yvon achard - le langage de krishnamurti

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Yvon Achard 1 fi*®®- Le langage de Krishnamurti L e C o u rri e r du Li vr e

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une approche et un commentaire du langage philosophique de Krishnamurti

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  • Y von Achard1

    fi*-

    Le langagede Krishnamurti

    Le Courrier du Livre

  • LE LANGAGEDE

    KRISHNAMURTI

  • DU MEME AUTEUR : .

    Krishnamurti, le miroir des hom m es. (Ed. Dervy).

  • YVON ACHARD

    LE LANGAGEDE

    KRISHNAMURTIJZ. ooiutin spititiialfra 2a J ^ tis k n a m u tti

    ai . dotution de. son. langage

    Prface deJean-Pierre GAILLARD

    Librairie LE COURRIER DU LIVRE

    21, rue de Seine, Paris (VIe)

  • Le Courrier du Livre, Paris, 1970.

  • NOTE DE LAUTEUR

    Cet ouvrage a fait lobjet dune thse pour le Doctorat de troisime cycle. Elle fu t reue le 14 ju in 1969 par la Facult des Lettres et Sciences Humaines de Grenoble.

    L au teur adresse ses rem erciem ents Monsieur Daniel Poirion, professeur la Facult des Lettres de Grenoble, directeur de lInstitu t Franais de Naples, qui dirigea ses recherches. Il remercie galem ent M essieurs les Professeurs membres du ju ry , lors de la soutenance de thse :

    Monsieur L. Cellier, professeur la Facult des Lettres de Grenoble ;

    M onsieur G. Durand, directeur de lInstitu t de Sociologie la Facult des Lettres de Grenoble, d irecteur du Collge Littraire Universitaire de Chambry ;

    M onsieur M. Rieuneau, professeur la Facult des Lettre s de Grenoble.

  • P R E F A C E

    Dans un premier ouvrage intitul KRISHNAMURTI, LE M IROIR DES HOMMES (1) Yvon Achard stait attach condenser en une centaine de pages lessentiel de luvre de Krishnamurti.

    Aprs la publication de ce premier travail, une nouvelle tentative originale vient dtre faite pour extraire la quin- tescence de cette uvre, au moyen de ltude du langage employ par le grand penseur dorigine indienne pour faire entendre aux hommes sa manire de comprendre la vie, les vnements, les ides.

    Comme lon pouvait sy attendre, lauteur sest heurt ds le dpart des obstacles que bien des chercheurs auraient jugs insurmontables. Le tout premier est celui que pose la traduction fidle dans une langue latine de ce qui est exprim, le plus souvent oralement, en langue anglo-saxonne. La structure de l anglais, bien diffrente de celle du franais, se prte beaucoup mieux l expression du mouvement, la prcision concrte, aux nuances vivantes qui doivent tre saisies sur le vif, en un mot lexpression dune ralit dynamique mouvante. Certaines tournures, spcifiquement anglaises, images et colores sont peu prs intraduisibles dans notre langue sans que leur pleine signification, leur saveur originale en soient altres.

    Alors que bien des fois sest malheureusement vrifi le vieil adage Traduttore, Traditore pour la simple traduction dauteurs courants, lon frmit au risque encouru lorsquil sagit de traduire une uvre aussi dlicate que celle de Krishnamurti. Le langage employ y est la fois

    (1) Publi en 1968 par Dervy, 1, rue de Savoie, Paris 6.

  • 10 LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI

    prcis, subtil et trs nuanc en mme tem ps que vivant et em preint de posie. Quant aux sujets traits ils ne peuvent se classer dans aucune des catgories des connaissances classiques auxquelles nous sommes habitus. Si lon ajoute le fa it que les structures dune langue sont troitem ent lies aux m entalits des peuples qui la parlent, et que K rishnam urti donne aux mots les plus courants une dimension et une signification insouponnes, l on peut m esurer les obstacles viter ou franchir pour la seule fidlit de traduction.

    Inutile dinsister sur les difficults rencontres pour run ir toutes les publications ayant imprim des textes originaux de l auteur en langue anglaise ou en traduction franaise. Certaines de ces publications datan t davant 1930 sont introuvables depuis fort longtemps. Il en est de mme des ouvrages re la tan t la vie de K rishnam urti et de son entourage pendant lpoque cruciale au cours de laquelle il du t se librer des organisations formes autour de sa personne.

    Yvon Achard ne sest pas laiss rebuter par cette tche difficile et ingrate. Il a recueilli patiemm ent tous les docum ents ncessaires, questionn les diffrents traducteurs, particip m aintes causeries donnes par K rishnam urti tan t en Europe quaux Indes, et eu enfin plusieurs entretiens privs avec lui afin dclaircir diverses questions im portantes. Il a pu ainsi dgager les lignes de force de lvolution du langage vivifiant de lauteur et, tout au long de louvrage, par lexploration de ce langage et de certains m ots auxquels K rishnam urti donne un sens largi, une signification totale, il amne le lecteur faire avec lui des dcouvertes passionnantes.

    Ces dcouvertes, ces prises de conscience, dbouchent invitablement sur des questions fondamentales telles que celles du langage universel : existe-t-il un langage universel perm ettant la pleine comprhension de lautre, au-del de la barrire des mots ? K rishnam urti laisse clairem ent entendre que ce langage existe et quil est possible dy avoir accs lorsque les barrires, les lim itations, les contrain tes riges par les mots-images dorigine mmo- rielle ont t comprises et par le fait mme dpasses.

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 11

    La pleine comprhension de la nature conditionnante du langage qui, utilis de m anire mcanique nest quun faisceau dhabitudes m entales ractionnelles, amne lclatement des mots, cest--dire que le m ot a perdu dsormais toute capacit de dformation, de sparation, demprisonnement, par labandon de la charge psychologique s- qu il contient habituellem ent. La dissolution du rflexe conditionn linguistique par lattention constante au contenu total des mots employs et aux ractions motionnelles quils provoquent en nous, donne accs limm ensit du silence in trieur dans lequel seul peut se raliser la vritable relation.

    Le mot nest pas la chose dit souvent K rishnam urti. Pour saisir la signification de ces paroles il faut percevoir clairem ent les barrires cres par les mots. Les in terminables confrences internationales sur la paix entre adversaires idologiques ou nationaux, ou encore les innom brables cumnismes entre adversaires religieux qui ne sachvent que sous la force de ncessits imprieuses ou dvnements imprvus en sont un exemple clatant, qui devrait pourtan t nous faire rflchir sur les raisons profondes de ces checs.

    Nous pouvons observer trs simplement comment se form ent les mots-clichs avec leur contenu attraction- rpulsion auquels le moi sidentifie, sattache, en y puisant plaisir et rconfort. Ces mots possdent une puissance conditionnante considrable, devenant trs vite redoutable ds quelle prend une dimension collective. Il ny a plus alors quune continuelle raction au travers des m ots-prison dans lesquels lesprit sest enferm lui- mme, et toute comprhension, toute relation est dsorm ais impossible. T out se ramne ensuite un interm inable et inutile dialogue de sourds : cest la ngation de lhomme et de la vie. Linvention de m ots nouveaux, forts sduisants pour l esprit emprisonn m ais sans signification, tels que fraternit ou tolrance ne fait certes que consacrer le dsastre.

    Lcran du mot-image empche de comprendre le mouvement de la vie. Cette vie dont nous faisons partie, dont nous ne sommes pas spars, cette vie qui est au-dedans

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    et au-dehors, qui est la seule ralit constamment oblitre par lternel bavardage de nos penses superficielles. Lorsque lcran nest plus, lobservateur a aussi disparu et avec lui tous les problmes quil engendre, car lobservateur, le penseur, (lentit qui juge, qui poursuit, qui souffre) n est autre que le pass conditionn ragissant au prsent, ne cessant de fabriquer le tem ps psychologique et ses servitudes. Alors seul demeure le mouvement de la vie qui est pur surgissement dinstan t en instant, dans lequel tout sens de soi-mme, donc de continuit a disparu. Cest ce que K rishnam urti appelle m ourir . Mais ce m ourir donne accs la vie ternelle dans laquelle lopposition vie-m ort na plus de sens.

    L cran du mot, le processus de dnomination, empche toute comprhension de la ralit vivante. A cause de la sparation engendre par limage du pass, sans doute n avons-nous jam ais vcu cette intense communion avec laraigne tissant sa toile, la chenille traversant le chemin, lherbe caresse par le vent, les nues charges dorage, la brise dans les arbres, la pluie tom bant sur la feuille. Cette immensit vcue est l lorsque lesprit est lcoute, suspendu, immobile, sans contrainte, sans direction, cest- -dire totalem ent vivant. Cette beaut sans limites surgit du silence intrieur. Elle est silence, flicit, plnitude de ltre. En elle tout est ralis.

    Tout cela peut paratre bizarre des esprits trop prom pts se dlecter de savoir et de dialectique. Bien videmment pour comprendre la chose elle doit tre vcue, sentie, prouve dans la totalit de ltre. Il ne faut donc pas rejeter m ais essayer de comprendre la pleine signification de ce langage universel qui est silence. Ce silence sans mesure ne peut surgir que lorsque la pense sest tue, lorsque lesprit est totalem ent calme, tranquille, attentif. Alors dans cette totale libert sveille une intelligence nouvelle, une nouvelle comprhension de ce que nous sommes rellement. Dans ce silence, qui est aussi amour, stablit la seule vritable relation qui est communion.

    Arriv ce point se pose la question de lducation. Nous pouvons observer que nos systmes ducatifs sont bass sur le dveloppement des langages diffrentiels (lan-

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    ques diverses avec leur structure propre et la m entalit particulire des peuples qui les emploient). Cette forme dducation, qui met essentiellement laccent sur le dveloppem ent de lintellect en ngligeant peu prs compltem ent ce qui est fondam entalem ent hum ain ne permet pas laccs au langage universel ; elle a au contraire tendance en loigner par les m thodes de comptition auxquelles elle se voit oblige de recourir pour slectionner les plus aptes ; mais plus aptes quoi ?

    Si lon examine tout cela dun peu plus prs, lon saperoit que cette slection porte presque toujours su r laptitude apprendre, mmoriser, travailler intellectuellem ent avec rapidit. A ce niveau lon pourrait tout aussi bien slectionner les m eilleurs cerveaux lectroniques. Mais lhomme, que devient-il dans cette comptition absurde ? E n gnral le passage au crible artificiel des connaissances ds le jeune ge amne le culte de valeurs fausses, qui cre les hirarchies factices et la course aux positions sociales. Cette comptition sans merci encourage par la socit, par les parents et trop souvent par le corps professoral lui-mme dforme ltre hum ain dans ce quil a de plus noble au profit du sens de supriorit et de linstinct de puissance. Cest l un fait que tout observateur honnte peut constater.

    Ces systmes comptitifs auxquels est soumis lhomme ds son entre dans la vie contribuent form er une socit essentiellement nocive lpanouissement de ltre hum ain. E n lobligeant polariser toute son nergie pour la poursuite de valeurs temporelles secondaires, donc illusoires, elle lempche de rflchir aux questions essentielles que pose son existence mme. Cest dire que le systme ducatif actuel va lencontre de la raison dtre de toute civilisation vritable qui est de promouvoir les conditions propices la ralisation de lhum ain dans lhomme.

