vicissitudes de la jouissance et psychose: À propos de… « les paranoïaques et la psychanalyse...

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À propos de... Vicissitudes de la jouissance et psychose À propos de... « Les Paranoïaques et la Psychanalyse » de Luis Izcovich Albert Nguyên * ,1 Psychiatre, enseignant, Collège clinique du sud-ouest, 18, rue Bertrand-de-Goth, 33800 Bordeaux, France Il est des ouvrages qui tombent à pic, d’apparaître au bon moment, parce qu’ils permettent une avancée de la doctrine, parce qu’ils détonent dans le concert des publica- tions du moment sur le sujet, et parce qu’ils permettent de mesurer l’enjeu pour la clinique et les analystes d’une position novatrice du problème : le livre de Luis Izcovich contient tous ces paramètres, et à ce titre ne peut que devenir une référence en la matière. L’appui constant pris sur l’enseignement de Lacan aux différents moments où il aborde la question de la psychose met singulièrement en lumière, non seulement le fait que la psychose, contrairement à ce que d’aucuns s’imaginent peut être abordée dans le cadre de la cure par les analystes, mais que les coordonnées que Lacan dégage ouvrent à une conception positive, ouverte, et à élaborer dans la clinique : la psychose n’est plus seulement un drame subjectif synonyme de déficit, de mise au ban, de ségrégation mais devient un mode original de position face à l’existence, au sexe, à la mort et plus spécifiquement au langage. La référence constante aux textes de Schreber et de J. Joyce en accentue la prévalence : la langue n’est pas réduite à la langue fondamentale, mais le débat du sujet psychotique avec elle indique que cette langue transmise par l’Autre subit un traitement particulier : l’égarement du désir et l’impérialisme de la jouissance ont pour effet de déstabiliser la langue, et jusqu’à la détruire. La lettre prévaut sur le mot, foi de Joyce ou d’Artaud. Ce que la psychanalyse apporte avec Lacan, c’est cette possibilité d’un abord résolument optimiste de la psychose, surtout dans la dernière partie de son enseignement. La première avait fait valoir le mécanisme structural en jeu (forclusion du signifiant du Nom du Père) > Izcovich L. Les paranoïaques et la psychanalyse. Paris : Champ Lacanien ; 2004. 338 p. * Auteur correspondant : M. le Dr. Albert Nguyên. Adresse e-mail : [email protected] (A. Nguyên). 1 Toute référence à cet article doit porter mention : Nguên A. Titre ?. À propos de... « Les paranoïaques et la psychanalyse » de Luis Izcovich. Evol Psychiatr 2004 ; 69. L’évolution psychiatrique 69 (2004) 708–713 http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/ 0014-3855/$ - see front matter © 2004 Publié par Elsevier SAS. doi:10.1016/j.evopsy.2004.09.002

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À propos de...

Vicissitudes de la jouissance et psychoseÀ propos de... « Les Paranoïaques

et la Psychanalyse » de Luis Izcovich

Albert Nguyên * ,1

Psychiatre, enseignant, Collège clinique du sud-ouest, 18, rue Bertrand-de-Goth, 33800 Bordeaux, France

Il est des ouvrages qui tombent à pic, d’apparaître au bon moment, parce qu’ilspermettent une avancée de la doctrine, parce qu’ils détonent dans le concert des publica-tions du moment sur le sujet, et parce qu’ils permettent de mesurer l’enjeu pour la cliniqueet les analystes d’une position novatrice du problème : le livre de Luis Izcovich contienttous ces paramètres, et à ce titre ne peut que devenir une référence en la matière.

L’appui constant pris sur l’enseignement de Lacan aux différents moments où il abordela question de la psychose met singulièrement en lumière, non seulement le fait que lapsychose, contrairement à ce que d’aucuns s’imaginent peut être abordée dans le cadre dela cure par les analystes, mais que les coordonnées que Lacan dégage ouvrent à uneconception positive, ouverte, et à élaborer dans la clinique : la psychose n’est plusseulement un drame subjectif synonyme de déficit, de mise au ban, de ségrégation maisdevient un mode original de position face à l’existence, au sexe, à la mort et plusspécifiquement au langage. La référence constante aux textes de Schreber et de J. Joyce enaccentue la prévalence : la langue n’est pas réduite à la langue fondamentale, mais le débatdu sujet psychotique avec elle indique que cette langue transmise par l’Autre subit untraitement particulier : l’égarement du désir et l’impérialisme de la jouissance ont pour effetde déstabiliser la langue, et jusqu’à la détruire. La lettre prévaut sur le mot, foi de Joyce oud’Artaud.

