varlet la grande panne

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  • 7/25/2019 Varlet La Grande Panne

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    Tho Varlet

    LA GRANDE PANNE

    1930

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    Table des matires

    AVANT-PROPOS ..................................................................... 3

    I AUX RUINES DE TAURONTUM ....................................... 5

    II AURORE LESCURE ........................................................... 15

    III UNE PROMENADE AUX CALANQUES .......................... 32

    IV LE CANARD DE LAGENCE AMERICA .................... 51

    V CHEZ LE PROFESSEUR NATHAN ................................... 71

    VI LE LICHEN GAGNE ......................................................... 83

    VII ENCORE UN JOUR ! ................................................... 97

    VIII UNE INVASION DE XNOBIES ............................ 114

    IX LACCIDENT DU NORD-SUD ....................................... 127

    X O DANA SURVIENT ................................................... 142

    XI AU BOURGET ................................................................ 156

    XII LA FRANCE AU BAN DES NATIONS .......................... 165

    XIII ARRT DES ROTATIVES ........................................... 184

    XIV LA GRANDE PANNE ................................................... 196

    XV LE LICHEN ARDENT ................................................... 213

    XVI LA TERREUR LECTRIQUE ....................................... 224

    XVII LE RETOUR DAURORE ............................................ 234

    XVIII LA VIE NOUVELLE .................................................. 250

    propos de cette dition lectronique ............................... 254

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    AVANT-PROPOS

    Ce prsent roman, la Grande Panne, a paru pour la pre-mire fois aux ditions des Portiques, en octobre 1930.

    Or, en octobre 1931, donc un an aprs, parut dans un ma-gazine amricain, Wonder Stories (Histoires merveilleuses), unenouvelle signe Rowley Hilliard : Death from the Stars (la mort

    venue des toiles), dont lide initiale ressemble singulirement celle de La Grande Panne. Deux savants, Julius Humboldt etGeorge Dixon, dcouvrent une poussire mystrieuse dans un m-tore. Cette poussire mystrieuse est une forme de vie lmen-taire. Elle se dveloppe aux dpens de la vie terrestre. Les vg-taux sont brls, leurs feuilles deviennent noirtres. Les humainssentent dabord des dmangeaisons, puis des brlures. Dixon

    meurt dans des souffrances atroces. Humboldt comprend le dan-ger, mais il est lui-mme atteint, tellement atteint quil peut peine remuer. Il trouve cependant la force darroser de ptrole lecadavre de Dixon, son lit, le cottage et le jardin, et toute la zonecontamine ; puis il senferme double tour et met le feu. On at-tribue son suicide la folie.

    Cette nouvelle eut beaucoup de succs. Les lecteurs rclam-rent une suite. M. Hilliard leur donna satisfaction, et la deuxime

    parut quelques mois plus tard dans le mme magazine.

    Au reste, sils sont bien videmment inspirs de mon roman,ces deux rcits sont dune rudesse toute yankee, et tous deuxtournent au macabre.

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    Dans ltat actuel de la lgislation amricaine, je nauraispas grandchance dobtenir une compensation pcuniaire pourcet acte depiraterie.Mais, tout comme le matre J. H. Rosnyan la fait pour son roman la Force Mystrieuse, jai cru de-

    voir tablir ici ma priorit par ce rappel des faits, en tte de cettenouvelle dition dela Grande Panne.

    Et je remercie mon bon confrre s-anticipations Rgis Mes-sac, romancier, traducteur et historien de la littraturedimagination scientifique, qui a eu lamabilit de me signaler ce

    plagiat.

    THO VARLET.

    P.-S. Un roman intitulLes Naufrags dros et formant suite La Grande Panne paratra prochainement chez unditeur qui reste encore trouver.

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    I

    AUX RUINES DE TAURONTUM

    Il est certain que si, au retour de cette excursion, jtaismont dans la voiture de Go, et non dans celle du DrAlbur-tin, toute mon existence en et t change, et fort proba-

    blement aussi, lavenir du monde.Cest pourquoi les propos que nous tnmes cette aprs-

    midi-l, 15 octobre, moi, Go, sa sur Luce, leur mre, et ledocteur, devant les ruines de Taurontum et lazur de la M-diterrane, commencent pour moi laventure.

    Mais dabord, que je me prsente :

    Gaston-Adolphe Delvart, n Lille (Nord), vingt-septans. Artiste peintre, dun talent honorable, si jen croislopinion de mes amis, et surtout les prix que les marchandset les amateurs payent mes toiles. Je nen suis pas plus fierpour cela, du reste, car certains badigeonnages excuts pardes farceurs sans aucun mrite atteignent des cotes beau-coup plus leves, au dcimtre carr ; mais du moins je

    gagne ma vie, et jai conscience de faire de lart vritable, cequi nest pas dj si commun.

    Mais passons ; mon art nest quindirectement en causedans la prsente histoire. Il vaut mieux faire remarquer queje suis, lpoque dont je parle, clibataire, en flirt superfi-ciel avec MlleLuce de Ricourt, sur de mon ami Go, un an-

    cien camarade de lyce devenu ingnieur, que javais perdu

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    de vue et que jai retrouv depuis une quinzaine, Cassis, oje suis venu villgiaturer, peindre et me livrer aux plaisirs desbains et dun nudisme tempr.

    Luce de Ricourt, vingt-quatre ans, une rousse dun rouxardent, qui me fait songer la Dana du Titien qui est aumuse de Naples, a pour moi un attrait esthtique, frein parune incompatibilit morale vidente et indniable. Baronneauthentique, mais sans fortune, elle est aussi moderne quepossible et regrette de ntre pas ne Amricaine. Largentcompte avant tout dans la vie, affirme-t-elle. Elle sest jur

    datteindre la richesse, connat le gros brasseur daffairesRosenkrantz et se livre des oprations de Bourse fruc-tueuses.

    Ce qui ne lempche pas davoir un flair artistique assezdvelopp, mais uniquement utilitaire. Elle estime mes ta-bleaux, elle a confiance dans lascension future de leur va-leur marchande, mais elle mprise ouvertement mon

    manque de roublardise qui retarde la hausse.

    Tonton, me rpte-t-elle (car elle a fait de mon prnomce gracieux diminutif ; et elle me tutoie, comme il y a dixans, quand elle marrachait les cheveux par gentillesse), Ton-ton, tu nes pas la page ; tu as beau te croire jeune, tu esaussi fossile que ma noble mre, avec tes principes davant

    le dluge.Ou encore :

    Mon pauvre vieux ! Ce quon se chamaillerait, nousdeux, si jamais il me prenait la fantaisie de tpouser !

    Cest bien mon avis. Mais il ny a aucune chance, heu-reusement : pas presse de se marier, elle raille le sentimen-

    talisme, regrette de ne pouvoir suivre les cours du professeur

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    Morton, de New-York, pour devenir une vamp accomplie,et npousera jamais quun homme faisant beaucoupdargent a money-making man un Amricain, aumoins de cur, comme elle.

    Avec moi, elle se contente de flirter, et profite desheures o je my laisse moiti prendre, pour macheter, oume faire acheter, soi-disant par sa mre, mes meilleurestoiles, au rabais : ce sont, croit-elle, des placements or. Etcette opinion flatte assez mon amour-propre pour je lui par-donne la manuvre, qui frise lescroquerie sentimentale.

    Son frre lui-mme la blague, loccasion :

    Lucy ! Tu nas aucun sens moral !

    Go en a, lui, ou croit en avoir. Le sens moral du secondquart du XXe sicle. Il ne ddaigne pas les petits profits,commissions, pourcentages et ristournes que peut lui valoirsa situation dingnieur, dans les usines du grand fabricant

    davions Hnault-Feltrie, Saint-Denis. Sa passion est pourles autos. Il a muni rcemment sa voiture dun nouveau dis-positif, quil appelle turbo-compresseur , et il en a plein labouche.

    Avec ce truc-l sur ma vulgaire petite Renault, je grattenimporte quelle bagnole de marque. Lautre jour, en venant

    de Paris avec maman et Luce sur la route entre Arles et Mi-ramas dans la Crau : 30 kilomtres en ligne droite et en pa-lier je rattrape une grosse hispano qui marchait peinard, 50. Ils me laissent arriver 10 mtres derrire eux, maiscomme de juste, au moment o jallais les rejoindre, ils pres-sent lacclrateur Ftt ! du 80. Moi, jouvre en grand mon turbo : Rrran ! comme un moteur davion Klaxon. Et

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    je les passe 140. Mes bonshommes en sont rests commedeux ronds de flan.

    Au rappel de cet exploit de son fils, qui lui donne en-

    core la chair de poule, rtrospectivement, Mme

    de Ricourtmurmure :

    Quelle horreur ! Du 140 ! Mon Go, tu pouvais noustuer tous les trois !

    Mmede Ricourt, cest Luce 50 ans, et teinte en chtainfonc. Empte, bouffie, elle se sangle et strangle pour

    faire jeune . A le snobisme de se croire la page, se ma-quille, fume la cigarette, mais laisse tout instant percer sonirrmdiable passisme.

    Ces propos schangent devant les ruines de Tau-rontum, qui sont au bord de la plage des Lques. On y voitdans une excavation, un reste de mosaque peu reconnais-sable, et trois normes jarres de terre cuite, comme il sen

    trouve encore chez les vieux paysans provenaux. Les ves-tiges dune villa gallo-romaine. Ils mont laiss plutt froid,comme les de Ricourt. Le DrAlburtin, qui a pris linitiative denous y mener, est assez piteux, et par manire de compensa-tion, il nous invite prendre le th, au petit htel de la plage,o sont restes les deux voitures : la turbo , dans laquelleje suis venu de Cassis avec Go et sa sur, et la torpdo

    dAlburtin, qui Mmede Ricourt a donn la prfrence, parce que le docteur conduit comme un sage , cest--dire quil ne dpasse jamais le 60.

    Le DrTancrde Alburtin me plairait fort, sans sa maniede vous allonger tout propos de grandes claques jovialessur lpaule, y laissant sa main applique, de faon affec-

    tueuse et exasprante.

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    Ce grand bonhomme quadragnaire, large de figure,blondasse de cheveux et de peau, a fait la guerre commeaide-major. Loin de crner et de poser au hros, il tourne sesexploits en aimables galjades mais les raconte quand

    mme. Nous nous sommes lis de camaraderie deux ans plustt, lors de mon premier sjour Cassis, o il exerce la m-decine, tout en dirigeant une clinique de radiothrapie quil ale tort de ngliger un peu pour se livrer ses recherches per-sonnelles. Cest un scientiste convaincu, en mme tempsquun amateur des curiosits de la rgion.

    Linsuccs de son Taurontum soublie, devant le th etle cake. Lloge enthousiaste que Go a fait de sa turbo ai-guille lentretien vers les vitesses de transport actuelles et fu-tures. Luce voque ses souvenirs de voyage en avion :Londres-Paris en 1 heure 30 260 lheure.

    Chez Hnault-Feltrie, dclare son frre avec orgueil,nous mettons au point un monoplan mtallique turbo-

    compresseur, qui donnera en vitesse commerciale du 350.

