urbain bizot - commentaires sur marx est-il devenu muet
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Urbain Bizot – Commentaires sur Marx est-il devenu muet… 1
Commentaires d’Urbain Bizot sur Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation de
Moishe Postone (trad. Olivier Galtier et Luc Mercier, éd. L’Aube, 2003).
Moishe Postone n'est pas un auteur qui se fait remarquer par l'abondance de ses
publications. Son seul véritable livre est Time, labor and social domination, publié par
Cambridge University Press en 1993 [traduit en français sous le titre Temps, travail et
domination sociale, Mille et une nuits, 2009]. Postone apparaît du même coup comme
l'antithèse des nombreux polygraphes qui se sont fixé comme objectif d'alourdir inutilement le
poids des étagères, comme les Sollers, les Lévy et les Vaneigem qui cherchent (et qui
parviennent) à occuper le terrain par une véritable stratégie d'acharnement.
Bien qu'à cheval sur deux pays, les Etats-Unis et l'Allemagne, Postone est moins cité
en France que Chomsky, Habermas ou Sloterdijk, qui représentent ces pays pour le lettré
français ; et on peut penser qu'il n'a en effet rien en commun avec de tels « intellectuels », et
donc que cette situation va perdurer.
Ceux en Europe qui l'ont découvert sont jusqu'ici peu nombreux : la revue française
Temps Critiques (en 1990) ; le groupe allemand Krisis (en 1998) ; et un éditeur français
marginal, L'Aube, avec la traduction dont il est ici question, intitulée Marx est-il devenu muet
? Face à la mondialisation. Ce titre, d'une insigne stupidité (on a peine à croire qu'il émane de
l'auteur lui-même), nuira sans doute à la propagation de l'ouvrage, et c'est regrettable. Il est
vrai que le cœur du livre est constitué par un article consacré à quelque chose d'insignifiant,
puisqu'il est question de critiquer Derrida. Mais ces efforts de réflexion à propos d'une cause
qui ne le mérite pas (et qui, par voie de conséquence, restent de loin la partie la plus faible du
livre) sont encadrés par Quelle valeur a le travail ?, une étude de qualité sur le mouvement de
la valeur à travers ses manifestations les plus récentes, et par Antisémitisme et national-
socialisme, une interprétation à la fois perspicace et audacieuse de la furie nazie antijuive.
Cela faisait très longtemps qu'on n'avait pu lire des pages aussi intelligentes, surtout sous la
plume d'un universitaire. Postone restera déjà, sous cet angle, comme quelqu'un sur qui la
médiocrité universitaire contemporaine a jusqu'ici glissé sans laisser de traces : et pour ne pas
se laisser détourner, en pareil environnement, d'une réflexion effectivement radicale, il faut
sans aucun doute disposer d'un véritable et solide talent personnel.
Cette avalanche inhabituelle de compliments ne nous empêchera pas, le lecteur le
constatera, de manifester quelques réserves, pas toujours anecdotiques, au fîl des
commentaires qui vont suivre. De manière générale, il nous semble que les rappels faits par
Postone relativement à la critique marxienne de l'économie politique se montrent appréciables
à une époque comme la nôtre, qui a très largement perdu de vue la profondeur réelle de telles
analyses, mais il nous semble aussi que le progrès est faible, voire inexistant, si l'on compare
Postone aux écrits d'époques plus anciennes. C'est d'ailleurs là un premier reproche, sérieux,
auquel l'on peut et l'on doit exposer les écrits de Postone : ils passent systématiquement sous
silence l'ensemble de la dissidence « marxiste », qui n'était nullement assimilable au
marxisme de bois dont Postone se démarque avec une facilité qu'on imagine. On ne peut
éviter d'ajouter que son silence à ce sujet ne s'explique certainement pas par de l'ignorance…
Autre aspect réellement préoccupant : même si tout ce qu'écrit Postone s'inscrit en
faux contre la platitude antimondialiste, son rapport à la gauche politique ne semble pas
vraiment clair. De cette gauche, dont un théoricien de son niveau ne devrait même pas
évoquer l'existence (parce que cette existence relève de l'illusion la plus absolue, et qu'elle se
situe donc désormais et pour toujours en dessous de toute critique), Postone écrit
successivement que les récents développement historiques « représentent de sérieux défis à la
gauche » (p. 21), ou encore que « sans une analyse du capitalisme capable d'aborder une crise
structurelle qui affecte la vie de la plupart des habitants de la planète, quoique avec des
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différences, la gauche aura complètement abandonné le champ politique à la droite » (p. 38).
De tels écarts de niveau, aussi compromettants, sont-ils imputables au séjour prolongé de
Postone à l'Institut fondé à Francfort par Adorno et Horkheimer, puis géré par le nain
intellectuel Habermas (qui se prend pour l'hilarant mentor d'une risible social-démocratie
allemande contemporaine) ? Quand « la gauche » a rejeté depuis plusieurs décennies un
marxisme dont même la version traditionnelle suffirait à l'embarrasser, et quand elle a ainsi
rejoint son concept de figurant sur la scène « politique », que faut-il penser d'un théoricien qui
s'interroge encore à son sujet ?
Postone introduit son propos en se démarquant de quelque chose qui n'est plus une
référence pour personne, tantôt pour de bonnes, tantôt pour de mauvaises raisons : le «
marxisme traditionnel ». Celui-ci était passé de vie à trépas avec la naissance du capitalisme
d'Etat en Russie puis en Chine, mort écartelé entre l'impossibilité de justifier la dictature
bureaucratique, et l'incapacité de la comprendre et de la dénoncer. Parmi les esprits honnêtes
et lucides, les diatribes du début du XX° siècle sur l'identité réelle de la classe bureaucratique
avaient vite fait place à un jugement sans appel sur la nature même de la société faussement
dénommée « soviétique ». Il allait de soi que l'idéologie du capitalisme d'Etat et liée à sa
défense ne pouvait en aucun cas critiquer le capitalisme en général, et que sa dégénérescence
théorique devait donc avancer à grands pas. Promesse amplement tenue. En réaction contre
des lendemains qui déchantaient à ce point, et contre une supercherie aussi sanglante, les
émeutes et les insurrections s'étaient succédées depuis le début même de l'ère « soviétique »
(anti-soviétique serait infiniment plus proche de la vérité) tandis que, parallèlement, les
mouvements dissidents dans la théorie se multipliaient (des émeutes anarchistes de Kronstadt
et de Makhno aux théories conseillistes de Socialisme ou Barbarie). Et on voudrait à présent,
sur la base d'un black out sur tout cela, nous mettre en scène un « renouveau théorique »
inédit (« reconceptualiser le noyau du capitalisme », p. 24), comme si se démarquer de nos
jours de l'archaïque épave « marxiste » suffisait pour mettre à flot une embarcation pimpante
et navigable ? Le capharnaüm contemporain a certes pour coutume de se nourrir d'idées
anciennes, recyclées en fausses découvertes, mais le sérieux d'un théoricien, surtout se
réclamant de Marx, en prend un coup si on le surprend la main dans ce genre de sac ; et
prendre le contre-pied d'une vieillerie comme le « marxisme traditionnel » ne vaut pas
toujours mieux que de simplement le remettre en circulation : la négation d'une vieillerie n'est
souvent qu'une forme vieillie de négation. Ce n'est donc pas ce cadre général du projet de
Postone qui nous impressionnera favorablement.