Ce que la psychanalyse apporte avec Lacan, c’est cette possibilité d’un abord résolumentoptimiste de la psychose, surtout dans la dernière partie de son enseignement. La premièreavait fait valoir le mécanisme structural en jeu (forclusion du signifiant du Nom du Père)

> Izcovich L. Les paranoïaques et la psychanalyse. Paris : Champ Lacanien ; 2004. 338 p.* Auteur correspondant : M. le Dr. Albert Nguyên.

Adresse e-mail : [email protected] (A. Nguyên).1 Toute référence à cet article doit porter mention : Nguên A. Titre ?. À propos de... « Les paranoïaques et la

psychanalyse » de Luis Izcovich. Evol Psychiatr 2004 ; 69.

L’évolution psychiatrique 69 (2004) 708–713

http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/

0014-3855/$ - see front matter © 2004 Publié par Elsevier SAS.doi:10.1016/j.evopsy.2004.09.002

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développé dans le texte des Écrits intitulé « Question préliminaire à tout traitement de lapsychose », la seconde va au-delà d’un préliminaire pour amener un mode de traitement : lasuppléance. Au premier temps correspond le cadrage d’un épisode qui va du déclenche-ment avec sa raison structurale forclusive, signe d’un échec métaphorique (échec de lamétaphore paternelle à se substituer au désir de la mère) à la stabilisation qui signe l’avenued’une métaphore de substitution, la métaphore délirante. Au second temps, le dénouage quiéquivaut au premier temps du déclenchement touche les trois registres de l’Imaginaire, duSymbolique et du Réel mais un nouveau nouage peut se faire et restaurer le rapport du sujetà la réalité.

Tout cela est développé en détail par L. Izcovich et mérite une lecture attentive. Cettelecture rappelle d’abord à quel point, cette forme de psychose appelée paranoïa a provoquéle débat entre les psychanalystes de Freud à Férenczi en passant par Abraham, puis Klein,et les tenants du Moi fort ou de l’Egopsychology. Izcovich montre très bien comment lesnouveautés prétendues des post-freudiens n’en sont pas mais constituent au contraire desdéviations repérables de la doctrine freudienne établie à partir du cas Schreber. Nul hasardsi Lacan vient s’inscrire dès le départ avec sa thèse puis son Séminaire « Les psychoses »dans le fil de Freud. L’étude du langage constitue pour lui le médiateur d’entrée avecnotamment les deux opérations de métonymie et métaphore. Avec cette boussole il imposeune mise en ordre structurale des mécanismes psychotiques. L’opération structurale s’arti-cule toute entière à partir du texte de 1925 « Die Verneinung » et de cet aphorisme freudien :Le rejet (Die Verwerfung) dans la psychose est quelque chose d’autre que le refoulement(Die Verdrängung). Ce rejet d’un signifiant, cette forclusion du signifiant du Nom du Pèredevient la pierre d’angle de l’élaboration sur la psychose. Elle permet à l’analyste l’orien-tation de la direction de la cure et les options stratégiques, tactiques et politiques à adopteravec de tels sujets qui déjouent les modèles réservés à la névrose. Nul doute que l’analysteait une toute autre place à occuper que dans le cas d’une névrose.

La seconde bonne nouvelle de ce livre vient avec ce point : la place de l’analyste.L’auteur accentue ce point capital : il ne cherche pas à exposer ce qu’est une psychose maisplus précisément à quel type de problèmes un psychanalyste a affaire avec un analysantpsychotique, et qu’est-ce que l’apport de Lacan permet d’ordonner ? La psychose concernele sujet psychotique mais tout autant l’analyste auquel il s’adresse puisque l’ensemble desconcepts de l’analyse sont réinterrogés, déplacés, transformés, inutilisables dans leurexposé de doctrine pour la névrose. Pour cette raison la psychose met spécialement lesanalystes au pied du mur de leur capacité d’invention ; l’adage de Freud de réinventer àchaque fois la psychanalyse n’en prend que plus de poids avec les analyses de psychose.Avec le paranoïaque, le transfert, l’amour, le passage à l’acte prennent une valeur particu-lière, à distinguer dans chaque cas. La question du fantasme et des rapports du fantasme audélire, déjà vive avec Freud est remise sur le métier par Lacan.

L’apport lacanien, je l’ai signalé, est capital. Comment se passer de ses avancéesaujourd’hui, alors même que les psychanalystes n’ont pas encore tiré tous les enseigne-ments sur le problème des suppléances qu’il nous a apporté comme solution au défaut destructure cause de la psychose ?