    Nous devons nous poser srieusem ent la question de savoir quels sont les critres qui singularisent lhomme civilis, lhoinme cultiv ? Est-ce laptitude passer brillam m ent des examens ? La possession dune vaste rudition livresque, scientifique, artistique, technique ? La capacit de construire des machines merveilleuses, de dsintgrer

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    latome, daller dans dautres plantes ; tou t cela en demeuran t dchir par les conflits intrieurs, domin par la confusion, rong par linquitude et la peur ? Ou bien est-ce cette ralisation de la plnitude de lhum ain dans lhomme qui est bonheur vrai ?

    Poser une telle question dune m anire srieuse , cest--dire sans essayer de sen vader inconsciemment au moyen de mots plaisants m ais fallacieux, cest dj y rpondre : quil soit ou non rudit, scientifique, technicien, artiste ou pote, quil soit combl de capacits nombreuses ou simple m anuel sans instruction, ce sont l diffrences d aptitudes ou de gots personnels qui ne changent rien au fa it que la valeur suprme rside dans ce sens pleinem ent vcu de lunit des hommes du monde et de la vie. Cette vie vivante , valeur suprm e dcouverte et vcue est aussi bonheur suprme, qui surgit de lui-mme sans dpendre aucunem ent de choses, dides, dtres vivants ou dvnements.

    E t si ctait pour cette dcouverte-l, pour cette vie-l que lhomme est n sur cette terre ? Si ctait l sa raison dtre ? Ne sera-t-il rien fait pa r les moyens officiels pour laider ? Continuera-t-on lencourager poursuivre des bonheurs fu tu rs qui n am nent quam ertum e et dsespoir ? Sur les sommes immenses dpenses pour instru ire n arrivera-t-on pas dgager quelque argent pour duquer, pour crer des coles dignes de ce nom, animes pa r de vritables ducateurs ? Dans notre monde dangereux la question est imprieuse et la rponse urgente.

    Une vritable ducation, une vraie culture doivent avoir pour objectif essentiel daider lenfant, ladolescent, puis l homme dcouvrir cette valeur suprme, cet amour, cette flicit. Pour cela elle doit laider se comprendre, se connatre, penser par lui-mme, percevoir directem ent que les diffrences qui le sparent des autres ne sont que des mots, des irralit projetes par une forme de pense gocentrique issue dabord des divers conditionnements auxquels il a t soumis ds sa naissance par son milieu, ensuite des propres fabrications de son esprit. Elle doit laider percevoir comment lesprit hum ain trouve plaisir sidentifier ces illusions qui lu i procurent rconfort,

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 15

    scurit et sens de supriorit, comment ces illusions sont renforces pa r le processus de dnomination, par la pense autoprojete, par le mot. Elle doit lui m ontrer enfin la corruption et la dtrioration morale et matrielle, intrieure et extrieure, dont ces identifications sont la cause. Alors les facults intellectuelles mises au service de la vritable intelligence pourront contribuer la rgnration de la socit. Sans doute pour aider cette transform ation intrieure fondamentale ne faut-il gure compter su r la coopration active des tats souverains, des glises et idologies exclusives, des businessm en avides, en un mot des organisations base idologiques conditionnantes telles quelles existent aujourdhui. Certes, en incitant la libert intrieure, une vritable ducation sonnerait le glas des systmes et de leurs rivalits stupides. Mais qu i peu t se rjouir du rgne de la stupidit dont chacun est lartisan et la victime ? Lhum anit dans son im m aturit na-t-elle pas subi suffisamment de m alheurs inutiles ?

    Une vritable ducation, une vraie culture doivent donner accs au langage universel qui est au-del des mots trom peurs qui nous sparent. A travers le langage diffrentiel, K rishnam urti amne ses auditeurs a tten tifs au seuil de ce silence qui est relation. P ar la m atrise du langage structur acquise au cours de nombreuses annes de contact avec des auditoires trs divers, par sa connaissance profonde de lesprit hum ain il accule la pense une impasse. L a pense, toujours prisonnire du pass, du connu, donc incapable dapprhender linconnu, le neuf, le non conditionn qui nappartient pas au continu, se trouve alors dans le seul ta t qui lui perm ette de comprendre son propre processus. Elle se rend compte alors que les rponses quelle donne aux problmes fondamentaux de lexistence sont de fausses rponses, une continuelle fuite devant le fait que la pense ne peut rpondre. Alors la pense ne peut plus que se taire, et cest dans ce silence non fabriqu, non dsir, non obtenu, silence qui surgit de lui-mme que sopre cette m utation psychologique qui est total dpouillement et par cela mme fin de lisolement et de la peur. Exemple du parfait ducateur, K rishnam urti, au travers du langage diffrentiel dont il

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    provoque lclatement, extrait le parfum de ce qui est universel.

    A notre poque, o la linguistique et la smantique prennent une place de plus en plus grande dans toute science ou recherche humaine, lon saperoit que Krishna- m urti avait saisi trs tt, toute limportance du langage su r lesprit de lhomme. Au m oment o Ferdinand de Saussure laborait sa thorie linguistique, lminent penseur Indien faisait des dcouvertes identiques travers lobservation vivante du cur et de lesprit hum ain.

    Cest la prem ire fois quune tentative est faite pour aller au fond de la comprhension de cet enseignement (2) par ltude mticuleuse des structures linguistiques. Yvon Achard a accompli l un travail considrable et cette tude sera prcieuse aux chercheurs. La voie est dsormais ouverte aux travailleurs srieux , cest--dire aux hommes dsireux de se comprendre profondment grce un travail passionn de recherche personnelle, dmarche essentiellement diffrente de celle des spcialistes du savoir qui dem eurent isols par leur savoir mme.

    Certes le savoir a son utilit, cest indiscutable, mais il fait partie du non-essentiel et il faut tre compltement libre des connaissances apprises pour pntrer dans cet tat dapprendre sans retenir , tat du mouvement vivant de la vie qui est aussi celui de lesprit purifi, humble, simple, innocent , de lesprit qui sait quil ne sait pas. Alors cette immensit que K rishnam urti appelait en 1928 la vie libre et nomme m aintenant lintemporel, l im- mesurable, se rvle dans sa totalit. Cet tat dtre n est plus soumis aux vicissitudes et aux souffrances de la continuit.

    Jean-Pierre G a i l l a r d .

    (2) Qui n est pas u n enseignement d an s le sens tymologique d u term e pu isq u il ne sagit n i d instructions n i de prceptes. K rishnam urti se borne m ontrer aux hom m es leurs chanes. Sans doute cette a ide est prcieuse pour ceux qui voulant rellem ent voir se consacrent srieusem ent au trav a il aride de se com prendre. Mais il laisse toujours ses au d iteu rs dcouv r ir p a r eux-mmes, car seules les dcouvertes personnelles possdent une v ertu libratrice . Cest pourquoi, lo rsquaprs une approche serre, Krishn am urti a rrive au po in t culm inant p a r l affirm ation d une vidence qui v ient d tre m ise jou r, il la fa it su ivre le p lu s souvent de cette invite : Nacceptez pas ce que je d is, voyez le fa it p a r vous-mme .

  • INTRODUCTION

    Nous avons dj signal, dans un Diplme dEtudes Suprieures consacr au penseur dorigine indienne, Jiddu K rishnam urti (1), combien son tude critique tait dlicate. Nous entreprenons ici une tude que nous avons voulu p lus fouille, et que nous esprons plus objective.

    Krishnam urti, tan t pa r son enseignement que par sa personne mme, reprsente un cas hum ain particulier : tour tour ador par les thosophes, et reconnu par les foules comme le dpositaire de toutes les vrits, considr parfois, ce qui est p lus grave encore, comme un personnage quelque peu supra-hum ain, une partie de son activit personnelle, et non la moins noble, consista dmolir systm atiquem ent les temples que les hommes sacharnaient btir autour de lui. Un tel cas hum ain est, pouvons-nous dire, fort rare. Son entre dans le monde se fit, bien malgr lui du reste, avec grand fracas. Prpar par les chefs de la Socit Thosophique une mission future , il se trouva tre, quinze ans, le chef dune im portante organisation, groupant des membres dans le monde entier. Un peu plus de quinze ans plus tard, devant la fu reur adoratrice de ceux qui venaient lcouter, il devra dissoudre cette organisation, qui risquait de lim iter laccs au bonheur une lite initie. Cas hum ain exceptionnel que celui qui refuse les vnrations, les richesses mises ses pieds, cas hum ain non moins exceptionnel que celui qui, ds lge de vingt ans, parlait de librer les hommes en des term es si prcis et si vivants, quaprs cinquante ans passs parler aux hommes, aucun changement ni aucun revirement ne sont in tervenus dans sa pense. Il a d it avoir a ttein t un ta t int-

    (1) Y von Achard, K rishnam urti, le m iro ir des homm es.

  • 18 LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI

    rieu r o les changements ninterviennent plus, o la vie est perue comme tant un perptuel jaillissem ent, une perptuelle nouveaut dont la paix cimente les apports de chaque seconde. Il a dit avoir t fait simple , cest- -dire tre rentr dans un tat de non-pch , cet tat tant celui de lhom m e chez qui tous les conflits intrieurs ont t dissous dans la rvlation de leur existence.

    L homme sans pch, lhomme connaissant ici-bas la vie ternelle, K rishnam urti le dfinit donc comme celui qui nest plus en tat de conflits intrieurs. Cest ainsi quil a ramen la vie ternelle linstant prsent, contrairem ent ceux qui la p ro jettent sans cesse dans un avenir hypothtique, puis, finalem ent dans un au-del terrestre imagin de faons diffrentes suivant les pays et suivant les religions. Cest ainsi quil explique aux hommes de tous les pays et de toutes les religions que ce qui les spare n est quune cration de la pense, cest--dire une .illusion ; la ralit rside dans la prise de conscience de cette illusion, et cette ralit est un vritable bouleversement des valeurs, puisque, la place des diffrences et des antagonismes dissous, sinstalle un ta t de communion avec soi-mme, le monde et les autres. Nous pouvons dire que lexistence entire de K rishnam urti a t, et est toujours, consacre enseigner cette leon aux hommes.