L'une des thèses centrales de Postone est la suivante : préférer le Marx de la maturité
au jeune Marx, encore empreint de philosophie de l'histoire hégélienne et d'anthropologie
feuerbachienne, et borner les concepts du Marx de la maturité à l'époque capitaliste décrite.
On peut se demander si ce choix se distingue autant de la coupure épistémologique du
stalinien Althusser que Postone le pense, mais le but visé, de façon constatable, diffère
nettement du scientisme althussérien : il s'agit en effet d'appliquer en profondeur la critique
marxienne du capitalisme, c.a.d., notamment, de comprendre le travail comme une catégorie
indissolublement liée à la marchandise, et devant être supprimé avec elle. Cette priorité aux
concepts développés dans Le Capital plutôt que dans les Manuscrits de 1844, dont le principe
ne convainc pas mais dont le résultat s'avère louable, se double d'une opération de «
désontologisation », qui en est l’objectif profond : ramener les concepts à leur dimension
historique, inhérente à la société moderne, les ramener du concept philosophique « éternel » à
la catégorie descriptive historiquement déterminée. Une telle entreprise, qui sonne
évidemment de façon très marxienne, comporte des aspects contradictoires, sur lesquels il
importe de s'arrêter quelque peu.
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Postone s'en prend très clairement à toute la tradition marxiste qui faisait du travail une
catégorie éternelle, une sorte de donnée naturelle inhérente à l'existence humaine, et qui
prenait appui sur des textes du jeune Marx où effectivement certains passages se prêtaient à
cette interprétation. Postone, pour le moins, a donc raison de s'opposer à cela. Dans ce
contexte, la prétention « ontologique » ne servait qu'à pérenniser artificiellement une donnée
historique particulière (le capital comme accumulation de travail, le travail à la base du
capital). La transformation de la pensée de Marx en Weltanschauung (en « matérialisme
historique ») permettait aux maîtres du Kremlin de faire perdurer dans leur intérêt la réalité du
travail, celle des travailleurs, et celle de leur exploitation par la classe bureaucratique. Mais,
par ailleurs, la notion de travail telle que le jeune Marx l'utilisait était-elle effectivement
réductible à son usage stalinien ? Quand Marx critiquait dans les Manuscrits de 1844 le «
travail aliéné », cela supposait qu'il existait, au moins potentiellement, un travail non aliéné ;
que celui-ci n'existait plus sous la dictature du capital et de la marchandise, mais qu'il avait
existé avant, ou qu'il pourrait exister après. Est-ce à dire que Marx avait préparé le terrain à la
perpétuation par une société « socialiste » de la logique industrielle développée par le capital ?
Certainement pas. Il nous paraît au contraire établi, contrairement aux limites posées par
Postone, qu'aucune grande pensée ne s'est développée sans poursuivre le projet ambitieux de
comprendre le particulier à partir du général, et donc sans situer une époque transitoire dans
une trajectoire historique plus lointaine. Le piège de la Weltanschauung est alors toujours
proche. Bataille fut un de ces exemples où des données historiques (don et potlatch) se
transmuent sans coup férir en principe ontologique (la dépense). Chez le jeune Marx, la
volonté existe de baser le travail de l'ère capitaliste, qu'il n'a évidemment aucune intention
d'entériner tel quel, sur un processus plus général, sur un métabolisme actif du vivant qui
serait aliéné par l'organisation de la production en fonction de la valeur. Faut-il craindre de
rappeler cela ? Y a-t-il une raison d'en rougir ? Ce qui éloigne les théoriciens d'un constat
finalement aussi basique semble davantage tenir à leur enfermement dans des camps
conceptuels retranchés qu'à la réalité vivante du sujet (et Bataille, pour revenir à lui, fut
quelqu'un d'extraordinairement conscient du caractère néfaste de pareils cloisonnements et des
limites d'un rationalisme oublieux de l'ouverture du vivant). On sait aussi que Marx était un
grand admirateur de Shakespeare : cela tenait sans doute en partie à l'extraordinaire sûreté
instinctive avec laquelle Shakespeare était en mesure de développer des caractères concrets et
vivants, c.a.d. condensant de façon harmonieuse des déterminations sociales et personnelles,
mais aussi à sa capacité de mettre en scène une force libidinale caractéristique de certaines
époques seulement (il suffit de lire les portraits retracés par Burckhardt dans son ouvrage La
culture de la Renaissance pour mesurer de quelles merveilles le caractère insatiable, si décrié
de tous temps par les parangons de la vertu limitative, peut accoucher). Le caractère affirmatif
de Marx en matière de forces productives collectives et d'énergie vitale individuelle ne fait
aucun doute et doit être proclamé haut et fort, tant ceux qui le mentionnent ne le font
généralement que pour formuler des reproches plus ou moins indirects et alambiqués (Marx
aurait été dupe de l'enthousiasme industriel de son temps, contaminé par les entrepreneurs
ivres de profit, acceptés par lui comme relevant d'une phase ascendante de la bourgeoisie, et,
pourquoi pas, tant qu'on y est : n'aurait-il pas aussi été complice de l'impérialisme montant?).
