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Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les oppositions métaéthiques
Mémoire
Hugo Tremblay
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Hugo Tremblay, 2014
iii
Résumé
Les oppositions entre réalisme et antiréalisme puis entre cognitivisme et non-
cognitivisme jouent un rôle central dans la typologie des théories métaéthiques. Elles
n’arrivent toutefois plus à bien délimiter les positions en jeu. La théorie métaéthique
développée dans ce mémoire se heurte à ce problème. Ainsi, l’objectif de ce mémoire est
triple. Il tente, d’abord, de remettre en question les oppositions entre réalisme et
antiréalisme, puis entre cognitivisme et non-cognitivisme. Il propose ainsi, d’une part, de
remplacer la première opposition par une tripartition des familles métaéthiques et, d’autre
part, de réconcilier les aspects en apparence contradictoires du cognitivisme et du non-
cognitivisme. Il cherche, ensuite, à défendre une théorie métaéthique particulière – le
réalisme phénoménologique subjectiviste. Cette théorie impliquant le relativisme moral, il
veut, enfin, répondre aux objections communément présentées contre celui-ci.
v
Summary
The oppositions between realism and anti-realism and between cognitivism and non-
cognitivism play a central role in the typology of metaethical theories. However, they
cannot correctly circumscribe the positions at stake nowadays. The metaethical theory
developed in this paper faces this problem. Thus, the objective of this paper is threefold. It
attempts, first, to question the opposition between realism and anti-realism, and between
cognitivism and non-cognitivism. It thus proposes, in the beginning, to replace the first
opposition by a tripartite division of metaethical families and, afterward, to reconcile the
apparently contradictory aspects of cognitivism and non-cognitivism. It seeks then to
defend a particular metaethical theory – the subjectivist phenomenological realism. This
theory involving moral relativism, it wants to finally overcome the objections commonly
brought against it.
vii
Table des matières
Résumé iii
Summary v
Table des matières vii
Introduction 1
Chapitre 1 : Par-delà le réalisme et l’antiréalisme 5
Une brève histoire de la métaéthique 7
G.E Moore et le naturalisme 7
La critique du réalisme moral 9
L’explosion des positions métaéthiques 10
L’indépendance de l’esprit 12
Deux formes d’indépendance de l’esprit 14
Indépendance ontologique : formelle ou matérielle 16
Indépendance ontologique et perception 18
L’indépendance épistémique 19
Trois familles de théories métaéthiques 23
Chapitre 2 : Réconcilier le cognitivisme et le non-cognitivisme moral 29
Les enjeux traditionnels du cognitivisme et non-cognitivisme moral 31
Forces et faiblesses du cognitivisme moral 31
Forces et faiblesses du non-cognitivisme moral 33
Le problème moral 36
Le cognitivisme moral : deux thèses distinctes 37
La théorie humienne de la motivation et ses critiques 39
Le jugement moral : entre désir et croyance 41
Qu’est-ce qu’un désir ? 41
Le rôle des émotions dans nos jugements moraux 45
Du désir moral à la croyance morale 49
viii
Le jugement moral relève-t-il des croyances ou des désirs ? 53
Qu’est-ce qu’une croyance morale vraie ? 55
Le réalisme phénoménologique subjectiviste 56
Le réalisme phénoménologique subjectiviste et le réalisme substantiel 57
Le réalisme phénoménologique subjectiviste et le nihilisme moral métaéthique 58
Chapitre 3 : Une défense du relativisme moral 61
Relativisme descriptif et relativisme métaéthique 63
Le relativisme phénoménologique subjectiviste : une théorie relativiste 64
Relativisme moral et objectivité 66
Première objection : une position incohérente 69
Une chose ne peut être à la fois vraie et fausse 71
Seconde objection : la présumée existence de valeurs universelles 74
Le relativisme et la convergence culturelle des jugements moraux 77
Pourquoi certaines valeurs morales semblent-elles universelles ? 78
Conclusion 81
Bibliographie 85
Introduction
La métaéthique s’intéresse à la nature de la moralité. Son champ est ainsi délimité par
des questions comme celles-ci1 :
(1) Ontologie morale : Existe-t-il quelque chose comme des faits moraux ou des
propriétés morales dans le monde ?
(2) Épistémologie morale : La connaissance morale est-elle possible ? Comment
pouvons-nous avoir accès aux faits moraux s’ils existent ?
(3) Sémantique morale : Quelle est la signification de termes moraux comme
« bien », « juste » ou « obligatoire » ? Quels sont les états d’esprit exprimés par
les énoncés moraux ?
(4) Psychologie morale : Quel lien y a-t-il entre les jugements moraux et la
motivation à agir ?
Ces questions ont intéressé des philosophes de tous les siècles – de Socrate aux
philosophes contemporains –, mais c’est principalement au cours du 20e siècle qu’elles se
sont précisées et que la métaéthique a connu ses plus grands développements2. En fait, il est
commun de situer les débuts de la métaéthique à la fin du 19e siècle, avec le développement
du « non-naturalisme3 » en éthique par des philosophes comme Henry Sidgwick et G.E
Moore. Dans les décennies qui suivent, les oppositions s’organisent principalement autour
de positions dites « non cognitivistes », diamétralement opposées aux canons du non-
naturalisme4.
La façon dont la métaéthique s’est développée au début du siècle n’est pas sans
importance. Elle s’est articulée en fonction d’oppositions tranchées, divisant les différentes
familles de théories métaéthiques selon les réponses données à certaines questions précises.
1 Je m’inspire ici du découpage proposé dans Miller, 2003, p. 2.
2 Dorwall, Gibbard et Railton, 1992.
3 Hurka, 2011, p. 1.
4 Dorwall, Gibbard et Railton, 1992, pp. 116-120 ; Hurka, 2011, p. 1.
2
Le réalisme s’oppose ainsi à l’antiréalisme, le cognitivisme au non-cognitivisme, le
rationalisme à l’émotivisme, l’objectivisme au subjectivisme, l’universalisme au
relativisme, etc. Parmi ces oppositions, les débats sur le réalisme et le cognitivisme ont
acquis un statut particulier ; ces catégories jouent un rôle central dans la typologie des
théories métaéthiques auxquelles on demande de répondre aux deux questions suivantes :
(1) Existe-t-il des faits moraux indépendants des êtres humains ? Oui (réalisme
moral) ; non (antiréalisme moral).
(2) Les jugements moraux relèvent-ils de croyances ou d’états conatifs ? De
croyances (cognitivisme) ; d’états conatifs (non-cognitivisme).
Mais l’opposition entre réalisme et antiréalisme, d’une part, puis celle entre
cognitivisme et non-cognitivisme, d’autre part, posent problème. En effet, de nombreuses
théories métaéthiques possèdent des caractéristiques propres à chacun des courants
opposés, alors que ces derniers sont jugés mutuellement exclusifs. C’est d’ailleurs à ce
problème que se heurte la théorie métaéthique développée dans ce mémoire.
À la lumière de ce constat, l’objectif de ce mémoire est triple. Il tente, d’abord, de
remettre en question les oppositions entre réalisme et antiréalisme, puis entre cognitivisme
et non-cognitivisme. Il propose ainsi, d’une part, de remplacer la première opposition par
une tripartition des familles métaéthiques et, d’autre part, de réconcilier les aspects en
apparence contradictoires du cognitivisme et du non-cognitivisme. Il cherche, ensuite, à
défendre une théorie métaéthique particulière – le réalisme phénoménologique
subjectiviste. Cette théorie impliquant le relativisme moral, il veut, enfin, répondre aux
objections communément présentées contre celui-ci.
Le premier chapitre plaide en faveur de l’abandon de l’opposition dichotomique entre
réalisme et antiréalisme moral au profit d’une tripartition. L’objectif est de démontrer que
l’idée « d’indépendance de l’esprit » – une idée centrale à la question du réalisme moral –
peut être comprise selon deux sens différents : l’indépendance ontologique et
l’indépendance épistémique. Cette distinction nous encourage à concevoir trois grandes
approches ontologiques en métaéthique : le réalisme moral substantiel, le réalisme moral
3
phénoménologique et le nihilisme moral métaéthique. Une telle tripartition a l’avantage de
rendre compte de deux genres distincts de réalités morales dont cherchent à témoigner les
métaéthiciens : une réalité phénoménologique par opposition à une réalité substantielle.
En tant que famille de théories, le réalisme phénoménologique admet différentes
explications de ce qu’est l’expérience morale, ouvrant vers différentes variantes de cette
théorie. Le second chapitre expose et défend l’une de ces variantes : le réalisme
phénoménologique subjectiviste, une théorie inspirée des travaux de Stéphane Lemaire5 et
Jesse Prinz6. Selon le réalisme phénoménologique subjectiviste, le phénomène moral ne
s’explique pas par la perception d’une réalité morale objective, mais par l’expérience
d’émotions morales subjectives sur lesquelles nous formons des croyances. En fonction
d’une telle explication, cette théorie a l’avantage de réconcilier (et donc de rejeter
l’opposition entre) le cognitivisme et le non-cognitivisme. Selon la thèse défendue, le désir
moral et la croyance morale ne sont pas réellement des entités distinctes, mais plutôt deux
façons de se rapporter à l’expérience subjective du désir moral : l’expérience du désir moral
telle qu’elle est vécue (le désir en tant que tel) se trouvant en constante relation avec
l’expérience du désir moral telle que nous projetons, par notre imagination, qu’elle est ou
sera vécue dans certaines situations (la croyance morale).
Parce qu’il soutient que la vérité des croyances morales est attestée par les
expériences émotionnelles subjectives des individus, le réalisme phénoménologique
subjectiviste implique le relativisme moral. Mais le relativisme moral fait face à
d’importantes objections. Ainsi, pour renforcer la défense du réalisme phénoménologique
subjectiviste, le troisième chapitre s’attaque à deux des principales objections faites au
relativisme : l’incohérence apparente du relativisme et la présumée existence de valeurs
morales universelles. Après avoir clarifié en quoi la théorie défendue implique le
relativisme métaéthique par opposition au relativisme descriptif, je soutiens que
l’incohérence apparente du relativisme métaéthique est résolue lorsque l’on distingue
correctement les différents niveaux de jugements en cause dans la réflexion métaéthique
(moral, métaéthique et épistémologique). Par la suite, j’explique comment la théorie
5 Lemaire, 2008.
6 Prinz, 2007.
4
subjectiviste défendue au second chapitre permet tout de même d’expliquer la convergence
de nombreux jugements moraux. Ainsi, il est possible d’expliquer cette convergence sans
pour autant adhérer à l’universalisme moral.
Chapitre 1 : Par-delà le réalisme et l’antiréalisme
Il n’est pas rare de présenter les différentes théories métaéthiques comme appartenant
à l’une ou l’autre de deux grandes familles de théories opposées7 : le réalisme et
l’antiréalisme moral8. On trouve au cœur de cette opposition la question de l’indépendance
de l’esprit : existe-t-il des faits moraux indépendants de nous ?
Cette question est fondamentalement problématique, car tous ne s’entendent pas sur
ce que signifie « l’indépendance de l’esprit ». Autant des réalistes que des antiréalistes nous
disent que, dans un sens, la moralité est indépendante de l’esprit humain, mais dans un
autre, elle ne l’est pas. Par exemple, pour un réaliste comme Ruwen Ogien :
La notion d’indépendance ne doit pas être prise au sens absolu. Nous pouvons
envisager toutes sortes de formes intermédiaires entre une réalité qui serait
parfaitement indépendante de nous et une autre qui ne le serait pas du tout9.
D’un autre côté, des antiréalistes comme Christine Korsgaard, David Copp et Jesse
Prinz n’hésitent pas à parler respectivement de « réalisme procédural10
», de « réalisme de
base11
» et de « réalisme interne12
» pour qualifier leurs théories antiréalistes, car bien
qu’antiréalistes, ces théories admettent que le phénomène moral est dans un sens
indépendant de l’esprit.
7 Brink, 1989, pp. 6-8 ; Fisher et Kirchin, 2006, pp. 2-3 ; Ogien, 1999, pp. 3-5. L’opposition entre
cognitivisme et non-cognitivisme est aussi l’une des principales dichotomies employées pour qualifier les
théories métaéthiques. Cette seconde opposition sera examinée dans le second chapitre. 8 Ce mémoire énonce à de nombreuses reprises les termes de « réalisme moral » et « d’antiréalisme moral ».
Afin d’éviter d’alourdir le texte, ces termes seront parfois énoncés sans le qualificatif « moral » (soit
seulement « réalisme » et « antiréalisme »). Néanmoins, ces termes se référeront toujours à la question du
réalisme et de l’antiréalisme moral, et non pas à la question du réalisme et de l’antiréalisme comme thèse
ontologique globale. La précision est importante, car comme le souligne Alexander Miller :
La question de la nature et de la plausibilité du réalisme est pertinente pour un grand nombre de
sujets d’intérêt, incluant l’éthique, l’esthétique, la causalité, la modalité, la science, les
mathématiques, la sémantique, puis les objets matériels quotidiens du monde macroscopique et leurs
propriétés. Bien qu’il soit possible d’accepter (ou de rejeter) le réalisme pour l’ensemble de ces
sujets, il est plus commun pour les philosophes d’être distinctement réalistes ou antiréalistes à
l’égard de divers sujets (Miller, 2012, Introduction. Je traduis de l’anglais.)
9 Ogien, 1999, p. 52.
10 Korsgaard, 1996, p. 35.
11 Copp, 2005, pp. 271-272.
12 Jesse Prinz, 2007, p. 14.
6
Ce phénomène est révélateur. Il suggère que nous avons aujourd’hui intérêt à aller au-
delà de la dichotomie entre réalisme et antiréalisme pour bien rendre compte des grandes
familles de théories métaéthiques. Cette dichotomie ne met pas correctement en lumière des
divergences majeures que l’on retrouve à l’intérieur des théories particulières associées à
l’une ou l’autre de ces deux grandes familles, particulièrement en ce qui a trait à la question
de l’indépendance de l’esprit. En donnant l’impression de scinder la réflexion métaéthique
entre deux grandes approches ontologiques, cette dichotomie ne fait qu’obscurcir les
véritables présupposés des différentes théories métaéthiques.
Dans ce chapitre, je montrerai en premier lieu comment cette opposition dualiste s’est
développée et pourquoi elle a eu initialement une pertinence. Brièvement résumée, l’idée
est que, jusqu’au milieu du 20e siècle, le débat entre réalistes et antiréalistes ne portait pas
sur la question de l’indépendance de l’esprit. Jusqu’à ce point, le débat métaéthique visait
principalement à déterminer si les jugements moraux relevaient de croyances ou d’états
conatifs. Mais dans la seconde moitié du 20e siècle, l’opposition entre cognitivisme et non-
cognitivisme a cessé d’être le principal enjeu. En effet, à ce moment, la signification et les
implications de nombreux concepts inhérents à la métaéthique – des concepts comme
« indépendance de l’esprit », « cognitivisme », et « vérité » – furent réinterprétées et
précisées13
. Pour cette raison, la simple dichotomie réalisme/antiréalisme ne parvient plus à
rendre compte correctement de ce que les théories métaéthiques concurrentes défendent
réellement.
À la suite de cette analyse, je démontrerai que l’idée de l’indépendance de l’esprit est
celle qui est au centre de la question du réalisme moral. Mais il y a une difficulté
importante, celle-ci vient du fait que le sens de l’idée d’indépendance de l’esprit est
équivoque. Il faut faire la distinction entre ce que je nomme une indépendance ontologique
et une indépendance épistémique à l’égard de l’esprit.
Une telle distinction a pour conséquence de mener à trois approches différentes pour
aborder la question du réalisme moral. Ces trois approches seront explicitées en proposant
13
La métaéthique n’est aujourd’hui plus principalement concernée par des questions de philosophie du
langage, elle s’est ouverte à de nombreux autres domaines comme l’ontologie, l’épistémologie, la
phénoménologie, et la psychologie morale (Brink, 1989, p. ix ; Miller, 2003, pp. 2-3 ; Ogien, 1999, pp. 114,
158-159 ; Virvidakis, 1999, pp. 420-422).
7
une nouvelle division des théories métaéthiques en trois grandes familles : le réalisme
substantiel, le réalisme phénoménologique et le nihilisme moral métaéthique. L’objectif
n’est pas de proposer de nouveaux termes dans un domaine qui en regorge déjà
suffisamment. Il s’agit plutôt de clarifier le domaine de la métaéthique en distinguant et en
explicitant trois formes d’approches métaéthiques bien distinctes ayant des visées et des
implications complètement différentes.
Une brève histoire de la métaéthique
Pour comprendre comment s’est développé le problème de l’indépendance de l’esprit
au sein de la question du réalisme moral, il nous faut en premier lieu examiner comment
l’opposition entre réalisme et antiréalisme moral a vu le jour. L’idée est de démontrer que si
cette opposition n’est aujourd’hui plus adéquate, elle a eu initialement sa pertinence. C’était
le cas lorsque réalisme et antiréalisme étaient pratiquement synonymes de cognitivisme et
non cognitivisme.
G.E Moore et le naturalisme
Au début du 20e siècle, avec la position réaliste non naturaliste de G.E Moore et son
« argument de la question ouverte » (open question argument)14
, le débat métaéthique était
surtout orienté en fonction de l’opposition entre deux théories réalistes : le naturalisme et le
non-naturalisme15
. Les deux théories s’opposaient sur la réponse que l’on peut donner à la
question suivante : lorsque nous employons des termes à connotation morale – des termes
comme « bien », « mal » ou « juste » –, pouvons-nous définir ces termes sans faire
référence à d’autres termes à connotation morale ? En d’autres mots, lorsque nous
cherchons à donner un sens à des termes impliquant des jugements moraux ou normatifs –
soit des termes qui nous dictent comment agir d’un point de vue moral, et non pas
seulement à décrire comment le monde est –, pouvons-nous le faire seulement en référant à
14
L’ouvrage classique de Moore dans lequel l’on retrouve une première version détaillée de sa position et
l’argument de la question ouverte est son Principia Ethica (1903). 15
Ruwen Ogien soutient que le naturalisme ne fait pas partie du réalisme moral (1999, p. 25). Mais dans son
cas, ce qu’il entend par « réalisme moral » relève plus d’une théorie métaéthique particulière. Il ne s’agit
pas de la famille de théories telle qu’elle est comprise dans ce travail.
8
des termes ou à des faits naturels16
? Pouvons-nous, par exemple, légitimement affirmer
que « ce qui est bien (un fait normatif) est ce qui est plaisant (un état psychologique
naturel) » comme le font les hédonistes ? Mais si « bien » et « plaisant » sont synonymes,
ne s’agit-il pas là d’une définition circulaire et arbitraire du bien qui reviendrait à dire « ce
qui est plaisant est ce qui est plaisant », sans réellement expliquer ce qu’est l’essence du
bien17
?
Pour les non-naturalistes, la seule façon de définir un concept moral, c’est en faisant
référence à un autre concept moral. Nous ne pouvons jamais définir les jugements moraux
en faisant strictement appel à des faits naturels. Cela n’empêche pas qu’il existe des vérités
morales, mais nous sommes aptes à percevoir ces vérités par des intuitions morales plutôt
que par nos sens habituels18
.
De leur côté, les naturalistes considèrent qu’il est possible de réduire les propriétés
morales (normatives) à des propriétés et faits naturels relevant d’une explication
scientifique du monde – par des termes psychologiques ou physiques, par exemple. Selon
eux, nous pouvons comprendre et décrire les faits moraux comme n’importe quelle autre
réalité physique. Et nous pouvons accéder à ces faits par les mêmes sens qui nous servent à
percevoir le monde physique.
Bien qu’ils s’opposent sur la nature ontologique des faits moraux (relèvent-ils d’une
réalité distincte du monde naturel ou non ?), les naturalistes et les non-naturalistes
s’entendent toutefois sur un point fondamental : les faits moraux existent bel et bien et ils
sont indépendants des êtres humains19
. Selon eux, le bien trouve ses fondements dans des
faits objectifs indépendants de nous ; il ne relève pas d’une construction humaine. Il s’agit
d’une défense de ce que nous appelons le réalisme moral. Nous accédons aux faits moraux
16
La plupart des ouvrages d’introduction à la métaéthique présentent l’opposition classique entre le
naturalisme et le non-naturalisme puis la contribution de Moore à ce sujet. Pour un résumé de cette
opposition et de la position de Moore, voir entre autres : Hurka, 2010 ; Miller, 2003, pp. 10-25 ; Ogien,
1999, pp. 7-15. 17
Baldwin, 2010, pp. 286-287. 18
Tous les non-naturalistes ne s’entendent pas sur les facultés qui permettent d’accéder et de connaître cette
vérité morale qui serait distincte du monde naturel, néanmoins, l’appel à un « sens moral » ou à une
« intuition morale » est une stratégie commune. Voir Brink, 1989, pp. 2-3 et Ridge, 2013, Section 3. 19
Il est à noter que si nous reconnaissons généralement que les réalistes défendent l’indépendance des faits
moraux à l’égard de l’esprit humain, ce que nous entendons par « indépendance de l’esprit » peut s’avérer
très complexe. Je m’attaque à cette question dans la section Le problème de l’indépendance de l’esprit.
9
extérieurs et indépendants de nous par le biais de différentes facultés humaines, comme
nous accédons aux objets du monde physique par nos sens. Par exemple, nous percevons
les couleurs par la vue – une faculté que possède l’humain –, mais les propriétés faisant
qu’un objet est d’une certaine couleur existent indépendamment de nous. Il en va de même
pour les faits moraux, peu importe la faculté nous permettant de les percevoir.
La critique du réalisme moral
Vers les années 1930-1940, certains philosophes se sont opposés aux réalistes moraux
en affirmant que l’idée de « faits moraux » n’avait tout simplement aucun sens20
. Pour les
« antiréalistes », la moralité ne relève pas d’une réalité objective indépendante de nous.
Ainsi, les jugements moraux ne peuvent pas avoir pour objet des faits sur lesquels nous
avons développé des croyances objectivement fondées. Les jugements moraux expriment
plutôt des états conatifs : des états mentaux (des états inévitablement subjectifs) qui nous
poussent à l’action et qui ne peuvent pas en eux-mêmes être dits vrais ou faux. Cette façon
de concevoir la moralité prit le nom de non-cognitivisme21
. Indirectement, elle prit aussi le
nom d’antiréalisme, puisque celle-ci s’opposait à la thèse centrale du réalisme moral :
l’existence d’une réalité morale objective et indépendante de nous. La notion d’antiréalisme
s’élargira éventuellement pour inclure d’autres théories métaéthiques que le non-
cognitivisme (comme les théories de l’erreur et le constructivisme), mais antiréalisme et
non-cognitivisme furent initialement considérés comme synonymes. À ce point de la
réflexion métaéthique, l’opposition réalisme/antiréalisme pouvait être comprise comme
l’opposition entre les théories réalistes cognitivistes et les théories antiréalistes non-
cognitivistes.
Dans les années qui ont suivi ses premières formulations, l’antiréalisme non
cognitiviste est devenu une position classique en métaéthique22
. En raison de sa facilité à
20
Darwall, Gibbard et Railton, 1992, p. 119. 21
Au tout début du non-cognitivisme, A.J. Ayer affirmera que les états conatifs en cause étaient des émotions ;
sa théorie non cognitiviste portera alors le nom d’émotivisme (Ayer, 1936). D’autres philosophes
défendront cette idée (principalement C. L. Stevenson [1937, 1944]) mais les possibilités d’états conatifs
impliqués et de théories non cognitivistes se multiplieront avec le temps (l’expressivisme de Blackburn et
Gibbard, le prescriptivisme de Hare). Voir Van Roojen, 2012, Section 2 pour un survol de cette évolution. 22
Darwall, Gibbard et Railton, 1992, pp. 120-121.
