amselle-la globalisation. grand partage ou mauvais cadrage

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Amselle-La Globalisation. Grand Partage Ou Mauvais Cadrage

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  • ACE LA CROISSANCE des changes commerciaux, la pntration desmultinationales dans lensemble du monde, au processus de coca-coloni-sation, bref la mise en relation gnralise des habitants de notre plante ou du moins dune lite privilgie travers lInternet, qui oseraitcontester que nous sommes entrs dans lre du village plantaire ou delcumene global (Hannerz 1992)1. Le titre de louvrage de BenjaminBarber, Djihad versus McWorld (1996), symbolise bien la nature de ce pro-cessus, le vocable McWorld soulignant la conjonction des deux tendardsde la globalisation : Mac Donald et Macintosh.

    La problmatique de la globalisation, qui reprend dune certaine faonla thmatique marxiste et luxemburgiste du march mondial et de limp-rialisme, a, la diffrence de cette dernire doctrine, la facult de faire dis-paratre la question sociale, celle de la lutte des classes, et la questionterritoriale (Badie 1995), pour leur substituer celle des guerres identitaires.En effet pour certains thoriciens amricains, la globalisation conomique,loin dengendrer une uniformisation culturelle, se traduirait au contrairepar la floraison de guerres identitaires de nature culturelle ou religieuse.Cest tout le sens de louvrage dj cit de Barber sur lanalyse du jihadcomme rponse limposition de modes de production et de consomma-tion universels ; cest galement la direction emprunte par Samuel

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    LHOMME 156 / 2000, pp. 207 226

    La globalisationGrand partage ou mauvais cadrage ?

    Jean-Loup Amselle

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    1. Sur la gnalogie du concept dcumene chez Alfred Kroeber et Friedrich Ratzel et sur lancien-net du phnomne de globalisation la Carabe, on peut se rfrer larticle de S. Mintz (1996) qui vatout fait dans le sens de notre propos.

    Cet article reprend certains lments dun ouvrage paratre chez Flammarion en janvier2001. Globalization est un terme anglais (tats-Unis) qui est rendu habituellement en franais par celuide mondialisation. tant donne loptique de cet article, nous prfrons garder ce terme dans sa versionsemi-originale (globalisation), le s se substituant au z.

  • Jean-Loup Amselle

    Huntington qui prvoit que les conflits du XXI e sicle opposeront ce quilnomme respectivement lOuest et le Reste, cest--dire la civilisation occi-dentale et la filire islamo-confucenne... (Huntington 1993).

    Remarquons dans les deux cas, le rle critique de lislam et, en particulier,de ses formes les plus militantes, dans la perception que les politologuesamricains comme Barber et Huntington dveloppent propos de larchi-tecture du monde contemporain. Dans le sombre tableau quils dressent delavenir de notre plante, ils laissent de ct ou, tout du moins, accordentune importance secondaire, aux autres conflits ethniques et religieux quiaffectent dautres rgions du monde, notamment lAfrique : cest essentielle-ment en termes de croisades que les conflits du XXI e sicle sont apprhends.

    En un sens, et comme ils le dclarent eux-mmes, ces penseurs de la glo-balisation se situent bien dans le cadre de la conjoncture ouverte par la finde la guerre froide symbolise par la chute du mur de Berlin et qui, pourcertains, se solderait par une vritable fin de lhistoire (Fukuyama).Cette vision eschatologique sinscrit en effet dans un espace de rflexiono il nexiste plus dalternative au systme conomique existant et o defait seuls les effets culturels, ethniques ou religieux de luniformisation dela production et de la consommation peuvent faire lobjet dun dbat.Notons ce sujet que si chacun saccorde reconnatre lvidence de laglobalisation, des voix discordantes sexpriment quant aux effets de cettehomognisation du monde. Si certains, comme Barber ou Huntington,voient lavenir sous la forme dune frquence accrue des chocs de cul-tures , dautres, en revanche, mettent laccent sur un mlange croissant deces mmes cultures, ou sur une crolisation du monde.

    Dans son dernier ouvrage, James Clifford (1997) dveloppe ainsi lideselon laquelle les diffrentes cultures de la plante seraient sujettes unphnomne de mobilit gnralise (traveling cultures), donnant aux soci-ts contemporaines des contours essentiellement diasporiques2.

    On trouve une ide voisine chez Ulf Hannerz (1992) et douard Glissant(1997) qui tous deux insistent sur lexistence dun phnomne de crolisa-tion du monde. Cette ide, emprunte la philosophie, la linguistique et lhistoire naturelle (acclimatation), met sur le mme plan les phnomnesdhybridation langagire3 et de croisement culturel ; et ce nest srement pasun hasard si elle est fortement dfendue par . Glissant, un crivain antillais,possdant une formation anthropologique, puisque lon sait que lexempleparadigmatique des langues croles est fourni par la Carabe.

    Chez . Glissant, lide de crolisation du monde, ou plus exactementcelle de lexistence de socits ou de cultures croles, est fortement associe

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    2. Sur ce point voir galement le livre de P. Gilroy (1993).3. Dans ce domaine, le pre fondateur des postmodernes amricains est bien entendu Bakhtine.

  • des proccupations dordre identitaire. Pour lui, les cultures croles oucomposites sont lies un cadre gographique prcis, celui des Antilles,rgion du monde o la population ne peut se dfinir que par rapport laplantation esclavagiste et ne peut rfrer son identit quau bateau ngrierqui la dbarque sur les les et aux mlanges ultrieurs dont elle a t lob-jet. En ce sens, pour . Glissant, lidentit antillaise, dune certaine faon,prfigure la voie dans laquelle sengage la totalit des cultures de la planteet annonce donc la crolisation du monde.

    ce type de culture, mlange par nature, lauteur du Discours antillais,oppose les cultures ataviques , cest--dire celles qui se dveloppent dansle cadre dune nation statocentre comme la France (Pierre Nora) ou cellesqui se dfinissent en rfrence un anctre commun, rel ou mythique,comme de nombreuses socits primitives, par exemple.