    Alburtin, pour se faire pardonner ses antiquits lamanque, soutient et stimule la conversation nouvelle :

    Et quand la fuse astronautique sera devenue dusagecourant, ce nest plus par centaines de kilomtres lheureque lon comptera, mais par milliers.

    Quelle horreur ! sexclame la douairire moderniste.Heureusement, ce nest pas encore pour aujourdhui. Je neverrai pas cela, ni vous. Dans un sicle ou deux, peut-tre

    a, maman, raille Luce, svre, a sappelle tre lapage ! Tu ne lis donc plus les journaux ?

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    Jallais citer, en effet, le dpart de la Fuse amricaine ;mais Alburtin me devance. Carr dans son fauteuil dosier,doctoral et bonhomme, il confrencie, face la mer bleue.

    Les voyages interplantaires ? Mais nous y touchons ;nous y sommes ! Avant dix ans, affirmait en 1929 Hnault-Feltrie votre patron, Go lun des donateurs du prix Rep-Hirsch et le grand champion de lastronautique en FranceAprs lavion, la fuse : cest dans lordre, cest la courbe duprogrs invitable. Songez lacclration du progrs scien-tifique et la multiplication des dcouvertes. Le XIXesicle a

    ralis lui seul plus que les deux mille ans qui lont prc-d. Le dbut du XXe jusqu la guerre a fait faire le mmechemin que le XIXe entier. Toujours plus vite, toujours plusloin, toujours plus haut ! La fuse la Lune et aux plantes ?Ce sera un jeu enfantin ds que lon aura dcouvert, dans ladislocation atomique, par exemple, des sources dnergieplus puissantes. Avec celles dont nous disposons prsent,

    cest dj possible, tout juste. Il ny a que deux ou trois ansquon sen occupe srieusement. Et cela progresse, lopinionsmeut, se passionne ; on sent que linstant est venu. En1929, un Allemand faisait dmarrer 200 lheure la pre-mire auto-fuse qui explosa au bout de quelques kilo-mtres, avec son chat-passager ; mais peu importe. En 1930,lavion-fuse mont par laviateur Espenlaub faisait un tourdarodrome Lohenhausen prs de Dusseldorf. On annon-ait dernirement quun professeur de Budapest, herr DoktorOberth, a invent un obus-fuse, avec lequel il organise unvoyage la Lune et retour ; 87 personnes, dont 20 femmes,se sont fait inscrire pour laccompagner

    Vous oubliez le film : Une femme sur la Lune , quinous montre le voyage accompli daprs le metteur en

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    scne Fritz Lang, dcocha Luce, en tirant une lente bouffede sa cigarette long tuyau de jade.

    Blaguez toujours, mademoiselle ! Ctait de

    lanticipation, ce film : mais ce nen est plus. prsent, vousavez pu le lire comme moi dans les quotidiens de ces joursderniers, voil ce savant amricain, le professeur OswaldLescure, qui lance rellement une fuse avec passager versles espaces interplantaires. Et, vous avez pu le voir aussidans lePetit Marseillaisde ce matin, le dpart a d avoir lieuaujourdhui mme

    De Columbus, Missouri, compltai-je. Et le passagerou plutt la passagre, cest la propre fille du professeur Les-cure. Il faut quil ait confiance dans son invention !

    Et quelle ait un certain cran, la gosse ! reprit le doc-teur. On la compare dans les journaux une aviatrice ; maiscest autrement dangereux que de franchir lAtlantique en

    avion, son raid. Mme si elle ne monte pas jusqu la Lunecomme on lui en prte lintention, qui sait o elle va retom-ber sur terre, et mme si elle y reviendra !

    Ne doit-on pas essayer de suivre son appareil au tles-cope ? demanda Mme de Ricourt, en affectant un air rensei-gn.

    Jen doute, madame. Et de toute faon ce ne serait pasun moyen de la guider, ni de la ramener bon port.

    Alors, cest un suicide ! Le gouvernement ne devraitpas permettre

    Go intervint.

    Tu penses bien, maman, quil y a eu des vols dessai.On ne part pas de but en blanc comme a, pour la Lune, avec

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    un engin nouveau ; on doit possder la manuvre, dabord.Elle a fait de lentranement, cette fille, comme les premiersaviateurs, les frres Wright, Dayton, en 1903 et 4 Main-tenant que le docteur my fait penser : Aurore Lescure, jai vu

    son nom sur des affiches de films dactualit.

    Moi, je lai vue lcran, reprit Alburtin. Elle est fortgentille.

    Peuh ! fit Luce ddaigneusement. Une doctoresse am-ricaine, une savantasse lunettes

    Tu exagres, Luce ; elle na pas de lunettes ; mais ellea un bien mauvais genre. Un vrai garon une horreur. Jeme rappelle maintenant ; je lai vue aussi avec toi, Luce, etMmeDelval, au Paramount

    chacune de ces rflexions, je fus sur le point demcrier : Moi aussi je lai vue au cinma ! Et non pas unefois comme vous, mais huit ou dix ; le plus souvent que je lai

    pu Mais quels clats de rire de Go, quelle joviale plai-santerie dAlburtin, quelle moue scandalise de la vieilledame, quels ricanements de Luce ne me serais-je pas attirs,en ajoutant laveu quil met t impossible de retenir : Jelai vue et je la trouve adorable !

    Sagement, je me tus, comprenant moi-mme tout le ridi-

    cule de mon sentiment romantique et romanesque.Sprendre dune beaut professionnelle de cinma ; dunRudolph Valentino quand on est femme ; dune Pola Ngriquand on est homme, passe encore ; il y a la contagion,lesprit dimitation, le snobisme. On subit le prestige dun vi-sage aim par des milliers dhumains Mais dans mon caspersonnel, lexplication ne tenait pas. Ces gens passions

    cinmatographiques y sont prdisposs ; ils sprennent tour

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    tour de toutes les grandes vedettes, de toutes les stars.Chez moi, au contraire, il suffisait quune idole du public pa-rt lcran pour que mon instinct individualiste se hrisstcontre elle ; cette multiplicit dhommages, loin de me s-

    duire, bloquait mes sentiments au-dessous du point de con-glation. Pas une fois dans ma vie je navais ressenti lattraitdun visage clbre. Lmotion prouve devant Aurore Les-cure tait unique dans mon exprience.

    La premire fois que javais vu ce visage surgir, aprs untitre lu avec indiffrence, je savais peine de qui il

    sagissait ; et pourtant mon regard fut happ, mon attentionmise au cran darrt. Limage en noir et blanc tait pour moiune apparition surnaturelle, une rvlation bouleversante.Cette mince jeune fille en combinaison daviatrice, le visageovalis par le serre-tte dtoffe rude, ce visage rduit auxtraits essentiels, je le reconnaissais. Ce sourire un rien m-lancolique et douloureux, cette bouche bien fendue, aux

    lvres fermes, aux dents magnifiques, ces yeux limpidesdenfant, mais si profonds, ctait la synthse mme de montype idal de la beaut Je lavais dj vue dans mesrves Ou dans une vie antrieure, qui sait ?

    Javais beau me fouailler dironie : dans quelle vie ant-rieure, nigaud ! Cette jeune trangre, spare de toi par cinqou six mille kilomtres, cette pionnire dun sport futuriste,

    debout ct de son wagon-fuse, de cet obus de mtal bril-lant, la main sur le verrou du hublot-porte qui va se refermersur elle quand elle aura fini dadresser au tourneur de camrason sourire forc, de convention

    Lorsque son image disparut de lcran, je ressentis unvide trange, un dcouragement intime, un esseulement d-

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    mesur Et je quittai la salle, refusant de voir un autre film,emportant limage merveilleuse.

    Et, tout en me raillant de cette hantise, de cette posses-

    sion, plus forte et plus tenace chaque fois, jtais retournla voir, toujours plus intimement convaincu de retrouverlimage dun tre connu dans une vie antrieure dun tre qui ma vie tait intimement lie par des liens mystrieuxmais aussi dun tre que, suivant toutes les probabilits, je nerencontrerais jamais

    Pouvais-je vraiment laisser souponner, mme par un

    mot dallusion imprudente, pareils sentiments fous, mescompagnons, cette aprs-midi doctobre, devant la Mditer-rane dun bleu dencre violette, sous les rayons du soleil d-clinant ?

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    II

    AURORE LESCURE

    Pourquoi montai-je dans la petite torpdo du DrAlburtinpour retourner Cassis, pourquoi fis-je astucieusement ensorte que Mmede Ricourt prt place avec Luce dans la turbo,

    sur la promesse de Go quil ne dpassait pas le 30 lheure ? Ma rancune latente du jugement ddaigneux portpar Luce sur lastronaute amricaine dut provoquer ma d-termination, et aussi le sentiment subconscient dtre plus ensympathie avec Alburtin, et le secret espoir de continuerlentretien sur la Fuse.

    Mais jinvoquai plaisamment pour motif que je ne vou-

    lais pas faire affront au Docteur, en paraissant mpriser samodeste C. 6.

    Quoi quil en soit, cette dcision que je pris, sur le seuilde lHtel de la Plage, aux ruines de Taurontum, eut, je lerpte, une influence capitale sur mon avenir, et influa aussinotablement sur le sort du monde civilis.

    Si je croyais la mtapsychique, je verrais sans douteune prmonition occulte dans cette conversation que nousvenions davoir et dans limage dAurore Lescure qui hantaitmon esprit. Mais je ny crois pas ; et, la froidement analy-ser, la concidence fut toute naturelle. Les journaux avaientannonc pour aujourdhui lenvol de la Fuse interplan-taire ; en cette mme heure, par toute la France, par toute

    lEurope et lAmrique, par toute la terre, des centaines de

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    milliers dhommes et de femmes devaient songer lhroneet sentretenir de son exploit.

    La seule diffrence quil y eut entre moi et les autres,

    cest que je la vis atterrir. La Fuse, diront les mathmati-ciens, avait autant de probabilits pour retomber au pleNord ou dans le dsert de Gobi ? Simple jeu thorique. Car sielle tait retombe ailleurs, il ne se serait plus agi de lordrede faits que nous vivons. Je prfre croire au destin. Danslunivers rel, dont fait partie ma destine, Aurore Lescuredevaitinvitablement prendre terre en un point dtermin et

    je devais aussi ncessairement passer par l au mme mo-ment. En vrit, ce fut tout simple et naturel, encore quemerveilleux.

    Cela se passa si rapidement que nous emes peine letemps de comprendre, Alburtin et moi.

    Il tait 5 heures du soir ; le soleil avait disparu derrire

    les crtes calcaires de la pittoresque gorge que nous remon-tions sans hte ; mais il faisait encore grand jour. Depuis dixminutes, ds la sortie de La Ciotat et le dbut de la cte,lami Go stait offert le facile plaisir de nous gratter parun dmarrage foudroyant de sa turbo, et les Ricourt de-vaient, cette heure, tre arrivs Cassis et lHtel Cen-drillon, o je les retrouverais au dner. Nous tions en vue du

    col de Bellefille, o bifurquent les deux routes, celle sur Au-bagne et celle sur Cassis, lorsquune lueur perue du coin delil au ciel me fit relever la tte

    Une trane de feu rouge, comme la trace dun bolide,mais qui ralentissait en tombant tout droit du znith un fu-sement strident La lueur steignit, le bruit cessa et, danslazur clair, on vit une forme flasque et indtermine, en

    chute rapide suivant la verticale.

