wierviorka, michel. subjectivation et désubjectivation

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Revista Sociedade e Estado - Volume 30 Número 1 Janeiro/Abril 2015 39 Subjecvaon et désubjecvaon: le cas de la violence * Michel Wieviorka** Resumo: Ao considerar a existência de diferentes pos de violência e priorizando a violência cole- va, o argo apresenta um breve exame de algumas teorias sociológicas sobre a violência, conside- radas a parr de três paradigmas clássicos, aí compreendidas as análises que privilegiam a dimen- são instrumental, as que veem na violência resposta ou reação a situações de crise e, finalmente, aquelas que insistem na ideia de uma cultura da violência. Os três paradigmas guardam um viés determinista, dificultando às ciências sociais melhor se capacitarem para esclarecer as condições que tornam a violência possível. O argo ressalta ainda a importância de evitar o psicologismo e o sociologismo na análise da violência, apresentando duas outras orientações: na primeira, discute o interacionismo – com o componente da intersubjevidade – indicando alguns de seus aspectos posivos e, sobretudo, seus limites; na segunda, ressalta a orientação teórica centrada no sujeito, na subjevidade e, principalmente, nos processos de subjevação e dessubjevação. Postula a ne- cessidade de definir os conceitos de subjevidade, sujeito, subjevação e dessubjevação, definin- do, com esse propósito, quatro figuras de sujeito que podem até mesmo coexisr no mesmo ator. Demonstra, enfim, a insuficiência do conceito de sujeito e propõe passar, na análise, do enfoque no sujeito e na subjevidade ao enfoque nos processos de subjevação e dessubjevação, evitando a essencialização ou naturalização do sujeito. Palavras-chave: violência, sujeito, subjevidade, subjevação, dessubjevação. L a violence est un des phénomènes les plus complexes et les plus diversifiés qu’envisagent d’étudier les sciences humaines et sociales, et le terme renvoie à toute sorte d’expériences, individuelles comme collecves. Indiquons donc d’abord les limites des réflexions qui vont suivre, et précisons l’espace des conduites de violences sur lesquelles elles porteront, du moins principalement. La violence peut être physique, morale, intellectuelle. Elle porte aeinte, ou vise à porter aeinte à l’intégrité de ceux qui en sont les vicmes, et le plus souvent, tout ceci constue un tout: blesser, tuer, violer, voler ou tenter de le faire, par exemple, c’est aussi mere en jeu du sens, des significaons, c’est affaiblir ou détruire les « capabilies » dont parle Amartya Sen 1 , et qui ne sont pas seulement concrètes ou physiques. Nous laisserons ici les dimensions intellectuelles et morales que charrie la violence, et en parculier nous n’entrerons pas dans la discussion qu’appelle le concept de violence symbolique, développé par Pierre Bourdieu 2 , et qui est assez proche de la noon d’aliénaon. Pour ce sociologue, il s’agit de désigner des formes extrêmes de dominaon qui font que le dominé intériorise jusqu’aux catégories du dominant, et s’avère dès lors incapable de penser par lui-même, ce qui empêche la révolte ou la protestaon. * Conferência proferida no Departamento de Sociologia da Universidade de Brasília em março de 2014. ** Diretor da Fundação Maison des Sciences de l’Homme (FMSH), Paris, diretor de estudos da École des Hautes Études en Sciences Sociales (Ehess), pesquisador e ex-diretor do Centre d’Analyse et d’Intervenon Sociologique (Cadis). < Michel.Wieviorka@ ehess.fr>. 1. Amartya Sen, Éthique et économie: Paris, PUF, 2008. 2. Cf., notamment, Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la praque. Paris: Droz, 1972. Recebido: 04.04.14 Aprovado: 15.07.14

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WIERVIORKA, Michel. Subjectivation Et Désubjectivation

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  • Revista Sociedade e Estado - Volume 30 Nmero 1 Janeiro/Abril 2015 39

    Subjectivation et dsubjectivation: le cas de la violence*

    Michel Wieviorka**

    Resumo: Ao considerar a existncia de diferentes tipos de violncia e priorizando a violncia coleti-va, o artigo apresenta um breve exame de algumas teorias sociolgicas sobre a violncia, conside-radas a partir de trs paradigmas clssicos, a compreendidas as anlises que privilegiam a dimen-so instrumental, as que veem na violncia resposta ou reao a situaes de crise e, finalmente, aquelas que insistem na ideia de uma cultura da violncia. Os trs paradigmas guardam um vis determinista, dificultando s cincias sociais melhor se capacitarem para esclarecer as condies que tornam a violncia possvel. O artigo ressalta ainda a importncia de evitar o psicologismo e o sociologismo na anlise da violncia, apresentando duas outras orientaes: na primeira, discute o interacionismo com o componente da intersubjetividade indicando alguns de seus aspectos positivos e, sobretudo, seus limites; na segunda, ressalta a orientao terica centrada no sujeito, na subjetividade e, principalmente, nos processos de subjetivao e dessubjetivao. Postula a ne-cessidade de definir os conceitos de subjetividade, sujeito, subjetivao e dessubjetivao, definin-do, com esse propsito, quatro figuras de sujeito que podem at mesmo coexistir no mesmo ator. Demonstra, enfim, a insuficincia do conceito de sujeito e prope passar, na anlise, do enfoque no sujeito e na subjetividade ao enfoque nos processos de subjetivao e dessubjetivao, evitando a essencializao ou naturalizao do sujeito.

    Palavras-chave: violncia, sujeito, subjetividade, subjetivao, dessubjetivao.

    L a violence est un des phnomnes les plus complexes et les plus diversifis quenvisagent dtudier les sciences humaines et sociales, et le terme renvoie toute sorte dexpriences, individuelles comme collectives. Indiquons donc dabord les limites des rflexions qui vont suivre, et prcisons lespace des conduites de violences sur lesquelles elles porteront, du moins principalement.