    Cette dichotomie, emprunte Gilles Deleuze et Flix Guattari 4, mmesi elle a le mrite de bien rendre compte de la spcificit des socitsantillaises et si elle explique la focalisation des tudes caribennes sur lathmatique de lidentit, a galement linconvnient de racialiser les autressocits, en particulier les socits africaines. Dfinir les socits primitivesou exotiques en termes datavisme interdit prcisment dy reconnatre desphnomnes de mlange et de crolisation.

    De faon gnrale, il convient dobserver la plus grande prudence face lide de mtissage du monde, ou de crolisation, telle quelle est dfenduepar exemple par Hannerz (1992) dans sa conception de lcumene glo-bal . En faisant du processus dhomognisation contemporain le produitde la runion de segments pars, elle signe son appartenance une probl-matique biologique qui reprsente lquivalent de ce que constitue sur leplan conomique la thorie de la globalisation. En cela, lide de crolisationcorrespond une conception polygniste du peuplement humain, danslaquelle les diffrentes espces feraient lobjet dun travail permanent de croi-sement et dhybridation. Ce bouturage culturel du monde reprsente ainsilavatar ultime de la pense biologico-culturelle, telle quelle sest pleinementdveloppe dans lanthropologie culturelle amricaine.

    Cest en partant du postulat de lexistence dentits culturelles discrtesnommes cultures que lon aboutit une conception dun monde post-colonial ou postrieur la guerre froide vu comme tre hybride5. Pourchapper cette ide de mlange par homognisation et par hybridation,il faut postuler au contraire que toute socit est mtisse et donc que le

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    4. Cf. chez ces auteurs (1980) lopposition de la racine et du rhizome.5. Sur cette problmatique, voir notamment les ouvrages de Homi K. Bhabha (1994) et de Robert J. C.Young (1995).

  • mtissage est le produit dentits dj mles, renvoyant linfini lidedune puret originaire.

    La globalisation ne se traduit donc ni par laffadissement des diffrentes cul-tures ni par laffrontement entre des segments culturels pars qui seraient res-ts intacts au cours de lhistoire. Elle engendre ou abrite une productiondiffrentielle des cultures dont nous allons maintenant examiner les modalits.

    La globalisation et lenqute de terrain

    Traditionnellement, on le sait, lanthropologie a identifi son objet avecltude des socits primitives ou exotiques, mme si, depuis longtemps,on lui concde galement la description de certains secteurs de notrepropre socit, telles que lanalyse de la sorcellerie dans les socits pay-sannes, celle des minorits ethniques voire mme lanalyse microscopiquede la vie des institutions. En effet, depuis la rvolution malinowskienne,cest lobservation participante de longue dure sur un terrain dfinicomme une entit spatiale bien dlimite et protge qui continue dassu-rer la lgitimit de cette discipline. Et mme si lon admet aujourdhuiquil y a place pour une anthropologie des mondes contemporains (Aug1994), laccent mis sur la globalisation ou sur la mondialisation des cul-tures semble, terme, menacer la spcificit de lobjet mme de lanthro-pologie, au sens o celui-ci deviendrait commun plusieurs disciplines.

    La thorie de la globalisation est utilise aujourdhui par certains anthro-pologues, comme James Clifford (1997), Akhil Gupta et James Ferguson(1997), pour traiter la question qui est au cur de la discipline anthropolo-gique, savoir le travail de terrain. Plutt que de concevoir lenqute de ter-rain comme tant exerce par un Blanc de sexe masculin sur un terrainexotique prserv (fieldwork), il conviendrait, selon ces auteurs, de lenvisa-ger comme une recherche en rseau pousant au plus prs les contoursessentiellement diasporiques des cultures contemporaines (network)6. Cestainsi que disparatrait la distinction entre lici (home) et lailleurs (field) quiest au fondement de la domination quexercerait lanthropologie occidentalesur lensemble des autres cultures de la plante. Pour ces anthropologuesamricains, les responsables de cette situation ne sont pas seulement lesbarrires gographiques, mais galement les barrires sociales, ethniques etculturelles, quils entendent faire tomber de faon encourager laccession la pratique de lanthropologie de toutes les minorits qui jusquici en ont ttenues lcart : Africains-Amricains, homosexuels, etc. Dans cette pers-pective, le travail de terrain, traditionnellement men par un observateur

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    6. Ce terme est de nous, il nest utilis ni par Clifford, ni par Gupta & Ferguson.

  • tranger sur des communauts indignes, devrait galement souvrir auxmembres de ces communauts elles-mmes, favorisant ainsi la productiondun savoir manant des autochtones (homework).

    Ce projet, qui vise donner la parole aux enquts dhier, prend vi-demment appui sur le culturalisme qui est lun des fondements de lan-thropologie amricaine et qui a trouv une forme dexpression politiquedirectement utilisable dans le cadre de ce quon appelle aux tats-Unis lapolitical correctness et laffirmative action. Cette anthropologie pour tous ou la porte de tout le monde comporte cependant deux inconvnientsmajeurs qui mritent dtre souligns. Tout dabord, cette vision multicul-turaliste de lanthropologie a le tort doublier que cette discipline a pourfondement ultime la philosophie des Lumires du XVIIIe sicle, cest--direune conception universaliste du savoir humain. En dautres termes, lescatgories utilises par les anthropologues, que ces derniers soient destrangers aux cultures quils tudient ou des autochtones, sont strictementidentiques puisque le corpus de connaissances quils mobilisent est com-mun. Lide mme dun pluralisme anthropologique en dehors de lexis-tence de diffrentes coles apparat donc comme contradictoire avec lephnomne historique unique que reprsente, dans lhistoire delOccident, lapparition dune dmarche comparative de type scientifique.