    L tude critique de cet enseignement na pas t faite. Diffrentes tentatives dexplication de sa pense furent crites. Cette entreprise, fort louable certes, puisquelle avait pour but de m ettre la porte des plus humbles cet enseignement charg de vie, risque toujours de tomber dans le plagiat, et de rpter en term es banals ce que lau teur a formul dune faon originale. Cest avec le souci et lespoir de ne pas sombrer dans cette erreur que nous avons entrepris, dans le cadre de lUniversit, une tude sur le langage de K rishnam urti. La pense de K rishnam urti droute de nom breux lecteurs, mais elle est toujours le ct qui intresse le plus dans son enseignement. Pour notre part, cet enseignement nous p a ru t toujours tre laboutissement naturel de tout homme soucieux de comprendre ce qui lentoure et de se comprendre. Si donc nous navons jam ais t gn pour le comprendre, les

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 19

    moyens dexpression de K rishnam urti nous ont toujours fascin. Depuis quarante-cinq ans, cet homme russit couler dans la langue des tats intrieurs p o u rtan t trs difficiles exprim er par les mots. Possdant naturellem ent un langage dune grande puret, K rishnam urti, aprs quarante-cinq annes passes enseigner, possde actuellem ent un langage dune finesse, dune souplesse et dune porte rem arquables. Il est bien vident que cette longue exprience du contact direct avec les auditoires a considrablement enrichi ses dons naturels ; cependant, comme nous lavons dj prcis, son enseignement n a jam ais subi ni cassures ni changements. Il a dit avoir eu la rvlation de la nature des choses, ou du vrai, entre les annes 1926 et 1930 environ, et cette rvlation, dit-il, nest pas sujette aux progrs ou aux variations, puisquelle est totale, donc ultime. On peut reconnatre ou nier la valeur de lenseignem ent de K rishnam urti, mais, dans un cas comme dans lautre, nous nous trouvons devant un fait indniable : si, en quarante-cinq ans, lenseignement de K rishnam urti a progress, ces progrs se situent uniquem ent au niveau de la technique des moyens dexpression, le fond lui-mme est rest identique. Nous pouvons dire que, depuis 1930, K rishnam urti essaie dclairer une vrit centrale im m uable. Il a, au fil des annes, allum une m ultitude de projecteurs, tous braqus sur cette vrit centrale. Le nombre toujours croissant des projecteurs, ctait les diffrents thmes traits ; leur intensit croissante, ctait les progrs personnels de K rishnam urti dans la m anipulation du langage. E t cest ainsi quil en est arriv ltonnante priode de Saanen (2), qui dbuta en 1961. A p artir de cette priode, le nombre des projecteurs devint infini et leur clairage atteignit une intensit rem arquable. Lorsque, Saanen, K rishnam urti sassied devant les auditeurs et demande : De quoi voulez-vous que nous parlions ensemble ce m atin , nous pensons toujours : abordez n importe quel sujet, cela na aucune im portance. En effet, lorsquil est

    (2) Depuis 1961, la demande de trs nom breux aud iteu rs europens, K rishnam urti parle chaque anne, pendan t un m ois environ, dans le village

  • 20 LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI

    manipul et explor par Krishnam urti, le su jet le plus anodin prend des dimensions incalculables, chappe mme toute dimension, puisquil devient la vie. Ce ne sont plus alors des projecteurs que K rishnam urti braque sur une vrit centrale, cest la vie qui sclaire elle-mme, et les dcouvertes que nous fmes, embras pa r cette flamme, fu ren t souvent bouleversantes.

    Certes, au niveau du langage, en 1930, K rishnam urti ne possdait pas ce brio. Nous pensons que ltude de son langage et de sa transform ation peut apporter une comprhension plus profonde de son enseignement, et cest la raison pour laquelle nous lentreprenons. Contrairement ce que pensent beaucoup de lecteurs et dauditeurs, K rishnam urti attribue une fonction capitale au m ot et au langage, nous en tudierons les raisons. Dans les progrs de ses moyens dexpression, nous avons relev deux influences m ajeures : son volution intrieure personnelle, puis, partir de son veil , son exprience de la langue. Dans une premire partie, nous avons donc jug ncessaire de faire une tude chronologique complte, puisque cest sur cette chronologie que se grefferont les progrs de son langage. Dautre part, les ouvrages en langue franaise ntant que des traductions des originaux en langue anglaise, il tait galement ncessaire que nous fassions une tude des traductions et des problmes quelles posent. Cest seulement aprs avoir clair ces deux points que nous avons entrepris ltude du langage lui-mme. Pour la m ener bien, il tait ncessaire que nous possdions les textes, et les run ir constitua une premire difficult, car, pratiquem ent tous ceux concernant la priode 1925- 1950 sont puiss, et, pour beaucoup, fort rares. Nous avons donc d avoir recours aux personnes qui sintressaient dj K rishnam urti ds 1925, et leur collaboration gnreuse nous fu t indispensable. Cest ainsi que nous avons pu recueillir pratiquem ent tout ce qui fu t imprim ou dit, touchant aux confrences ou aux crits de Krishnam urti. E n ce qui concerne les diffrents problmes poss par les traductions, nous avons pris contact et interrog les traducteurs, anciens et actuels. Nous avons galement recueilli de trs nombreux tmoignages directs,

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 21

    dont la varit et le nombre constituent un a tout prcieux pour une tude objective. Enfin, les entretiens que nous emes avec K rishnam urti nous apportrent des claircissements prcieux.

    Nous sommes infinim ent reconnaissant envers les professeurs qui dirigrent notre travail, dveloppant en nous ce prcieux souci dobjectivit. Quils soient ici remercis de nous avoir fait dcouvrir que toute tude universitaire pouvait devenir un prtexte la recherche intrieure, donc la connaissance de soi. Cette tude fu t pour nous loccasion de contacts hum ains fertiles et trs enrichissants. Elle ne fut pas un travail, au sens tymologique du mot, de torture, de contrainte, mais une ouverture et une dcouverte rem arquables. En rsum, elle fu t une vritable ascse, cest--dire une ascension parfois pnible, mais grce laquelle on acquiert un champ de vision final ouvert sur tous les horizons.

  • PREMIERE PARTIE

    ETUDE CHRONOLOGIQUE

  • Ch a p it r e I

    LES SOURCES ET LA PERIODE PREPARATOIRE :

    1895 - 1929

    LES DATES PRINCIPALES

    La priode que nous allons tudier commence en 1895, date de la naissance de Krishnam urti, et se term ine en 1929, date de la dissolution de lOrdre de lE toile. Voici quels en sont les faits m arquants.

    Mai 1895, dans le sud des Indes, prs de Madras, naissance de Krishnam urti. Son nom de famille est Jiddu, et comme il est le huitime entant, et de sexe masculin, ses parents lui donnent le nom de K rishnam urti, en hommage au Dieu Krishna, qui tait lui-mme dans ce cas. Il sera dsormais connu sous ce nom personnel. Sa mre m eurt alors quil a six ans et, ds lors, K rishnam urti et son plus jeune frre, Nityananda, se lient dune trs forte affection.

    Vers 1904, alors que les deux enfants jouent, lun des chefs de la Socit Thosophique dAdyar les rem arque et les prsente Madame Annie Besant, prsidente de la Socit Thosophique. Celle-ci deviendra trs vite leur tutrice et dirigera leur ducation.

    Vers 1910, les deux enfants sont envoys Londres o ils poursuivent leurs tudes. A la mme poque, les chefs de la Socit Thosophique fondent LOrdre de lEtoile dOrient dont le but est de grouper les spiritualistes attendant la venue dun grand instructeur. En 1926, L Ordre de lEtoile dOrient deviendra plus simplement lOrdre de lEtoile ; K rishnam urti a 15 ans et il est dclar chef de lOrdre de lEtoile dOrient . Lorgane

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 25

    de liaison de lOrdre est un journal, The Herald of the Star , (le journal de lEtoile) qui va dsormais transm ettre des conseils tous les membres disperss dans les diffrents pays du monde. En 1927, ce journal sera remplac par The International Star Bulletin , qui devra m aintenir la liaison entre les membres de lOrdre de tous les pays.

    1919 : K rishnam urti vient Paris o, inscrit la Sor- bonne, il assiste certains cours, particulirem ent aux cours de sanscrit et de franais.

    1924 : le Baron Van Pallandt donne K rishnam urti limmense domaine de Eerde avec son chteau, situ Ommen, dans le Nord-Est de la Hollande. Cest ici que chaque anne, en t, K rishnam urti parlera des milliers de personnes, et, ds 1926, il y dem eurera trois mois par an.

    13 dcembre 1925 : K rishnam urti se rend aux Indes ; au cours du voyage, il apprend la m ort de son frre, Nityananda, et il en est trs prouv.

    Janvier 1927 : il a ttein t lEveil , il a trente ans et dclare ses amis :

    Quant moi, je vous le dis en toute simplicit, j ai a ttein t la libration, cest--dire la perfection hum aine .

    3 aot 1929 : il dissout Ommen lOrdre de lEtoile , car il refuse denferm er la vrit lin trieur dune secte particulire.

  • Ch a p it r e II

    LES PRINCIPAUX ECRITS PENDANT CETTE PERIODE

    I. 1909, A u x pieds du M atre :Cest le prem ier crit de K rishnam urti, en voici lh is

    toire abrge :Madame Annie Besant, prsidente de la Socit Tho-

    sophique, est tutrice de lenfant et dirige son ducation. Elle lui adjoint un Matre, et cest la suite de lenseignement oral dlivr par ce dernier que le jeune Krishnam urti crit ce petit recueil. Dans une courte prface, Madame Annie Besant explique combien llaboration de cet ouvrage demanda dattention son jeune auteur qui n avait, cette poque, quune connaissance limite de la langue anglaise. Elle prcise que ces pages constituent sa premire offrande au monde , mais, crit-elle encore, cet enseignement ne peut tre fructueux que sil est vcu, comme lui-mme (lauteur) la vcu... (1). Dans ce petit ouvrage, K rishnam urti nonce les quatre qualits requises pour accder au bonheur : le discernement, le dtachement, la bonne conduite et lamour. Peu importe, crit-il, quun homme se dise hindou, bouddhiste, chrtien ou mahom- tan, ou quil soit Indien, Anglais, Chinois ou. Russe (2), car lhomme qui vit les quatre qualits nonces abolit les barrires raciales, sociales et religieuses. Cest galement dans ce prem ier livre que nous trouvons ces phrases, dont

    (1) A u x pieds du M a tre, p a r Alcyone (J. K rishnam urti). Prface de Annie Besant, pp. 5 et 6.

    (2) Id-, ibid., p . 14.

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 27

    la beaut tient la simplicit, au naturel et lextraordinaire m aturit quelles renferm ent.

    Tu dois toujours tre aimable et bon, raisonnable et accommodant, laissant au tru i une libert gale celle que tu rclames pour toi. (3) (...) E tudie donc, m ais tudie d abord ce qui taidera le plus aider les autres. Applique-toi patiem m ent tes tudes, non pour que les autres te croient sage, pas mme en vue du bonheur dtre sage, mais seulement parce que lhomme sage peut aider avec sagesse. (4)

    Nous y lisons galement cette phrase qui, elle seule, rsum e une partie de lenseignement fu tur :

    La superstition est lun des plus grands flaux du monde, lune des entraves dont il faut entirem ent se librer. (5)

    Rappelons quelle est crite par un jeune garon de quatorze ans. Annonant lducateur futur, il crit aussi :

    Celui qui a oubli son enfance et perdu toute sympathie pour les enfants ne pourra les instru ire et les aider. (6)

    II. 1911 : Le service dans lEducation :Aprs la cration de The Herald of the Star ,

    Krishnam urti crit ce second petit livre dont llaboration est, cette fois, personnelle. Il a 16 ans et se trouve Londres. Les approches de la grande guerre crent une atm osphre de plus en plus tendue, et il crit dans ce livre :

    U n crime ne cesse pas d tre un crime parce quil est commis par beaucoup de gens. (7)

    Il aborde galement dans ce petit recueil un problme qui deviendra trs vite essentiel pour lui : celui de lducation et de lducateur :

    (3) Id., ouvr. cit, p . 19.(4) p. 21.(5) p. 22.(6) p. 38.(7) K rishnam urti, Le service dans l'ducation , p. 7.

