au temps des requins et des sauveurs
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DU MONDE ENTIER
G A L L I M A R D
D U M O N D E E N T I E R
AU TEMPS DES REQUINS ET DES SAUVEURS
AU TEMPS DES REQUINS ET DES SAUVEURS
KAWAI STRONG WASHBURN
KAWAI STRONG WASHBURN
9:HSMARC=][VU][:ISBN 978-2-07-286108-6
21-VIII G03412 22âŹ
En 1995 Ă Hawaii, au cours dâune balade familiale en bateau, le petit Nainoa Flores tombe par-dessus bord en plein ocĂ©an Pacifique. Lorsquâun banc de requins commence Ă encercler lâenfant, tous craignent le pire. Contre toute attente, Nainoa est dĂ©licatement ramenĂ© Ă sa mĂšre par un requin qui le transporte entre ses mĂąchoires, scellant cette histoire extraordinaire du sceau de la lĂ©gende.
Sur prĂšs de quinze ans, nous suivons lâhistoire de cette famille qui peine Ă rebondir aprĂšs lâeïżœ ondrement de la culture de la canne Ă sucre Ă Hawaii. Pour Malia et Augie, le sauvetage de leur fi ls est un signe de la faveur des anciens dieux â une croyance renforcĂ©e par les nouvelles capacitĂ©s dĂ©routantes de guĂ©risseur de Nainoa. Mais au fi l du temps, cette supposĂ©e faveur divine commence Ă briser les liens qui unissaient la famille. Chacun devra alors tenter de trouver un Ă©quilibre entre une farouche volontĂ© dâindĂ©pendance et lâimportance de rĂ©parer la famille, les cĆurs, les corps, et pourquoi pas lâarchipel lui-mĂȘme.
Avec cet Ă©blouissant premier roman, Kawai Strong Washburn lĂšve le voile sur lâenvers du dĂ©cor hawaiien, Ă rebours des clichĂ©s et du tourisme de luxe. Il oïżœ re de ces Ăźles une vision plurielle et bouleversante, servie par un chĆur de voix puissant, et livre une histoire familiale unique et inoubliable.
Kawai Strong Washburn est nĂ© sur la cĂŽte HÄmÄkua, Ă Hawaii. Il vit aujourdâhui avec sa femme et ses fi lles Ă Minneapolis, dans le Minnesota. Ses diïżœ Ă©rents travaux ont Ă©tĂ© publiĂ©s dans de prestigieuses revues amĂ©ricaines. Au temps des requins et des sauveurs est son premier roman.
romanTr aduit de lâanglais (Ătats-Unis)
par Charles Recoursé
GA L L I M A R D
AU TEMPSDES REQUINS
ET DES SAUVEURS
KAWAI STRONG WASHBURN
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Du monde entier
KAWAI STRONG WASHBURN
AU TEMPSDES REQUINS
ET DES SAUVEURSr o m a n
Traduit de lâanglais (Ătats-Unis)par Charles RecoursĂ©
G A L L IM A R D
Titre original :
© Kawai Strong Washburn, 2020. Tous droits rĂ©servĂ©s.© Ăditions Gallimard, 2021, pour la traduction française.
Ă Mamie, qui faisait cent cinquantekilomĂštres aller-retour pour mâemme-ner acheter le dernier tome de la sĂ©rie.
1
, 1995
Honokaâa
Quand je ferme les yeux nous sommes encore tousvivants et alors ce que les dieux attendent de nous meparaĂźt clair. Ă lâorigine du mythe quâon raconte sur nous,il y a probablement les requins et cette journĂ©e dâun bleulimpide au large de Kona, mais ma version Ă moi est diffĂ©-rente. Nous sommes plus anciens que ça. Tu es plus ancienque ça. Le royaume de Hawaii Ă©tait Ă genoux depuis long-temps â ses forĂȘts vivantes et ses rĂ©cifs Ă©meraude chantantsavaient Ă©tĂ© piĂ©tinĂ©s par les haoles avec leurs hĂŽtels Ă tou-ristes et leurs gratte-ciel â, et câest alors que la terre acommencĂ© Ă appeler. Si je le sais aujourdâhui, câest grĂąceĂ toi. Et je sais aussi que les dieux avaient soif de chan-gement et que ce changement, câĂ©tait toi. Jâai vu tant designes durant nos premiers jours, mais je nây ai pas cru. Lepremier mâest apparu un soir oĂč ton pĂšre et moi nousĂ©tions dans la vallĂ©e de Waipiâo, nus Ă lâarriĂšre de sonpick-up, et nous avons vu les marcheurs nocturnes.