    Les anthropologues nationaux ou autochtones le savent dailleurs si bienquils ne font pas porter leurs rflexions ou leurs critiques sur le caractreculturellement distinct de leurs investigations, contrairement leurs col-lgues occidentaux, mais sur linsertion singulire de leur position dob-servateur au sein de leur propre socit7. Ne prtendant pas porter unregard diffrent de leurs collgues trangers sur leur culture dorigine, ilsobservent en revanche la diffrence dattitude que leurs contribules ouleurs compatriotes manifestent leur gard. Cest pourquoi tous les pro-jets de type Transcultura ou Regards croiss , qui visent contreba-lancer lenvoi massif danthropologues du Nord vers le Sud par la venuedans le Nord de confrres du Sud, sont condamns manquer leur objec-tif, puisque, dans les deux cas, il sagit de chercheurs utilisant des schmesde pense identiques. La multiculturalisation de lanthropologie, telle quela souhaitent les anthropologues postmodernes, aboutirait en fait, si elletait mene bien, une dissolution de la discipline dans une multiplicitde visions particulires. Quon approuve ce phnomne ou quon ledplore, il reste que lanthropologie est une parce quelle est unique.

    Le second reproche que lon peut adresser aux anthropologues de la glo-balisation est plus grave puisquil a trait la contradiction qui est au cur

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    7. Voir ce sujet, S. Bagayogo (1977) et M. Diawara (1985).

  • de leur raisonnement. Est-il possible, en effet, de concilier, dune part,lide de la dconstruction de lanthropologie de terrain comme mca-nisme de domination de lOccident sur le reste de la plante avec, dautrepart, la reproduction de la distinction entre socits primitives et socitsmodernes que la thorie de la globalisation suppose implicitement ?

    Si, comme les anthropologues postmodernes laffirment, notre poque estradicalement diffrente de toutes celles qui lont prcde, au sens o lacontemporanit consisterait en une mise en relation gnralise et uneinterdpendance totale de lensemble des cultures de la plante, cest quil abien exist une phase de lhistoire de lhumanit dans laquelle certainessocits vivaient replies sur elles-mmes et taient donc passibles de lamthode intensive et localise fonctionnaliste mise au point parBronislaw Malinowski. Certes, lpoque o lauteur des Argonautes duPacifique occidental menait ses enqutes, il tait dj impossible de dcrire lesTrobriandais sans les replacer dans le cadre du contact culturel et de la pr-sence coloniale ; et les anthropologues de la globalisation rappellent justetitre quAlfred R. Radcliffe-Brown se dsolait davoir recueillir ses infor-mations sur les gens dAndaman auprs de prisonniers ignorant tout descoutumes locales (Gupta & Ferguson 1997 : 6, 20). Mais prcisment lafocalisation de la critique de lanthropologie malinowskienne sur la seulepriode coloniale permet de faire lconomie dune rflexion sur la priodeantrieure la conqute qui, elle, serait justifiable dune analyse intensive etlocalise. Tout se passe en effet comme si, pour les anthropologues de la glo-balisation, lhistoire nadvenait quavec la colonisation, renvoyant lhistoireprcoloniale la pure contingence de lvnement. Cette sorte dcrasementdes socits exotiques entre le marteau de la non-histoire prcoloniale etlenclume de leur disparition sous limpact du colonialisme ne rend pas jus-tice au sens profond de la dmarche malinowskienne. Certes, Malinowski,par souci de se dmarquer de lvolutionnisme et parce quil situait lobser-vation participante dans la filiation du naturalisme et de la zoologie a, dunecertaine faon, contribu au processus denfermement des socits exo-tiques. Il nen reste pas moins que la richesse des matriaux des Argonautesdu Pacifique occidental tmoigne de son attention lgard du cadre histo-rique de la socit trobriandaise et permet donc de dcloisonner celle-ci.

    Le dcloisonnement des socits exotiques

    Bien que les thoriciens de la globalisation, qui sinspirent de la thorie delconomie-monde, distinguent de faon radicale notre poque de toutescelles qui prcdent, ils admettent nanmoins que les priodes recules ontconnu elles aussi des phnomnes dinteraction culturelle entre socits dif-

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  • frentes (cf. Appadurai 1990). Cependant ces contacts entre communautsanciennes sont vus par eux comme tant dune intensit sans communemesure avec lenchevtrement des cultures actuelles, et cest sur la nature deces changes entre socits du pass que porte lessentiel du dbat.

    Contrairement au postulat implicite des tenants de la globalisation,postulat qui permet de reproduire la distinction fondamentale entresocits primitives et socits modernes laquelle est au cur de la dfi-nition de lanthropologie on voudrait montrer ici quil na jamais existde socits closes8.

    Cette notion, dont il conviendrait de retracer la gnalogie et qui occupeune place importante dans la tradition philosophique9, est lie toutes lesautres conceptions cardinales qui permettent notre propre socit de fon-der son identit sur la conceptualisation dune altrit radicale. En ce sens,lanthropologie actuelle a hrit de toutes les oppositions canoniques de laphilosophie politique et de la sociologie telles que ethnos/polis, statut/contrat, gemeinschaft/gesellschaft, holisme/individualisme, etc. En postulantquil existe des socits radicalement autres, qualifies de primitives etproches des socits animales, lanthropologie est parvenue imposer lidedu terrain comme huis clos, comme enceinte de recherche bien dlimite, limage du biotope qui sest substitu au jardin zoologique comme cadredobservation privilgi de lobservation des primates.

