a propos de quelques points dans l’espace

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Till Roeskens A PROPOS DE QUELQUES POINTS DANS L’ESPACE Éditions xy

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Page 1: A PROPOS DE QUELQUES POINTS DANS L’ESPACE

T i l l R o e s k e n s

A P R O P O S D E

Q U E L Q U E S P O I N T S

D A N S L ’ E S P A C E

É d i t i o n s x y

Page 2: A PROPOS DE QUELQUES POINTS DANS L’ESPACE

A PROPOS DE QUELQUES POINTS DANS L'ESPACE

Page 3: A PROPOS DE QUELQUES POINTS DANS L’ESPACE

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DÉDICACE

Bonjour à toi dont j'ignore tout et à qui je voudrais dédier celivre. Par une claire journée de la fin de l’été 2003, tu as poséune chaise au milieu d'un terrain vague et j'imagine que tut'es assis(e) là, à la lisière de la ville, au milieu du vide, aubord d'un sentier à peine dessiné dans l'herbe par des pasindisciplinés. Tu as lu, peut-être, ou bien parlé avec quelqu'un,ou simplement regardé autour de toi. Après ton départ, tachaise est restée là, présence fragile et curieuse qui me faisaitsentir ton absence.

Moi je venais chercher je ne sais quoi à Emmaüs Strasbourgqui se trouvait juste là au fond, le long des rails, après letournant de la petite route qu'on voit briller à contre-jour.Je me souviens d'une journée légère, comme suspendue, deconversations entre inconnus dans le hangar de vente, duvendeur de vêtements qui racontait à une dame qu'on lui avaitdemandé d'être moniteur de ski, lui qui n'avait jamais fait deski de sa vie… vous voulez un chocolat, madame ? Et unpour votre mari… ah c'est pas votre mari ? Je m'excuse. Il estoù votre mari ? Et la femme qui écoutait qui s'intéressait quirépondait, elle aussi avec un accent étranger, un autre que lesien, les vacances, la famille, ceux qui sont au loin, c'est vraique c'est important de garder les liens, ça oui a dit un troisièmedu fond de la salle. La parole circulait comme ça, sans retenue.Et rien ne me semblait plus important, alors, que de pouvoirse parler ainsi entre inconnus.

J'écoutais en silence.

J’ai souvent écouté en silence. (J'en ai presque tout oublié.)

(Par chance, j'ai pris quelques notes.)

Je me souviens qu'un autre jour, sur le même terrain vague, àpeu près à la place de la chaise, se dressait un petit chapiteaudans lequel exerçait un conteur. Il nous parlait des steppesmongoles, en agitant de petits panneaux en bois sur lesquelsil avait dessiné des images hautes en couleurs. J'ai aussitôt euenvie d'apprendre son métier.

Bonjour à toi, maître, dont j'ai oublié nom et visage, mais pasla chaleur de la voix.

Bonjour à vous qui lisez ceci en vous demandant où vous êtes.

