vérité et philosophie (zygulski - volpe)

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Vérité et philosophie Par Denis Collin Traduction d'un essai d'Alessandro Volpe et Piotr Zygulski, paru dans l’ouvrage collectif d’hommage à Costanzo Preve Invito allo Straniamento, a cura di Alessandro Monchietto e Giacomo Pezzano, editrice Petite Plaisance, 2014 1. La vérité dans la pensée de Preve, entre tradition et innovation La philosophie « a comme terrain naturel celui de la vérité » [SD, 10] : c’est sur la base d’un tel pronunciamiento que la pensée « previenne » se greffe sur le retour à un complexe statut véritatif de la philosophie, science (Wissenschaft) de la vérité dans le rapport entre Objet et Sujet. Un retour qui ne doit pas mettre au second plan le charge innovatrice dont il se fait le porteur pourtant dans la reprise de présupposés dont il ne faut avoir peur comme Preve lui-même le rappelait souvent de les définir comme « traditionnels ». Dans ce sens, toute la philosophie de Preve se présente pleinement comme Aufhebung au sens hégélien, comme « dépassement-conservation » ce se traduit aussi dans sa conception « traditionnellement originale » de la vérité, question philosophique par excellence. Vérité dont nous trouvons de nombreuses définitions dans les manuels et dans les dictionnaires philosophiques, dans un ordre cette fois complètement doxographique et pour l’essentiel insérées dans ces coordonnées spécifiques : 1. Théorie correspondantiste : la vérité est correspondance réelle avec l’objet. Selon ce point de vue, une assertion est vraie quand elle est en accord avec la réalité, en relation à une analyse expérimentable empiriquement. La vision de la vérité comme conformité de la connaissance avec son objet (donc comme « conformation » du sujet à l’objet) et entendue comme existante indépendamment du sujet, est commune à de nombreuses orientations philosophiques, même différentes entre elles. Il suffit de penser à l’expression adequatio rei et intellectus, rendue célèbre par Thomas d’Aquin et la scolastique médiévale, encore centrale chez des penseurs du XXe siècle comme Alfred Tarski, mais présente aussi dans l’orthodoxie marxiste , sous la forme de la théorie du reflet (Widerspielungstheorie), principe fondamental de la gnoséologie du matérialisme dialectique. Il s’agit d’une réélaboration des thèses de l’adequatioopérée d’abord par Feuerbach, puis par Engels et enfin rendue cohérente dans sa trame essentielle par Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme, en 1909. La formulation de Lénine propose trois assertions fondamentales : le réel matériel et sensible est objectif et extérieur à la pensée ; le réel est connaissable par la pensée ; la réalité ne peut pas être épuisée par la pensée. En d’autres termes, la connaissance du réel est approchée et perfectible parce que la pensée ne peut jamais être complètement adéquate à la réalité. 2. Théorie de la cohérence : la vérité est la conformité avec d’autres affirmations, propositions ou croyances. Nous avons ici un critère d’évaluation de type logique, mais qui n’est pas nécessairement stable du point de vue ontologique, puisque cette théorie peut se décliner dans un sens relativiste dès lors que l’on considérerait de multiples systèmes doués de cohérence interne comme également comme conformes au vrai. 3. Théorie de la révélation : la vérité, en reprenant la signification bien connue du grec a-letheia, se présente, comme le relevait Martin Heidegger, sous un double

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Traduction d'un essai d'Alessandro Volpe et Piotr Zygulski, paru dans l’ouvrage collectif d’hommage à Costanzo Preve Invito allo Straniamento, a cura di Alessandro Monchietto e Giacomo Pezzano, editrice Petite Plaisance, 2014

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  • Vrit et philosophie Par Denis Collin Traduction d'un essai d'Alessandro Volpe et Piotr Zygulski, paru dans

    louvrage collectif dhommage Costanzo Preve Invito allo Straniamento, a cura di Alessandro Monchietto e Giacomo Pezzano, editrice Petite Plaisance, 2014

    1. La vrit dans la pense de Preve, entre tradition et innovation La philosophie a comme terrain naturel celui de la vrit [SD, 10] : cest sur la base dun tel pronunciamiento que la pense previenne se greffe sur le retour un complexe statut

    vritatif de la philosophie, science (Wissenschaft) de la vrit dans le rapport entre Objet et