10
rendre compte de l’aspect motivant des jugements moraux, il offre une option fort
intéressante à l’alternative réaliste entre naturalisme et non-naturalisme23
. Darwall, Gibbard
et Railton font d’ailleurs remarquer que contrairement à ce que l’on aurait pu penser, le
principal bénéficiaire du débat entre naturalisme et non-naturalisme ne sera pas l’un ou
l’autre de ces deux camps, mais bien le non-cognitivisme24
.
Ainsi, jusqu’au milieu du 20e siècle, l’opposition entre réalisme et antiréalisme avait
sa pertinence. Elle opposait tout simplement les cognitivistes (qu’ils soient naturalistes ou
non-naturalistes) aux non-cognitivistes.
L’explosion des positions métaéthiques
Au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, le nombre de théories métaéthiques a
explosé ; les théories métaéthiques se sont diversifiées et sont devenues de plus en plus
sophistiquées et précises25
. Du côté des antiréalistes, au-delà des sophistications du non-
cognitivisme26
, on peut noter le développement des théories de l’erreur et du
constructivisme moral27
. Par le biais de ces développements, on constate aussi de nouvelles
théories de la vérité et de nouvelles conceptions à propos de la logique des énoncés
moraux28
. Alors que du côté des réalistes, il sera principalement question de « modérer »
les implications du réalisme moral quant à l’idée d’indépendance de l’esprit, d’expliquer
comment nous avons accès à cette réalité morale, puis d’expliquer comment celle-ci peut
nous motiver à agir29
. Le plus souvent, la stratégie est de développer des théories
permettant de préserver les aspects favorables d’une position sans pour autant hériter de ses
23
Mark Schroeder, 2010, p. 13. 24
Darwall, Gibbard et Railton, 1992, p. 119. 25
Ibid., pp. 121-124, pour un survol de différents développements à partir de 1950. 26
Les principaux représentants étant Ayer, Stevenson, Hare, et plus près de nous, Gibbard et Blackburn. Voir
Van Roojen, 2012, Section 2 pour un survol de l’évolution du non-cognitivisme. 27
Joyce, 2009. 28
Pour ce qui est des théories de la vérité, on peut entre autres penser à l’opposition entre les théories
minimalistes (Smith, 1999, Section « Minimalism » ; Stoljar et Damnjanovic, 2012, Introduction) et les
théories plus substantielles (Ogien, 1999, pp. 170-171). Pour ce qui des théories sur la logique des énoncés
moraux, on peut penser aux travaux de Hare (1952, 1970) et Blackburn (1984, 1988) à propos d’une logique
des attitudes, puis à ceux de Gibbard (1992) qui défend une logique des normes. Nous reviendrons sur ces
questions au second chapitre. 29
Pour les naturalistes, il faut répondre à l’argument de la question ouverte de Moore (1903). Pour les non-
naturalistes, il faut répondre à l’argument de l’étrangeté de Mackie (1977, pp. 36-42). Voir Joyce, 2009,
Supplément 4.1 et Miller, 2003, pp. 116-118 pour un résumé de l’argument.
11
implications négatives. Si l’on admet parfois certaines implications négatives, on cherche
alors à les atténuer.
De telles stratégies ont eu pour effet d’amener les métaéthiciens à dépasser les
domaines d’investigation initialement empruntés dans la réflexion métaéthique
(principalement la philosophie du langage). Il ne s’agit plus seulement de penser
l’opposition sémantique entre cognitivisme et non-cognitivisme30
. Les métaéthiciens
s’attaquent aujourd’hui à des questions de tous les domaines ; que ce soit l’ontologie,
l’épistémologie, la sémantique, la phénoménologie ou la psychologie morale31
. Cette
sophistication des théories métaéthiques a permis d’approfondir et d’entraîner de nouvelles
interprétations à l’égard de concepts tels que l’indépendance de l’esprit, les croyances, les
états conatifs, et l’idée de vérité morale. En raison de ces multiples développements, la
dichotomie réalisme/antiréalisme moral ne permet plus de rendre compte correctement des
divergences majeures que l’on retrouve entre les théories associées à l’une ou l’autre de ces
deux familles.
Bref, si auparavant l’opposition entre réalistes et antiréalistes se résumait
pratiquement à l’opposition entre réalistes cognitivistes et antiréalistes non cognitivistes, les
choses ne sont plus aussi simples. Nous avons aujourd’hui mis en lumière l’existence de
théories antiréalistes cognitivistes comme les théories de l’erreur32
et le constructivisme33
.
30
Joyce, 2009, Section 1; Ogien, 1999, pp. 181-182. 31
Brink, 1989, p. ix ; Miller, 2003, pp. 2-3 ; Ogien, 1999, pp. 114, 158-159 ; Virvidakis, 1999, pp. 420-422. 32
Comme le réalisme et le cognitivisme moral, les théories de l’erreur affirment que le langage contenant des
jugements moraux vise bel et bien à décrire une réalité morale objective et. Néanmoins, selon les théoriciens
de l’erreur, puisqu’il n’existe aucune réalité morale dans le monde qui pourrait rendre nos croyances sur
cette (supposée) réalité vraies, les jugements moraux sont constamment faux. Bref, pour les théoriciens de
l’erreur, les jugements moraux portent sur un contenu illusoire, et tous ces jugements sont dans l’erreur.
Mais attention, les théories de l’erreur n’impliquent pas qu’on ne puisse rien dire de vrai sur la moralité. On
peut par exemple dire qu’il n’existe pas de réalité morale ni de propriétés morales, soit précisément ce
qu’affirment les théories de l’erreur. Par analogie, la position des théoriciens de l’erreur à l’égard de la
moralité est parfois comparée à celle des athées à l’égard de Dieu (ou des dieux). La première
caractérisation des théories de l’erreur est associée à J.L. Mackie (1977). Pour un survol des théories de
l’erreur, voir entre autres Fisher et Kirchin, 2006, pp. 8-9, 69-71 ; Joyce, 1999, Section 4 ; Miller, 2003,
chapitre 6. 33
Les constructivistes affirment à l’instar des réalistes que les jugements moraux peuvent être vrais et qu’il ne
s’agit pas d’une illusion. Toutefois, le constructivisme est bien une théorie métaéthique antiréaliste, car il
affirme que s’il existe des faits moraux, ceux-ci ne sont pas indépendants de l’esprit humain mais plutôt
construits par l’esprit humain en fonction d’une procédure réflexive particulière. Pour le constructivisme,
les croyances morales vraies sont celles qui découlent d’une application adéquate de la procédure réflexive
morale. Ceci étant dit, le constructivisme a un statut assez particulier ; tous ne s’entendent pas pour dire
12
En somme, le fait qu’une théorie métaéthique souscrive au cognitivisme moral n’est pas
suffisant pour déterminer si cette théorie doit être associée au réalisme moral34
.
En fait, pour bien comprendre les véritables enjeux qui occupent les réflexions
centrées sur le réalisme et l’antiréalisme, il faut surtout se concentrer sur les implications
qui découlent de la question de l’indépendance de l’esprit.
L’indépendance de l’esprit
Si la question du cognitivisme et du non-cognitivisme est distincte de celle du
réalisme et de l’antiréalisme moral, nous pouvons néanmoins affirmer qu’il existe tout de
même une thèse centrale permettant de distinguer le réalisme moral de l’antiréalisme : la
question de l’indépendance des faits moraux à l’égard de l’esprit. À première vue, il s’agit
effectivement d’une thèse à laquelle tiennent les réalistes : les faits moraux existent et ils
sont indépendants de notre esprit35
. Lorsque nous développons une croyance sur ces faits, la
croyance est avérée (ou non) en fonction de l’adéquation entre notre croyance et la réalité
morale, indépendante de nous.
Ce serait effectivement une distinction pertinente si les réalistes moraux étaient tous
d’accord pour dire que la moralité est entièrement indépendante de l’esprit humain, et
inversement, si les antiréalistes moraux étaient tous d’accord pour dire que la moralité est
entièrement dépendante de l’esprit humain. Mais comme le fait remarquer Richard Joyce, la
chose est aujourd’hui beaucoup plus nuancée36
; de nos jours, « l’énoncé “X est
(in)dépendant de l’esprit” est certainement trop vague pour permettre de comprendre ce
qu’on entend par de telles métaphores si chargées de sens37
. »
Ainsi, pour un réaliste comme Ruwen Ogien :
qu’il s’agit d’une théorie métaéthique. Certains l’associent plutôt à l’éthique normative (voir Darwall,
Gibbard et Railton, 1992, pp. 137-144) et d’autres considèrent qu’il ne s’agit pas d’une théorie antiréaliste,
mais plutôt d’une théorie qui se situerait quelque part entre le réalisme et l’antiréalisme (Enoch, 2009,
pp. 324-326). On retrouve toutefois dans Street, 2010 des arguments convaincants en faveur de l’idée selon
laquelle le constructivisme peut être à la fois une théorie normative et une théorie métaéthique antiréaliste. 34
Ogien, 1999, p. 113. 35
Miller, 2012, Introduction ; Street, 2010, p. 370. 36
Dans Virvidakis, 1999, l’auteur parle de « stratégies de modération » du réalisme moral. 37
Joyce, 2009, Section 5. Je traduis de l’anglais.
13
La notion d’indépendance ne doit pas être prise au sens absolu. Nous pouvons
envisager toutes sortes de formes intermédiaires entre une réalité qui serait
parfaitement indépendante de nous et une autre qui ne le serait pas du tout38
.
Et Ogien n’est pas le seul réaliste à penser ainsi. Lorsqu’il présente les différentes
stratégies de modération du réalisme moral, Stelios Virvidakis souligne que « si tout
réalisme implique une sorte de transcendance de la réalité par rapport aux données dont
nous sommes capables de disposer, il semble que cette transcendance ne puisse pas être
absolue en éthique39
. »
Par ailleurs, de nombreux antiréalistes ne sont pas prêts à affirmer que la moralité est
complètement dépendante de l’être humain. D’ailleurs, certains antiréalistes n’hésitent pas
à utiliser le terme de « réalisme » doublé d’un qualificatif pour nommer leurs théories. Mais
malgré la part de réalisme et d’indépendance que supposent ces théories antiréalistes, les
défenseurs de ces dernières affirment que leur position demeure bien distincte du réalisme
moral.
Par exemple, Christine Korsgaard parle de « réalisme procédural » par opposition au
« réalisme substantiel ». Contrairement au réalisme substantiel – qui se trouve à être le
réalisme moral traditionnel –, le réalisme procédural n’implique pas l’existence d’une
réalité morale indépendante de l’esprit humain.
Le réalisme procédural ne requiert pas l’existence d’entités intrinsèquement
normatives, autant pour la moralité que pour tout type d’énoncé normatif. Il est
compatible avec l’idée que les conclusions morales sont le dictat de la raison
pratique, ou la projection de sentiments humains, ou les résultats d’une certaine
procédure constructive similaire à celle décrite par John Rawls40
.
De son côté, Jesse Prinz fait une distinction entre le « réalisme externe » – soit le
réalisme moral traditionnel –, puis le « réalisme interne », sa position au sujet de l’existence
des faits moraux :
Le terme « réalisme » est parfois réservé pour un type d’indépendance de l’esprit :
le fait que a est F est réel, selon cette interprétation, ne dépend pas de notre
compréhension que a est F. [...] Appelons cela le réalisme externe. Le réalisme
38
Ogien, 1999, p. 52. 39
Virvidakis, 1999, p. 424. 40
Korsgaard, 1996, p. 35. Je traduis de l’anglais.
14
interne, par opposition, est l’idée selon laquelle a est F est un fait, mais ce fait
dépend de notre compréhension de a est F41
.
David Copp fait quant à lui la distinction entre ce qu’il nomme un « réalisme
indépendant de tout point de vue » et un réalisme de base – ce dernier impliquant
nécessairement la dépendance à un sujet42
.
Et finalement, Richard Joyce décrit le « subjectivisme » (tel qu’il l’entend) comme
étant une théorie qui « conçoit que les faits moraux existent tout en affirmant, pour une
raison à déterminer, qu’ils sont constitués par un exercice de l’esprit humain43
».
Pour ces antiréalistes, dans un sens, la moralité est dépendante des êtres humains – la
moralité naît en raison d’une certaine expérience humaine –, et dans un autre, la moralité
est indépendante de l’être humain – ce qui nous permet de dire qu’un jugement moral est
correct ou vrai (le cas échéant) est indépendant de l’esprit humain. Cela est manifeste : le
terme « indépendant » est ici équivoque44
et il faut clarifier ce que l’expression « les faits
moraux sont indépendants (ou dépendants) de notre esprit » signifie pour un réaliste ou un
antiréaliste.
Deux formes d’indépendance de l’esprit
Pour bien comprendre la forme d’indépendance de l’esprit défendue par certains
antiréalistes, il est pertinent d’utiliser un exemple de Jesse Prinz formulé dans The
Emotional Construction of Moral45
. Selon lui, même si certains faits nécessitent l’esprit
humain pour exister, il n’est pas incohérent d’affirmer que ces faits peuvent aussi admettre
une forme d’indépendance à l’égard de l’esprit humain. Pour soutenir son point, il s’appuie
sur la psychologie (comprise ici comme la science visant à comprendre le fonctionnement
de l’esprit humain).
41
Prinz, 2007, p. 14. Je traduis de l’anglais. 42
Copp, 2005, p. 271. 43
Joyce, 2009, Section « 1. Characterizing moral anti-realism ». Je traduis de l’anglais. 44
Voir Prinz, 2007, chapitre 4, pour un survol des différentes façons dont on peut concevoir l’objectivité et
l’indépendance de l’esprit en fonction de divers degrés de « robustesse ». 45
Voir Prinz, 2007, pp. 140-145 pour un développement plus complet sur la question.
15
L’idée peut être ainsi résumée : personne ne peut sincèrement affirmer que la
psychologie pourrait exister sans l’existence des êtres humains. L’« objet » d’étude de la
psychologie étant l’esprit humain, sans l’existence de l’être humain, il n’y a plus d’objet à
étudier. En ce sens, la psychologie est dépendante de l’esprit humain. Néanmoins, la
psychologie vise à décrire de façon objective et impartiale le fonctionnement de l’esprit
humain ; elle cherche à expliquer l’esprit comme s’il s’agissait d’un objet indépendant et
sans lien avec les observateurs qui décrivent cet esprit. Une fois que l’objet existe, la
connaissance objective que nous visons à avoir à propos de l’objet et de son
fonctionnement ne dépend pas de notre compréhension personnelle ni de ce que nous
voulons qu’il soit, mais bien de l’objet en lui-même. Indépendamment de nos désirs et de
nos croyances actuelles, nous concevons qu’il existe une certaine vérité objective à propos
du fonctionnement de l’esprit humain ; nous tendons vers cette vérité si la psychologie (le
domaine d’étude scientifique) décrit correctement l’objet qu’elle vise à comprendre.
En fait, nous pouvons encore plus facilement expliciter l’idée d’une connaissance
véridique indépendante de nous en l’appliquant à des objets dont l’existence est
complètement indépendante de nous – contrairement à, par exemple, la psychologie
humaine qui nécessite l’humain pour exister. À titre d’exemple, en physique et en
astronomie, lorsque nous étudions le système solaire, nous admettons généralement que
nous pouvons avoir une connaissance qui va en s’améliorant au sujet d’un tel objet d’étude.
C’est le cas si la connaissance scientifique que nous développons à l’égard de cet objet tend
de plus en plus à être en adéquation avec ce qu’il est réellement. La connaissance objective
que nous pouvons avoir à propos de l’objet est indépendante de l’esprit humain. Elle peut
être vue comme « inscrite » dans l’objet, en quelque sorte, et nous tentons de déchiffrer
cette réalité indépendante de nous du mieux que nous le pouvons.
De tels exemples nous permettent en fait de constater qu’il existe deux types
d’indépendance de l’esprit. En suivant la terminologie de Brian Leiter – qui, lui, cherche
plutôt à distinguer deux formes d’objectivité de la loi, mais la même idée s’applique –, nous
16
pouvons parler d’une indépendance ontologique par opposition à une indépendance
épistémique46
.
Un objet ou un phénomène est ontologiquement indépendant de l’esprit humain
lorsque l’esprit humain n’est pas ce qui est cause, volontairement ou involontairement, de
l’existence de cet objet. Dans le cas de l’indépendance épistémique, un objet permet une
connaissance épistémiquement indépendante lorsque ce n’est pas l’être humain qui
détermine ce qui fait qu’une croyance à propos de cet objet peut être dite vraie ou fausse.
Ainsi, un individu (ou un groupe d’individus) peut être réputé avoir une meilleure
compréhension d’un objet lorsque sa compréhension tend à être en adéquation avec ce que
l’objet est réellement (que celui-ci soit ontologiquement indépendant de l’esprit humain ou
non), indépendamment de ce que nous croyons au sujet de cet objet.
Indépendance ontologique : formelle ou matérielle
Au sujet de l’indépendance ontologique, deux précisions s’imposent.
D’une part, il faut reconnaître qu’un objet matériel ou un phénomène dont l’existence
initiale dépend, volontairement ou involontairement, de l’être humain peut tout de même
avoir une existence ontologique indépendante de l’esprit humain à la suite de sa création47
.
C’est qu’il faut distinguer ce que nous pourrions considérer comme étant deux
« perspectives ontologiques » d’un objet : son existence formelle et son existence
matérielle.
Pour exemplifier ces deux perspectives, nous pouvons premièrement prendre
l’exemple d’une invention technique comme l’automobile. En gros, l’idée est la suivante :
bien que l’aspect formel de l’objet – l’agencement des pièces qui font ce qu’on appelle une
automobile – ne soit pas indépendant de l’esprit humain (car l’aspect formel de l’objet est
46
Brian Leiter (2001, p. 3). Prinz (2007, p. 139) résume brièvement cette approche, et par la suite (pp. 140-
141), il aborde la distinction entre les propriétés fortement ou faiblement indépendantes de représentation,
puis la distinction entre les faits transcendantaux et psychologiques. C’est une idée similaire qui est ici
reprise par la distinction entre indépendance ontologique (fait transcendantal chez Prinz) et indépendance
épistémique (fait psychologique indépendant de représentation dans un sens fort). Le vocabulaire que
j’emploie permet de marquer plus explicitement l’idée des différentes formes d’indépendance de l’esprit. 47
On peut déduire cette idée de Miller, 2012, Introduction et Joyce, 2009, Section 5.
17
causé par un agencement volontaire de pièces assemblées par l’humain dans un but précis),
l’objet matériel en tant que tel est, lui, bien indépendant de l’esprit humain ; une automobile
en tant qu’objet physique ne cesse pas d’exister si l’être humain cesse d’exister.
Dans ce dernier cas, nous avons un exemple de création technique qui résulte d’une
activité volontaire de l’humain et qui a pour conséquence un objet ontologiquement
dépendant de l’esprit humain (du point de vue formel de l’objet, mais pas du point de vue
matériel). Mais dans d’autres cas, un objet ou un phénomène peut avoir une dépendance
ontologique à l’égard de l’esprit humain, même lorsque l’existence de cet objet ou de ce
phénomène ne résulte pas d’une action volontaire de l’humain. C’est le cas par exemple de
l’esprit humain ; celui-ci existe parce que l’humain existe, mais il ne dépend aucunement
d’une volonté créatrice de notre part. De même, nous pouvons aussi être involontairement
la cause initiatrice de certains phénomènes. Par exemple, comme le souligne Richard
Joyce48
, le fait que nous soyons causalement responsables du réchauffement climatique est
ontologiquement dépendant de nous49
(d’un point de vue formel), bien que ce soit là un
effet involontaire de notre interaction avec l’environnement. Néanmoins, si l’apparition
initiale du phénomène nécessite l’être humain, une fois que ce phénomène existe, son
existence physique ne dépend plus de nous. Ce phénomène ne cesse pas d’exister au
moment où nous cessons d’exister. Ainsi, d’un point de vue matériel, ce phénomène est
ontologiquement indépendant de nous, mais sa cause formelle – ce qui fait que
l’environnement s’est organisé d’une certaine façon que nous appelons réchauffement
climatique – est ontologiquement dépendante de nous, malgré le fait que nous ayons
involontairement causé ce phénomène.
Bref, il n’y a pas de contradiction à affirmer qu’un objet peut être dans un sens
ontologiquement dépendant de nous – d’une perspective formelle –, et dans un autre,
ontologiquement indépendant de nous – d’une perspective matérielle.
48
Joyce, 2009, Section 5. 49
En supposant que nous obtenions un consensus au sujet de notre rôle à jouer dans ce phénomène.
18
Indépendance ontologique et perception
D’autre part, l’indépendance ontologique ne nécessite pas l’absence de toute
perception humaine pour être avérée. En d’autres mots, ce n’est pas parce que l’humain
perçoit de façon subjective une certaine réalité extérieure à lui, que cette réalité est alors
nécessairement l’une de ses créations et qu’elle est ontologiquement dépendante de son
esprit.
Un exemple classique à ce sujet est celui des couleurs, ou plus généralement, de ce
que les philosophes depuis Locke appellent les qualités secondes (Locke reprenait lui-
même ce concept de Robert Boyle50
).
Les qualités premières d’un objet sont des propriétés que l’objet possède
indépendamment de nous – des qualités telles qu’occuper un espace, être en
mouvement ou au repos, avoir une solidité et une texture. Les qualités secondes sont
des dispositions des objets qui ont pour effet de produire des idées en nous comme
les couleurs, les goûts, les odeurs et les autres sensations qui sont causées par
l’interaction de notre système perceptif particulier avec les qualités premières de ces
objets. Nos idées des qualités premières ressemblent aux qualités dans les objets,
alors que nos idées des qualités secondes ne ressemblent pas aux capacités qui
produisent ces qualités51
.
Bref, tout objet – qu’il soit ontologiquement indépendant de nous ou non – possède
des qualités premières. Certaines de ces qualités premières produisent des effets particuliers
sur nous – des effets comme les couleurs, par exemple – et ces effets sont ce que nous
appelons les qualités secondes. Ces effets – les qualités secondes – découlent de
l’interaction entre notre système perceptif et certaines qualités premières d’un objet. Ainsi,
s’il n’y a pas de sujet pouvant percevoir, il ne peut y avoir de qualités secondes. Mais si la
perception d’une qualité seconde dépend de l’existence d’un sujet (et de son système
perceptif), l’existence des qualités premières, elle, ne dépend pas de l’individu. La
perception d’une qualité seconde est donc ontologiquement dépendante de nous, mais pas
les qualités premières qui permettent les qualités secondes. Les qualités premières existent
indépendamment de nous, et ce, malgré le fait qu’elles peuvent entraîner la perception de
certaines qualités secondes nécessitant l’existence d’un sujet.
50
Uzgalis, 2012, Section 2.2. Je traduis de l’anglais. 51
Idem.