    Henrika Kuklick, en effet, a montr comment les naturalistes et lesanthropologues, notamment Alfred C. Haddon, avaient adopt, la findu XIX e sicle, lide du travail de terrain vu comme ltude dtailledune tribu singulire ou dun assemblage naturel de peuples 10. Cetteconception du terrain comme huis clos a t renforce par linvention parWilliam H. Rivers de la mthode gnalogique, mthode qui sinspiraitelle-mme de leugnique de sir Francis Galton11. Cette double invention,qui fut applique pour la premire fois dans le cadre de lexpdition dudtroit de Torres, eut pour effet majeur dentraner labandon de lanalysehistorico-comparative. Ltude intensive et localise dune populationunique, et la focalisation sur les relations de parent quimpliquait lerecours la mthode gnalogique, supposaient en effet la priorit accor-de lanalyse synchronique et donc le rabattement de la recherche sur lesrelations internes de la socit choisie. Plus que le fonctionnalisme donton impute la paternit Malinowski, cest la conception mme de len-

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    8. Notre critique dAppadurai rejoint celle exprime par J. Assayag (1998) et par C. Piot (1999 : 22-23).9. Quon songe entre autres aux uvres de Henri Bergson et de Karl Popper.10. Sur le rle de Haddon dans la gense de lide de terrain, voir H. Kuklick (1997 : 47-65).11. Sur la mise au point par Rivers de la mthode gnalogique ainsi que sur les liens de cette dernireavec leugnique de Galton, voir G.W. Stocking Jr (1992 : 32-33). Sur leugnique de Galton, voir J.-P.Thomas (1995).

  • qute de terrain qui est directement responsable de la dshistoricisation etde la dpolitisation des socits exotiques et cest en cela que lpistmolo-gie et lhistoire de ltude intensive et localise des groupes humains estcapitale pour traquer les fausses impasses de lanthropologie actuelle etpenser les conditions de leur dpassement.

    La difficult que lon a dpasser la mthode malinowskienne tient enpartie au fait que ses disciples ont attribu aux caractristiques de lobjet tu-di le choix de celle-ci. Pour les anthropologues africanistes forms parMalinowski, et notamment pour Siegfried F. Nadel, la mthode fonction-nelle correspondait au caractre insulaire des Trobriandais et non une quel-conque rupture anthropologique opre par le matre. Dailleurs, face ltude de la socit nupe du Nigeria, Nadel sestimait dsarm. Le royaumenupe tait une socit, dune part, trop complexe pour faire lobjet dunetude intensive et localise, mais, dautre part, trop lmentaire, puisque nedisposant pas darchives crites, pour y utiliser la mthode historique.

    La technique de lanthropologie moderne (anthropologie fonctionnelle, ainsiquon la nomme parfois) sest dveloppe sur de petites les du Pacifique avec ltudede petits groupes et de cultures infiniment plus simples que nos civilisations histo-riques. La socit ouest-africaine dont traite cet ouvrage [Byzance noire] compte undemi-million dindividus ; elle est loin dtre simple ou primitive. Sa complexitsociale et conomique est comparable celle des civilisations de la Rome impriale, deByzance ou de lEurope mdivale.

    Nanmoins, si la technique de travail de lanthropologue sur le terrain, comme on alhabitude de la concevoir, se montre inefficace, il est galement impossible dutiliser latechnique dapproche utilise en gnral ltude de ces cultures historiques. Il nexistechez ce peuple que trs peu de documents historiques, et lon peut peine dire quilssoient une source dinformation du point de vue sociologique (Nadel 1971 : 17).

    Vingt ans aprs Malinowski, Nadel est donc confront ltude anthro-pologique dune socit complexe, cest--dire dune socit situe dansune koin ouest-africaine de la savane, comprenant une pluralit delangues et dethnies, unies par une religion commune, lislam, qui de cefait prsentent un air de famille .

    La ralit sociale nupe, envisage comme un branchement ou une dri-vation sur un rseau culturel commun, aurait d pousser Nadel aban-donner le fonctionnalisme au profit dune autre mthode. Mais ses liens,tant personnels quinstitutionnels, avec Malinowski lont conduit, dunepart, mettre en vidence limbrication du royaume nupe dans desensembles plus vastes et, dautre part, identifier le concept de culture tri-bale et daire culturelle12.

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    12. Mais lunit culturelle est aussi plus vaste que lunit tribale. Lorganisation politique et socialedes Nupe est commune de nombreuses tribus dAfrique occidentale ; ils partagent leur religion .../...

  • Le retour du diffusionnisme

    Alors que lon pouvait estimer que les ides malinowskiennes sur lamicro-enqute de terrain et lobservation participante avaient acquis droitde cit, on observe de faon surprenante le retour, sinon du diffusion-nisme, du moins de lintrt quil y aurait rvaluer cette doctrine, ycompris dans ses aspects les plus contestables. Pour certains anthropo-logues, le malstrom de la globalisation conduit en effet sinterroger surles consquences de la victoire de la mthode malinowskienne sur leth-nographie itinrante et sur le dficit thorique qui en rsulte. Il sagit, aupremier chef, de lapproche historique condamne par le matre commerelevant, dans le cas de lvolutionnisme, de la pure conjecture ou jugeimpossible atteindre dans le cadre de lanalyse des mythes dfinis par luicomme des chartes servant lgitimer lordre social. Mais cest aussi la ra-lit de linscription des micro-units de recherche dans des cadres plusvastes qui conduisent Gupta et Ferguson (1997 : 20), par exemple, sedemander, en citant Grafton E. Smith, si la seule mthode pour tudierlhumanit est de sjourner sur une le mlansienne pendant plusieursannes pour y couter les bavardages des villageois 13. On retrouve l lin-quitude ancienne des anthropologues, puisquelle est en fait contempo-raine des dbuts de la discipline, au sujet du poids de la situation colonialedont on sait que William H. Rivers, proccup par la dpopulation dessocits mlansiennes, y prtait dj une attention soutenue.