    La violence peut tre physique, morale, intellectuelle. Elle porte atteinte, ou vise porter atteinte lintgrit de ceux qui en sont les victimes, et le plus souvent, tout ceci constitue un tout: blesser, tuer, violer, voler ou tenter de le faire, par exemple, cest aussi mettre en jeu du sens, des significations, cest affaiblir ou dtruire les capabilities dont parle Amartya Sen1, et qui ne sont pas seulement concrtes ou physiques. Nous laisserons ici les dimensions intellectuelles et morales que charrie la violence, et en particulier nous nentrerons pas dans la discussion quappelle le concept de violence symbolique, dvelopp par Pierre Bourdieu2, et qui est assez proche de la notion dalination. Pour ce sociologue, il sagit de dsigner des formes extrmes de domination qui font que le domin intriorise jusquaux catgories du dominant, et savre ds lors incapable de penser par lui-mme, ce qui empche la rvolte ou la protestation.

    * Conferncia proferida no Departamento de Sociologia da Universidade de Braslia em maro de 2014.

    ** Diretor da Fundao Maison des Sciences de lHomme (FMSH), Paris, diretor de estudos da cole des Hautes tudes en Sciences Sociales (Ehess), pesquisador e ex-diretor do Centre dAnalyse et dIntervention Sociologique (Cadis). < [email protected]>.

    1. Amartya Sen, thique et conomie: Paris, PUF, 2008.

    2. Cf., notamment, Pierre Bourdieu, Esquisse dune thorie de la pratique. Paris: Droz, 1972.

    Recebido: 04.04.14

    Aprovado: 15.07.14

    Gisele HigaTexto digitadoDOI: 10.1590/S0102-69922015000100004

  • 40 Revista Sociedade e Estado - Volume 30 Nmero 1 Janeiro/Abril 2015

    La violence peut tre individuelle, elle peut aussi tre collective, sociale, politique notamment: cest en priorit la violence collective qui nous occupera ici, quil sagisse de rvolutions, dmeutes, ou bien encore de terrorisme. La dlinquance lorsquelle renvoie des questions sociales et le crime organis sinscrivent cer-tainement aussi dans lespace de nos analyses, et beaucoup moins le pur crime crapuleux, ou le vol, ce quon appelle en France le fait divers .

    Les sciences sociales et la violence

    Les thories sociologiques de la violence, ou les approches historiques, ethnolo-giques ou politologiques ne manquent pas, et malgr leurs grandes diffrences, elles ne sont pas ncessairement contradictoires. On peut en premire approximation considrer quelles relvent de trois grandes familles, de trois types de paradigmes.Certaines sintressent aux dimensions instrumentales du phnomne, aux calculs des acteurs, leur stratgie. La violence est alors une ressource utilise pour obtenir un rsultat, cest un moyen par rapport des fins. Lanalyse peut ici concerner aussi bien des acteurs individuels qui sapparentent lhomo conomicus de la thorie conomique, que des groupes et une action collective, comme dans les thories dites de la mobilisation des ressources3. Les limites de ce premier type dapproche tiennent ce que nous enseigne lobservation historique ou empirique: la violence instrumentale est toujours susceptible de draper, dtre emporte par dautres lo-giques que purement stratgiques, dtre dborde par dautres significations que celles relevant du calcul rationnel.

    Dautres approches font de la violence une raction une situation, et en particulier une situation de crise. La violence, l encore aussi bien individuelle que collective, est alors explique par des vnements qui la dterminent en dehors delle-mme, par un contexte devenu insupportable, par des volutions suscitant des frustrations devenues intolrables4. Dans cette perspective, elle est la conduite qui constitue une rponse, par exemple, aux difficults conomiques soudaines, la menace de fermeture dune entreprise, au chmage, la drliction.

    Enfin, une troisime famille danalyses, tout aussi classique, insiste sur lide dune culture de la violence, qui prdisposerait les membres dune famille, dun groupe, dune communaut, dune socit toute entire, plus que dautres, passer la vio-lence. Il existe de nombreuses variantes de ces dmarches, qui peuvent ventuel-lement proposer de tracer un lien entre culture et personnalit, la violence hic et nunc trouvant alors ses sources, par exemple, dans une ducation ou une socialisa-tion primaire qui y prdisposent5. Cest ainsi que la criminologie explique parfois les crimes sexuels ou les violences sur enfants par une enfance o lauteur a lui-mme subi de telles horreurs.

    3. Le meilleur reprsentant de cette orientation fut lhistorien-sociologue Charles Tilly. Cf., par exemple, de cet auteur From mobilization to revolution. Reading, Mass.: Addison Wesley Publishing Co., 1978.

    4. Cf., par exemple, Ted Robert Gurr, Why men rebel. Princeton: Princeton University Press, 1970.

    5. Une source importante de cette manire de penser est lenqute de Theodor Adorno et alii. The authoritarian personality. New York: Harper, 1960.

  • Revista Sociedade e Estado - Volume 30 Nmero 1 Janeiro/Abril 2015 41

    Quelles soient utilitaristes, portes par lide dune rponse une situation assez large, ou par celle dune culture faonnant des prdispositions, les approches les plus classiques des sciences humaines et sociales nchappent quimparfaitement au travers dterministe, qui postule une causalit, ou un faisceau de causes pour expliquer la violence. Le dterminisme est parfois pouss trs loin, et de social ou culturel, il peut mme dans certaines approches devenir naturel, biologique, par exemple dans les propositions contemporaines6 qui renouvellent leur faon les vieilles thories de Lumbroso en allant chercher les sources du crime, de la violence terroriste, ou sexuelle dans le patrimoine gntique des individus un thme jour-nalistique autant que scientifique.