Page 4: A PROPOS DE QUELQUES POINTS DANS L’ESPACE

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Beckett 47

Buber 51

Castoriadis 92

Frisch 226

Kropotkine 209

Marx & Engels 136

Novalis 178

Novarina 59

Proudhon 198

Rousseau 123

Tolstoï 21

Remerciements 228

Références 229

CARTE DES MATIÈRES

Dédicace 1

Point de vue 6

Beauduc 141Cabanisation 133

Frontière 108

Huesca 106

Ailleurs 105

Un rêve d’enfant 9

(Choses vues) 145

Consolat-Mirabeau 183

Vallée de l’Arc 46

Traverse de Gibraltar 214

Les rues interrompues 149

Joliette 153

Boulevard de la Chapelle 24

Un archipel 180

Place de la Nation 67

(Esplanade de la Défense) 172Paysage continu 47

Arpentages 129

La cloison 37Le vitrail 16Plateau de Millevaches 201

Sentier concerté 127

Faux chemins 126Lieux-dits 125

Lieux, instants 36Les signes 50

Marie 85

(Place de Zurich) 84Centre d’hébergement 78

(Journal de promenades) 73

Plan de situation 94

Marcher sur la tête 62

Dehors 39

Les mots 58

L’usine 60

Avis de recherche 56

La chambre 35

Chez Krimhilde 55

Le voyage des autres 52

Sélestat 100

Porte d'Aix 197

Sud 18

La base 22

Ville ouverte 220

Post-scriptum 225

(Plage du Lido) 23

Dérive des continents 19

(Tijuana) 20

Alma, Québec 121

Désert 28

L’album 52

Jérusalem 166Aïda 168

(Choses vues) 12

Le labyrinthe 8

No man's land 27Dantzig 174

Jardins le long du remblai 14

Page 5: A PROPOS DE QUELQUES POINTS DANS L’ESPACE

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C'est pas seulement ma voix qui chante,c'est l'autre voix, une foule de voix, voixd’aujourd’hui ou d’autrefois, me chantePrévert par la bouche de Piaf. Mélodielancinante.

Qui parle ?

Est-ce que je suis chez moi dans ma tête ?

Parler avec les mots des autres : ça doitêtre ça, la liberté – disait quelqu’un, dansun film. Et je m’y suis reconnu. Pendantquelques années j’ai même passablementgagné ma vie avec cet exercice. Mais lefilm finit mal.

Si je prends aujourd’hui le risque d’écrireà la première personne sans empruntercelle-ci à autrui, c’est pourtant sans êtrecertain que celui qui écrit « je » ici soit lemême que celui qui le dit quand il parleà quelqu’un, ni que ce soit le même quecelui qui l’écrivait hier ou il y a dix ansou trente. Sans vouloir enfermer la voixqui parle dans une image ni renoncer àêtre plusieurs…

Formuler une expérience de vie sansm’en croire propriétaire…

Toujours encore à la recherche de labonne distance entre soi et…

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Je voudrais essayer, par la présente, d'en démêler quelques fils, de les retracer aussi loin que ma mémoireme le permet et de les tisser ensemble d'une nouvellemanière qui reste à inventer. Pour voir. Pour situer leschoses et me situer parmi elles. Je voudrais interrogerquelques lieux qui m'ont habité, interroger le cheminqui m'a mené de l'un à l'autre, guetter ce qu’ils ont àme dire sur le sens de ma recherche.

Je voudrais repartir d'ici, de mon point de vue uniqueet limité - dans l'espoir d'ouvrir sur autre chose.

Aujourd'hui, vendredi 8 mars 2013, je suis assis à unautre bureau devant une autre fenêtre, d'où je voisdeux pinces à linge sur une corde, un pot de fleursdont débordent des plantes d'une forme incertaine, unmur jaune, un bout de ciel bleu. J'entends la rumeur deMarseille, ponctuée de cris d'enfants et de sirènes depompiers. Parfois celle d'un bateau. Le grand figuierdans la cour a été coupé il y a quelques années, aprèsavoir cédé sous la neige. Déjà il est temps de faire mesadieux à ce bout de monde contemplé pendant six ans :dans un mois je partirai à Rome, où l’on m’offre un ande résidence pour tenter de composer ce livre.

Et si ça commençait ici ?

L'autre matin je suis monté sur mon toit, par la petitelucarne dans la cage d'escalier et malgré l'interdictiondu propriétaire, de mon toit je suis monté sur celui desvoisins et de celui-là sur le troisième, le plus haut quime soit atteignable, et pendant une bonne heure j'aiphotographié ce que je voyais tout à la ronde.

* Notes retrouvées de la discussion en question(entre deux anonymes accoudés au comptoir) :

– Putain, t'as même pas d'enfant, et tu me parlesd'enfants. Tu sais même pas de quoi tu parles.Tu dis que des âneries.– Oh, ça va, calme… pas la peine de me gueulerdessus… on parle, non ?– On parle ! On parle ! Je te trouve pessimistecomme mec.– Ben oui j'suis pessimiste, et alors. La vie esttriste. Regarde comme il pleut.– Il pleut ! Moi la pluie je la vois même pas. Çam'empêche pas de vivre. Singing in the rain, tuconnais pas ?– C'est ça oui. Singing in the rain. C'est lemusic-hall ça. Le mec il a pas froid, lui, sous lapluie. Parce que c'est que de la pluie factice !