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    Un avion ! mcriai-je. Un avion qui a pris feu et quitombe !

    Deux secondes, Alburtin, les mains au volant, quitta la

    route des yeux. Drle davion, opina-t-il Un dirigeable, plutt ?

    La distance, et par consquent la grandeur de lobjet, nepouvaient sapprcier encore. Dans le soleil oblique, la formeflasque de linstant prcdent avait pris laspect net dunovale allong, le profil jauntre dun semi-rigide . Mais,

    au-dessous, suspendu dinvisibles filins tincelait unechose de mtal.

    Cela descendait, non plus en chute libre, mais avec unelenteur rgulire, juste devant nous, sur lperon de collinebois qui spare les deux routes.

    Je crus comprendre et mcriai :

    Une descente en parachute ! Lavion a pris feu et le pi-lote sest jet.

    Arrive la bifurcation, lauto stait suffisamment rap-proche de lobjet arien pour que lon pt discerner ses di-mensions et sa nature. Ce ntait pas, au loin, un grand diri-geable, mais, assez prs, un vaste parachute de tissu jaune,

    supportant une nacelle brillante comme de laluminium. Qu qucest qu ? fit, perplexe, Alburtin, en stoppant

    au pied de la borne indicatrice.

    Un trouble singulier menvahit ; mon cur battait avecviolence Mais je nosais encore comprendre : le parachuteme droutait.

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    150 mtres de nous, distance gale entre les deuxroutes, avec un froissement de rameaux et de branches, lacabine mtallique senfona dans les pins et la brousse ; onperut un choc et un bruit de verre cass, tandis que le para-

    chute stalait mollement sur les cimes des arbres.

    Vous venez ? fis-je impatient.

    Minute.

    Mon compagnon remit la voiture en marche, la rangea50 mtres plus loin sur le bord de la route, lore du bois,

    arrta le moteur et verrouilla lallumage.Javais saut terre, prtant loreille.

    La brise du soir se levait, dans le grand silence de cesvallons sans oiseaux ; mais aucun son humain, aucun cridappel.

    Une angoisse profonde, dpassant de loin linquitudeque lon peut prouver pour un inconnu en danger,mtreignait la poitrine.

    travers les buissons de ciste roussi, de bruyre en fleuret de chne-kerms, je fonai droit vers le point repr par levlum jaune et festonn du parachute, sans souci des ajoncset des tue-chvres aux pines acres me griffant les mains

    et les jambes travers mon pantalon de toile. Le gros Albur-tin sessoufflait derrire moi.

    Enfin, parmi la brousse, je discernai un clair de mtal,et quelques enjambes plus loin, une espce dobus norme,renvers presque plat, sur une saillie de rocher.

    Un obus ? Non ! La Fuse interplantaire ! Car elle

    simposait moi, lvocation que tantt je rejetais comme

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    dmente et absurde ; je reconnaissais le vhicule ogival vutant de fois sur lcran, avec Aurore Lescure me souriant,une main sur le verrou de la porte-hublot.

    Cette porte, ce trou dhomme , je lavais l devantmoi, mais hermtiquement clos par les crous et les jointsdune fermeture tanche qui la dessinait sur la paroi, presqueau plus haut du gros cylindre couch.

    Comme il ny a pas encore au monde deux fuses astro-nautiques en service, ctait indubitablement celle du profes-seur Oswald Lescure, partie de Columbus (Missouri) au-

    jourdhui mme. lintrieur se trouvait Aurore Lescureou son cadavre.

    Un examen rapide de lobus me montra que la saillie derocher sur laquelle il reposait avait crev un petit hublotrond. Je me baissai, pour tenter de voir lintrieur, mais ilny avait pas assez despace entre la pointe calcaire et les

    clats de glace brise. Il sen chappait une inquitanteodeur de produit chimique.

    Je me redressai, en criant :

    Vite, Alburtin ! Elle asphyxie ! Aidez-moi ouvrir laporte.

    Et je saisis, pour la dvisser, lune des deux poignes en-castres dans les cavits sur la plaque de fermeture du troudhomme. Une inscription en deux langues, anglais et fran-ais, surmonte du drapeau amricain et des initiales M. G.17. Premier voyage la Lune , indiquait : Pour ouvrir,tourner la poigne dans le sens de la flche .

    On a prvu latterrissage brusqu, fit Alburtin, qui arri-

    vait, tout haletant.

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    Et il manuvra la seconde poigne.

    Un dclic La plaque ronde, libre, se rabattit sur sescharnires et une entre ba, denviron 50 centimtres de

    diamtre.Avidement, je me penchai, entrevis une forme humaine

    affaisse contre un tableau de distribution. La figure taittourne par en bas, on ne voyait que la calotte du serre-ttede cuir.

    Je suis plus mince que vous, docteur, dclarai-je ; et il

    ny a pas place pour deux.Dun rtablissement, je mintroduisis dans lobus, non

    sans peine. La cabine de pilotage, excessivement petite, taitencombre dun tas de leviers et dappareils o je nosaismaccrocher, et je faillis poser le pied sur la main de la jeunefille qui serrait encore une manette. Malgr les deux ouver-tures, du trou dhomme et du hublot crev, lair intrieur

    tait charg dune odeur cre, touffante.

    Je serrai les mchoires, dans un vertige de rage Si elletait morte !

    Attention, docteur ! Je vous la passe.

    Dgageant les doigts crisps sur la poigne dbonite, je

    soulevai par la taille le corps inerte, dont je sentis avec uneonde de joie la tideur rassurante travers le vtement decuir, et le soulevai en vrac vers louverture.

    Avec sa dextrit professionnelle, Alburtin sortit dabordles deux bras pendants, puis attrapa la jeune fille aux ais-selles et la hala par le trou, tandis que je suivais le mouve-ment, la tenant aux hanches. Je ne mtais pas encore dga-g, quil lavait tendue terre sur un espace peu prs d-

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    pourvu de cailloux et tapiss daiguilles de pin, etsagenouillant, diagnostiquait :

    Pas de blessures apparentes Simple syncope.

    Nous ne la transportons pas tout de suite la voiture ?demandai-je un peu moins inquiet.

    Il vaut mieux rtablir la respiration dabordQuelques mouvements rythmiques ; et si cela ne suffit pasvous maiderez faire des tractions de la langue.

    Dbarrassant de son serre-tte la jeune fille vanouie etdgrafant le haut de sa combinaison fourre, il se mit luisoulever et rabaisser les bras, en cadence.

    Le visage, dans lbouriffement boucl des cheveux aca-jou sombre, coups mi-longs, prenait la dlicatesse dun m-daillon de cire, o un reste de rouge aux lvres pouvait dno-ter la coquetterie fminine aussi bien que la chaleur de la vie

    dont je guettais avidement le retour. Je songeais un romande Wells,La Merveilleuse Visite, dans lequel un ange se mat-rialise, sorti de la quatrime dimension . La mme mer-veille, ici, se ralisait : lange astronaute avait quitt, pourlexistence relle, le domaine fallacieux de lcran Etjprouvais une joie tremblante reconnatre, sur ce visageen relief, incarner trait par trait et complter mon Aurore

    Lescure en noir et blanc. Ouf ! elle respire, dit avec satisfaction Alburtin, en ces-

    sant la manuvre des bras. Et voici quelle se ranime.

    Les paupires battirent, souvrirent au large, et les yeuxdun limpide vert-bleu errrent dabord vaguement sur la fi-gure du docteur, sur la mienne et sur les ramures des pins.

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    Elle ne vit pas lobus, qui tait derrire sa tte. Une lueur decomprhension dans le regard, elle interrogea :

    O suis-je ? Est-ce que mon appareil est abm ?

    Je la savais fille dune Canadienne-franaise ; mais cenen fut pas moins une surprise dlicieuse de lentendresexprimer en franais. Sa voix, trs faible encore, avait untimbre clair et pur, enchanteur comme son lger accent, al-lgre et parfum dancienne France Absorb dans mon ra-vissement, je laissai le docteur lui rpondre :

    Vous tes, miss, dans le sud de la France, entre Mar-seille et Toulon, 4 kilomtres de Cassis, o je vais voustransporter, dans ma clinique Je suis le docteur TancrdeAlburtin, pour vous servir. Et voici mon ami Gaston Delvart,peintre en renom Votre appareil, sauf un carreau cass, nesemble pas avoir trop souffert Je suppose que nous de-vrons le laisser o il est, provisoirement, car il doit peser des

    tonnesLe front contract, elle coutait avec un effort

    dattention qui lpuisait visiblement. Elle eut peine r-pondre.

    Non, les rservoirs sont vides, il ne pse que 400 kilo-grammes Sil vous plat, messieurs, faites-le mettre en s-

    ret, labri des reporters. Il ne faut pas Et, sil vous plat,prenez-y tout de suite la bote verte o il est marqu : M-torites et ma valise en peau de porc. Oh ! quelle chance !vous ntes pas des journalistes Je vous en prie, empchezles journalistes de minterviewer

    Sa voix se perdit dans un murmure indistinct. Elle fermales paupires et avec un petit soupir laissa retomber sa tte

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    sur le tapis des aiguilles de pin ; nous vmes ses traits se d-composer, et elle perdit de nouveau connaissance.

    Alburtin lui prit le pouls ; et, voyant mon moi :

    Ne vous troublez pas, Delvart. Ctait prvoir : la r-action ; elle fait de lpuisement nerveux : cest tout naturel,aprs sa sance de pilotage interplantaire Mais cette foisne la laissons pas ici. Un poids plume : je vais pouvoir latransporter moi seul la voiture. Vous, occupez-vous deprendre cette bote verte et la valise quelle rclame.Lappareil ? Trop lourd et trop encombrant pour ma ba-

    gnole ; il ne risque pas grandchose rester o il est jusqudemain matin ; on ne le voit pas de la route, et il va fairenuit.

    Alburtin a transport gaillardement, sur le champ de ba-taille, bien des blesss, plus lourds quune frle jeune fille.Retrouvant sa vigueur et son adresse de jadis, il prit sur ses

    deux bras le corps inerte et se mit en marche vers la route,dun pas lent mais sr, sans trbucher malgr le sol caillou-teux et encombr de broussailles

    Aprs un instant de rvolte, je le laissai accaparer ceprcieux fardeau et me rsignai servir autrement la naufra-ge des espaces. Retournant lobus, je plongeai de nouveaudans son atmosphre mphitique, et cherchai la bote

    verte . Je la dcouvris loge vers le haut du dme et main-tenue par des taquets ressort. Je la dcrochai. Une inscrip-tion lencre ne laissait aucun doute sur son identit : M-torites recueillis dans le vide interplantaire, entre 1.000 et4.000 kilomtres au-dessus de la surface terrestre, ce 15 oc-tobre, de 14 heures 14 heures 35 .

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    Quant la valise en peau de porc, elle tait mes pieds,parmi dautres objets dcrochs par la secousse delatterrissage et partis en drive. Je la ramassai sans medonner la peine dexaminer le reste. Il me tardait de me re-

    trouver auprs de la fille tombe des cieux. Je pris peine letemps de rabattre sur le trou dhomme la rondelle de mtalet de revisser les poignes. La bote verte dune main et lavalise de lautre, je menfonai dans la brousse, la pour-suite dAlburtin.