    De ce point de vue, lanthropologie de la globalisation ne serait doncquune anthropologie de la situation postcoloniale reprenant les acquis duRhodes Livingstone Institute14 et ceux de Georges Balandier, mais justifiantpar l mme une division contestable entre une situation anthropologiquesappliquant au pass de lhumanit et une situation postanthropologiquecorrespondant la compntration des cultures.

    En dautres termes, les interrogations sur la fin possible de lanthropo-logie telles quon les rencontre dans les travaux de Clifford, Gupta etFerguson reposent sur le double postulat dun monde primitif en voie dedisparition, ou totalement disparu, et celui dune contemporanit globa-lisante qui contraindrait notre discipline partager son domaine avec lesautres spcialistes du social : critiques littraires, smiologues, etc.

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    traditionnelle avec des groupes voisins au Nord, lEst et au Sud, et leur religion moderne, lislam, avectout le Soudan. Car on peut, en effet, parler juste titre dune culture dAfrique occidentale, ou duneculture des groupes vivant dans lintrieur de lAfrique de lOuest (en lopposant celle des groupementshabitant la fort subtropicale ou la rgion ctire). En fin de compte, il semble que la culture apparaisseaussi comme cristallise sous forme dune culture tribale et laire de cette unit culturelle apparat alors certains gards, de mme tendue que la tribu (Nadel 1971 : 46).13. Ma traduction, J.-L. A. Sur ce point, voir galement la contribution de J. Vincent (1991 : 45-58).14. Cf. les travaux de Max Gluckman, Clyde Mitchell, William Watson, etc.

  • Or lhypothse selon laquelle le village global succderait un mondecompartiment hante depuis longtemps les travaux de certains historienscomme Fernand Braudel (1979 : 14), par exemple, qui refusait dappli-quer la notion dconomie-monde lAfrique prcoloniale en raison delisolement suppos du continent africain, ou comme John Iliffe (1997)qui entend expliquer le sous-dveloppement de lAfrique par sa mise lcart des grands courants commerciaux mondiaux.

    Disqualifier lanthropologie au nom de la contemporanit des socitsexotiques, cest--dire de la disparition de leur traditionalit, ratifie en faitune conception purement passiste de la discipline, celle qui fait dellesdes socits du refus. Le renouveau de lintrt pour le diffusionnisme, quicorrespond lide que le village global forme un cumene nest quuncache-misre de lanthropologie destin vacuer la question de la situa-tion des socits primitives avant le contact europen.

    De fait, la rflexion sur lhistoricit des socits exotiques ne pouvait tredveloppe que par lafricanisme dont les objets dtude, mme sils ne sontpas moins primitifs que les autres, ont toujours t penss en rfrence auxgrandes civilisations, soit de faon historienne comme chez MauriceDelafosse15 soit de faon purement spculative chez Marcel Griaule16. Ceque jappellerais la globalisation prcoloniale, primaire ou partielle revtdonc la forme de la lancinante question qui agite lanthropologie africanisteet, en retour, lanthropologie en gnral et qui concerne non pas tant lhis-toricit de lAfrique ancienne que sa capacit douverture lextrieur. De cepoint de vue, le caractre heuristique de lanthropologie africaniste tient lar-gement au fait que, depuis les dbuts de lexploration de ce continent, larflexion sur les socits africaines na pu se faire autrement quen termes derseaux. Certes, comme dans dautres parties du monde, cette rflexion,reposait largement sur le caractre itinrant de la description et se traduisaitdonc par la publication de journaux de voyage, mais de plus, la prsence trsancienne, en Afrique de lOuest par exemple, de religions lettres de grandeextension comme lislam a contraint toute une srie de chercheurs, je penseen particulier ici H. Barth et M. Delafosse, conjoindre, dans leurs ana-lyses des socits africaines, lorientalisme et lethnographie.

    En dautres termes, lAfrique, la diffrence de lInde par exemple,combine la double caractristique davoir t rejete dans les tnbres delan-historicit (Hegel) et davoir cependant donn lieu une rechercherudite qui mettait, au contraire, au premier plan lhistoricit de ce conti-

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    15. Sur luvre de Delafosse, voir J.-L. Amselle & E. Sibeud (1998).16. Les Bambara me dit-il [Griaule sadressant Monteil] sont des Hindous ; je veux dire quils ontune haute civilisation, trs fleurie. Les Dogon, eux, sont des Chinois je veux dire des gomtres (Monteil 1977 : X).

  • nent, y compris dans ses parties les plus recules. Et lhistoire de lafrica-nisme pourrait bien scrire comme lalternance entre des phases denglo-bement des socits africaines lintrieur densembles plus vastes, commedans les travaux de Frobenius, Delafosse, Baumann et Westermannn, etdes phases de repli ethnologique comme dans les uvres de Griaule,Evans-Pritchard et Fortes, auxquelles succderait une nouvelle plage dou-verture avec les recherches de Jack Goody (1995 : 134) qui, bien que dis-ciple de Fortes, rcuse, en raison de sa formation littraire, la conceptionmalinowskienne de la tradition orale comme charte mythique.

    Dans cette perspective, il y aurait toujours prsent, en contrepoint de ladmarche africaniste, un diffusionnisme latent, qui prend, chez Griaule etses disciples, une forme dsincarne, mais qui en revanche, avec Delafosseet Goody, possde un enracinement historique.