J'ai souvent rêvé d'entreprendre une forme de descriptiongénérale du monde depuis mon point de vue. Il me semblaitpouvoir partir de n'importe quel point de l'espace : de procheen proche, je finirais bien par comprendre comment tout çatient ensemble. En différents lieux où les hasards de la viem'avaient conduit, je me disais : et si ça commençait ici ?

Voici une tentative avortée que je viens de retrouver dans unvieux classeur datant d'il y a dix ou onze ans, du temps oùj'étais étudiant en beaux-arts à Strasbourg :

« J'habite un studio dont les deux fenêtres, alignées dans lemême mur à deux mètres de distance, offrent un point de vueà peu près identique. C'est pourquoi je me bornerai à décrirece que je vois par celle de gauche, devant laquelle se trouvemon bureau. Assis sur ma chaise, j'aperçois essentiellementle toit d'en face. Tuiles brunes. »

Point.

Plus bas sur la feuille, ces notes griffonnées : « En sortantdevant ma porte… / aller de proche en proche : la rue / caféle Zurich (souvenir discussion singing in the rain)* / le squat /le Zorba / les mecs en face qui stationnent sous le porche…agrandir par cercles concentriques. »

Les circonstances de la vie m'avaient visiblement empêchéd'aller plus loin.

Depuis ce temps, j’ai publié quelques livres, fait des films,des expositions, dessiné des plans, essayé de cartographier lemonde fragment par fragment, au gré des occasions, des in-vitations, des rencontres – j'ai écouté les histoires des uns etdes autres, et j'ai tenté de les raconter à mon tour – pour meretrouver aujourd'hui face à une masse éparse et presque in-sondable de documents, d'enregistrements, de transcriptions,de photos, de notes et sans avoir beaucoup avancé dans lacompréhension de comment tout ça tient ensemble.

POINT DE VUE

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Je marche dans les rues d’une ville, tour à tour familière etinconnue. Lumière blanche du crépuscule. Entre les maisonsbasses et grises, les rues montent et s’approchent d’une falaiserouge qui surplombe la ville. Je dois trouver le passage quipermet de grimper dans la falaise pour atteindre les hauts-plateaux. Parfois je le trouve, parfois je continue d’errerjusqu’à la nuit tombée. C’est un rêve qui revient. Je sais qu’enhaut de la falaise, le chemin débouche sur un immense plateaudésertique, vallonné. Je sais que quelque part au milieu de cedésert sans chemins, se dresse une tour. Un jour je l’ai vue.Une tour en pierre, ronde, sans portes ni fenêtres. Peut-êtreune ruine. Ou bien une simple dent de rocher ? Il faut que je laretrouve. Il faut que je comprenne ce qu’elle me signifie.

À l’instant où j’arrive parfois, par chance, au bord du plateau,la lumière bascule : d’un coup il fait plein jour, un soleilaveuglant inonde l’étendue caillouteuse. La tour n’est pasvisible. J’hésite à aller plus loin. Je ne suis plus certain alors,dans mon rêve, si cette tour existe ou si je l’ai seulement rêvée.

Je n’avais pas repensé à ce rêve pendant des décennies. Lesouvenir m’en est revenu il n’y a pas longtemps, le jour oùmarchant avec une amoureuse passagère dans les collinesdésertiques au nord de Marseille, j’ai découvert une tour. Enpierre, ronde, sans fenêtres. Bien moins imposante que celledu souvenir de mon rêve. A moitié en ruine. Nous nous ensommes approchés. A ses pieds, une petite porte ouvertemenait à un couloir qui s’enfonçait loin sous terre.