    Linstallation dans la voiture ne fut pas aise. Le docteur

    regretta fort davoir pris, au lieu de sa conduite intrieure professionnelle, sa petite torpdo de promenade. Elle com-portait quatre places, mais disposes par baquets indivi-duels, o il tait impossible dallonger mme demi la jeunefille sans connaissance. Aprs quelques essais infructueux, jedus me rsoudre la tenir comme un enfant, mi-tendue, as-sise sur mes genoux, le torse contre ma poitrine et la tte

    dans le creux de mon bras droit cal contre le dossier. Atti-tude assez incorrecte pour des spectateurs non prvenus.Nous nen avions que pour quatre kilomtres de descente,mais le crpuscule dbutait peine, et comme par un faitexprs, nous ne croismes pas moins de trois grosses voi-tures de tourisme, dont les occupants, des trangers, nouslancrent au vol des regards surpris, ironiques ou scandali-ss, qui disaient clairement : Quels sans-gne, ces amou-reux franais !

    Seule, une connaissance dAlburtin, le grand viticulteurde Cassis, M. Botin, dont la Renault nous rattrapa vers lespremires maisons de la ville, regarda mieux, comprit, et ra-lentissant, interrogea :

    Un accident, docteur ?

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    Oui, une malade que jemmne ma clinique, rponditAlburtin, vasivement.

    Les virages dangereux de lentre de Cassis le dispens-

    rent den dire plus et nous sparrent de notre questionneur,qui continua par la route de Marseille. Je sus gr Alburtindobserver la discrtion dont nous avait pris la jeune fille. Ilneut dailleurs pas dpister dautres interrogations. Sur lescinquante mtres du parcours, la rue Droite tait dserte, etquand nous arrivmes la porte de la clinique, il ny avaitpas un visage humain aux environs.

    Ces quelques minutes depuis le col de Bellefille avaientpass pour moi comme un rve, o joubliai mon rle degarde-malade. Cette naufrage des espaces, cet ange mat-rialis de lcran, je la tenais comme une conqute, commeune proie, dans livresse dun provisoire miraculeux, sanssonger que ces instants dussent jamais finir Je me faisaisleffet dtre moi-mme aussi peu rel quun personnage de

    cinma de vivre un pisode de film

    Je revins la ralit quand, lauto stoppe, Alburtin etune nurse me prirent des bras mon exaltant fardeau pour letransporter dans la maison. Machinalement, je sautai sur letrottoir et mapprtai les suivre. Mais Alburtin, qui mar-chait reculons dans le couloir, le premier, portant la jeune

    fille par la tte (la nurse tenait les pieds), me jeta : Restez donc dner avec nous, Delvart ; ma femme

    vous tiendra compagnie. Dans cinq minutes je redescendraivous donner des nouvelles.

    Et, tandis que MmeAlburtin savanait sur le seuil, avecun sourire de bienvenue, je dissimulai ma gne et ma dcep-

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    tion en tirant de la voiture la valise en peau de porc et labote aux mtorites .

    Vis--vis de la doctoresse, dpositaire habituelle des se-

    crets professionnels de la clinique, je ne me sentais pas tenu la rserve ; et une fois attabl avec elle devant un verre deporto, sans autre rticence que de taire mes sentiments in-times, je lui confiai ltonnante rencontre.

    Mais la dame ne parut pas apprcier comme moi labeaut de laventure. En femme pratique et avise, elle yvoyait surtout une aubaine pour son mari, dont le nom allait

    sassocier, dans les papiers des journalistes, latterrissage de la fuse interplantaire.

    Voyons, calcula-t-elle en fixant sur moi ses pensifsyeux noirs. La poste est ferme, il est 7 heures 10 ; mais noustrouverons bien quelquun pour aller jusqu MarseilleVotre ami M. de Ricourt ne vous refuserait pas Et pour r-

    diger linformation la Presse, nous avons M. Blanc,linstituteur, qui est correspondant rgional du Petit Marseil-lais.

    La doctoresse avait un ton si net et dcisif, en organisantdavance sa publicit, que jen fus presque intimid. Maistant pis si je me faisais delle une ennemie : la tranquillitdAurore avant tout !

    Je regrette, madame ; la principale intresse, missLescure elle-mme, nous a pris instamment de la soustraire toute interview, Mais elle lvera peut-tre la consignepour demain, ajoutai-je, conciliant Le docteur va nous ledire.

    Je neus pas affronter lorage que je voyais poindre sur

    la mine de son interlocutrice : Alburtin entrait dans la salle

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    manger ; et, au soupir rsign de sa femme, je sus quil taitrellement le matre du logis et que sa volont y faisait la loi.

    Et maintenant, table ! cria-t-il. Delvart, excusez-moi

    de vous avoir fait attendre, mais jai tenu passer notre miss la radio Rien de cass, pas de dplacements dorganes,pas de fracture ni de lsion visible. Ctait bien, comme je lepensais, la fatigue nerveuse qui a caus son second va-nouissement. Elle nen est sortie que pour prononcerquelques phrases et retomber presque aussitt dans unsommeil rparateur. cette heure, elle dort comme une

    bienheureuse, sous la garde de Mme

    Narinska, linfirmireprincipale Nous lui laisserons faire le tour du cadran.

    Vous ne lavez donc pas interviewe, docteur ? de-mandai-je avec intention, en adressant sa femme un regardoblique.

    Jamais de la vie ! Elle ma : 1 renouvel sa prire ins-

    tante de ne rien dire aux journaux jusqu nouvel ordre ;2 oblig de prendre une banknote de cinquante dollars, pour mes frais , a-t-elle spcifi, et pour le transport deson appareil dont nous nous occuperons demain, en mmetemps que du 3 : cbler son pre, ds louverture du bu-reau de poste.

    Pendant le dner, MmeAlburtin seffora de revenir la

    charge et pronona insidieusement les noms de M. Blanc et du Petit Marseillais. Mais le docteur, avec une autoritcalme et sans rplique, lui dicta la version quelle aurait r-pandre, pour satisfaire les curiosits : un simple accidentdaviation.

    Cela expliquera aussi le remisage chez moi de

    lappareil, qui peut passer la rigueur pour une sorte daro.

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    Et il fut convenu que jirais dans la matine avec le ca-mionneur local, Bellefille, chercher lobus et le parachute.

    Quant aux Ricourt, si vous les voyez ce soir votre h-

    tel, ayez soin de leur servir la mme fable Et laviatricese nomme Aurette Constantin ; cest ainsi quelle a sign surson cblogramme.

    Le caf pris, la doctoresse sclipsa, pour faire dans laclinique sa tourne rglementaire. Dun ton faussement d-tach, Alburtin me proposa :

    Si nous jetions un coup dil sur les mtorites decette fameuse bote verte que miss Lescure nous a fait pren-dre ? Elle ny verra srement pas dinconvnient, ajouta-t-il, prvenant ainsi mon objection.

    Je sentais lindlicatesse du procd ; mais si la curiositscientifique poussait Alburtin, jtais moi-mme avide de voirces prcieux mtorites rapports de son expdition par la

    jeune astronaute.

    Sans rpliquer, je suivis Alburtin, qui memmena dansson laboratoire.

    La bote verte, en mtal embouti et laqu, assez pareille une petite sorbetire, se fermait par un couvercle douillede baonnette, sans aucune espce de secret. Au fond du r-cipient, une couche de fines granulations noirtres. Sur unespatule de verre Alburtin en puisa une pince. Ctait peu dechose, lil : de la poudre de charbon aux grains peu vi-sibles. Le docteur me proposa :

    Voulez-vous que nous regardions a ensemble au mi-croscope ?

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    Je dclinai loffre. Je ne suis pas un scientifique. Il mesuffit dapprendre, par les explications de mon ami, que cettepoussire devait tre un chantillon de la matire cosmiquequi erre ltat libre dans les espaces.

    chantillon dun prix inestimable pour la science, carlorsque ces grains sont happs au passage par la terrecomme un vol de moustiques, leur frottement sur lescouches de latmosphre les craque comme des allu-mettes et les volatilise en toiles filantes. Les bolides, quisont des cailloux plus gros et probablement dune autre na-

    ture, rsistent parfois la flambe et arrivent jusquau sol ;mais jamais encore personne au monde na vu ni tenu dansses mains la moindre parcelle de cette poussire mtori-tique que voici.

    Alburtin, comme de juste, voulait en savoir davantage,et pour cela exprimenter. Je le vis, mditatif, lindex sur lecoin de la bouche, contempler, front pliss, la petite cuillere

    de granulations noires. Il me fit leffet dun malade difficile etmfiant qui examine avant de se ladministrer une dose dunnouveau mdicament.

    Vous nallez pas en manger ? plaisantai-je.

    Le visage dAlburtin se dtendit dans un sourire.

    Non, pas en manger, mais Aprs tout, pourquoi pas ?Quelques grammes de plus ou moins ; la miss peut bienmoffrir a Je vais voir ce que ses poussires mtoritiquesdonneront sous les rayons X.

    Et, sans, plus attendre, le radiologue procda au mon-tage de son exprience. Il versa la pince de poussire noiredans une coupelle de porcelaine, mit celle-ci sur un support

    et la disposa sous lampoule rayons X, grosse comme un

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    ballon de football et porte par un pied articul. Il tourna descommutateurs, un solnode ronfla, des tincelles crpit-rent, lampoule sillumina

    Je regardais, machinalement attentif, comme devant untour de prestidigitation.

    Et alors ? demandai-je. Cest tout ?

    Cest tout pour linstant, je suppose. Ces quelques d-cigrammes de poussire mtoritique sont baigns dans untorrent de rayons X, o je vais les laisser toute la nuit. Il est

    plus que probable que cela ne donnera rien ; mais il y a unechance sur dix mille pour que cela donne quelque choseQuoi ? Vous men demandez trop ! Si je le savais, celanaurait plus dintrt. Cest prcisment le plaisir delexprimentation, de nous rvler du nouveau delinattendu. Nous verrons demain.

    Je pris cong, sans me douter de limportance norme,

    dmesure, que devait avoir, par ses rsultats, la petite exp-rience dallure si anodine et insignifiante, commence sousmes yeux. Et pas plus que moi, en exposant ces quelquesgranulations noires aux rayons X de son ampoule, le DrTan-crde Alburtin ne pouvait souponner quil prt vis--vis de laFrance et du monde une part de responsabilit capitale, endclenchant lexplosion dune calamit plantaire amorce

    par les soins de miss Lescure, de son pre, et gnralementde tous ceux qui avaient, dune faon quelconque et de prsou de loin, collabor au lancement de la Fuse M. G. 17 et limportation sur terre de la poudre mtoritique.

    Au sortir de chez Alburtin, je pris par les petites ruespour gagner directement le port et lhtel Cendrillon, o je

    logeais. Jvitais ainsi de passer devant la terrasse de La R-

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    serve, o, vu la douceur de la soire, jeusse couru le risquede rencontrer les de Ricourt, avec leur bande habituelle de Montparnos Luce et Go ne manqueraient pas de medemander pourquoi on ne mavait pas vu au dner ; et je ne

    tenais pas du tout fournir des explications Luce devantces gens-l Dailleurs, ne ft-ce que pour me bien prouverque je suis un homme libre ! Il ne faut pas quun flirt deplage devienne tyrannique au point dobliger rendrecompte de toutes ses actions !