    Si lon compare, par exemple, Mythe et organisation sociale au Soudanfranais, de Germaine Dieterlen (1955 : 39-76), et Haut-Sngal Niger, deMaurice Delafosse (1972 [1912]), lon observe que dans le premier cas est luvre un englobement spculatif de lensemble de lAfrique de lOuestdans la matrice mande, matrice, qui sans tre dailleurs une invention delauteur, est sans doute une laboration des griots auprs desquels elle aenqut. En revanche, Haut-Sngal Niger de Delafosse, qui est consacraux civilisations du Soudan occidental, axe sa rflexion sur les grandsempires mdivaux du Ghana, du Mali et du Sonra en combinantenqute orale et utilisation des chroniques crites en arabe. Dans un cas,il y a donc extension arbitraire et utilisation non critique des donneslocales fournies par les informateurs, dans lautre, un travail patient dereconstitution de grands ensembles politico-culturels, o on peut voir uneprfiguration des travaux de Goody (1995 : 40), qui loue dailleurs chezDelafosse ce souci de la synthse.

    Mais mme dans luvre de Goody, laccent mis sur la permabilit dessocits exotiques sapplique davantage des matriaux de seconde mainqu ses propres recherches sur les Lo Daaga et les Lo Wiili qui sinscriventdans la dmarche structuro-fonctionnaliste de son matre Fortes. Malgrtous les apports externalistes de ses travaux, J. Goody, en particulier dans lafaon dont il ragit au livre de H. Kuklick (1991), montre quil est incapablede se dpartir dune approche qui privilgie lisolement et la spcificit dechaque socit africaine, comme si, au terme dune carrire prestigieuse, il sesentait oblig dassumer lensemble de lhritage malinowskien.

    Or, sans prtendre refaire le parcours de lanthropologie depuis le renfer-mement que lui a fait subir Malinowski jusqu sa disparition annonce parles chantres de la globalisation, il convient dexposer les socits exotiques auvent du grand large de faon relativiser les menaces qui pseraient sur leur TO

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  • devenir. En ce sens, ce nest pas tant la globalisation ou lhistoricit des soci-ts primitives qui est nouvelle que le dcloisonnement mthodologique qui,depuis une dizaine dannes, retrouve une vigueur accrue sous limpactconjugu du dveloppement de lhistoire de lanthropologie et du postmo-dernisme. Depuis que lon historicise lanthropologie, cest--dire que lonreplace les anthropologues dans leur contexte historique et que lon restituele dialogue ou labsence de dialogue entre les anthropologues et les infor-mateurs, lillusion se fait jour du caractre radicalement nouveau de la com-munication entre les diffrentes socits de lcumene.

    La relecture de lanthropologie de terrain

    Comme le rvle un examen attentif de la littrature anthropologique,toutes les socits ont toujours communiqu, y compris dans leur refusde communiquer. Seul ltablissement du huis clos anthropologique aentran loccultation des relations latrales des socits exotiques, de sorteque la tche principale qui incombe ceux des anthropologues dsirantvaluer limpact de la globalisation sur les socits quils tudient est deresituer ces dernires dans leur environnement.

    cet gard, il est frappant de constater que la socit qui en est venue incarner le modle de la socit primitive les Trobriandais soit juste-ment celle dans laquelle le commerce au sens le plus gnral de ce terme joue un rle majeur. Bien que Malinowski (1963 : 138) affirme que lesystme dchanges crmoniels de type kula se droule en circuit ferm,dautres informations montrent que ce rseau de transactions stendaitjusque dans les hautes terres de la Nouvelle Guine (Devyver 1963 : 28).En fait, la lecture de ce chef-duvre, on a le sentiment de se trouverconfront un systme international ouvert comprenant une srie de tri-bus insulaires et situ dans un continuum de langues, de cultures et dergimes politiques cousins.

    Au sein de cet ensemble rticul dunits sociales, le kula apparatcomme un agent politique servant ordonner toute une srie de rangs etde statuts. Plus que limpasse faite sur lhistoire de ce groupe de commu-nauts de navigateurs des informations historiques parsment en effet lelivre cest laccent mis sur la magie et la psychologie du primitif, auxdpens du politique, qui frappe dans luvre majeure de Malinowski.

    En accordant la priorit lenqute de terrain intensive et localise,Malinowski est parvenu caractriser le kula comme un systmedchanges essentiellement crmoniel, et partant disqualifier ladmarche de son matre Charles G. Seligman qui ne voyait dans ceschanges longue distance que des rapports marchands. Mais, en mme

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  • temps, en renonant lethnographie itinrante au profit de lobservationsdentaire, il sest priv des moyens ncessaires ltablissement dune go-politique du kula ce qui lui sera dailleurs reproch par les commenta-teurs de son uvre. Avec le livre de J. P. Singh Uberoi, Politics of the KulaRing (1962), qui constitue une relecture des matriaux de Malinowski,lon passe dune enqute magistrale qui doit beaucoup Frazer uneanthropologie politique qui sinspire directement des travaux dEvans-Pritchard, de Fortes et de Gluckman. Lintrt du travail de Uberoi est demontrer en quoi le rseau international du kula, qui tend ses ramifica-tions jusquen Nouvelle Guine, est une condition indispensable lamaintenance des units sociales trobriandaises. Il nous apprend parailleurs que la socit trobriandaise est une socit de type segmentaire, ausein de laquelle les diffrences de rang et de statut nont pas donn lieu lmergence dune vritable chefferie. Grce cette rinterprtation desdonnes de terrain de Malinowski, le systme kula peut tre rapproch deschanes commerciales et des rseaux de camarades dchange qui servaientaux socits de la cuvette congolaise importer les produits de traite et diriger les esclaves vers le Golfe de Guine17.