Aujourd’hui il est très rare que je me souvienne de mesrêves. Quand cela m’arrive, les rêves où j’erre inquiet à larecherche de lieux incertains sont toujours les plus nombreux.

À mesure que nous nous sommes éloignés de la tour en grim-pant sur le flanc opposé du vallon, la ville que nous avionslaissée dans notre dos réémergeait derrière la crête rocheuse.

UN RÊVE D’ENFANT

LE LABYRINTHE

Aux abords de la ville de Hanovre se trouve ungrand jardin princier à la française appelé Herren-hauser Garten. Au centre de ce jardin se trouve unlabyrinthe. Au cours de l'année où, entre un démé-nagement et l'autre, j'ai habité Hanovre avec mamère, nous allions régulièrement voir ce jardin. Jedevais avoir quatre ou cinq ans. J'aimais me perdreentre les haies du labyrinthe, qu'en allemand onappelle Irrgarten, jardin d'errance.

Des années plus tard, lors d'une visite à Hanovre,j'ai revu ce jardin. J'ai retrouvé le labyrinthe, quiavait sacrément rapetissé à mes yeux. Désormais jepouvais regarder par-dessus les haies et deviner leplan général. J'ai été surpris de constater que dansce labyrinthe qui ne comportait aucune voie sansissue, il était à peu près impossible de se perdre.

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Peu de temps après, j'aivu une jeune fille qui medévisageait d'un air impénétrable. Elle avaitune frange, des mèchesqui lui tombaient de partet d’autre du visage, lesyeux très bleus et uneégratignure sur le nez.

Un autre jour, j'ai vu un paysageavec des prés, des champs et uneforêt de sapins. Il faisait beau. Ànouveau c'était l'été. Le blé étaitrentré. Trois enfants s'étaientamusés à escalader un rouleaude paille compressée : à présentils semblaient se reposer de leureffort et profiter de la vue. Deuxd'entre eux portaient des bonnetsblancs ; le troisième n'avait quesa main pour se protéger du soleilet me regarder.

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En 1985, j’ai vu deuxcopains avec un chien.L’un se tenait de façonun peu gauche et raide ;il tenait la laisse du chien.L’autre, aux cheveuxblonds, se penchait pourle caresser. Il y avait desarbres aussi, et un pré.C’était l’aube.

J'ai vu la nuit tomber. Un cield'été au-dessus d'une plage.L'eau très bleue. De l'autre côtéde la baie, les lumières d'ungrand port s'allumaient dans lesoir. J'ai vu des gens assis sur lesable gris, des silhouettes presquenoires, d'autres plus loin qui passaient, qui se promenaientpour prendre l'air ou bien qui rentraient chez eux.

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Vingt ans plus tard, traversant la Forêt-Noire pour aller voir ma fille, le petit traindans lequel je voyageais s'est arrêté dansune gare dont je n'ai pas retenu le nom. Jedevais être dans le premier wagon ou ledernier, car du côté où j'étais assis, au lieud'un quai de gare, je voyais une femme etdeux hommes attablés dans un jardin. L'undes hommes coupait du pain. L'autre avaitles cheveux gris. Ils se parlaient et je n'en-tendais pas leurs paroles. Ils me semblaientincroyablement proches et éloignés à la fois,dans une autre réalité, juste là, de l'autrecôté de la vitre. Ils n'accordaient pas lamoindre attention à la présence du spectateurque j'étais. J'ai sorti mon appareil photo.Au moment où j'allais déclencher pour latroisième fois, le train s'est remis en marcheet l'homme aux cheveux gris s'est levé.

JARDINS LE LONGDU REMBLAI

À treize ans, j'employais mes après-midi libres à parcourir laville de Düsseldorf à vélo, sans autre but que de découvrir denouveaux endroits ou de trouver de nouvelles connexionsentre ceux que je connaissais déjà. Souvent, près de cheznous, le talus de la voie ferrée me conduisait vers une petiterue à l'écart du bruit et du temps où rien n'arrivait jamais,hormis le passage des saisons sur les jardins accolés au remblai.Certains étaient habités, d'autres à l'abandon. Parfois j'y voyaisdes personnes. Je n'en ai rencontré aucune. Je ne sais pas cequi m'attirait dans ce lieu. Je crois que je ne m'y arrêtaisjamais. J'essayais simplement, en passant sur mon vélo, detout voir et de tout retenir – et parfois, de retour à la maison,je notais ce que j'avais vu.