Il n'y a en revanche pas lieu de douter que le point de vue de Marx, à cet égard, était ce que
Nietzsche tentera de définir plus tard comme le point de vue de la santé, par opposition à la
perspective du malade, point de vue que Bataille reprendra ensuite comme dépense, ou
principe solaire. Par rapport à cette affirmation des forces vitales et de leur nécessaire activité
atéléologique, présente dans tout le monde vivant, un caractère cumulatif fait donc son
apparition avec l'animal qui produit son propre monde, ses propres conditions de vie : avec
l'homme, encouragé à l'action du fait de ses résultats pratiques et, plus encore, de la
reconnaissance (confirmation) de soi qui en résulte (de la création de son identité, qui n'existe
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pas a priori mais seulement a posteriori). Hegel a très bien résumé cela : « à ce dont un esprit
se satisfait, on peut reconnaître l'étendue de sa perte ». Si tout cela est vrai, il existe donc
effectivement une substance vivante aliénée par le travail (ou, exprimé autrement, une forme
de « travail » qui n'est plus du travail aliéné parce que ce « travail » ne serait plus séparé du
capital 1), qu'il faut sans doute appeler d'un autre terme (« force de travail », ou encore « force
vitale » ; mais le sens en est, comme Marx écrivait dans Travail salarié et capital, que « le
travail est l'activité vitale du travailleur, l'extériorisation de sa vie ; et cette activité vitale, il la
vend à un tiers pour s'assurer des moyens nécessaires à sa vie » MEW 6, p. 400). En tout cas,
les théoriciens de l'époque bourgeoise ont recours au « travail du négatif » (Hegel) ou du «
travail du deuil » (Freud), et nous, qui détestons le travail et son monde, ne voyons rien de
troublant à cela à condition qu'on sache lire les yeux ouverts. Pour se méprendre, il faut en
effet être doté d'une complicité non négligeable de ses cinq sens avec l'abrutissement
contemporain : la question n'est évidemment pas simplement terminologique, car l'abolition
du travail, dans les termes remarquablement adéquats des Manuscrits de 1844 (abolition d'une
activité où le travailleur se nie lui-même), est aussi la libération d'activités, qui stagnent chez
tous et dont la stagnation (la stase) ébranle durablement la santé mentale de toute une époque.
La supériorité que Postone attribue aux catégories du Capital nous paraît donc beaucoup plus
relative et plus ambiguë que ce qu'il écrit (« l'analyse de Marx rend implicitement superflues
les conceptions évolutionnistes de l'histoire, car elle montre que toute théorie qui pose une
logique, en tant que telle, de développement intrinsèque à l'histoire (que cette logique soit
dialectique ou évolutionniste) projette sur l'histoire en général ce qui ne concerne que le
capitalisme », p. 35) ; or, Marx s'est vu contraint de franchir le passage qui sépare la
spéculation philosophique de l'analyse concrète des formes historiques dans lesquelles
l'universel se présente, mais on ne peut pas supposer un instant qu'un esprit comme le sien
aurait identifié l'un à l'autre – opération simpliste rigoureusement impossible pour tout
dialecticien (on sait par sa correspondance quel rapport ambivalent Marx entretenait avec son
sujet « économique », à la fois convaincu qu'il importait d'analyser concrètement l'évolution
du capitalisme et de réfuter précisément l'économie politique, et simultanément mourant
d'envie de passer à d'autres sujets que cette « science » et cette pratique de misère). Que les
autres sujets, quand ils étaient abordés, ne l'étaient pas par Marx (ni même par Engels) à
travers les lunettes déformantes des catégories marchandes est amplement démontré, par
exemple, par L 'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat (Postone s'en souvient,
mais de façon trop allusive, quand il rappelle à propos de la marchandise que « à certains
1 II n'est pas inutile de rappeler que ce qui caractérise le travail (au sens de travail aliéné) est, à la base, sa
séparation d'avec les moyens de production et d'avec les objectifs de production. Le travail (aliéné) est l'activité
humaine vivante réduite à un facteur de production de plus-value du fait de sa dépossession des conditions de
production. La réappropriation du « capital » (des moyens de production) et de « l'économie » (objectifs de
production) par le « travail » reviendrait à désaliéner le travail, à lui rendre ce que l'organisation capitaliste du
travail lui avait pris, ce qu'elle lui avait opposé, ce à quoi elle l'avait soumis. C'est cela que visait, très
précisément, la critique marxienne : l'émancipation du « travail » (de la force de travail) et, en même temps, la
suppression du travail (aliéné, séparé), son Aufhebung. Le « travail » est ce qui (re)produit, dans des
circonstances aliénées, à la fois la marchandise, le travail et le travailleur. Or, dans une perspective économique
(c.a.d. pour une conscience aliénée), le travail ne produit que des marchandises (et encore, il ne le fait
qu'embrigadé par le capital quand celui-ci le juge productif, créateur de plus-value). Mais le fait que le travail
produise le travailleur et se produise lui-même, comme Marx le rappelait dans les Manuscrits de 1844, échappe
par définition au point de vue borné de l'économie : cela reste une vérité clandestine. Le caractère réflexif du
travail ne peut resurgir au grand jour qu'une fois que le travail s'est émancipé. Mais une fois émancipé, il n'est
déjà plus la catégorie centrale, obligatoire, de la société, qui se subordonne tout rapport social, il devient alors la
manifestation libre de l'activité de chacun, isolément ou en association, l'instrument dont disposent librement des
individus et des collectivités qui se définissent en-dehors du champ de la valeur et du productivisme. Marx et
Engels l'expriment clairement dans le Manifeste : « Dans la société bourgeoise, le travail vivant n'est qu'un
moyen pour augmenter le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé est un moyen pour
étendre, pour enrichir, pour favoriser le processus de vie des travailleurs » (MEW 4, p. 476).
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égards, elle occupe dans l'analyse de la modernité faite par Marx une place identique à celle
de la parenté dans une analyse anthropologique d'une autre forme de société », p. 25).
