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MODÈLES D'INTERVENTION POLITIQUE DES INTELLECTUELS Le cas français Gisèle Sapiro Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2009/1 - n° 176-177 pages 8 à 31 ISSN 0335-5322 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2009-1-page-8.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sapiro Gisèle, « Modèles d'intervention politique des intellectuels » Le cas français, Actes de la recherche en sciences sociales, 2009/1 n° 176-177, p. 8-31. DOI : 10.3917/arss.176.0008 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_laval - - 132.203.235.189 - 22/08/2012 18h47. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_laval - - 132.203.235.189 - 22/08/2012 18h47. © Le Seuil

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MODÈLES D'INTERVENTION POLITIQUE DES INTELLECTUELSLe cas françaisGisèle Sapiro Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2009/1 - n° 176-177pages 8 à 31

ISSN 0335-5322

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2009-1-page-8.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sapiro Gisèle, « Modèles d'intervention politique des intellectuels » Le cas français,

Actes de la recherche en sciences sociales, 2009/1 n° 176-177, p. 8-31. DOI : 10.3917/arss.176.0008

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Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil.

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Modèles d’intervention politique des intellectuelsLe cas français

L’INteLLeCtUeL eNGAGÉ SUR toUS LeS FRoNtS : l’écrivain Jean-Paul Sartre visite un camp de réfugiés palestiniens de la bande de Gaza le 12 mars 1967.

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1. Jürgen Habermas, L’Espace public, trad. fr., Paris, Payot, 1962 ; Lewis Coser, Men of Ideas. A Sociologist’s View, New York, the Free Press, 1965, rééd. 1970 ; Roger Chartier, Les Origi-nes culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990, rééd. « Points », 2000, p. 220 sq. ; daniel Roche, Les Répu- blicains des lettres : gens de culture et

Lumières au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1988 ; didier Masseau, L’Invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1994.2. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » 1880-1900, Paris, Minuit, 1990 ; Id., Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, 1996 ; Id., « Les intellec-

tuels en europe au XIXe siècle, essai de comparaison », in Gisèle Sapiro (dir.), L’Espace intellectuel en Europe, Paris, La découverte, sous presse.3. Gisèle Sapiro, « entre individualisme et corporatisme : les écrivains dans la première moitié du XXe siècle », in Steven Kaplan et Philippe Minard (dir.), La France malade du corporatisme ?, Paris, Belin,

2004, p. 279-314.4. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 465.5. Claude Langlois, « La Naissance de l’intellectuel catholique », in Pierre Colin (dir.), Intellectuels chrétiens et esprit des années 1920, Paris, Cerf, 1997, p. 213-233.

Gisèle Sapiro

Modèles d’intervention politique des intellectuelsLe cas français

Si l’on trouve dans la plupart des sociétés un groupe ou une catégorie d’individus exerçant une fonction intellectuelle, tel que le clergé, ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle qu’émerge en Europe un champ intel-lectuel relativement autonome1. L’élargissement de la scolarisation, le développement des universités, la montée du paradigme scientifique, l’industrialisation de la production de l’imprimé contribuent à l’affir-mation du pouvoir symbolique des « intellectuels » et de leur apparition comme catégorie sociale à la fin du XIXe siècle2. L’adjectif apparaît occasionnelle-ment sous la plume d’auteurs comme Saint-Simon ou Amiel, mais c’est pendant l’Affaire Dreyfus que le substantif entre dans l’usage courant en France. Employé d’abord de manière péjorative par les antidreyfusards pour discréditer la légitimité de leurs adversaires à intervenir sur la scène politique au nom de leur spécialité, il est réapproprié par ces derniers et connaîtra une fortune internationale. Le terme doit à cette conjoncture son ambiguïté originelle : il renvoie en effet tantôt à l’ensemble des producteurs culturels, tantôt à ceux d’entre eux qui interviennent dans l’espace public en tant que tels. La définition politique a précédé la définition professionnelle, qui se fixe dans les années 19203.

Le concept de champ intellectuel permet de prendre pour objet la tension entre ces deux définitions, politi-que et professionnelle. Situé à l’intersection du champ politique et des champs de production culturelle spécifiques, le champ intellectuel participe du champ de production idéologique, « univers relativement autonome, où s’élaborent, dans la concurrence et le conflit, les instruments de pensée du monde social objectivement disponibles à un moment du temps et où se définit du même coup le champ du pensable politi-quement ou, si l’on veut, la problématique légitime », comme le définit Pierre Bourdieu4. Dans cet univers s’affrontent des individus et des groupes de différents champs, politique, syndical, médiatique, académique, littéraire, etc. dans une lutte pour l’imposition de la vision légitime du monde social. La spécificité du mode d’intervention des intellectuels en tant que tels tient à la contrainte de se référer aux débats propres au champ intellectuel, sous peine de s’en exclure, comme ce fut le cas des intellectuels du clergé catholique à la suite de la condamnation du modernisme en 19075.

Toutefois, s’il se définit par cette spécificité, ce mode d’intervention a pris des formes diverses, plus ou moins politisées, entre prophétisme et expertise. C’est des formes que revêtent les prises de position

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6. denis Hollier, Les Dépossédés, Paris, Minuit, 1993.7. Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.8. Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, « Presses Pocket », 1995, vol. 2,

p. 190-211. Voir aussi Pierre Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber » , Archives européennes de sociologie, XII(1), 1971, p. 3-21.9. Voir Marc Angenot, La Parole pamphlé-

taire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, et Philippe olivera, « La politique lettrée en France. Les essais politiques (1919-1932) », thèse de doctorat sous la direction de Christophe Charle, Université de Paris I, 2001, à paraî-

tre chez CNRS Éditions.10. André Breton, « Refus d’inhumer », cité in Maurice Nadeau, Histoire du sur- réalisme, Paris, Seuil, 1945, p. 95

du point de vue discursif (du pamphlet au diagnostic) et des modalités de l’intervention (répertoire d’action individuelle ou collective, tels que pétition, manifeste, regroupement, etc.) plus que des contenus des prises de position qu’il sera question dans cet article, même si, comme on le verra, les deux ne sont pas toujours sans lien. On se propose, à partir du cas français, d’analyser les modèles d’intervention politique des intellectuels et leur évolution au XXe siècle, en s’inter-rogeant, dans un premier temps, sur les facteurs qui les différencient de manière idéaltypique.

On s’en tiendra aux engagements spécifique-ment intellectuels, à l’exclusion des autres formes d’action militante, manifestations, activité syndi-cale, auxquelles les intellectuels, comme tout un chacun, peuvent évidemment prendre part, mais qui, ne reposant pas sur la valorisation de leur capital symbolique spécifique, ne justifient pas un traitement distinct des autres catégories sociales, si ce n’est pour revisiter le thème de la tension entre pensée et action qui traverse tous les débats sur l’engagement des intellectuels. La nécessité éprouvée par René Char de dire que c’est en tant que poète qu’il a pris les armes dans la Résis-tance est là pour rappeler, outre l’obsession des intellectuels de cette époque, des surréalistes à Sartre, de faire de la littérature une arme6, que les rares intellectuels qui se sont engagés dans la lutte armée ne l’ont précisément pas fait en tant que tels.

Facteurs de différenciation des modes d’intervention politique des intellectuels

Dans la structure en chiasme de l’espace social telle que Pierre Bourdieu l’a construite dans La Distinc-tion, les intellectuels occupent une position dominée au sein des classes dominantes en tant que détenteurs d’un capital culturel qui s’est différencié du capital économique avec l’institutionnalisation du système scolaire. Si la valorisation de ce capital culturel est centrale dans leur engagement en tant qu’intellec-tuels, la diversité des formes que prennent leurs inter-ventions politiques doit être rapportée aux principes de structuration de cet espace. Les modalités et formes de l’engagement des intellectuels tendent à se différencier selon trois facteurs qui structurent le champ intellectuel : le capital symbolique ; l’auto-nomie à l’égard de la demande politique ; le degré de spécialisation.

Premier facteur : la position occupée dans le champ intellectuel selon le volume global du capital symbo-lique. Le capital symbolique a une incidence sur la forme que revêt la prise de position. Plus on occupe une position dominante dans le champ, plus on tend à universaliser les intérêts particuliers sous une forme dépolitisée. Le moralisme est le mode de dépolitisation (formelle) le plus ordinaire. Mais il en est d’autres, comme l’esthétisation, la théorisation ou le formalisme (l’introduction des procédures d’enquête, des méthodes quantitatives et des techniques de modélisation dans les sciences sociales a été un moyen de les dépolitiser). Dans l’étude qu’il a consacrée à l’œuvre de Heidegger, Pierre Bourdieu montre ainsi le travail d’euphémisation que le recours aux concepts philosophiques a fait subir à l’idéologie conservatrice et à l’humeur völkisch qui prédominaient dans l’Allemagne de Weimar7. Inverse-ment, dans leurs combats contre la vision dominante du monde, la doxa, ou « orthodoxie » quand il s’agit de théorie, ceux qui occupent une position dominée dans le champ, et font ainsi figure d’« hérétiques », tel le prophète weberien face au prêtre8, sont amenés à formuler leur protestation sur un mode politisé pour lui donner une portée universelle, comme en témoi-gne l’histoire des avant-gardes, des surréalistes à Tel Quel (voir infra). À cette opposition correspond, par exemple, du point de vue des genres, la différence entre l’essai et le pamphlet9. Le pamphlet surréaliste « Un cadavre », qui visait trois écrivains représentatifs de l’establishment littéraire, membres de l’Académie française, en est une bonne illustration :

« Loti, Barrès, France, marquons tout de même d’un beau signe blanc l’année qui coucha ces trois sinistres bonshommes : l’idiot, le traître et le policier. Avec France, c’est un peu de la servilité humaine qui s’en va. Que ce soit fête le jour où l’on enterre la ruse, le traditionalisme, le scepti-cisme et le manque de cœur10. »

Les modalités de l’engagement, individuel ou collectif, sont aussi fonction du capital symbolique. Les intel-lectuels qui en sont dépourvus sont voués aux formes d’action collective anonymes, comme le manifeste, la manifestation, l’action syndicale (le syndicalisme intellectuel) ou la participation à des groupements à vocation éthico-politique. À l’inverse, le renom d’un intellectuel conférant une autorité à ses prises de position, son engagement est plus susceptible

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11. Gérard Noiriel les inclut dans ce qu’il appelle les « intellectuels de gouverne-ment », les distinguant des « intellectuels spécifiques » : Gérard Noiriel, Les Fils maudits de la République. L’avenir des intel-L’avenir des intel-lectuels en France, Paris, Fayard, 2005.12. Andrew Abbott, The System of Profes-sions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, the University of Chicago Press, 1988, p. 59 sq.

13. Christophe Charle, « Intellectuels, Bildungsbürgertum et professions au XIXe siècle. essai de bilan historiographique comparé (France, Allemagne) », Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, mars 1995, p. 85-95. Gisèle Sapiro, « Les professions intellectuelles, entre l’État, l’entrepreneuriat et l’industrie », Le Mouvement social, 214, janvier-mars 2006, p. 3-24.

14. Laurence Bertrand dorléac, L’Art de la défaite 1940-1944, Paris, Seuil, 1993 ; Jane F. Fulcher, The Composer as Intellectual. Music and Ideology in France (1914-1940), New York, oxford University Press, 2005. Les avocats avaient pourtant joué un rôle précurseur au XVIIIe siècle ; voir Lucien Karpik, Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché. XIIIe-XXe siècle, Paris, Gallimard, 1995, p. 170, p. 90-91

et Christophe Charle, « Le recrutement des avocats parisiens (1880-1914) », in Gilles Le Béguec (éd.), Avocats et barreaux en France, l’étape des années 1910-1930, Nancy, Presses universitai-res de Nancy, 1994, p. 21-34 ; Id., « Le déclin de la République des avocats », in Pierre Birnbaum (éd.), La France de l’affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, 1994, p. 56-86.

de prendre une forme individuelle ou individuali-sée au pôle dominant, les formes collectives, comme la pétition, faisant apparaître le capital symbolique collectif par le cumul des capitaux individuels.