19
Dans cette optique, il est possible de concevoir que l’expérience de la moralité nous
vient de la perception de certaines qualités secondes qui découlent de l’existence de
certaines qualités premières spécifiques, des qualités premières que nous pourrions appeler
des propriétés morales. Ainsi, les propriétés morales seraient ontologiquement
indépendantes de nous, bien que les qualités secondes qu’elles produisent – l’expérience
morale propre à chaque sujet – seraient ontologiquement dépendantes de nous. Et même si
les propriétés morales ont comme seule et unique fonction de produire des qualités
secondes ayant un effet précis sur les êtres humains – celui de percevoir le bien et le mal –,
et que sans êtres humains, il n’y aurait personne pour percevoir l’effet de ces propriétés, il
n’en demeure pas moins que ces propriétés en tant que telles demeurent ontologiquement
indépendantes de l’être humain.
Ce point est important, car plusieurs réalistes traditionnels considèrent qu’un tel
fonctionnement des propriétés morales est ce qui rend les faits moraux dépendants de
l’esprit humain – par exemple, « les conceptions dispositionalistes de John McDowell et de
David Wiggins [ou] le réalisme associé aux "concepts dépendant de réactions humaines" de
Mark Johnston et de Philip Pettit52
». Mais, comme nous venons de le voir, bien que la
perception des effets d’une propriété morale soit nécessairement dépendante de notre
esprit, cela n’entraîne pas pour autant que la propriété morale en tant que telle est
dépendante de notre esprit.
La question de l’indépendance ontologique étant clarifiée, il faut maintenant préciser
ce que l’on entend par « indépendance épistémique ».
L’indépendance épistémique
Si la question de l’indépendance ontologique porte sur ce qui fait qu’un objet existe
ou non (existe-t-il indépendamment de nous, ou existe-t-il parce que nous en sommes la
cause volontaire ou involontaire ?), la question de l’indépendance épistémique porte sur les
fondements de la connaissance que nous pouvons avoir à propos d’un objet. Plus
précisément, la question est la suivante : pour un objet donné, est-ce que ce sont les
52
Virvidakis, 1999, p. 422.
20
décisions des êtres humains qui permettent d’établir en quoi une connaissance sur cet objet
est vraie ou fausse, ou est-ce que cela ne dépend pas de nous ? Pour mieux comprendre ce
que cela veut dire, je ferai appel à un exemple : celui de l’athéisme.
Pour un athée, nous ne pouvons pas avoir une connaissance épistémologiquement
indépendante de Dieu (ou des dieux), car pour lui, Dieu n’existe pas indépendamment de ce
que nous avons créé à ce sujet. Pour lui, la seule connaissance vraie à propos de Dieu est
qu’il s’agit d’une fiction créée par l’être humain, et que toutes les constructions de la
pensée et du langage à propos de Dieu sont fausses ; elles ne réfèrent à rien qui existe autre
que ce que nous avons inventé à cet égard. Ces constructions relèvent plutôt de fictions qui
dépendent directement des doctrines inventées par les différentes religions. Ainsi, pour
l’athée, la connaissance de Dieu est épistémiquement dépendante de notre esprit, car nous
sommes les créateurs de Dieu et de tout ce qui entoure cette idée (peu importe les doctrines
à ce sujet). Ce faisant, les doctrines que nous avons inventées à ce sujet sont les fondements
qui nous permettent de dire si une croyance au sujet de Dieu est vraie ou fausse. La valeur
de vérité d’une croyance, par exemple « le Père, le Fils et le Saint-Esprit, égaux, participant
d’une même essence (la Sainte-Trinité) », peut changer en fonction de la doctrine à laquelle
nous la confrontons.
Toutefois, malgré sa croyance en l’inexistence de Dieu, l’athée doit admettre qu’il est
possible d’avoir une connaissance épistémiquement indépendante à l’égard des croyances
religieuses, en tant que phénomène sociologique ou historique53
, et ce, peu importe le bien-
fondé de l’objet sur lequel portent les croyances religieuses (l’existence de Dieu et ce qui
en découle). En effet, il s’agit là d’un fait sociologique que nous ne pouvons pas nier :
plusieurs êtres humains ont cru et croient toujours en l’existence d’un Dieu. Que Dieu
existe ou non, l’athée ne peut nier que les croyances à son sujet ont eu un effet majeur sur la
vie de nombreux êtres humains. Conséquemment, nous pouvons étudier ce phénomène et
essayer de le comprendre tel qu’il s’est manifesté jusqu’à ce jour. Dans ce dernier cas, pour
un athée, bien que nous puissions juger que la connaissance de Dieu est épistémiquement
53
C’est une idée que l’on retrouve sous une forme similaire dans Prinz, 2007, pp. 140-141. Le principe
général étant que dès lors où une action (physique ou mentale) est accomplie par un individu, le fait que
celle-ci ait existé d’une façon particulière dans le temps est un fait objectif qui ne dépend pas de ce que nous
croyons.
21
dépendante de nous (puisque nous aurions créé cette idée de toutes pièces), cela n’empêche
pas que ces croyances ont mené à un phénomène ontologiquement dépendant de nous –
l’existence des religions à titre de fait sociologique – qui admet tout de même une
connaissance épistémiquement indépendante de nous (la bonne connaissance du fait
sociologique tel qu’il s’est manifesté à travers l’histoire).
Bien sûr, si nous pouvons avoir une connaissance épistémiquement indépendante
d’un phénomène ontologiquement dépendant de nous – comme un fait sociologique ou le
fonctionnement de notre psychologie, par exemple –, il est par ailleurs aussi nécessaire que
nous puissions avoir une connaissance épistémiquement indépendante d’une réalité qui est
ontologiquement indépendante de nous. Cela est en fait inévitable : si un objet existe
indépendamment de l’être humain, son fonctionnement n’est pas déterminé par nous. En
d’autres mots, un objet ontologiquement indépendant de nous ne peut pas admettre une
connaissance épistémiquement dépendante de nous. Par exemple, si nous jugeons que le
système solaire existe physiquement et que cette existence est ontologiquement
indépendante de nous, il est alors nécessaire d’admettre que son fonctionnement n’est pas
déterminé par nous et qu’il existe une connaissance épistémiquement indépendante à ce
sujet.
Néanmoins, qu’une telle connaissance soit possible n’entraîne pas que nous y sommes
parvenus et que nous y parviendrons un jour. Il s’agit tout simplement d’un horizon vers
lequel nous pouvons tendre. La précision est importante. Il faut bien comprendre que
l’indépendance ou la dépendance épistémique ne concerne pas la connaissance que nous
avons développée jusqu’à ce jour ou la connaissance que nous développerons dans le futur
à propos d’un objet donné (une connaissance qui évoluera et changera inévitablement avec
le temps). La question de l’indépendance ou de la dépendance épistémique concerne plutôt
ce vers quoi doit objectivement tendre une connaissance vraie à l’égard d’un objet. Et plus
précisément, elle concerne ce qui fonde cette connaissance vraie : des faits indépendants
des êtres humains54
ou des décisions humaines pouvant changer avec le temps.
54
L’étude de l’histoire humaine repose sur des faits indépendants des êtres humains puisque nous ne pouvons
plus changer ce qui est fait. La bonne compréhension des faits historiques ne dépend pas de nos décisions
22
Ceci étant dit, il est manifeste que pour certains objets ou phénomènes, tous ne
s’entendent pas à savoir si ces derniers admettent une connaissance épistémiquement
indépendante de nous. Par exemple, pour l’athée, nous pouvons seulement avoir une
connaissance de Dieu épistémiquement dépendante de nous, puisque Dieu relève d’une
pure création humaine. Alors que pour le croyant, Dieu est ontologiquement et
épistémiquement indépendant de nous, même si la connaissance humaine qu’il est possible
d’en avoir sera toujours imparfaite. Ainsi, dans les cas controversés, la distinction entre
dépendance et indépendance épistémique ne permet pas d’établir les critères précis à partir
desquels déterminer si un objet admet ou non une connaissance épistémiquement
indépendante55
. Elle indique seulement qu’il existe deux types de fondements possibles
quant à la connaissance objective d’un objet et des vérités sur celui-ci. Dans le cas de la
connaissance épistémiquement dépendante de nous, l’être humain est celui qui construit
« un objet de connaissance », qui établit quelle connaissance nous pouvons en avoir, puis ce
qui est vrai et faux à ce sujet. Dans le cas de la connaissance épistémiquement indépendante
de nous, les fondements de cette connaissance – ce qui détermine les critères permettant de
dire si une croyance sur un objet est vraie ou fausse – sont, le mot le dit, indépendants de
nous.
Finalement, il faut comprendre que les objets impliquant une connaissance
épistémiquement dépendante de nous ne sont pas nécessairement moins importants pour
nous que ceux qui admettent une connaissance épistémiquement indépendante de nous. Il
serait absurde de croire que toutes les connaissances épistémiquement dépendantes de nous
sont inutiles et qu’elles doivent être abandonnées. Au contraire, à moins d’adhérer à une
forme extrême de platonisme, nous devons reconnaître que de nombreuses créations
humaines relèvent uniquement de ce que nous avons voulu en faire, et non pas d’une vérité
objective épistémiquement indépendante de nous. Le fait que ces créations soient des
actuelles, mais de décisions humaines telles qu’elles furent prises dans le passé et du déroulement des
choses. 55
Certains penseurs jugent que ce qui relève du domaine de la science est garant d’objets admettant une
connaissance épistémiquement indépendante de nous. Ainsi, la méthode scientifique permettrait de parvenir
à une connaissance objective et indépendante de notre compréhension, par opposition aux théories
métaphysiques qui ne porteraient que sur des objets qui sont épistémiquement dépendants de nous. Pour une
critique d’une telle idée, voir Sayre-McCord, 1999 qui explique en quoi le réalisme scientifique et le
réalisme moral reposent ultimement sur les mêmes présupposés en ce qui concerne les critères de
justification.
23
inventions humaines épistémiquement dépendantes de nous ne leur enlève pas
nécessairement de valeur ou d’utilité. Comme le fait très bien remarquer Jesse Prinz :
Les gens qui se sentent inconfortables avec l’idée que la moralité découle de nous,
devraient considérer d’autres choses qui découlent de nous, telles que la médecine,
la politique, et les arts. Le fait que l’art est une construction sociale ne lui enlève en
rien sa valeur. Nous ne nous attendons pas à ce que les institutions d’art
s’effondrent du moment où nous découvrons que l’art est un produit inventé par
l’être humain56
.
Les notions d’indépendance ontologique et épistémique étant maintenant mieux
comprises, voyons quelles sont les implications d’une telle distinction pour le réalisme
moral.
Trois familles de théories métaéthiques
C’est au sujet de l’indépendance de l’esprit que s’opposent les théories réalistes et les
théories antiréalistes. Et en raison des deux différents sens que peut prendre l’idée
« d’indépendance de l’esprit » – soit indépendance ontologique et épistémique –, nous
devrions maintenant comprendre l’intérêt de rejeter la dichotomie réalisme/antiréalisme
moral. En effet, si les termes de « réalisme » et « d’antiréalisme » visent principalement à
distinguer les théories métaéthiques qui affirment l’indépendance des faits moraux à l’égard
de l’esprit de celles qui refusent une telle indépendance, alors cette simple opposition
dualiste ne permet pas de savoir à quel des deux sens l’on fait référence. Pour tenir compte
des deux formes d’indépendance de l’esprit présentées, il faut proposer une tripartition57
qui permet de bien distinguer la position de chacune des théories métaéthiques quant à ces
deux formes d’indépendance.
Il ne s’agit pas de proposer de nouvelles catégories qui regrouperaient des positions
très précises et qui s’inscriraient en parallèle à d’autres familles de thèses existantes. Le
domaine de la métaéthique est déjà suffisamment chargé en théories de toutes sortes se
distinguant sur des points souvent très spécifiques. L’objectif de notre proposition est plutôt
56
Prinz, 2007, p. 8. Je traduis de l’anglais. 57
À partir des deux sens de « indépendance de l’esprit » identifiés, il est en théorie possible de former quatre
combinaisons différentes. Toutefois, la combinaison « indépendance ontologique » et « dépendance
épistémique » étant conceptuellement impossible, il reste trois combinaisons possibles. Ce sont ces trois
combinaisons qui forment la tripartition proposée.
24
de clarifier le domaine de la métaéthique en distinguant et en explicitant trois formes
d’approches métaéthiques générales, ayant des visées et des conséquences fort différentes.
Voici ces trois approches :
(1) Le réalisme moral substantiel58
: Les faits moraux sont ontologiquement
indépendants de l’esprit humain et, par le fait même, nous pouvons en avoir une
connaissance qui est épistémiquement indépendante de nous. À cet égard, la
moralité et les propriétés qu’elle suppose relèvent d’une réalité substantielle
indépendante de nous qui nous précède (comme les lois de la physique nous
précèdent).
(2) Le réalisme moral phénoménologique : Les faits moraux dépendent de l’existence
de l’esprit humain (ils sont ontologiquement dépendants de nous), mais il existe
néanmoins une expérience morale partagée et non illusoire dont la connaissance
est épistémiquement indépendante de notre esprit. Ainsi, il existe une
connaissance morale objective qui n’est pas déterminée par l’être humain, mais
celle-ci porte sur la manière dont nous faisons l’expérience de ce que nous
appelons la moralité, et non pas sur des propriétés morales ontologiquement
indépendantes de nous.
(3) Le nihilisme moral métaéthique59
: Les faits moraux n’ont aucun fondement
ontologique indépendant de nous, et s’il existe une connaissance morale, celle-ci
est épistémiquement dépendante de nous. Dans ce dernier cas, l’ensemble de ce
que nous appelons la moralité est une construction humaine illusoire qui peut
varier d’un individu à un autre, ou d’un groupe d’individus à un autre.
58
Je m’inspire ici de Korsgaard, 1996, p. 35 où cette dernière fait la distinction entre un réalisme moral
substantiel et un réalisme moral procédural. Néanmoins, si je maintiens l’idée de ce qu’elle appelle le
réalisme substantiel, j’oppose plutôt cette forme de réalisme au réalisme moral phénoménologique, une
famille de théories à l’intérieur de laquelle on pourrait retrouver l’idée de réalisme moral procédural. 59
Je précise « métaéthique » puisqu’une telle conception n’implique pas nécessairement que l’on défende le
nihilisme moral du point de vue de l’éthique normative. Je fais la distinction entre un nihilisme moral
métaéthique, qui porte sur les fondements ontologiques et épistémiques de la moralité, et un nihilisme moral
normatif, qui soutiendrait que nous n’avons pas à nous soumettre à aucun système moral.
25
Cette division étant proposée, voyons un peu plus en détail ce que chacune de ces
familles implique.
Le réalisme substantiel regroupe les théories réalistes traditionnelles (naturalistes et
non-naturalistes). L’objectif des théories métaéthiques adhérant à cette famille est
d’expliquer en quoi consistent les propriétés morales, puis comment il nous est possible de
les connaître et de les percevoir. Par ailleurs, il importe de souligner que les propriétés
morales demeurent ontologiquement indépendantes de nous-mêmes si seul l’être humain
est apte à percevoir ces propriétés, et que la seule fonction de ces propriétés consiste à nous
permettre de distinguer le bien du mal. En effet, tel qu’expliqué précédemment60
, c’est
notre perception de ces propriétés morales qui est ontologiquement dépendante de notre
existence, et non pas les propriétés morales en elles-mêmes.
De son côté, puisqu’il affirme l’existence d’une expérience morale commune à tous et
épistémiquement indépendante de nous, le réalisme phénoménologique doit décrire en quoi
consiste exactement cette expérience, et comment celle-ci mène à des jugements moraux
communs ou non. En effet, le réalisme phénoménologique peut autant nous mener à ces
deux conclusions contraires. Les théories constructivistes « kantiennes » sont des exemples
de théories métaéthiques qui affirment que la véritable expérience morale est celle qui nous
mène à la compréhension de vérités morales universelles et objectives (les impératifs
catégoriques de Kant). D’un autre côté, les théories non cognitivistes (l’émotivisme,
l’expressivisme, etc.), les théories de la sensibilité et les théories constructivistes
humiennes sont toutes des théories métaéthiques décrivant l’expérience morale comme une
chose unique et commune – du point de vue du type d’expérience –, bien que cette
expérience ne mène pas nécessairement aux mêmes jugements moraux d’un individu à
l’autre.
Finalement, l’objectif des théories métaéthiques adhérant au nihilisme moral
métaéthique – soit l’approche à laquelle adhèrent les théoriciens de l’erreur – est
d’expliquer pourquoi nous sommes dans l’erreur lorsque nous affirmons que la moralité
relève d’une expérience commune ou d’une réalité morale indépendante de nous. En
60
Voir la section « Indépendance ontologique et perception » de ce mémoire.
26
d’autres mots, les nihilistes moraux métaéthiques doivent expliquer en quoi les principales
thèses des réalistes substantiels et des réalistes phénoménologiques sont erronées. Ils
doivent démontrer, premièrement, qu’il n’y a pas de faits moraux extérieurs à nous qui
pourraient être adéquatement décrits par notre langage (il s’agit là d’une illusion), et
deuxièmement, qu’il n’existe pas non plus d’expérience phénoménologique commune dont
tous feraient l’expérience lorsque des jugements moraux sont en jeu.
Dans ce sens, l’illusion de la moralité décrite par les théoriciens de l’erreur n’est pas
considérée comme une expérience phénoménologique commune. En effet, le type d’illusion
ici en cause suppose une construction humaine fictive qui varie en fonction des individus et
cultures qui ont construit cette fiction (comme les athées considèrent que toutes les
croyances à propos de Dieu ne sont que des fictions variant en fonction des différentes
religions). Peut-être avons-nous développé un langage à l’égard de la moralité, et peut-être
ce langage a-t-il une influence sur notre imagination, mais ce langage décrit tout au plus des
conventions sociales localisées ou des idées qui varient d’un individu à l’autre (et d’un
groupe d’individus à l’autre). Ce faisant, les nihilistes moraux métaéthiques cherchent aussi
parfois à expliquer en quoi le langage moral peut avoir une utilité ou non.
À la lumière de ces différentes distinctions, il apparaît qu’une telle tripartition a pour
premier avantage de permettre de mieux comprendre les présupposés fondamentaux à la
base de chacune des théories métaéthiques et les principaux objectifs de ces dernières. Elle
permet aussi de cesser de voir les théories généralement associées à l’antiréalisme moral
comme étant nécessairement en désaccord avec l’idée d’une « réalité morale ». Pour les
antiréalistes pouvant être associés au réalisme phénoménologique, il existe quelque chose
comme une réalité morale, mais cette dernière doit être comprise non pas comme réalité
substantielle ontologiquement indépendante de nous, mais comme expérience morale
commune bien réelle ; il ne s’agit pas d’une illusion. C’est à ce genre de « réalisme » que
s’identifient des auteurs pourtant associés à l’antiréalisme, comme David Copp, Christine
Korsgaard, et Jesse Prinz.
Bien qu’elle soit ontologiquement dépendante de nous, l’expérience morale des
réalistes phénoménologiques a des fondements qui sont épistémiquement indépendants de
nous ; nous pouvons réussir à correctement la comprendre en étudiant le phénomène tel
27
qu’il se manifeste chez tous les êtres humains. Bref, pour les réalistes phénoménologiques,
l’expérience morale n’a rien d’arbitraire ; lorsque des jugements moraux sont en cause, le
type d’expérience vécue par les individus est toujours le même. Et ce peut être le cas même
si cette expérience commune n’implique pas nécessairement que nous devons tous adhérer
aux mêmes jugements moraux.
Chapitre 2 : Réconcilier le cognitivisme et le non-
cognitivisme moral
Nous avons vu au premier chapitre que la question du cognitivisme est bien distincte
de la question du réalisme moral. C’est que le réalisme moral s’intéresse surtout à des
enjeux ontologiques, alors que le cognitivisme relève davantage de questions centrées sur la
philosophie de l’esprit, la sémantique, et l’épistémologie morale. En d’autres mots, si la
question du réalisme moral porte sur l’existence (ou l’inexistence) d’une certaine réalité
morale, et par le fait même, sur l’existence (ou l’inexistence) d’une connaissance
indépendante de nous à ce sujet, la question du cognitivisme porte sur la façon dont nous
connaissons cette réalité (ou cette illusion) morale. Elle vise à répondre à des questions du
type61
:
(1) Si elle existe, comment percevons-nous la réalité morale ?
(2) Quel état d’esprit les jugements moraux impliquent-ils ?
(3) Comment pouvons-nous exprimer ces jugements par le langage ?
(4) Ces jugements peuvent-ils être dits vrais ou faux ?
Ainsi, bien que les deux questions (celle du cognitivisme et celle du réalisme)
puissent avoir une influence l’une sur l’autre, elles demeurent indépendantes. Une théorie
favorisant le réalisme substantiel, le réalisme phénoménologique ou le nihilisme
métaéthique peut tout autant défendre le cognitivisme que le non-cognitivisme moral.
Néanmoins, la façon dont cette défense sera développée variera en fonction des
présupposés ontologiques que l’on admet.
Ce chapitre vise à clarifier la question du cognitivisme moral en proposant une théorie
métaéthique subjectiviste exemplifiant les caractéristiques du réalisme phénoménologique.
À la suite de Jesse Prinz, je soutiens que le phénomène moral a des fondements
épistémiquement indépendants de nous ; il s’explique par l’expérience universelle de
certaines émotions dites morales comme la colère, le mépris, le dégoût, la culpabilité et la
61
Mark Schroeder, 2010, pp. 4-9 ; Zimmerman, 2010, pp. 1-3.
30
honte62
. À partir de ces émotions morales, nous pouvons former des désirs moraux, à savoir
le désir d’éviter de ressentir des émotions morales négatives. Mais l’expérience du désir
moral est seulement la première condition de la moralité. La moralité dépend aussi d’une
seconde condition : être apte à former des croyances à propos de ces désirs moraux.
Pour développer une telle théorie, je soutiendrai que le véritable enjeu opposant les
cognitivistes et les non-cognitivistes n’est pas celui de la valeur de vérité des jugements
moraux, mais plutôt celui des états mentaux en cause : les jugements moraux relèvent-ils
d’états cognitifs (des croyances) ou d’états conatifs (des états nous poussant à l’action). En
centrant le débat sur la question des états mentaux impliqués, il devient inévitable de faire
référence à la théorie humienne de la motivation, que ce soit pour l’admettre ou pour la
critiquer. À la suite de Ruwen Ogien, je soutiens que la dichotomie entre croyances morales
et désirs moraux doit être abandonnée63
. Pour justifier cette position, je m’inspirerai
d’abord de la thèse de Stéphane Lemaire64
au sujet du rôle des émotions dans nos désirs,
pour ensuite exposer la théorie de Prinz au sujet des émotions morales.
Ce faisant, le réalisme phénoménologique subjectiviste réconcilie le cognitivisme et
le non-cognitivisme moral en rejetant la dichotomie qui oppose ces deux positions. Selon
cette théorie, le désir moral et la croyance morale ne sont pas réellement des entités
distinctes, mais plutôt deux façons de se rapporter à l’expérience subjective du désir moral :
l’expérience du désir moral telle qu’elle est vécue (le désir en tant que tel) se trouvant en
constante relation avec l’expérience du désir moral telle que nous projetons, par notre
imagination, qu’elle est ou sera vécue dans certaines situations (la croyance morale). Cette
façon de voir les choses permet de rendre compte à la fois du rôle motivant des croyances
morales – puisqu’elles ne font qu’exprimer nos croyances à propos d’états motivants, à
savoir nos désirs – et de leur aspect descriptif et objectif – car lorsque je fais un jugement
moral, j’exprime réellement une croyance à propos d’une expérience qui peut être attestée
comme étant vraie ou fausse.