L'un des mérites indubitables de Postone est de placer la marchandise, la valeur et le
travail au centre du monde critiqué par Marx, catégories devenues inodores et translucides
dans le marxisme traditionnel (mais pas, et Postone n'en pipe mot, dans la critique sociale
dissidente, de Rosa Luxemburg à Guy Debord, qui est en réalité le seul prolongement
authentique de la pensée de Marx). Aucune critique véritable du capital n'est possible sans
être simultanément critique de la marchandise, de la valeur et du travail : et dans ce contexte,
« critique » ne peut signifier qu'exigence de leur abolition. Postone développe en quoi le
travail remplace les rapports sociaux, se substitue à eux, c.a.d. empêche tout rapport social qui
serait autre que lui : « dans une société où la marchandise est la catégorie structurante
fondamentale de la totalité, le travail et ses produits ne sont pas socialement distribués au
moyen des liens, des normes et des rapports non déguisés de pouvoir et de domination
traditionnels – c'est-à-dire des rapports sociaux manifestes – comme c'est le cas dans d'autres
sociétés. Au contraire, c'est le travail lui-même qui remplace ces rapports en servant de moyen
quasi objectif par lequel on acquiert les produits des autres » (p. 26). On peut se demander si
ce rôle central est plus précisément assumé par le travail, par la valeur ou par la marchandise
(différentes facettes d'un même ordre, mais dotées de particularités indéniables), mais ce qu'il
faut retenir dans tous les cas, c'est bien que si la généralisation de la logique capitaliste détruit
radicalement toute autre forme de rapport social, c'est qu'elle détruit en définitive tout rapport
social – car elle-même n'en est pas un (la caractériser comme un mode de rapports sociaux,
comme le faisait Marx et comme le fait encore Postone, nous apparaît comme une
classification outrancière, excusable à l'époque de Marx où l'absence de société propre au
capitalisme était encore peu visible). Elle n'est pas un rapport social, parce qu'elle s'instaure
derrière le dos des individus (et des collectivités), à leur insu, sans qu'ils ne décident de rien et
sans qu'ils aient prise sur rien : on conviendra qu'un rapport social, sans aller jusqu'à
l'hypothèse rousseauiste du « contrat social », traduit nécessairement une volonté des parties,
et la possibilité de réorienter le cours des choses en fonction des objectifs qu'on se fixe ; or
c'est précisément ce qui est impensable tant que domine l'ordre marchand. Dès qu'une volonté
semble s'exprimer, elle relève, intentionnellement ou non, de l'ordre de l'illusion : les rapports
sociaux ont pris la forme de rapports entre les choses, d'abstractions, ne relèvent plus d'une
volonté. La marchandise et l'argent circonviennent toute volonté ; la tyrannie du travail est
celle de la marchandise et de l'argent. Le travail n'est que l'exécuteur des basses œuvres de
l'argent, le bourreau appointé par la marchandise, la forme pratique adoptée par la
marchandise et l'argent pour devenir forces agissantes. Il n'est pas en lui-même l'explication
du reste (ce n'est pas le combustible qui explique la chaudière mais la chaudière qui exige un
combustible, qui réduit le charbon, le gaz, l'électricité à l'état de combustible). Ainsi, à notre
avis Postone va trop loin lorsqu'il écrit : « j'ai affirmé que l'analyse marxienne de la forme-
marchandise et du capital n'est pas une critique faite du point de vue du travail, des objets et
de la production matérielle, compris dans un sens transhistorique. En réalité, c'est la théorie
d'une forme abstraite et historiquement spécifique de médiation sociale – d'une forme de
rapports sociaux unique dans la mesure où elle est médiatisée par le travail » (p. 72). La
théorie de Marx est celle « d'une forme abstraite et historiquement spécifique de médiation
sociale », pour sûr, et c'est bien pour cela qu'elle est aussi une critique faite du point de vue
certes non du travail, mais de la force vitale dont le travail se nourrit. Dans la vision habituelle
des choses, les deux se confondent pour une raison bien simple : c'est qu'il n'existe de nos
jours d'autre forme d'activité que le travail. Mais tant la force vitale que le métabolisme avec
la nature sont indéniablement à comprendre dans un sens « transhistorique », au-delà de cette
confusion sémantique. Seulement, il ne s'agit plus du fétichisme marchand, il ne s'agit plus de
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l'accumulation irréfléchie, il ne s'agit plus de « matière sans âme », mais de l'équipement
volontaire et raisonné de vie guidées par d'autres passions. Le matériel n'est maudit que dans
un monde où l'abstraction a su s'équiper.
Il arrive à Postone d'opposer à la valeur ce qui selon lui est son contraire. Cela donne :
« Marx a explicitement distingué valeur et richesse matérielle, et il a lié ces deux formes
distinctes de richesse à la dualité du travail sous le capitalisme. La richesse matérielle est
déterminée par la quantité de biens produite et elle dépend de nombreux facteurs, tels que le
savoir, l'organisation sociale et les conditions naturelles, en plus du travail. La valeur, selon
Marx, n'est constituée que par la dépense de temps de travail humain et elle est la forme
dominante de richesse sous le capitalisme. Alors que la richesse matérielle (quand elle est la
forme dominante de richesse) est médiatisée par des rapports sociaux non déguisés, la valeur
est une forme automédiatisante de richesse » (p. 28-29). S'il est vrai, en effet, que la logique
du capital ne vise pas la richesse matérielle en soi (illusion que ne partagent que les visions les
plus superficielles et les plus journalistiques de notre temps), il paraît un peu court de lui
opposer celle-ci. Ce matérialisme primaire perd de vue que l'accumulation de biens matériels
ne peut exister que dépendant d'une accumulation de valeur : le ressort de l'accumulation
relève forcément plus de la quête fantomatique et obsessionnelle abstraite que d'un
engorgement sensoriel peu viable (selon les époques, par exemple à l'époque des grands
empires de l'Antiquité, l'entassement de biens correspond à des formes primitives de valeur, et
à la puissance absolue du monarque qui se laissait hypnotiser par elles). Critiquer la valeur en
lui opposant la pure richesse matérielle n'est pas vraiment la critiquer : à un principe
dominant, il faut en opposer un autre, et la richesse matérielle n'en est jamais un. Le principe
dominant qui s'oppose à la valeur, c.a.d. à la domination des hommes par une logique
abstraite, est une logique concrète, et la seule logique concrète qu'on puisse concevoir est que
la « richesse » ou la « pauvreté » matérielles ne jouent plus d'autre rôle que de se plier, en tant
que moyens, à des projets qualitatifs dans la biographie des individus et des collectivités, dont
l'objectif se situe ailleurs (jeu, dépense, expérimentation de soi, stratégie). De la sorte, on ne
confondrait plus au sein d'une catégorie syncrétique telle que les « rapports sociaux non
déguisés » (Postone) des formes archaïques de despotisme et la vie émancipée de sociétés
affinitaires.
