comme un fait qui concerne la politique extérieure - il faut la considérer aussicomme un fait de politique interne. Or il me semble que, dans ces guerres-là, on aprécisément une absolue indétermination, une absolue indiscernabilité entrepolitique interne et politique extérieure. Maintenant, ces choses sont devenuestriviales. On les trouve dans la bouche des experts : la politique extérieure et lapolitique intérieure, c’est la même chose. Mais j’insiste : il n’y a là aucun pessimismepsychologique ou personnel. C’est d’ailleurs une autre manière de poser le problèmedu sujet. C’est au fond ce que j’aime beaucoup chez Simondon : on peut penser qu’ilpense l’individuation, toujours, comme coexistence entre une principe individuel etpersonnel et un principe impersonnel, non-individuel. C’est-à-dire qu’une vie esttoujours faite de deux phases en même temps, personnelle et impersonnelle. Ellessont toujours en rapport, même si elles sont nettement séparées. Je crois qu’onpourrait appeler l’impersonnel l’ordre de la puissance impersonnelle avec laquelletoute vie est en rapport. Et on pourrait appeler désubjectivation cette expériencequ’on fait tous les jours de côtoyer une puissance impersonnelle, quelque chose quien même temps nous dépasse et nous fait vivre. Voilà, il me semble que la questionde l’art de vivre, ce serait : comment être en rapport avec cette puissanceimpersonnelle ? Comment le sujet saura être en rapport avec sa puissance, qui ne luiappartient pas, qui le dépasse ? C’est un problème poétique, pour ainsi dire. LesRomains appelaient cela le génie, principe impersonnel fécond, qui permetd’engendrer une vie. Là aussi, c’est un modèle possible. Le sujet ne serait ni le sujetconscient, ni la puissance impersonnelle, mais ce qui se tient entre les deux. Ladésubjectivation n’a pas seulement un aspect sombre, obscur. Elle n’est passimplement la destruction de toute subjectivité. Il y aussi cet autre pôle, plus fécondet poétique, où le sujet n’est que le sujet de sa propre désubjectivation.Permettez-moi, donc, de refuser votre accusation : je suis sûr que vous êtes pluspessimistes que moi...

[1 (#nh1) ] Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997 ; Ce qui rested’Auschwitz, Bibliothèque Rivages, 1999.

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[2 (#nh2) ] La communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque, Seuil, 1990 ;Moyens sans fin, notes sur la politique, Bibliothèque Rivages, 1995.

[3 (#nh3) ] Der Muselmann, le « musulman » désigne, dans l’argot des camps, l’homme-momie, le mort vivant, celui qui a cessé de lutter, qui a perdu toute conscience et toutevolonté. Ce terme renvoie probablement « au sens littéral du terme arabe muslim, signifiantcelui qui se soumet sans réserve à la volonté divine » (Ce qui reste d’Auschwitz, BibliothèqueRivages, p. 53). Selon l’Encyclopedia Judaïca, il pourrait provenir « de la posture typique deces détenus, blottis seuls, les jambes repliées à la manière "orientale", le visage rigide commeun masque. ». Pour Giorgio Agamben (Ibidem, p. 49), le « musulman » est le nom del’intémoignable : « Le témoin témoigne en principe pour la vérité et la justice, lesquellesdonnent à ses paroles leur consistance, leur plénitude. Or le témoignage vaut iciessentiellement pour ce qui lui manque ; il porte en son cœur cet "intémoignable" qui priveles rescapés de toute autorité. Les "vrais" témoins, les "témoins intégraux", sont ceux quin’ont pas témoigné, et n’auraient pu le faire. Ce sont ceux qui "ont touché le fond", les"musulmans", les engloutis. Les rescapés, pseudo-témoins, parlent à leur place, pardélégation - témoignent d’un témoignage manquant. Mais parler de délégation n’a ici guèrede sens : les engloutis n’ont rien à dire, aucune instruction ou mémoire à transmettre. Ilsn’ont ni "histoire" [...], ni "visage", ni "pensée". Qui se charge de témoigner pour eux sait qu’ildevra témoigner de l’impossibité de témoigner. » (Ibidem, p. 41-42).

[4 (#nh4) ] Tiqqun, revue de métaphysique critique.

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