62
Prinz, 2007. 63
Ogien, 1999, pp. 108-110. 64
Lemaire, 2008.
31
Les enjeux traditionnels du cognitivisme et non-cognitivisme moral
Forces et faiblesses du cognitivisme moral
La thèse du cognitivisme moral peut être ainsi résumée : les jugements moraux
relèvent de croyances qui peuvent être dites vraies ou fausses. Et par opposition, le non-
cognitivisme associe les jugements moraux à des états conatifs qui ne peuvent être dits
vrais ou faux65
. Les deux conceptions ont leurs forces et leurs faiblesses.
En affirmant que les jugements moraux relèvent de croyances visant66
à décrire un
contenu factuel indépendant de nous, le cognitivisme rend bien compte des formulations
affirmatives et descriptives dans lesquelles nous employons habituellement les jugements
moraux67
. Cet aspect factuel et descriptif du langage moral est ce qui fait la première force
du cognitivisme. En fait, pour un philosophe comme David Brink, c’est précisément ce qui
fait la popularité de cette position : « Nous commençons (tacitement) comme des
cognitivistes et réalistes en éthique. [Nous croyons] que les énoncés moraux sont des
assertions qui peuvent être vraies ou fausses ; et [que] certaines personnes perçoivent mieux
les faits moraux que d’autres68
».
Ainsi, non seulement le cognitivisme rend-il facilement compte du caractère
descriptif du langage moral sans avoir à développer une théorie du langage propre à celui-ci
(ce que doit faire le non-cognitivisme), mais il a aussi l’avantage de mettre clairement en
évidence le fait que les jugements moraux aspirent à l’objectivité69
. Comme toute
affirmation descriptive vise à décrire un fait du monde, le jugement moral vise aussi à
décrire une réalité que l’on peut connaître. Il suffit alors que le jugement soit en adéquation
avec cette réalité pour être vrai. Si ce n’est pas le cas, il est faux. Il ne s’agit pas d’une
65
Joyce, 2009, Section 3 ; Mark Schroeder, 2010, p. 12 ; Van Roojen, 2012, Introduction. 66
Que ce contenu existe, comme dans les théories du réalisme substantiel, ou non, comme dans les théories de
l’erreur. Dans ce dernier cas, les théoriciens de l’erreur soutiennent que les jugements moraux visent à
décrire un contenu factuel, mais que celui-ci n’a finalement aucune véritable existence. Conséquemment,
pour les théoriciens de l’erreur, tous les jugements moraux sont faux. 67
Fischer et Kirchin, 2006, pp. 2-3 et 8. 68
Brink, 1989, p. 23. Je traduis de l’anglais. 69
Encore une fois, un théoricien de l’erreur peut admettre cette aspiration à l’objectivité, tout en soutenant
que cette aspiration est vouée à l’échec (puisqu’il n’y a aucun objet à connaître).
32
question subjective, mais d’une aptitude à décrire correctement une réalité objective. C’est
là l’autre intérêt des positions cognitivistes, comme le souligne Michael Smith :
Nous semblons penser que les interrogations morales ont des réponses correctes ;
que ces réponses correctes le sont en vertu du fait qu’elles font référence à des faits
moraux objectifs ; que ces faits moraux sont entièrement déterminés par des
circonstances, et que, en nous engageant dans une conversation à propos
d’arguments moraux, nous pouvons découvrir ce que sont ces faits moraux
déterminés par des circonstances70
.
Mais le cognitivisme ne présente pas que des avantages. Si le langage moral
cognitiviste semble bien décrire des faits du monde, comment ces faits en eux-mêmes
peuvent-ils nous motiver à agir ?
Pour mieux comprendre l’enjeu, il faut avoir en tête la théorie humienne de la
motivation. Celle-ci soutient que les croyances et les désirs sont deux états psychologiques
distincts, et que seuls les désirs peuvent nous motiver à agir, jamais les croyances. Dans
cette conception de la psychologie humaine, une croyance vise à décrire le monde. Ce
faisant, nous devons corriger nos croyances lorsque nous prenons conscience qu’elles ne
sont pas en adéquation avec ce qu’elles visent à décrire.
Par exemple, si j’ai la croyance qu’il fait beau dehors alors qu’il pleut, je dois changer
ma croyance pour qu’elle soit en adéquation avec l’état de fait dont je cherche à rendre
compte : la météo là où je me trouve. Ce n’est pas le monde qui doit s’adapter à nos
croyances, mais plutôt nous qui devons adapter nos croyances en fonction de ce que le
monde est. Ce faisant, les croyances ne peuvent pas avoir d’influence sur nos actions, ou
plutôt, elles peuvent seulement nous indiquer les moyens à prendre pour satisfaire certains
désirs. Car, contrairement aux croyances, nos désirs nous incitent à modifier le monde qui
nous entoure afin qu’il soit conforme à ce qu’on veut qu’il soit. En résumé, le désir est la
pulsion qui nous pousse à agir, et la croyance nous permet alors de déterminer les moyens –
conformément aux faits – permettant de satisfaire ce désir71
.
70
Smith, 1994, p. 6. Je traduis de l’anglais. 71
L’on retrouve cette théorie en termes de passions et raison – plutôt qu’entre termes de désirs et croyance –
dans Hume, 1740, pp. 50-54. La théorie en termes de désirs et croyances se retrouve formulée dans de
nombreux ouvrages. Voir entre autres : Lemaire, 2008, pp. 77-78 ; Ogien, 1999, pp. 74-77 ; Smith, 1994,
pp. 7-9.
33
Même si Hume considère que les jugements moraux relèvent des désirs – il juge que
les jugements moraux doivent nécessairement nous motiver à agir72
– il est possible
d’adhérer à la théorie humienne de la motivation sans pour autant adhérer à la théorie
humienne de la moralité. On peut considérer que les croyances et les désirs relèvent bien de
deux états distincts et que seuls les désirs peuvent nous motiver à agir – conformément à ce
que Hume croyait –, tout en soutenant que les jugements moraux relèvent de croyances et
non pas de désirs. Dans ce dernier cas, les jugements moraux ne peuvent donc pas
réellement nous motiver à agir. C’est ce qu’on appelle l’externalisme motivationnel73
.
Le modèle humien ne pose pas de problème pour les croyances non morales. En effet,
pour ce type de croyances, il n’est pas problématique de soutenir qu’une croyance n’a pas
d’influence sur nos motivations à agir. Du moins, tant qu’il n’y a pas de désir qui peut être
éveillé par ma croyance. Par exemple, le fait de croire que le petit objet rond et rouge
devant moi est une pomme n’a pas d’influence sur mes motivations à agir, à moins que
j’aie un désir qui soit lié à cet objet (le désir de manger une pomme, par exemple). Mais
pour une croyance morale, il s’agit d’un problème fondamental. Il semble en effet étrange,
voire absurde, de dire que si je crois qu’une chose est mal, cela n’entraîne pas pour autant
une motivation à agir conformément à cette croyance74
. Au contraire, il est largement admis
que les jugements moraux sont nécessairement motivants. C’est ce qu’on appelle
l’internalisme motivationnel75
. Mais comment expliquer que les croyances morales sont
motivantes si nous affirmons que la théorie humienne de la motivation est valide76
et que
les jugements moraux relèvent de croyances ? Il s’agit là de l’un des principaux problèmes
que doit expliquer le cognitivisme.
Forces et faiblesses du non-cognitivisme moral
Si le cognitivisme peine à expliquer le lien entre croyance morale et motivation à agir,
le non-cognitivisme explique ce lien sans aucune difficulté. C’est le cas car il a pour thèse
72
Hume, 1740, pp. 50-51. 73
Rosati, 2008, Section 3.2. 74
Mark Schroeder, 2010, pp. 9-12 ; Smith, 1994, pp. 6-7. 75
Rosati, 2008, Section 3.2. 76
Une théorie que certains philosophes, comme Michael Smith, considèrent être la théorie de la psychologie
humaine « standard ». Smith, 1994, p. 7.
34
centrale d’affirmer que les jugements moraux ne font qu’exprimer un état d’esprit conatif :
un état qui nous pousse à l’action. Pour Mark Schroeder, c’est la principale raison qui attire
les philosophes vers le non-cognitivisme77
. Ainsi, si plusieurs amorcent leur réflexion
éthique en ayant l’intuition du cognitivisme moral – tel que David Brink le soulignait78
–,
cette intuition est parfois abandonnée en faveur du non-cognitivisme. Une explication
simple de l’internalisme motivationnel est un aspect qui semble en effet manquer au
cognitivisme moral. Il ne peut y parvenir qu’en faisant appel à des explications plus
complexes qui sont à leur tour critiquées79
.
Mais cette force a aussi un coût. Par opposition au cognitivisme qui explique
facilement les formulations descriptives du langage moral et les arguments logiques qui
découlent des propositions pouvant être faites avec ce langage, le non-cognitivisme se
heurte au problème de Frege-Geach. L’exemple d’argument logique suivant tiré de l’article
« Assertion » de Peter Geach80
permet de bien expliquer le problème :
(P1) Si tourmenter le chat est mal, alors demander à votre petit frère de tourmenter le
chat est mal ;
(P2) Tourmenter le chat est mal ;
(C) Donc demander à votre petit frère de tourmenter le chat est mal.
À première vue, cet argument modus ponens est tout à fait valide. La prémisse P1
contient les propositions A et B, où A implique B (en langage formel : A → B, soit
l’antécédent A = « Tourmenter le chat est mal », et la conclusion B = « Demander à votre
petit frère de tourmenter le chat est mal »), et P2 contient la simple assertion de la
proposition A. Du moins, cet argument modus ponens est valide si l’on juge que la
proposition A, « Tourmenter le chat est mal », est la même dans P1 et P2, et qu’il s’agit
bien d’une proposition, ce que peut faire un cognitiviste. Mais pour un non-cognitiviste, la
tâche ne peut se résumer à cela, puisqu’il nie précisément qu’un énoncé moral comme P2,
77
Mark Schroeder, 2010, p. 13. 78
Brink, 1989, p. 23. Je traduis de l’anglais. 79
L’une des stratégies habituelles consiste à postuler que les faits moraux ont une nature telle qu’ils ont une
influence sur nos désirs. C’est contre une théorie de ce genre que l’argument de l’étrangeté de Mackie
s’oppose (1977, pp. 36-42). Voir Joyce, 2009, Supplément 4.1 et Miller, 2003, pp. 116-118 pour un résumé
de l’argument. 80
Geach, 1965, p. 463. Je traduis de l’anglais.
35
soit « Tourmenter le chat est mal » relève d’une proposition ; pour ce dernier, P2 n’est que
l’expression d’un état conatif qui ne peut être dit vrai ou faux. La théorie du non-
cognitiviste le force donc à affirmer que la proposition A contenue à la fois dans P1 et P2
relève en fait d’un cas d’équivocité, et la conclusion C ne peut donc pas découler de telles
prémisses81
.
Le problème pour le non-cognitiviste est que malgré ce que le force à admettre sa
théorie, cet argument modus ponens est bel et bien valide pour quiconque emploie celui-ci ;
celui qui formule cet argument fait bien référence aux mêmes concepts lorsqu’il les
emploie dans P1 et P2. Le non-cognitiviste doit donc expliquer comment ce genre
d’argument moral couramment employé dans notre langage peut être valide, malgré les
implications de sa théorie.
Par ailleurs, en plus de ce problème, le non-cognitiviste doit aussi tenter d’expliquer
en quoi les débats moraux peuvent avoir une utilité. Si les jugements moraux ne servent
qu’à exprimer des états conatifs et que ceux-ci ne peuvent pas être vrais ou faux, alors ils ne
peuvent pas être en adéquation avec une réalité objective sur laquelle nous pouvons nous
entendre. Dans ce cas, pourquoi débattons-nous à propos des jugements moraux que nous
devons adopter ? Pourquoi tenter de convaincre autrui du bien-fondé de nos jugements
moraux, si ceux-ci ne relèvent que de l’expression d’un désir personnel et qu’il n’existe
aucun « standard » objectif permettant de définir ce qui est bien et ce qui est mal au-delà de
nos sentiments personnels ou de nos pratiques culturelles82
?
D’une part, un tel relativisme des jugements moraux est loin de faire l’unanimité.
D’autre part, certains philosophes comme James Rachel font remarquer que les valeurs
fondamentales des êtres humains ne sont peut-être pas si différentes après tout83
. Dans ce
dernier cas, comment expliquer une telle convergence des jugements moraux s’ils ne font
qu’exprimer des sentiments personnels plutôt que des faits objectifs ?
81
Ce problème classique se retrouve résumé dans de nombreux ouvrages de métaéthiques. Voir entre autres :
Lemaire, 2008, pp. 83-85 ; Mark Schroeder, 2010, pp. 50-54 ; Van Roojen, 2012, Section 4.1. 82
Rachel, 2001, pp. 57-59. 83
Ibid., pp. 59-61.
36
Le problème moral
À la lumière d’un tel tableau des forces et faiblesses du cognitivisme et du non-
cognitivisme, une évidence apparaît : ce qui fait la force d’une position se révèle être la
faiblesse de l’autre, et vice-versa. En effet, si le cognitivisme explique bien l’aspect
descriptif et objectif des jugements moraux, il rend difficilement compte de l’aspect
motivant des jugements moraux (en tenant compte de la théorie humienne de la
motivation). Inversement, si le non-cognitivisme explique parfaitement l’aspect motivant
des jugements moraux (toujours en tenant compte de la théorie humienne de la motivation),
il peine à offrir une explication satisfaisante du caractère descriptif et objectif du langage
moral.
Cette opposition ne serait pas problématique si nous avions communément l’intuition
que seulement l’une des forces est réellement pertinente – disons l’aspect motivant des
jugements moraux –, alors que l’autre n’a pas d’importance – disons l’aspect descriptif et
objectif du langage moral –, mais ce n’est pas le cas. Comme le fait remarquer Michael
Smith, nous avons généralement l’intuition que les jugements moraux et le langage moral
supposent trois propriétés84
:
(1) Les jugements moraux de la forme de « il est bien que je X » expriment une
croyance possédée par un agent à propos d’un fait objectif du monde, un fait à
propos de ce qu’il est bien de faire pour lui.
(2) Si quelqu’un juge qu’il est bien de faire X alors, ceteris paribus, il est motivé à
faire X.
(3) Un agent est motivé à agir d’une certaine façon dans le cas où il a un désir qui va
dans ce sens et une croyance moyen-fin associée, où la croyance et le désir
relèvent, dans les termes de Hume, d’une existence distincte.
Mais en fonction de ce que nous avons vu au sujet des forces et faiblesses du
cognitivisme et du non-cognitivisme, si l’on adhère à la proposition (3) – soit la théorie
84
Smith, 1994, p. 12. Je traduis de l’anglais.
37
humienne de la motivation –, les propositions (1) et (2) relèvent en fait de deux théories
contradictoires et opposées : le cognitivisme et le non-cognitivisme. Notre intuition de base
semble donc nous mener à une contradiction et à une incohérence. C’est ce que Michael
Smith appelle « le problème moral85
», et il faut chercher à le résoudre si l’on veut proposer
une théorie métaéthique convaincante.
Le cognitivisme moral : deux thèses distinctes
J’ai présenté le cognitivisme moral comme étant la thèse soutenant que les jugements
moraux relèvent de croyances qui peuvent être dites vraies ou fausses. Mais il faut en fait
constater que le cognitivisme (et par opposition, le non-cognitivisme) implique deux thèses
distinctes86
:
(1) Les états mentaux exprimés par les jugements moraux sont des croyances (plutôt
que des états conatifs);
(2) Ces jugements peuvent être dits vrais ou faux.
Bien que les deux thèses soient liées, les deux n’en sont pas moins distinctes. Et cette
distinction n’est pas sans importance. Elle est ce qui permet de cerner plus précisément
l’aspect fondamental qui oppose les cognitivistes et les non-cognitivistes : soit l’opposition
entre croyance et état conatif.
Lorsque l’on considère les conséquences du cognitivisme et du non-cognitivisme sur
la valeur de vérité des jugements moraux, puis sur les constructions descriptives et logiques
qu’il est possible de faire avec le langage moral, il ne s’agit pas de la question centrale,
mais plutôt d’une question qui vient en second lieu. Celle-ci relève des conséquences des
théories de la vérité ou du langage auxquelles l’on adhère. Plus précisément, cette question
concerne les implications des théories de la vérité et du langage lorsqu’elles sont appliquées
à l’opposition entre croyances et états conatifs.
85
Idem, pp. 11-13. 86
Van Roojen, 2012, Section 1.
38
Par exemple, si l’on adhère à certaines conceptions minimalistes de la vérité, il est
envisageable de considérer que les jugements moraux relèvent de l’expression d’états
conatifs, tout en soutenant que ceux-ci peuvent tout de même être dits vrais ou faux. En
effet, selon certaines conceptions minimalistes de la vérité, le fait d’ajouter « est vrai (ou
faux) » à un énoncé ne fait qu’expliciter notre accord avec cet énoncé. Bref, selon cette
conception, tout énoncé peut être vrai, pour autant qu’il soit compréhensible et que l’on soit
en accord avec lui87
. Ces conceptions minimalistes de la vérité s’opposent aux conceptions
plus substantielles pour lesquelles ce qui est vrai est ce qui correspond à une description
d’un état de fait indépendant de nos croyances personnelles88
(le genre de théories de la
vérité que soutiennent habituellement les cognitivistes).
Par ailleurs, en ce qui concerne les réponses qu’un non-cognitiviste peut offrir au
problème de Frege-Geach, il faut se tourner vers les réflexions propres à la philosophie du
langage. Appliquées au problème du non-cognitivisme, ces réflexions visent à établir le
type de constructions logiques que l’on peut faire avec des attitudes comme les désirs et les
prescriptions. Ainsi, un non-cognitiviste pourrait affirmer qu’une meilleure compréhension
du langage permet de résoudre le problème de Frege-Geach. C’est le genre de stratégies
qu’adoptent Hare et Blackburn en défendant une logique des attitudes. C’est aussi ce que
l’on retrouve chez Gibbard qui défend une logique des normes89
.
Bref, les réflexions sur la valeur de vérité des jugements moraux étant secondes, le
débat épistémologique sur du cognitivisme et du non-cognitivisme moral repose
fondamentalement sur la question suivante : quels sont les états mentaux exprimés par les
jugements moraux ? À ce point de la réflexion, l’enjeu n’est pas de comprendre comment
les jugements moraux peuvent être vrais ou faux (s’ils le peuvent) et comment ces
87
Smith, 1999, Section « Minimalism »; Stoljar et Damnjanovic, 2012, Introduction. Je dois reconnaître qu’il
s’agit d’une interprétation des théories minimalistes de la vérité qui pourrait être contestée. Si les théories
minimalistes de la vérité soutiennent que d’adjoindre « est vrai » ou « est faux » à un énoncé n’ajoute rien
de plus à cet énoncé que ça simple affirmation ou négation, les théories minimalistes peuvent néanmoins
soutenir que les expressions d’états conatifs ne permettent pas de formuler des propositions pouvant être
qualifiées de vraies ou fausses, même dans un sens minimaliste. 88
Ogien, 1999, pp. 170-171. 89
Hare, 1952, 1970 ; Blackburn, 1984, 1988 ; Gibbard, 1992. Nous retrouvons un résumé de la stratégie de
Hare à propos de la logique des attitudes dans Mark Schroeder, 2010, pp. 48-49 et Van Roojen, 2012, 4.1.1.
Pour un résumé de la stratégie de Blackburn, voir Lemaire, 2008, pp. 85-89 et Van Roojen, 2012, 4.1.1.
Pour un résumé de celle de Gibbard, voir Lemaire, 2008, pp. 89-92 et Van Roojen, 2012, 4.1.2.
39
jugements peuvent être légitimement intégrés (ou non) dans des énoncés propositionnels
descriptifs plus ou moins complexes (par exemple, l’énoncé « Si tourmenter le chat est mal,
alors demander à votre petit frère de tourmenter le chat est mal »), mais tout simplement de
comprendre quel est l’état mental exprimé par un jugement moral et le langage moral.
La théorie humienne de la motivation et ses critiques
En centrant l’enjeu du cognitivisme et du non-cognitivisme sur la question des états
mentaux en cause, cela implique nécessairement de faire référence à la théorie humienne de
la motivation (laquelle est distincte de la théorie morale de Hume, comme je l’ai expliqué
précédemment), que ce soit pour y adhérer ou pour la critiquer. Je la résume à nouveau ; il
est important de l’avoir en tête pour ce qui suit.
Il existe deux grandes classes d’états mentaux distincts : les états relevant des
croyances, et les états relevant des désirs (nous pourrions aussi dire des pro-attitudes ou des
états conatifs). Par nos croyances, nous visons à décrire le monde tel qu’il est, puis par la
raison, nous pouvons corriger nos croyances afin que celles-ci soient conformes aux faits
du monde qu’elles décrivent. Inversement, les désirs ne peuvent être influencés par la
raison, car ceux-ci sont des pulsions originelles qui nous poussent à interagir avec le monde
qui nous entoure afin de le modifier, et ce, dans le but de combler ces pulsions. Selon cette
dichotomie des états mentaux, seuls les états relevant des désirs peuvent nous motiver à
agir et nous donner des fins. Les croyances ne servent que de moyens pour parvenir à nos
fins désirées.
En tenant compte de la théorie humienne de la motivation (que ce soit pour l’admettre
ou pour la critiquer), Stéphane Lemaire distingue trois voies mutuellement exclusives que
nous pouvons adopter pour expliquer les jugements moraux90
.
(1) Soit nous admettons la théorie humienne de la motivation, et nous affirmons que
les jugements moraux relèvent de désirs. Ceux-ci nous motivent donc à agir, mais
ils ne peuvent pas être rationnellement critiqués, car ils ne visent pas à décrire un
état de fait objectif (l’approche non cognitiviste).
90
Lemaire, 2008, p. 78.
40
(2) Soit nous admettons la théorie humienne de la motivation, mais nous affirmons
que les jugements moraux relèvent plutôt de croyances, et qu’ils ne peuvent donc
pas nous motiver à agir (l’approche cognitiviste externaliste).
(3) Soit nous rejetons la théorie humienne de la motivation, et nous affirmons que
bien que les jugements moraux relèvent de croyances, ces croyances ont tout de
même un pouvoir motivant sur nous (l’approche cognitiviste internaliste).
À la suite de cette schématisation, Stéphane Lemaire entreprend de défendre la
seconde voie. Il soutient que si nous avons des désirs nous inclinant à respecter nos
croyances morales, ceux-ci sont contingents : il n’existe pas véritablement de lien direct
entre nos croyances morales et nos désirs, mais seulement un lien indirect (ce qu’il appelle
un externalisme modéré91
). D’un autre côté, un penseur comme Ruwen Ogien nous
encourage plutôt à adopter la troisième voie, en présentant l’opposition dichotomique entre
croyances et désirs comme une dichotomie illusoire qui devrait plutôt être considérée
comme une distinction fonctionnelle et méthodologique :
Il est possible de présenter le désir comme une forme de croyance en ce qui est bon
pour moi, c’est-à-dire par un affaiblissement de la dichotomie des croyances et des
désirs, qui n’équivaut pas à une élimination de ces notions. […]
Les préférences, les possibilités et les choix où, dans le vocabulaire de la théorie de
l’action, les désirs, les croyances, les actions ne se présentent pas comme des choses
entièrement distinctes qui pourraient entrer en relation de covariation. Ce sont
seulement des notions utiles, des instruments d’interprétation pareils à des systèmes
de mesures.