Dans sa volonté de se démarquer du marxisme, Postone construit en contrepoint serré
des thèmes qui n'entretiennent pas entre eux des rapports de nécessité. Ainsi, quand il écrit
que la domination sociale du capitalisme, « c'est la domination des individus par le temps »
mais en ajoutant, comme si cela découlait d'un tel constat, que « la forme abstraite de
domination analysée par Marx dans Le Capital ne peut donc pas être comprise de manière
adéquate en termes de domination concrète de groupes sociaux ou d'organismes
institutionnels de l'Etat et/ou de l'économie » (p. 30). En bref, la domination par le temps
élimine celle par la classe bourgeoise, comme s'il s'agissait là d'une rivalité : « une sorte de
système objectif » aurait remplacé la volonté des exploiteurs. C'est là une sorte de plus petit
dénominateur commun des théories contemporaines, une figure de « destin » qui redevient
crédible chaque fois que les luttes de classe ne lui opposent pas un démenti pratique en levant
les lièvres capitalistes cachés dans le champ de la « nécessité objective ». Cet épouvantail
caractéristique des accalmies nous proclame : « le temps s'en prend à nous ! », à l'instar d'une
allégorie de Dürer où la mort se saisit de la jeune fille. Dès lors, il ne semble plus possible de
comprendre que tout le pari de la bourgeoisie, pour la première fois dans l'histoire, a été de
domestiquer le temps, de partager sa couche, de se servir de lui pour dominer le reste de
l'humanité, c.a.d. de retourner contre les vivants l'une des dimensions dans lesquelles ils
existent. Certains ont compris jadis qu'aucune domination ne pourrait jamais être plus solide
et plus inébranlable que celle qui parviendrait à interposer, à son service, le temps entre elle et
ses victimes. Toute l'histoire de l'accumulation primitive est le portrait de pauvres hères, ne
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possédant rien mais disposant du temps, avant de se faire progressivement imposer le joug de
la temporalité mécanique, de la même façon que l'Eglise de la fin du Moyen Age s'était déjà
subordonné les moinillons en leur imposant le temps de l'horloger à l'intérieur des prisons
monacales (la première horloge mue par un poids date de 1283, et a été retrouvée au Prieuré
de Dunstable dans le Bedforshire ; elle y servait à rythmer la journée et à minuter la
succession de prières et de travaux). Plaute, déjà, savait que « les Dieux devraient maudire
l'homme qui le premier apprit à distinguer les heures, maudire aussi celui qui sur place réalisa
la première horloge solaire, laquelle permet de couper et d'affreusement broyer mes jours en
petits lambeaux ». Nous serions tentés de baptiser cela un « paradoxe postonien » : quand la
volonté de demeurer dans un environnement historique concret, sans généralité ni abstraction
abusives, débouche sur la réintroduction, dans ce contexte, d'une abstraction particulièrement
incongrue (le temps devenu marteau sans maître), du fait d'ignorer le point de vue de l'action
pratique (indéniable proximité avec feu le structuralisme).
Dans le même fil, les traducteurs notent à leur tour que « le matériel n'est que le
support de l'immatériel, le concret n'est que le support de la domination de l'abstrait » et
concluent en ajoutant que « la lutte contre le capitalisme est donc une lutte entre les hommes
et la valeur, et non entre le prolétariat et la bourgeoisie, entre le travail et le capital » (p. 6-7).
Autant la première idée, largement exprimée et développée par Marx, ne présente rien que
l'on puisse mettre en doute, autant la seconde en constitue, selon nous, une déduction
passablement dévoyée et unilatérale. Cette déduction pose la délicate question de l'abstraction
réelle, notion introduite par Marx pour faire face au paradoxe d'intérêts réels promouvant et
structurant une forme et des rapports de production (et, de proche en proche, un mode de vie
sociale) prenant leur indépendance et dictant finalement leur propre loi, au besoin de façon
impitoyable, à ses « créateurs », à la classe qui en détient le « droit de jouissance ». On sait
que le détournement de termes métaphysiques ou religieux paraissait à Marx susceptible
d'exprimer ce paradoxe d'une façon convenable, c.a.d. elle-même paradoxale (Lafargue avait
systématisé ce penchant, de façon fort brillante, en écrivant son pamphlet La religion du
capital). Toute la thématique du fétichisme illustre et développe cet aspect central du monde
moderne, qui croit s'être émancipé de la religion (et qui n'oppose donc à la croyance qu'une
autre croyance). La façon dont la marchandise s'impose sans égards rappelle étroitement la
dialectique habituelle du mensonge : une fois qu'on s'y est engagé, celui-ci produit ses
exigences, qui requièrent sans cesse de nouveaux mensonges, au point de déboucher un jour
sur un véritable monde factice. Les dogmes religieux en sont l'exemple le plus abouti dans le
monde des idées. La marchandise comme abstraction réelle risque fort d'en être l'exemple le
plus abouti dans le monde des pratiques réelles. La classe possédante est quant à elle
parfaitement consciente de cette dérive permanente, et c'est bien pourquoi, même quand elle
est provisoirement sortie indemne des rivalités économiques, elle ne peut se contenter de
compter ses profits et de mener une vie de jouisseur contemplatif ; elle ne peut supprimer
l'Etat mais doit au contraire le conserver constamment entre ses mains, pour que la police,
l'armée et le fisc viennent à son secours dès qu'elle en ressent le besoin – c.a.d. dès que le
mouvement de la valeur ne lui est plus intrinsèquement favorable, et que d'autres bourgeoisies
deviennent menaçantes. Pour la bourgeoisie aussi, la logique économique doit sans cesse être
« rectifiée », limitée ou amplifiée, accompagnée ou contrecarrée. En réalité, aucune classe
sociale ne peut se fier à elle : les salariés et les chômeurs, les petits commerçants et les
intermittents du spectacle, les Rmistes et les retraités, les étudiants et les fonctionnaires
publics, aucun d'entre eux ne peut échapper à la formation en économie politique que la
marchandise dispense sur le tas : un jour ou l'autre, et plutôt deux fois qu'une, ils en subissent
les avatars et voient leur situation, déjà peu brillante, se dégrader encore plus ; et les
actionnaires eux-mêmes se voient contraints de se montrer infidèles à leur propre dogme, le
laisser faire, qui ne vise qu'à endormir le grand public. Mais, si la bourgeoisie est elle-même
Urbain Bizot – Commentaires sur Marx est-il devenu muet… 8
contrainte d'utiliser d'autres formes d'intervention pratique que la pratique économique, elle
ne peut pour autant, malgré les risques qu'elle court à titre individuel, dénoncer ou rêver
d'abroger le destin qui s'impose à elle : il est la condition de son succès, c'est la nuit qui amène
aussi le jour, c'est le terrain qui la terrorise relativement mais qui terrorise absolument un
prolétariat dont elle a besoin. C'est donc un mal nécessaire (la pensée et la pratique
économiques, c.a.d. non politiques, ne peuvent jamais dépasser cette catégorie, ce mode d'être
bancal reste leur élément indépassable). La lutte entre classes sociales est donc
indissociablement liée, intriquée, avec la lutte entre « les hommes » et « la valeur ». Dissocier
l'une de l'autre relève de l'erreur. Les opposer l'une à l'autre est bien pire encore.