Cette solution est celle du symptôme écrit volontairement « sinthome » par Lacan.Sinthome dit que la jouissance du symptôme du sujet trouve à se connecter selon desmodalités précises et singulières à l’inconscient. La jouissance sinthomatique pose au-delà

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du signifiant la question du rapport du sujet à la lettre : l’inconscient se lit mais pour être luencore doit-il comporter cette dit-mension d’écriture, pour laquelle l’office de la lettreconvient au mieux. Que la lettre féminise le sujet dans son rapport à la jouissance, chaquepsychotique le met au premier plan : féminisation du psychotique, puis pousse-à-la femmeseront successivement mis en avant pour indiquer la direction de la jouissance dans lapsychose. L’examen par Lacan de la question de la jouissance a ouvert au second temps deson apport : la suppléance obéit à une autre logique (logique de nouage et de continuité) quela stabilisation qui elle se situe au niveau d’une métaphore (certes spéciale puisquedélirante). Il faut signaler au passage que cette nouvelle problématique de l’articulationd’un symptôme et de l’inconscient donne à la psychanalyse de nouveaux moyens dans lacure des névroses et spécialement pour la question des fins d’analyse. Le modèle borro-méen, celui du nœud de RSI, s’applique à la névrose ; comme dans le cas de la psychose laclinique en est à construire.

Chemin faisant, traitant au passage la redoutable et redoutée question de l’amourérotomaniaque dans la psychose et celle du passage à l’acte redouté avec la paranoïa,L. Izcovich nous amène logiquement et très clairement vers la question de la solution avecla paranoïa aujourd’hui, puisque de plus en plus de psychotiques, signe des temps de lasurdité consumériste et globalisante, vont s’adresser à un psychanalyste : le traitementpossible de la paranoïa qui requiert de l’analyste un maniement délicat peut conduire à lamise en place d’une suppléance.

Cette suppléance constitue la version positive d’un traitement. Là où le neuroleptique« incisif » fait taire, la psychanalyse va a contrario se faire docile aux indications dupsychotique : le psychanalyste ne peut rien espérer sinon à se faire docile au fantasme,soumis à la logique de la construction : il ne peut proposer son action qu’à partir de cettedonnée.

C’est pourquoi une conception lacanienne et positive de la psychose prend appui sur ceconcept qui n’est pas de Freud mais de Lacan qu’il a appelé l’Acte analytique. L’acte estcentré par le désir de l’analyste, et il se produit à partir d’une mutation, d’un déplacementobtenus dans une cure : passer de la jouissance délétère du symptôme, négative (celle dontsouffre l’analysant au départ mais à laquelle il est libidinalement fixé pour un temps) à unejouissance positive (plus de jouir) qui suppose une réduction, voire un autre destin de lajouissance initiale. La jouissance + n’en reste pas moins substitut de la jouissance perdue,fondamentale. Elle assure la conjonction du désir et de la lettre, de la jouissance et del’inconscient : « le symptôme est le mode de jouir de l’inconscient qui le détermine » : à cepoint de jonction peut se déposer pour tout parlêtre la jouissance de la langue, Ô combiendifférente dans la névrose et la psychose, conjonction du différentiel et du continu, disonsle nœud du différentiel et du continu.

Ce bel ouvrage invite à faire le pas de plus qui consiste à développer cette question de lasuppléance, des suppléances. L’historique du concept n’est plus à faire puisque au fond onle trouve dès le Séminaire IV à propos de la phobie et qu’il revient à différentes reprisessous la plume de Lacan. Reste qu’il est logique de noter que c’est à partir du moment où leRéel dans la psychanalyse équivaut au non-rapport sexuel, à un point de non-savoir radicalquant au sexe responsable de cet impossible de mettre le rapport en écriture, que la questionde ce qui y supplée est définitivement abordée : l’amour supplée au non-rapport d’une partet d’autre part le symptôme (la jouissance) prend tout son empan et supplée à la jouissance

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qu’il n’y a pas. Le symptôme viendra suppléer au défaut du Nom du Père, et même desNoms du père. Le pluriel est l’index du fait de structure qui s’impose même dans lanévrose : le Nom du père, le symbolique ne recouvre jamais complètement le Réel, quelquechose du père est insuffisant à faire que tout soit symbolisé, il y a de l’insymbolisable par lesignifiant, l’analyse comporte cet incurable, cet inassimilable.