Une grande partie des difficultés auxquelles sont confrontés les internalistes
cognitivistes ont pour origine le fait qu’ils admettent, avec Hume, que les
croyances, les désirs et les actions ont une sorte d’existence intrinsèque. Mais, s’ils
acceptaient de traiter les croyances, les désirs et l’action comme des notions
méthodologiques, rien ne leur interdirait de modifier l’ordre de présentation, ou
même de ne pas tenir compte de l’une ou l’autre de ces notions si, par son abandon,
ils pouvaient obtenir une meilleure interprétation de ce qui les préoccupe. […]
Tous ces arguments parlent en faveur de l’idée que les croyances et les désirs ne
sont pas des entités distinctes auxquelles il serait possible d’avoir un accès
indépendant. Ils nous laissent penser qu’on peut les considérer comme des notions
91
Ibid., 2008, pp. 113-121.
41
qui jouent des rôles différents selon les théories de l’action dans lesquelles elles
figurent92
.
D’un côté, Lemaire identifie correctement le rôle de nos émotions dans nos désirs,
mais il me semble que son analyse des croyances morales et son maintien de la dichotomie
entre désir et croyance ne reflètent pas correctement le phénomène moral. De l’autre côté,
Ogien met le doigt sur quelque chose de fondamental lorsqu’il nous dit qu’« il est possible
de présenter le désir comme une forme de croyance en ce qui est bon pour moi, c’est-à-dire
par un affaiblissement de la dichotomie des croyances et des désirs, qui n’équivaut pas à
une élimination de ces notions93
». Mais si pour Ogien cet affaiblissement est favorable au
réalisme substantiel, je crois qu’il l’est tout autant pour le réalisme phénoménologique. En
fait, je crois qu’en examinant ces deux positions à la lumière de la théorie de la moralité
avancée par Jesse Prinz dans The Emotional Construction of Morals94
, nous pouvons
correctement identifier la véritable relation entre les concepts de jugement moral,
d’émotion, de désir, de croyance et de motivation à agir.
Le jugement moral : entre désir et croyance
Qu’est-ce qu’un désir ?
Avant même de considérer quelle est la relation entre croyances, désirs et jugements
moraux, une question préliminaire s’impose : qu’est-ce qu’un désir exactement ?
Si nous cherchons à expliquer l’action, la thèse conceptuelle traditionnelle stipule que
le désir est ce que nous voulons et ce qui nous dispose à l’action, car nous visons à
satisfaire nos désirs (tout en considérant que ceux-ci peuvent être en compétition)95
. Cette
définition a l’avantage de clairement identifier un point de départ à l’action (d’un point de
vue théorique et conceptuel). Néanmoins, pour mieux comprendre le désir, nous avons
intérêt à identifier plus précisément le fonctionnement de ce dernier d’un point de vue
phénoménologique. À ce sujet, la thèse de Stéphane Lemaire est on ne peut plus pertinente.
92
Ogien, 1999, pp. 108-110. 93
Ibid. p. 108. 94
Prinz, 2007. 95
Tim Schroeder, 2009, Section 1.1.
42
Il la résume ainsi : « la connaissance de nos désirs dérive de nos émotions et de nos
expériences de douleur ou de plaisir96
»
L’idée générale est que les désirs supposent toujours l’un des deux objectifs suivants :
faire cesser un état physiologique désagréable ou favoriser un état physiologique agréable97
.
Par état physiologique, il faut comprendre une réaction du corps qui résulte du
fonctionnement normal de celui-ci (le besoin de nourriture, de sommeil, etc.) ou d’un
stimulus extérieur (une blessure, un danger, etc.) et que nous percevons par une sensation
(la faim, la fatigue, la douleur, etc.) ou des émotions (la peur, l’excitation, etc.). Les états
physiologiques agréables sont ceux pour lesquels un individu ressent une envie instinctive
le poussant à les prolonger, et inversement, les états physiologiques désagréables sont ceux
qui nous poussent à agir de façon à les faire cesser. Dans cette optique, la douleur est
conçue comme un état physiologique intrinsèquement désagréable, et le plaisir comme un
état intrinsèquement agréable. De leur côté, les émotions peuvent avoir une valence
négative (la peur), neutre (l’étonnement), ou positive (la joie), « mais il n’est pas
impossible que la même émotion puisse avoir une valence distincte selon le contexte ou le
moment98
».
Ainsi, si l’on exclut les désirs qui nous viennent de nos réactions instinctives visant à
éviter la douleur ou à faire perdurer un état de plaisir immédiat, la plupart de nos désirs
viennent de nos émotions. Dans ces cas, le désir naît lorsque nous faisons l’expérience
d’une émotion négative ou positive, puis que nous ressentons le besoin que celle-ci cesse
(dans le cas des émotions négatives) ou perdure (dans le cas des émotions positives). Et
parce que le désir des fins entraîne le désir des moyens, nos désirs peuvent autant porter
directement sur la motivation de faire cesser une émotion négative (ou de faire perdurer une
émotion positive), que sur les moyens permettant de satisfaire une telle motivation99
. Par
exemple, si je peux tout simplement désirer être heureux (le désir pour une émotion
96
Lemaire, 2008, p. 55. 97
Ibid., chapitre 3. 98
Ibid., p.60. 99
Il s’agit en quelque sorte de la distinction précisée par Lemaire au sujet de l’accès à nos désirs par la voie
simple et par la voie passant par le contenu, bien que la distinction de Lemaire soit un peu plus complexe.
Ibid., pp. 60-61.
43
positive en elle-même), il est aussi tout à fait normal que je désire les moyens qui me
permettent d’être heureux.
Il faut toutefois approfondir cette conception du désir afin de mieux rendre compte de
la complexité de l’expérience en question. En résumé, il faut concevoir qu’à chaque
moment :
(1) Il nous est possible de faire naître un désir au moment présent grâce à la
projection par l’imagination d’une émotion négative/positive dans le futur100
;
(2) Notre corps ne ressent pas l’effet d’un seul désir à la fois, plusieurs désirs peuvent
entrer en compétition ;
(3) Les multiples désirs qui nous assaillent ne sont pas tous du même degré101
, et ce
degré peut varier dans le temps ;
(4) En fonction de ces degrés, les désirs ne se présentent pas tous consciemment à
notre esprit102
.
Premièrement, tout désir peut avoir pour cause une perception immédiate, mais il peut
aussi naître de la projection d’une perception passée ou à venir. Dans le cas des perceptions
immédiates, le désir naît parce que nous ressentons des expériences auxquelles nous
sommes soumis au moment présent, que ce soit des émotions qui résultent de l’expérience
de sensations immédiates (par exemple, la douleur et la faim) ou de circonstances dans
lesquelles nous nous trouvons actuellement (par exemple, un événement angoissant ou
agréable). Dans le cas des projections mentales, le désir naît parce que notre esprit nous
permet de nous imaginer en train de vivre une émotion négative/positive en fonction des
situations dans lesquelles nous jugeons pouvoir nous retrouver. Dans ce dernier cas, le
souvenir d’une émotion négative/positive passée ou la projection par l’imagination d’une
telle émotion dans le futur peut faire naître une certaine émotion négative/positive au
moment présent. Dans tous les cas, à partir de ces expériences négatives ou positives, nous
100
Ibid., pp. 122-127. 101
Ibid. p. 57. 102
Ibid. pp. 29-33.
44
serons motivés à agir de façon à minimiser ou favoriser l’expérience de ces émotions dans
l’immédiat ou dans un futur plus ou moins proche.
Par ailleurs, lorsque l’on considère un moment en particulier, toutes les émotions ne
se présentent pas aussi intensément à notre esprit. Conséquemment, les désirs n’ont pas
tous la même intensité, car celle-ci varie en fonction de l’intensité de l’émotion qui
présuppose le désir. Pour prendre l’exemple de la faim, il est concevable que tant que votre
sensation de faim est faible, vous n’éprouviez pas réellement une sensation de déplaisir vis-
à-vis celle-ci ; vous serez alors beaucoup plus occupé à accomplir des tâches qui sont
source d’une plus grande satisfaction ou qui vous permettent de minimiser l’expérience
d’émotions négatives. Par exemple, vous pourriez négliger votre faim afin de faire avancer
un projet qui vous préoccupe, et ainsi éviter l’anxiété pouvant résulter d’un travail qui
n’avance pas suffisamment rapidement. Néanmoins, plus la sensation de douleur engendrée
par la faim deviendra intense, plus le désir de manger deviendra fort. Celui-ci se présentera
éventuellement comme un désir plus fort que vos autres désirs, ce qui vous incitera alors à
agir en conséquence. Et comme nous faisons toujours l’expérience de plusieurs émotions et
sensations à la fois (variant en intensité), nous avons toujours plusieurs désirs à la fois (qui
varient eux aussi en intensité). Ceci implique que certains désirs puissent être
contradictoires ; nous déciderons alors d’agir selon les désirs que nous jugeons les plus
susceptibles de nous permettre de vivre des émotions positives, ou d’agir selon ceux qui
nous permettent d’éviter des émotions négatives.
Finalement, si certaines émotions n’atteignent pas un certain seuil d’intensité, il est
possible que certaines émotions ne se manifestent pas consciemment à notre esprit, bien
que notre corps réagisse à ces émotions. En d’autres mots, les désirs occurrents – ceux qui
supposent une expérience émotionnelle actualisée à un moment donné – peuvent être
inconscients et tout de même avoir une influence sur nos comportements.
Par exemple, je peux croiser et décroiser mes jambes, je peux tapoter avec mes
doigts sur la table, etc. Or, ce sont là d’authentiques actions qui peuvent
certainement répondre au fait que je ne me sens pas bien ou pas à l’aise. Dès lors, il
semble bien qu’on puisse dire qu’en croisant les jambes, je satisfais un désir même
45
si ce désir, parce qu’il était très faible – l’inconfort que nous éprouvions n’étant pas
perçu – n’était pas conscient103
.
En résumé, nous pouvons avoir des désirs parce que nous sommes disposés à ressentir
certaines sensations et émotions que nous voulons faire perdurer ou faire cesser. À partir de
cette expérience et de notre raison, nous pouvons apprendre à connaître nos désirs ; c’est ce
que nous faisons lorsque nous prenons conscience des circonstances qui sont cause de
certaines sensations et émotions. Par ailleurs, nous pouvons apprendre à satisfaire nos
désirs ; c’est ce que nous faisons lorsque nous prenons conscience des actions qui
permettent de maintenir ou de faire cesser les sensations et émotions impliquées dans ceux-
ci.
Ceci étant dit, il ne faut pas oublier que notre expérience du désir est complexe. Pour
chaque moment donné, elle implique l’expérience de sensations et émotions diverses
variant toutes en intensité et venant de sources multiples. Nos désirs ne se présentent donc
pas tous clairement à notre esprit. Bref, la connaissance de nos désirs est possible, mais elle
n’est pas toujours chose facile.
Le rôle des émotions dans nos jugements moraux
Une fois cette théorie du désir proposée, Lemaire soutient que nos croyances morales
ne sont pas des désirs. Si nous pouvons avoir des désirs nous inclinant à respecter nos
croyances morales, ceux-ci ne sont pas directement engendrés par ces croyances ; ils sont
contingents, bien qu’il y ait un lien indirect entre le fait d’avoir une croyance morale et le
fait de désirer la respecter104
.
Je crois que Lemaire identifie correctement le rôle des émotions dans nos désirs, mais
que sa conception des croyances morales manque la cible : elle ne tient pas compte du lien
qui existe entre nos émotions et nos croyances morales. Pour corriger ce dernier constat,
nous pouvons nous tourner vers la théorie métaéthique de Jesse Prinz. Celle-ci décrit
beaucoup mieux le rôle des émotions dans nos jugements moraux.
103
Ibid., p. 30. 104
Ibid., pp. 113-121
46
Dans The Emotional Construction of Morals, Prinz avance l’idée selon laquelle il
existe des émotions spécifiquement liées à la moralité105
. Les émotions impliquées seraient
distinctes et spécifiques selon trois types « d’ordre » qu’un individu peut transgresser : le
respect d’un membre de notre communauté, le respect de la hiérarchie de la communauté,
et le respect d’un « ordre naturel des choses ». Ces trois ordres se seraient développés avec
l’évolution de l’être humain en société, et selon les trois types de transgressions possibles,
les émotions impliquées seraient respectivement la colère, le mépris et le dégoût. Il s’agit là
de l’hypothèse du « système CAD » (Contempt, Anger, Disgust ; soit mépris, colère et
dégoût en français) développée par Paul Rozin et al. dans « The CAD triad hypothesis: A
mapping between three moral emotions (contempt, anger, disgust) and three moral codes
(community, autonomy, divinity) »106
.
Prinz adhère au modèle, mais en proposant quelques modifications. Sans trop entrer
dans les détails, la thèse défendue est la suivante. La moralité relève de l’existence de deux
émotions morales primaires : la colère et le dégoût. Le mépris serait en fait la combinaison
de ces deux émotions. Cette combinaison se produit lorsque nous percevons la
transgression des « droits » d’un individu faisant partie d’un rang supérieur à l’intérieur de
l’ordre hiérarchique de notre communauté107
. Ces émotions – la colère, le dégoût et le
mépris – sont en fait des émotions « réactives », c’est-à-dire qu’elles se manifestent en
réaction à la perception d’un comportement chez autrui – celui de transgresser l’un des trois
ordres mentionnés108
. Ce type d’émotions peut toutefois aussi se manifester lorsque nous
sommes nous-mêmes l’auteur de la transgression. Dans ce dernier cas, ces émotions sont
appelées « réflexives », et nous nommons ces émotions : la culpabilité (le pendant de la
colère) et la honte (le pendant du dégoût). Lorsque nous manquons nous-mêmes de respect
envers une autorité légitime de notre communauté, nous n’avons pas vraiment de terme
pour décrire la combinaison de la culpabilité et de la honte, mais Prinz soutient que dans
ces cas, nous ressentons un mélange de culpabilité et de honte109
.
105
Prinz, 2007, Section 2.2. 106
Rozin et al., 1999. 107
Prinz, 2007, pp. 73-76. 108
Ibid., Section 2.2.1. 109
Ibid., Section 2.2.2.
47
Prinz ne nie pas que nous pouvons avoir des émotions positives liées à la moralité,
mais celles-ci ont une influence beaucoup moins forte pour nous inciter à agir moralement.
Ce qui explique ce fait, c’est que nous nous attendons à ce que les gens se comportent
généralement de façon morale ; nous n’avons donc pas le réflexe d’éprouver des émotions
positives envers les gens qui n’enfreignent pas les ordres établis, mais tout simplement de
l’indifférence. Pour ressentir une émotion positive à suite la d’un comportement moral –
adopté par nous-mêmes ou constaté chez autrui –, il faut adopter ou percevoir un
comportement qui va manifestement au-delà de ce à quoi les gens s’attendent
normalement110
. Bref, bien que certaines émotions positives puissent nous inciter à agir de
façon morale, nos comportements moraux sont principalement forgés par notre désir
d’éviter les émotions négatives de colère, de mépris, de dégoût, de culpabilité et de honte.
J’appellerai ces émotions les émotions morales.
Bien que j’adhère généralement à la thèse de Prinz, le fait que la moralité se résume
précisément aux quelques émotions morales proposées par le système CAD, puis que ces
émotions se manifestent précisément lorsque nous transgressons l’un des trois types
d’ordres n’est pas, selon moi, le point central ici. Ce qui importe, c’est le principe général
selon lequel un jugement moral relève au final de certaines expériences émotionnelles
particulières. Ces émotions sont principalement négatives – bien que nous puissions aussi
être encouragés à agir moralement par des émotions positives –, et nous faisons
l’expérience de ces émotions lorsque nous jugeons que nos actions sont en accord (ou non)
avec certaines règles que nous, ou la culture à laquelle nous appartenons, nous sommes
données.
À ce point, deux précisions s’imposent.
Premièrement, même si nous faisons universellement l’expérience des émotions
morales (à quelques exceptions près, comme les psychopathes111
), la théorie ici défendue ne
dit pas que nous éprouvons tous les mêmes émotions morales en réaction aux mêmes
comportements. Le fait qu’un comportement soit perçu comme une transgression d’un
certain ordre n’est pas quelque chose d’universellement prédéfini et d’épistémiquement
110
Ibid., Section 2.2.3. 111
Ibid., Section 1.2.6
48
indépendant de l’être humain. Si nous sommes tous disposés à ressentir les émotions
morales, les circonstances et comportements qui font naître ces émotions varient en
fonction des individus et des cultures. Pour chacune des cultures, les comportements
qu’elle considère « moraux » sont apparus et ont été ainsi appelés à la suite de diverses
constatations qui se sont développées dans le temps112
. Ces constatations ont permis aux
membres de la culture de concevoir une relation entre certaines émotions particulières (les
émotions morales), les comportements des individus, et certaines circonstances dans
lesquelles s’inscrivaient ces comportements. Ainsi, bien qu’elle puisse être similaire d’un
individu à l’autre, ou d’une culture à l’autre, cette relation entre émotions, comportements
et circonstances est propre à chaque individu et à chaque culture.
Deuxièmement, l’expérience prime sur la capacité de mettre des mots sur celle-ci.
Ainsi, il est possible d’admettre que le système CAD a correctement identifié trois
émotions particulières que nous pouvons maintenant précisément nommer et trois types de
circonstances dans lesquelles celles-ci se manifestent – les ordres enfreints. Mais ceci
n’implique pas que les individus doivent savoir que ce qu’ils éprouvent peut être nommé
par un mot particulier – le nom d’une émotion – et que ces expériences sont liées à un
certain type de transgressions pour savoir qu’ils désirent éviter cette expérience et le genre
de situations dans lesquelles cette expérience se produit. En d’autres mots, ce n’est pas
parce que nous ne pouvons pas clairement identifier une émotion en cause et sa raison
d’être exacte, que nous ne pouvons pas tout de même adapter notre comportement en
fonction de certaines expériences émotionnelles. Nous le faisons alors « à tâtons », en
fonction d’une expérience plus ou moins définie et en fonction de causes qui nous
apparaissent comme plus ou moins évidentes (de notre point de vue, du moins, car un autre
individu peut parfois avoir une bonne idée des causes de nos malaises).
Le modèle de Prinz exposé, nous pouvons maintenant mieux comprendre la relation
entre émotions, désirs et jugements moraux. En effet, si nous intégrons le modèle de
Lemaire à propos des désirs à cette conception de la moralité, nous pouvons dire que si
112
Il s’agit en quelque sorte de la même précision que l’on retrouve dans Velleman, 2013, à propos des
comportements « ordinaires » : « Tout le monde doit converger vers un ensemble d’actions ordinaires qui ne
sont pas prédéfinies avant que les individus ne convergent vers ces dernières. Ce qui est ordinaire est une
construction sociale, et cette construction relève d’un problème classique de coordination » (p. 24. Je traduis
de l’anglais).
49
nous agissons moralement, c’est principalement parce que nous avons le désir de ne pas
ressentir les émotions morales négatives liées aux actions immorales, ou parfois, parce que
nous avons le désir de ressentir les émotions positives associées à un comportement qui va
au-delà du respect des attentes morales minimales. Si nous nous concentrons sur les
émotions morales négatives, nous pouvons conclure que nous sommes des êtres moraux
puisque nous sommes disposés à ressentir ces émotions négatives, et ultimement, parce que
nous apprenons comment éviter de ressentir ces dernières : en respectant les règles dont la
transgression est à l’origine de ces émotions. Par le fait même, nous apprenons à désirer ces
règles qui nous permettent d’éviter de ressentir les émotions morales négatives ; nous les
désirons à titre de moyen permettant d’éviter ces expériences négatives.
Bref, si nous avons des émotions morales, nous avons aussi par le fait même des
désirs moraux. Ils peuvent autant être constitués du désir d’éviter les émotions morales
négatives en elles-mêmes, que du désir d’obéir aux règles permettant une telle fin. Ces
désirs, ce sont parfois113
eux que nous exprimons dans nos jugements moraux. Par exemple,
lorsque j’exprime le jugement moral « il est mal de blesser autrui par négligence », c’est
que j’ai appris que je ressens de la culpabilité dans les cas où une telle situation se produit.
Ou du moins, on m’a appris que je devrais ressentir une émotion négative dans une telle
situation. Et par la raison, je comprends que la règle « je ne dois pas blesser autrui par
négligence » est une règle de conduite qui me permet d’éviter une telle émotion morale
négative. J’ai un désir moral à la fois pour cette règle et pour éviter de me sentir coupable.
À ce point, il semble donc que la moralité relève des désirs et non pas des croyances.
Il faut maintenant expliquer comment le désir moral n’est qu’une condition de la moralité,
et pourquoi ces désirs doivent aussi impliquer des croyances morales pour que nous
puissions être des êtres moraux.
Du désir moral à la croyance morale
Il fut proposé que pour pouvoir avoir des jugements moraux, il faut premièrement être
disposé à ressentir les émotions morales. C’est d’ailleurs à partir de ce principe que Prinz
113
J’explique dans les prochaines sections en quoi les jugements moraux expriment plus souvent des
croyances sur les désirs plutôt que les désirs en tant que tels.
50
juge que les psychopathes sont incapables de faire de véritables jugements moraux114
. Ils
peuvent tenter de comprendre indirectement ce qu’est un jugement moral, en observant les
autres et en étudiant le sujet – comme un aveugle de naissance peut tenter de comprendre ce
que sont les couleurs en parlant avec les autres et en étudiant le sujet –, mais les
psychopathes ne pourront jamais véritablement faire l’expérience de la moralité – comme
les aveugles de naissance ne pourront jamais faire l’expérience des couleurs. Bref, parce
que nous sommes doués de dispositions nous permettant de ressentir les émotions morales,
nous pouvons avoir des désirs moraux.
Mais l’humain n’est pas un être qui fait l’expérience de diverses perceptions sans se
questionner au-delà de l’expérience immédiate de ces perceptions – que ce soit des
sensations ou des émotions. Doué de raison, l’humain est aussi apte à mettre en relation ses
perceptions et les circonstances dans lesquelles celles-ci se produisent. Il peut former des
croyances sur le lien qui unit certaines circonstances et certaines perceptions. Pour
reprendre l’exemple du désir de manger, présenté précédemment, si je peux développer un
tel désir, c’est que je conçois qu’il est possible de faire cesser une sensation désagréable qui
m’assaille – la faim – en ingérant de la nourriture. J’ai appris ce lien par l’expérience
personnelle et par l’éducation ; j’ai formé la croyance avérée selon laquelle manger permet
de faire cesser la faim. Notre expérience phénoménologique des sensations et des émotions
nous permet de former des croyances autant à propos du fonctionnement du monde qui
nous entoure qu’à propos de notre propre physiologie et psychologie. Dans cette optique, si
nous pouvons éprouver des émotions morales et si nous pouvons former les désirs moraux
associés, nous pouvons aussi apprendre à connaître le lien qui unit la manifestation de ces
émotions et désirs, puis les circonstances dans lesquelles ils se produisent. C’est ce que
nous appelons nos croyances morales.
Dans ce dernier cas, nous pouvons reprendre l’analyse de Lemaire au sujet de la
connaissance de nos désirs et des conséquences de cette connaissance sur nos actions
actuelles ou futures.
Même si nous ne sommes pas en train d’éprouver une émotion ou une expérience de
déplaisir, nous pouvons certainement nous attribuer des désirs au présent ou dans le
114
Prinz., 2007, Section 1.2.6.