La page 31 mérite, elle, d'être relevée et même citée in extenso, tant elle déroge à la
grande masse des points de vue critique abâtardis de notre époque, en rappelant quelques
utiles banalités de base marxiennes : « D'une part, cette dynamique se caractérise par des
transformations continues de la production et, plus généralement, de la vie sociale. D'autre
part, elle entraîne la reconstitution permanente de ce qui la fonde en tant que caractéristique
immuable de la vie sociale – c'est-à-dire que, finalement, la médiation sociale est réalisée par
le travail et que donc, quel que soit le niveau de productivité, le travail vivant reste intégré au
procès de production (considéré en fonction de la société prise comme un tout). La dynamique
historique du capitalisme engendre sans cesse le "nouveau" tout en réengendrant le "même".
Une analyse de ce type permet de comprendre pourquoi le cours du développement capitaliste
n’a pas été linéaire, pourquoi les énormes gains de productivité engendrés par le capitalisme
n'ont conduit ni à des niveaux généraux d'abondance toujours plus élevés ni à une
restructuration fondamentale du travail social entraînant des réductions générales
significatives du temps de travail. Dans ce cadre théorique, l'histoire sous le capitalisme n'est
ni une simple question de progrès (technique ou autre) ni une simple question de régression
ou de déclin. Au contraire, le capitalisme est une société en changement permanent mais qui
reconstitue en permanence l'identité qui la sous-tend. Cette dynamique engendre la possibilité
d'une autre organisation de la vie sociale et cependant entrave la réalisation de cette
possibilité. Cette compréhension de la dynamique complexe du capitalisme permet une
analyse critique, sociale (et non pas technologique), de la trajectoire de croissance et de la
structure de production dans la société moderne ». Bref, pour le formuler à notre façon :
l'intrication entre l'exigence circulaire (d'auto-reproduction) du capital et le déchaînement
d'évolution linéaire est le mode temporel réel de notre époque, et tous ceux qui ne se
souviennent que de l'une ou de l'autre de ses deux moitiés se trompent lourdement. L'unité de
ces deux tendances contraires est déjà contenue dans le mouvement simple de l'échange A-M-
A'. L'argent (A) ne vise que le retour à lui-même. Il est pressé de se débarrasser des oripeaux
profanes de l'objet marchand (M) et de ressusciter comme argent. Mais ce retour (circulaire)
est aussi l'occasion de son accumulation : il sort grandi de sa transsubstantiation (augmenté de
la plus-value : A' = A + ∆ A). La marchandise transforme le monde pour que l'argent retourne
à lui-même, dans des proportions augmentées. Il est à noter, ce qui nous paraît essentiel, que
le détour par la substance marchande n'est que temporaire, et que cette substance est un
élément qui ne mérite pas qu'on s'y installe durablement : le monde réel est perçu par le
mouvement de la valeur comme un mal nécessaire et comme une chrysalide à quitter à
cadences accélérées. C'est la vallée de larmes transitoire face au Paradis éternel de la valeur.
La mort du monde réel est la condition sine qua non de la vie de la valeur, qui s'érige sur le
cadavre de la substance. La vérité de la valeur n'est finalement pas l'accumulation positive de
biens mais la destruction de ces biens, leur consumation. C'est pourquoi Postone a
foncièrement raison de baser sur le caractère contradictoire du mouvement temporel
marchand « que le capitalisme se caractérise par une forme déterminée, aveugle, de
"croissance" qui entraîne la destruction accélérée de l'environnement naturel. Dans le cadre de
cette analyse, le problème de la croissance économique sous le capitalisme n'est pas
Urbain Bizot – Commentaires sur Marx est-il devenu muet… 9
seulement que celle-ci soit accablée par les crises, comme l'ont souvent souligné les
approches marxistes traditionnelles. En fait, c'est la forme même de la croissance qui pose
problème » (p. 32), ce à quoi Postone ajoute une maladresse que nous avons déjà commentée
plus haut : « d'après notre approche, la trajectoire de croissance serait différente si le but
ultime de la production était d'augmenter les quantités de biens et non la survaleur ». Ce qui
précède se passe fort heureusement d'une telle conclusion. Mais comment ne pas se réjouir de
lire quelques lignes plus loin ce qui devrait aller de soi dans des esprits moins troublés par une
mauvaise époque : « le procès de production industriel ne devrait pas être compris en tant que
procès technique » (p. 33) ? Ou encore : « la structure actuelle du travail et de l'organisation
de la production ne peut donc pas être comprise seulement en termes technologiques : le
développement de la production sous le capitalisme doit être compris également en termes
sociaux » ? Ou enfin cette phrase qui expose Postone aux foudres des néo-primitivistes : «
l'écart entre l'organisation présente de la vie sociale et la façon dont elle pourrait être
organisée – en particulier, étant donné l'importance croissante de la science et de la
technologie » (p. 36) ?
Après avoir rappelé la conceptualisation du prolétariat par Marx, Postone revient au
monde contemporain et à la situation qu'il estime être celle de ce qui reste du prolétariat : «
cette approche [la sienne] reconceptualise la société post-capitaliste en termes de dépassement
du prolétariat et du travail que le prolétariat effectue – c'est-à-dire en termes de transformation
de la structure générale du travail et du temps. En ce sens, elle diffère de l'idée marxiste
traditionnelle de réalisation du prolétariat et elle diffère aussi du mode capitaliste d'« abolition
» des classes ouvrières nationales par la création d'une sous-classe dans le cadre de la
distribution inégale du travail et du temps nationalement et mondialement » (p. 37). Cette
analyse nous paraît assez largement héritée d'Adorno, qui tenait que le moment de la
révolution avait été « manqué », et que désormais se mettait à pourrir ce qui avait été promis
au dépassement. Pour Postone, de façon nettement moins unilatérale, le capital s'est mis en
devoir de dissoudre un prolétariat qui n'a pas pris en main son autosuppression, mais il semble
considérer cette dernière comme étant toujours d'actualité. C'est là un débat que nous
n'ouvrirons pas ici.