    Sujet. Un retour qui ne doit pas mettre au second plan le charge innovatrice dont il se fait le

    porteur pourtant dans la reprise de prsupposs dont il ne faut avoir peur comme Preve lui-mme le rappelait souvent de les dfinir comme traditionnels . Dans ce sens, toute la philosophie de Preve se prsente pleinement comme Aufhebung au sens hglien, comme

    dpassement-conservation ce se traduit aussi dans sa conception traditionnellement

    originale de la vrit, question philosophique par excellence. Vrit dont nous trouvons de

    nombreuses dfinitions dans les manuels et dans les dictionnaires philosophiques, dans un

    ordre cette fois compltement doxographique et pour lessentiel insres dans ces coordonnes spcifiques :

    1. Thorie correspondantiste : la vrit est correspondance relle avec lobjet. Selon ce point de vue, une assertion est vraie quand elle est en accord avec la ralit, en

    relation une analyse exprimentable empiriquement. La vision de la vrit comme

    conformit de la connaissance avec son objet (donc comme conformation du sujet

    lobjet) et entendue comme existante indpendamment du sujet, est commune de nombreuses orientations philosophiques, mme diffrentes entre elles. Il suffit de

    penser lexpression adequatio rei et intellectus, rendue clbre par Thomas dAquin et la scolastique mdivale, encore centrale chez des penseurs du XXe sicle comme Alfred Tarski, mais prsente aussi dans lorthodoxie marxiste , sous la forme de la thorie du reflet (Widerspielungstheorie), principe fondamental de la

    gnosologie du matrialisme dialectique. Il sagit dune rlaboration des thses de ladequatioopre dabord par Feuerbach, puis par Engels et enfin rendue cohrente dans sa trame essentielle par Lnine dans Matrialisme et empiriocriticisme, en 1909.

    La formulation de Lnine propose trois assertions fondamentales : le rel matriel et

    sensible est objectif et extrieur la pense ; le rel est connaissable par la pense ; la

    ralit ne peut pas tre puise par la pense. En dautres termes, la connaissance du rel est approche et perfectible parce que la pense ne peut jamais tre

    compltement adquate la ralit.

    2. Thorie de la cohrence : la vrit est la conformit avec dautres affirmations, propositions ou croyances. Nous avons ici un critre dvaluation de type logique, mais qui nest pas ncessairement stable du point de vue ontologique, puisque cette thorie peut se dcliner dans un sens relativiste ds lors que lon considrerait de multiples systmes dous de cohrence interne comme galement comme conformes

    au vrai.

    3. Thorie de la rvlation : la vrit, en reprenant la signification bien connue du grec a-letheia, se prsente, comme le relevait Martin Heidegger, sous un double

  • aspect : non-naissance (Un-verborgenheit) et dvoilement (Entbergung)1. Dans la

    version empiriste, on considre comme vrit ce qui se manifeste avec vidence

    lhomme comme sensation, immdiatet, intuition ou phnomne. Dans une autre variante, mtaphysique/thologique, la vrit est manifestation dun principe suprme de ltre ou de la divinit. Nous pourrions directement tendre la thorie de la rvlation, dans un sens beaucoup plus large, aussi aux conceptions de la vrit qui

    rduisent celle-ci au prononc dune autorit (sous toutes ses formes : scripturales, oraculaires, dogmatiques, lgislatives, dictatoriales, etc.) comme le suggre du reste

    ltymologie latine du mot veritas, cest--dire vereor, craindre . En tout cas, on peut noter que les critres de dmarcations entre les diffrentes thories sont plutt

    labiles, parce que mme dans ce dernier cas se font valoir des exigences de

    correspondance quelque chose dexterne et de cohrence interne, avec des rsultats relativistes, vitables seulement si on considre comme prpondrante la force

    imprative dune seule des volonts de puissance en jeu. 4. Thorie pragmatiste-utilitariste: la vrit peut svaluer sur la base des consquences

    pratiques dun certain concept, cest--dire selon la synthse traditionnelle de William James la vrit de nos ides signifie leur capacit tre opratoires.