51
futur à partir de nos croyances concernant nos réactions émotionnelles. […] On peut
savoir qu’on aura demain un certain désir parce qu’on sait que dans les
circonstances dans lesquelles nous serons demain nous éprouverons certaines
émotions. […] Enfin, la connaissance que nous avons de nous-mêmes et de nos
réactions dans certaines situations peut nous permettre de nous attribuer au présent
un désir alors même que nous n’éprouvons pas certaines émotions115
.
Puisque les croyances morales nous permettent de prévoir quels comportements sont
source de quelles émotions morales négatives (ce qui peut varier d’un individu à l’autre),
nous pouvons savoir quels sont les comportements que nous désirons ne pas voir se
concrétiser. À partir de nos croyances morales, nous restreignons nos propres
comportements puisque nous désirons éviter de ressentir les émotions morales négatives
réflexives – restriction qui peut être abandonnée si nous cédons à un désir non moral plus
fort que notre désir moral. De même, puisque nous désirons éviter de ressentir les émotions
morales négatives réactives, nous ferons part aux autres de notre désir qu’ils n’agissent pas
d’une façon que nous jugeons immorale, et ce, en les informant de ce que nous jugeons
bien ou mal, ou parfois en leur imposant notre volonté. Dans ces derniers cas, nous
agissons ainsi, car non seulement nous désirons personnellement éviter les émotions
négatives réactives, mais comme nous concevons habituellement que les gens éprouvent
des expériences similaires aux nôtres, nous voulons aussi parfois leur éviter des émotions
négatives réflexives.
Malgré tout, les croyances morales – comme toutes les croyances en fait – ne sont pas
infaillibles. En effet, comme il a été exposé précédemment, l’expérience du désir est
complexe ; la connaissance de nos désirs est possible, mais elle n’est pas toujours chose
facile. Stéphane Lemaire abonde aussi dans ce sens :
Il est important de souligner toutefois que si nous pouvons nous attribuer des désirs
sur la base des croyances concernant nos dispositions à éprouver des émotions ou à
former des désirs, les croyances que nous acquérons par là n’ont que rarement le
statut de connaissance. La raison est bien sûr que ces croyances sur nos dispositions
sont largement faillibles, en particulier du fait que ces croyances résultent d’une
induction faite à partir de nos expériences passées. […] Les croyances qui nous
permettent de nous attribuer un désir peuvent toujours être défaites si nous
115
Lemaire, 2008, pp. 122-123.
52
éprouvons une émotion qui manifeste quant à elle clairement que nous n’avons pas
le désir que nous croyions pouvoir nous attribuer.116
Cela ne veut pas dire que nos croyances morales ne sont pas stables et qu’elles sont
continuellement changeantes, mais tout simplement qu’il est possible de les réviser. Cette
révision peut être faite autant lors d’une situation où des émotions morales sont
phénoménologiquement occurrentes, que lorsque nous réfléchissons à nos émotions
morales et aux situations qui les provoquent.
Dans les cas des expériences occurrentes, il s’agit de constater que nous ressentons
parfois des émotions morales « imprévues » dans des situations où nous ne croyions pas
que de telles émotions étaient de mise – par exemple, le fait de voir un animal se faire
abattre suscite de la culpabilité en nous, alors que nous ne pensions pas ressentir une telle
émotion à la vue d’un tel acte. Ou inversement, nous pouvons constater qu’aucune émotion
morale ne se manifeste, alors que nous sommes dans une situation où nous croyions que
cela aurait dû être le cas. Dans le premier cas, il s’agit de constater nous avons des désirs
moraux que nous ne connaissions pas, dans le second, de reconnaître que nous n’avons pas
les désirs moraux que nous croyions avoir.
Dans les cas où nous réfléchissons à nos croyances morales, nous pouvons parfois
prendre conscience que certaines de ces croyances sont en contradiction. Nous comprenons
alors que dans une situation hypothétique donnée, en fonction de nos croyances bien
pesées, nous devrions finalement être animés de certaines émotions morales réflexives ou
réactives, contrairement à ce que nous croyions auparavant. Ainsi, la raison a un rôle
important à jouer dans nos croyances morales, puisqu’il n’est pas rare de constater que
l’application concrète de divers principes moraux auxquels nous adhérons – par notre
éducation et notre expérience de vie – mène à des contradictions. Le malaise émotionnel
que nous pouvons ressentir lorsqu’une situation exposant cette contradiction se produit (ou
lorsque nous projetons une telle situation) nous incline à réviser nos croyances morales et
nos actions.
116
Ibid, p. 124.
53
Finalement, nous pouvons aussi développer des émotions et des croyances morales du
second ordre. C’est entre autres ce qui se produit lorsque nous ressentons un certain malaise
dans les cas où nous réalisons que nous ne réagissons pas de la même manière que notre
entourage vis-à-vis certaines situations. Nous pouvons par exemple culpabiliser de ne pas
culpabiliser dans des situations que nous savons source d’une telle émotion chez des gens
dont nous respectons le jugement sur les situations en cause. En effet, lorsque notre raison
ou nos intuitions nous indiquent que nous devrions nous comporter de façon similaire à des
individus que nous estimons, il n’est pas rare de développer la croyance que nous devrions
partager leurs croyances et attitudes sur certaines questions, dont des questions d’ordre
moral.
Le jugement moral relève-t-il des croyances ou des désirs ?
À la lumière de tout ce qui précède, une question s’impose : les jugements moraux
relèvent-ils finalement des désirs moraux ou des croyances morales ? En fait, les deux
composantes sont nécessaires pour qu’un jugement moral puisse exister. Néanmoins, les
jugements moraux tels que nous les concevons habituellement relèvent principalement de
nos croyances morales.
D’une part, les deux composantes sont nécessaires, car sans les désirs moraux, nous
ne pourrions pas avoir de croyances morales (puisque ces croyances ont ces désirs comme
contenu). Mais d’autre part, les jugements moraux relèvent principalement des croyances
morales, car nous nous retrouvons beaucoup plus souvent dans des situations où nous
restreignons nos comportements et discutons de moralité sur la base de ce que nous croyons
être moral, que dans des situations où nous affirmons un jugement moral dans le but
d’exprimer une émotion morale occurrente. Notre comportement moral est donc
principalement balisé par nos croyances morales, mais l’expérience des émotions morales
vient nous rappeler à l’ordre lorsque nous transgressons les règles morales auxquelles nous
adhérons. Dans d’autres cas, cette expérience vient nous indiquer que ce que nous croyions
être moral ou immoral, ne l’est finalement peut-être pas ; c’est le cas lorsque nous
ressentons une émotion autre que celle à laquelle nous nous serions attendus en fonction de
certaines circonstances données (j’ai donné l’exemple, ci-dessus, de la culpabilité ressentie
54
lors de l’abattage d’animaux). Par ailleurs, nous modifions parfois aussi nos croyances
morales lorsque nous prenons conscience que nous ne ressentons pas les mêmes émotions
que des individus dont nous respectons le jugement sur certaines questions. Ce sont ces
différents phénomènes qui nous permettent de réviser nos croyances morales.
Selon un tel modèle, il est indéniable que la relation entre croyance morale et désir
moral est intrinsèque. Les croyances morales et les désirs moraux ne peuvent pas être
complètement dissociés. En effet, la croyance morale porte sur un désir moral, et
l’expérience du désir moral est ce qui permet de valider si une croyance morale est vraie.
En d’autres mots, les croyances morales se développent et évoluent en fonction de
l’expérience de divers désirs moraux, et la réflexion sur nos croyances morales peut
influencer nos expériences des désirs moraux. C’est dans ce sens que l’affirmation de
Ruwen Ogien, citée préalablement, me semble tout à fait correcte :
Il est possible de présenter le désir comme une forme de croyance en ce qui est bon
pour moi, c’est-à-dire par un affaiblissement de la dichotomie des croyances et des
désirs, qui n’équivaut pas à une élimination de ces notions. […]
Les croyances et les désirs ne sont pas des entités distinctes auxquelles il serait
possible d’avoir un accès indépendant, […] on peut les considérer comme des
notions qui jouent des rôles différents selon les théories de l’action dans lesquelles
elles figurent117
.
En résumé, dans la théorie proposée, le désir moral et la croyance morale ne sont pas
pris comme des entités distinctes, mais plutôt comme deux façons de se rapporter à deux
aspects de l’expérience subjective du désir : l’expérience du désir moral telle qu’elle est
vécue (le désir en tant que tel) se trouvant en constante relation avec l’expérience du désir
moral telle que nous projetons, par notre imagination, qu’elle est ou sera vécue dans
certaines situations (la croyance morale).
Ainsi, les croyances morales ont un pouvoir motivant, et celles-ci peuvent
parfaitement être employées dans des constructions langagières qui relèvent de la logique et
la sémantique classique.
117
Ogien, 1999, p. 110
55
Qu’est-ce qu’une croyance morale vraie ?
Si nous soutenons que les croyances morales peuvent être employées dans des
constructions langagières relevant de la logique et la sémantique classique, alors qu’est-ce
qu’une croyance morale vraie ? Un jugement moral vrai est celui qui implique
véritablement l’expérience des émotions projetées par un individu en fonction des
circonstances qu’il avait jugées la cause de ces émotions. Par exemple, pour que le
jugement moral « il est mal de mentir uniquement dans le but de protéger ses intérêts
personnels » soit vrai, il faut qu’un individu qui adhère à un tel jugement ressente une
émotion morale négative réactive ou réflexive lorsqu’il se trouve dans une situation où il
perçoit que quelqu’un ment uniquement pour protéger ses intérêts personnels (incluant lui-
même). Un jugement moral vrai pour un individu ne sera donc pas nécessairement vrai
pour un autre. Et les jugements moraux vrais auxquels nous adhérons peuvent aussi varier
dans le temps pour différentes raisons.
Néanmoins, une telle théorie n’implique pas que les individus soient explicitement
conscients des différentes émotions négatives spécifiques qui les poussent à modifier leur
comportement. En effet, par le système CAD, nous pouvons supposer qu’un individu qui
blesse autrui par négligence et qui ressent une émotion négative à la suite d’une telle action
ressent probablement de la culpabilité. Mais ce qui importe réellement, ce n’est pas que cet
individu sache qu’il ressent précisément de la culpabilité, mais plutôt qu’il comprenne que
son expérience d’un état mental désagréable est causée par le tort qu’il a commis à autrui,
et qu’il cherche à modifier son comportement futur en conséquence. Dans ce dernier cas,
l’individu est en train de développer le jugement moral « il est mal de blesser autrui par
négligence » grâce aux émotions qu’il a vécues et aux circonstances dans lesquelles celles-
ci se sont manifestées. Ce jugement moral peut être compris comme la croyance morale
portant sur le désir moral d’agir conformément à ce principe pour éviter de ressentir des
émotions morales négatives.
56
Le réalisme phénoménologique subjectiviste
La théorie métaéthique subjectiviste défendue dans ce chapitre peut être résumée en
deux thèses distinctes.
(1) Premièrement, j’ai soutenu la thèse de Stéphane Lemaire en affirmant que nous
pouvons connaître nos désirs en connaissant nos émotions, car nos désirs visent à
nous éviter de ressentir des émotions négatives ou à faire durer des émotions
positives. Selon cette théorie, nous pouvons avoir une connaissance de nos désirs
et former des croyances à leur sujet en nous imaginant quelles circonstances sont
source de quels désirs.
(2) Deuxièmement, j’ai soutenu la thèse de Jesse Prinz en affirmant que la moralité a
pour origine l’expérience de certaines émotions négatives particulières, des
émotions comme la colère, le mépris, le dégoût, la culpabilité et la honte. Les
désirs moraux sont donc les motivations que nous avons à éviter de ressentir ces
émotions morales négatives et à faire appel aux moyens qui nous permettent d’y
parvenir.
En mettant en relation ces deux thèses, cela nous permet de soutenir l’affirmation de
Ruwen Ogien au sujet de l’affaiblissement de la dichotomie entre croyances morales et
désirs moraux. En résumé, par l’expérience des désirs moraux, nous pouvons former des
croyances morales au sujet des circonstances que nous jugeons comme cause de certaines
émotions morales négatives, et ainsi désirer les moyens qui permettent d’éviter de telles
émotions.
Si l’on accepte ces deux thèses telles qu’elles ont été présentées dans ce chapitre,
nous soutenons alors une théorie métaéthique subjectiviste qui appartient au réalisme
phénoménologique. Le réalisme phénoménologique subjectiviste affirme que l’expérience
morale est ontologiquement dépendante de nous – puisque la moralité naît avec
l’expérience de certaines émotions humaines –, mais que la connaissance du phénomène
moral est épistémiquement indépendante de nous. La compréhension de ce qu’est la
véritable expérience morale – l’expérience de certaines émotions morales –, telle qu’elle est
57
universellement vécue, ne dépend pas de ce que nous voulons qu’elle soit ou de ce que
nous en comprenons.
Cette théorie ne soutient toutefois pas qu’il existe un contenu moral substantiel
épistémiquement indépendant de nous. Selon cette théorie, il n’existe pas de faits objectifs
qui font que nous devrions universellement ressentir les mêmes émotions morales en
fonction des mêmes comportements et circonstances. En fonction des mêmes circonstances,
les émotions ressenties peuvent légitimement varier d’un individu à l’autre, et d’une culture
à l’autre, sans que ceux-ci soient dans l’erreur.
Le réalisme phénoménologique subjectiviste et le réalisme substantiel
Le réalisme phénoménologique subjectiviste est fondamentalement lié à la seconde
thèse selon laquelle la moralité naît de l’expérience de certaines émotions particulières. La
première thèse à propos du lien qui unit émotions, désirs et croyances permet quant à elle
de rendre compte de la relation intrinsèque entre les positions cognitivistes et non
cognitivistes.
Ces deux thèses ne sont pas sans intérêt pour le réalisme substantiel. Il est possible
d’admettre la première thèse à propos du lien qui unit émotions, croyances et désirs, pour
ensuite s’inspirer de la seconde thèse – sans l’admettre telle quelle – afin de repenser le lien
entre croyances et désirs moraux.
En effet, plutôt que d’affirmer que les croyances morales portent sur les expériences
subjectives des émotions morales, celui qui défend un réalisme substantiel peut soutenir
que nous faisons personnellement l’expérience des émotions morales parce que nous
percevons des propriétés morales ontologiquement indépendantes de nous qui provoquent
ces émotions. Les croyances morales avérées seraient celles qui identifient correctement les
propriétés morales sources des émotions morales.
Pour bien expliquer le principe, nous pouvons faire l’analogie avec notre expérience
des couleurs. Une théorie subjectiviste adhérant au réalisme phénoménologique
impliquerait que nous pouvons former des croyances sur ce qui est rouge, parce que nous
58
sommes disposés à faire l’expérience de cette couleur. Une croyance à ce sujet est avérée
lorsque nous faisons personnellement une expérience occurrente du rouge en présence
d’objets que nous croyons rouges. De son côté, la théorie adhérant au réalisme substantiel
impliquerait plutôt que nous faisons l’expérience du rouge parce qu’il existe des propriétés
objectives et ontologiquement indépendantes de nous qui font que les objets sont rouges.
Nos croyances ne doivent pas viser à comprendre quels objets sont rouges en fonction de
notre expérience personnelle ; elles doivent plutôt viser à déterminer quels objets sont
rouges parce qu’ils ont la propriété objective d’être rouges (par leurs qualités premières qui
ont pour effet de produire des qualités secondes : la couleur rouge que nous percevons).
Une telle approche peut ainsi maintenir les présupposés ontologiques du réalisme
substantiel (l’indépendance ontologique et épistémique des propriétés morales) tout en
niant la dichotomie entre cognitivisme et non-cognitivisme. Cette approche admet que les
croyances morales ont pour contenu des désirs moraux – les croyances et les désirs moraux
sont intrinsèquement liés –, mais elle soutient que ce sont des propriétés morales
ontologiquement indépendantes de nous qui causent ces désirs.
Le réalisme phénoménologique subjectiviste et le nihilisme moral
métaéthique
Finalement, pour un nihiliste moral métaéthique, la thèse à propos du lien entre
émotions, désirs et croyances peut aussi être acceptée. Mais contrairement à ce que soutient
le réalisme phénoménologique subjectiviste, le nihiliste affirme qu’il n’existe pas de
« désirs moraux » particuliers que l’on peut associer à l’expérience de certains types de
désirs spécifiques (par exemple, les désirs liés aux émotions morales exposées dans ce
chapitre). Il n’y a pas non plus de faits du monde objectifs qui influenceraient quelque
chose comme des « désirs moraux », contrairement à ce qu’affirme le réaliste substantiel
adhérant à l’approche qui vient d’être exposée.
Ainsi, peut-être n’y a-t-il pas de dichotomie entre croyances et désirs – puisqu’une
croyance peut avoir un désir comme contenu –, mais cela ne fait qu’expliquer pourquoi
toute croyance à propos d’un désir peut nous motiver à agir. De son côté, la moralité est
59
une expérience qui change en fonction des individus et des cultures. Cette expérience peut
parfois être constituée de désirs et parfois être liée à des croyances. Ces croyances peuvent
parfois avoir des désirs comme contenu et d’autres fois, non.
Chapitre 3 : Une défense du relativisme moral
Le réalisme phénoménologique subjectiviste défendu au second chapitre implique le
relativisme moral118
. Ce sont les émotions telles qu’elles sont personnellement vécues qui
sont source des croyances et désirs moraux. Ce faisant, ce sont les expériences personnelles
des individus qui permettent d’évaluer si un jugement moral est vrai ou faux des jugements.
Mais le relativisme moral fait face à d’importantes objections. Ainsi, pour renforcer la
plausibilité du réalisme phénoménologique subjectiviste, il faut répondre à ces objections.
Mais avant même de répondre aux critiques faites contre le relativisme moral, il faut
comprendre ce qu’il est. Et il faut premièrement faire la distinction entre deux formes de
relativisme moral : le relativisme descriptif et le relativisme métaéthique. La première
forme de relativisme soutient le constat d’un état de fait empirique : il existe différents
systèmes moraux. La seconde forme soutient une position épistémologique portant sur la
connaissance morale : ce qui fait qu’un jugement moral est vrai ou faux est nécessairement
relatif à un cadre de référence pouvant légitimement varier.
Cette distinction étant faite, j’affirme que le réalisme phénoménologique subjectiviste
entraîne le relativisme métaéthique. Mais c’est une affirmation qui pourrait être contestée.
D’une part, on peut critiquer la théorie métaéthique en elle-même ; en rejetant la validité de
la théorie métaéthique, on peut rejeter par le fait même le relativisme métaéthique qu’elle
implique. À ce sujet, une critique commune consiste à affirmer que la théorie métaéthique
défendue relève d’une explication erronée du phénomène moral ; elle reposerait sur des
observations anthropologiques et sociologiques mal comprises et relèverait du sophisme
naturaliste. D’autre part, on peut soutenir que la théorie défendue n’implique pas réellement
le relativisme moral, mais bien une certaine forme d’objectivisme.
118
Je fais une distinction entre subjectivisme et relativisme. Les théories métaéthiques auxquelles on adhère
peuvent impliquer deux « degrés » de relativisme. Et l’un d’entre eux n’implique pas que ce soient les
croyances subjectives des individus qui rendent les jugements moraux vrais ou faux. Il y a premièrement un
relativisme subjectiviste : la vérité des jugements moraux dépend des croyances personnelles des individus.
C’est le degré de relativisme impliqué par ma théorie métaéthique et celle de Jesse Prinz (2007). Et il y a
deuxièmement un relativisme culturel : ce qui rend les jugements moraux vrais ou faux, ce sont les normes
culturelles partagées par les membres d’une communauté. C’est le degré de relativisme impliqué par une
théorie constructiviste comme celle de David Copp (2005, pp. 274-277).
62
J’offre une réponse à ces deux objections. Premièrement, la théorie métaéthique
défendue ne commet pas le sophisme naturaliste ; elle n’est pas développée en partant du
constat du relativisme descriptif qu’elle tenterait de justifier. Deuxièmement, il est explicité
que la théorie métaéthique développée ne nie pas l’objectivité en général. Mais cela
n’empêche pas qu’elle puisse nier l’existence d’un cadre de référence moral unique et
objectif ; ce sont des questions de deux ordres différents.
Une fois cette clarification faite, nous pouvons nous attaquer à deux objections
traditionnelles contre le relativisme moral : l’incohérence apparente du relativisme et la
présumée existence de valeurs morales universelles.
La première objection implique deux volets. Premièrement, le relativisme serait
incohérent, car en adhérant au relativisme, il serait par le fait même impossible d’affirmer
que cette position est objectivement et universellement vraie. Et deuxièmement, il serait
incohérent, car en soutenant qu’un jugement peut être à la fois vrai et faux, il est en conflit
avec la loi de non-contradiction.
Contre cette première objection, je soutiens qu’il n’est pas incohérent pour un
relativiste métaéthique de soutenir l’objectivité d’un énoncé métaéthique du type « il existe
une pluralité de systèmes moraux valides et ce qui fait que les jugements moraux sont vrais
ou faux est relatif aux cadres de référence qui les soutiennent ». C’est qu’il faut faire la
distinction entre deux ordres de questions ; l’affirmation du relativiste métaéthique ne
s’applique pas à tous les jugements, mais seulement aux jugements moraux. J’explique par
la suite en quoi le relativisme métaéthique n’est pas en conflit avec la loi de non-
contradiction, car il faut reconnaître l’inévitabilité d’un cadre de référence dans tous les
énoncés moraux. Ainsi, lorsque j’affirme que le jugement moral « il est mal de manger de
la viande » peut être vrai ou faux, ce n’est pas exactement un même énoncé qui est vrai ou
faux, mais deux énoncés différents faisant référence à deux cadres de références différents
(souvent implicites) : les croyances morales subjectives de différents individus.
En ce qui a trait à la seconde objection, j’explique en quoi le réalisme
phénoménologique subjectiviste permet d’expliquer la convergence de nombreux
jugements moraux ; il est donc possible de tenir compte de cette convergence sans avoir à
63
abandonner une théorie relativiste en faveur d’une position impliquant l’universalisme
moral.
Relativisme descriptif et relativisme métaéthique
De façon générale, le relativisme moral affirme la validité de la position suivante :
« le jugement moral M est vrai (ou faux) relativement aux croyances morales de X ». Dans
cet énoncé, X peut représenter différents cadres référentiels selon la théorie relativiste à
laquelle nous adhérons. Ce cadre peut aller de l’individu seul à une culture communément
partagée119
.
Mais le terme « relativisme moral » est équivoque ; celui-ci peut être compris de
différentes façons qui vont parfois au-delà de l’énoncé précédemment présenté. En fait, il
est possible d’adhérer à deux grandes familles de relativisme moral : le relativisme
descriptif et le relativisme métaéthique120
.
Le relativisme descriptif soutient que notre examen des différentes cultures qui ont
existé et qui existent toujours nous force à admettre l’existence – passée ou actuelle – d’une
pluralité de systèmes moraux différents et souvent incompatibles. Pour les relativistes
descriptifs, il s’agit d’un état de fait empirique qu’on ne peut nier.
De son côté, le relativisme métaéthique ne porte pas sur un état de fait empirique,
mais plutôt sur une thèse épistémologique. Ce dernier soutient qu’il n’existe pas de vérité
morale objective et indépendante du point de vue des cultures et individus.