    Les approches dterministes, surtout lorsquelles comportent des dimensions de type biologique, sont toujours suspectes aux yeux des chercheurs en sciences so-ciales, qui se mfient juste titre du dterminisme, en gnral, et de la naturalisa-tion des questions sociales en particulier. Elles sont de plus inquitantes du point de vue des droits de lhomme et des valeurs dmocratiques et humanistes quelles autorisent vite bafouer: le dtenu qui a purg sa peine mais qui aurait un profil gntique et social jug susceptible den faire un rcidiviste ne doit-il pas, dans leur perspective, tre maintenu en dtention? Le voyageur qui dsire entrer dans un pays mais dont le profil est jug pr ou proto-terroriste ne doit-il pas tre refoul? Le passage lre des big datas , o se mlent ventuellement donnes de type gntique et donnes sociales et culturelles est ici minemment inquitant pour qui se proccupe des droits fondamentaux de la personne.

    Cest pourquoi les sciences humaines et sociales, lorsquelles entendent rsister lide de causalit et au pur dterminisme, semblent plus capables doffrir un clai-rage sur les conditions qui rendent possibles la violence, que sur la violence elle-mme.

    Lessentiel est que les approches qui viennent dtre voques laissent toutes plus ou moins de ct ce qui est le plus mystrieux, et donc le plus caractristique dans les conduites de violence: le fait que presque toujours, si elles ont une certaine im-portance, ou si elles se prolongent ou se rptent quelque peu, elles viennent dire autre chose que ce que suggre la thorie qui prtend les expliquer. Elles sont vite dans lexcs ou le dfaut par rapport au type dexplication mobilis. Comment se satisfaire par exemple de rduire lide dun calcul et donc dune rationalit instru-mentale une action terroriste dans laquelle des acteurs font le sacrifice de leur vie, quel calcul cot/avantages peut-on effectuer ici? Comment prtendre quune situa-tion de crise explique pleinement des protestations politiques violentes lorsque sur-git en leur sein la cruaut gratuite, la violence pour la violence, la violence comme fin en soi? Pourquoi certains acteurs violents prouvent-ils le besoin de lester leurs

    6. Cf., par exemple, Rose McDermott, Dustin Tingley, Jonathan Cowden, Giovanni Frazzetto & Dominic D. P. Johnson, Monoamine oxidase A gene (MAOA) predicts behavioral aggression following provocation. Proceedings of the National Academy of Sciences, v. 106, n. 7, Fev. 2009.

  • 42 Revista Sociedade e Estado - Volume 30 Nmero 1 Janeiro/Abril 2015

    conduites de discours idologiques, ou religieux, au point de verser parfois dans la logorrhe? Pourquoi dautres, ou les mmes, sont-ils sadiques?

    Il y a l un vaste ensemble de problmes quil faut aborder de front: comment les sciences sociales peuvent-elles analyser ce qui dans les conduites de violence r-siste aux approches classiques, ou les dborde, mme si elles apportent aussi des lments pertinents dexplication?

    viter les drives psychologisantes ou sociologisantes

    Une premire rponse nous dporte du ct dune psychologisation extrme. Les conduites de violence sont parfois si droutantes, ou si lies des caractristiques qui semblent hautement personnelles, que lexplication de type sociologique, poli-tique ou ethnologique ne peut trouver quune place limite. Lanalyse devient alors plus volontiers psychologique, voire mdicale, elle tend alors isoler la personnalit de lacteur, pour examiner ses antcdents, sa trajectoire, son milieu familial, et dans certains cas pour psychiatriser la violence et en faire une folie, une pathologie. Dans les cas extrmes, une telle perspective a pour implication, ou pour cons-quence de dresponsabiliser lauteur de la violence, puisquil serait agi par ses pul-sions, et non pas acteur.

    Un tel point de vue nest pas rejeter ncessairement, mais il nest acceptable qu condition que lon se soit bien assur, empiriquement, quil en est ainsi. Le constat dirresponsabilit ne devrait tre formul quune fois que lon ait examin en profondeur dautres hypothses, et certainement pas parce quil est invoqu par lauteur, ou par exemple par ses avocats. Ainsi, depuis Hannah Arendt7, vivement critique dailleurs sur ce point, la thse dune irresponsabilit dAdolphe Eichmann dans la disparition des Juifs dEurope a t frquemment avance: il aurait agi non pas par haine des Juifs, par antismitisme forcen, mais parce quil tait plac dans une situation o il lui fallait obir de faon purement administrative une autorit lgitime, un peu la manire des tudiants dans les clbres expriences de Stan-ley Milgram8, lorsquils obissent au professeur leur ordonnant de faire souffrir un cobaye rpondant de travers aux questions poses.

    La difficult, avec les approches de type psychologique, est quelles tendent mini-miser ou carter les dimensions sociales, culturelles, politiques, historiques de la violence collective, et rduire la violence individuelle au travail dune conscience ou dun inconscient dissoci de la socit, de son volution, des conditions quelle cre pour rendre ou non possible lexpression de la violence. Elles ignorent le sens de laction, ou le sparent pour tre indiffrentes de la personne ou du groupe considr.

    7. Hannah Arendt, Eichmann Jrusalem. Rapport sur la banalit du mal. Paris: Gallimard, 1966.

    8. Stanley Milgram, Obedience to authority: an experimental view. London: Tavistock, 1974.

  • Revista Sociedade e Estado - Volume 30 Nmero 1 Janeiro/Abril 2015 43

    Pourtant, ces approches que nous appelons psychologisantes prsentent aussi un intrt essentiel: elles ont quelque chose dire sur le passage lacte, sur le mo-ment singulier ou sur les processus individuels qui y conduisent, et o sopre lac-tion. Il y a l un point important. Une explication purement sociologique, ou appa-rente, laissera bien souvent de ct, en effet, le fait que seuls quelques individus, voire un seul, passent lacte, alors que des milliers, ou des centaines de milliers de personnes ont le mme point de vue, les mmes ides, partagent leurs motions et leurs orientations, ou bien encore ont connu une trajectoire sociale comparable. La sociologie et les disciplines proches nautorisent pas vraiment comprendre pour-quoi un acte de violence est le fait dune personne singulire, et non pas dautres. Illustrons cette remarque.