La suppléance, en quoi consiste-t-elle dans la paranoïa ? Elle réalise l’opération quirenoue, à l’aide du sinthome, ce qui s’est dénoué du fait de la psychose à savoir les troisregistres qui se nouent en délivrant au sujet le sens de sa vie, la limite de son rapport au sexeet son inscription dans la mort, la jouissance qui lui est permise et la cause du désir : du coupla réalité (pour garder le terme de Freud de « La perte de la réalité dans la névrose et lapsychose ») se trouve remaniée, et de façon très différente à l’époque de la Questionpréliminaire où elle est « constamment instable », l’Imaginaire glissant entre symbolique etRéel mais le nœud restant défait, le symbolique et le Réel restant enchaînés par un point, etle second temps où le re-nouage par le sinthome assure une stabilité à éprouver certes maisune stabilité tout de même : la suppléance va au-delà de la stabilisation, et doit même enretour pouvoir la permettre (réduction possible du délire).

Que montre la suppléance dans la psychose ? À partir des modèles classiques de Joyce etSchreber, mais aussi de nombre de psychotiques que l’expérience fait rencontrer, laprégnance de la lettre, du rapport à l’écriture dans le procès de la psychose, débouche surune question qui concerne le nom (Comment « se faire un nom » pour Joyce, au point où lacarence paternelle a laissé un trou ?) et la nomination : les suppléances se présentent commeautant de modalités de traiter la question du nom, et sans doute peut-on conjecturer diversesmodalités de se faire un nom. La clinique du nœud est à faire mais elle doit pouvoir mettreen évidence ces différentes modalités du renouage à partir du principe inamovible que lequart terme, le quatrième rond est le sinthome (je le rappelle, la façon dont la fonction dejouissance se connecte à l’inconscient).

Quelles sont les limites de la suppléance ? La suppléance cependant ne règle pas tout. Lapsychose reste la psychose, avec la suppléance comme avec la stabilisation. La suppléanced’ailleurs ne garantit pas contre un nouveau déclenchement.

Sur l’amour dont L. Izcovich montre tous les linéaments dans la paranoïa, la suppléanceassure le maintien d’un type d’amour dont il faut convenir qu’il n’instaure pas entre lespartenaires de lien dialectique. L’allure érotomaniaque de l’amour certes s’en trouvetempérée mais demeure narcissique, sans jamais pouvoir atteindre la figure d’un amour-Autre qui lui suppose la castration assumée, un amour branché sur l’hétéros, le toujoursAutre de la rencontre amoureuse.

Sur l’interprétation : la psychose implique d’inventer d’autres figures que celles déve-loppées par Lacan dans son texte « L’Étourdit » dont je rappelle qu’il la situe sous troisformes : homophonie, grammaire, logique. Pas question de faire jouer les équivoques dansle dévidage signifiant qu’entraîne un déchaînement psychotique. La psychose est en sonfond déjà un déploiement grammatical comme Freud l’a démontré à propos de la formuleclé de la paranoïa avec le « Je l’aime » et ses variations pronominales. Quant à la logiquedont la limite fait le réel, elle se trouve impliquée de diverses manières dans le procès mêmede la psychose : qu’on pense à la férocité wittgensteinienne, à la douleur célanienne, aucombat de Schreber avec Dieu. D’où la question redoutable pour l’analyste : sur quoiprendre appui pour interpréter ? Faut-il même interpréter ce qui se dit déjà sous formed’interprétations, compte tenu de la faille dans le symbolique ?

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La place de l’analyste : disons qu’elle se situe entre le traitement de la lettre et donc dela jouissance, et celui de l’Autre du psychotique, cet Autre dont le lieu est identifié commerecelant la Jouissance, celle de l’Autre mais aussi la sienne que l’Autre commande. Etcomment ne pas là prendre appui sur ce que Lacan a apporté de nouveau dans l’analyse :l’acte.

L’acte est l’interprétation de l’analyste face à la psychose et se présente tantôt sous laforme d’un « dire que non » à la jouissance ravageante pour le sujet, façon de tamponner lajouissance et d’alléger la chape sous la forme de laquelle elle se manifeste, poussant parfoisle sujet au passage à l’acte et à la mort. De manière concomitante c’est à se faire « le témoinde la fabrique du nom », ce qu’on peut déduire de l’examen du cas Joyce par Lacan, bienque lui ait extrait cette fonction de jouissance de l’écriture comme moyen de se faire unnom du texte de l’Irlandais, alors que l’analyste a affaire à un sujet qui peut ne pas avoirdéclenché ou avoir déclenché mais qui ne se trouve pas au point joycien de constituer unsinthome.

Si le déclenchement a eu lieu alors soit il faut chercher à obtenir d’abord une stabilisa-tion avant de se diriger vers la construction d’un sinthome, soit la mise en place d’unesuppléance peut avoir un effet indirect sur le délire qui se trouve alors réduit, passé ausecond plan.