  • 28 LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI

    Lune des formes les plus nobles du travail est celle assure par linstructeur. ... La fonction dinstructeur est la plus im portante et la plus sacre. (8)

    III. 1924-1925 : Le Sentier : Le Sentier est un petit recueil d une dizaine de

    pages que K rishnam urti crivit en Californie. Voici ce que lauteur entend par ce Sentier :

    Le Sentier est laccumulation des expriences quotidiennes ; cest, travers les annes, la progression sur la route de lexistence ; cest la vie vcue par chacun. Dans ces pages, j ai dcrit la courbe de mon exprience, qui dans son essence, est celle de toute exprience analogue... Dans ma description du Sentier, j ai racont leffort d lhomme pour trouver la vrit... Je tiens pour vrai que lhomme, par des expriences accumules^ parvient connatre les causes de ses souffrances, et se dcide enfin les liminer, afin dtre heureux, afin dtre libre, afin de trouver la vrit. Tout ce que j ai crit a t inspir par cette recherche, a correspondu des tapes sur la voie de cette connaissance. Le Sentier exprime mon exprience pendant toute celle priode o je recherchais la vrit, avant que je ne me fusse pleinement trouv moi-mme. Je suis m aintenant, m ieux qu lpoque o je la dcrivais, en tat dvaluer cette exprience, car, du point o je me trouve, sa ralit m apparat plus clairement. (9)

    Nous avons mentionn plus haut que K rishnam urti crivit L e Sentier en 1924-1925. Les lignes cites fu ren t crites, elles, en 1930, aprs que lauteur eut dclar avoir trouv la vrit. Ainsi, ces lignes prcisent-elles certains points qui, en 1924-1925, ntaient quintuitions mais qui, en 1930, sont devenus certitudes.

    (8) Id., ibid., p. 13.(9) Le Sentier , p a r J. K rishnam urti, p. 1.

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 29

    IV. Janvier 1927 : L Eveil .En cette anne, K rishnam urti dclare que lunit int

    rieure quil apprhendait ju squalors intuitivem ent est devenue ralit. Il est alors ralis et il le prcise en ces termes :

    J ai t fait simple.

    V. 1927 : les trois recueils de pomes. Ces troisrecueils de pomes sintitulent :

    La Recherche , L Im m ortel A m i ,L e Chant de la V ie .Ils furent crits entre 1926 et 1929. Nous consacrerons

    ultrieurem ent un paragraphe spcial leur tude. Dores et dj, signalons quils sont trs rvlateurs quant la vie intrieure de leur auteur.

    La priode que nous avons appele prparatoire , celle ayant conduit K rishnam urti la pleine comprhension et possession de lui-mme, est alors term ine. Toutefois, nous prolongerons cette priode ju squen 1929, date laquelle lenseignement de K rishnam urti p rendra saforme dfinitive.

  • Ch a p it r e III

    LES CAUSERIES ET CONFERENCES PENDANT CETTE PERIODE

    E ntre la date de son prem ier petit reeueiF(1909, A ux pieds du Matre ) et 1929, K rishnam urti a ddnc trs peu crit et nous avons mentionn les principaux textes. Signalons galement quil crivit des articles pour le journal de liaison de lOrdre de lEtoile . Par contre, il a donn de trs nombreuses causeries ou confrences, dont les plus im portantes furent ensuite publies. Nous parlerons de ces dernires.

    Trs jeune, vers lge de quatorze ans, K rishnam urti commencera parler en public, et ses causeries deviendront de plus en plus nombreuses, tant aux Indes quen Hollande ou en Californie. Lorgane de liaison des diffrents membres de lOrdre de lEtoile relatera la p lupart dentre elles. Nous allons tudier les plus importantes, cest--dire celles qui ont fait lobjet dune publication indpendante.

    I. 2 aot 1927 : Qui apporte la vrit :Nous sommes Ommen en 1927, et, comme chaque

    anne en t, de trs nombreuses personnes viennent pour couter K rishnam urti. Le 2 aot, il prononce son fameux discours Qui apporte la Vrit . Ce rem arquable discours est une invitation la dcouverte individuelle et l affranchissement de toute autorit.

    Dans une premire partie, il expose la lutte quil dut m ener en vue de cet affranchissement :

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 31

    Je voulais voir par moi-mme et j eus naturellem ent traverser bien des souffrances pour y parvenir. (1)

    Il prcise plus loin que ces souffrances taient dues au fait que

    ni lautorit, ni limposition, ni la sollicitation dautru i ... (2)

    ne pouvaient le satisfaire. La source de cette insatisfaction tait linsuffisance dune vrit simplement connue. Il dsira it lunion parfaite avec cette vrit. Dans une seconde partie, il invite tous ses auditeurs une prise de conscience lucide et totale de leurs responsabilits, cest--dire une libration vis--vis de toutes leurs lim itations (sectes, glises, partis...) et une recherche individuelle du bonheur dans la connaissance de soi, et non dans lobissance certaines rgles. Il term ine par ces mots :

    Notre ge est un ge de rvolution et de tourmente, on y trouve un dsir de tout connatre par soi-mme, et cest parce que vous n avez pas ce dsir en vos curs que vous tes m aintenus dans le monde de la lim itation. (3)

    Ce discours aura une grande importance, car il fera comprendre aux adorateurs de K rishnam urti, et ceux qui voulaient le lier une secte, que tout cela tait dsormais inutile.

    Je ne me laisserai lier par personne... leur prcisa-t-il,

    Je suis mon chemin, parce que cest le seul chemin.

    II. 23 ju in 1928 : K rishnam urti donne sa premire confrence publique Paris. Elle a lieu salle Pleyel, devant trois mille auditeurs auxquels il prcise que la croyance aveugle et les religions organises sont une entrave la dcouverte du bonheur ; celle-ci nat dune recherche individuelle, dit-il. Quelques mois auparavant,

    (1) Qui apporte la Vrit , p a r J . K rishnam urti, p. 4.(2) Ib., ibid., p. 9.(3) Id., ibid., p . 15.

  • 32 LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI

    il avait dj prcis cela en Amrique devant seize mille personnes venues couter sa confrence lam phithtre de Hollywood-Bovol.

    Vous ne pouvez trouver tout, leur avait-il dit, quen abandonnant tout.

    Il dclare un peu plus tard aux ouvriers de Londres : Il est aussi faux de croire que la richesse est un mal et la pauvret une vertu quil est faux de croire linverse ,

    car la dcouverte du bonheur dont il allait leur parler tait intrieure.

    III. 1928 : Le Royaume du Bonheur . Le Royaume du Bonheur sera dit en 1929. Voici,

    en substance, ce que prcise K rishnam urti dans la prface cette dition : \ ^

    Il ma t demand dcrire une prface pour les pages qui suivent... peut-tre devrais-je expliquer brivement comment elles ont pris naissance : Ce sont des causeries donnes quelques amis au chteau dEerde, Ommen, en Hollande. Ce chteau est un difice du dbut du x v i i i sicle, lun des m eilleurs spcimens de cette priode, dit-on. Cest en tout cas lun des plus beaux endroits que je connaisse. Tout, lin trieur du chteau, date de la mme poque, et est en parfait tat de conservation. De magnifiques Gobelins y font rgner encore la noblesse et la beaut dautrefois. De grands arbres, vieux de deux ou trois sicles, entourent le chteau; leurs cimes semblent se perdre dans les nuages et lon y entend dtranges m urm ures.Le lieu est plein de charme et de joie, et cest tout naturellem ent que mes causeries sont alles lternel sujet quelles traitent. (4)

    Nous avons dj parl plusieurs fois du chteau de Eerde et de Ommen ; Krishnam urti, dans cette courte prface, nous en fait percevoir la noblesse et lambiance calme, propice la dcouverte intrieure. Le Royaume

    (4) L e R o y a u m e d u B o n h e u r , p a r J . K r i s h n a m u r t i , p p . 5 e t6 .

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 33

    du Bonheur est donc compos par une srie de causeries donnes Ommen en 1928. K rishnam urti y exprime dune m anire trs potique sa qute de la vrit, son refus de tou t ce qui n est pas exprience personnelle :

    Il y a longtemps que je cherche ce qui est ternel en toutes choses... Ce dsir a p ris une intensit croissante et a rem pli toute m a vie... et comme les mystiques de tous les temps, qui ont aspir vraim ent la Vrit, qui lont recherche, j ai fini par la trouver aussi. (5)

    Il nomme alors le Royaume du Bonheur lunivers intrieur dans lequel cette dcouverte la transport.

    E t depuis, dit-il, j ai vcu dans ce ja rd in aux mille roses, aux mille parfum s ; dans mon ivresse j ai respir cet air embaum qui me donne croissance et puissance, qui vitalise et fortifie mon esprit, mon cur, tout mon tre. Avec cette force en moi, il faut que je donne ; je ne puis rien retenir. (6)

    IV. 1928 : Exprience et Conduite :K rishnam urti insiste ici dune manire toute particu

    lire sur un point im portant : faut-il se re tirer du monde, de la socit, pour dcouvrir le Royaume du Bonheur ?

    Pour parvenir lquilibre parfait dont je parle, qui pour moi est vie pure, tre pur, on ne peut pas se re tirer du monde de la manifestation. On ne peut pas, parce quon est las du conflit, chercher cet quilibre en dehors du monde. La libration se trouve dans le monde de la m anifestation, non pas en dehors de lui ; elle appartient bien p lutt la m anifestation quau non-manifest...cest dans ce monde-ci que nous devons trouver lquilibre. Toutes les choses autour de nous sont relles. Tout est rel et non pas une illusion. (7)

    Cela est trs im portant, nous y reviendrons plus loin, mais disons en quelques mots que, ds 1927, K rishnam urti affirme que la vie est action et que la dcouverte de la

    (5) Le Royaume du Bonheur , p a r J. K rishnam urti, p. 119.(6) Id., ibid., p. 119.

  • 34 LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI

    vie passe par laction. T an t de prtendus sages ou philosophes invitent ternellem ent lhomme se re tirer du monde de laction pour dcouvrir le bonheur. La tour divoire, la caverne, le retour la prhistoire, labandon du monde dans lequel nous vivons... Voil bien un vice de pense auquel, trente ans, K rishnam urti tait trs loin, q u il navait, pour tout dire, jam ais frl.

    V. 1929 : La Vie Libre .Dans ce petit livre, sont recueillies les principales cau

    series donnes en 1928. L a Vie Libre nous offre comme une vue densemble, une synthse de toute lascension de K rishnam urti. Ses luttes, ses souffrances passes y sont, mais aussi le calme, limmensit et la beaut du sommet atteint en 1927, de mme que le bonheur de lternel prsent qui en dcoula. La Vie Libre relate lvolution de K rishnam urti jusqu la libration finale, elle relate aussi lvolution possible que tout tre peut vivre. Avec elle, la priode prparatoire est termine. La joie, quelque peu bouleverse par limm ensit intrieure apprhende en 1927 lors de lveil , a fait place la calme comprhension du monde, et la volont de tirer les hommes de leurs souffrances par la prise de conscience.