Le gris léger du ciel, l'orangé d'un mur décrépi sous l'auventen plastique ondulé, la paroi d'une tonnelle en tessons deverre multicolores. Dans le jardin suivant une simple cabaneen planches. Une vieille voiture garée, une haie vert foncé,puis un terrain envahi d'arbustes, puis la lueur sombre degrandes fleurs d'automne, puis un treillis métallique suivid'une maison rose avec des framboisiers. Un jeune chat noiret blanc qui me regardait avant de disparaître derrière desbuis. Quelques arbres encore verts, espèces exotiques. Lafumée d'un feu et l'image d'un téléviseur qui se projetait àtravers des rideaux en dentelles. Un toit proprement recouvertde toile bitumée. Trois pruniers sur une pelouse verte. Unportail en volutes et des plate-bandes de terre nue et du bric-à-brac et un sac plastique Aldi, et puis le soleil qui perçait ettout qui se mettait à briller. Et derrière, gris-vert, le remblai.Aussi haut que les toits des maisonnettes. Une petite porte aufond d'un jardin et l'amorce d'un sentier sur le talus, et lespylônes et les fils et parfois le passage d'un train de mar-chandises dont les wagons se suivaient presque sans fin.

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En 1991, j'ai vu une jeune femme auxlongs cheveux bruns qui s'en allait surun chemin recouvert de feuilles mortes.D'un côté, derrière une rangée d'arbres,il y avait la ville, des voitures, des feux ;de l'autre, les tombes d'un cimetière. Lajeune femme était déjà assez distante.

Au moment de la rattraper, si mes souvenirs sont exacts, elle m'a fait unpetit sourire. Elle m'a demandé ce quej'avais vu. Rien, j'ai dit. J'ai rangé monappareil et nous avons continué notrechemin en silence.

J'avais souvent eu ce sentiment d'être séparé desautres par une vitre invisible. Parfois c'était une vitreréfléchissante, qui m'empêchait d'être avec eux en merenvoyant ma propre image. Parfois elle était trans-parente et je voyais tout mais comme dans un film,comme si je n'étais pas là, comme si je n'étais plusqu'un regard.

Je ne sais pas ce que cette vitre est devenue. Je croisque les petites catastrophes de la vie y ont du moinsprovoqué quelques fêlures, que le souffle du bonheuren a emporté quelques éclats – mais il se peut aussique je me sois simplement habitué à sa présence.

À seize ans, quand ma mère m'a envoyé dans un village de l’Allier pour apprendre le français, j’ai eule sentiment paradoxal d’y arriver chez moi : commesi, m’étant senti étranger depuis toujours, je me voyaisenfin reconnu et confirmé dans mon rôle. Je n'ai pasvoulu retourner en Allemagne.

Dans le village voisin, à Agonges, il y avait l'atelierd'Alain Gauthier, rempli de la fumée odorante de sapipe et des reflets colorés des centaines d'échantillonsde verre à vitrail qui tapissaient ses fenêtres.

LE VITRAIL

Au bout d'un an d'apprentissageavec celui qui aura été mon premiermaître, j'ai créé un vitrail pour lapetite tour-observatoire de l'Écolelibre de la Mhotte où j'étudiais. Ildoit encore y être. Le vitrail repré-sente l'aube. Instant suspendu entreopacité et transparence où le réel seteinte des couleurs du rêve.