    Un flirt ! Luce de Ricourt ! Et jeus un ricanement sar-

    castique. Ah ! ah ! mademoiselle Lucy ! Vous croyez le teniren servitude, par la grce de votre beaut de rousse Dana,ce bon jeune homme de peintre que vous brimez, que vousexploitez, ce Tonton que vous tournez sans cesse en bour-rique Mais vous allez voir demain comme il soccupe en-core de vous !

    Toutes les taquineries de Luce, sa scheresse de cur,

    les incompatibilits qui nous sparent me reviennent lafois, dans cette promenade solitaire que je fais au bout dumle, sous les toiles, et je la dteste, Luce, je rejette sonemprise ; il nexiste plus pour moi quune femme au monde :Aurore Lescure, la fille tombe du ciel Aurore, lauroredune vie nouvelle

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    III

    UNE PROMENADE AUX CALANQUES

    Ds 7 heures du matin, je sonnais la clinique. Sur moninterrogation, une nurse me donna le bulletin de sant demiss Lescure : elle avait pass une nuit excellente ; aucune

    temprature ; elle pourrait sans doute se lever aujourdhui ;mais elle dormait encore

    Si vous voulez voir le docteur ? ajouta linfirmire.

    Inutile ; ne le drangez pas ; je reviendrai dans la ma-tine.

    Mon expdition au col de Bellefille, avec un camion et

    trois hommes, seffectua sans encombre. Personne navaitpntr dans la pinde depuis la veille au soir, et la fuseM. G. 17 reposait tranquillement sur son lit de roc et debroussailles. La transporter jusqu la route fut relativementais, car malgr ses dimensions : 3 m. 50 de haut sur 1 m. 20de diamtre, sa forme de gros obus permit, dans les endroitspeu raboteux, de la faire rouler comme une barrique. Ce qui

    nous donna le plus de mal, ce fut cet immense parachute,tal sur une dizaine darbres diffrents ; il fallut couper unepartie des filins de suspension et les abandonner, entortillsdans les branches.

    Mon explication sommaire : un avion nouveau modlequi avait eu un accident, passa sans difficult et satisfit le

    camionneur et ses aides. Ce qui leur importait davantage, ce

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    fut la gnreuse gratification que je leur distribuai, en sus duprix convenu, lorsque tout eut t remis dans la cour dudocteur, sous un hangar. Avec un tel pourboire, ils eussenttransport et vhicul sans poser trop de questions, mme

    un habitant de la Lune.

    Les camionneurs congdis, Alburtin qui avait prsidau remisage, me dit dun air singulier :

    Dites donc, Delvart, il y a du nouveau.

    Mon cur cessa de battre.

    Elle est plus mal miss Lescure ?

    Mais non, mais non. Elle va trs bien. Elle est entrainde djeuner. Je prtendais lui imposer au moins une demi-journe de chaise longue ; mais va te faire fiche ! Elle veut selever. Non, ce nest pas delle, cest de ma petite exprienceque je parle.

    Les mtorites ?

    Les mtorites. Ils ont pouss. Comme des champi-gnons. Cette poudre noire renferme videmment des germesinconnus, qui se sont dvelopps sous linfluence des rayonsX Des vgtaux, je suppose, non catalogus, dorigine ex-traterrestre Les botanistes vont lever une statue miss

    LescureNous montmes au laboratoire. Sous lampoule rayons

    X toujours en activit, la coupelle de porcelaine qui avaitcontenu hier la pince de poussire mtoritique disparais-sait prsent sous une masse spongieuse rousstre compa-rable un polypier, dbordant jusque sur la table. Et cettemasse tait en activit, comme en bullition. Par endroits,des boursouflures se soulevaient, dun effort imperceptible,

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    gonflaient comme des bulles. Sous nos yeux, les deux plusgrosses crevrent, avec une petite explosion, tels ces cham-pignons dits vesses-de-loup , et un fin nuage de poussireimpalpable se dissipa dans lair. Cette mme poussire, cou-

    leur brique, salissait dj une partie de la table.

    Curieux ! fit le docteur. Et a ?

    Il me dsigna les fils conducteurs aboutissant lampoule. Sur leur revtement de soie blanche, il y avait destaches rougetres, des plaques de moisissure, paisses etlarges comme des lentilles.

    a ressemble du lichen Je donnerais gros pour treplus cal en botanique.

    Mme pour un profane comme moi, le spectacle de cettetrange manifestation vitale offrait un intrt de curiosit ;mais je songeais surtout la gloire quallait en tirer la jeuneastronaute.

    On frappa.

    Entrez ! cria Alburtin.

    Dans le cadre de la porte parut sa femme, poussant parlpaule dun geste affectueux, Aurore Lescure.

    Tancrde, je tamne une ressuscite, bien vivante, quia tenu absolument se lever Monsieur Delvart, bonjour ;excusez-moi, mes infirmires me rclament. tantt.

    Et elle tira la porte sur elle.

    Tte nue, coiffe de ses cheveux acajou comme un pagede Botticelli, ctait encore une variante aux deux exem-

    plaires dAurore Lescure que je connaissais : le pilote en

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    combinaison de cuir, au serre-tte ajust cernant le visage,vue lcran, et la naufrage des espaces que je ramenaishier dans mes bras. tait-ce la vraie, celle-ci en petite robecachou, dont les longues jambes gantes de soie havane, aux

    muscles invisibles, donnaient une impression dnergie dis-crte et souple ?

    Elle savana vers nous, ses deux mains fines tendues, etsans salamalecs conventionnels nous serra les mains en pro-nonant nos deux noms, simplement, mais avec un sourireplus expressif que des discours. Son regard franc et droit me

    baignait dune vie lumineuse. Je me sentais demble en in-timit avec elle, comme un vieux camarade. Et malgr sonfaux air de garonne dsinvolte, elle tait dlicieusementfemme. Tout en laissant Alburtin la plaisanter sur sa rvoltecontre la Facult, je dtaillais comme si je le voyais pour lapremire fois son visage au teint dor, au menton volontaire,aux maxillaires un peu larges, sous un grand front dgag ; le

    blanc de ses yeux avait la puret lacte des sclrotiquesdenfants, et la blancheur blouissante de ses dents formaitlautre ple de son sourire adorable.

    preuve dcisive. Sera-t-elle ce que son visage an-nonce ? Ou, comme celui de Luce, mentirait-il ?

    Je nai pas de chapeau ! Mon carton est rest dans la

    fuse.Mais non ! Avec cette voix-l, elle doit tre sincre et

    vraie, fond.

    Voyant quelle regardait la fameuse bote verte, posesur un escabeau, Alburtin sarrta au milieu dune phrase,rougissant ; puis il se ressaisit et avec rondeur dclara :

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    Miss, jai vous faire un aveu. Le dmon de la curiosi-t scientifique ma pouss commettre un affreux larcin.Sans vous en demander la permission, jai prlev sur vosmtorites quelques dcigrammes, pour exprimenter.

    Dans les yeux aux sclrotiques de lait, brilla simplementla curiosit dsintresse du savant.

    Mon intention tait de vous offrir cet chantillon Etvotre exprience a donn ?

    Visiblement soulag, Alburtin tendit lindex vers la

    masse spongieuse en effervescence sous lampoule rayonsX, puis vers les moisissures rougetres des fils conducteurs.

    Voyez : ceci et ceci.

    Les deux mains plat sur le bord de la table, grave etconcentre elle se pencha longuement sur les tranges vg-tations. Puis, se redressant :

    Voil des faits qui vont rvolutionner la biologie etpeut-tre la cosmogonie. Cest plus beau encore que jenosais lattendre Docteur, je suis heureuse que vous ayezeu linspiration dexprimenter sur ces mtorites. Je comp-tais les offrir lUniversit de Montral ; mais qui sait si,sans vous, la dcouverte se ft faite ! Que lhonneur vous enrevienne, je men rjouis doublement, dabord parce quevous mavez sauve, ensuite parce quil fait retour, en votrepersonne, mon pays dautrefois Je suis Franaise decur, comme ma mre dfunte.

    Alburtin allait rpliquer ; mais elle reprit, avec un accentsoudain damertume :

    Vous vous tonnez peut-tre que je puisse disposer mon gr de ce don ; mais il est purement scientifique et in-

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    capable de se monnayer ; il ne lse en rien les organisateursde mon raid. Cest moi, et moi seule, qui ai conu lide dunengin destin rcolter ces mtorites et qui lai fait cons-truire et installer sur la M. G. 17 Mon pre, lui, ne

    sintresse la Fuse que comme la solution dun pro-blme dnergtique. Et son commanditaire Lendor-J.Cheyne, directeur de la socit The Moon Gold, exige que lesdcouvertes payent . La solution des problmes les plushauts, sils ne doivent pas avoir de rsultats pratiques, necompte pas ses yeux. Il ne voit quune chose : rcuprer,avec de gros bnfices, les capitaux investis dans laffaire de

    la Fuse astronautique Questions sans intrt pour moi ;mais pour lui ! Cela se comprend, du reste, chez un bail-leur de fonds qui est un businessman. Savez-vous combienelle a cot, ma petite excursion de quatre heures dans lesespaces ? Tous frais compris, de recherches et dexpriencesprliminaires depuis deux ans ? 800.000 dollars : 20 mil-lions de vos francs. Je ne le sais que trop ! Jen ai les oreilles

    rebattues (et je la vis esquisser un froncement de sourcilsdgot). 230.000 dollars, rien que pour rendre industrielsdes procds de laboratoire et me permettre demporter les500 kilos dhydrogne atomique liqufi servant la propul-sion de lappareil Moiti autant pour raliser une tuyremotrice capable de supporter la dflagration dun gaz port la temprature de 5.000 degrs et ject la vitesse de 6.000

    mtres par seconde. Je ne souponnais pas ces -cts pcuniaires, en li-

    sant dans les journaux la relation de vos essais, miss rpli-qua le docteur.

    Elle eut un petit haut-le-corps agac, et interrompit,avec un sourire qui temprait la rprimande :

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    Non, pas miss , je vous prie. Excusez-moi, mais jesouffre dentendre ce miss . Laissons-le aux Yanks. AuCanada, nous disons mademoiselle , comme en France.

    Mademoiselle rpta en sinclinant Alburtin. Nousignorions, dis-je lnormit de ces dpenses pralablesPour consentir de pareils sacrifices il a fallu que ds lepremier jour M. Cheyne cest--dire la Moon Gold, et lacertitude de votre russite finale. Lexploitation de lor lu-naire, ce sera une spculation splendide, le jour o vous au-rez tabli la liaison avec notre satellite Est-ce que, comme

    lannonaient les journaux, votre raid dhier ?Elle se raidit, impntrable et de nouveau amre.

    En effet, atteindre la Lune est le but final auquel pr-tendent mon pre et les dirigeants de laMoon Goldbut pu-rement scientifique chez mon pre, but de spculation pourla Socit Mais

    Et, dlibrment, elle changea de sujet :

    propos, docteur, mon cblogramme est parti ?

    Ds louverture du bureau de poste, mademoiselle, 7 heures.