Le capital symbolique individuel tient soit aux titres (diplômes, distinctions, position universitaire, appar-tenance à des académies), qui renvoient à un capital de type institutionnel, soit à la renommée, capital de reconnaissance enfermé dans le nom propre, comme par exemple, celui d’André Gide ou de Jean-Paul Sartre (qui a significativement refusé le prix Nobel de littérature, comme toute autre distinction ou appar-tenance institutionnelle, en expliquant, dans sa lettre à l’académie suédoise, « ce n’est pas la même chose si je signe Jean-Paul Sartre ou si je signe Jean-Paul Sartre prix Nobel », ajoutant que « l’écrivain doit donc refuser de se laisser transformer en institution »). Si certains cumulent les deux types de capitaux, le capital symbolique associé au nom propre peut l’emporter sur celui dû à la position institutionnelle, aussi prestigieuse soit-elle, comme dans les cas de Michel Foucault ou Pierre Bourdieu (tous deux membres du Collège de France). Cette distinction a des répercussions sur le mode de valorisation du capital symbolique (mention du titre ou de la fonction) et, articulée aux deux facteurs suivants, à savoir la dépendance à l’égard des institutions et la division du travail d’expertise, sur les répertoires d’action : la compétence certifiée par des titres scolaires constitue le capital symbolique de l’expert, qui établit son diagnostic suivant des procé-dures déterminées, quand la reconnaissance fondée sur le charisme prédispose au prophétisme.

Le deuxième facteur de différenciation est l’auto-nomie par rapport à la demande politique extérieure. Depuis l’autonomisation du champ intellectuel au XIXe siècle, les organisations politiques, les partis, les institutions religieuses et les entreprises tentent de capter le pouvoir charismatique des intellectuels en imposant une définition – de ce fait hétéronome – de leur mission sociale afin de la subordonner à leurs propres intérêts. Il est d’usage d’appeler « intellec-tuels organiques », en reprenant une expression que Gramsci avait employée de façon un peu différente, ceux qui acceptent de se soumettre à la discipline d’une institution ou d’une organisation. De tels intel-

lectuels d’institution ont toujours existé : ce sont les prêtres. Dans le champ intellectuel (relativement) autonomisé, la forme de dépendance la plus extrême à la demande externe est illustrée par les intellectuels qui choisissent d’intégrer l’appareil idéologique d’une institution ou d’un parti, en abdiquant leur liberté criti-que. Mais l’expert qui produit un diagnostic « neutre » pour l’élaboration des politiques publiques (ou pour une organisation politique ou une entreprise) doit lui aussi renoncer dans une certaine mesure à exercer son esprit critique et s’ajuster à la demande étati-que (ou d’autres organisations), se plaçant ainsi en position dominée par rapport aux détenteurs de capital politique et économique11.

À l’opposé, plus un intellectuel est doté d’un capital symbolique spécifique, plus il est en mesure de définir lui-même les modalités et les formes de son engagement, indépendamment des conceptions hétéronomes du rôle social de l’intellectuel imposées par le champ du pouvoir ou les partis politiques qui tentent de capter ce capital symbolique à leur profit. C’est la figure de « l’intellectuel critique », qui tend à universaliser les valeurs spécifiques au champ intellec-tuel, comme les dreyfusards pendant l’Affaire Dreyfus. La distinction weberienne entre le prêtre mandaté par une institution et le prophète indépendant qui tire son autorité de son charisme personnel propre est paradigmatique de cette opposition.

Le degré de spécialisation de l’activité intellectuelle en question est le troisième facteur de structuration du champ intellectuel qui détermine les modes d’inter-vention politique. L’unification momentanée du champ intellectuel au moment de l’Affaire masquait le processus de différenciation et de concurrence des activités intel-lectuelles pour le monopole de domaines de compé-tences (jurisdiction), qui s’accélère dans la seconde moitié du XIXe siècle12. La concurrence entre activités va structurer le champ intellectuel, opposant notamment les professions dites « utiles », dont l’expertise est (plus ou moins) reconnue, aux métiers de création, généra-lement exclus de l’histoire des professions13, mais qui, des écrivains aux musiciens en passant par les artistes (et aujourd’hui les cinéastes), ont incarné en France, plus que les professions libérales, l’engagement intellectuel14. Or ces deux faits ne sont pas sans lien. En ce qui concerne

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de L’INteLLeCtUeL UNIVeRSALISte à L’INteLLeCtUeL SPÉCIFIqUe. Gilles deleuze, Jean-Paul Sartre et Michel Foucault (de gauche à droite) à la journée d’action du Groupe d’information sur les prisons (GIP), ministère de la Justice, 17 janvier 1972.

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de L’INteLLeCtUeL UNIVeRSALISte à L’INteLLeCtUeL SPÉCIFIqUe. Gilles deleuze, Jean-Paul Sartre et Michel Foucault (de gauche à droite) à la journée d’action du Groupe d’information sur les prisons (GIP), ministère de la Justice, 17 janvier 1972.

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Modèles d’intervention politique des intellectuels

Généraliste Spécialisé

Autonomie Hétéronomie Autonomie Hétéronomie

dominant Intellectuel critique universaliste

Gardien de l’ordre moralisateur

Intellectuel critique spécialisé

Spécialiste consultépar les dirigeants

« Intellectuel » « Conseiller du prince » « Intellectuel spécifique » « expert »

dominé Groupements contestataires(universalistes)

Intellectuels d’institutionou d’organisation (généralistes)

Groupements contestataires(spécialisés)

Intellectuels d’institutionou d’organisation (spécialisés)

« Avant-garde » « Intellectuels organiques » « Intellectuel collectif » « Intellectuels organiques »

15. Gisèle Sapiro, « “Je n’ai jamais appris à écrire”. Les conditions de formation de la vocation d’écrivain », Actes de la recher-che en sciences sociales, 168, juin 2007, p. 13-33.

16. Gisèle Sapiro, “Forms of politicization in the French literary field”, Theory and Society, 32, 2003, p. 633-652.17. La remarque de Zygmunt Bauman à propos des définitions des intellectuels

en général, à savoir que « ce sont des autodéfinitions », s’applique aussi pour ces figures particulières. Zygmunt Bauman, La Décadence des intellectuels. Des légis-lateurs aux interprètes [1987], trad. fr.,

Arles, Jacqueline Chambon, 2007.18. Gisèle Sapiro, « de l’usage des catégo-ries de droite et de gauche dans le champ littéraire », Sociétés & Représentations, 11, février 2001, p. 19-53.

les écrivains, la division du travail d’expertise les a dépos-sédés de nombre d’activités qu’ils exerçaient (outre la politique, l’histoire ou la morale, devenue le domaine des historiens et des sociologues)15. Et, comme nous l’avons suggéré ailleurs16, cette dépossession peut contri-buer à expliquer leur politisation en tant qu’intellectuels.

Qui plus est, les formes et les modalités d’inter-vention varient entre les activités les plus spécialisées et organisées sur le plan professionnel, comme le droit et la médecine, et celles qui le sont le moins comme la littérature. Les variations s’observent aussi bien dans le mode de mobilisation que dans la rhétorique de justification des prises de position. La mobilisation en tant que corps professionnel, au nom de la science et d’une compétence socialement reconnue dans un domaine, s’oppose ici à l’enga-gement individuel, sur le mode charismatique du prophète weberien. Le reproche d’usurpation guette toujours le mode d’engagement prophétique. Ces deux pôles se différencient aussi du point de vue de la rhétorique de justification, qui repose d’un côté sur des valeurs intellectuelles générales – l’huma-nisme classique ayant pendant longtemps fourni les catégories éthiques qui fondent la doxa des classes dominantes –, de l’autre sur un savoir spécialisé.

La combinaison de ces trois facteurs sous-tend en grande partie la distribution dans le champ intellectuel des différents modes d’intervention construits de façon idéaltypique, selon une approche relationnelle et non essentialiste [voir tableau ci-dessous « Modèles d’intervention

politique des intellectuels »]. C’est en outre un modèle dynamique : chaque idéaltype s’est défini historique-ment par rapport à l’autre, et ils sont en concurrence perpétuelle. En témoigne l’existence d’une terminologie indigène pour différencier ces figures (« intellectuels »,

« intellectuels organiques », « experts », « intellectuel spécifique », « intellectuel collectif »17). Celles-ci ne sont pas exclusives : un même individu peut avoir adopté successivement les différentes postures selon les positions qu’il a occupées, le vieillissement social conduisant, dans le meilleur des cas, des positions dominées aux positions dominantes ; elles peuvent même coexister dans certaines circonstances : un « intellectuel spécifique » est susceptible de répondre ponctuellement à des demandes d’expertise de l’État. Qui plus est, au sein de chacun de ces modèles, les manières d’occuper la position peuvent se distribuer, tendanciellement, selon les autres postures, comme le montre un examen plus approfondi.

Les oppositions qui sous-tendent ces types idéaux ne recoupent pas non plus le clivage traditionnel gauche-droite, même si elles peuvent lui corres-pondre dans certaines conditions, car si la propen-sion à se faire gardien de l’ordre social est souvent inscrite dans la position de l’intellectuel dit « de droite » et la contestation des autorités tradition-nelles plus caractéristique de l’intellectuel dit « de gauche »18, la figure critique prophétique a pu être incarnée dans les régimes communistes (où ces catégories perdent d’ailleurs de leur pertinence) par des intellectuels défendant des valeurs « de droite » tels que Soljenitsyne. Et si « l’expert » se veut neutre politiquement, le fascisme a eu comme le communisme ses intellectuels attitrés, et il y a même eu une avant-garde fasciste (les futuristes italiens) comme une avant-garde communiste (les constructivistes russes). L’articulation de ce modèle avec le contenu des prises de position et la comparaison internationale nécessiterait donc dans chaque cas une reconstitution socio-histo-rique de la configuration du champ du pouvoir et des relations entre champ intellectuel et champ politique. Inversement, les modes d’intervention

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19. Gisèle Sapiro, « Figures d’écrivains fascistes », in Michel dobry (dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p. 195-236.20. Même si cet univers demeure très masculin, il faut lire « intellectuel-les » au moins pour la période de l’après-guerre. Sur les conditions historiques d’émergence des « intellectuelles », voir notamment Nicole Racine et Michel trebitsch (dir.), Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, Paris, Complexe, 2004.