    Il ma t donn datteindre une certaine altitude d o j aperois la vie diffremment, o la vie qui emprisonne la plupart des gens ne me possde plus... Je suis parvenu acqurir ce bonheur et cette libration... m aintenant que je lai trouve, je voudrais vous donner la vrit. (8)

    VI. 1929 : L a Dissolution de lOrdre de lE toile .M ettant un point final son affranchissement, le 3 aot

    1929 Ommen, K rishnam urti dissout lOrdre de lE toile, fond autour de lui Bnars en 1911. Il prononce cette occasion un discours constatant la faillite des organisations dites spirituelles, et affirmant la ncessit de ne dpendre que de soi.

    (7) Exprience et conduite , p a r J . K rishnam urti, p. 17.(8) J . K rishnam urti, La Vie libre , p. 11.

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 35

    Vous croyez, vous esprez, quun autre, pa r des pouvoirs extraordinaires va vous transporter dans a rgion de la libert ternelle, qui est le bonheur... Vous voulez avoir des dieux vous, de nouveaux dieux au lieu des anciens, de nouvelles religions au lieu des anciennes, tous galement sans valeur, tousdes barrires, des lim itations, des bquilles... Bienque vous ayez tout prpar pour moi pendant dix- hu it ans, lorsque je viens vous dire quil faut rejeter tout cela et chercher en vous-mmes lillum ination, la gloire, la purification, lincorruptibilit du soi, pas un de vous naccepte de le faire, ou du moins trs peu, trs peu...Dans ces conditions, quel besoin dorganisation ?... A quoi bon une organisation pour cinq ou dix personnes qui comprennent, qui luttent, qui ont rejet toutes les m esquineries ? E t quan t aux faibles, aucune organisation ne peut les aider trouver la vrit ; il faut quils la trouvent en eux ; elle nest ni loin ni prs ; elle est ternellement l. (9)

    Depuis, K rishnam urti refuse tout disciple, m ais invitesu r tous les continents les hommes se connatre, et,pa r l, se librer de leurs lim itations.

    (9) La Dissolution de lOrdre de l Etoile , une dclaration de J. K rishnam u rti, pp . 7-9.

  • Ch a p it r e IV

    APERU SYNTHETIQUE DE LEVOLUTION INTERIEURE DE KRISHNAMURTI

    PENDANT CETTE PERIODE PREPARATOIRE

    Nous pouvons dire que, ds 1927, cest--dire ds lge de 31 ans, lvolution intrieure de K rishnam urti est termine. Certes, comme nous lavons mentionn plus haut, il apprhende encore avec un certain bouleversement lunivers in trieur dans lequel sa conscience sest leve, tan t ltat vcu est beau. Ceci transparat dans le langage, le vocabulaire, le style. Au fil des annes, cette perception deviendra de plus en plus lucide, le vocabulaire de plus en plus prcis, net, dpouill. Nous verrons en dtail tout cela plus loin. Nous allons m aintenant tudier son volution, tout au long de ces annes prparatoires, volution qui, depuis son enfance, ju squen 1927, lamena cette plnitude intrieure. Nous ne ferons aucune hypothse. De nombreuses controverses fu ren t souleves, touchant particulirem ent aux rapports de K rishnam urti avec la Socit Thosophique, et labandon de celle-ci par K rishnam urti. Afin dviter ces erreurs et ces m alentendus, nous emploierons la seule mthode srieuse pour une tude objective : lutilisation des textes de K rishnam urti lui-mme, textes rem arquables et transm ettan t pleinement la lente progression vers le bonheur final.

    Longtemps, je me suis rvolt contre tout, contre lautorit des autres, contre lenseignement des autres, contre la connaissance des autres, ne voulant rien accepter pour vrai ju squ que j eusse trouv

  • LE LANGAGE DE KR1SHNAMURTI 37

    moi-mme la Vrit. Je ne m opposai jam ais aux ides des autres mais ne voulai pas accepter leur autorit et leur thorie de la vie. T an t que je ne fus pas dans cet tat de rvolte, tan t que je ne fus pas mcontent de tout, de toute foi, de tout dogme ou croyance, je restai incapable de trouver la Vrit. Tant que je ne pus dtruire ces choses, p a r mon effort constant pour dcouvrir ce qui se cachait derrire elles, je restai incapable datteindre la Vrit que je cherchais. (1)

    Tel sera, en bref, ltat desprit constant de Krishna- m urti tout au long de ces annes : il ne soppose pas aux ides des autres, ni lducation reue, m ais il naccepte rien et, intrieurem ent, il rem et tout en question. Ainsi, au fil des annes, cest dans le sens dune remise en question de plus en plus forte quil faut comprendre sa progression. Expliquons cela : en 1926, K rishnam urti confie ses auditeurs que, ds son enfance, il avait vis la vie spirituelle. Sa mre m ourut alors quil tait trs jeune (cinq ans), mais elle avait eu le temps de lui enseigner une qute spirituelle quil n oubliera pas :

    Ma mre me disait, quand j tais petit, que je devais devenir semblable Shri Krishna, personnification de la perfection et de la beaut humaine. Ma mre disait que ctait lidal le plus lev quun homme puisse atteindre et moi, ayant un penchant pour cela, j en aimais lide. (2)

    Dveloppant cette ide, K rishnam urti prcise ces mmes auditeurs :

    Quand j tais lcole, un de mes cam arades disait quil voulait devenir m archand et avoir sa boutique lui. Mon cur se serra lide de devenir aussi lin m archand dans une boutique, car mes ambitions me portaient ailleurs, je voulais entrer dans le domaine spirituel.

    Le dpart est donc pris : n est-il pas exceptionnel que, trs jeune, un enfant aspire autre chose qu la vie

    (1) La Vie Libre , p. 11.(2) La Vie Libre , p . 11.

  • 38 LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI

    m atrielle et soit naturellem ent port vers la recherche intrieure ? Cette base, lenfant la possdait, pouvons-nous dire, ds sa naissance. Elle fut affermie par la mre et, alors quil navait que cinq ans, elle tait dj trs solide.

    Paralllem ent lacquisition des enseignements reus et aux diffrentes lectures, le progrs intrieur consistera en un affranchissement de plus en p lus tendu, nous pouvons mme dire que, plus lacquisition extrieure se fera vaste, plus elle incitera laffranchissement intrieur. K rishnam urti verra, en effet, dune faon nette et lucide, les m faits de la croyance aveugle ; percevant ces mfaits, il sen librera et redcouvrira tout pa r lui-mme. Cest vers cette auto-form ation quil progressera, au fil des annes prparatoires.

    Ce doute, cette remise en question, n taient certes point encore chose faite lorsquil tait tout jeune, m ais ils germeront, puis se dvelopperont progressivement pour atteindre un paroxysme qui sera la libration

    Bien entendu je ne pensais pas toutes ces choses lorsque j tais jeune, elles ont pouss inconsciemm ent en moi. Mais m aintenant, je puis m ettre tous les vnements de m a vie leur place vritable, voir de quelle m anire je me suis dvelopp pour atteindre un but, et devenir moi-mme ce but. (3)

    Pour amener ce doute, cette remise en question, il fallait une observation m inutieuse et K rishnam urti, tout jeune, tait trs observateur :

    Pendant longtemps, j ai cherch mon but, et durant cette recherche, j ai observ les gens pris dans leurs dsirs, comme la m ouche dans une toile daraigne. (4)

    Il possdait au plus hau t degr le don dobservation et, intrieurem ent, il percevait avec une nettet de plus en plus forte lerreur des hommes, e t les souffrances qui en dcoulent. Ses lectures, tan t religieuses que culturelles, fu ren t certainem ent nombreuses, m ais il n en restait pas une simple acquisition passive, et cest avec un esprit

    (3) La Vie Libre , p. 11.(4) Id ., ibid., p. 12.

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI 39

    critique toujours trs veill quil lisait, tudiait ou observait les autres :

    Petit garon, j tais dj dans un tat de rvolte. Rien ne me satisfaisait. J coutais, j observais, je cherchais quelque chose, au-del de la maya des mots. Je voulais dcouvrir et tablir mon bu t moi- mme. Je ne voulais me reposer sur personne... lorsque je regarde en arrire, je vois que rien ne m a jam ais satisfait. (5)

    Son ducation fu t donc anime par une constante volont de comprhension, et ne se lim ita pas une simple acquisition.

    Je lus des livres de philosophie, des biographies de grands hommes, et je n y trouvai pas ce que je cherchais. (6)

    La varit de son ducation fut certainem ent trs tendue, mais, ne se bornant pas apprendre, il pourra dclare r plus tard ne pas avoir lu les livres religieux ou philosophiques. A partir de cette dclaration, beaucoup de gens, trop de gens, im aginrent que K rishnam urti tait une sorte de dieu ds sa naissance, et n avait eu besoin daucune prparation pour accder au bonheur. Au contraire, nous voyons et verrons que ses recherches furent vastes et m inutieuses, mais que toutes tendaient vers la comprhension plus que vers la simple acquisition. Dans toute ducation, ltat in trieur est prim ordial et seule la comprhension intelligente des ides reues dveloppe la libert individuelle. Les progrs intrieurs de K rishnam urti ne fu ren t pas toujours faciles, contrairem ent ce que beaucoup ont imagin ; comme tout homme en cours de ralisation spirituelle, il eut des moments difficiles.

    J ai pleur comme on pleure dans une affliction perptuelle. J ai souvent convoit la m ort et lam nsie, elles ne m ont pas t accordes... Souvent, haletant, je me suis plong dans une m uette adoration, mais, comme le parfum trop dlicat dune fleur, m on adoration sest vapore travers les si-

    (5) L a Vie L ib re, p. 12.(\\) I d . , p . 1 3 .

  • ASS LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI

    des, m abandonnant inanim sur mes genoux raidis, seul, aux pieds des saintes images qui m avaient refus leurs bndictions... j ai suivi dlibrment les institu teurs des villages. Leurs enseignements me laissaient au pied de la colline solitaire. J ai vcu noblement ; j ai travaill ; j ai pein, je me suis disciplin ; j ai t dchan ; j ai souvent pleur pour que la m ain divine vnt me secourir. Aucune m ain nest venue. J ai perdu la lumire et lhum ain. J ai domin mes motions, j ai m dit les yeux fixs sur le but, et rien ne m a t rvl. (7)

    Mais, toutes ces difficults, toutes ces dceptions, ne faisaient quaugm enter en lui la soif de vrit et de bonheur. Il voulait tout comprendre, et, petit petit, consciemm ent et inconsciemment, il dcouvrit que tout comprendre, ctait se comprendre.

    Sur Le Sentier de cette dcouverte, tout nest pas facile comme nous venons de le voir, mais la soif de recherche intrieure est si puissante, que ces difficults sont dissoutes et jam ais labandon n est envisag, au contra ire :

    Il (Le Sentier) m treint avec une force qui m crase, il r it avec bienveillance lorsque saignent mes pieds ; je ne puis le quitter, cest mon am our solitaire, je ne puis pas regarder ailleurs que sur le sentier interm inable. (8)

    Lenfance et ladolescence se passent dans cet tat de qute intrieure ; vers lge de 15 ans, K rishnam urti est amen en Europe avec son frre, et les chefs de la Socit Thosophique soccupent de son ducation, mais il dclare:

    Quand je suis all pour la prem ire fois en Europe, j ai vcu parm i des personnes riches et bien leves, de haute situation ; elles ne purent me contenter. Je me rvoltai aussi contre les thosophes, avec tout leur jargon, leurs thories, leurs confrences, et leur explication de la vie. Lorsque j allais une runion, les confrenciers ne faisaient que rpter des ides

    (7) Le Sentier , p a r J . K rishnam urti, p. 4.(8) Le Sentier , p a r J . K rishnam urti, p. 5.