    Une illustration

    Prenons le cas de ceux quune littrature journalistique a parfois, depuis les atten-tats de Boston en 2013, appels des loups solitaires , terroristes agissant seuls, ou presque. En Norvge, Anton Behring Breivik a tu froidement, le 22 juillet 2011, 77 jeunes au nom dune idologie dextrme droite, anti-musulmane, anti-immi-grs, mtine de quelques rfrences surprenantes, notamment Isral. Il a pu tre arrt par les forces de lordre, incarcr et jug. Sa dfense, devant les tribunaux, a tout fait pour quil soit tenu comme responsable de ses actes, et donc comme ayant agi de faon politique. Le cas est singulier, exceptionnel, mais a pu trouver quelque cho ou une relle comprhension, y compris dans son propre pays, au sein des sympathisants de lextrme droite.

    En France, Mohammed Merah, en mars 2012, a tu dabord trois militaires, incar-nation selon lui dune arme qui agirait contre lislam, puis trois enfants juifs et un enseignant dune cole juive de Toulouse, exprimant ainsi un antismitisme sans limites. Lhomme semble avoir agi seul, ou avec un nombre trs limit de complices. La violence est un choix hautement personnel, dlibr, de faon solitaire, elle re-lve de lanalyse dun individu, et pourtant, elle met en cause des affects que par-tage une partie de la jeunesse musulmane, en France et ailleurs ce dont on trouve dinnombrables expressions sur la Toile ou dans les rseaux sociaux. Mais cette jeu-nesse, elle, ne passe pas lacte.

    Enfin, les frres Tsamaev, en dposant des explosifs larrive du marathon de Bos-ton, en avril 2013, ont eux aussi semble-t-il agi seuls, mais leurs attentats, mme si ce jour leur idologie ou leur religiosit musulmane semblent floues, peuvent correspondre aux orientations dautres personnes queux-mmes, qui peuvent sy reconnatre l encore, ces acteurs isols sont connects par internet des rseaux plantaires.

  • 44 Revista Sociedade e Estado - Volume 30 Nmero 1 Janeiro/Abril 2015

    Dans les trois cas, le passage lacte est singulier, hautement personnel, mais les significations de lacte peuvent concerner une population beaucoup plus large. Cest pourquoi lanalyse doit aller dune perspective une autre, de la personne indivi-duelle au contexte socio-politique ou culturel dans lequel elle a agi.

    Les significations politiques, idologiques, ventuellement religieuses de lacte sont ici claires, voire videntes, et elles sont partages par bien dautres. Mais quand un individu seul, ou presque, passe lacte, une approche purement sociologique ne permet pas vraiment dapprhender convenablement la violence. Et symtrique-ment, la psychologie ou la criminologie, en laissant de ct le sens mis dans leurs actes de violence par des acteurs comme ces loups solitaires , nest pas entire-ment satisfaisante. Ils sont criminels aux yeux de la loi, ce ne sont pas pour autant ncessairement des fous, dailleurs, ils sont tout fait capables dune certaine ratio-nalit, et ils veulent donner un sens politique, ou gopolitique, aux meurtres quils ont commis.

    Est-il possible de rapprocher un point de vue centr sur le sens de laction, sa porte sociale, politique, historique, ses dimensions collectives, le souci de lauteur dactes violents de peser sur lordre du monde, dun ct, et dun autre ct une perspec-tive qui sintresse sa personnalit? En fait, oui, et deux orientations principales mritent ici dtre mises en discussion.

    Interactions

    Une premire dmarche est ici interactionniste, et commence en fait depuis peu se dvelopper propos de la violence. Situons tout dabord cette orientation dans son histoire rcente. Celle-ci trouve son point de dpart dans la grande dconstruc-tion qui sest opre partir des annes 1960, quand les sciences sociales ont voulu en finir avec les grands rcits dont parle Jean-Franois Lyotard9, entrer dans la post-modernit, et se librer des grandes thories. La recherche a pris alors ses distances avec le structuralisme, elle a cess de laisser une place considrable au marxisme, sous ses diffrentes variantes. Elle a surtout dlaiss le fonctionnalisme, en particulier tel quil tait incarn par Talcott Parsons. Et dans cette volution, des modes dapproche qui sintressaient ltude des interactions, surtout limites, ont trouv une nouvelle jeunesse, parfois, comme avec lethnomthodologie, di-rectement dans les dcombres du fonctionnalisme, mais pas ncessairement. Pour comprendre le social, le mieux, proposent ces approches, est de comprendre les mthodes par lesquelles les humains vivent ensemble, et pour cela, des obser-vations fines, ethnographiques, sont dcisives. Elles indiquent comment se dve-loppent des interactions qui, finalement, tissent la vie collective.

    9. Jean-Franois Lyotard, La condition post-moderne. Paris: Minuit, 1979.

  • Revista Sociedade e Estado - Volume 30 Nmero 1 Janeiro/Abril 2015 45

    Ces approches, dont la plus haute figure est certainement Erving Goffman, ont pris une assez grande distance vis--vis de la politique, et vis--vis de lhistoire. Et jusqu peu, elles ne sintressaient gure la violence en tout cas pas au point den faire un problme central. Mais en 2008, un livre de Randall Collins est venu proposer une thorisation interactionniste de la violence10 qui doit beaucoup aux perspec-tives ouvertes par Jack Katz dans sa sociologie des motions11, et qui mrite toute notre attention12.