21. outre le chapitre cité d’Économie et société, on s’appuie ici sur Le Judaïsme antique, Paris, Plon, 1970, rééd. « Presses Pocket », 1998. Voir aussi On Charisma and Institution Building. Selected Papers. Éd. et Introduction de S. N. eisenstadt, Chicago, the University of Chicago Press, 1968, p. 253-267.22. Voltaire, « Lettres, gens de lettres ou lettré », Dictionnaire philosophique, présen-tation de Béatrice didier, Paris, Imprimerie nationale, 1994, p. 324. Sur la construc-

tion d’un ethos intellectuel, voir l’étude des biographies de philosophes réalisée par dinah Ribard, Raconter, vivre, penser. Histoire de philosophes 1650-1766, Paris, Vrin-eHeSS, 2003. Cette représentation de la position des « philosophes » doit bien sûr être relativisée au vu de la protection qu’ils ont pu trouver auprès de l’aristocratie et du pouvoir ; voir, outre les ouvrages cités à la note 1, Antoine Lilti, Le Monde des salons au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005.23. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain

1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Corti, 1973, rééd. Galli-mard, 1996, et Le Temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Paris, Galli-mard, 1977 ; José Luis diaz, L’Écrivain imaginaire, scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007.24. C. Charle, Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle, op. cit.

politique des intellectuels d’une même obédience ou tendance politique comme ceux d’une même confession, peuvent se répartir entre plusieurs de ces types idéaux, quoiqu’inégalement, comme nous l’avons montré dans le cas des écrivains français ayant manifesté une attirance pour le fascisme19. On le verra plus loin pour le cas des intellectuels catholiques et communistes. Enfin, la féminisation du champ intellectuel après la guerre ne modifie pas radicalement les modes d’engagement20

L’intellectuel critique universaliste

La figure traditionnelle de l’intellectuel prophétique, intellectuel critique qui s’engage à titre personnel pour des causes particulières au nom de valeurs universelles comme la liberté ou la justice, affirme son autonomie par rapport à la demande politique externe. Apparue au XVIIIe siècle avec l’engagement de Voltaire dans l’Affaire Calas, elle a été illustrée par Zola pendant l’Affaire Dreyfus, et incarnée au plus haut degré par Sartre après la Libération, devenant une sorte de couronnement de la carrière du grand écrivain.

Héritière des « philosophes » du XVIIIe siècle cette figure paradigmatique de l’intellectuel moderne possède nombre de caractéristiques du prophète tel que l’a défini Max Weber21. Producteur de représentations collectives et d’une interprétation du monde, généralement assor-tie d’un message éthico-politique, l’intellectuel critique fonde la légitimité de ses prises de position sur son capital symbolique, c’est-à-dire sur son autorité charismatique auprès d’un public, capital souvent enfermé dans son nom propre plutôt que dans ses titres, et donc associé à sa personne. Alors que le prêtre est mandaté par l’institu-tion qui lui confère son autorité et le rémunère pour ses services, le prophète n’est désigné par personne, il parle en son nom propre, tirant son autorité charismatique de sa position d’auteur ayant conquis la reconnaissance de son public, et agit de manière désintéressée : sa prophétie est gratuite. Qui plus est, il prend des risques, s’expo-sant à l’opprobre et à la répression des pouvoirs pour son message hérétique. Désintéressement et prise de risque au nom de la conscience furent revendiqués par les « philosophes » du XVIIIe siècle comme un capital

moral, pour se démarquer des érudits des universités. Dans son article sur les « gens de lettres » rédigé pour L’Encyclopédie, Voltaire explique que la persécution a touché presque tous les lettrés isolés, ceux qui n’appar-tiennent pas à des institutions comme l’Université et vivant retirés hors du monde, les savants « enfermés dans leur cabinet », qui sont pourtant ceux qui ont « rendu le plus de services au petit nombre d’être pensants répan-dus dans le monde » :

« Faites des odes à la louange de Monseigneur Superbus fadus, des madrigaux pour sa maîtresse, dédiez à son portier un livre de géographie, vous serez bien reçu ; éclairez les hommes, vous serez écrasé. Descartes est obligé de quitter sa patrie, Gassendi est calomnié. Arnauld traîne ses jours dans l’exil ; tout philosophe est traité comme les prophètes chez les Juifs22. »

À partir du début du XIXe siècle, ce sont les écrivains qui vont le mieux illustrer ce modèle d’engagement : leur position d’intellectuels « libres » par rapport aux intellectuels d’État qu’étaient les universitaires (devenus fonctionnaires sous le premier Empire), opposant à la certification scolaire leur autorité charismatique auprès du public, les plaçait, en position structuralement équivalente à celle des prophètes weberiens face aux prêtres. Le prophète privilégie le caractère émotionnel plutôt que rationnel du message, plus proche en cela du démagogue ou du publiciste que du maître d’une école philosophique. Se démarquant des penseurs qui élaborent un système philosophique, incarnés alors par les utopistes comme Saint-Simon et Fourier, les écrivains ont, depuis le romantisme, adopté cette forme prophétique particulière, Victor Hugo en tête23. Leur mode d’intervention individuel et ponctuel, voire extra-ordinaire, survenant en des périodes de crise, rappelle aussi la figure prophétique. Ce qui n’exclut par, pour certains comme Lamartine, l’entrée en politique, les champs intellectuel et politique étant encore faiblement différenciés à cette époque.

En suivant les analyses de Christophe Charle24, on peut comparer les différents champs intellectuels natio-naux au XIXe siècle en fonction du degré de différencia-tion des champs politique, littéraire et universitaire. Très

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Gisèle Sapiro

25. en 1820, 24 % des auteurs littéraires ont des fonctions dans la diplomatie et l’administration ou bénéficient de postes honorifiques ; cette catégorie tombe à 17 % en 1827, puis à 10 % en 1834 et 13 % en 1841. Roger Chartier, « La génération romantique », in R. Chartier et H.-J. Martin, Histoire de l’édition française, t.2, Paris, Fayard/Promodis, 1991, p. 784. Sur la professionnalisation des hommes politiques à cette époque,

outre, bien sûr, Max Weber, Le Savant et le politique, trad. fr., Paris, Plon, 1959, voir notamment pour la France, dominique dammame, « Professionnel de la politique, un métier peu avouable », in Michel offerlé (dir.), La Profession politique XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999, p. 37-68, et Christophe Charle, « Les parlementaires de la troisième République, avant-garde ou arrière-garde d’une société en mouve-ment ? », in Jean-Marie Mayeur, Jean-Pierre

Chaline et Alain Corbin (dir.), Les Parle-mentaires de la Troisième République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 45-63.26. C. Charle, Naissance des « intellec- tuels », op. cit.27. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris, Fayard, 1990.28. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.

29. Selon l’expression de Pierre Bourdieu, « L’intellectuel total et l’illusion de la toute-puissance de la pensée », Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ litté-raire, Paris, Seuil, 1992, p. 293-297.30. Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes ». Une entreprise intellectuelle, Paris, Minuit, 1985 et Pierre Bourdieu, « Sur le fonctionnement du champ intel-lectuel », Regards sociologiques, 17-18, 1999, p. 5-27.

faible en Italie où les positions d’écrivain, de profes-seur et d’homme politique pouvaient être cumulées, elle est extrême en Allemagne à la même époque. La France occupe une position intermédiaire : ce n’est, en effet, que dans la seconde moitié du XIXe siècle que la fonction d’homme politique se spécialise, avec la formation d’un corps de hauts fonctionnaires sous le Second Empire et l’apparition de professionnels de la politique sous le régime de démocratie représentative instauré par la Troisième République25.

Ce processus entraîne une différenciation entre champs intellectuel et politique du point de vue des valeurs et des modes de fonctionnement. Si l’État délègue à certaines professions intellectuelles, comme les médecins, un pouvoir d’expertise dans des domai-nes particuliers, ce pouvoir délégué peut leur être retiré et leur avis n’est souvent que consultatif, la prise de décision revenant aux hommes politiques. Or les « intellectuels » qui s’affirment comme catégo-rie sociale à la fin du XIXe siècle revendiquent leur capacité à imposer la définition légitime des probléma-tiques sociales de manière indépendante des attentes du pouvoir politique. Leur mobilisation au moment de l’Affaire Dreyfus apparaît sous ce jour comme la manifestation de cette lutte de concurrence entre champ intellectuel et champ politique au moment où ils se voient exclus du jeu politique. Contre la « Raison d’État » invoquée par leurs adversaires, un certain nombre d’intellectuels demandent la révision de la sentence injustement prononcée contre Dreyfus au nom de la « vérité » et de la « justice », deux valeurs proprement intellectuelles, qui sont ainsi universali-sées26. L’innovation réside dans leur mode d’action collective, la pétition, manifestation du pouvoir symbolique cumulé de tous les signataires, qui est le corollaire de la revendication du rôle des valeurs intel-lectuelles et du savoir dans la société démocratique contre l’arbitraire et le dogme.

Témoin de l’émergence et de la structuration d’un champ intellectuel, ce mode d’action se généralise dans l’entre-deux-guerres, période qui voit également se multiplier les revues intellectuelles de tous bords visant à l’élaboration des schèmes d’analyse du monde social. Réservant à l’expression de la pensée critique un espace

d’autonomie à l’abri des contraintes et des pressions extérieures, la revue est en effet le lieu de prédilection du prophétisme intellectuel. Ce qui caractérise cette époque, c’est le caractère ponctuel, extraordinaire de la mobilisation de ces intellectuels, autour d’événements politiques particuliers, et sans rapport direct avec leur spécialité, sur la base de mots d’ordres très généraux : liberté, justice, culture, civilisation. Très souvent, l’engagement au pôle relativement autonome répond à une atteinte à des valeurs intellectuelles, comme la liberté, la culture, tandis que le camp hétéronome se mobilise en réaction aux intellectuels critiques, rejouant ainsi l’Affaire Dreyfus, qui sert d’ailleurs souvent de modèle de référence27.

La guerre et l’occupation entraînent une perte d’autonomie et une surpolitisation du champ intellec-tuel qui subsistera après la Libération, autour des enjeux de l’épuration et de la Guerre froide, jusqu’à la Guerre d’Algérie. En conférant une signification politique aux moindres activités intellectuelles, comme le fait même de publier, l’expérience des « années noires » discrédite le modèle de l’art pour l’art ou de l’intellectuel reclus dans sa tour d’ivoire28. Du maintien de cet état de surpolitisation après la guerre participe l’hégémonie du Parti communiste, qui recrute nombre d’intellectuels au lendemain de la Libération et compte des figures prestigieuses comme Aragon, Éluard, Picasso, Léger, Joliot-Curie, contraignant ainsi l’ensemble du champ à se définir par rapport à lui. Le succès de Sartre à cette époque tient à ce qu’il a défini une nouvelle figure de l’intellectuel engagé, tout en maintenant son autonomie par rapport à l’État et aux appareils politiques (le Parti communiste en l’occurrence).