    Jaurai donc une rponse aujourdhui. Et si elle est

    telle que je lattends, demain je vous dbarrasserai de maprsence et de mon encombrant appareil Docteur, vos oc-cupations vous rclament sans doute ; mais vous, monsieurDelvart, si vous tes libre cette aprs-midi, voulez-vous mefaire le plaisir de me montrer le pays ? Jprouve le besoin derespirer un peu dair pur, dair terrestre, aprs mon excursiondhier.

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    Jacceptai avec une joie dont jeus peine ramener lesmanifestations aux simples limites exiges par la politesse. Ilfut convenu que je viendrais la chercher 2 heures, aprs d-jeuner. Mais pour linstant, comme elle parlait daller pren-

    dre son carton chapeau dans la Fuse, sur la demandedAlburtin elle consentit nous exhiber lappareil.

    Je ne veux pas risquer de me perdre, avec mon incom-ptence technique, dans les dtails quelle nous donna. Ilssont connus, du reste, par de nombreux articles de vulgarisa-tion. Je nai sur leurs lecteurs que lavantage davoir vu de

    prs et touch du doigt ces parois en magnalium redou-tablement minces, les rservoirs hydrogne et oxygneliqufis, les manettes et rgulateurs commandant le dpartde la Fuse, lacclration, la direction Ce qui me passion-na surtout, ce fut de me trouver quelques minutes dans cettecabine (trop petite pour y tenir trois : le docteur rest de-hors, passait la tte par le trou dhomme) avec la voyageuse,

    et de lentendre voquer les heures fantastiques quelle avaitvcu, des milliers de kilomtres de la plante natale et deshommes, livre un appareil rudimentaire et peu sr, avecsous les pieds une demi-tonne dexplosif, la merci dumoindre dtraquement.

    Elle navait pas dinstruments convenables pour valuerlaltitude ni le chemin parcouru : le baromtre ne fonctionne

    plus hors de latmosphre ; rien quun gravimtre indi-quant la diminution de la pesanteur et par consquentlloignement de la terre, 100 ou 200 kilomtres prsdo rsultait, la descente, leffroyable danger de se briserau sol, en faisant fonctionner trop tard le parachute, ou degriller tout, par le frottement de lair, en le dployant trop ttaprs le dernier coup de frein au moteur Et respirer, durant

    des heures, un air artificiel et confin, puant lcret de la

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    soude caustique destin le rgnrer et dont le rser-voir fissur lors de latterrissage, avait caus son dbutdasphyxie Et assurer toutes les manuvres avec exacti-tude, pendant quon a les tempes treintes par la migraine,

    les membres amollis et le corps vid par le malaise atroceque procurent laugmentation du poids pendant la marcheacclre, puis son abolition totale lorsque, moteur stopp,lappareil court sur son erre, pour rcolter les mtoritesmalaise qui donne langoisse dune perte de connaissanceimminente, et laquelle on na pas le droit de cder, souspeine de mort

    En sortant de lappareil, la jeune hrone me vit telle-ment mu quelle lana dans un rire vaillant :

    Bah, monsieur Delvart, ce nest pas si terrible, puisqueje suis ici, vivante et prte recommencer Je suis ici parsuite dune fausse manuvre, du reste ; jai survalu la d-rive probable vers louest, et gouvern trop dans lest, pour

    le retour ; sinon jaurais atterri, comme prvu, sur le conti-nent amricain. Mais on fera mieux la prochaine fois, aveclhabitude. Ce nest pas trs commode la navigation interpla-ntaire, lestime, et seule !

    Jeus un cri de rvolte :

    Mais pourquoi seule ? Pourquoi ne vous adjoint-on pas

    un compagnon une compagne ?

    Question de poids. deux, ce serait plus commode etplus sr ; mais 60 ou 70 kilos de plus, cest trop lourd. Nousen sommes, dans la naissance de lastronautique, peu prsau mme point que les tout premiers navigateurs de lair,Montgolfier ou Charles et Robert Et puis, mon pre a tel-

    lement confiance en mon sang-froid et en ses dcouvertes.

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    Elle sloigna, son carton la main, de nouveau assom-brie par cette allusion son pre, et je commenai flairerun mystre.

    Alburtin en avait peru quelque chose. Au moment deme quitter, sur le seuil, il me glissa :

    Dites donc, elle ny a pas t, hein ?

    O a ?

    la Lune. Cest clair ; elle nous la quasi laiss en-tendre. Voil pourquoi elle craint dtre interviewe. a bles-serait son amour-propre, davouer son chec Et pourtant ilfaudra bien quelle finisse par l Bizarre moins quilny ait l-dessous un coup de Bourse. Elle attend peut-tredes instructions de son pre ?

    Cela mtonnerait delle, fis-je simplement Allons, tantt.

    Et l-dessus je regagnai mon htel.

    Dans la salle manger, les pensionnaires taient dj table. Jeus la satisfaction de ne pas voir les de Ricourt, par-tis tous trois en auto pour la journe. Mais je dus serrerquelques mains au passage, avant darriver ma place, et jeperus derrire mon dos une rflexion insuffisamment dis-

    crte sur l aviatrice accidente .Tout en djeunant, je songeais que M. Botin et les ca-

    mionneurs avaient jas, Mme Alburtin aussi sans doute ; lacuriosit publique tait en veil. Un ou deux journalistes pa-risiens, ma connaissance, villgiaturaient Cassis.Naurais-je pas ds cette aprs-midi dfendre MlleAuretteConstantin contre une tentative dinterview ?

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    Mais pourquoi cette rpugnance dAurore lgard desreporters ? Simplement par amour-propre, par craintedavouer quelle navait pas atteint la Lune ? Cela ne suffi-sait pas expliquer lespce dirritation, de rvolte, quelle

    trahissait chaque fois quil tait question du directeur de laMoon Gold, Lendor Cheyne, et mme de son preJimaginais vingt hypothses pour me rendre compte de cemystre ou videmment elle ne pouvait manquer de jouerle beau rle de damoiselle perscute. Et je rvais, donqui-chottesque, de devenir son chevalier, de combattre pour elle,de larracher je ne sais quelle trame suspecte o elle se d-

    battait, impuissante, o toute sa science et tout son couragene pouvaient rien, sans mon aide !

    Ces trois heures passes avec elle, laprs-midi : uneaventure exquise et dcevante

    Sur le chemin de Port-Miou, elle allait mon ct, dunpas souple et alerte, vtue comme le matin mais coiffedune toque troitement ajuste qui cernait son visage lamanire du serre-tte de pilote et refaisait delle lEnvoye,lAnge de la merveilleuse visite. Javais cru quil me seraitncessaire de lapprivoiser peu peu, de me borner dabordau rle de cicerone dmontrant les beauts du paysage, pour

    mettre lunisson nos personnalits si diffrentes, mais lapetite stratgie que javais prpare savra inutile.

    Au bout de cinq minutes, avant mme davoir dpass laplage du Bestouan o quelques fanatiques des bains se soleil-laient sur les galets cette heure intempestive, la savantedoctoresse amricaine se trouvait en sympathie complteavec le peintre franais ; aucune barrire dducation ne

    nous sparait plus, nous tions gaux, runis dans une all-

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    gresse dcoliers en vacances, et nous causions avec entrain,comme des camarades, de toujours.

    Ce quelle me conta, rapport par crit, apparatrait insi-

    gnifiant et puril, mais par le dlicieux parfum de confidenceet le candide sourire de sa bouche et de ses yeux, tout cequelle disait, jusquaux anecdotes sur ses chiens et seschats, prenait pour moi une valeur sentimentale unique.Jcoutais, avec la joie de pntrer dans sa vie intime, et ellesabandonnait ses souvenirs, my associait, auditeur bn-vole et merveill. Je parlais aussi, je crois, mais jcoutais

    surtout ; jcoutais, inlassable de ces histoires quiminitiaient son pass, me la rendaient plus proche et quasifraternelle. De quelques mots, je lexcitais poursuivre,avide uniquement de lentendre, dentendre sa voix quimouvait en moi des rsonances infinies.

    Jen oubliais presque mon rle de cicerone ; elle oubliaitde contempler le paysage ; mais elle le percevait,

    labsorbait sans y prendre garde ; dun geste, je lui montraisune crique aux rochers blancs, un pin pench sur lazur ; oubien ctait elle, dun autre geste, sans interrompre la cause-rie ; et cela suffisait nous imbiber de beaut.

    Ce fut alors que je commis la gaffe. Je nous sentais sibien lunisson que je la crus baigne dans les mmes ondes

    que moi. Nous marchions depuis une heure ; nous noustions assis sur listhme sparant la calanque de Port-Mioude celle de Port-Pin. Le massif du cap Canaille talait devantnous sa fauve et grandiose silhouette dvore de lumire, pardessus la baie indigo, et au second plan une pointedclatants rocs calcaires. Ma compagne admirait de tous sesyeux. La splendeur du dcor achevait, me semblait-il,

    dabolir les distances conventionnelles, mobligeait parler.

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    Savez-vous bien, mademoiselle, que je vous connaisdepuis des mois Et cest long, notre poque acclre.

    Des mois !

    Et, comme si elle lisait dans mon regard, elle reprit avecun sourire o je crus discerner un peu dironie et de lassi-tude :

    Ah oui, au cinma Je suis un personnage delactualit mondiale. Qui ne me connat pas, lcran ? Cegenre de clbrit ma dj valu des dclarations, orales ou

    crites, dinnombrables admirateurs. Si jtais une vamp ,comme ils disent aux tats-Unis une femme fatalejaurais de quoi mamuser. Mais je ne dsire mme pas quonme fasse la cour ; au contraire, cela suffit mloigner dequelquun. Savez-vous que depuis deux ans jai reu douzecent trente-sept demandes en mariage ?

    Lavertissement tait clair, mais je fus piqu au vif ; al-

    lait-elle me confondre avec le troupeau de ses ridicules sou-pirants ?

    Je rpliquai :

    Que mimporte ! La badauderie et le snobisme nontrien voir dans mon cas. Ds la premire fois que jai vuvotre image, je vous ai reconnue, comme si nous avions djvcu dans une autre existence antrieure Et aujourdhuique je vous ai retrouve

    Elle minterrompit, dun ton calme et indulgent :

    Monsieur Delvart, vous oubliez que moi je ne vous aipas vu lcran. Je ne vous connais donc que depuis hierou plus exactement depuis une heure. Vous mtes sympa-thique trs sympathique, mme, et je suis rellement heu-

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    reuse du hasard qui nous a mis en prsence. Nous sommesfaits, je crois, pour nous entendre et devenir de bons cama-rades. Je sens que vous tes sincre, que vous pensez ce quevous me dites. Cest pourquoi je tiens viter un malentendu

    qui risquerait de tout gter entre nous.

    Si je vous parlais damour ?

    Vous deviendrez le douze cent trente-huitime, toutbonnement.

    Et jaurais le sort de mes douze cent trente-sept prd-

    cesseurs conduits ? Oui. Je suis dj fiance.

    Et, me voyant dconfit et penaud, elle complta :

    Fiance par la volont de mon pre et par conve-nances daffaires. Avec le directeur de laMoon Gold, Lendor-J. Cheyne.