  • LE LANGAGE DE KRISHNAM UBTI 41

    qui ne me satisfaisaient pas et ne me rendaient pas heureux. J assistais de m oins en moins aux runions, je vis de m oins en moins les personnes qui ne faisaient que rpter les ides thosophiques. Je m ettais tout en question parce que je voulais trouver tout par moi-mme. (9)

    Pendant cette priode, K rishnam urti ne recherche pas sisoler du monde, au contraire ; quil soit Londres ou Paris il se mle aux autres, tudie, assiste des cours en Sorbonne, mais toujours, il essaie de comprendre la vritable raison de tout cela, nacceptant aucune ide toute faite, su rtou t celles qui touchent la vie spirituelle et au bonheur. Ces ides taient constam m ent vhicules par les socits auxquelles il se trouvait souvent ml. Mais si tout lintresse, rien ne le satisfait ; telle est son attitude intrieure pendant cette priode.

    J allais au thtre, je voyais comment les gens samusaient, essayant doublier quils n taient pas heureux, croyant rsoudre leurs problmes en donnan t leurs curs et leurs esprits le remde dune excitation toute superficielle... J assistais des runions socialistes, communistes, et j coutais parler les chefs. Gnralement, ils protestaient contre quelque chose. Ces runions m intressaient, mais ne me satisfaisaient point. (10)

    La protestation, sur jum elle du doute, intressait donc beaucoup Krishnam urti, mais il ne la suivait plus lorsq u elle voulait donner naissance un ordre politique ou social nouveau, des lois nouvelles, un tat nouveau, au sein duquel les anciennes idologies seraient remplaces par de nouvelles, qui, leur tour seraient un jour contestes. La qute intrieure de cet adolescent tait le bonheur, or, les certitudes proposes taient toutes instables, alors que le bonheur vritable, il le sentait bien, tait un tat in trieur immuable, bien diffrent du bonheur engendr par les rform es et les rvolutions m atrielles.

    (9) La Vie Libre , p. 12.(10) La Vie Libre , p. 12.

  • 42 LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI

    Je vis des gens possdant des pouvoirs politiques, sociaux ou religieux, dit-il, et cependant ils navaient pas dans leur vie cette chose essentielle, le bonheur. (11)

    Grce cette finesse dobservation et ce dsir de tout comprendre, cet adolescent acquiert rapidem ent une exprience intrieure dont il saura tirer profit :

    En observant les diffrents types dhum anit les uns aprs les autres, j acquis indirectem ent de lexprience.

    Observant tout cela su r le vif, il prend conscience que la p lupart des gens ne sont pas heureux :

    En chacun je vis quil y avait en puissance un volcan de souffrance et de mcontentement. Je passais dun p laisir un autre, dun am usem ent un autre, dans m a recherche dun bonheur que je ne trouvais pas... J observais les gens qui ne possdaient presque rien et qui voulaient dmolir ce que les autres avaient bti. Ils croyaient rsoudre les problmes de la vie en dmolissant pour rebtir au trem ent et ils taient malheureux. (12)

    Mri par cette observation minutieuse, K rishnam urti retourne alors aux Indes, son pays natal. De tout temps, ce pays a attir lhomme en qute spirituelle. Dominant lInde de la misre, celui-ci ne voit, de loin, que lInde des Sages, le pays des Matres qui possdent les secrets de la vie et qui, aprs une lente et m inutieuse initiation, vous font atteindre les batitudes clestes. Krishnam urti, pourtan t Indien dorigine et recherchant lui aussi le bonheur, ne se laisse pas sduire pa r le chant des sirnes :

    Je me rendis aux Indes et je vis que, l aussi, les gens faisaient fausse route ; ils restaient attachs troitem ent aux anciennes traditions, ils traitaient cruellem ent les femmes, tout en se disant trs religieux et en couvrant leurs visages de cendres. Les Indes ont beau possder les livres les plus sacrs du monde, les philosophies les plus grandes, de

    (11) I d . , p . 11.(12) La Vie Libre , p. 12.

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    merveilleux temples anciens, rien de tout cela ne pu t me donner ce que je cherchais. Ni en Europe, ni aux Indes, je ne pus trouver le bonheur. (13)

    K rishnam urti va alors passer du pays des traditions au pays neuf : des Indes lAmrique, e t il se rend en Californie, avec son frre. Celui-ci est malade et, recherchant la tranquillit propice sa gurison, les deux jeunes gens se rendent Oja o, en 1922, ils ont fait lacquisition dune petite maison. Dans le Bulletin am ricain de lOrdre, The Server , K rishnam urti crit en octobre 1926 :

    Mon frre et moi fmes invits, par un charm ant ami, visiter Oja, en 1922. Quand nous arrivmes, au tan t quil m en souvienne, il faisait chaud, poussireux, et tout ressem blait au pays que nous avions quitt quelques mois avant, les Indes... Mon frre, ce moment-l, n allait pas du tout et nous fmes obligs de rester. Nous menmes l, dans une petite maison au m ilieu des collines, une vie compltement retire, faisant tout par nous-mmes... Dans ce coin isol, mon frre et moi causions beaucoup ensemble. Nous mditions, essayant de comprendre, car la mditation du cur est comprhension.

    Loin de la foule, loin des runions, loin des confrences et des adorateurs, lactivit intrieure de Krishnam urti est encore et toujours base sur le com prendre . Il assimile dj la m ditation la comprhension, cest- -dire la lucidit intrieure, la perception aigu de ce qui se passe en nous, afin de rem ettre en question ce que lducation, les lectures et les diffrentes expriences ont pu dposer en nous, afin que la croyance aveugle ne sinstalle pas au dtrim ent de lintelligence du cur. Ceci est dj remarquable, puisque, trs souvent, la m ditation est comprise comme tant une forme particulire de la rverie ou de lauto-suggestion, endorm ant m omentanm ent nos problmes, nos dsirs, notre attachem ent. La m ditation dont parle K rishnam urti ne consiste pas

    (13) La Vie Libre , p. 12.

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    endormir, apaiser, hypnotiser nos conflits, mais, bien au contraire, percevoir, dune m anire lucide, lexistence et lvolution de ces tats en nous. De cette perception objective nait la comprhension, et la comprhension napaise pas, n endort pas nos difficults, elle les dissout, brle littralem ent leurs racines et permet ainsi la naissance dun tat de paix, de bonheur intrieur, de communion avec soi et le monde, puisque nous nen sommes plus coups par des avidits personnelles.

    Cest dans cet ta t de perception intrieure que Krishna- m urti et son frre vont passer des jou rs riches de dcouvertes Oja.

    Depuis, dans cette maison de la valle que nous avons appele Arya Vihara, de grandes choses ont eu lieu, de grandes extases, de grandes douleurs, de grandes joies, de grandes peines. Le sens et la ralit de la vie nous ont t rvls dans cette valle...

    crit-il dans The Server doctobre 1926.Cest donc l, et cette poque prcise (1922), quil

    commence devenir vritablement lui-mme : ses nombreuses expriences, ses lectures, son ducation, son observation continuelle, il les a, alors, remises en question dune manire peut-tre encore plus totale, et, de cette remise en question, laffranchissement nat, qui cre la libert intrieure et le bonheur. Un changement im portant se produisit galement en ces lieux : jusque-l, K rishnam urti stait donn pour bu t la dcouverte du bonheur, or, cest Oja, en 1922, quil dcouvre quil ne doit pas connatre ce but, mais tre ce but. Ceci est trs im portant et demande certaines explications : A la recherche de la vrit, va succder le devenir la vrit >, et K rishnam urti lexpliquera plus tard, en 1930, dans la prface quil crivit pour le Sentier :

    Je voudrais ici claircir une grande erreur dans la m anire dont on se sert le plus souvent pour envisager la possibilit dun achvement hum ain, erreur qui pour lentendement devient un obstacle insurm ontable : cest de vouloir appliquer lachvement les term es de la progression. Imaginons

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    quun homme, plac au centre de la terre, veuille parvenir la surface. Il fera un immense effort pour progresser, selon une direction p a rtan t du centre, que nous pouvons convenir dappeler verticale. Il ne pensera, pour ainsi dire, quen termes verticaux, il n en connatra pas d autres. Mais, une fois la surface de la terre, il se trouvera en prsence dune nouvelle donne, dune possibilit dexpansion. Au lieu dun unique mouvement p a rtan t du centre, il dcouvrira de nom breux m ouvements qui pivotent tout autour de ce centre. Leffort que fait lhomme pour dcouvrir la Vrit peut se comparer lunique mouvement vertical dont la direction, donne par le centre, est particulire chacun selon le point souterrain o il se trouve. Mais sil est justifi, pendant cette progression souterraine, de penser en term es verticaux, il lui faut comprendre cependant quil existe un point o ces term es ne sont plus valables. (14)

    Cest certainem ent en 1922, pendant cette retraite Oja, que K rishnam urti en p rit conscience. Il ne deviendra rellem ent la vrit quen janvier 1927 mais, en 1922, il comprit le double processus par lequel nous allons vers elle :

    La lente progression qui, verticalement, nous conduit du centre de la terre o nous sommes la surface de la terre ;

    A p artir de l, la Volont verticale n a plus de raison dtre, elle est remplace par une vritable explosion, qui na aucune direction particulire mais les possde toutes, et, en particulier, la direction verticale. Mais, qui voudrait sen tenir cette dernire m connatrait toutes les autres et, de ce fait, perptuerait un ta t qui, bien quil ft auparavant conforme la ralit, la dform erait m aintenant.

    La perception intrieure de ce double mouvement sveilla donc en K rishnam urti en 1922 ; la ralisation

    (14) L e S e n tie r, p a r J . K rishnam urti, p. 2.

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    totale se fera en 1927 et, en 1930, dans la prface cite plus haut, il lexpliquera en un langage rem arquable. Nous pouvons constater la grande lucidit, la grande clart et la prcision avec laquelle il dcrit dune m anire image des tats intrieurs, pourtan t si difficiles transm ettre par le truchem ent des mots.

    A p artir de ce moment, K rishnam urti va effectuer en lui une prise de conscience encore plus prcise, puisquil sait quil ne fau t plus prsent chercher la vrit, mais devenir la vrit.

    Je voulus devenir le bu t mme, je voulus run ir le commencement et la fin... Je voulus dtruire la sparation qui existe entre lhomme et son but... T an t quil y a sparation entre vous et moi, nous ne pouvons tre heureux. Aussi commenai-je dtruire toutes les barrires que j avais leves ju s que-l. Je commenai rejeter, abandonner, carter tout ce que j avais amass, et, petit petit, je me rapprochai de mon but. (15)

    Le 13 dcembre 1925, Nityananda, le frre de Krishnam urti, m eurt ; or, lun et lautre, par une purification intrieure commune, en taient arrivs un ta t de comm union totale. Le 13 dcembre 1925, K rishnam urti perd donc avec son frre une partie de lui-mme. Ce fu t une exprience trs douloureuse, mais il sut la comprendre, et, comme toute exprience comprise, elle fu t enrichissante.