Sartre invente alors la figure de « l’intellectuel total29 » engagé sur tous les fronts de la pensée : il transcende les frontières entre littérature et philosophie qui structuraient le champ intellectuel d’avant-guerre – contribuant par-là à son unification –, tout en faisant de l’engagement une éthique professionnelle30. À un moment où les intellectuels collaborateurs sont punis pour leurs écrits conçus comme des actes de trahison, il définit l’écriture comme un acte, dépassant ainsi l’antinomie entre pensée et action qui avait largement sous-tendu les débats sur l’engagement des intellectuels

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31. Jean-Paul Sartre, « Présentation des temps Modernes », Les Temps Modernes, 1, octobre 1945, et Qu’est-ce que la litté-rature ?, Paris, Gallimard, 1948 ; ces deux textes sont repris dans Situations II, Paris, Gallimard, 1948, rééd. 1975. Voir aussi La Responsabilité de l’écrivain, Paris, Verdier, 1998.32. Gisèle Sapiro, “Responsibility and freedom: foundations of Sartre’s concept of intellectual engagement”, Journal of

Romance Studies, 6(1-2), 2006, p. 31-48 et “the writer’s responsibility in France: from Flaubert to Sartre”, French Politics, Culture and Society, 25(1), printemps 2007, p. 1-29.33. Vincent duclert, « L’engagement scientifique et l’intellectuel démocratique. Le sens de l’affaire dreyfus », Politix, 48, 1999, p. 71-94.34. Sur Émile duclaux : Vincent duclert, « La ligue de “l’époque héroïque” : la

politique des savants », Le Mouvement social, 183, avril-juin 1998, p. 27-60.35. Émile durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », repris in Émile durkheim, La Science sociale et l’action, Paris, PUF, 1987, p. 262 et 270.36. Cité par Romain Pudal, « Pour une analyse comparée de l’engagement politi-que des intellectuels en France et aux États-Unis lors des procès de Moscou de 1936-1938 », Sociétés contemporaines,

64(4), 2006, p. 95-113.37. Fritz Ringer, Fields of Knowledge. French Academic Culture in Comparative Perspective 1890-1920, Cambridge/New York/Paris, Cambridge University Press/Éd. de la MSH, 1992, p. 220-221. Voir aussi Vincent duclert, « Anti-intellec- tualisme et intellectuels pendant l’affaire dreyfus », Mil neuf cent, 15, 1997, p. 69-83.

jusqu’en 194031. En même temps, l’auteur de L’Être et le néant dépasse l’opposition entre gratuité et responsabi-lité qui divisait le champ littéraire jusque-là en fondant la responsabilité de l’écrivain sur sa liberté existentielle. Par un renversement, il assigne en outre à l’écrivain la responsabilité suprême de défendre la liberté partout dans le monde, selon une définition qui se démar-que des conceptions hétéronomes de la responsabilité sociale ou pénale des intellectuels imposées par l’État ou par les appareils politiques32. Cette responsabilité est permanente. Elle concerne tous ses écrits, y compris les plus apolitiques. L’écrivain est engagé dans le monde contemporain et doit assumer cette responsabilité au quotidien. Cette figure de « l’intellectuel total » est une sorte d’élaboration suprême du modèle de l’intellectuel critique et de son rôle prophétique dans la société. Cependant, avec la Guerre froide, qui durcit la bipolari-sation du champ intellectuel, et l’échec de sa tentative de créer un parti d’intellectuels indépendant (le Rassem-blement démocratique révolutionnaire, qu’il a lancé avec David Rousset à la fin 1947), qui trace les limites de l’engagement politique des intellectuels, Sartre se rapproche du Parti communiste dont il devient compa-gnon de route en 1952, tout en continuant de reven-diquer son autonomie et ses prérogatives d’intellectuel critique (voir infra).

Que les écrivains aient illustré de façon paradig-matique cette figure de l’intellectuel prophétique ne doit pas occulter le fait que des représentants d’autres catégories intellectuelles se sont engagés pendant l’Affaire Dreyfus, en particulier les universitaires33. Bien qu’ils interviennent en tant que savants ou profes-seurs, et malgré le recours à des pratiques de contre-expertise, ce n’est pas au nom de leur compétence spécialisée, mais au nom de valeurs plus générales comme la vérité, dont ils s’estiment les gardiens, et d’une éthique professionnelle fondée sur la liberté et l’indépendance de l’esprit qui les préserve de l’abandon aux passions et de l’obéissance aveugle à l’autorité, ainsi que l’ont formulé Émile Duclaux, le directeur de l’Institut Pasteur, et Émile Durkheim34. Expliquant que c’est plus en tant qu’hommes qu’en tant que spécia-listes qu’ils ont mis « leur raison au-dessus de l’auto-rité », ce dernier souligne néanmoins la supériorité

que leur confèrent leurs habitudes professionnelles en matière de jugement : « accoutumés par la pratique de la méthode scientifique à réserver leur jugement tant qu’ils ne se sentent pas éclairés, il est naturel qu’ils cèdent moins facilement aux entraînements de la foule et au prestige de l’autorité35 ».

Ce modèle d’engagement a connu une diffusion transnationale. Il constitue ainsi une référence pour le philosophe pragmatiste américain John Dewey lorsqu’il accepte de prendre la présidence d’une commission d’enquête sur le procès de Moscou en 1936 – comme en témoigne le fait qu’il intitule un des meetings, en avril 1937, « The Truth is on the March » –, engage-ment qu’il justifie en ces termes :

« […] j’avais espéré que pour ces investigations préliminaires, un président pourrait être trouvé dont l’expérience le qualifierait mieux que moi pour cette mission difficile et délicate. Mais j’ai consacré ma vie aux tâches de l’éducation, conçues comme celles de l’instruction publique dans l’inté-rêt de la société. Si j’ai finalement accepté ce poste de grande responsabilité, c’est parce que je me suis rendu compte qu’agir autrement serait mentir à l’œuvre de ma vie36. »

Le gardien de l’ordre moralisateur

Duclaux et Durkheim répondaient aux attaques des antidreyfusards qui contestaient la légitimité de ceux qu’ils désignaient avec mépris comme des « intellec-tuels ». Après Maurice Barrès qui suggéra que la plupart des signataires de la pétition en faveur de Dreyfus étaient d’obscurs licenciés qui suivaient leurs profes-seurs37, le critique Ferdinand Brunetière avait tenté de saper les fondements symboliques de l’engagement des intellectuels dreyfusards.

Ceux-ci, écrit-il, revendiquent le droit de se mêler de questions sur lesquelles ils n’ont aucune compétence du fait de leur spécialisation : « ils ne font que déraisonner avec autorité sur des choses de leur incompétence ». L’érudition et la science ne s’identifient pas à l’intelligence, et peuvent même lui être contraires dans la mesure où le savoir spécialisé est « limité » et donc « borné », à l’opposé des « idées générales ». L’intelligence

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LA CRIStALLISAtIoN de deUX FoRMeS d’eNGAGeMeNt INteLLeCtUeL AU MoMeNt deS GRèVeS de dÉCeMBRe 1995. à une dizaine de jours d’intervalle, paraissent dans Le Monde deux pétitions d’intellec-tuels. La première (ci-dessus) qui, avec la direction de la CFdt, soutient les grandes lignes du plan Juppé, se revendique principalement du modèle de l’expert. La seconde (ci-contre) lui oppose un modèle plus proche de l’intellectuel critique.

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LoRe VeL et AdIt iriuscilisci tat. Ut ad ex erostrud tem velismolore dit atisit adit augiamet ullandreet eugait adiat. Ut ulla faci et, qui tatio odit aliquiscil esse tate essent prate commolore con voloborper sim quam nullan veriure facidunt ad ming essi.

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38. Ferdinand Brunetière, « Après le procès », La Revue des Deux Mondes, mars 1898, p. 443, 445 et 446 ; voir aussi p. 442 sq.39. Georges Fonsegrive, De Taine à Péguy. L’évolution des idées dans la

France contemporaine, Paris, Bloud et Gay, 1917, p. 73.40. thomas Loué, « Les fils de taine entre science et morale. à propos du Disciple de Paul Bourget (1889) », Cahiers d’histoire, 65, 1996, p. 55.

41. « Solidarité d’occident », Occident, 16, 10 juin 1938.42. Pierre Bourdieu, « Le champ litté-raire », Actes de la recherche en sociales, 89, septembre 1991, p. 10.43. Gisèle Sapiro, « Salut littéraire et litté-

rature du salut. deux trajectoires de roman-ciers catholiques : François Mauriac et Henry Bordeaux », Actes de la recherche en sciences sociales, 111-112, mars 1996, p. 36-58.

elle-même ne peut se substituer à « l’expérience », à la « fermeté de caractère » et à « l’énergie de la volonté ». La science ne donne, par conséquent, pas de « titres pour gouverner ses semblables ». Et de conclure que le scientisme couvre en réalité « les prétentions de l’Individualisme », qui est un principe d’anarchie38.

Visant l’engagement universaliste des intellectuels spécialisés, la contestation de Brunetière est carac-téristique du point de vue des gardiens de l’ordre moralisateurs. Elle s’inscrit dans une lignée anti-intellectualiste qui récuse la légitimité de la parole critique indépendante et entend subordonner la pensée aux autorités traditionnelles, État et Église, conformément au deuxième principe d’opposition que nous avons proposé ci-dessus. La conception de la responsabilité sociale de l’écrivain qu’élabore Paul Bourget dans sa préface au Disciple, paru en 1889, est représentative de cette idée de l’engagement : la responsabilité doit borner la liberté critique de l’intellectuel, elle « limite ses droits », comme l’expli-quera un de ses commentateurs catholiques39. La parution du Disciple avait entraîné une polémique qui contribua, avant même l’Affaire, à structurer le débat dans le champ intellectuel : face à Anatole France qui défendait les « droits imprescriptibles » de la pensée et la liberté d’exprimer tout système philosophique, le critique Ferdinand Brunetière imposait, dans la Revue des Deux Mondes, des limites à l’audace de la spéculation intellectuelle40.

C’est contre l’autonomisation de la fonction critique dans la société que ceux qu’on appellera ici les gardiens de l’ordre moralisateurs ont pris position pendant l’Affaire Dreyfus, défendant la « Raison d’État » et les institutions comme l’Armée, à laquelle les valeurs intel-lectuelles doivent être subordonnées. L’activité intel-lectuelle est pour eux un instrument de maintien et de reproduction de l’ordre social, elle doit être subordon-née à l’intérêt national et à celui des classes dominantes. Ces « notables » tirent le plus souvent leur autorité de leur proximité avec les fractions dominantes de la classe dominante qui composent leur public, et des institutions par lesquelles elles contrôlent le champ de production culturelle, comme l’Académie française. Relativement peu dotés en capital symbolique spécifique, ils font valoir ces titres de légitimité institutionnelle lorsqu’ils signent leurs écrits et leurs prises de position. Les supports de leurs engagements sont la grande presse,

la conférence et l’essai. Ils affectionnent en particulier le portrait de l’homme politique qui leur permet de mettre en scène leur proximité avec les grandes figures de l’heure : on citera à titre d’exemple Hitler de Louis Bertrand (Fayard, 1936), Mussolini et son peuple, de René Benjamin (Plon, 1937) et, du même, Le Maréchal et son peuple (Plon, 1941). Fréquentant les réunions officielles et mondaines ainsi que les cercles de pouvoir, ils s’engagent souvent comme « conseillers du prince », quand ils n’exercent pas directement le pouvoir en tant que ministres ou diplomates, ou encore sur le mode du patronage, en tant que membres du comité d’honneur d’un parti, d’une association ou d’une entreprise carita-tive – forme pratique correspondant à leur posture moralisatrice –, auxquels ils apportent leur caution institutionnelle. Dix membres de l’Académie française firent ainsi partie du comité d’honneur de l’association « Solidarité d’Occident » fondée en juin 1938 pour soutenir l’Espagne franquiste41.

Comme l’explique Pierre Bourdieu, l’effet de réfrac-tion exercé par le champ intellectuel les contraint cepen-dant à affronter les intellectuels critiques sur leur propre terrain et à se référer à des problématiques spécifiques au champ intellectuel qu’ils n’ont pas définies eux-mêmes, ce dont leurs stratégies discursives les plus typiques portent la marque. Elles retraduisent en effet la « position contra-dictoire de double exclusion, elle-même associée, dans la plupart des cas, à une trajectoire croisée qui, au prix d’un double renversement, conduit des positions dominantes dans le champ du pouvoir au champ de production culturelle, qui y occupe une position dominée, et, plus précisément, aux positions temporellement dominantes du champ de production culturelle »42.