    Et de nouveau je vis reparatre sur son visage cette con-tention pnible que provoquait chaque allusion la Socitastronautique et son directeur. Mais je neus garde decommettre une nouvelle sottise en lui offrant de mettre sonservice ma donquichottesque vaillance de chevalier-errant !

    Je craignais davoir rompu le charme. Quelques minutes,elle cessa dtre lenfant insoucieuse voquant ses souvenirset me les offrant comme des joujoux ; elle redevint AuroreLescure, la premire femme astronaute, aux prises avec uncompagnon agrable mais quil convient de tenir distance.Mais bientt, dabord volontairement pour me montrerquelle ne me tenait pas rigueur de ma dclaration prmatu-re, puis se laissant aller insensiblement, elle redevint con-

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    fiante et me livra de nouveau une me denfant, sur de mesrves.

    La rebuffade que je venais de recevoir, cependant restait

    en moi comme un noyau de gne. Jtais combl, attendri deces confidences dlectables ; mais quand mme je ne pou-vais mempcher de remarquer quelle ne mavait rien dit deson pre, ni de son fianc, ni des raisons qui lui faisaient re-douter les journalistes Elle mavait livr des confidencesrtrospectives, trait en bon camarade, oui, mais pas en ami,en ami vrai. Alors que tout en elle me plaisait, menchantait,

    que je maccrochais elle de toutes mes antennes, je ne sen-tais pas la rciprocit attendue, espre, ncessaire Je mescandalisais de cette dnivellation entre nos sentiments. Etpourtant ! Comme elle le disait : elle ne mavait pas vu au ci-nma. Ma cristallisation amoureuse tait trop en avancesur la sienne. Pour elle, je ntais, je ne pouvais encore trequun bon camarade.

    Nous arrivions sur le port, lorsque dans un groupe debadauds qui regardaient dbarquer des sardines, je reconnus,trop tard, le hideux calot blanc de marin amricain dontsaffublait Go et le sweater jade de Luce. Ils nous avaientaperus ; mais tant pis pour les amnits que jessuierais plustard. Cette bonne pice de Luce tait capable de toutes lesincartades ; je nallais certes pas lui prsenter ma compagne.

    Au lieu de continuer longer le quai, nous obliqumes versla petite rue de pcheurs qui mne lglise. Dj, Luce nouslorgnait de derrire son face--main ; je la vis adresser unmot son frre, mais celui-ci la retint par le bras enmadressant un clin dil complice. Jen fus quitte pour unsigne de tte ironique de ma rousse Dana, qui se dtournaavec affectation.

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    Le mange avait, grce Dieu, chapp Aurore.

    la clinique, le cblogramme tait arriv. Ds le vesti-bule, la femme de chambre remit la formule

    Mlle

    Constantin , qui la dcacheta, la parcourut et restasongeuse, perplexe, la relire deux ou trois fois. la fin, elleme dit :

    Mon pre mannonce quil sembarque avec mon fian-c sur leBerengaria. Je dois les retrouver Paris le 21.

    Une inquitude barrait ses traits, un effort pour com-

    prendre linexplicable. Mais une seule chose mimportait.Jinterrogeai, affectant un calme sourire :

    Vous ne partez pas tout de suite ?

    Je lui aurais bais la main pour sa rponse :

    Rien ne presse, puisque nous ne sommes que le 16 ;jai encore cinq jours. Cassis me plat, et jai bien droit prendre un peu de vacances. Mais comme je ne suis plus unemalade, je quitterai demain la maison du docteur, etminstallerai lhtel au vtre, puisquil est bon, dites-vous.

    Mais Alburtin arriva, nous fit entrer au salon. Ilsinforma de notre promenade, et bondit de mentendre.

    Aux calanques ! Vous lavez mene aux calanques,Delvart ? Mais, misricorde ! Ctait trop loin. Je navais lais-s sortir ma pensionnaire que sur sa promesse formelle de nepas se fatiguer.

    Je ne suis pas du tout fatigue, docteur.

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    Possible que vous ne le sentiez pas, mademoiselle ;mais tant que vous tes la clinique, je suis responsable devotre sant. MmeNarinska aura ordre de vous coucher ce soir 9 heures tapant.

    Il affectait un ton bourru ; puis redevenant amical :

    Croyez-moi, ma petite, ne veillez pas trop tard ; vousen serez plus alerte demain.

    Jallais prendre cong, avec le regret de ntre pas invit dner, comme je lesprais, mais Alburtin madministra

    dans le dos une de ses claques joviales et exasprantes. Un instant, Delvart ; venez jusquau laboratoire et

    vous aussi, mademoiselle. a pousse toujours, ma petite hor-ticulture en chambre.

    Cela poussait, en effet ! Ds la porte du laboratoire, unelgre odeur de roses en putrfaction prenait aux narines.

    Envahissant la table, la masse spongieuse ne de la pous-sire mtoritique, sous lampoule rayons X toujours en ac-tivit, faisait cette heure un gros tas vaguement pyramidal,couleur marc de caf, agit dune effervescence bouillon-nante. Les boursouflements de bulles et les petites explo-sions de fine pulvrulence rousstre sy succdaient de se-conde en seconde, en un crpitement continu. On et dit une

    ruption volcanique en miniature. La poussire impalpablerevtait toute chose dans la pice, dun voile couleur brique.Quant aux moisissures rouges sur les fils de lampoule,ctaient maintenant des tumeurs grosses comme des noix.

    Le spectacle avait pour moi quelque chose dinquitant,de rpugnant. Mais les deux scientifiques taient uniquementintresss, et ils changeaient des Splendide ! Prodi-

    gieux ! .

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    Qui sait si nous nassistons pas ici une phase uniquedans cette volution de germes extraterrestres ? fit Aurore,pensive. Nous laissons peut-tre perdre des observationsdun prix inestimable. Il faudrait un spcialiste en biologie

    vgtale.

    Mon vieil ami Nathan, le professeur la Sorbonne ?murmura Alburtin. Au fait, continua-t-il, montrant la boteverte, la provision de mtorites nest pas puise. Nouspourrons lui en envoyer quelques grammes demain ?

    En sortant du laboratoire, Aurore et Alburtin, qui avaient

    manipul les vgtations, furent obligs de passer au lavabo ;et moi-mme, couvert de poussire rouge, je dus accepter dela femme de chambre un solide coup de brosse, avant dequitter la clinique.

    lhtel Cendrillon, jaffrontai laccueil gouailleur desRicourt, en demandant, de lair le plus naturel :

    Et votre excursion Saint-Maximin ? Elle sest bienpasse ?

    Pas mal, ricana Go. Et toi, hier ? On ne ta pas vu dela soire.

    Nous tions inquiets, dit la vieille dame. Nous vouscroyions en panne dans la colline avec le docteur Alburtin.

    Luce me toisait dun air sardonique.

    Ah ! Tonton, tu lches la peinture pour la mdecineet le camionnage Mais je ten veux davoir fil comme atout lheure. Jaurais aim que tu me prsentes ta jolieaviatrice.

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    Comme je dtestais Luce ! comme je la trouvais vul-gaire, avec son amricanisme de contrebande, son rirebruyant et aurifi ! Quel mpris javais pour elle, dsormais ;et que jeus de peine, ce soir, supporter ses brocards sans

    lui jeter au nez mon opinion toute nue !

    Mais la pense dAurore me soutenait, et ce fut dunfront dairain que jinventai les mensonges ncessaires pourrpondre aux questions sur MlleConstantin , son pays,do elle arrivait, etc. Mais je faillis rougir quand Luce medit :

    Cest curieux, Tonton, elle ressemble cette Amri-caine dont nous parlions hier Taurontum tu sais bien,miss miss ah oui ! miss Lescure.

    Je la regardai, mais elle faisait sa rflexion sans y atta-cher dimportance, et elle ninsista pas quand son frre luieut rpliqu, par esprit de contradiction :

    O prends-tu cette ressemblance, Lucy. Tu rves.MlleConstantin est visiblement plus forte, plus petite, etfranaise Pas du Midi, hein, Gaston ?

    Non, plutt du Nord.

    Je fus soulag quand ils sen allrent enfin rejoindre desamis, la Rserve.

    Mcontent de ma soire, de moi-mme et de tout, in-quiet pour la tranquillit dAurore, je passai une heure clas-ser mes toiles de Cassis et tre harcel de dmangeai-sons. Je pestais : Des puces, prsent ! a cest le comble !Depuis quinze jours il ny en avait pas une lhtel Et Ellequi doit venir loger ici demain !

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    IV

    LE CANARD DE LAGENCE AMERICA

    Rveill en sursaut par des coups imprieux la portede ma chambre, jentrouvris un il et lus ma montre, dansle jour naissant : 6 heures . Hargneusement, je grognai :

    Quest-ce que cest ?

    La voix du garon dtage me rpondit :

    Monsieur, cest M. le docteur Alburtin qui vient de t-lphoner pour quon vous rveille et quon vous prvienneque MlleConstantin va partir tout de suite.

    Cest bon. Rpondez que jy cours.Mis en activit comme par une douche, je sautai du lit et

    commenai me vtir, vite mais avec mthode, matrisantlinquitude qui faisait trembler mes doigts sur les bouton-nires. Que se passait-il ? Que signifiait ce dpart imprvu etmatinal ? En six minutes, chronomtre au poignet, je fusprt. Une inspiration : trois autres minutes dpenses bour-

    rer une valise ; et, celle-ci la main, je filai au pas gymnas-tique vers la maison du docteur Je le prierai de rgler manote Et mes toiles ? H ! on me les enverra 6 h. 32,jtais la clinique.

    Je neus pas besoin de sonner. Sur le seuil, la femme dechambre guettait mon arrive. Elle me fit traverser la maison

    et mintroduisit dans la cour de derrire, o Alburtin en

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    manches de chemise achevait de refermer le capot de sa voi-ture, la conduite intrieure professionnelle, sortie du garage.

    Ah ! Delvart ! Je pensais bien que vous viendriez ! fit-il

    en sessuyant les mains avec une poigne dtoupe. Lisezdonc !

    Il tira de son veston un Petit Marseillais fleurant lencrefrache, et me le tendit.

    Mais, au prononc de mon nom, je vis Aurore Lescuresurgir du hangar o luisait vaguement la masse mtallique de

    la M. G. 17. Les mains encombres de paquets ficels ladiable avec des vieux journaux, elle alla les dposer dans lavoiture, tout en madressant un sourire dintelligence, quiclaira, deux secondes, ses traits insolitement graves et dur-cis de rsolution. Sans sarrter, retournant au hangar, elleme lana :

    Lisez, monsieur Delvart ; je vais venir.