L’acte ne peut s’envisager sans le support du désir de l’analyste : il n’y a pas d’autreressort à l’interposition de l’analyste contre l’angoisse du psychotique aux prises avec sadouleur d’être, avec les égarements que la Jouissance de l’Autre lui commande à l’aide desvoix hallucinées, avec sa servitude à cet empire de l’Autre. À prendre à sa charge une partde ce Réel mo(r)tifère, l’analyse donne au sujet la chance de se montrer si souple à lalogique de son délire qu’il lui indique par là qu’il n’y a rien d’inéluctable dans la volonté del’Autre : l’acte produit l’écart minimum où le sujet psychotique peut vivre et prolonger sonexpérience.

Pour peu que l’analyste s’avère capable de cette docilité au fantasme et au délire, qu’il sefasse le témoin actif de ce débat avec la jouissance de l’Autre, de proposer un Autredifféremment valencé, moins persécuteur, alors le rapport du sujet à la jouissance, celle del’Autre mais aussi la sienne peut s’en trouver modifié.

Si dans la névrose, c’est le Réel du sexe que l’analyste vise dans son acte et maintientcomme index du non-rapport, dans la psychose c’est au rappel du réel de la vie contre celuide la mort que l’analyste est convoqué et a charge de répondre. Qu’il soit suffisammentdétaché de son fantasme et qu’il ait assez loin réduit le symptôme, autrement dit qu’ilassume la castration sont les conditions requises pour que le désir de l’analyste soutienne cepoint où Celan le mélancolique, celui qui parle dans la langue de celui qui « a peut-être serréla main de l’assassin de sa mère », dit qu’en écrivant il engage avec le langage « tout sonêtre ».

Une clinique de la suppléance pour laquelle la psychanalyse lacanienne donne les outilset qui pourrait pallier le vide de la psychiatrie dont le modèle actuel défait la cliniquestructurale, au prix d’en faire disparaître d’un même mouvement et le sujet et l’inconscient :ce livre y appelle. L’établir permettrait de mettre au point les modalités supplétives et deconvoquer les analystes sur le point crucial de leur intervention, je l’ai avancé, leur acte plusque leurs interprétations – ce sur quoi le psychotique les devance. Ce serait garantir au sujetpsychotique la présence d’un témoin inédit, un témoin qui prend appui sur une éthique du

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désir et non de la jouissance. Cela seul peut corriger les égarements de l’amour érotoma-niaque, de l’amour non dialectique que montre J. Joyce.

L’indication de Lacan de « prendre le désir à la lettre » s’avère là précieuse : dénouer ledésir de la lettre, le soustraire à la jouissance pour venir mettre l’amour à sa place – à partirde l’expérience du transfert – dans le nœud Réel–symbolique–Imaginaire rétabli parl’adjonction du quatrième rond sinthomatique. Les modalités de rétablissement du nœudpeuvent suppléer au défaut du Nom du Père, qui porte à la fois sur le fait que le symbolique(du Nom du Père) est inégal à en recouvrir complètement le Réel et sur le trou qui frappe lesignifiant, responsable de l’échec à métaphoriser (altération du langage dans une de sesfonctions essentielles). À ce prix, quelque chose du débat avec la langue, débat qui est celuide tout parlêtre, peut trouver la voie/voix réparatrice d’un Joyce, d’un Celan ou d’unPessoa, agiles « tripatouilleurs de lettres », habiles pa(s)-trouilleurs des confins d’existence.Alors l’analyste peut nourrir la prétention d’avoir avec son analysant parcouru le cheminqui va de la paranoïa déclenchée à la paranoïa dirigée pour aboutir à ce qu’il est juste dequalifier de paranoïa réussie.

Pourquoi ne pas formuler le vœu, puisque tous les sujets psychotiques ne sont pas aussiinspirés que Joyce ou Schreber, d’un recours averti à l’analyste pour lever les embûches surle chemin où peut se construire une suppléance effective. Cette construction ne peut seproduire sans une certaine mutation au niveau de la jouissance : d’abord totalement soumisà l’Autre le sujet psychotique peut – et l’analyste y contribue – mettre un peu de distancedans la persécution, pour, sur le modèle du Président Schreber, apercevoir que cettejouissance de l’Autre ne se fait pas sans lui, et dans un temps ultérieur que sa proprejouissance est en question, certes par rapport à l’Autre et féminisée. De la docilité del’analyste à la logique de la construction dépend la possibilité de la suppléance : celle-ciréclame de l’analyste une proximité avertie avec les jeux de lettres, et une bonne dosed’invention. Autrement dit l’analyste n’a pas à reculer devant son acte.

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