Ce type de trajectoire croisée peut être illustré par le parcours d’Henry Bordeaux que nous avons analysé en détail ailleurs43 : issu de la bourgeoisie provinciale, nourri des lectures de Maistre, Taine, Fustel de Coulanges et Le Play, il s’oriente, comme ses frères (dont l’un a fait carrière dans l’Armée, les deux autres ayant suivi une formation d’ingénieur dans une grande école, Polytechnique et les Mines), vers les professions traditionnellement réservées à la bourgeoisie en préparant une double licence de droit et de lettres. Après une « déviation » momen-tanée due à sa socialisation dans les milieux littérai-res parisiens – premier renversement –, il retourne à Thonon assister son père, dont il prendra la succes-sion, s’enracinant dans la condition de notable et dans la vision du monde ultra-conservatrice qui le conduira à élaborer une œuvre littéraire toute vouée

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44. P. Bourdieu, « Le champ littéraire », op. cit., 1991, p. 10.45. Cité in J.-F. Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, op. cit., p. 43.46. Francine Muel-dreyfus, Vichy et l’éternel féminin. Contribution à une sociologie politique de l’ordre des corps, Paris, Seuil, 1996, p. 91-92. Pour d’autres exemples, voir l’article de Sébastien

Lemerle dans ce numéro.47. V. duclert, « La ligue de “l’époque héroïque” », art. cit. La ligue antidreyfusarde n’a pas connu la même pérennité : voir Jean-Pierre Rioux, Nationalisme et conser-vatisme : la Ligue de la patrie française, 1899-1904, Paris, Beauchesne, 1977.48. Nicole Racine, « L’Association des écrivains et artistes révolutionnai-

res (AeAR). La revue “Commune” et la lutte idéologique contre le fascisme (1932-1936) », Le Mouvement social, 54, janvier-mars 1966, p. 29-47 ; « Le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, 1934-1939. Antifascisme et pacifisme », Le Mouvement social, 101, octobre- décembre 1977, p. 87-113.49. Sur la pratique du « détourne-

ment » chez les situationnistes, voir tom Mcdonough, “The Beautiful Language of My Century”: Reinventing the Language of Contestation in Postwar France, 1945-1965, Cambridge/Londres, MIt Press, 2007.50. Voir l’article d’Éric Brun dans ce numéro.

à l’incarnation des valeurs traditionnelles. Elle est couronnée dès 1919 – deuxième renversement – par son élection en 1919 à l’Académie française qui incarne le pôle de consécration temporelle du champ littéraire. Devenu, après la défaite de 1940, un fervent propagandiste de la Révolution natio-nale, il réclame le 12 novembre 1940 dans Paris-Soir que le portrait du Maréchal soit accroché en tout lieu, public et privé – « Chaque maison, chaque chaumière doit être éclairée par ce visage » –, avant de lui rendre hommage dans un ouvrage intitulé Images du Maréchal Pétain (Sequana, 1941).

Cette position en porte-à-faux les voue à recourir à deux types de stratégies contradictoires : « il leur faut combattre la “critique intellectuelle” en la ramenant à sa plus simple expression, ce qui les expose sans cesse à la limpidité simpliste du vulgarisateur ; mais, sous peine de perdre toute force spécifique, ils doivent manifester aussi qu’ils sont capables de riposter en “intellectuels” aux critiques des “intellectuels”, et que leur goût de la clarté et de la simplicité, même s’il s’inspire d’une forme d’anti-intellectualisme, est l’effet d’un libre choix intellectuel44. »

Caractéristique de cette dynamique de réaction contre les intellectuels critiques qu’avait déjà illus-trée la mobilisation antidreyfusarde est la décla-ration « Pour un parti de l’intelligence », parue dans Le Figaro du 19 juillet 1919, en réaction à la « Déclaration d’indépendance d’esprit » adressée par Romain Rolland à L’Humanité, qui la publia dans son édition du 26 juin 1919. Avec Paul Bourget, de l’Académie française, en tête des signataires, cette déclaration était précédée d’un chapeau qui expliquait : « Certains intellectuels ont récemment publié un manifeste où ils repro-chèrent à leurs confrères d’avoir “avili, abaissé, dégradé la pensée” en la mettant au service de la patrie et de sa juste cause. Les signataires de l’appel que nous publions aujourd’hui eussent laissé de tels propos sans réponse, comme ils laissent leurs auteurs s’exiler eux-mêmes, si leur action ne semblait susceptible d’agir comme un mauvais ferment et de menacer l’intelligence et la société. Ils pensent en effet que l’opinion publique, troublée par ces folies, a besoin d’être guidée et protégée, et ils estiment que c’est le rôle d’écrivains vraiment conscients du péril et qui entendent servir. Contre le bolchevisme de la pensée, contre le parti de l’ignorance, ils enten-dent organiser une défense intellectuelle45. »

Si cette forme d’engagement est plus fréquente parmi les intellectuels non spécialisés, elle peut couronner la carrière d’un savant intervenu jusque-là comme expert, à l’image d’Alexis Carrel publiant son ouvrage L’Homme, cet inconnu pour agiter la menace de « dégénérescence » que la dénatalité fait peser sur la « race »46.

Le groupement intellectuel contestataire et « l’avant-garde »

La forme collective qui correspond à la posture de l’intellectuel critique généraliste, rassemblant des intellectuels moins dotés en capital symbolique, est le groupement intellectuel à vocation éthico-politique. La Ligue des droits de l’homme, qui a pérennisé l’enga-gement dreyfusard au lendemain de l’Affaire Dreyfus, en est l’archétype47. Les années 1930 voient se multi-plier de telles organisations, comme l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires et le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes48.

Mais ce sont les « avant-gardes » littéraires et artistiques qui ont le mieux incarné cette forme d’engagement collectif. À l’instar des sectes religieu-ses et des groupuscules politiques, le regroupement est leur mode d’accumulation primitive de capital symbolique (collectif). Concevant les révolutions symboliques dans la création comme une forme de subversion de l’ordre social, à la manière des surréa-listes ou des situationnistes49, elles s’opposent, sous ce rapport, le plus directement aux gardiens de l’ordre moralisateurs pour qui la pensée et la littérature doit être un moyen de conservation de l’ordre social. Une des caractéristiques des avant-gardes est la contesta-tion des frontières sociales entre activités ou identi-tés : elles critiquent la spécialisation des champs de production culturelle et scientifique et combattent parfois ouvertement la division du travail, comme le firent les situationnistes50.

À défaut de capital symbolique individuel (il faut un nom ou un titre pour signer une pétition), les avant-gardes s’engagent à coup de manifestes (signés du nom du groupe) et de manifestations bruyantes, qui sont les moyens de protestation des dominés. Leur anticonformisme les conduit à dresser des états des lieux de l’art et de la pensée de leur temps pour mieux en déconstruire les fondements doxiques

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51. C’est ce que fait Jean Paulhan dans son essai Les Fleurs de Tarbes, ou la terreur dans les Lettres, Paris, Gallimard, 1941. L’accusation a également été portée contre le groupe tel quel ; voir Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, 1960-1982, Paris, Seuil, 1995, p. 299.52. Maurice Nadeau, Histoire du surré-alisme, Paris, Seuil, 1945, et Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme.

1924-1929, Paris, La dispute, 1999.53. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1961, p. 39.54. Anne Simonin, « La littérature saisie par l’Histoire. Nouveau Roman et guerre d’Algérie aux Éditions de Minuit », Actes de la recherche en sciences sociales, 111-112, mars 1996, p. 69-71.55. Niilo Kauppi, tel quel : la constitution sociale d’une avant-garde, Helsinki, the

Finnish Society of Sciences and Letters, 1990.56. Boris Gobille, « Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en mai 1968. Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise », Actes de la recherche en sciences sociales, 158, juin 2005, p. 30-61.57. Le cas des intellectuels du Parti populaire français montre cependant que

le renoncement à l’autonomie n’est pas toujours le résultat d’une stricte contrainte du parti ni d’un encadrement étroit : voir Laurent Kestel, « de la Conversion en politique. Genèse et institutionnalisation du Parti populaire français, 1936-1940 », thèse de doctorat, Université de Paris I, 2006, p. 458-472.58. Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, Paris, La découverte, 2004.

et à théoriser leurs principes dans des textes-ma-nifestes tels que les manifestes surréalistes, Pour un nouveau roman (Minuit, 1961) d’Alain Robbe-Grillet, ou encore Théorie d’ensemble (Seuil, 1968) de Tel Quel, ce qui leur vaut d’ailleurs souvent d’être taxés de « théoricisme terroriste »51.

Leur volonté de transgression des normes éthiques et esthétiques (les premières fonctionnant comme autant de censures artistiques) les porte vers le radica-lisme politique. Après s’être alliés avec les marxistes du groupe Philosophies pour prendre position contre le colonialisme français à l’occasion de la Guerre de Rif en 1925, donnant ainsi une portée éthico-politique à leur culte romantique de l’Orient, les surréalistes ont, par exemple, opté pour le communisme ou le trotskisme52. Mais même lorsque leur stratégie subversive les conduit à donner une portée politique à leur protestation, comme dans le cas cité, les avant-gardes refusent pour autant de sacrifier l’autonomie du jugement esthétique. Cette exigence d’autonomie de l’art a d’ailleurs conduit la plupart des membres du groupe surréaliste à rompre avec le Parti communiste, qui voulait asservir l’art aux impératifs politiques de la Révolution.

Dans les années 1950, les écrivains du Nouveau Roman résolvent ce problème en dissociant la littérature de la politique. Rompant avec le modèle sartrien de l’engagement, Alain Robbe-Grillet considère que l’art ne peut être un moyen au service d’une cause, fût-elle la Révolution, il ne doit pas enseigner, ni viser à l’efficacité. Soumis à un critère d’appréciation extérieur (politique ou moral), il s’expose à la routinisation, à l’orthodo-xie. Pour qu’il soit art, il faut se résigner à sa gratuité. Le nouveau roman refuse ainsi l’héritage humaniste, qui veut que la littérature soit porteuse d’une morale positive. Robbe-Grillet appelle au retour de « l’art pour l’art », et conclut : « Redonnons donc à la notion d’enga-gement le seul sens qu’elle peut avoir pour nous. Au lieu d’être de nature politique, l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage53 ». Mais, s’ils dissocient l’art de la politique, les nouveaux romanciers ne renoncent pas à l’idée sartrienne de responsabilité de l’écrivain : ils signent (aux côtés de Sartre) la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », autrement appelé « Manifeste des 121 »54.

Dans les années 1960, le groupe Tel Quel, mené par Philippe Sollers, tente également d’associer hérésie littéraire et radicalisme politique55. Cependant, face à l’accélération de la division du travail d’expertise et à l’imposition du paradigme scientifique dans les scien-ces humaines et sociales, la séparation entre littérature et politique opérée par le Nouveau Roman contri-bue, à terme, au déclin du modèle prophétique de l’engagement à partir des années 1960. La défense du schème de la créativité en mai 1968 n’est pas étrangère à cette montée en puissance du pouvoir technocrati-que56. Enfin, si l’engagement féministe de Simone de Beauvoir relevait du modèle universaliste, la fraction des féministes différentialistes s’inscrit davantage dans le présent type d’intervention par sa volonté de subver-tir les représentations et par son mode d’action collec-tif, tandis que les féministes matérialistes développent une spécialisation croissante qui les classe dans les deux derniers types idéaux. Ce processus de spécialisation touche également les intellectuels d’institution.

L’intellectuel d’institution ou d’organisation politique

Les intellectuels d’institution (religieuse notamment) ou de parti ont pour principale tâche d’illustrer et de défen-dre la doctrine et/ou la ligne idéologique de l’instance qu’ils ont choisi de rejoindre, à l’instar de Giovanni Gentile rédigeant le Manifeste des intellectuels fascistes en 1925. Il leur faut constamment s’ajuster aux contrain-tes spécifiques qui leur sont imposées et qui subordon-nent les valeurs intellectuelles à la discipline militante57. Il en résulte un tiraillement entre des valeurs et intérêts contradictoires (intellectuels vs militants), que font apparaître les tentatives des intellectuels catholiques et celles de leurs homologues communistes pour acquérir une autonomie relative au sein de l’institution.