    Dans les rflexions de Preve, il y a luvre une laboration originale du concept de vrit, impossible caser dans lune de ces thories. Si, en effet, ces coles de pense, en insistant avant tout sur laspect gnosologique se constituent sur la base dune vrit positiviste-scientifique ou logico-discursive, la conception previenne simprgne de caractres authentiquement philosophiques dans le sens que lobjet de la recherche nest pas tant le certain que le vrai, pour voquer ici une distinction dj prsente chez Hegel. Preve

    soutient que la vrit de la philosophie nest pas ltablissement dune certitude, mais un processus dauto-conscience [SD, 45], conception curieusement (parce que comme il lenseignait, il ny a rien dinnocent ou de neutre dans ce genre domission ou de bvue) jamais prise en considration par lhistorien de la philosophie Nicol Abbagnano2. Le processus dautoconscience auquel fait rfrence Preve doit tre considr non seulement comme une claire rfrence thorique la philosophie idaliste, mais par-dessus tout

    comme un concept qui doit tre repropos dans sa centralit lintrieur du dbat philosophique contemporain dans lequel sont toutes videntes les quivoques et les

    orientations de modle antivritatif et relativiste. Dans ce sens, comme nous le verrons,

    lapproche de Preve a t et continue dtre un tmoignage actif de la pleine rupture avec les modes philosophiques de sa propre priode historique. tant pos cependant que nous

    sommes face une approche diffrente bien quessentiellement traditionnelle du thme vritatif, de quelle vrit parle-t-on alors ?

    La distinction dont nous pouvons prendre la mesure est avant tout entre vrit scientifique et

    vrit philosophique [SD, 45] : si la premire sexprime habituellement sur la base dune correspondance relle, cest--dire sur lidentit logique entre opinion/proposition et ralit effective, la seconde, linverse, se dveloppe se constituent comme un processus travers le dialogue dans lequel les opinions se confrontent comme le prsuppos de la commune recherche de la vrit [SD, 18].

    1 La premire traduit littralement la forme ngative du terme grec, la seconde, au contraire, en

    recherche lessence positive : lune tend exprimer la prsence de la naissance et lautre sa prvalence (Marlne Zarader : Heidegger et les paroles de l origine, Vrin, 2000.) 2 Cf. N. Abbagnano, Dizionario di filosofia, UTET, Torino, 1971

  • Lidentit logique se dcline ainsi en identit dialogique, o les rivaux ne sont pas des correspondances objectives, mais des chanes dynamiques de rapports dialectiques entre

    Sujet et Objet. Dynamique parce quexpos au parcours du temps et cest en ce sens quil est certainement impossible de donner une dfinition univoque, une fois pour toutes, de la

    nature de la vrit philosophique par le fait quelle dpend de lhistoire, cest--dire du temps historique [SD, 10] avec la prcision fondamentale que le temps historique nest pas le simple temps homogne de lhorloge, mais un temps dense [SD, 10]. La prsence et le rle du temps et de lhistoire sont donc fondamentaux pour comprendre comment Preve pose la question vritative, de fait indissociablement intrique avec les faits historiques et

    communautaires.

    Dans cette perspective, la vrit se prsente alors comme un produit historique, un champ

    ternel de dbats (un Kampfplatz, en termes kantiens) o dun ct elle ne constitue pas une valeur parmi les autres, mais bien plutt un terrain sur lequel les autres valeurs sont

    cultives [SD, 10], alors que, dun autre ct, elle ne peut simplement tre nonce, mais doit rsulter dune conviction mutuelle commune dont la possibilit de principe ne doit cependant jamais tre exclue [VF, 62]. De l merge et se dveloppe une thorie de la

    vrit applique aux catgories historico-sociales, ou, si lon veut, une thorie vritative cl communautaire.

    Pour confirmation que la conception de Preve ne peut tre contrainte entrer dans les

    classifications usuelles rappeles ci-dessus, signalons dabord quil ne considrait pas le processus cognitif comme une rvlation immdiate, mais bien, dun point de vue idaliste, comme autoconscience processuelle, un long chemin que lesprit humain doit encore parcourir

    3 dans son agir historique. Si, comme nous le verrons, il est en partie possible de

    rencontrer quelques analogies avec la position pragmatisme de lutilit, la lumire dune analyse plus approfondie, celle-ci rsulte tout fait distante de la conception previenne

    parce que celle-ci souvre sur un horizon social-communautaire qui na rien voir avec cet individualisme propre la majorit des pragmatistes. Pensons en effet lide pragmatiste selon laquelle une assertion est vraie en tant quil y a pour nous une certaine utilit lasserter, o ce nous est entendu laune de lamlioration de la condition vitale de lindividu. Pour clarifier un tel concept, sont utiles les paroles mmes de James qui identifie de manire explicite vrit et utilit au sens pratique : Notre monde est fait de ralits qui

    peuvent tre infiniment utiles ou infiniment nuisibles. [...] Ainsi la valeur pratique des ides

    vraies est, en premier lieu, fonde sur lintrt pratique que revtent pour nous leurs objets