    En premire page, sous le titre : UN BLUFFAMRICAIN ? LA FUSE INTERPLANTAIRE AURAITATTEINT LA LUNE, un clich me sauta aux yeux : la photobien connue de miss Aurore Lescure souriant lobjectifdevant son appareil. toute vitesse, je lus :

    Une nouvelle stupfiante, et qui pourtant ne paratrapas invraisemblable aux personnes qui ont suivi avecquelque attention les progrs depuis deux ans de la scienceastronautique, nous est transmise par lAgence America. Lafuse interplantaire M. G. 17, dont nous avons annonc ledpart probable dans lintention datteindre la Lune, auraiteffectu le prodigieux raid. Pour la premire fois, un appareil,pilot par une simple jeune fille de 23 ans, la gracieuse et

    hardie miss Aurore Lescure, fille de linventeur, Oswald Les-

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    cure, le nouvel Edison , se serait arrach latmosphre etau champ gravitatoire terrestres et, sous lacclration im-prime par son moteur hydrogne atomique, aurait atteinten 2 heures 10 la surface de notre satellite. L (toujours

    daprs la dpche de lagence America), la pionnire delinfini, aprs avoir prlev quelques chantillons minralo-giques, et entre autres des ppites dor, a plant sur le sol delastre des nuits la bannire toile, les stars and stripes aux couleurs amricaines ; puis, se rembarquant dans sonappareil, elle a effectu le voyage de retour en un laps detemps sensiblement gal laller. Partie de Columbus (Mis-

    souri) 6 heures (heure locale : midi heure de Greenwich),aprs cinq heures seulement dabsence, 17 heures, elle arepris contact avec la Terre, en France, dans une localitvoisine de Marseille , que le tlgramme ne prcise pas au-trement, o elle serait soigne dans une clinique, de la com-motion cause par un atterrissage brusque.

    En admettant que la nouvelle soit exacte, il parat premire vue tonnant que nous nayons pas eu connais-sance plus tt de ce sensationnel atterrissage ; mais il estjuste dobserver que, si la jeune astronaute, blesse, a subiune perte de connaissance un peu prolonge, son appareil,en labsence de ses explications, a pu tre pris pour une sortedavion par des personnes peu comptentes qui en ont fait ladcouverte.

    Quoi quil en soit, nos reporters sont ds ce matin enqute, et ils auront vite fait de savoir la vrit

    Je relevai les yeux. Aurore Lescure tait devant moi.

    Vous voyez, pronona-t-elle, vibrante dune colreconcentre, je ne peux plus rester ici, je vais tre la proie des

    journalistes. Il faut leur faire perdre ma trace.

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    Je ne comprenais pas.

    Mais, mademoiselle, sil sagit dun canard, pourquoine pas lui couper les ailes tout de suite ? Rtablissez les faits

    dans une dclaration la presse, et vous serez tranquille en-suite.

    Cest ce que jai dit mademoiselle, interjeta Alburtin,en vrifiant le gonflage des pneumatiques.

    Il me semble que cest trs simple, mobstinai-je.

    La jeune fille eut un petit ricanement.

    Il vous semble tort, mon cher monsieur. En ralit, jenai quune chose faire : disparatre. Je nai pas voulu partirde Cassis sans prendre cong de vous, mais il faut que jeparte. Le docteur a lamabilit de me conduire la gare pourle train de 8 h. 15. Je serai Marseille 9 heures, et en re-partirai par lexpress de 14 heures qui me met Paris

    5 heures du matin.Tandis quelle parlait, une sonnerie, la sonnerie de

    lentre principale, avait grelott vigoureusement lautrebout de la maison. Jallais rpliquer, lorsque la porte du cor-ridor souvrit et la femme de chambre, lair effar, annona :

    Monsieur le docteur, ce sont des messieurs du Petit

    Marseillais Ils sont venus en auto et il y en a un qui acommenc photographier avec son appareil. Ils ont insistpour voir monsieur le docteur et mademoiselle, et jai d leslaisser entrer Quest-ce que je vais leur dire ?

    Zut ! zut ! zut ! gronda Alburtin. Quelle bcasse voustes, Jeanne ! Je vous ai donn ordre de ne surtout pas lesrecevoir Enfin, dites que je viendrai dans cinq minutes

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    que je fais une opration, un accouchement Ah ! Et servez-leur donc un verre de vin cuit, a les aidera patienter.

    La femme de chambre disparut.

    Et maintenant, reprit Alburtin, go ! Nous navons plusune seconde perdre. Dans cinq minutes ilssimpatienteront ; dans dix ils viendront dautorit voir ceque je deviens Et dici l il peut samener aussi dautresreporters, duPetit Provenal, deMarseille-Matin, et de je nesais quoi encore ; ils apprendront lexistence de cette portede derrire : nous serons cerns

    Et il alla ouvrir la porte charretire donnant sur la routede Marseille.

    Aurore Lescure, la portire de lauto, un pied sur lemarchepied, me tendit la main.

    Mais sans la prendre, je levai la mienne en un geste de

    dngation pour refuser ladieu quelle sapprtait pronon-cer.

    Mademoiselle, dis-je rsolument, permettez-moi devous accompagner. Rien ne me retient Cassis. Je retourne Paris ; vous le voyez, jai ma valise. Nous ferons route en-semble, si cela ne vous dplat pas.

    Ds les premiers mots, son sourire avait accept. Je d-posai ma valise dans la voiture, sur le sige gauche avant,tandis quelle disait avec simplicit :

    Cela ne me dplat pas, monsieur Delvart ; au con-traire.

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    Elle monta, je la suivis. Ayant ouvert les deux battantsde la porte charretire, Alburtin prit place au volant et pressale dmarreur.

    Trois tours de roue, et la voiture fut dehors, sur lachausse, grimpant la cte en deuxime vitesse. Mais nousnavions pas encore vir au calvaire que plusieurs passantsnous saluaient dun Bonjour, docteur ! entre autres lesdeux gendarmes.

    Nous voil reprs ! ctait invitable, grommela Al-burtin, mettant en troisime vitesse.

    Mademoiselle ne peut videmment pas partir par lagare de Cassis, dclarai-je. Le train ne passe que dans unedemi-heure. Avant cela nous aurons dix journalistes sur ledos Si vous avez une heure de plus, nous donner, doc-teur, cest Marseille quil faudrait nous conduire.

    a va ! fit laconiquement Alburtin, sans se retourner.

    Il y a trois kilomtres de la ville la gare de Cassis. mi-chemin donc, au lieu de continuer tout droit, nous tour-nmes gauche par la grandroute qui slve en lacetsjusquau col de la Gineste, travers des sites, grandioses etfarouches : ravines aux falaises pic, pentes peles de rocscalcaires se dcoupant sur lazur cruel part moi, je son-

    geais que les paysages de la Lune doivent ressembler ceux-l. Mais je me gardai bien dmettre ma rflexion ma voi-sine, qui restait silencieuse, absorbe dans la contemplationvague de la route coulant sous nos roues son ruban gou-dronn.

    plusieurs reprises depuis Cassis, Alburtin avait lch levolant dune main pour se gratter vivement la nuque, ce qui

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    provoquait des embardes. Aprs une plus forte, arriv aucol de la Gineste, il fit halte.

    Toutes mes excuses, mademoiselle ! Cest idiot, mais

    je suis dvor de puces. Si je nai pas deux minutes de rpit,je narriverai pas conduire proprement dans la descente.(Et il se gratta sans vergogne, avec une rage joviale). Made-moiselle, je crains que vous nen ayez eu aussi ? Ma femmesen est plainte ; il doit y en avoir une invasion la cli-nique

    Dites plutt dans Cassis, interrompis-je. Jen ai eu ga-

    lement lhtel Cendrillon.

    La passagre se drida un instant.

    Vous me rassurez, docteur. Quand ces dmangeaisonsmont prise hier soir, je me suis crue atteinte dune maladiede peau, et ce matin, sans mon dpart prcipit, je vous au-rais demand une consultation.

    gaye par lpisode burlesque, le temps de larrt elleconsentit regarder la rade de Marseille qui stalait au loin,vaporeuse dans la gloire de la lumire matinale et danslhaleine gante de la ville et des ports. Mais lorsquon futreparti, dvalant les pentes dsertiques, larrive derrirenous dune auto plus rapide, qui samusait nous dpasser,

    rendit notre compagne sa proccupation Elle avaitcraint, videmment, que ce ne fussent des journalistes lancs notre poursuite.

    La banlieue : rouges distributeurs dessence, lotisse-ments de chalets enfouis sous les pins une ligne de tram-ways annonant les faubourgs un interminable pav, unerue encaisse dhuileries et de savonneries, sillonne de ca-

    mions tonitruants et nous dbouchmes en plein Marseille,

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    sur la place Castellane, o la vie gaie et lumineuse fait untournoi dexubrante activit autour de la fontaine.

    O vais-je donc vous dposer ? demanda par-dessus

    lpaule Alburtin, en sengageant dans la rue de Rome. Il est8 heures . Vous navez pas de train pour Paris avant14 heures. Mais il faut dabord que mademoiselle mette sescolis la consigne aprs les avoir emballs un peu mieux.

    Pour cela je vais acheter une malle. Ce sont les or-ganes les plus prcieux de mon appareil, mexpliqua-t-elle endsignant mes pieds les paquets ficels de vieux journaux

    qui mavaient fort gn en cours de route par leur glissementcontinuel Docteur, je nabuserai pas plus longtemps devotre complaisance. Vous avez faire Cassis. Dposez-moichez un marchand darticles de voyage, et nous vous dironsadieu.

    Ainsi fut fait. Mais, non content dentrer avec nous dans

    un grand magasin de la Canebire et dassister lacquisitiondune mallette dans laquelle furent rangs les paquets, il vou-lut encore nous mener la gare avec sa voiture, pour dpo-ser nos bagages en consigne, puis nous remettre en ville etnous installer au caf Riche. Enfin, aprs avoir bu notreheureuse chance, il consentit repartir.

    Et pour votre appareil, mademoiselle, nayez crainte ;

    je vais le faire emballer proprement avec le parachute etvous expdier les caisses en grande vitesse Paris, en gareP. L. M. Je vous aviserai dun mot, lhtel Mtropole,nest-ce pas ?

    Lhtel Mtropole, avenue de Villiers. Et noubliez, pasde joindre la note de vos dbours, docteur Encore merci,

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    vous avez t mille fois bon ; je noublierai jamais lheureusechance qui vous a mis sur mon chemin, M. Delvart et vous.

    Sur une dernire poigne de main, le docteur rejoignit sa

    voiture, dmarra et se perdit dans la cohue des vhicules.Son dpart nous laissa dsorients. prsent, assis

    cette table de caf, dans la foule indiffrente, nous tionsvraiment seuls. Seuls et spars. O est, me disais-je,linsoucieuse intimit dhier et de la promenade aux ca-lanques ! Bah ! intimit illusoire ! En voquant devant moises souvenirs, elle ma trait en bon camarade, voil tout.

    Mais cette heure, si nous parlions, ce ne pourrait tre quede ces secrets quelle a laisss subsister entre nous. Et je nevais pas commettre une nouvelle gaffe en sortant de monrle : je suis le bon camarade, qui respecte les secrets, etavec lequel on ne se gne pas pour se livrer ses proccupa-tions.

    Aurore, silencieuse, fumait sa cigarette, lair inquiet, lesnarines imperceptiblement secoues de spasmes nerveux,tandis que je ruminais mon amertume. Je respectais son si-lence, me jugeant idiot de navoir pas plus desprit de soci-t, de ne savoir pas la distraire par dagrables niaiseriesEt ctait videmment tout ce quelle pouvait attendre demoi, puisquelle me taisait ses secrets Mme pas capable

    de cela ! Quel triste compagnon je fais, dcidment ! Ne re-grette-t-elle pas de mavoir laiss venir avec elle ?

    Mais un incident ne ta