La figure de l’intellectuel catholique est née de la perte du monopole du pouvoir spirituel par l’Église et du processus de sécularisation qui a conduit l’ins-titution ecclésiale à réorienter sa stratégie à la fin du XIXe siècle58. Outre qu’il ouvre un espace pour les intellectuels laïcs, l’encadrement du « mouvement de renaissance littéraire catholique » pourrait être considéré comme un début de spécialisation du rôle

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59. François Hepp et Henri Massis, « Les intellectuels catholiques devant le syndica- lisme intellectuel II », La Revue des jeunes, XXIV(11), 10 juin 1920, p. 527.60. denis Pelletier, La Crise catholique. Religion, société, politique, Paris, Payot, 2002, p. 254-255. Sur la confrontation de ces intellectuels avec le marxisme après la

Seconde Guerre mondiale, voir Id., Écono-mie et humanisme. De l’utopie commu-nautaire au combat pour le tiers-monde, 1941-1966, Paris, Cerf, 1996.61. Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La découverte, 2005, p. 76 sq.

Pour la période précédente, voir Jeannine Verdès-Leroux, Au service du Parti. Le Parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Paris, Fayard, 1983.62. F. Matonti, op. cit., p. 202.63. Louis Aragon, « Le roman et les critiques », La Nouvelle Critique, 17, juin 1950, p. 75-90.

64. Gisèle Sapiro, « Formes et structures de l’engagement des écrivains commu-nistes en France de la “drôle de Guerre” à la Guerre froide », Sociétés & Représenta-tions, 15, décembre 2002, p. 155-176.65. Laurent Casanova, Le Parti commu-niste, les intellectuels et la nation, Paris, Éd. Sociales, 1949.

des intellectuels – puisqu’il s’agit d’un engagement par leurs œuvres – s’il n’était destiné avant tout à combattre la montée du paradigme scientifique et la division du travail intellectuel, précisément. C’est contre l’émer-gence d’un syndicalisme intellectuel avec la création de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) en 1919 que les intellectuels catholiques lancent un appel à l’union des professions intellectuelles sous l’égide de l’Église. L’idée d’un groupement d’intellectuels apparaît en adéquation avec le principe de l’entraide conforme à la charité, et avec l’enseignement des papes qui « nous indiquent la voie féconde de l’organisation corpora-tive comme la seule qui mène à un ordre social où tous les droits ont leur place et où tous les intérêts matériels peuvent se faire pacifiquement respecter »59. Mais tous s’accordent aussi pour contester la concep-tion « matérialiste » et saint-simonienne du rôle des intellectuels et de leur place dans la société telle que l’envisage la CTI. La double fonction de médiation qui leur fut assignée à cette époque, celle « d’interprète et de garde-fou » entre les militants et Rome, et celle du dialogue entre l’Église et la société intellectuelle, se délitera autour de 1968, après l’aggiornamento dont ils furent les porteurs et qui a conduit à Vatican II60.

Si les intellectuels d’institution sont globalement tenus de renoncer à leur liberté de conscience pour la défense de la cause, ils ne forment pas pour autant une catégorie homogène du point de vue des modalités et des formes de leur engagement. En effet, leur aptitude à affirmer leur autonomie au sein de l’institution varie en fonction de leurs propriétés sociales et de leur capital symbolique spécifique, les conduisant à adopter des postures qui se rapprochent des autres figures idéalty-piques décrites ici. Selon Hervé Serry, le mouvement de renaissance littéraire catholique a permis l’émergence d’une figure d’intellectuel critique au sein de l’Église, incarnée par Jacques Maritain, François Mauriac et Georges Bernanos dans les années 1930. Du côté des intellectuels communistes, Frédérique Matonti a montré l’affrontement, dans une période de desserrement de la contrainte qui pesait sur les intellectuels, de deux positions, celle du « “conseiller du prince” thorézien », incarnée notamment par Roger Garaudy, qui définit Les Tâches des philosophes communistes selon les « figures imposées », et celle du « roi-philosophe », représentée par Althusser qui, fort de ses titres universitaires, adopte une posture d’intellectuel critique refusant de se soumettre

à l’autorité de l’institution en matière philosophique61. Ce type de position est nouveau : dans des institutions comme l’Église ou le Parti communiste qui entendent imposer une vision globale du monde, la philosophie a toujours été le domaine le mieux protégé, avec des « gardiens du temple » préposés62. Signe de l’affaiblisse-ment de l’institution, il inaugure, pour les intellectuels de La Nouvelle Critique, un rôle inédit de « conseillers du prince » chargés de participer à l’élaboration de la ligne du PCF dans la période d’aggiornamento qui s’ouvre après le comité central d’Argenteuil, tout en demeurant soumis à l’autorité de l’institution.

La littérature fut, en revanche, aussi bien pour les intellectuels catholiques que pour les intellectuels communistes, un lieu où la revendication d’une relative autonomie a pu se faire entendre en premier lieu. Au moment où le jdanovisme impose une contrainte sans précédent à la création artistique en prescrivant une « méthode » et en soumettant les œuvres au service de la cause communiste, Aragon, fort du capital symboli-que acquis dans la Résistance intellectuelle, où il avait déjà exploré les limites de l’autonomie, revendique pour les écrivains le droit, au nom de leur spécia-lité, de récuser l’avis du « lecteur de masse » ou de l’ouvrier63. Cette revendication s’inscrit, à la suite du jdanovisme lui-même, dans un processus de spéciali-sation des activités intellectuelles au sein du PCF, qui accompagne l’institutionnalisation du Parti commu-niste64 : le rôle des intellectuels n’est plus de servir de caution symbolique à la cause du prolétariat, mais de mettre leurs compétences spécifiques au service de la transformation du monde social, que ce soit par la science, la création ou l’enseignement. Cette conception, apparue en URSS dans les années 1930 avec le jdanovisme, lui-même en partie produit contre le « proletkult », a été introduite en France pendant la guerre, dans la Résistance intellectuelle, et mise en œuvre à la Libération à travers l’organisation des intellectuels communistes par professions. Opposée à la tendance « ouvriériste » qui entendait soumettre en dernière instance les produits culturels au jugement du peuple et de ses représentants, cette organisation visait à encadrer et à contrôler le travail intellectuel en évitant qu’ils ne forment un corps et une force opposi-tionnelle en son sein65. Le parti encouragea donc ses intellectuels d’une part à produire des œuvres conformes à la « méthode » réaliste-socialiste (c’est

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eNGAGeMeNt deS CHôMeURS et PeRSoNNIFICAtIoN deS ANoNYMeS. Le mouvement des chômeurs, comme d’autres mouvements des « sans », a recueilli de nombreux soutiens intellectuels à la fin des années 1990.

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Mais le faible traitement médiatique dont il a fait l’objet a suscité l’invention de techniques de visibilisation, comme la personnification des anonymes à l’aide de photographies ouvrant les manifestations.

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66. Frédérique Matonti, « La colombe et les mouches. Joliot-Curie et le pacifisme des savants », Pol it ix , 58, 2002, p. 109-140 ; Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie. Le savant et la politique,

Paris, odile Jacob, 2000.67. Demain, 12-18 janvier 1956.68. Pierre Naville, La Révolution et les intellectuels, Paris, Gallimard, 1975, p. 148-214.

69. Gisèle Sapiro, « Pierre Naville et Jean-Paul Sartre : une controverse sur le rôle social de l’intellectuel » ; Frédérique Matonti, « Naville et les intellectuels communistes », in Françoise Blum (dir.),

Les Vies de Pierre Naville, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2007, p. 127-142 et p. 143-155. Sur la trajec-toire de Naville, on se reportera aux autres contributions à ce volume.

de cette époque que date, aussi, le débat sur science bourgeoise et science prolétarienne66), de l’autre à s’engager aux côtés de non communistes dans des combats touchant leur domaine comme la défense du livre français ou du cinéma français contre « l’impé-rialisme » culturel américain.

La polémique qui agite le pôle radical du champ intellectuel en 1955 autour du rôle des intellectuels dans le mouvement révolutionnaire, et plus spécifi-quement sur la légitimité de l’intellectuel communiste, est un moment d’affrontement ouvert entre les diffé-rents modèles d’engagement intellectuel. La fonction de l’intellectuel communiste, qui s’est professionnalisée comme on l’a dit, est contestée de deux côtés. Elle est critiquée à partir des valeurs propres au champ intellec-tuel parce qu’il exerce sa profession en renonçant aux prérogatives qui lui sont spécifiques : liberté, créativité, initiative, esprit critique. Telle est notamment la position de Sartre et de nombre d’intellectuels progressistes, comme Louis Martin-Chauffier, ancien compagnon de route du parti, qui s’en est éloigné en 1953 :

« Qui dit parti, ou mouvement, ou quelque organi-sation que ce soit, la plus noble par ses fins, la plus scrupuleuse dans le choix des moyens – dit nécessairement discipline, cohésion, tactique. Or, qui ne voit que ces nécessités […] sont tout à l’opposé des règles de l’esprit, qui commandent à la fois à la pensée et à la vie67 ? »

Sartre fustige quant à lui son ancien élève Jean Kanapa, le rédacteur en chef de la revue doctrinaire du Parti, La Nouvelle Critique, qui réagit à la mise en cause des intellectuels communistes dans diverses tribunes allant de la revue anticommuniste Preuves aux Temps Modernes. L’argument de Sartre est simple : si le Parti communiste veut attirer les intellectuels progressistes, il doit les rassurer sur la préservation de leur autonomie en tant qu’intellectuels. Sartre interviendra à nouveau à la suite de la publication en 1956 du livre de Pierre Hervé La Révolution et les fétiches, qui vaudra à son auteur d’être exclu du Parti communiste, parce qu’il y adopte une perspective critique à mots couverts, revenant entre autres sur certaines affaires comme celle du complot des « blouses blanches », qui ont favorisé l’expression de tendances antisémites en URSS.

Du côté de la gauche marxiste non communiste, on reproche à l’inverse à l’intellectuel communiste, selon la logique militante, de conserver des prérogatives d’intellectuel au lieu de se fondre dans le mouvement

révolutionnaire : telle est notamment la position de Dyonis Mascolo et de Pierre Naville. Dyonis Mascolo a publié sous le titre Le Communisme un essai dans lequel il conteste l’existence même de l’intellectuel communiste au nom de la nécessité pour celui-ci de s’intégrer au prolétariat : c’est la figure de l’intellectuel révolutionnaire. Dans le cadre de sa polémique avec Sartre, Naville propose une analyse plus complexe, qui illustre la transition entre le modèle généraliste et le modèle professionnel68.

Aux yeux de Naville, Sartre incarne la figure paradigmatique de « l’intellectuel » qui se conçoit comme appartenant à une classe à part de la société et perpétue la division entre travail intel-lectuel et travail manuel au nom des privilèges du « créateur » : il refuse le marxisme tout en soutenant la bureaucratie communiste qui insti-tutionnalise cette division du travail en instal-lant l’intelligentsia comme un corps à part dans la société. Celle-ci n’a d’autre fonction que de justifier le pouvoir en place puisqu’elle ne décrit que ce qui s’est fait au lieu de dire ce qu’il faut faire. C’est la notion même d’« engagement » au nom de laquelle Sartre soutient le commu-nisme que récuse Naville. Plus encore, il nie que les intellectuels aient une mission spécifique. Contre la figure de l’intellectuel engagé, Naville, devenu lui-même sociologue du travail après avoir travaillé comme psychologue d’orientation professionnelle, promeut celle du professionnel qui fait son métier, de l’ingénieur, du médecin ou du comptable, et qui, orienté en partie vers la pratique, peut exercer une fonction d’expertise. Ceci vaut également pour le créateur qui par ses œuvres mêmes et en toute liberté, doit exercer une fonction critique de la société, mais sans se mêler de politique. Parallèlement, il préconise le transfert intégral des capacités diverses de ceux qui le voudront aux classes opprimées, selon le modèle des intellectuels révolutionnaires69.