    4. Dans le pragmatisme, la vrit, cest--dire lidentit entre le vrai et utile,

    sinstaure comme un guide valide pour laction de lindividu pratique ; chez Preve, il en va diffremment : elle se prsente de prime abord comme un service social (en reprise de

    3 Cf. Hegel, Science de la logique

    4 Pour comprendre de manire plus efficace un tel concept, James donne un exemple de cette

    manire : Si je perds dans la fort, que je trouve un sentier, il est de la plus haute importance que

    je me dise quil y ait une habitation au bout, car en me disant cela je suivrai ce chemin et serai sauv. La pense vraie est utile en loccurrence, car son objet la maison est utile . (W. James, la conception pragmatiste de la vrit in Le pragmatisme, un nouveau nom pour danciennes manires de penser, Flammarion, collection Champs classiques , 2007, traduction de Nathalie

    Ferron, p.228

  • Socrate) [cf. LU, 1255], et ensuite comme fonction de la survie dune communaut la

    merci de menaces extrinsques ou intrinsques.

    En ceci Preve, comme dailleurs dans toute son uvre philosophique, fait explicitement rfrence la tradition philosophique grecque dont la vritativit rside dans

    lquation de la vrit et la reproduction sociale menace par la dissolution de la croissance des richesses et du pouvoir oligarchique [LU, 107]. Un tel mcanisme social,

    littralement d-mesur parce que priv de metron, laccumulation de richesses prives nest rien dautre que la chrmatistique, dj notoirement dfinie par Aristote dans les Politiques : la vrit philosophique fleurit dans la polis en en rgulant les limites structurelles et en

    conjurant sa possible dissolution conscutive au dchanement du mcanisme

    chrmatistique. Cest dans cette optique que Preve en arrive dfinir la vrit comme fonction de la survie dune communaut, menace de lextrieur par une catastrophe naturelle [...] et de lintrieur par une catastrophe sociale [LU, 123]. Cette dfinition demande un certain nombre de facteurs qui, leur tour, dfinissent la nature de lhomme conu suivant Aristote comme zon politkon echon (animal rationnel, communautaire) et

    suivant Marx comme Gattungswesen (tre naturel gnrique) et que Preve isole comme les dimensions fondamentales de la pense et de laction : logos, phronesis et ethos. Le terme logos que Preve dans sa complexe rinterprtation des origines de la philosophie grecque entend comme calcul et plus prcisment comme calcul social (du

    verbe loghizomai) renvoie soit la Raison qui est la vrit qui se manifeste dans lhistoire, mais au-dessus des opinions changeantes [SD, 20], soit aux raisonnements qui permettent darriver cette raison dune manire justement logique , cest--dire rationnelle et consensuelle [SD, 20]. Le logos est donc cette unit de lontologie et de laxiologie, dtre et de valeur, que Hegel dj tenta de restaurer avec une philosophie de lEsprit qui insistait sur le double aspect de lide unifie dune Histoire processuelle et dune ralit prsente ou, en dautres termes, sur lidentit entre rel et rationnel. Le logos toutefois, au dire de Preve lui-mme, resterait abstrait sil ne se rsolvait pas sur le plan collectif et communautaire dans lthos, cest--dire dans lensemble des caractres

    et des comportements dune communaut qui souvre la Raison et au calcul social [cf. SD, 20]. Lenvironnement entier de la connaissance, de lthique, du temprament collectif est incarn par la dimension de lthos, que lon peut aussi synthtiser dans la dfinition de caractre-comportement [SD, 21], dtermin collectivement dans le temps et dans

    lespace selon le contexte historique, social et culturel. Le logos apparatrait abstrait, encore, sil ne sindividualisait dans la personne singulire comme phrnesis , ce qui revient dire comme sagesse prudente, capable au cas par cas de prendre la dcision la meilleure

    dans les conditions donnes [cf. SD, 20], parce que, comme lobservait le philosophe Luca Grecchi, elle ne soccupe pas de la connaissance du bien mais selon le livre VI de lthique Nicomaque dAristote, de la capacit de bien dlibrer dans toute situation particulire cest--dire quelle indique les comportements les plus corrects tenir pour atteindre la vraie fin de lhomme, le bien 6.