    Lexprience que m apporta la m ort de mon frre fu t trs grande. Je ne parle pas de la souffrance, celle-ci est momentane, tandis que la joie de lexprience demeure. (16)

    K rishnam urti ne senferm a pas dans la douleur, le chagrin ne fu t pas pour lui loccasion dun blocage, qui l aura it spar de la vie qui volue sans cesse ; au contraire, la m ort de Nityananda fu t pour lui un trem plin, une acclration vers la libration finale. Lui-mme expliqua cela quelques annes plus tard :

    (15) La Vie Libre , p . 13.(16) La Vie Libre , p . 13.

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    Quand mon frre m ourut, on me dit quil tait parfaitem ent heureux sur le plan astral, que tout, pour lui, tait beau et couleur de rose. Mais je me dis : Aprs tout, un grand ami me m anque, je suis trs seul ; il fau t que je le retrouve . Pensez- vous que ma douleur f t apaise parce quon me disait quil tait parfaitem ent heureux de lautre ct ? Je compris que tan t quil existait une sparation entre les individus, tan t que K rishnam urti serait plus im portant pour moi, comme individu, que les autres, la douleur subsisterait et mon frre me m anquerait. Lorsque je fus capable de midentifier avec tous, et de sentir, non pas seulement dune m anire intellectuelle, mais travers mon cur, quil n existe pas de sparation relle, je trouvai mon bonheur. (17)

    Nous pensons personnellem ent que la m ort de Nitya- nanda constitua un tournant dcisif dans la libration intrieure de K rishnam urti. E n effet, des thosophes spcialistes de loccultisme lui avaient affirm que son frre ne m ourrait pas, car il avait un rle jouer dans la m ission future de K rishnam urti, mission future laquelle croyaient les thosophes. Rassur, K rishnam urti quitta donc son frre, malade en Californie, pour se rendre aux Indes. Or, tandis que son bateau se trouvait en Mer Rouge, K rishnam urti apprit que N ityananda venait de m ourir. Ds lors, paralllem ent sa souffrance intrieure, ce fut le re je t de toutes les influences que la Socit Thoso- phique avait exerces sur lui. En effet, profitant de sa nature rserve et quelque peu timide, les chefs de la Socit Thosophique m enaient grand bruit au tour de lui, e t annonaient dj la fu ture religion universelle. A la m ort de son frre, K rishnam urti se libre intrieurem ent deux, et le reflet matriel de cette libration sera la dissolution de lOrdre de lEtoile, dont il tait le chef. Nayant plus son frre pour le com prendre et laider, il sentit la ncessit de tout comprendre par lui-mme. Dans son

    (17) B ulletin de lEtoile , n 6, m ars 1931.

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    immense douleur, il cherchait re trouver son frre dans la nature entire, et dans le visage de chaque passant . Nous verrons quil lexpliquera plus tard, dans le pome N ity a . Cest alors quil comprit, ainsi quil le prcise dans notre dernire citation, que, tant que Vindividu K rishnam urti aurait une entit propre et serait diffrent des autres, la sparation entre son frre et lui demeurerait. Nous pensons que cette dcouverte fut capitale, car, cest p a rtir de ce jour-l que la m ort de son frre ne fu t plus pour lu i un arrt, ne fu t plus subie, mais devint un enrichissement, un prtexte la dcouverte intrieure, une vritable rvlation de sa nature irrelle. Cette nature irrelle, ctait K rishnam urti, en tan t quindividu spar des autres, et, lorsquelle disparut, ce K rishnam urti m ourut. E tan t m ort lui-mme, il devint tous les autres, car il nen fu t plus spar par cette nature irrelle, il neut plus chercher son frre dans la nature et le visage de chaque passan t , car il tait alors son frre, comme il tait tous les autres. Cest la raison pour laquelle il prcisera un jour,

    Je suis tout, car je suis la v ie .Nous comprenons alors combien la perte de son frre

    fut enrichissante et dterminante.La souffrance passe, K rishnam urti com prit donc cette

    chose essentielle : la crainte et la douleur provoques par la m ort nexistent que chez ceux qui ne connaissent pas la vie. Il crivit alors :

    Si vous arrivez comprendre justem ent la vie, la m ort devient une exprience au moyen de laquelle vous pouvez construire votre maison de perfection, votre m aison de bonheur... (18)

    car toutes les expriences sont utiles pour comprendre la vie, mais si nous nous attachons une en particulier, nous perdons toutes les autres, cest--dire la totalit qui les contient toutes, la vie donc.

    Si vous cherchez la vrit dans le domaine de maya, dans celui de lintelligence ou de la simple moti

    (18) La Vie Libre , p . 13.

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    vit, ou dans le domaine physique vous ne la tro u verez pas. Cependant, lorsque vous laurez trouve, vous comprendrez que chacun de ces domaines la contient. Vous ne pouvez sparer la vie daucune de ses expressions, mais pourtant, vous devez len distinguer. Parce que, au dbut, j ai essay de sparer la vie du but, parce que la vie tait pour moi une chose et la connaissance une autre, tout devint confus et je me raccrochais aux traditions, aux croyances consolantes, la satisfaction et au contentem ent de soi. (19)

    K rishnam urti se rapproche donc de plus en plus de son bu t car, intrieurem ent, il a abandonn les tra ditions, les croyances consolantes, la satisfaction et le contentem ent de soi . Comme nous lavons m ontr plus haut, il peroit, par une association intim e de l intelligence et de lintuition, le double mouvement par lequel il va pntrer dans lternit de linstant prsent. L a perception de ce quil nomme son bu t est claire et prcise ; toute sa puissance intrieure est alors tendue vers ce bu t peru, rien ne pourrait len dtourner, il est dans la phase qui le conduit, pour reprendre son adm irable image, du centre la surface de la terre. Il ne pense quen term es verticaux , il ignore toutes les autres directions qui ne feraient que lloigner du bu t peru. La m ort de son frre vient de lui fournir une occasion supplmentaire pour se rapprocher considrablement de ce point ; il est alors trs proche de lui, trs proche de la surface terrestre. En 1926, il crit dans un pome du recueil LIm m ortel Ami :

    Partou t o je regarde, Tu es l,Calme, heureux...Comme on voit au loin une lumire Dans la nuit,Ainsi je T ai vu...Tu es laboutissement De toute peine,

    (19) La Vie Libre , p. 9.

    \

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    De toute joie,De toute connaissance,De toute recherche.Tu es le bu t de toutes choses.....P artou t o je regarde, Tu es l,Calme, heureux,Em plissant mon univers... (20)

    Trs vite, la distance qui les spare d isparat : lcorce terrestre est alors creve par cette verticale, K rishnam urti sun it son but :

    Si vous arrivez in terprter toute exprience la lumire de votre but, vous ne ferez plus quun avec ce but. (21)

    Uni son but, il peut alors crire, dans le quatrim e pome de lIm mortel Ami :

    Je vois tout travers Lui , puis, dans le cinquime :

    Un immense bonheur Em plit mon tre,Puisque je T ai trouv !

    Dans le sixime : Ah ! la merE st entre dans mon cur !En un jour,J ai vcu mille ts.

    Il prcise encore cela dans le onzime pome : O Gourou, (22)Ton Jeu est mon jeu.Ton Amour est mon amour.Ton sourire a combl mon cur.Mon uvre est Ta cration.Tu t es inclin vers moi, Amour,Comme je m tais inclin vers Toi Au long des ges innombrables.Le voile qui nous sparait est dchir.O Bien-Aim, Toi et moi ne sommes quun.

    (20) J . K rishnam urti, L 'Im m ortel A m i , pome n 11.(21) La Vie Libre , p. 8.(22) Un gourou est u n m atre sp irituel.

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    Les pomes qui suivent vont alors transm ettre la fusion totale de K rishnam urti et du Bien-Aim .

    Comme un grand fleuve se jette dans la mer,Ainsi je suis all vers Toi,Riche de mon long voyage,Plein de lexprience des sicles.O Bien-Aim,Comme la roseSe mle au suc de la fleur,Ainsi Toi et moi, m aintenant, nous ne sommes quun. O mon Aim,Il ny a plus de sparation,Plus de solitude,Plus de chagrins, plus de luttes.O que j aille,J emporte la gloire de T a prsence.Car, Bien-Aim,Toi et moi sommes un. (23)

    Enfin, dans le dix-septime pome, la fusion est si intim e quil ny a plus quun seul tre :

    Oui, j ai cherch mon Bien-AimE t je lai dcouvert tabli dans mon cur.Mon Bien-Aim regarde par mes yeux,Car m aintenant, mon Bien Aim et moi nous som-

    _ . [mes un.Je ris avec Lui,Avec Lui je joue.Cette ombre n est point la mienne,Cest lombre du cur de mon Bien-Aim,Car m aintenant, mon Bien-Aim et moi nous som-

    [mes un. Dans le Bulletin International de lEtoile du mois de fvrier 1930, K rishnam urti indiquera avec prcision ce quil entend par Le Bien-Aim :

    Pour moi, le Bien-Aim est chacun de vous, le brin d herbe, le pauvre et le riche, le chien m alheureux et les m ontagnes grandioses, les arbres magnifiques...

    (23) L Im m ortel A m i , pcine n XII.

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    Il s est donc un i au Bien-Aim ju sq u le devenir lui-mme. Plus tard, il le nom mera aussi la Vie et il pourra crire, dans le Bulletin International de lEtoile du mois d octobre 1928 :

    Je suis toutes choses, car je suis la Vie. Cest donc un peu plus dun an aprs la m ort de son

    frre, en janvier 1927, que la perception du but sest acheve ; avec elle, K rishnam urti cesse de suivre la verticale unique le conduisant celui-ci : perant la crote terrestre, sa conscience explose et embrasse toutes les directions. Dans cette renaissance spirituelle, il devient la V ie, la libration vient dtre atteinte et K rishnam urti lannonce en ces term es :

    J ai t fait simple. Depuis, la lum ire de cette exprience personnelle,

    il indique aux hom mes quils doivent, eux aussi, se libre r de leurs lim itations et des barrires qui les sparent du b u t .

    Avant de poursuivre cette tude chronologique, nous allons essayer de donner un aperu synthtique de ce processus de libration :

    T out dabord, K rishnam urti limine les lim itations :

    Traditions, croyances consolantes, satisfaction et contentem ent de soi, dvotion extrieure .

    Il est alors dans un tat de solitude totale car il a compris que toutes les consolations n taient que passagres et les a dissoutes dans cette prise de conscience.

    La pense et le cur tant totalem ent dconditionns, il peroit alors, dans une association intim e de lintelligence et de lintuition, son but , son Bien- Aim .

    Ds lors, tout son lre va se projeter, suivant la ligne la plus directe vers ce but.

    - Il sen rapproche ju squ lintim it, mais tous deux sont encore distincts, cest--dire que K rishnam urti est toujours dans un tat de dualit interne.