L'ensemble de l'article consacré par Postone au génocide juif commis par les nazis vise
à expliquer celui-ci par la structure même de l'économie ; non pas en tant que traduisant des
intérêts économiques, comme le prétend (faussement) le « marxisme », mais au sens où les
catégories logiques de la marchandise et du capital sont l'inconscient de notre époque, et les
cadres formels dans lesquels tout « se pense ». La Critique du travail marginal [de Jean-
Pierre Baudet], publiée sur ce même site, parvenait à des conclusions similaires (§ 9 à 12, et §
28 à 30), à partir d'un phénomène sans nul doute nettement plus insignifiant (mais dans ce
domaine, la taille n'est pas un critère, au point qu'on pourrait même être tenté de donner plus
d'importance au phénomène le plus restreint, exactement comme Freud l'avait fait dans sa
Psychopathologie de la vie quotidienne). La cohésion logique de la marchandise est un
phénomène incontestable et universellement reconnu (qui fait par exemple dire à Postone, p.
69, que l'on ne peut abolir l'argent sans abolir de façon solidaire la totalité de la logique
marchande, et donc le travail). Mais Postone va plus loin en affirmant à propos du génocide
juif que « ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse ni une théorie de
l'antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir d'explication
satisfaisante au fait que, pendant les dernières années de la guerre, une importante partie des
chemins de fer fut utilisée pour transporter les juifs vers les chambres à gaz et non pour
soutenir la logistique de l'armée alors que la Wehrmacht était écrasée par l'Armée rouge. Une
fois reconnue la spécificité qualitative de l'anéantissement du judaïsme européen, il devient
évident que toutes les tentatives d'explication qui s'appuient sur les notions de capitalisme, de
Urbain Bizot – Commentaires sur Marx est-il devenu muet… 10
racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de personnalité autoritaire demeurent
beaucoup trop générales » (p. 83). Or, la démonstration même qu'apporte ensuite Postone
donne à penser que le problème ne se situe pas seulement entre le spécifique et le général,
mais aussi et surtout dans le fait que ni les intérêts matériels, ni les idéologies manifestes ne
régissent la pensée profonde d'une époque, mais que c'est bien plutôt la logique latente des
concepts économiques. Postone le formule très clairement : « la critique faite par Marx
comprend une dimension épistémologique qui traverse tout Le Capital mais qui n'est
explicitée que dans le cadre de son analyse de la marchandise. L'idée que les catégories
expriment à la fois des rapports sociaux « réifiés » spécifiques et des formes de pensée diffère
essentiellement du principe courant de la tradition marxiste, qui conçoit ces catégories en
termes de « base économique » et la pensée en termes de superstructure, dérivée d'intérêts et
de besoins des classes » (p. 91). Se référant à Lukàcs, à Adorno et à Sohn-Rethel, Postone
rappelle à juste titre que « ce mode d'objectivation des rapports sociaux est leur aliénation.
Les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme acquièrent une vie quasi objective qui leur
est propre [...] Les catégories marxiennes expriment à la fois des rapports sociaux particuliers
et des formes de pensée. Le concept de fétiche se réfère à des formes de pensée fondées sur
des perceptions qui restent prisonnières des formes phénoménales des rapports sociaux
capitalistes » (p. 91), ce qui permet en effet d'établir que :
§ les juifs en tant que représentants du capital financier (international) ont permis aux
allemands de projeter sur eux leur désir d'avoir à s'en prendre à un ennemi extérieur,
exterritorialisé, et de ne pas devoir bouleverser leur propre monde et leur propre vie (ni le
capital industriel allemand) pour s'extirper de la misère grandissante de la République de
Weimar ; l'extermination des juifs sauvait la réputation du capital industriel (national), dans la
mesure où « l'organisation du capital industriel paraît alors s'apparenter à celle de la
corporation médiévale – l'ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité
organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race » (p. 96) ;
§ les juifs devinrent une sorte de fétiche négatif n'acquérant « une vie quasi objective qui leur
est propre » que pour la perdre aussi le plus vite possible ; leur « vie objective » devenant
ainsi leur mort réelle ;
§ « quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l'antisémitisme
moderne attribue aux juifs – abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité –, on
remarque qu'il s'agit là des caractéristiques d'une des dimensions des formes sociales que
Marx a analysées : la valeur » (ibidem) ;
§ l'argent fonctionne comme une sorte d'abcès de fixation pour la logique marchande, la
critique de l'argent permettant de sauver la marchandise elle-même, c.a.d. ce qui rend
nécessaire l'existence de l'argent (« la tension dialectique entre valeur et valeur d'usage dans
la forme-marchandise implique que ce "double caractère" s'extériorise matériellement dans la
forme-valeur : en tant qu'argent (forme phénoménale de la valeur) et en tant que marchandise
(forme phénoménale de la valeur d'usage). Bien que la marchandise soit une forme sociale qui
comporte et la valeur et la valeur d'usage, le résultat de cette extériorisation est que la
marchandise apparaît seulement dans sa dimension de valeur d'usage, comme purement
matérielle, comme chose. L'argent apparaît donc comme le seul dépôt de la valeur, comme la
manifestation de l'abstrait pur au lieu de se présenter comme la forme phénoménale de la
dimension-valeur de la marchandise même », p. 92, ou encore : « … l'argent comme racine du
mal. La dimension concrète existante lui est donc opposée de manière positive comme ce qui
Urbain Bizot – Commentaires sur Marx est-il devenu muet… 11
serait "naturel" ou ontologiquement humain et se situerait prétendument en dehors de la
société capitaliste », p. 93).