    5 Nous y lisons : Socrate ne se faisait pas payer pour le fait quil rendait un service public

    la communaut. [...] Il sagissait dun service social vritatif, en tant quil exerait une fonction de contrle (elanchos) sur les dcisions prises la majorit dans les assembles . 6 L. Grecchi, Lanima umana come fondamento della verit, CRT-Petite Plaisance, Pistoia, 2002,

    p.16

  • Toute la processualit vritative, qui sexprime dialectiquement dans le cours de lhistoire doit donc tenir compte non pas simplement des aspects sociaux gnriques, irrductibles la

    recherche sociologique, mais des vritables valeurs et rapports sociaux, qui ne peuvent tre

    structurellement dchiffrs et dcrits lintrieur des catgories gnosologiques vrai/faux, puisque les ides de Bien ou de Mal ne correspondent pas ncessairement au vrai et au faux

    scientifique. Cest proprement en ce sens que Preve peut affirmer que la nature de la vrit philosophique est de type logique et ontologique et non simplement gnosologique, parce

    quelle ne consiste pas en une vrit neutre et aseptise, spare de toute valeur sociale (elle nest donc pas un logos spar de lthos et de la phronesis) [SD, 21].

    2. Lquivoque principale sur le concept de vrit philosophique. Vrit et idologie Aprs avoir clarifi les raisons pour lesquelles, selon Preve, la vrit philosophique ne doit

    pas tre entendue dans les canons traditionnels de reflet, rvlation, cohrence et utilit, il

    est encore ncessaire, cependant, de montrer si et sur quel mode il est possible de sparer

    philosophie et idologie, termes troitement lis et pour cette raison souvent confondus.

    Oprant une synthse entre la conception ngative quen donne Karl Marx et celle substantiellement positive de Lnine, Preve dfinit lidologie comme reprsentation systmatique de la ralit dont la fonction est de lgitimer rationnellement les intrts de

    groupes particuliers et non universalistes lintrieur dune socit divises en classes opposes [LU, 42]. Cette fonction de lgitimation met en cause cette fausse

    conscience qui se transmute en ncessaire quand ce mensonge social, mme sil est diffus de bonne foi, est ncessaire pour garantir la cohsion dune communaut : cest ainsi sur nous nous trouvons face lutilit de groupe dans une socit divise en classes [LU, 42].

    Ayant dfini le concept didologie, Preve souligne la ncessit de ne pas le confondre avec la philosophie, sous peine dune intgrale rsolution de la vrit philosophique dans les trois modles thoriques-prescriptifs principaux qui sont manifests dans lhistoire des ides, savoir la religion, la science et la politique. Certes, ceci nenlve pas que lon doit reconnatre le caractre invitable de quelques rechutes idologiques dans ces trois champs,

    mais ce que Preve veut conjurer, cest en premier lieu une philosophie servilement mise au service de linstitution religieuse [VF, 69], la scolastique philosophia ancilla theologiae, qui plie instrumentalement la tradition philosophique pour lgitimer la religion

    et, en particulier, la religion chrtienne. En second lieu est rfute la tentative de la science

    moderne de phagocyter la connaissance philosophique, puisquelle prsuppose implicitement une philosophia ancilla scientiae . En troisime et dernier lieu, il sagit aussi de prendre ses distances avec une philosophie la solde de la pratique politique

    absolutise [VF, 14] comme cela est advenu, par exemple, dans lexprience du Communisme historique du Vingtime sicle, tomb victime de son propre mensonge de

    masse [VF, 76].

    Prcisment pour cette raison, de manire apparemment paradoxale, la haine dans les

    conflits concernant la vrit philosophique est alimente par le prtexte, lgitime en lui-

    mme, de se librer dun usage instrumental de la vrit elle-mme, de son asservissement idologique [ON, 26].

    Si, en effet, les idologies peuvent tre imposes, on ne peut pas dire la mme chose de la

    vrit philosophique, tout au contraire : lpouvantail quon agite habituellement pour