    Connu jusquici pour ses orientations wbriennes et sa lecture de Max Weber, Randall Collins analyse la violence dans une perspective qui devient microsocio-logique, et interactionniste quil annonait dj au dbut des annes 200013. Son approche se veut pragmatiste. De sociologique, lanalyse devient plutt ethnolo-gique, en tous cas elle repose sur des travaux dethnographie, comme ceux dEli-jah Anderson; elle doit beaucoup aussi aux travaux dhistoriens tels Samuel L. A. Marshall qui sest intress au comportement au combat des soldats amricains pendant la Deuxime Guerre Mondiale14. Randall Collins, qui consulte avec soin des documents photographiques ou des vidos, et qui aussi a procd lui-mme des observations sur le terrain, considre avec minutie les expressions et les atti-tudes corporelles des acteurs au moment de la violence, les bruits ou les sons quils mettent, le rythme des corps et les mouvements en situation, les efforts pour imposer un rythme ladversaire. Pour lui, la violence trouve ses causes non pas dans la subjectivit de ses protagonistes, mais dans la dynamique des situations dans lesquelles ils se trouvent.

    La violence jaillit en effet, le suivre, en situation, elle rsulte, dit-il dune confi-guration motionnelle , dune tension confrontationnelle qui se dpasse ou se rsout ventuellement dans la violence. Comprendre la violence, dans cette pers-pective, cest donc prendre en compte ce qui se joue concrtement, lorsquil y a tension et, ventuellement, peur, et que certains ont recours alors, le cas chant, la violence. Pour Randall Collins, la tension confrontationnelle ne dbouche que rarement sur la violence, et alors gnralement partiellement seulement. Quand il y a interaction sociale immdiate, dit-il, quand les individus sont trs proches les uns des autres, il est difficile daller au bout dune logique de violence.

    Le plus souvent, le suivre, les situations violentes viennent prolonger des situations a-violentes, cest--dire qui ne sont pas violentes en elles-mmes. Et la violence ne sexplique pas par des motivations, tre motiv ne suffit pas. Randall Collins voit donc dans la violence un contournement de la tension confrontationnelle , qui repose parfois sur un rapport de force le fort attaque le faible, le groupe attaque lindividu isol , sur lattitude ventuelle du public, qui peut tre un encourage-ment au passage la violence, sur la mise distance on prfre donner la mort

    10. Randall Collins, Violence: a micro-sociological theory. Princeton: Princeton University Press, 2008.

    11. Jack Katz, How emotions work. Chicago: University of Chicago Press, 1999.

    12. Jai eu loccasion de dbattre avec Randall Collins deux reprises sur ce qui spare sa dmarche de la mienne, oralement, lors du Congrs de lAssociation Internationale de Sociologie en 2010, Gtebrg, et par crit dans la revue Sociologica (2/2011), en rponse son article, o il prenait une position critique par rapport mes travaux: The invention and diffusion of social techniques of violence .

    13. Randall Collins, Interaction ritual chains. Princeton: Princeton University Press, 2004.

    14. Samuel L. A. Marshall. Men against fire: the problem of battle command. New York: William Morrow & Co., 1947.

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    de loin que de prs , et donc sur la dpersonnalisation des victimes on vite la confrontation psychologique, le face--face.

    Randall Collins nous invite tre prcis, et il a raison. Il note par exemple que si lon observe de prs les documents relatifs un pisode de violence, on fait des constats qui loignent des ides reues. Il insiste sur limportance de la domination motionnelle, qui prcderait la destruction physique. Il a aussi certainement raison de dire que la violence nest pas chose facile, et quau contraire, il est difficile de la mettre en uvre.

    Randall Collins a bien conscience quune approche microsociologique npuise pas la comprhension de la violence, et il annonce un ouvrage qui permettra de passer une approche macrosociologique. Mais pour linstant, nous devons nous en tenir son interactionnisme pragmatiste.

    Peut-on rduire la violence un interactional accomplishment en situation o lmotion domine? Peut-on accepter en dfinitive lide que ce qui prime est la si-tuation, et non les acteurs?

    On notera, tout dabord, quil nest pas difficile de trouver des situations ou des ex-priences historiques qui dmentent les affirmations de Randall, ou en tous cas qui mettent mal toute prtention la gnralit ou la validit thorique. Par exemple, comment rendre compte des expriences extrmes o ce sont les plus proches, les voisins, ceux avec qui on a jou au football par exemple, qui sont lobjet des pires dchanements violents, comme dans les purifications ethniques au Rwanda ou en ex-Yougoslavie? Dans ce dernier cas, il ny a pas eu que des snipers , tirant tout en tant invisibles, et dont Randall Collins fait grand cas, mais aussi des meurtriers sen prenant des gens qui les voyaient et les connaissaient.

    Mais surtout, ce qui frappe, dans lapproche dveloppe par Randall Collins, cest la minoration du sens, ou sa disparition: les acteurs ne se comprennent quen situa-tion, ils ne sont dtermins que dans et par linteraction, sans laquelle la violence na pas lieu dtre. Lintersubjectivit ici est reine, sans quil soit ncessaire ou utile de sintresser la subjectivit.

    Un exemple prcis va nous permettre de montrer en quoi un tel positionnement intellectuel est insuffisant, en tout cas sil sagit de proposer une thorie gnrale de la violence.