Conséquemment, il n’existe pas de faits objectifs pouvant universellement justifier la vérité
d’un jugement moral. Les jugements moraux sont nécessairement relatifs à un cadre de
référence : les croyances d’un individu ou d’une culture. C’est toujours ce cadre qui permet
de déterminer si un jugement moral est vrai ou faux. Pour le relativisme métaéthique, il ne
s’agit pas d’un simple fait empirique, mais du fonctionnement objectif du phénomène
moral. Selon une telle conception, le jugement moral « il est mal de mentir » peut être vrai
119
Swoyer, 2010, Section 1.1. 120
Gowans, 2011, p. 393, 2012 ; Moser et Carson, 2001, Introduction ; Prinz, 2007, Section 5.1.1. Swoyer
(2010) parle de « relativisme normatif » par opposition au « relativisme descriptif », mais la description
qu’il fait du « relativisme normatif » est la même que celle du relativisme métaéthique.
64
pour un individu, en fonction de son cadre de référence, et faux pour un autre individu, si ce
dernier ne partage pas le même cadre.
Bien qu’elles soient distinctes et indépendantes, les deux thèses ne sont pas sans
influence l’une sur l’autre. Par exemple, un relativiste métaéthique peut faire appel à l’état
de fait empirique relevé par le relativisme descriptif pour corroborer sa position
épistémologique. Inversement, un relativiste descriptif peut partir de cette prémisse pour
tenter de développer une théorie métaéthique impliquant le relativisme métaéthique plutôt
que l’universalisme moral.
Néanmoins, si le relativisme métaéthique (dans le cas où il serait avéré) implique et
explique le relativisme descriptif, il faut reconnaître que le relativisme descriptif n’implique
pas le relativisme métaéthique. En effet, dans ce dernier cas, ce serait passer de l’être (un
état de fait empirique) au devoir être (ce que doivent être les jugements moraux). Comme le
font remarquer Moser et Carson121
, même en soutenant que le relativisme descriptif est
vrai – ce qui peut être contesté –, il est tout à fait concevable que plusieurs individus – voire
tous – aient été dans l’erreur jusqu’à présent. Ainsi, si empiriquement nous pouvons
démontrer qu’il existe plusieurs systèmes moraux différents et incompatibles, cela
n’implique pas que ces systèmes soient vrais et qu’il n’existe pas une vérité morale
objective à laquelle nous devrions tous nous conformer122
.
Le relativisme phénoménologique subjectiviste : une théorie relativiste
Le relativisme métaéthique n’est pas une position métaéthique en tant que telle, mais
plutôt la conséquence d’une position métaéthique à laquelle nous adhérons. En effet, pour
se réclamer du relativisme métaéthique (ou pour en être « accusé123
»), il faut premièrement
soutenir une certaine conception de ce qu’est un jugement moral ; il faut donc adhérer à une
position métaéthique. C’est à partir de cette position métaéthique que nous pouvons ensuite
121
Moser et Carson, 2001, p. 4. 122
Rachel, 2001, pp. 56-57. 123
Christopher Gowans souligne à juste titre que « le relativisme moral a la caractéristique inhabituelle – à la
fois à l’intérieur de la philosophie et à l’extérieur de celle-ci – d’être attribué aux autres, pratiquement
toujours comme une critique, beaucoup plus souvent qu’il n’est explicitement professé par quiconque »
(2012, Introduction. Je traduis de l’anglais).
65
soutenir qu’un jugement moral peut être vrai ou « correct124
», tout en soutenant que cette
vérité (ou cette rectitude) est nécessairement relative à un cadre de référence pouvant
légitimement varier.
Le fait que le relativisme soit la conséquence d’une position métaéthique plutôt
qu’une position métaéthique à part entière n’est pas sans implication. En effet, avant même
de s’opposer au relativisme métaéthique, il est possible de critiquer la validité de la position
métaéthique de celui qui défend une position relativiste. Une telle critique vise à démontrer
que la question du relativisme moral n’est pas pertinente parce que celle-ci découle d’une
incompréhension de ce qu’est un véritable jugement moral.
Carl Wellman fait cette critique à ceux qui soutiennent que les jugements moraux
peuvent être assimilés aux mœurs des différentes cultures125
. Pour Wellman, il est vrai que
les mœurs sont relatives aux cultures, mais puisque les jugements moraux ne relèvent pas
des mœurs, un tel constat n’implique aucunement le relativisme métaéthique. Wellman
reproche à de telles positions « métaéthiques » de ne pas reposer sur une réflexion
proprement métaéthique, mais plutôt sur de mauvaises interprétations de constats
anthropologiques et sociologiques126
. Bref, il ne faut pas faire du relativisme descriptif un
état de fait impliquant nécessairement le relativisme métaéthique.
On pourrait tenter d’infirmer le réalisme phénoménologique subjectiviste à partir
d’une telle critique, mais ce ne serait pas une tentative fructueuse. En effet, telle qu’elle est
expliquée, l’expérience morale n’est aucunement définie en partant du constat
anthropologique et sociologique qu’il existe plusieurs systèmes moraux et qu’il faut donc
expliquer ce phénomène par une théorie relativiste. C’est plutôt l’inverse ; le phénomène
moral est décrit en premier lieu, avant même de constater les implications relativistes qui en
découlent. L’expérience morale est ici définie comme une expérience émotionnelle
commune à tous les êtres humains. Mais selon la théorie développée, rien ne justifie que
nous devons tous avoir les mêmes expériences émotionnelles en fonction des mêmes
124
Le terme « correct » est ici employé pour inclure les positions non cognitivistes qui n’acceptent pas que les
jugements moraux puissent être vrais ou faux, mais qui admettent qu’ils peuvent être « corrects » ou
« incorrects » (Horgan et Timmons, 2006, p. 80). 125
Wellman, 2001, pp. 108-109. 126
Ibid., pp. 107-108.
66
situations. Le constat du relativisme descriptif est expliqué par cette théorie métaéthique,
mais ce constat ne sert pas de point de départ à cette théorie ; il en est plutôt une
conséquence.
Relativisme moral et objectivité
Tous ceux qui soutiennent une théorie métaéthique ayant pour conséquence que « le
jugement moral M est vrai (ou faux) relativement aux croyances morales de X » doivent
être associés au relativisme métaéthique, mais tous ne s’entendent pas à savoir si leur
théorie implique bel et bien cette conséquence.
D’une part, certains philosophes nient être relativistes alors qu’ils sont catalogués
comme tels par d’autres. Un exemple de cette situation nous est donné par Philippa Foot
qui affirme que les théories non cognitivistes ont nécessairement des implications
relativistes. Selon elle, les émotivistes et les prescritivistes seraient tous voués au
relativisme. Néanmoins, un émotiviste comme Charles Stevenson nie défendre une telle
position127
et des expressivistes comme Terry Horgan et Mark Timmons se défendent aussi
contre une telle affirmation128
.
D’autre part, certains philosophes affirment être relativistes, bien qu’ils conçoivent
que leur théorie pourrait être considérée autrement. C’est le cas d’un défenseur du
relativisme métaéthique comme David Velleman. Il conçoit que la thèse qu’il défend
pourrait ne pas être considérée relativiste par d’autres philosophes, mais il maintient que
celle-ci doit bel et bien être comprise comme une théorie relativiste129
.
Une critique du genre pourrait être adressée au réalisme phénoménologique
subjectiviste. Si j’affirme qu’il s’agit d’une théorie relativiste, cette affirmation pourrait être
contestée.
Selon le réalisme phénoménologique subjectiviste, l’expérience de ce que nous
appelons la moralité est commune et partagée d’un point de vue phénoménologique ; c’est
127
Foot, 2001, p.189. 128
Horgan et Timmons, 2006. 129
Velleman, 2013, pp. 63-69.
67
par l’expérience de certaines émotions morales particulières que nous vivons tous la
moralité. À partir de ces expériences, nous pouvons projeter, par notre imagination, les
émotions morales particulières positives ou négatives qui nous assaillent en fonction de
certaines situations ; ces projections sont ce que nous appelons nos croyances morales. Une
croyance morale vraie consiste à correctement associer l’expérience subjective d’une
émotion morale à une situation donnée. Conséquemment, puisque ce qui rend les croyances
morales vraies ou fausses dépend des dispositions émotionnelles propres à chaque individu,
je soutiens qu’il s’agit d’une théorie métaéthique subjectiviste et relativiste. En effet, elle
répond parfaitement à la proposition « le jugement moral M est vrai (ou faux) relativement
aux croyances morales de X », où X est un individu donné.
Ceci étant dit, la théorie métaéthique défendue implique en fait une proposition
relativiste un peu plus sophistiquée, à savoir : « le jugement moral M est vrai relativement
aux croyances de l’individu X, si X associe correctement l’expérience subjective d’une
émotion morale à une situation donnée ».
À la lumière d’une telle proposition, on pourrait argumenter que ce qui fait que M est
vrai ou faux, ce n’est par les croyances de l’individu X sur ses expériences émotionnelles,
mais plutôt un fait objectif : l’individu associe-t-il correctement une émotion à une
situation ?
Dans ce sens, un individu X (disons Menteur) pourrait affirmer que le jugement moral
M, « mentir dans le but unique de préserver son intérêt personnel est mal », est vrai, et un
individu Y (disons Spectateur) pourrait lui faire remarquer que ce qu’il dit est faux. Ce
serait le cas si Spectateur a auparavant vu Menteur dans des situations où M se produisait,
et dans ces situations, Menteur ne semblait nullement manifester une émotion morale (le
mépris, la colère, le dégoût, la culpabilité ou la honte, selon le modèle de Prinz). Par
exemple, si Menteur affirme adhérer au jugement moral M, alors que Spectateur sait
pertinemment que Menteur ment constamment dans le but de préserver son intérêt
personnel et qu’il ne ressent aucune culpabilité ou honte à agir ainsi (du moins de ce que
Spectateur peut constater), alors Spectateur est en mesure de dire que le jugement moral M
fait par Menteur est faux. Bref, ce n’est pas la simple affirmation d’un individu qui fait
68
qu’un jugement moral est vrai ou faux, mais bien un fait objectif : l’expérience de certaines
émotions morales dans une situation donnée.
Cette objection « objectiviste » n’est pas sans intérêt, mais selon moi elle fait
abstraction du point central défendu par le relativisme métaéthique. Le relativisme
métaéthique ne soutient pas que tout est relatif et qu’il n’existe aucun énoncé pouvant être
vrai ou faux d’un point de vue objectif. En effet, un relativiste métaéthique soutenant le
réalisme phénoménologique subjectiviste doit admettre que la vérité de l’énoncé pris dans
son ensemble peut être attestée d’un point de vue objectif.
Ce que le relativiste métaéthique soutient, c’est que tout jugement moral doit
impliquer (souvent de façon implicite) un cadre de référence qui peut légitimement varier ;
c’est ce cadre qui est relatif. Ainsi, s’il n’est pas faux de considérer que pour un cadre de
référence X donné, il existe une réponse objective à la question « le jugement moral M est-il
vrai pour le cadre de référence X ? », il ne faut toutefois pas conclure que la vérité des
jugements moraux n’est pas relative. Le point central du relativisme métaéthique est que le
cadre de référence pouvant attester de la vérité des jugements moraux n’est pas unique et
que celui-ci peut légitimement varier (d’un individu à l’autre, dans le cas de la théorie
subjectiviste ici défendue).
En résumé, le réalisme phénoménologique subjectiviste est une théorie métaéthique
valable et véritablement relativiste (d’un point de vue métaéthique). Elle n’a pas pour point
de départ le relativisme descriptif qu’elle tenterait de justifier à partir de constats
anthropologiques et sociologiques mal compris. Et, bien que la vérité d’un jugement moral
puisse être attestée d’un point de vue objectif pour un cadre de référence donné, il n’en
demeure pas moins que cette théorie demeure relativiste. Elle implique que la vérité des
jugements moraux est nécessairement relative à un cadre de référence : l’expérience
émotionnelle des individus. Ce cadre de référence permettant d’attester de la vérité d’un
jugement moral peut légitimement varier en fonction des individus, sans que ceux-ci soient
dans l’erreur.
Cette clarification étant faite, je peux maintenant répondre à deux des principales
objections faites contre le relativisme métaéthique. Je démontrerai premièrement en quoi le
69
relativisme métaéthique n’est pas incohérent d’un point de vue conceptuel. Puis je
répondrai ensuite aux objections qui tentent d’infirmer le relativisme en soulignant que les
jugements moraux ne sont pas multiples et divergents, mais, au contraire, universellement
convergents.
Première objection : une position incohérente
L’une des principales objections contre le relativisme moral est l’idée selon laquelle
le relativisme moral serait une position conceptuellement incohérente. Gilbert Harman – un
relativiste notoire – résume cette objection de la façon suivante :
Il est vrai que plusieurs philosophes que j’ai étudiés ont semblé, pour une raison ou
une autre, eux-mêmes désirer éviter l’appellation de « relativistes ». Ceci était
habituellement accompli en définissant le relativisme moral comme une position
explicitement incohérente ; par exemple, la vision selon laquelle il n’existe aucune
vérité morale et aussi que tous doivent suivre les dictats de leurs groupes, alors que
cette dernière affirmation est justement prise comme une vérité morale
universelle130
.
Bref, pour affirmer la validité du relativisme, il faut minimalement affirmer un fait
objectif : le relativisme est objectivement valide. Il semble donc y avoir
incohérence. Comment une position soutenant que tous les jugements moraux sont relatifs
peut-elle elle-même soutenir que ce jugement est objectif ? En fait, l’incohérence n’est
qu’apparente. C’est que l’affirmation soutenant le relativisme des jugements moraux ne
relève pas elle-même d’un jugement moral. Comme le souligne Thomas Scanlon :
[Le relativisme] peut être formulé comme une affirmation à propos des jugements
d’un certain type, et l’assertion du relativisme pour les jugements d’un type A peut
elle-même ne pas relever d’un jugement de ce type. Une assertion à propos du
relativisme moral, par exemple, peut elle-même ne pas être un jugement moral,
conséquemment, ne pas être un jugement à propos duquel le relativisme défendu
s’applique131
.
Bref, l’affirmation du relativiste moral ne s’applique pas à tous les jugements, mais
seulement aux jugements moraux. Le relativisme moral ne vise pas à soutenir que toute
théorie métaéthique et toute explication sont relativement vraies ou fausses, mais tout
130
Harman, 2001, p. 165. Je traduis de l’anglais. 131
Scanlon, 2001, p. 143. Je traduis de l’anglais.
70
simplement que les différentes théories normatives peuvent être vraies ou fausses, car leur
validité dépend toujours d’un cadre de référence pouvant varier. Le relativiste peut donc
légitimement soutenir l’objectivité d’un énoncé du type « il existe une pluralité de systèmes
moraux valides et ce qui fait que les jugements moraux sont vrais ou faux est relatif aux
cadres de référence qui les soutiennent ». Un tel jugement ne relève pas d’un jugement
moral, mais plutôt d’un énoncé métaéthique, soit un énoncé qui vise à décrire
objectivement le phénomène moral. Cet énoncé est une réponse objective à une question
morale du deuxième ordre. Il s’agit d’une question d’un ordre différent d’une question du
type « est-il mal de mentir ? », qui, elle, est une question morale du premier ordre.
L’objection de l’incohérence confond la distinction entre des questions de trois ordres
différents : l’épistémologie (dans son sens large, pas seulement l’épistémologie morale), la
métaéthique et l’éthique normative. Pour qu’une théorie métaéthique ait un sens, il faut
nécessairement qu’elle puisse reposer sur certaines bases objectives. Celui qui avance une
théorie métaéthique relativiste ne le fait pas en affirmant que la véracité de la théorie qu’il
soutient est elle-même relative. Il juge au contraire que sa théorie est une représentation
adéquate et objective du phénomène moral.
Ce que le relativiste métaéthique dit plutôt, c’est que les systèmes développés en
éthique normative peuvent tous être valides, pour autant qu’il y ait des individus ou des
cultures qui adhèrent sincèrement à ces systèmes. Le caractère véridique des réponses
données aux questions morales du premier ordre est donc relatif au cadre de référence
auquel le jugement moral fait implicitement référence. Mais dans cette affirmation, il n’est
pas dit que toutes les théories métaéthiques sont vraies. Les réponses données aux questions
morales du second ordre – par exemple, « un jugement moral exprime-t-il une croyance ou
une émotion ? » – ne sont pas relatives.
En fait, même un nihiliste métaéthique affirme quelque chose d’objectif à propos de
la moralité ; il affirme que l’énoncé « les jugements moraux ne relèvent ni d’une expérience
commune132
, ni de propriétés morales substantielles » est objectivement vrai.
132
Tel qu’expliqué au premier chapitre, « l’illusion » de la moralité décrite par les théoriciens de l’erreur n’est
pas considérée comme une expérience phénoménologique universelle. En effet, le type d’illusion ici en
71
Bref, lorsque nous faisons de la métaéthique, nous tenons pour acquis que nos
affirmations et théories reposent sur un système – le langage, la logique, et une théorie de la
vérité, entre autres – permettant d’avancer des énoncés vrais et objectifs, et non pas relatifs.
Ce n’est pas qu’il est impossible de dire que la vérité d’une théorie métaéthique dépend
aussi d’un cadre de référence, mais dans un tel cas, nous ne faisons plus de la métaéthique,
mais plutôt de l’épistémologie (au sens large, pas seulement de l’épistémologie morale).
Nous nous posons des questions sur les critères de vérité de tout énoncé et de toute théorie
pouvant être formulée. Ce sont là des questions qui vont au-delà de la métaéthique
(comprise ici comme l’étude du phénomène moral).
Une chose ne peut être à la fois vraie et fausse
Si nous admettons qu’un relativiste peut affirmer sans incohérence que sa théorie
métaéthique est vraie et que ce fait n’est pas relatif, un autre argument pèse contre lui : la
loi de non-contradiction. Celle-ci stipule qu’une même chose ne peut pas à la fois être vraie
et fausse133
; conséquemment, un jugement moral ne peut être à la fois vrai et faux. Ainsi,
puisque le relativisme soutient précisément qu’un jugement moral peut être à la fois vrai et
faux, celui-ci violerait le principe de non-contradiction ; il s’agit d’une position
intenable134
.
Pour répondre à un tel argument, le relativiste doit mettre en évidence qu’un jugement
moral n’est jamais vrai ou faux en lui-même ; il est toujours vrai ou faux relativement à un
cadre de référence. Si le cadre de référence n’est pas explicitement mentionné dans un
énoncé, celui-ci est en fait toujours implicite ; il faut s’en remettre au contexte dans lequel
est formulé l’énoncé pour déterminer le bon cadre de référence135
.
À cette réponse, un objectiviste peut alors rétorquer qu’il ne s’agit pas d’une position
relativiste, puisque si le contexte change d’un énoncé à l’autre, nous sommes finalement en
présence d’énoncés différents. Ce n’est donc pas une même chose qui peut être vraie ou
cause suppose une construction humaine fictive qui varie en fonction des individus et cultures qui ont
construit cette fiction. 133
Horn, 2012. 134
Lyons, 2001. 135
Scanlon, 2001, pp. 144-145.
72
fausse, mais deux choses différentes. Lorsque deux individus sont en désaccord au sujet du
jugement moral qu’il convient d’adopter dans une situation donnée, ils ne parlent pas
exactement de la même chose ; ils ont en fait deux débats distincts reposant sur des
prémisses différentes136
(selon leur cadre de référence).
Selon David Velleman, c’est exactement là la bonne caractérisation du relativisme
métaéthique. Contrairement à ce que certains relativistes et antirelativistes soutiennent, le
relativisme métaéthique n’implique pas la nécessité de « désaccords sans erreurs »
(faultless disagreement137
). En fait, pour un relativiste métaéthique, il est tout à fait possible
de considérer qu’il n’y a jamais de « véritable » désaccord moral (au sens de « désaccords
sans erreurs »), puisque les individus ne font tout simplement pas référence aux mêmes
prémisses et aux mêmes expériences lorsqu’ils sont en désaccord.
Ainsi, il est vrai que certains désaccords moraux peuvent être résolus. C’est ce qui se
produit lorsqu’on convainc un individu partageant un cadre de référence semblable au nôtre
qu’il a oublié de considérer certains aspects de la question ou qu’il se trompe sur certains
points. Mais pour un relativiste métaéthique, le point central de sa position est que les
croyances et prémisses sur lesquelles reposent les jugements des individus ne pourront
jamais complètement converger. Contrairement à ce que certains objectivistes cherchent à
défendre – que ce soit en faisant appel à une vérité morale objective que nous pourrions
découvrir138
ou au rôle unificateur d’une rationalité idéale vers laquelle l’humain peut
tendre139
–, le relativiste soutient qu’il n’existe pas de cadre de référence universellement
valide à partir duquel nous pouvons tous valider nos jugements moraux. Sans un tel cadre,
il est très peu probable que les prémisses et les expériences qui forment notre cadre de
référence convergeront toutes vers un point commun dans un futur quelconque. Dans cette
136
Moody-Adams, 2001, pp. 97-99 ; Wellman, 2001, p. 114. Brandt souligne à juste titre qu’il est en pratique
très difficile de savoir si les gens débattent réellement du même point lorsqu’il y a des désaccords moraux.
Il est toujours possible de supposer qu’à partir d’une même situation, les gens débattent en fait en fonction
de deux interprétations distinctes reposant sur des croyances différentes (2001, pp. 28-29). 137
Velleman, 2013, pp. 2 et 25. Un « désaccord sans erreur » est un désaccord sur la véracité d’une même
proposition (la proposition est vraie pour un parti et fausse pour l’autre) où les deux partis en désaccord
ont toutefois chacun véritablement raison, bien que l’on considère exactement les mêmes faits et les
mêmes prémisses pour parler de cette proposition. Ceci revient à dire qu’une seule et unique proposition
peut être à la fois vraie et fausse, ce qui se manifeste à notre esprit comme étant impossible. 138
C’est la stratégie des réalistes moraux substantiels. 139
C’est la stratégie adoptée par une rationaliste comme Michael Smith dans The Moral Problem (1994).
73
optique, plusieurs « désaccords moraux » demeureront toujours sans solution, au sens où
nous ne pourrons pas nous mettre en accord sur les prémisses et croyances devant être
admises pour fonder nos jugements moraux.
Néanmoins, il ne s’agit pas non plus de soutenir que l’existence de n’importe quel
système moral est également probable et que tous les systèmes moraux se développent de
façon complètement arbitraire. D’une part, le relativiste ne nie pas que certains types de
comportements soient peu propices à devenir des comportements moraux. D’autre part, il
ne nie pas que les cadres de référence s’influencent continuellement entre eux et que ceux-
ci puissent converger sur différents points. En fait, des relativistes comme Velleman et
Prinz soutiennent que des convergences sont très probables lorsqu’elles touchent certains
points spécifiques de notre expérience140
. Malgré tout, ce que le relativiste maintient, c’est
qu’il existera toujours des divergences majeures entre les conceptions du monde des
cultures et des individus. Conséquemment, les normes morales qui en découlent seront
toujours différentes et relatives à chacune des conceptions du monde propres aux cultures et
aux individus141
.
En résumé, il est vrai que deux individus en désaccord sur le jugement moral qu’il
convient d’adopter dans une situation donnée ne parlent pas exactement de la même chose ;
ils ont en fait deux débats distincts reposant sur des prémisses différentes (selon leur cadre
de référence). Mais cela n’infirme pas pour autant le relativisme moral. En effet, il est
possible de soutenir qu’un jugement moral repose nécessairement sur un cadre de référence
(souvent implicite), mais qu’il n’existe pas de cadre de référence universellement valide à
partir duquel nous pouvons tous valider nos jugements moraux. Les cadres de référence
peuvent légitimement varier en fonction des individus et des cultures. Ainsi, il est illusoire
de croire que les croyances morales convergeront vers un seul point commun et que tous
partageront éventuellement le même cadre de référence.