  • prendre dfinitivement cong delle, en en prsupposant un caractre prescriptif qui conduirait la perscution des opinions non conformes constitue plutt un vritable

    empchement moral et non la prcondition dune pratique authentiquement vritative de la connaissance philosophique [ON, 26]. En consquence, la complte rsolution de la

    philosophie en idologie peut, sans moyen terme, tre considre comme la plus grande

    erreur et mme le pch originel du marxisme ayant historiquement exist [LU, 41]. Par

    ailleurs, la complte et radicale transformation de la philosophie en idologie est

    explicitement dclare dans la thorie lniniste, outre quelle est implicitement partage mme par un grand marxiste (et grand philosophe) comme Lukcs, aussi, parce qu y bien regarder, les prmisses dun tel malentendu taient dj prsentes chez Marx. Ce dernier, en effet, nonobstant la critique clairante de lidologie bourgeoise de son temps et de lillusion de son dpassement, retombe dans une vision que Preve qualifie tout autant didologique. Ceci trouve une explication partielle dans le fait que les reprsentations idologiques du

    monde, en tant que rationalisations des intrts individuels et subjectifs [LU, 42], que

    lhomme a par sa propre nature, sont impossibles extirper de la pense et de la pratique humaines [cf. EC, 14]. Ceci cependant nefface par le fait qu lintrieur mme dune idologie on puisse retracer en puissance loccasion pour le dpassement de la mme enceinte idologique.

    Partant, il nest pas ncessaire de dmoniser les idologies, mais de les reconnatre comme telles, de reconnatre quelles rendent possible pour les tres humains organiss en socit la prise de conscience de leurs propres intrts collectifs et encore plus radicalement de

    reconnatre quelles sont propres lhomme en tant que tel, par sa nature animale symbolique [LU, 135] et idologique : pour cette raison, il serait absurde de penser

    pouvoir simplement les viter.

    Si ceci est vrai, apparat clairement quil ny a pas de vision plus idologique que celle qui proclame grands cris la fin des idologies, ignorant quelle est son tour la forme thoriquement la plus pauvre et la plus contradictoire de la mtaphysique, la mtaphysique

    de limpossibilit de transcender le prsent [NVS, 88-89], reprenant aussi les paroles de Massimo Bontempelli. Ceci fait merger, nouveau, le fait quune reprsentation idologique se montre difficilement comme telle. De cette manire, elle peut arriver

    conditionner, souvent inconsciemment, notre point de vue. Attention, cependant : comme

    Preve le met proprement en vidence, cest prcisment la difficult de reconnatre si une vision est vicie par des lments idologiques, moins dadmettre quil y a un plan extrieur qui peut nous aider le faire, lequel nest rien dautre que celui de la philosophie.

    3. Les prmisses de la vrit philosophique : libert et dialogue

    entre amis Une des assertions les plus importantes de la pense de Preve est que la philosophie se

    dtermine ncessaire dans des individualits nominatives [LU, 18] qui prsupposent

    lexistence dune vrit commune. Pour pouvoir rechercher cette vrit, sont ncessaires deux prmisses indispensables : la libert et le dialogue vritatif.

    Celui qui comme Gianni Vattimo7 soutient la ncessit de se dbarrasser du concept de vrit parce quil serait linvitable antichambre du despotisme politique [PP, 102], semble sous-valuer la diffrence entre philosophie et prise de position idologique :

    7 L o en politique entre en jeu la vrit, l commence le pril de lautoritarisme . (G. Vattimo, Addio

    alla verit, Meltemi, Roma, 2009, p.30

  • affirmer la prsence de la vrit, en effet, ni ne signifie prtendre la connatre de manire

    absolue, ni ne lgitime encore moins de limposer par des mthodes diversement ducatives , despotiques ou coercitives [cf. PP, 101].

    De ce point de vue, et en affrontant tous les lieux communs philosophiques, le modle

    propos par Spinoza est exemplaire, ds lors quil russit conjuguer un modle vritatif fort avec la tolrance et le respect de toutes les positions [cf. PP, 106-107]. On doit alors,

    sans doute, faire un bon usage de la vrit [LU, 154], parce que lhistoire nous montre des cas varis dans lesquels si on a fait un mauvais usage de la vrit, un usage

    instrumental, alors que la vrit, si elle est impose nest plus telle, cest--dire quelle cesse dtre vrit. Cest seulement en se mouvant lintrieur dun tel horizon quil devient clair que le concept de vrit ne rside pas exclusivement dans lnonciation prsente, mais bien plutt aussi dans la libre conviction [PP, 104]. Partant le droit lerreur doit tre admis, en allant jusqu accepter de ne pas rfuter ce qui sen suit logiquement, le droit la sottise et lidiotie sociale [PP, 104] : ce sera lducation philosophique communautaire, sans avoir recours des moyens judiciaires, de faire en sorte que la

    sottise socialement dangereuse puisse devenir, petit petit inoffensive [PP, 104]. Et

    cest seulement partir dun tel scnario, purement philosophique, que nous pouvons comprendre lopposition de Preve lintroduction des dlits dopinion, y compris dans le cas du ngationnisme historique.