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1918

C’est là que j’ai fait le portrait deDon Giovanni, fermier avec quij’ai travaillé pendant trois moisdans les orangeraies de la plainede Catane. J’ai aimé sa doucemélancolie, son sourire de gamin,son air toujours un peu perplexedevant la vie. Il n’avait quitté laSicile qu’une seule fois, pouraller faire son service militaireau nord de l’Italie. À ses yeux jedevais arriver d’une autre planète.Mais quand je l’entendais répéterparfois, sur un ton narquois, « il est un peu fou, Till… oui,pas beaucoup, mais un peu fouquand même… » – il me semblaitqu’on s’était compris.

DÉRIVE DES CONTINENTSPlus tard, beaucoup plus tard, j’ai connu une autreOriane qui aimait elle aussi les déserts. Elle était monélève à l’école des beaux-arts de Toulouse. Orianes’intéressait moins à son propre travail d’artiste qu’àce que fabriquaient les autres. Elle leur faisait desemprunts, avec discrétion et politesse. Parfois, dansun geste comparable, elle prenait aussi des empreintes.

Oriane Zugmeyer elle aussi m’a offert une photo, queje lui emprunte à mon tour : une singulière carte de latectonique des plaques, exposée et probablement réa-lisée par un vendeur de graines à Marrakech.

SUD

Le voyage pourrait commencer autrement.Quittant la fenêtre du regard, glissant sur lemur de la chambre, il pourrait commencer parces deux Polaroïds qui m’ont accompagnépar-delà tous les déménagements depuis monarrivée en France. C'est Oriane qui me les aoffertes, au retour d'un voyage en Tunisieavec son père. Elle avait sept ans et j'en avaisdix-sept. Je la gardais parfois le soir quand samère sortait. Nous dansions ensemble.

Je ne saurais pas dire si ces photos ont pâliavec les années ; il me semble qu'elles onttoujours été inondées de lumière. J'aime leurpoint de vue très proche du sol, et la distancedes sujets qui me fait ressentir leur existencefragile au milieu du vide.

Je n'étais pas encore allé dans le désert à cetteépoque, mis à part un bref voyage touristiqueen Israël avec ma grand-mère sur lequel j'auraià revenir. Mais j'en avais déjà pris la direction.

À dix-huit ans, poursuivant sur ma lancéevers le sud, je suis parti vivre en Italie et j'aimarché jusqu'à l'extrême pointe de la Sicile,d'où l'Afrique n'était plus très loin.

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« Je sais bien que l'homme élèvedes prétentions sur la propriétéfoncière et immobilière, de mêmequ'autrefois, des hommes ontrevendiqué des droits de propriétésur la personne même de leurssemblables ; mais il ne saurait yavoir de division naturelle des êtreshumains en maîtres et esclaves.(…) Rien ne me sépare plus, je lesais, des autres peuples. Aussi nepuis-je reconnaître mon apparte-nance exclusive à une nation, à unÉtat quelconque. Je ne puis êtrecitoyen, dans n'importe quel pays.Je n'ai plus aucun besoin de cesinstitutions gouvernementales. »

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Profitons gaiement de la digression précédentepour faire un autre emprunt. Si ma mémoire estbonne, cette image de la frontière entre lesÉtats-Unis et le Mexique m’a été prêtée par lagéographe Anne Volvey. Je ne sais pas qui l’aprise et n’ai jamais mis les pieds à Tijuana.

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LA BASEVers la fin de sa vie, du temps où Tolstoï écrivait leslignes qui précèdent, il exerçait le métier de cordonnier.C'était la façon qu'il avait trouvée de refuser en acte« notre régime bâti sur la violence, avec ses impôts,ses institutions juridiques et policières et ses armées ».C'est une perspective de vie qui m’interpelle et dontje semble pourtant avoir dérivé bien loin, particulière-ment en cette année où je vis entièrement aux frais del'État en tant que pensionnaire de l'Académie de Franceà Rome. Quant à l’avenir, il est pavé de bonnes inten-tions. Pour l’heure, Tolstoï figure ici parce que savoix est de celles à qui je reviens toujours, sur les-quelles je bute, qui m'appellent et me tiennent en éveil.Et puis il figure ici à cause de ce voyage en Sicile.