140
Voir Velleman, 2013, pp. 64-66 pour quelques exemples à ce sujet. Le chapitre 7 de The Emotional
Constructions of Moral de Jesse Prinz (2007) est aussi principalement consacré à cette question. 141
Prinz, 2007 ; Velleman, 2013 ; Wong, 2006.
74
Seconde objection : la présumée existence de valeurs universelles
Pour Velleman, il est impossible de prouver l’argument relativiste selon lequel les
cadres de référence ne convergeront jamais complètement. Mais selon lui, l’inverse ne peut
également pas être prouvé. À plusieurs égards, les deux courants doivent s’en remettre à
certaines observations empiriques – et donc contingentes – pour tenter de faire valoir la
supériorité de leur théorie. Ainsi, selon Velleman, en fonction de ce que nous pouvons
constater des différentes sociétés qui ont existé et existent toujours, croire en la
convergence des croyances morales vers un point unique pèche par optimisme. Les faits
semblent plutôt exiger une certaine humilité face à cette possibilité, et la voie du
relativisme est la plus appropriée142
.
Ce constat de Velleman n’est pas unique. Plusieurs relativistes métaéthiques partent
du relativisme descriptif et des désaccords moraux à titre d’arguments empiriques indiquant
que le relativisme métaéthique est la bonne explication du phénomène moral. Partant de ces
observations empiriques et d’une conception matérialiste du monde, des relativistes comme
Harman soulignent qu’il est illusoire de croire que les principes moraux sont tous régis par
un ou quelques principes absolus, uniques et universels ; il n’y a aucun fait naturel qui
justifie une telle théorie et l’expérience tend à nous démontrer le contraire143
. Mais cet
argument est souvent retourné contre les relativistes par les objectivistes moraux. Ceux-ci
soulignent que les désaccords moraux ne sont qu’apparents. Lorsqu’on étudie attentivement
les faits, toutes les conclusions morales divergentes ne seraient au final que des
interprétations divergentes des mêmes valeurs universelles.
C’est précisément le genre d’arguments que font valoir James Rachel et Carl
Wellman144
. Pour ces derniers, les interprétations morales divergentes sont causées par
l’interprétation de valeurs morales universelles appliquées dans des contextes différents.
Rachel explique la chose de la façon suivante :
Nous ne pouvons pas conclure, de ce fait, seulement parce que les coutumes
diffèrent, qu’il existe un désaccord à propos des valeurs. Les différences de
142
Velleman, 2013, pp. 3 et 45. 143
Harman, 2001, pp. 172-178. 144
Rachel, 2001 ; Wellman, 2001.
75
coutumes peuvent être attribuées à d’autres aspects de la vie sociale. En fait, il
pourrait y avoir moins de désaccords à propos des valeurs qu’il ne semble y en
avoir.
Considérez encore une fois les Eskimos, qui tuent souvent des enfants parfaitement
normaux, spécialement les filles. Nous n’approuvons pas de telles pratiques ; un
parent qui tue un bébé dans notre société serait enfermé. À ce point, il semble y
avoir de grandes différences entre les valeurs de nos deux cultures. Mais
demandons-nous pourquoi les Eskimos agissent ainsi. L’explication n’est pas que
les Eskimos ont moins d’affection pour leurs enfants ou moins de respect pour la vie
humaine. Une famille eskimo protégera toujours ses bébés si les conditions le
permettent. Mais ils vivent dans un environnement hostile, où la nourriture n’est
disponible qu’en petite quantité. […] Une famille pourrait désirer nourrir ses bébés
mais être incapable d’y parvenir. […]
Ainsi, pour les Eskimos, l’infanticide ne signale pas une attitude différente par
rapport aux enfants. Au contraire, il s’agit plutôt d’une mise en évidence que des
mesures radicales sont parfois nécessaires pour s’assurer de la survie de la famille.
[…] Les valeurs des Eskimos ne sont pas si différentes de nos valeurs. C’est tout
simplement que leurs conditions de vie leur imposent des choix que nous n’avons
pas à faire145
.
Ainsi, selon Rachel, toute culture sera inévitablement amenée à respecter certaines
valeurs universelles si elle veut persister dans le temps. Mais cela n’empêche pas que ces
valeurs puissent se manifester de différentes façons lorsque vient le temps de les concrétiser
dans différents contextes. « Les règles contre le mensonge et le meurtre en sont deux
exemples146
». Bien que ce qui est considéré comme relevant du mensonge ou du meurtre
peut varier d’une société à l’autre, dans tous les cas, les règles contre ces actions ont pour
but de concrétiser des valeurs comme l’importance de l’entraide ainsi que l’importance du
respect de la vie des membres de notre communauté147
.
Bien que l’observation de Rachel est en grande partie fondée, elle n’infirme pas pour
autant le relativisme moral. Rachel affirme lui-même que, bien qu’il faille ultimement
rejeter le relativisme moral, de nombreuses pratiques que nous jugeons « morales » relèvent
finalement plutôt de conventions sociales148
. Et selon Rachel, dans le cas des conventions
sociales, le relativisme est une théorie avérée, car « objectivement parlant, [une convention
145
Rachel, 2001, pp. 59-60. Carl Wellman emploie exactement le même exemple (2001, pp. 111-112). 146
Rachel, 2001, p. 61. Je traduis de l’anglais 147
Idem. 148
Ibid, pp. 64-65.
76
sociale] n’est ni bien ni mal – il n’existe pas de raisons objectives qui justifieraient qu’une
coutume soit meilleure qu’une autre149
».
La stratégie est alors de soutenir qu’il n’y a pas de véritables distinctions ontologiques
entre les valeurs morales et les normes conventionnelles, mais plutôt une distinction de
degré. Dans les deux cas, la transgression de ces normes nous fait vivre des émotions
morales, mais à une intensité différente. Si, pour une culture donnée, une norme relève plus
de la convention sociale que de la moralité, la transgression de cette règle suscitera une
émotion morale de degré moindre que si l’on transgressait une norme morale, et cette
émotion morale sera habituellement celle de la honte (puisque nous enfreignons « l’ordre
naturel » des choses tel que défini par notre société). Les normes morales et les normes
conventionnelles sont donc relatives dans les deux cas.
Mais même en soutenant le relativisme métaéthique, il faut tout de même admettre
que d’une culture à l’autre, certaines normes sont généralement très similaires et
considérées comme relevant des valeurs morales plutôt que de conventions. Par exemple,
condamner la torture gratuite d’un membre de notre communauté relève pratiquement
toujours d’une valeur morale et jamais d’une convention sociale. Alors que d’un autre côté,
certains jugements varient beaucoup plus en fonction des sociétés. Par exemple, les normes
associées à la consommation de boissons alcoolisées semblent plus relever de conventions
sociales variant d’une société à l’autre plutôt que de valeurs morales.
Pour expliquer ce phénomène, il faut réviser le rôle de ce que Rachel appelle les
« valeurs universelles » – par exemple, l’importance du respect de la vie des membres de
notre communauté. Ces « valeurs universelles » ne sont pas des faits moraux, mais plutôt
des expériences généralement communes à tous les êtres humains – et non pas
nécessairement communes – qui orientent notre expérience des émotions morales. Ce que
ces valeurs mettent en évidence, c’est que notre expérience similaire du monde a pour
conséquence d’orienter nos comportements de façon similaire. Cette orientation partagée de
nos comportements est une des facettes qui explique l’origine et le fonctionnement de la
moralité, mais elle n’est pas le phénomène moral en tant que tel. En fait, cette orientation
149
Ibid., p. 65. Je traduis de l’anglais.
77
commune peut être complètement modifiée par nos influences culturelles et nos
expériences de vie personnelles150
.
Le relativisme et la convergence culturelle des jugements moraux
À l’instar de la théorie métaéthique de Prinz, le réalisme phénoménologique
subjectiviste fait de l’individu le cadre de référence pour attester du caractère véridique
d’un jugement moral151
. Plus précisément, il fait de l’expérience de certaines émotions
spécifiques – des émotions dites morales, comme la culpabilité et la honte – ce qui peut
confirmer ou infirmer nos croyances à propos de situations que nous jugeons cause de ces
émotions. Par exemple, si un individu croit qu’il est mal de mentir, cela implique qu’il
devrait ressentir une émotion morale comme la culpabilité lorsqu’il ment.
Néanmoins, une telle théorie subjectiviste ne nie pas pour autant l’influence de la
société sur les individus152
. Le cadre de référence d’un individu ne peut jamais se
développer indépendamment du monde qui l’entoure. La culture dans laquelle il vit – ou
plutôt, les cultures dans lesquelles il vit153
–, les gens qui l’éduquent, ceux qui l’entourent,
joueront nécessairement un rôle dans la construction de son cadre de référence : « Nous
apprenons à être moraux en recevant une éducation morale, laquelle implique d’être
émotionnellement conditionnés par les gens autour de nous, incluant nos tuteurs, modèles
et pairs154
». Notre conception du monde et nos réactions face à celui-ci (particulièrement
nos réactions émotionnelles face à diverses situations) se développent toujours dans un
cadre intersubjectif.
150
Prinz, 2007, pp. 194-195. 151
Ibid., p. 183. 152
Ibid., Section 5.1.4. 153
Comme le fait remarquer Prinz (2007, p. 184), « la culture » dans laquelle nous vivons est en fait le fruit de
plusieurs influences et de l’adhésion à plusieurs groupes culturels différents. Néanmoins, par souci de
concision, j’emploierai généralement les termes de « culture » ou « d’influence culturelle » (et des
expressions similaires), au singulier, pour désigner l’influence de plusieurs groupes culturels sur la vie des
individus. 154
Prinz, 2007, p. 185. Je traduis de l’anglais.
78
Si cela est vrai pour les jugements moraux, cela est aussi vrai pour l’ensemble de nos
jugements et de nos comportements. Comme le soutient Velleman155
, nous apprenons à
concevoir le monde et à interagir avec celui-ci à la lumière de ce qui nous est enseigné ; un
enseignement qui s’inscrit nécessairement dans certaines croyances sociales et culturelles
partagées. Ainsi, bien que le réalisme phénoménologique subjectiviste implique un
relativisme subjectiviste plutôt que culturel (puisque la vérité d’un jugement moral est
attestée par la réaction émotionnelle d’un individu, et non par l’ensemble des croyances
morales généralement admises par une culture donnée), il admet toutefois que l’influence
culturelle explique pourquoi les jugements moraux ne sont pas complètement différents
d’un individu à l’autre (lorsqu’ils appartiennent à la même culture).
Pourquoi certaines valeurs morales semblent-elles universelles ?
S’il est possible d’expliquer pourquoi les jugements moraux convergent chez les
individus d’une même culture, il faut aussi expliquer pourquoi plusieurs jugements moraux
convergent pour un grand nombre de cultures. À ce sujet, l’idée est de soutenir qu’en raison
d’une physiologie quasi universelle, les êtres humains font l’expérience de nombreuses
perceptions de façon quasi universelle (que ce soit par nos sens, nos émotions, nos
sentiments, etc.). Ces expériences pratiquement partagées par tous les êtres humains ont
donc pour conséquence de nous amener à agir de façon similaire dans de nombreuses
circonstances.
Par exemple, la peur est une expérience universelle que nous pouvons tous ressentir.
De même, l’aversion pour la douleur « inutile156
» et le désir de favoriser notre bien-être et
celui de nos proches sont aussi des expériences qui sont pratiquement universelles157
. Non
seulement nous faisons tous personnellement l’expérience de tels émotions et désirs, mais
nos interactions avec autrui nous permettent de comprendre que dans des circonstances
155
Velleman, 2013. Il s’agit du fil conducteur de l’œuvre, mais les deux chapitres les plus intéressants à ce
sujet sont les chapitres 3 et 4. 156
Par opposition à « utile », dans les cas où nous choisissons de supporter une certaine douleur dans l’espoir
d’atteindre un objectif. 157
L’idée étant ici d’identifier le principe plutôt que de l’exposer en détail, je n’entre pas dans une liste
exhaustive des expériences communes qui orientent nos comportements moraux ni dans une explication
de la raison d’être de ces expériences. À ce sujet, voir Prinz, 2007, chapitre 7.
79
similaires, les autres individus vivent aussi ces expériences. Nous apprenons que ce que
nous désirons est généralement désiré par autrui, et ce que nous n’aimons pas n’est
généralement pas aimé par autrui.
À partir de ces expériences partagées, il pourrait sembler légitime de voir là la source
de valeurs universellement partagées par tous les êtres humains ; des valeurs comme le
respect des membres de notre communauté (communauté qui peut s’étendre à l’ensemble
des êtres humains, selon les conceptions du monde) et la solidarité entre membres d’une
même communauté. Néanmoins, je maintiens que ces valeurs dépendantes d’expériences
quasi universelles ne sont pas des faits moraux. Il est vrai que ces expériences orientent
fortement nos comportements, et ce, de façon généralement commune, mais il faut
reconnaître que cette orientation s’actualise toujours en fonction d’une certaine conception
du monde. Et comme cette conception du monde nous vient de la façon dont nous
percevons le monde, de nos expériences personnelles et des cultures dans lesquelles nous
vivons, il s’ensuit la chose suivante :
Les normes morales ne sont pas innées. Elles émergent plutôt de l’interaction entre
biologie et culture158
. Les dispositions comportementales reposant sur une biologie
donnée sont modelées par l’endoctrinement culturel, spécialement lorsque la taille
des groupes augmente. L’endoctrinement culturel peut modifier ces dispositions
comportementales de nombreuses façons, et, dans certains cas, complètement les
redéfinir.
En résumé, c’est par l’interaction entre nos expériences physiologiques communes et
le développement de nos conceptions du monde que nous apprenons à ressentir diverses
émotions morales en fonction de certaines situations (mentir, blesser physiquement ou
psychologiquement autrui, etc.). Les croyances morales ne sont pas immuables. À partir de
nos multiples rencontres, de ce que nous apprenons, de nos expériences personnelles et des
cultures dans lesquelles nous vivons, nos croyances morales évoluent.
Ainsi, si la plupart des cultures développent des valeurs morales condamnant les
agressions envers les membres de notre communauté, l’idée même de ce à quoi font
référence les concepts « d’agression » et de « membre de notre communauté » est
nécessairement dépendante de nos conceptions du monde. Dans certains cas, ces
158
Prinz, 2007, p. 274.
80
conceptions peuvent varier à un point tel qu’il n’est plus possible de parler de valeurs
universelles, du moins sans faire appel à des conceptions si abstraites qu’elles n’ont plus
aucune véritable signification à nos yeux159
. Et pour diverses raisons, ce ne sont pas toutes
les cultures qui développeront de telles valeurs au sujet du respect des membres de leur
communauté. Plusieurs cultures ont développé des façons de vivre qui nous semblent
complètement en contradiction avec ces valeurs, peu importe comment nous tentons de les
interpréter160
.
En conclusion, il n’y a pas de faits moraux substantiels, mais seulement des
expériences communes en raison de notre physiologie commune. Ces expériences partagées
mènent souvent aux mêmes croyances et aux mêmes comportements moraux, mais le lien
n’est pas nécessaire. L’influence culturelle et l’expérience personnelle sont toujours ce qui
fait, au final, que nous vivons différentes émotions morales en fonction de diverses
situations.
159
Scanlon, 2001, p. 151. 160
Benedict, 2001.
Conclusion
Jusqu’au milieu du siècle, les oppositions entre réalisme et antiréalisme puis entre
cognitivisme et non-cognitivisme permettaient d’obtenir une typologie intéressante des
théories métaéthiques. Néanmoins, ces oppositions posent aujourd’hui problème. Elles ne
permettent plus de correctement rendre compte des théories métaéthiques possédant des
caractéristiques propres à chacune des positions opposées.
Afin de défendre l’une de ces théories, le réalisme phénoménologique subjectiviste, le
premier chapitre visait à départager les différents fondements ontologiques que peuvent
impliquer les théories métaéthiques. En démontrant que l’idée « d’indépendance de
l’esprit » – une idée centrale à la question du réalisme moral – peut être comprise selon
deux sens différents – l’indépendance ontologique et l’indépendance épistémique – j’ai mis
en lumière trois genres distincts d’approches métaéthiques pour expliquer l’ontologie du
phénomène moral.
(1) Le réalisme moral substantiel : Les faits moraux sont ontologiquement
indépendants de l’esprit humain, et par le fait même, nous pouvons en avoir une
connaissance qui est épistémiquement indépendante de nous. À cet égard, la
moralité et les propriétés qu’elle suppose relèvent d’une réalité substantielle
indépendante de nous qui nous précède.
(2) Le réalisme moral phénoménologique : Les faits moraux dépendent de l’existence
de l’esprit humain (ils sont ontologiquement dépendants de nous), mais il existe
néanmoins une expérience morale partagée et non illusoire dont la connaissance
est épistémiquement indépendante de notre esprit. Ainsi, il existe une
connaissance morale objective qui n’est pas déterminée par l’être humain, mais
celle-ci porte sur la manière dont nous faisons l’expérience de ce que nous
appelons la moralité, et non pas sur des propriétés morales ontologiquement
indépendantes de nous.
82
(3) Le nihilisme moral métaéthique : Les faits moraux n’ont aucun fondement
ontologique indépendant de nous, et s’il existe une connaissance morale, celle-ci
est épistémiquement dépendante de nous. Dans ce dernier cas, l’ensemble de ce
que nous appelons la moralité est une construction humaine qui peut varier d’un
individu à un autre, ou d’un groupe d’individus à un autre.
À la lumière d’une telle tripartition, le second chapitre proposait une théorie
métaéthique subjectiviste exemplifiant les caractéristiques du réalisme phénoménologique :
le réalisme phénoménologique subjectiviste. En m’inspirant des thèses de Stéphane
Lemaire et Jesse Prinz, j’ai cherché à établir en quoi pouvait consister l’expérience morale
universellement partagée par tous les êtres humains. Selon la théorie établie, c’est en raison
de l’expérience de certaines émotions dites morales comme la colère, le mépris, le dégoût,
la culpabilité et la honte que nous pouvons former des désirs moraux, à savoir le désir
d’éviter de ressentir ces émotions morales négatives. Mais l’expérience du désir moral est
seulement la première condition de la moralité. La moralité dépend aussi d’une seconde
condition : le fait que nous soyons aptes à former des croyances à propos de ces désirs
moraux.
Ce faisant, une telle théorie réconcilie le cognitivisme et le non-cognitivisme moral en
rejetant la dichotomie qui oppose ces deux positions. Selon la théorie défendue, le désir
moral et la croyance morale ne sont pas réellement des entités distinctes, mais plutôt deux
façons de se rapporter à l’expérience subjective du désir moral : l’expérience du désir moral
telle qu’elle est vécue (le désir en tant que tel) se trouvant en constante relation avec
l’expérience du désir moral telle que nous projetons, par notre imagination, qu’elle est ou
sera vécue dans certaines situations (la croyance morale).
Le réalisme phénoménologique subjectiviste implique un relativisme métaéthique que
tous ne sont pas prêts à admettre. Pour défendre cette théorie contre les critiques habituelles
du relativisme métaéthique, j’ai soutenu dans le troisième chapitre que le relativisme
métaéthique n’est pas une position conceptuellement intenable et qu’il est possible de tenir
compte de la convergence de nombreux jugements moraux sans avoir à abandonner une
théorie relativiste en faveur d’une position impliquant l’universalisme moral.
83
L’argument central est que tout énoncé moral – et non pas tout énoncé tout court –
implique nécessairement un cadre de référence (souvent implicite) : les croyances morales
des individus. Mais comme l’expliquent David Velleman et Jesse Prinz, ce cadre de
référence ne se développe pas de façon arbitraire et indépendante d’un individu à l’autre.
Nous développons inévitablement notre cadre de référence à travers celui des autres et en
fonction de notre perception du monde. Ainsi, les cultures dans lesquelles nous évoluons
puis notre physiologie relativement commune font que nos réactions morales et
émotionnelles sont souvent convergentes.
Si le réalisme phénoménologique subjectiviste s’avouait finalement avéré, n’y a-t-il
pas un danger pour la moralité telle que nous la concevons habituellement ? Si nous ne
pouvons pas condamner les jugements qui nous semblent profondément immoraux d’un
point de vue objectif et universel, que pouvons-nous faire ?
La métaéthique ne faisant que décrire le phénomène moral, elle ne nous dit pas
directement comment nous devons nous comporter d’un point de vue moral. Par ailleurs,
puisqu’il s’agit d’une théorie relativiste, le réalisme phénoménologique subjectiviste auquel
nous adhérons met explicitement en lumière qu’il est possible et légitime d’adhérer à
différents systèmes moraux.
Néanmoins, cela ne revient pas à dire que nous pouvons tous agir de façon arbitraire,
et que peu importe les comportements que nous adoptons, ceux-ci seront moraux. Le
réalisme phénoménologique subjectiviste implique que les émotions morales éprouvées ne
relèvent pas seulement de ce que nous voulons qu’elles soient. Peu importe ce que nous
aimerions ressentir en fonction de diverses situations, nos émotions ne relèvent pas
seulement de notre libre volonté. Nous sommes conditionnés et influencés par nos
expériences, le milieu dans lequel nous vivons et les gens qui nous entourent. Ce faisant,
les émotions morales se manifestent en fonction de ce conditionnement et de cet
apprentissage. Par leurs actions et leurs paroles, les individus ont une influence sur nous ;
par les mêmes moyens, nous avons une influence sur eux et sur nous-mêmes. Dans ce sens,
la théorie défendue reconnaît que les jugements moraux sont des croyances et des
expériences qui se développent par des discussions et réflexions ; il s’agit d’une forme de
conditionnement qui peut prendre un certain temps à être pleinement intériorisé.
84
En comprenant mieux le phénomène moral, il nous est possible de mieux interagir
avec autrui d’un point de vue moral. En fonction des croyances d’autrui et de nos propres
croyances, nous pouvons débattre et chercher à établir un équilibre moral réfléchi qui
pourra éventuellement avoir une influence sur nos réactions émotionnelles et celles des
autres. Ce faisant, en fonction de nos expériences et de nos réflexions mutuelles, nous
pouvons plus facilement nous entendre sur les croyances morales qui nous semblent les
plus adéquates.
Ainsi, s’il est vrai que le réalisme phénoménologique subjectiviste ne peut pas
affirmer que la tolérance et la discussion réfléchie sont des règles morales universelles
auxquelles nous devons tous nous conformer161
, il n’empêche pas pour autant les individus
d’adhérer à ces règles. Il rend manifeste la pertinence de ces dernières, sans pour autant les
rendre moralement obligatoires d’un point de vue épistémiquement indépendant. Ceci étant
dit, rien ne nous empêche d’établir des obligations pour des raisons épistémiquement
dépendantes de nous. Nous sommes tous orientés par plusieurs perceptions communes du
monde, mais au final, en fonction de nos interactions avec autrui, c’est nous qui créons
collectivement le « monde moral » et l’influence qu’il a sur nous. À nous de le faire de
façon à mieux vivre personnellement et collectivement, même si cela ne veut pas dire la
même chose pour tous.
161
Il s’agit d’une autre des principales critiques faites aux théories relativistes. Moser et Carson, 2001, pp. 4-
5.
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