    Les Argonautes du Pacifique occidental est donc le premier ouvrage montrer limportance de laspect crmoniel dans les changes longuedistance, aspect qui sera repris tant par lanthropologie dautres aires cul-turelles que par lhistoire18.

    Le systme du kula reprsente un phnomne de globalisation primaireou partiel qui tmoigne du caractre erron du concept dauto-subsistanceappliqu aux socits primitives. Avec Malinowski, lconomie primitivesouvre sur le grand large et englobe des espaces considrables, tout endemeurant enferme dans un cercle. Or lon sait depuis les travaux deClaude Lvi-Strauss sur lalliance matrimoniale que la boucle de lchangegnralis ne se referme jamais Avec Uberoi, le kula devient linstru-ment dun systme politique de grande extension dans lequel les rangs etles statuts trobriandais ne sont que leffet du branchement de cette le surla totalit du rseau tandis que pour Annette B. Weiner (1976) le rle desfemmes est mis au premier plan de la reproduction des units sociales tro-briandaises. Il ne restait quun pas de plus franchir pour que lonretrouve la problmatique de G. Balandier applique aux socits mlan-siennes et polynsiennes. Cest dsormais chose faite avec le livre deNicholas Thomas, Entangled Objects (1991), qui disqualifie toute tentativedexaminer les phnomnes de don et de contre-don, dcrits pour la pre-

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    17. Cf. ce sujet G. Dupr (1985).18. Que lon songe par exemple, propos du Moyen ge, aux diffrences qui existent entre les analyses conomistes de Henri Pirenne et celles plus maussiennes de Georges Duby.

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    mire fois dans laire pacifique, indpendamment de leur insertion dans lasituation coloniale. Cette focalisation de la recherche anthropologique surla priode coloniale reprsente nanmoins une rgression, puisquelle sin-terdit de sinterroger sur la situation qui prvalait avant la pntrationeuropenne. Or Malinowski, dans Les Argonautes du pacifique occidental,loin dcarter systmatiquement toute rfrence la priode prcdant lapntration europenne, maille au contraire son livre de notations consa-cres au pass de la socit trobriandaise. Le refus de lhistoire, chezMalinowski, sadresse directement lvolutionnisme et au diffusion-nisme, et non ce quon nommerait aujourdhui la micro-histoire. lpoque o le chef de file de lanthropologie britannique forgeait sonobjet et sa mthode, il tait contraint de rejeter lhistoire spculative et lagographie des traits culturels pour privilgier ltude des relationsinternes la socit trobriandaise quitte retrouver lhistoire sur le conti-nent africain sous la forme du changement culturel (Malinowski 1961).Car il est paradoxal que, dans la sorte de Yalta de la recherche anthropo-logique qui sest instaure aprs la Premire Guerre mondiale entre A. R.Radcliffe-Brown et B. Malinowski, le premier se soit retrouv du ct delanthropologie du sauvetage des coutumes exotiques tandis que le secondse tournait, pour des raisons essentiellement pratiques, vers ltude ducontact culturel19. Mais, l encore, la focalisation sur la situation colonialea interdit de mettre en relief ce qui reprsente lun des apports, certesmineur, des Argonautes, savoir la latralisation foncire de la socittrobriandaise par le biais de la pratique de lchange crmoniel et mar-chand longue distance.

    Cest cette mme inspiration que lon retrouve sous la plume de GeorgesCondominas qui propose de substituer la notion d espace social cellede culture, quil juge inadquate lapprhension de lAsie du Sud-Est20.Lide de culture, pour lauteur de LExotique est quotidien, correspond eneffet dune certaine manire celle disolat, laquelle est utilise par les gn-ticiens, mais qui charrie avec elle toute une srie de prsupposs. Or ungroupe est travers par une pluralit de rseaux cologiques, cono-miques, linguistiques, parentaux, politiques qui linsrent dans desespaces sociaux concentriques ou partiellement scants. linstar delAfrique de lOuest, lAsie du Sud-Est apparat ainsi comme un sous-conti-nent abritant la fois de grandes civilisations (tha, lao, vietnamienne, chi-noise) et des populations dites proto-indochinoises, qui se prsententcomme lquivalent des palo-ngritiques africains . Espace en dniveldonc et opposition entre des centres et des priphries, ces ensembles repr-

    19. Cf. G. W. Stocking Jr (1996 : 399, 401).20. G. Condominas (1980), particulirement lintroduction, pp. 11-94.

  • sentant, comme en Afrique, des plages de globalisation partielle lesquellesconstituent le vritable objet de lanthropologie entendue comme micro-enqute effectue dans des cadres spatio-temporels larges21.

    tirement et durcissement des identits

    Le brassage des socits, des civilisations est une constante de lhistoireuniverselle et ne saurait donc rendre compte du caractre diasporique ouitinrant des cultures contemporaines. Mais le paradoxe de la mondialisa-tion actuelle, cest que loin de rendre les identits fluides comme le vou-drait Yves Michaud22, elle les redploie et les durcit au point de leur faireprendre la forme des fondamentalismes ethniques, nationaux et religieux.

    Si en Afrique prcoloniale, il tait possible de jouer avec son identitainsi que lattestent les propos de Lon lAfricain23, cet exercice est aujour-dhui beaucoup plus dlicat. Alors, lexistence de zones tampons entre lestats permettait aux proscrits dun royaume de se rfugier la priphriede ces formations politiques et de se reconstituer en petites bandes seg-mentaires susceptibles, au cours dune priode ultrieure, de se lancer denouveau dans une phase de reconstruction tatique. Les dissidents ta-tiques pouvaient ainsi se refaire une sant identitaire labri des puissantsquils avaient fui. De nos jours, ce phnomne est encore possible, commelont montr les rfugis tutsi dOuganda qui, partis la reconqute duRwanda, ont dans la foule, renvers le pouvoir zarois chancelant et placlun des leurs, lui-mme dissident tatique, sa tte. Lensemble du pro-cessus de recomposition politique en cours en Afrique centrale, qui se faitlargement sur une base trans-tatique, tmoigne de la porosit des fron-tires de ce continent et manifeste ainsi une certaine continuit avec lapriode prcoloniale.