    La libert est un principe souvent voqu mais rarement pratiqu [SD, 169],

    spcialement dans la conjoncture historique actuelle, parce que, sur le plan formel, sont

    indniablement tolres les opinions les plus disparates, mais seulement dans la mesure o

    elles sont compatibles avec la reproduction de la totalit capitaliste et imprialiste [cf. PP,

    182-188].

    Preve soutient que la libert nest pas seulement un principe provisoire qui fonctionne durant le processus de recherche de la vrit [NVS, 185] mais une condition

    permanente de celle-ci [NVS, 186] en tant quavec la vrit on nentend pas une pure donne logique reflter, mais un fondement en mme tempsontologique et axiologique. La

    vrit, donc, ne peut natre in vitro, en laboratoire (lequel peut se borner fournir les trs

    importantes minuties scientifiques) mais dans le dialogue vritatif, dont le thtre par

    excellence est reprsent par la philosophie grecque capable comme aucune autre de

    mettre en commun la vrit [NVS, 114] en la plaant dans un espace public, non

    seulement thorique, mais pratique-politique, celui de la polis. Ce nest pas par hasard : parmi toutes les choses que Preve reproche au communisme historique du Vingtime Sicle,

    il y a proprement davoir mis en commun les biens matriels avant la mise en commun de la vrit, cest--dire davoir mis au second plan lexigence de dire la vrit, ce qui aurait comport la libert de critique, dexpression et dinterprtation [EC, 63]. Cependant, en se mouvant partir des conditions historiques prsentes et tant donn quest impossible et non proposable un retour aux Grecs superficiel (et nigmatique), on peut

    dfinir comme forme organisatrice plus adquate la recherche de la vrit cette

    libre communaut des amis qui est programmatiquement libre de tout lien avec les

    appareils universitaires et aussi avec les appareils lis aux partis politiques [NVS, 180]. Si,

    dans le premier cas, la vrit resterait ferme et fragmente cause de la spcialisation

    universitaire et serait assujetti, comme cela arrive, des modes peu enclines

    reconnatre un statut vritatif la recherche philosophique, dans le second cas nous aurions

    la reproduction du modle gramscien de lintellectuel organiquequi fait un usage idologique de la philosophie au service de la pratique politique absolutise. Donc, en

  • rfrence aussi et avant tout la situation actuelle, on espre de libres communauts de

    recherche de la vrit bases sur lamiti philosophique [NVS, 186]. Le dialogue philosophique prsuppose lunit conflictuelle de multiples philosophies en dialogue rciproque [EF, 26], une libert qui est toujours libert de qui pense

    diffremment [PP, 105, ON, 169] ; toutefois, ceci ne doit pas conduire la solution

    relativiste qui, partant de ce juste principe [EF, 27], finit par nier lunicit de la vrit philosophique.

    La diffrence entre coles de pense, sans laquelle la pratique philosophique elle-mme ne

    serait pas possible, ne doit pas faire penser une pluralit de vrits relatives, et encore

    moins linexistence de la vrit, disqualifie selon lexpression hglienne en pure et simple comptine des opinions : en aucune manire, la philosophie ne doit tre confondue

    avec la rhtorique [cf. EF, 26-28] parce que les coles philosophiques se meuvent sur un

    terrain commun qui nest pas celui de lopinion la plus convaincante, ou de celle de la majorit, mais bien celui de la recherche communautaire de la vrit. Si donc la libert est

    un prsuppos fondamental de la recherche de la vrit, le d-voilement de celle-ci prsente

    aussi une charge mancipatrice, parce que la familiarit et le souci de la vrit aident

    penser et agir dune manire toujours plus libre ou, pour le dire en termes hgliens, ab-solue. Ou encore pour le dire en utilisant une expression vanglique : vous connatrez la

    vrit et la vrit vous rendra libres .8

    4. Aimer le savoir, aimer la vrit Dfendre la gense particulire (Genesis) de la vrit ne signifie pas en attaquer la validit

    universelle (Geltung), cest--dire soutenir que le plan la validit est intgralement rabattu et rsolu sur le plan de la gense [EF, 34] ; en nous reportant aux contributions de Fusaro

    et Pezzano dans le prsent volume pour la clarification de ce passage, nous pouvons nous

    limiter ici un exemple avanc par Preve lui-mme. Si une hypothtique secte sanguinaire