Cas limite de l’intellectuel d’organisation, le révolu-tionnaire professionnel, qui se fond dans le mouve-ment ouvrier en renonçant à ses prérogatives trace les frontières de l’engagement intellectuel, là où il ne se différencie plus de l’action politique (même si souvent, dans la pratique, ces révolutionnaires professionnels demeurent des théoriciens plus que des militants). Il est, sous ce rapport, diamétralement opposé à la figure de l’expert qui se situe à la charnière entre activité professionnelle et engagement.

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70. Alain desrosières, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La découverte, 1993, rééd. « Poche », 2000, p. 36.71. Voir les deux dossiers que la revue Genèses a consacrés au thème de l’expertise, n° 65, décembre 2006, et n° 70, janvier 2008.72. Voir l’article de tom Medvetz dans ce numéro.73. Voir par exemple odile Henry, « L’impossible professionnalisation du métier d’ingénieur-conseil (1880-1954) », Le Mouvement social, 214, janvier-mars, 2006, p. 37-55.74. Robert Castel, L’Ordre psychiatrique, Paris, Minuit, 1977.75. Laurent Mucchielli, « Criminologie, hygiénisme et eugénisme en France (1870-1914) : débats médicaux sur l’élimina-tion des criminels réputés “incorrigibles” »,

Revue d’histoire des sciences humaines, 3, 2000, p. 57-89 ; Remi Lenoir, « L’inven-tion de la démographie et la formation de l’État », Actes de la recherche en scien-ces sociales, 108, juin 1995, p. 36-61. Sur la conjoncture de cette revendication, voir Christian topalov (dir.), Laboratoire du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éd. de l’eHeSS, 1999.76. Jean-Guy Prévost, A Total Science. Italian Statistics 1900-1945, McGill-queen’s University Press, à paraître en 2009 et Alain Blum et Martine Mespoulet, L’Anarchie bureaucratique. Statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La découverte, 2003.77. Ludovic tournès, « L’Institut scientifique de recherches économiques et sociales et les débuts de l’expertise économique en France (1933-1940) », Genèses, 65, décembre 2006, p. 49-70. en URSS, la

constitution de l’expertise économique est étroitement liée à la collectivisation et la planification ; voir Alessandro Stanziani, L’Économie en révolution, Paris, Albin Michel, 1998.78. donald Fisher, “the role of philan-thropic foundations in the reproduction and production of hegemony: Rockefel-ler foundations and the social sciences”, Sociology, 17(2), p. 206-233 ; George Steinmetz (éd.), The Politics of Method in the Human Sciences. Positivism and its Epistemological Others, durham/Londres, duke University Press, 2005.79. Gilbert Murray, « Pourquoi la coopéra-tion intellectuelle est nécessaire », Coopération intellectuelle, 15 mars 1929, p. 129. Voir aussi Jean-Jacques Renoliet, L’Unesco oubliée. La Société des Nations et la coopération intellec- tuelle (1919-1946), Paris, Publications de

la Sorbonne, 1999.80. Michael Pollak, « La planification des sciences sociales », Actes de la recher-che en sciences sociales, 2-3, juin 1976, p. 105-121, et delphine dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1997. Sur le rapport avec le pouvoir qu’implique l’expertise, voir Jacques Chevalier, « L’entrée en expertise », Politix, 36, 1996, p. 33-50.81. Frédéric Lebaron, La Croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2000 ; François denord, Néolibéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, demopolis, 2007 ; Isabelle Backhouche, « expertiser la rénovation urbaine : le cas de la France dans les années 1960 », Genèses, 70(1), 2008, p. 45-65 ; Vincent dubois, La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999.

Le spécialiste consulté par les dirigeants ou « l’expert »

Si l’on peut la faire remonter à l’ancien régime avec l’arithmétique politique, ancêtre de la statistique70, l’affirmation de la figure de l’expert qui fonde son jugement sur un savoir scientifique certifié s’inscrit dans le processus de spécialisation et dans la compé-tition autour de la division du travail d’expertise, suivant l’analyse d’Andrew Abbott. La reconnais-sance d’une compétence par l’État (« jurisdiction ») implique en retour un service de l’État. L’expert est celui qui informe les décisions des pouvoirs publics et fournit les fondements « scientifiques » des politiques publiques71. Le diagnostic qu’il produit doit rester « neutre ». La neutralité est arborée comme un signe de scientificité, au rebours de l’idéologie, suspecte d’assujettir la connaissance à des fins politiques. Ce rôle d’expert pour l’élaboration des politiques publi-ques s’institutionnalise aux États-Unis avec l’appa-rition des think tanks en lien avec le développement de l’expertise scientifique pour fonder les politiques publiques dans le cadre du New Deal72.

À la différence des États-Unis, où les professions libérales ont toujours été « libres », dans un pays centralisé comme la France, la compétence d’expertise s’est constituée d’abord au sein même de l’adminis-tration, avec la formation d’un corps d’ingénieurs et de hauts fonctionnaires, ce qui a limité pour les autres professions la possibilité d’y prétendre73. Certaines se voient néanmoins attribuer dès le XIXe siècle des tâches d’expertise, à l’instar des psychiatres auprès des tribunaux ou des médecins hygiénistes74. Parmi les sciences sociales, la criminologie, la démographie et la statistique revendiquent ce rôle dès la fin du XIXe siècle à travers diverses questions constituées comme relevant de leur compétence, criminalité, dénatalité,

hygiénisme75 (la statistique deviendra une science d’État en Italie et en URSS notamment76). L’économie s’impose dans l’entre-deux-guerres avec le soutien des fondations philanthropiques, notamment le Laura Spelman Rockefeller Memorial qui vise à mettre en place un réseau mondial d’instituts d’études de la conjoncture77. Les fondations encouragent en effet le développement de l’expertise dans les sciences sociales, qui va de pair avec l’imposition des méthodes statisti-ques et de la neutralité axiologique comme marques de scientificité78. La Société des Nations contribue, par le biais de sa Commission de coopération intellectuelle, à institutionnaliser à l’échelle internationale ce recours à des « experts désintéressés », comme l’explique l’helléniste anglais Gilbert Murray, lorsqu’il prend la présidence de cette commission79.

S’il existait dès avant la guerre, le modèle de l’exper-tise importé des États-Unis s’impose largement en France sous la Cinquième République avec la mise en place d’une politique de planification qui fait appel aux sciences sociales80. Économistes, urbanistes, socio-logues sont sollicités pour étudier la conjoncture, la rénovation urbaine, ou encore les conditions de démocratisation de l’accès à la culture81. La multipli-cation des think tanks aux États-Unis dans les années 1970 et la diffusion internationale du modèle confirme sa généralisation, tandis que la notion d’expertise connaît depuis une forte extension. Le développement de clubs et de commissions d’experts au sein des partis et des syndicats, qui renvoie à la spécialisation des tâches des intellectuels d’institution évoquée ci-dessus, témoigne de la légitimité politique conquise par ce modèle. Ainsi, le recours de la CFDT à l’expertise des sciences sociales, qui commence dès les années 1960, prend une forme nouvelle dans les années 1980, après l’abandon du socialisme autogestionnaire, à travers la relation qu’elle instaure avec la Fondation Saint-Simon

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82. Sur le cas de la CFdt, voir Nicolas defaud, « “L’adaptation” de la CFdt. Sociologie d’une conversion politique (1970-1995) », thèse de doctorat sous la direction de dominique damamme, Univer-sité Paris IX-dauphine, 2006.83. Michel Foucault, « Intervista a Michel Foucault », in Dits et écrits IV, Paris, Galli-mard, 1994, p. 165-155.84. P. Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 293.

85. Michel Foucault, « L’intellectuel et ses pouvoirs » (1984), in Dits et écrits IV, op. cit., p. 676-677.86. Voir Grégory Salle, « emprisonnement et État de droit. Une relation à l’épreuve en Allemagne et en France depuis les “années 68” », thèse de doctorat sous la direction de Pierre Lascoumes, Paris, IeP, 2006, p. 86-129, et Le Groupe d’information sur les prisons : archives d’une lutte, 1970-1972, documents réunis et présen-

tés par Philippe Artières, Laurent quéro et Michelle Zancarini-Fournel, post. de daniel defert, Paris, IMeC, 2003.87. Sur ce concept, voir dominique damamme et Marie-Claire Lavabre, « Les historiens dans l’espace public », Sociétés contemporaines, 39, 2000, p. 10. Sur les différents modèles d’engagement des historiens, voir aussi olivier dumoulin, Le Rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003.

L’Affaire Audin a paru aux Éditions de Minuit en 1957 ; Les Assassins de la mémoire à La découverte en 1987 (rééd. 2005).88. Gisèle Halimi, « Simone de Beauvoir », L’Humanité, 1er janvier 2000.89. Cité par didier eribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1991, p. 268. on se reportera à cet ouvrage pour ce qui concerne les engagements de Foucault.

qui, entre think tank et club de réflexion, se veut un lieu d’échange entre des universitaires (dont certains issus des rangs du syndicat comme son secrétaire, Pierre Rosanvallon), des experts de la haute fonction publique et des représentants du monde économique82.

L’intellectuel critique spécialisé ou « l’intellectuel spécifique »

C’est face à cette montée de l’expertise qu’il faut comprendre l’affirmation de la figure de « l’intellectuel spécifique », forme spécialisée de l’intellectuel critique théorisée par Foucault. Bien qu’apparue antérieure-ment, elle devient significative socialement pendant la Guerre d’Algérie et surtout après Mai 68. Tirant toutes les conséquences de la division du travail d’expertise, Foucault récuse la figure de l’intellectuel universel qui s’érige en « maître de vérité et de justice83 », tandis que Bourdieu lui reproche son « illusion de la toute-puis-sance de la pensée84 ». Toutefois, comme ce dernier, Foucault en retient la dimension critique, une critique qu’il veut spécifique et non globale, ancrée dans un savoir spécialisé. À égale distance de l’action politique et de la neutralité de l’expert, le travail de « l’intel-lectuel spécifique » consiste avant tout à repenser les catégories d’analyse du monde social et à redéfinir les problématiques pertinentes, contre les idées reçues et les schèmes de perception routiniers85. Refusant l’ins-trumentalisation des sciences sociales par le pouvoir technocratique, cette conception promeut une action politique (à laquelle l’intellectuel prend part en tant que citoyen) fondée sur un savoir spécialisé sur le monde social (qu’il contribue à élaborer dans son domaine de compétence), comme Foucault le fit lui-même en fondant en 1971, avec Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet, le Groupe d’information sur les prisons, qui réunissait des magistrats, des avocats, des journalistes, des psychologues86.