    Si la modernit, comme le pense Hannah Arendt (1982), se caractriseavant tout par lexistence despaces tatiques homognes, strictement dli-mits et hostiles, qui engendrent, en quelque sorte, de faon mcaniquedes rfugis, il reste quen Afrique les populations dplaces ne sont pascondamnes rester ternellement en dehors de leur pays. LAfrique estencore relativement ouverte mme si elle est, par ailleurs, le thtre des

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    21. Insrs dans une histoire de grande envergure, les Mnong Gar tudis par Condominas, comme lesKachin enquts avant lui par Leach, apparaissent de ce point de vue comme lextrmit dun rseaupolitique trans-ethnique. Cf. E. Leach (1972). Dans la mme perspective, il faut signaler louvrage rcentde F. Robinne (2000).22. Yves Michaud, Des identits flexibles , Le Monde, 24 octobre 1997.23. Je veux en conclure que partout o lhomme voit son avantage, il court quand il le peut. Par suite,si lon dcrie les Africains, je dirai que je suis n Grenade et non en Afrique. Et si cest mon pays natalque jentends critiquer, jallguerai en ma faveur que jai t lev en Afrique et non Grenade (Jean-Lon lAfricain 1981 : 66).

  • plus horribles carnages. Mais cette relative plasticit ne saurait tre prisepour la gnralit des cas. Dans lensemble, force est de constater, parti-culirement en Europe occidentale, quil est de plus en plus difficile dengocier une quelconque identit, en raison du pige qui enferme les indi-vidus et les contraint se loger dans les catgories dfinies, tant par les fon-damentalismes ethniques et religieux que par les tats et les organisationsinternationales.

    La mise en uvre de politiques de libralisation lchelle mondiale nese traduit donc pas, comme on aurait pu sy attendre, par un triomphe delindividualisme, mais tout au contraire par la prolifration didentits col-lectives. En se dsengageant et en sommant la socit civile de se prendreen charge, ltat-providence, o ce quil en reste, encourage du mme coupla floraison de toute une srie de structures (associations, organisations nongouvernementales), qui ont pour mission de grer le social sa place etprennent trs souvent appui sur des formes communautaires24. La gestiondcentralise et responsabilise des acteurs sociaux passe ainsi par lexpres-sion des besoins individuels dans des cadres communautaires chargs deleur confrer une forme politique acceptable.

    Assiste-t-on pour autant la retribalisation des socits contemporaines ?La rponse est positive si lon considre que ce phnomne est en rapportavec la globalisation et la rduction concomitante de la sphre de linter-vention de ltat et non avec une quelconque essence des socits qui retour-neraient ainsi ltat de nature. De mme que les ethnies africaines sont leproduit dune histoire et donc de la modernit, au sens o elles rsultent delaccrtion de catgories importes et de catgories locales, de mme les tri-bus des quartiers difficiles sont-elles le produit de lhistoire rcente des soci-ts occidentales, et en particulier du dsengagement de ltat.

    Quelle se consacre ltude des socits domestiques ou celle dessocits exotiques, lanthropologie est donc toujours lcoute de lamodernit, de la surmodernit ou de la globalisation et, en un sens, tousles phnomnes quelle tudie sont les maillons dune mme chane. De cepoint de vue, il nexiste pas de rupture entre lobjet pass de lanthropolo-gie et son objet actuel.

    MOTS CLS/KEYWORDS : globalisation/globalization anthropologie sociale (terrain)/socialanthropology (fieldwork) colonialisme/colonialism identit/identity modernit/modernity.

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    24. Sur ce point, voir J.-L. Amselle (1996).

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    Jean-Loup Amselle, La globalisation. Grandpartage ou mauvais cadrage? Dans cetarticle, on tente de mettre en vidence lesliens trs troits qui unissent la thmatiquecontemporaine de la globalisation avec lidefonctionnaliste. linstar de toutes les philo-sophies de la modernit, et de toutes lessociologies de la modernisation, la problma-tique de la globalisation, qui fait lhypothsede socits ouvertes , a besoin pour existerde la catgorie oppose, celle de socitclose , laquelle constitue elle-mme lobjettraditionnel de lanthropologie. Or la notionde socit close, loin de correspondre unecaractristique naturelle des socits exo-tiques, est en ralit une construction de lan-thropologie, discipline qui depuis lappari-tion de la mthode malinowskienne, a ins-taur un huis clos dans lequel sont enfermsles anthropologues et leurs informateurs. Endcloisonnant les socits exotiques, lon sapedu mme coup les fondements de la thoriede la globalisation.

    Jean-Loup Amselle, Globalization : A BiggerShare or a Poorly Cut Slice ? The attempt ismade to show how tightly the contemporarytheme of globalization is related to functio-nalist ideas. Like all philosophies of moder-nity and all sociologies of modernization, theglobalization paradigm with its hypothesis of open societies necessarily posits the oppo-site category of a closed society , itself atraditional theme in anthropology. Far fromreferring to a natural characteristic of exoticsocieties, the notion of a closed society is, infact, an anthropological construct. Since theinvention of the Malinowskian method, thisdiscipline has locked anthropologists andtheir informants inside a closed-off space. Bydecompartmentalizing exotic societies, weundermine the globalization theorys veryfoundations.