  • Revista Sociedade e Estado - Volume 30 Nmero 1 Janeiro/Abril 2015 47

    La mort de Clment Mric

    Cet exemple devrait tre favorable Randall Collins, tant la mort dun jeune homme dont il va tre question procde effectivement dune interaction. Du moins en appa-rence. Le 6 juin 2013, un jeune militant dextrme gauche, Clment Mric, meurt Paris des suites dune bagarre, la veille, avec des skinheads. Il faut immdiatement carter une explication par la crise conomique et sociale, le chmage ou les dif-ficults des jeunes des quartiers populaires: laffaire a lieu au cur de Paris, dans un quartier agrable, et plus prcisment aprs que Clment Mric et quelques amis aient crois les skinheads dans un appartement priv o avait lieu une vente de vtements dune marque prise aussi bien des militants dextrme gauche que dextrme droite. Les skinheads et les jeunes dextrme gauche ne sattendaient pas se rencontrer dans cette vente, il ny a pas l un quelconque rendez-vous plus ou moins organis entre bandes rivales politiquement, mais le fruit dun hasard. Il semble que ce soient les jeunes dextrme gauche qui ont commenc agresser verbalement et provoquer les skinheads, et qui leur ont propos de se retrouver dehors. Et l, les coups sont partis, et un skinhead a tu Clment Mric dun ou deux coups de poing.

    Il est donc en premire instance tout fait utile de se rfrer linteractionnisme pragmatiste que propose Randall Collins: une situation, de surcrot imprvue, a g-nr une altercation verbale, qui sest ensuivie dune bagarre qui a mal tourn. La mort ntait ni prvue, ni voulue, elle est accidentelle.

    Certes. Mais regardons de plus prs les auteurs de la violence. Pour avoir tudi il y a un quart de sicle un groupe de skinheads franais15 (de surcrot dont le leader est devenu le principal dirigeant des organisations dextrme droite qui donnent un sens idologique ce type dacteurs), je peux affirmer quils sont plus soucieux de prparation physique la violence, que de prparation politique ou idologique. En gnral, ils sentranent au combat, et salimentent en consquence. Dans la re-cherche que jai conduite, et qui a consist faire rencontrer un groupe dune douzaine de skinheads une srie dinterlocuteurs avant de leur proposer de discuter de mon analyse de leur action, jai pass une cinquantaine dheures avec eux, et ils taient trs soucieux, si jexcepte leur leader, dtre en condition physique pour laction violente ce qui ne les empchait pas de consommer beaucoup de bire. Je suppose que le meurtrier de Clment Mric et ses amis nchappent gure cette description, ou accessoirement.

    La mort de Clment Mric est accidentelle, certes, mais laccident naurait pas eu lieu si les skinheads navaient pas t des acteurs prts passer une violence physique considrable, et dtermins le faire loccasion, ou si ncessaire. Linte-

    15. Cf. Michel Wieviorka et alii, La France raciste. Paris: Seuil, 1992 (et plus particulirement le chapitre 10).

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    raction doit beaucoup au hasard, certes mais celui-ci nest pas seul en cause: ainsi, la vente prive laquelle les participants au drame staient rendus visait, entre autres, un public bien prcis, extrmiste.

    La droite politique franaise, et mme le Front national, o il faut plutt voir une droite radicale ou extrmiste, se sont nettement dmarqus des skinheads, et lin-terprtation dominante, gauche, sitt la nouvelle connue, a consist minimi-ser les dimensions dinteraction du drame, pour brandir le spectre de la monte de lextrme droite, proposer des comparaisons avec 1934 priode de grandes inquitudes politiques relatives au fascisme et pour demander, ce qui fut suivi deffet quelques jours plus tard, linterdiction des organisations dextrme droite qui, pourtant de trs loin, ont pu inspirer idologiquement le meurtrier. Il fallait au contraire, et je my suis personnellement employ dans plusieurs interventions dans les mdias, mettre en lumire la ralit des faits, et leur caractre dinterac-tion ayant mal tourn ce qui pourrait donner raison Randall Collins. Mais ces faits nauraient pas exist si, en amont de la situation ou du moment, les acteurs navaient pas t largement prpars, subjectivement, mais aussi physiquement, passer lacte. La mort est accidentelle et relve de linteraction, la violence, elle, sexplique autrement.

    Et linteraction elle-mme na eu lieu que parce que deux subjectivits sopposaient et se sont heurtes, dabord sous la forme dagressions verbales et de provocations, ensuite sous celle de la violence, avec, pour au moins lune dentre elle, une forte propension se transcrire de la sorte. Cest pourquoi, tout en reconnaissant lutilit dune approche sintressant la situation et aux interactions quelle autorise, il me semble prfrable, pour approfondir la comprhension de la violence, denvisager une deuxime piste, profondment diffrente sil sagit de ses bases thoriques: la piste du sujet, de la subjectivit et, mieux encore, des processus de subjectivation et de dsubjectivation.

    Le sujet et la violence

    loignons-nous, par consquent, des approches qui privilgient linteraction et donc lintersubjectivit, pour nous intresser la subjectivit de celui qui passe la violence, et donc au sens quelle charrie, quitte ce que ce soit un sens trange, perverti par rapport des significations sociales, politiques ou culturelles plus ba-nales. Ce qui implique den prciser le concept, et ceux qui en sont proches sujet, subjectivation, dsubjectivation.

    Nous procderons cet effort en deux temps.

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    Une premire tape dans la rflexion thorique consiste adopter une perspective centre sur le concept de sujet.

    Celui-ci a t relanc dans les sciences humaines et sociales aprs une longue p-riode dun purgatoire domin par diverses variantes dun structuralisme pourchas-sant le sujet et prnant sa mort. Dj Michel Foucault, le dernier Foucault , celui de La volont de savoir et non celui de Les mots et les choses, installait le sujet au cur de sa pense. Depuis, la sociologie, lanthropologie, lhistoire, les sciences politiques ont dvelopp, en liaison avec la philosophie, de nombreuses recherches qui sappuient le plus souvent sur une conception positive, presque romantique du sujet . Celui-ci, par exemple chez Alain Touraine ou Hans Joas16, est dfini par sa capacit dagir, il renvoie des images de libert, de matrise de soi, de capacit de choisir, de dcider, de contrler son exprience. Il est responsable, dot dun sens de la collectivit, car pour pouvoir tre sujet soi-mme, il faut admettre que les autres humains puissent bnficier de la mme possibilit. Le sujet des sciences humaines et sociales contemporaines est au plus loin de lassujettissement, qui est synonyme de soumission une domination, il est affirmation de libert et de res-ponsabilit. Le retour du sujet sest opr avec lide que ce dernier scarte de lassujettissement, cest--dire dune relation de subordination et dappartenance un pouvoir qui le prive de rflexion et dautonomie; le sujet contemporain met en cause le pouvoir, rsiste aux normes et aux rgles, il existe en soi, et pour soi il relve du souci de soi dont parle Michel Foucault17.