La logique marchande exposée par Marx apparaît rigoureusement comme la chaîne
signifiante le long de laquelle migre l'investissement libidinal, pour pasticher le terrain sur
lequel Freud avait mis à jour les mécanismes d'inversion, de condensation et de déplacement
qui permettent au sujet de se situer de façon conforme aux exigences de son désir
(déplacement du problème social vers un problème « racial », condensation de la
problématique marchande sur l'argent et le capital financier). Comme c'est en réalité la totalité
de ce qui est exposé dans la chaîne qui pose problème, on peut constater que la chaîne offre
elle-même les faux remèdes, en « redistribuant les cartes », quand le seul vrai remède serait au
contraire de les abattre, dans tous les sens du terme. Les solutions offertes par la chaîne
logique reviennent toujours à transformer ou à sacrifier une partie d'elle (pour rester dans le
pastiche freudien : en organisant un Fort-Da entre marchandise et argent, entre valeur d'usage
et valeur, pour toujours esquiver la partie mise en cause). C'est par définition ce qui lui permet
de se reconstituer, et de s'adapter pour survivre : elle est un nœud gordien en progrès
permanent, qu'il faut trancher.
On ne peut que se féliciter, en une époque d'« altermondialisme », de lire des lignes
comme celles-ci : « mais le capitalisme se caractérise par des rapports sociaux médiatisés,
objectivés dans des formes catégorielles dont l'argent est l'une des expressions et non la cause.
En d'autres termes, Proudhon a confondu la forme phénoménale du capitalisme – l'argent en
tant qu'objectivation de l'abstrait – avec l'essence du capitalisme » (p. 94). L'ultime refuge du
capitalisme apparaît être le « concret » (concept devenu équivalent de « tangible », y compris
chez Postone), quelle qu'en soit la forme (les racines, le pays, l'objet, la machine, le
travailleur) : « ce qui n'est pas compris, c'est que, dans ce type d' "anticapitalisme" fétichisé,
tant le sang que la machine sont vus comme principes concrets opposés à l'abstrait. L'accent
positif mis sur la "nature", le sang, le sol, le travail concret, la communauté (Gemeinschaft)
s'accorde sans problème avec une glorification de la technologie et du capital industriel » (p.
97). « Or, faire du concret une hypostase, identifier le capital à l'abstrait phénoménal, c'est
affirmer une forme d' "anticapitalisme" qui tente de dépasser l'ordre social existant à partir
d'un point de vue qui, en fait, lui reste immanent [...] L'abstrait et le concret ne sont pas saisis
dans leur unité, comme parties fondatrices d'une antinomie pour laquelle le dépassement
effectif de l'abstrait – de la dimension de la valeur – suppose le dépassement pratique et
historique de l'opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes » (p. 99).
Postone achève son analyse du génocide juif en Allemagne (dont nous n'avons retenu
que les quelques traits qui nous intéressaient plus particulièrement, mais qui comprend bien
d'autres pistes et aperçus) par un verdict audacieux : « L'usine capitaliste est un lieu où est
produite la valeur, production qui, "malheureusement", doit prendre la forme d'une production
de biens, de valeurs d'usage. C'est en tant que support nécessaire de l'abstrait que le concret
est produit. Les camps d'extermination n'étaient pas la version d'horreur d'une telle usine – il
faut y voir au contraire la négation "anticapitaliste", grotesque, aryenne, de celle-ci.
Auschwitz était une usine à "détruire la valeur", c'est-à-dire à détruire les personnifications de
l'abstrait » (p. 105). Il nous semble utile d'ajouter une nuance à cette interprétation par ailleurs
parfaitement cohérente : c'est que cette négation se présentait au moins sous une forme
strictement identique avec ce qu'elle niait. Le triomphe du capital était concrètement visible
d'emblée dans ce qui affectait d'en être une négation. Ce qui veut dire à la fois que personne
de sensé ne pouvait être dupe de ce mensonge, et aussi que la forme industrielle reste en toute
circonstance la réalité phénoménale indépassable du capital.
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Quels que soient donc les mérites et les lacunes du livre de Postone, on peut à tout le
moins considérer qu'il se situe dans la seule perspective qui vaille d'être envisagée, et d'être
voulue. Les recherches et les discussions que nous appelons de nos vœux, pour les années qui
vont suivre, devront nécessairement traiter des questions qu'il soulève, et les faire avancer. Il
y aura en tout cas concouru.
Ajoutons quelques mots à propos de la Présentation faite par les traducteurs.
Une orientation qu'ils donnent nous paraît critiquable : « contrairement à la richesse
matérielle mesurée en termes de quantité et de qualité, la valeur n'est pas une grandeur, c'est
une forme de richesse qui n'existe qu'en tant qu'elle inclut la dépense de temps de travail
humain » (p. 9). Le défaut de raisonnement est le même que celui déjà relevé à plusieurs
reprises ci-dessus : on a tendance à opposer abstraitement entre eux des termes qui sont les
éléments d'une même unité dialectique. Le fait que la forme de richesse capitaliste est basée
sur la dépense de temps de travail humain ne contredit en rien l'expression de la valeur en
terme de grandeur (quantitative) mais au contraire fonde cette expression ; l'expression
quantitative est précisément ce qui à la fois traduit et verrouille l'exploitation de temps de
travail humain. Ce n'est que réduit à un paramètre quantitatif de coût de production que le
travail humain peut être réduit à son abstraction, à une substance exploitable indiscutable en
tant que telle. Par ailleurs, il est faux d'écrire que la richesse matérielle (du côté donc de la
valeur d'usage) est « mesurée en termes de quantité et de qualité » : Marx écrivait précisément
que « comme valeurs d'usage les marchandises présentent avant tout des différences de
qualité, comme valeurs d'échange elles ne peuvent être différentes qu'en termes de quantité,
ne contenant plus un seul atome de valeur d'usage » (Le Capital, Tome I, La marchandise,
MEW 23 p. 52). Dire que la valeur d'usage peut en elle-même être « mesurée en termes de
quantité » est faux. Ecrire qu'elle peut être « mesurée en termes de qualité » est carrément une
absurdité.
En revanche, les traducteurs résument très bien l'une des qualités du livre de Postone
en écrivant que « la méthode qu'il élabore ici peut être utilisée pour analyser de manière
critique tous les anticapitalismes à tendance personnificatrice (ceux-ci ne contribuent jamais à
détruire le capitalisme, ils ne font que participer à sa mutation) » (p. 19). Ceux en effet qui ne
veulent à aucun prix prendre parti dans les luttes intestines du capital, au profit comme au
détriment de ses sous-ensembles (capital privé / capital bureaucratique ; capital industriel /
capital financier ; conglomérat industriel / petite entreprise ; commerce sauvage / commerce «
équitable » ; travail hiérarchique / travail autogéré), en ont bien pris note, et ne l'oublieront
pas. Le critère est assurément solide.
31 octobre 2003
www.geocities.com/nemesisite/postone.htm