    satanique effectuait la dcouverte dun mdicament anticoagulant efficace, indpendamment des valuations morales et juridiques et autres de cette secte, on ne devrait pas jeter le

    bb avec leau sale du bain et ainsi il serait absurde de ne pas conserver le mdicament des fins mdicales [cf. EC, 41]. Ou encore, en pensant un fait historique concret, avec

    labolition de la pratique de la torture, bien que promue particulirement par la classe bourgeoise du XVIIIe sicle, on sapproche toujours plus dun idal dhumanit civilise et pacifique [PP, 190] et donc revt une validit universelle. En dautres termes, mme la plus particulire des genses peut ouvrir la plus universelle des validits : le point est de

    ne pas les penser comme simplement opposes ou sexcluant mutuellement. La thmatisation explicite de luniversalit de la part de Preve est certainement lie aussi aux stimulations offertes par le dialogue avec Luca Grecchi. Cette confrontation que Grecchi lui-mme reparcourt amplement en clture du prsent volume a port par exemple Preve conjuguer le regard grec avec le regard marxien pour retracer dans lme, dcline en termes de rationalit, de capacit relationnelle, de socialit, de moralit et de gnricit,

    llment commun tous les tres humains [cf. p.e. PP, 113 et EC, 48]. Lme est le principe universel qui les dtermine dans leur individuelle irrptable et irrductible. Un tel

    croisement de regards consent penser le concept dHomme de manire non abstraite mais bien plutt comme rsultat conceptuel dune convivance communautaire soutenir et rendre possible [LU, 49] pour donner vie une philosophie authentiquement humaniste et

    8 Jean, 8, 32

  • universaliste, pour laquelle la recherche vritative et lagir communautaire permettent chaque homme singulier de concrtiser les potentialits (dynamei on) de cette nature

    humaine qui lunit tous les autres tres appartenant au genre Homme. La concrtisation ne peut advenir quhistoriquement : la vrit la nature humaine, lme humaine ne peut tre situe sur un plan soustrait la course du temps, autrement elle se prsenterait comme ternelle, immuable, et refltable gomtriquement. ce point

    proprement, mrite dtre retrac lesprit intimement hglien de la vrit selon Preve. Si en effet toute la philosophie de Hegel peut tre synthtise par la formule bien

    connue le vrai est le tout et celui-ci est seulement lessence qui atteint la compltude par la mdiation de son propre dveloppement

    9, elle exprime aussi le nud fondamental de lentreprise philosophique de Preve, le retour une ide de totalit mme travers un bon usage de lUniversalisme [cf. avant tout BU] qui prend en considration la dialectique des rapports sociaux et des faits historiques.

    En guise de dernier mouvement, dans la mesure o Preve se pose comme dfenseur strict du

    statut vritatif de la philosophie dune part et comme opposant tout sous-entendu relativiste dautre part, on peut parler dans son cas vritablement damour pour la vrit, une philia tes aletheia : comme tout philosophe vrai et sincre, Preve est aussi, sinon avant

    tout, Philalthe, un amant tout court de la vrit.

    Rfrences SD : Storia della dialettica, Petite Plaisance, Pistoia, 2006

    VF : Verit filosofica e critica sociale. Religione, filosofia, marxismo, CRT-Petite Plaisance,

    Pistoia, 2004

    LU : Lettera sullUmanesimo, prface de L. Grecchi, postface de G. Pezzano, Petite Plaisance, Pistoia, 2012

    ON : I secoli difficili. Introduzione al pensiero filosofico dellOttocento e del Novecento, CRT-Petite Plaisance, Pistoia, 1999

    EC : Elogio del comunitarismo, Controcorrente, Napoli, 2006

    NVS : Nichilismo, Verit, Storia. Un manifesto filosofico della fine del XX secolo, CRT-

    Petite Plaisance, Pistoia, 1997 (con Massimo Bontempelli)

    PP : Il popolo a potere. Il problema della democrazia nei suoi aspetti teorici e

    filosofici. Prface de G. Giaccio, Ariana editrice, Casalecchio, 2006

    EF : Leducazione filosofica Memoria del passato Compito del presente Sfida del futuro, CRT-Petite Plaisance, Pistoia, 2000

    BU : Del buon uso delluniversalismo. Elementi di filosofia politica per il XXI secolo, Settimo Sigillo, Roma, 2008

    9 G. W. F. Hegel, Phnomnologie de lesprit