    Tout nest pas toujours parfaitement clair dans les propositions thoriques qui sous-tendent cette image du sujet, dont on ne sait pas ncessairement sil est une vir-tualit qui prexiste laction, ou sil se constitue dans laction, dans lexprience. Le sujet des sciences sociales est parfois une qualit anthropologique relativement abstraite ou indtermine, qui se transforme, ou non, en action, il est parfois, dif-fremment une qualit sociale, civique, culturelle, ou religieuse, cest par exemple un ouvrier dot de conscience de classe, un citoyen, ou bien encore un individu ap-partenant une communaut culturelle, ou religieuse, il est alors dtermin, ancr dans du rel, du concret. Toujours est-il que le sujet est ici libert, mancipation, rsistance, construction et affirmation de soi.

    Mais sil sagit de violence, dautres questions mritent dtre souleves: peut-on utiliser un concept de sujet pour aborder le mal la barbarie, le vol, le viol, le terro-risme, le crime? En fait, oui, condition de proposer un concept renouvel de sujet, qui tienne compte, prcisment, du caractre connot ngativement de la violence. Cest pourquoi, dans un ouvrage sur la violence18, jai dvelopp une conceptualisa-tion qui repose sur plusieurs types principaux de sujet et notamment:

    16. Cf., par exemple, Franois Dubet et Michel Wieviorka (Dir.), Penser le sujet. Autour dAlain Touraine. Paris: Fayard, 1995; et Hans Joas, La crativit de lagir. Paris: Cerf, 2001 [1992].

    17. Michel Foucault, Histoire de la sexualit, v. 3, Le souci de soi . Paris: Gallimard, 2001.

    18. Michel Wieviorka, Violence: a new approach. London: Sage, 2009 [2006].

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    q Sujet flottant cest le sujet qui devient violent parce quil ne peut pas devenir acteur du fait de conditions particulirement dfavo-rables: exclusion, racisme, impossibilit de faire valoir des demandes sociales par exemple.

    q Lhyper-sujet, comme le sujet flottant, ne peut pas devenir acteur du fait de conditions sociales, conomiques, culturelles ou politiques qui len empchent. Mais le passage la violence est prcd, ou ac-compagn par un processus de recherche du sens, par une surcharge de sens qui peut prendre lallure de lidologie ou de la religion. La violence est alors indissociable dune construction intellectuelle qui aboutit la lgitimer et lui confre une force particulire. Cest ainsi que des variantes particulirement radicales de lislam peuvent appor-ter son sens une action qui devient possible sous la forme dune violence extrme, destructrice et, dans le cas du martyrisme islamiste, auto-destructrice.

    q Le non-sujet agit de manire violente tout en se disant non respon-sable, sans sengager apparemment comme Sujet. Par exemple, il dit obir une autorit lgitime, comme Adolphe Eichmann, qui prten-dait quil aurait mme tu son pre si Hitler le lui avait demand.

    q Lanti-sujet agit violemment par plaisir, il pratique la violence pure, la violence pour la violence, il dshumanise sa victime, agit par cruau-t, par sadisme, comme les militaires de larme amricaine dans le centre de dtention dAbou Grad.

    Avec cette esquisse de typologie, que je ne fais ici quvoquer, on commence avoir un concept de sujet un peu plus labor. partir de l, nous pouvons rflchir la dlicate question de la sortie de la violence: chaque type de sujet, en effet, appelle des rponses diffrentes19. Face lanti-sujet, par exemple, seule la rpression peut tre efficace, alors que la violence du sujet flottant peut tre combattue par des politiques sociales ou culturelles, ou bien encore en transformant en dbats et en conflit institutionnalis les demandes non satisfaites.

    Concrtement, les figures du sujet violent sentremlent, ou se succdent, ou bien encore sencapsulent lune dans lautre, ce qui ne peut que compliquer laction de ceux qui veulent agir contre la violence. Et surtout, la violence est vite instable, cest un phnomne toujours susceptible dvolution, toujours difficile, pour ses acteurs, contrler et maintenir un niveau voulu pour des raisons stratgiques, instru-mentales: la violence a tt fait de semballer, dchapper au contrle. Cest pourquoi les acteurs de la violence donnent dans certaines expriences limage de profondes transformations, par exemple entre les premiers moments timides, mesurs, dune

    19. Je traite de cet enjeu dans Michel Wieviorka, Evil. London: Polity Press, 2012 (et plus particulirement dans le chapitre 2, An end to violence ).

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    action apparemment contrle, et le dchanement furieux, barbare, dpourvu de toute humanit, dune violence sans limites.

    Le sujet de la violence nest donc pas lui-mme une figure ncessairement stabili-se, contrle, il peut par exemple tre au dpart flottant et non meurtrier, juste meutier pendant une nuit par exemple, pour devenir radical, un hyper-sujet port par une haine inextinguible et dbouchant sur une violence extrme au sein de laquelle la cruaut peut faire son apparition. Cest pourquoi le concept de sujet, mme amlior comme nous le proposons, est insuffisant. Si le protagoniste de la violence entre dans celle-ci, puis lui donne ventuellement un sens et des expres-sions changeantes, alors il faut sintresser non pas lide dun sujet dfini une fois pour toutes, mais celle de processus dans lesquels changent le sens mis ou contenu dans la violence, et la subjectivit de lacteur.