Cette figure se démarque donc aussi bien de l’intel-lectuel prophétique que de l’expert et de l’intellec-tuel d’institution. Elle a été incarnée en France par des intellectuels comme Pierre Vidal-Naquet, Gisèle Halimi, Michel Foucault et Pierre Bourdieu, bien qu’en pratique ils aient oscillé entre le modèle de l’intellectuel

universel et celui de « l’intellectuel spécifique ». Inscrits dans le droit fil de l’engagement dreyfusard, L’Affaire Audin (1957) de Pierre Vidal-Naquet, qui rassemblait les preuves de la responsabilité des militaires français dans la disparition du mathématicien communiste engagé en faveur du FLN, tout comme ses Assassins de la mémoire (1987), où il démonte l’argumenta-tion pseudo-scientifique des négationnistes, peuvent en effet être considérés comme des contre-expertises historiques, forme d’« expertise auto-instituée87 » qui caractérise le mode d’intervention de « l’intellectuel spécifique ». Il en va de même lorsque Gisèle Halimi réunit en un ouvrage préfacé par Simone de Beauvoir les preuves des tortures que les paras français ont fait subir à la jeune algérienne, membre du FLN, Djamila Boupacha, ouvrage qui constitue selon ses termes le « dossier d’instruction88 », ou dans son engagement en défense du droit des femmes à la contraception et à l’avortement. Cette contre-expertise est mise au service de ceux qui sont dépossédés des moyens d’expression. Comme l’explique Foucault :

« Pour moi, l’intellectuel c’est le type qui est branché, non pas sur l’appareil de production, mais sur l’appareil d’information. Il peut se faire entendre. Il peut écrire dans les journaux, donner son point de vue. Il est également sur l’appareil d’information ancien. Il a le savoir que lui donne la lecture d’un certain nombre de livres, dont les autres gens ne disposent pas directement. Son rôle, alors, n’est pas de former la conscience ouvrière puisqu’elle existe, mais de permettre à cette conscience, à ce savoir ouvrier, d’entrer dans le système d’information, de se diffuser et d’aider, par conséquence, d’autres ouvriers ou des gens qui n’en sont pas de prendre conscience de ce qui ce passe89. »

Contre-expertise et relais de la parole des dominés, tels sont les modes d’intervention privilégiés de « l’intel-lectuel spécifique ». Pierre Bourdieu a mis ainsi un capital symbolique fondé sur une renommée interna-tionale au service du combat contre le néolibéralisme et ses conséquences sociales, multipliant les prises de position publiques en faveur des « sans-papiers » (1996) et du mouvement des « chômeurs » (1998), contre « la troïka néo-libérale Blair-Jospin-Schröder »

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Le SeCRÉtAIRe GÉNÉRAL dU PCF et Le PHILoSoPHe dU PARtI, l’exemple même du travail de l’intellectuel du Parti.

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90. Ces prises de position sont recueillies in Pierre Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Paris, Raisons d’agir, 1998, Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen, Paris, Raisons d’agir, 2000, et Interventions. 1961-2001. Science sociale et action politique, textes choisis et présentés par Franck Poupeau et thierry discepolo, Marseille, Agone, 2002. Sur ses engagements, voir david Swartz, « Le sociologue critique et l’intellectuel public », in Louis Pinto, Gisèle Sapiro et Patrick Champagne, Pierre Bourdieu sociologue,

Paris, Fayard, 2004, p. 393-411.91. Éric Agrikoliansky, La Ligue française des droits de l’homme et du citoyen depuis 1945. Sociologie d’un engagement civique, Paris, L’Harmattan, 2002.92. Frédérique Matonti, « Les nouvelles frontières du normal et du pathologique », in dominique damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal, Mai-Juin 68, Paris, Les Éd. de l’Atelier, 2008, p. 158-171.93. Julien duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, dominique Marchetti et Fabienne Pavis, Le « Décembre » des intellec-

tuels français, Paris, Raisons d’agir, 1998.94. Gwénaël dérian, « Le Club de réflexions sociales et politiques Merleau-Ponty. Une esquisse avortée d’un “intellectuel collec-tif” », mémoire de Master, sous la direction de Gisèle Sapiro, Paris, eHeSS, 2008.95. on peut citer comme exemple la charge contre « l’académisme radical », dont un des arguments principaux, celui des effets nocifs de l’abstraction (la théorie) sur le prolétariat intellectuel (« lumpen-intelligen-tsia »), évoque la tradition anti-intellectualiste de droite. on n’entrera pas ici dans le détail de l’argumentation, si ce n’est pour dire

qu’elle occulte – sans doute parce que cela contredirait trop évidemment la thèse centrale de la coupure de la sociologie de Bourdieu du monde social – ce qui a carac-térisé son mode d’engagement, à savoir le fait de mettre sa renommée au service d’un mouvement social dont il a relayé la parole. que cette charge polémique et clairement idéologique, destinée à l’origine à une revue intellectuelle engagée, ait été publiée par une revue de sociologie qui revendique la neutralité axiologique est significatif de la logique de défense du corps face aux effets subversifs de la sociologie critique.

(« Pour une gauche de gauche »), contre les « maîtres du monde », en faveur des mouvements en lutte contre la mondialisation néolibérale réunis à Nice en décembre 2000 et à Québec en avril 200190. C’est dans le prolon-gement de cet engagement que Pierre Bourdieu a forgé la notion d’« intellectuel collectif ».

Le groupement contestataire spécialisé ou « l’intellectuel collectif »

Inspiré du concept foucaldien d’« intellectuel spécifi-que », ce modèle d’engagement tire toutes les consé-quences de la spécialisation et de la division du travail d’expertise en proposant une forme d’action collective fondée sur le cumul des compétences dans un domaine de connaissance déterminé. À l’opposé de l’individua-lisme caractéristique du monde des lettres où règne le paradigme de la singularité, ce modèle renvoie au mode de fonctionnement du champ scientifique fondé sur le travail en équipe et l’accumulation des connaissances, inaugurant un nouveau mode d’intervention politique collectif sur la base de travaux scientifiques.

Certes, le principe n’est pas nouveau. On pourrait le faire remonter à la Ligue des droits de l’homme (LDH), fondée au moment de l’Affaire Dreyfus, et toujours très active, à ceci près que c’est une organi-sation qui n’est pas réservée aux seuls intellectuels, et qu’elle oscille entre engagement universaliste et inter-ventions plus spécifiques, s’appuyant sur des compé-tences spécialisées, le plus souvent d’ordre juridique (fonction qui s’est développée avec le processus de spécialisation)91. Les années 1970 ont vu apparaître de nouveaux groupements fondés par des intellectuels sans leur être réservés, à l’instar de la LDH, et qui se distinguent des organisations de l’entre-deux-guerres en ce qu’ils mettent à la disposition des dominés des savoirs spécifiques tout en leur donnant voix : sur le modèle du Groupe d’information sur les prisons s’est constitué en 1972 le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), spécialisé dans l’aide juridique aux immigrés. Le Groupe d’infor-mation Asiles est créé la même année contre l’abus

et l’arbitraire de la psychiatrie. Il s’inscrit dans le prolongement d’une redéfinition des frontières entre normal et pathologique opérée par des intellectuels spécifiques, parmi lesquels Françoise Dolto92.

Moment de forte mobilisation des intellectuels93, le mouvement social de 1995 a entraîné la proliféra-tion d’organisations à vocation critique. Mis à part le Club Merleau-Ponty, créé à la fin de l’année 1994, autour de sociologues principalement, mais qui n’a pas fait long feu94, c’est le collectif Raisons d’agir et la maison d’édition du même nom, fondés par Bourdieu et son équipe afin de prolonger le combat qu’il avait engagé comme intellectuel spécifique contre le néo-li-béralisme, qui donnent le ton. Cet engagement a fait l’objet de violentes attaques tant de la part des gardiens du corps professionnel (dont les formes d’interven-tion se limitent généralement à l’expertise) que des « intellectuels de gouvernement », pour reprendre la catégorie de Gérard Noiriel95.

D’autres organisations sont nées à la suite du mouvement de 1995, comme l’ACRIMED (Action-CRItique-MEDias), observatoire des médias créé en 1996 et réunissant des chercheurs et universitaires, des journalistes et salariés des médias, des acteurs du mouvement social et des « usagers » des médias ; ATTAC, organisation internationale (elle est présente aujourd’hui dans cinquante pays) née de l’appel lancé en décembre 1997 par le directeur d’alors du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet, pour l’instauration de la taxe Tobin sur les transactions internationales ; la Fondation Copernic, think tank altermondialiste également créé en 1998 et associant universitaires et acteurs du mouvement social dans la lutte contre le néolibéralisme. Ces instances ont en commun, contre le modèle des think tanks incarné en France par la Fondation Saint-Simon, de vouloir mettre leur expertise à la disposition du mouvement social plutôt que de la réserver exclusivement aux dirigeants, et partager les savoirs professionnels, théoriques et militants dans une perspective de critique sociale. En même temps, par-delà leur difficulté à se pérenni-ser, les exigences du travail intellectuel étant souvent

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96. Pour un examen historique des relations franco-anglaises, voir Christophe Charle, Julien Vincent et Jay Winter (éds), Anglo-French Attitudes. Comparisons and Transfers Between English and French Intellectuals Since the Eighteen Century, Manchester-New York, Manchester University Press, 2007 ; sur la période de

l’après-guerre : Anna Boschetti, « L’espace intellectuel européen après 1945 », in G. Sapiro (dir.), L’Espace intellectuel en Europe, op. cit.97. Michael Burawoy, “For public socio- logy”, American Sociological Review, 70, février 2005, p. 4-28. Voir des extraits de la traduction française dans ce numéro et

l’intégralité sur le site de la revue.98. Violaine Roussel, “occupational logics and political commitment: American artists against the Irak war”, International Political Sociology, 1, 2007, p. 373-390.99. Y compris des intellectuels d’ins-titution : voir par exemple Frédérique Matonti, « Francs-tireurs ou partisans :

les historiens communistes français et britanniques », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 53-4 bis, supplément 2006, p. 80-87. 100. Johan Heilbron, « qu’est-ce qu’une tradition nationale en sciences sociales ? », Revue d’histoire des sciences humaines, 18(1), 2008, p. 3-16.

incompatibles avec celles du travail militant, se pose à elles en permanence la question des modalités du débat et de l’échange entre intellectuels et militants, les condamnant soit à dissoudre leur spécificité « intellectuelle », soit à s’y enfermer.

En conclusion, il faut rappeler que si la figure de l’intellectuel critique universaliste incarnée par l’écri-vain n’est plus prédominante en France, elle n’a pas disparu pour autant de la scène internationale et conti-nue à être représentée dans des cultures dotées d’une forte tradition lettrée, ainsi que l’illustrent les exemples de Günter Grass en Allemagne, Noam Chomsky aux USA, Orhan Pamuk en Turquie ou David Grossman en Israël. Ce phénomène pose la question de la circu-lation transnationale de ces modèles, dont on n’a donné ici que quelques illustrations et qui mériterait une étude en soi96. L’appel de Michael Burawoy en faveur d’une « sociologie publique » se réfère par exemple à la tradition française d’intervention des intellectuels97. On pourrait également s’interroger sur le transfert de la fonction critique vers d’autres

catégories, comme les cinéastes en France, ou les artistes mobilisés aux États-Unis contre la guerre en Irak, ainsi que sur le renouvellement des répertoires d’action qu’il implique98.

Le rôle qu’a joué la sociologie dans l’élaboration du modèle de « l’intellectuel collectif » conduit enfin à s’interroger sur les relations entre disciplines : bien qu’on retrouve dans la plupart d’entre elles différents modèles d’intervention politique99, leur poids relatif est variable selon leur histoire et leurs rapports avec l’État. Alors que la fonction d’expertise a été constitutive de disciplines comme le droit, la démographie, la statisti-que ou l’économie, la sociologie, qui occupe en France une position dominée dans la hiérarchie universitaire, a été le lieu d’élaboration d’une posture de contre-exper-tise au moment de sa marginalisation face à la montée de l’expertise économique dans les années 1980. Une étude de la circulation de ces modèles nécessiterait donc de s’ancrer dans une comparaison des traditions nationales des sciences humaines et sociales et de la hiérarchie des disciplines dans les différents champs universitaires nationaux100.

Modèles d’intervention politique des intellectuels

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