J'étais parti le sac léger, sans montre ni boussole nitéléphone ni appareil photo ni tente ni guide, je marchais depuis plusieurs semaines, je dormais dansdes grottes ou des ruines, mais les nuits étaient froidesencore et ce jour-là j'avais le désir d'un toit. Le soirtombait sur la ville de Ragusa et Biagio est passédevant moi dans la rue, ça se voyait qu’il avait le cœursur la main, je lui ai demandé s'il connaissait un bonendroit pour dormir et il m'a embarqué dans la petitebaraque qu'il habitait avec d'autres au bord d’unimmense terrain vide et fermé : la base militaire deComiso, où les USA avaient stationné des centaines demissiles nucléaires. Où des campements antinucléairess’étaient succédés d’été en été. Comme il y avait destravaux à faire et que mes mains se sentaient utiles, jesuis resté une semaine au lieu d'une nuit. Biagio a été,cette semaine-là, mon professeur en anarchisme. Lepremier à me parler de Louise Michel, Kropotkine,Proudhon, Tolstoï, de tant d'anonymes aussi, d'Espagneen Ukraine, de tous ceux qui avaient refusé la courseau pouvoir, éternels perdants de l'histoire – le premierà me parler du projet concret d'un monde sans frontièresni gouvernements, sans patrons ni salariés, où les gensdécideraient de leur vie entre eux et pour eux-mêmes –de ce rêve immense qui n'empêchait pas de commencerici et tout de suite à s'organiser d'égal à égal avec ceuxqu'on avait autour de soi. Je me souviens qu'il mecitait ces phrases de Bakounine et que leur façon deprendre à rebours le sens commun m’avait illuminé :

« La liberté d'autrui, loin d'être une limite ouune négation de ma liberté, en est au contrairela condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que par la liberté desautres. » Mais il me disait aussi que liberté etresponsabilité étaient synonymes et qu'il n'yavait rien de plus terrifiant que l'apprentissagede notre responsabilité totale. Qu'un anarchismelucide se devait de regarder en face tout ce quien nous-mêmes nous en détourne. Je me souviensd'une profession de foi pourtant joyeuse, joueuse,qui accueillait la vie à bras ouverts de la mêmefaçon dont j'avais été accueilli. Je me souviensd'un comédien d'une sincérité absolue, doté d'undésir presque intarissable de communiquer, devous chercher, de vous titiller, à mille lieues detout altruisme déclaré – et je pense qu'il n'y avaitpas meilleure introduction à l’idée de l'anarchie.

J'ai mis beaucoup d'années, ensuite, à lire tousces auteurs pour de vrai. Je les relis de temps àautres. J'ai l'impression de commencer à peineà les comprendre. Pourtant il me semble qu’àl'époque je pratiquais déjà, à ma manière soli-taire, une forme d'insoumission à l'ordre dumonde – sauter des murs ou des barrières ououvrir les portes de maisons vides étaient desgestes qui me venaient assez naturellement, entout cas – mais quant au partage de ces idées età leur mise en œuvre collective, je crois quetout me reste à faire et à apprendre.

Je me demande ce que Biagio est devenu. J'airécemment essayé de le retrouver. Plusieurslettres envoyées à des adresses qui auraient puêtre la sienne sont restées sans réponse.

Quelques mois plus tard. Plage du Lido de Venise.

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Je voudrais tenter de relier entre eux quelques points de la surface

terrestre qu’il m’a été donné de connaître, comme on tendrait des fils

entre de petits drapeaux sur une carte. Fragments d’une carte possible de

ma vie traversée par d'autres vies, assemblés ici non pour me trouver

mais pour comprendre où je me trouve – pour repartir de là.

Désirant partager ce bout de route avec vous.

T. R.

Jusqu’à présent, Till Roeskens a

essentiellement exercé les métiers

de conteur, photographe, cinéaste ,

ouvr ier agr icole et voyageur. Né en

1974 en Allemagne, vivant à Marseille ,

i l a été pensionnaire de la Villa

Médicis, Académie de France

à Rome en 2013-14.