    La perception du Bien-Aim sestompe lorsque K rishnam urti devient le Bien-A im . Il vient de p as

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    ser travers limage des instructeurs , la dualit m eurt, K rishnam urti renat, il est unifi, cest lveil .

    Trois ans plus tard, en 1930, dans lIntroduction quil crira pour Le Sentier , il condensera cela dans la phrase suivante :

    Quand on recherche la Vrit, on en porte, en sen approchant, le reflet sur le visage. Q uand on devient la Vrit, on ne la reflte plus, on la rayonne. (24)

    Les deux verbes, reflter et rayonner, m arquent le passage de la dualit lunit. On ne reflte que quelque chose dextrieur soi, le rayonnem ent commence lorsque la sparation cesse. Lorsque lincorporation est entirem ent term ine, toute dualit est abolie et, comme le soleil, tout puissant par lui-mme puisquil n a nullem ent besoin de puiser sa chaleur et sa lumire dans un astre secondaire, K rishnam urti en devenant la Vie , en jan vier 1927, rayonne lunit totale quil vient dobtenir.

    Nous lavons dj m entionn, trop ont vu en Krishnam urti un homme exceptionnel ayant a ttein t un tat in terd it au commun des mortels. Il dment form ellem ent cela :

    Vous me dites : Vous tes diffrent de nous ; vous avez a ttein t la Libration, et cest pourquoi ces appuis ne sont pas ncessaires pour vous . Non, amis, puisque vous dsirez atteindre la Libration, ces choses ne sont pas ncessaires non plus pour vous. Cest parce que je me suis moi-mme appuy sur des bquilles pour me soutenir que je sais qu elles sont inutiles... Cest parce que je sais que vos consolations ne font que vous affaiblir que je vous dis de les rejeter. Cest parce que je me suis perdu dans des complications, parce que j ai t prisonnier que je vous invite vous chapper pour en trer dans la Libert... Si j avais a ttendu des autres mon bonheur, si je m tais laiss sduire par des phrases grandiloquentes, par le culte des im a

    (24) Le Sentier , p . 2.

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    ges ou des personnes, si je m tais rfugi dans lantre des temples, je n aurais pas trouv la vrit que je cherchais. Ce nest pas dans la dvotion extrieure que lon trouve la source de la vrit elle- mme. (25)

    K rishnam urti, nous lavons vu, a pein, a souffert, sest gar, a m is des barrires entre son but et lui, mais, par une observation m inutieuse, double dune volont de comprhension, dune constante remise en question, dun b r lan t dsir de ne pas accepter des ides ou thories toutes faites, il est devenu petit petit son but, cest-- dire lui-mme, ou, comme il lappelle cette poque-l, Son Bien-Aim , il est entr dans le royaum e du bonheur .

    Ceux qui ont vu en K rishnam urti un homme-Dieu , n ayant pas eu peiner et souffrir pour tre libre, ont dform son enseignement. Ceux-l n ont fait quadorer sa personne, se rassem blant autour de lui pour le voir, le toucher, en qute de miracle, ils entendaient ses paroles et les adoraient sans comprendre.

    Cest parce quil a vcu la lim itation, puis la libration que K rishnam urti peut en parler, il ne pourrait pas le faire si, ds sa naissance, sa joie intrieure avait t ce quelle deviendra en 1927. Il peut parler de sa vie lim ite et de la vie libre , puisquil connut la premire et dcouvrit la seconde. Cest la raison pour laquelle son enseignement est la fois pratique et utile. Dans les Cahiers de lEtoile de m ars-avril 1930, il insistera sur ses difficults et ses erreurs de dbulant :

    Je veux m ontrer la voie de la Vrit totale, celle qui conduit au cur du Bien-Aim, car je lai atteinte. Au dbut, j ai ador le ptale, les nombreuses idoles, les images sculptes enfermes dans les temples ; j ai, au dbut, donn mon cur ce qui tait proche de moi car j avais peur de ce qui tait lointain, mystrieux, de la fuyante vision de lternel. J ai donn mon cur lagrable, au facile,

    (25) La Vie Libre , p . 11.

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    lillusoire. La Vrit entire avait au tan t de mystre pour moi que la montagne en a pour la valle. Je n avais pas compris que la partie est contenue dans le tout et quen re je tan t le tout, je crais la confusion en moi-mme. Mais, comme mon dsir tait grand, je fus pouss par laiguillon de la douleur, du doute, ju sq u ce que j aie compris quecelui qui veut trouver la route du Bien-Aim necherche pas un asile dans les abris lim its, mais quil doit poursuivre et adorer la Vrit. (26)

    A la lum ire de ses propres difficults, de ses propres erreurs, il dclare :

    Appelez vous le doute, cest un baume prcieux : tou t en brlant, il vous gurira. En invitant ainsi le doute, en re je tan t les connaissances que vous avez gagnes, en vous levant au-dessus des choses que vous avez acquises, au-dessus mme de vos propres comprhensions, vous trouverez la Vrit. (27)

    En observant m inutieusem ent en lui et chez les autres laction des croyances et des diffrentes autorits, il stait aperu que les suivre ne faisait quendorm ir le problme de la vie, m ais ne le rsolvait pas. Constatant cette faillite, il stait dtach de tout cela pour se consacrer lavie mme.

    Partout, j ai vu des hommes qui croyaient que leur bonheur dpendait de la m ultitude de leurs possessions. J en ai vu qui vivaient dans le luxe et dont la vie cependant n tait que confusion, car ils taient prisonniers de leurs propres richesses. J en ai vu qui, tout en ayant une grande puissance daimer, taient lis par leur amour, n ayant pas trouv le moyen de donner cet am our tout en restan t libres. J en ai vu qui avaient une grande culture et qui, cependant, taient entravs par leur science mme. J en ai vu qui, trs dvots, taient lis par leurs traditions et par leur peur de l inconnu.J ai vu le Sage sloigner du monde et dem eurer dans

    (26) Les Cahiers de l Etoile , m ars-av ril 1930, p . 13.(27) La Vie Libre , p . 17.

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    son isolement, et lignorant sem prisonner dans ses propres efforts...Observant tous les hommes, j ai vu combien leur lutte est inutile, sils ne sont pas librs des dieux quils adorent ou des hommes qui veulent les guider. (28)

    A la lum ire de sa propre exprience, K rishnam urti indique alors que les hommes doivent se librer de la peur, car cest elle qui les fait adhrer telle ou telle secte religieuse, tel parti politique, telle croyance, les loignant de la vie simple et journalire :

    La base de ces innombrables croyances est la peur. Vous craignez pour votre salut, vous craignez de m ettre lpreuve vos propres connaissances, cest pourquoi vous vous appuyez sur les dclarations et sur lautorit dautrui...Ce ne sont pas des religions, des croyances et des dogmes que vous devez donner au monde souffrant, mais une nouvelle comprhension, issue dune collaboration intelligente avec la nature, par lobservation de tous les vnements quotidiens. (29)

    Grce l tude des textes de cette poque, nous venons donc de voir que les bases, les sources de lenseignement de K rishnam urti n avaient rien de livresque. Nous navons relev aucune citation de tel ou tel livre, tel sage, telle religion... Cela est fort ra re et, bien que son ducation, tan t thorique que pratique, ait t trs large, elle n a pas t m arque par une forme particulire de pense. Cest, au contraire, grce la remise en question, lobservation e t la volont de comprhension quil srigea lui-mme.

    Pour term iner ltude de cette priode, nous allons constater quil recommande galement cette libration vis- -vis de sa propre personne :

    Suivre un autre, quel quil soit, est pour moi la ngation mme de ce que je tiens pour vrai... En vous d isan t comm ent j ai a tte in t mon but, je ne

    (28) La Vie Libre , p . 11 .(29) Id., p . 17 .

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    cherche pas vous imposer mon autorit car, si je faisais cela, je dtruirais votre propre perception de la vrit. Je voudrais vous faire respirer lair pu r des montagnes, m ais si vous cherchez vous appuyer sur mon autorit, vous resterez dans votre valle sombre et limite... Je souhaite que ce tableau (sa propre recherche quil vient de dcrire) vous donne lenvie den crer un vous- mmes. Je souhaite que vous deveniez am oureux du tableau et non du peintre, de la vrit et non de celui qui lapporte. (30)

    Il insistera beaucoup sur cette ide, car il sait, par sa propre exprience, que la grande erreur consiste accepter au lieu de comprendre, il sait quil est beaucoup plus facile de suivre et dadorer aveuglment que de comprendre et de devenir ainsi vraim ent libre . Alors, couronnant le tout, il dclara ses adorateurs :

    Je ne veux pas de sectateurs, je ne veux pas de disciples, je ne veux ni louanges, ni adorations d aucune sorte, je n ai besoin de rien, n i de personne.

    Lorsque, le 3 aot 1929, il dissout Ommen 1 Ordre de lEtoile , cr autour de lui en 1911, il veut donc viter la form ation dune secte supplmentaire. LOrdre de lEtoile dOrient risquait en effet de dvitaliser la libert e t la vrit apportes par K rishnam urti. Trop de gens nadoraient que sa propre personne, et risquaient ainsi de crer en eux un esclavage supplm entaire ; les journaux lappelaient dj le messie des thosophes . Cest aprs lavoir constat lucidement, que le 3 aot 1929, il commena calmement sa causerie par les m ots suivants :

    Ce m atin, nous allons parler de la dissolution de lOrdre de lEtoile. Beaucoup vont tre contents, dau tres en seront affligs. Mais il ne sagit pas , ici de joie ou de tristesse, puisque cette dissolution est invitable, comme je vais vous le prouver. (31)

    (30) La Vie Libre , p . 14.(31) La disso lu tion de l Ordre de l Etoile , p . 3.

  • 58 LE LANGAGE DE KRISHNAM URTI

    E t il poursuivit ainsi : La Vrit est un pays sans chemin... tant illimite, inconditionne, inapprochable par quelque sentier que ce soit, elle ne peut tre organise. (32)

    Cest alors quil illustra le danger de toute organisation voulant enferm er la vrit dans la petite parabole suivante :

    Peut-tre vous souvenez-vous de cette histoire du diable et de son ami. Us m archaient dans la rue et ils aperurent un homme qui se baissait pour ram asser quelque chose et le m ettre dans sa poche. Lam i dit au diable : Que vient de ram asser cet homme ? Un petit bout de vrit, rpondit le diable. Mauvaise affaire pour vous, rem arqua lami. Pas du tout, rpliqua le diable, car je vais lui perm ettre dorganiser cette vrit . (33)

    Ayant ainsi constat lerreur de toutes les organisations, cest trs naturellem ent quil dclara :

    ...Jai dcid, puisque je me trouve tre le chef de lOrdre, de le dissoudre. Personne n a pes sur m a dcision. Il n y a rien l de bien extraordinaire puisque je ne veux pas de disciples. A partir du m om ent o lon suit quelquun, on cesse de suivre la vrit. (34)

    Ds lors, nous sommes en droit de nous dem ander ce quil veut exactem ent cette poque, et pourquoi il parle. Lui-mme, au cours de cette runion, le prcisa :

    Vous allez naturellem ent me demander pourquoi je parcours le monde en parlant. Je vais