    Subjectivation, dsubjectivation

    Passer du sujet et de la subjectivit, aux processus de la subjectivation et la d-subjectivation, cest donc adopter une forme de raisonnement diffrente, qui vite toute essentialisation ou naturalisation du sujet , et qui permet de sortir des questionnements relatifs au statut mme du sujet, dont on a vu quil est problma-tique, puisquil peut ou bien tre dfini comme en amont de toute action ou exp-rience, ou bien tre conu comme indissociable de la pratique.

    Ces processus sont de deux ordres, ils relvent de deux types de logiques oppo-ses, et qui peuvent nanmoins tre co-prsentes. Dune part, en effet, la violence peut tre produite au fil de processus de subjectivation. Cest ainsi, par exemple, que bien des jeunes habitant un quartier populaire en France ou au Royaume-Uni disent, aprs leur premire exprience dune meute urbaine, que celle-ci leur avait permis de donner un sens leur existence, quelle a eu un rle fondateur partir duquel ils rexaminent leur mode de vie, dcident dentrer en religion, ou dans une association musicale, ou sportive parfois aussi entrent dans la spirale de la dlinquance, ou dune violence sans cesse plus pousse. Le thme de la violence fondatrice, gnralement dvelopp dans lanthropologie des communauts par des auteurs comme Ren Girard20 peut ainsi tre associ la comprhension de processus de subjectivation centr non pas sur le groupe, mais sur des personnes singulires.

    Mais dautre part, et beaucoup plus largement, la violence se dveloppe en mme temps que le sens de laction se perd, se pervertit, se dplace pour faire de lacteur, de plus en plus, un individu ou un groupe se rapprochant de la violence pure, la violence pour la violence, senfermant dans la spirale de la perte du sens, ou de son

    20. Ren Girard, La violence et le sacr. Paris: Hachette, 1972.

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    remplacement par une idologie ou une religion radicalise. La logique est alors celle de la dsubjectivation.

    L encore, les rponses la violence varient, selon quil sagit dune subjectivation provisoirement assure travers la violence, ou dune dsubjectivation plus ou moins pousse. Sil sagit dune logique provisoire de subjectivation, alors, laction contre la violence doit consister encourager linflexion de cette subjectivation de sorte quelle se dirige, aprs le moment fondateur, vers dautres formes daction, ventuellement inscrites dans une conflictualisation institutionnalise, alors que sil sagit dune logique, plus courante, de dsubjectivation, le retour au sens nest possible que si cette logique nest pas encore trop pousse, faute de quoi seule la rpression peut savrer efficace. Dans tous les cas, le fait de penser en termes de processus implique, pour qui veut rflchir laction contre la violence, de dfinir les modalits permettant denrayer le processus, le plus tt possible.

    Ainsi peut sbaucher un nouveau paradigme de la violence, n de lpuisement des modes dapproche les plus classiques, de la critique des dmarches interaction-nistes et de la prise en compte dun concept de sujet lui-mme prolong ou dpass par lide de processus de subjectivation et de dsubjectivation.

    tant donn lexistence de diffrents types de violence et, surtout, en mettant en relief la violence col-lective, cet article prsente un bref examen de quelques thories sociologiques au sujet de la violence, considres partir de trois paradigmes classiques, y inclus les analyses qui privilgient la dimension instrumentale, celles qui voient dans la violence une rponse ou une raction a des situations de crise et, la fin, celles qui insistent sur lide dune culture de violence. Les trois paradigmes renfer-ment un biais dterministe qui fait obstacle que les sciences sociales soient bien prpares afin de montrer les conditions qui rendent la violence possible. Cet article met en relief aussi limportance dviter le psychologisme et le sociologisme lorsque lon fait lanalyse de la violence. Il prsente deux orientations diffrentes: dans la premire, il discute linteraccionisme y inclus lintersubjectivit et montre quelques aspects positifs, surtout, quelques limites; dans la seconde, Il met en relief lorien-tation thorique centre dans le sujet, dans la subjectivit et, surtout, dans le processus de subjecti-vation et de dsubjectivation. Il postule le besoin de dfinir les concepts de subjectivit, de sujet, de subjectivation et de dsubjectivation et il dfinit, au moyen de ce propos, quatre types de sujet qui peuvent mme coexister dans un seul acteur. Il explicite, la fin, linsuffisance du concept de sujet et Il propose passer, dans cette analyse, de lvidence sur le sujet et sur la subjectivation lvidence sur les processus de subjectivation et de dsubjecvation et, par consquence, viter lessencialisation ou la naturalisation du sujet.

    Mots-cls: violence, sujet, subjectivit, subjectivation, dsubjectivation.

    Abstract: This paper examines briefly some sociological theories about violence, taking into account that there are different types of violence, and focusing specifically on collective violence. The analysis departs from three classic paradigms: the instrumental dimension; the interpretation of violence as an answer or a reaction to some situation, especially a crisis; and finally those studies that insist on the idea of a culture of violence. These three paradigms contain a deterministic bias which postulates a causality or a collection of causes to explain violence, thus making it difficult for the social sciences to clarify the conditions that make violence possible. The paper also emphasizes the importance

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    of avoiding psychologisms" and sociologsms" in the analysis of violence, introducing instead two other perspectives: in the first one, interactionism is discussed with the intersubjectivity component indicating some of its positive aspects, and, above all its limits; the focus of the second one is a the-oretical view centered on the subject (actor, individual), the subjectivity and the desubjectivity. The need for a definition of the concepts of subjectivity, subject, subjectivation and desubjectivation is postulated, whilst four types of subject hat may co-exist within the same actor are proposed. Finally, the paper shows the shortcoming of the concept of subject and proposes an analysis based instead on the subjectivity and the subjectivation and desubjectivation processes, avoiding the essentializa-tion or naturalization of the subject.

    Keywords: violence, subject, subjectivity, subjectivation, desubjectivation.