Un vendredi, pau hana, ton pĂšre et moi nous Ă©tionsdescendus dans la vallĂ©e de Waipiâo pendant que ta tanteKaiki gardait ton frĂšre, nous savions trĂšs bien que nousallions profiter de cette soirĂ©e Ă deux pour nous sauter
dessus, et rien que dây penser nous Ă©tions transis dâĂ©lectri-citĂ©. CâĂ©tait plus fort que nous. Notre peau brunie et poliepar le soleil, ton pĂšre qui avait encore son corps de foot-balleur, moi mon corps de basketteuse, et notre amour quinous brĂ»lait comme une drogue. Et la vallĂ©e de Waipiâo :une profonde crevasse de verdure tapissĂ©e de plantes sau-vages et fendue par une riviĂšre Ă©tincelant dâargent brun,qui dĂ©bouchait sur une plage de sable noir sâenfonçantdans lâĂ©cume du Pacifique.La lente descente dans le pick-up dĂ©glinguĂ© de ton
pĂšre, le gouffre sur notre droite, les virages en lacets quisâenchaĂźnaient, sous nos roues le goudron rapiĂ©cĂ©, lapente si raide que les vapeurs du moteur brĂ»lant envahis-saient lâhabitacle.
Ensuite le sentier cahoteux, la vase et les profondesflaques de boue, et pour finir la plage, le camion garĂ© prĂšsdu sable contre les rochers noirs en forme dâĆufs mouche-tĂ©s, ton pĂšre qui me faisait rire si fort que jâen avais despaillettes de chaleur dans les joues, et les derniĂšres ombresdes arbres qui sâĂ©tiraient loin vers lâhorizon. LâocĂ©an quigrondait et pĂ©tillait. Nous avons dĂ©roulĂ© nos sacs de cou-chage Ă lâarriĂšre du pick-up, sur le matelas en mousse quisentait le gravier et que ton pĂšre avait installĂ© exprĂšs pourmoi, et quand les derniers adolescents sont partis â quandle vrombissement de leur reggae sâest Ă©vanoui dans laforĂȘt â, nous nous sommes dĂ©shabillĂ©s et nous tâavonsfait.
Je ne pense pas que tu puisses entendre mes souvenirs,non, donc ça ne va pas ĂȘtre trop pilau de raconter ceci, etde toute façon jâaime bien me rappeler. Ton pĂšre a empoi-gnĂ© mes cheveux, mes cheveux quâil aimait, noirs et frisĂ©spar Hawaii, mon corps sâest cambrĂ© et calĂ© sur le rythme
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de son bassin et nous avons grognĂ© et haletĂ©, pressĂ© nosnez ronds lâun contre lâautre, et puis je nous ai sĂ©parĂ©s, jelâai enfourchĂ©, et notre peau Ă©tait si chaude que jâai euenvie de garder cette chaleur en moi pour tous les joursoĂč jâavais eu froid, et ses doigts suivaient la forme de moncou, sa langue celle de mes tĂ©tons bruns, avec une dou-ceur qui lui appartenait et que personne ne voyait jamais,et nos sexes Ă©mettaient leurs bruits et nous avons ri, fermĂ©et rouvert les yeux et puis nous les avons fermĂ©s encore, etle jour a perdu sa derniĂšre lueur et nous avons continuĂ©.
Nous Ă©tions sur nos sacs de couchage, notre sueursâĂ©vaporait dans lâair frais, quand tout Ă coup ton pĂšre estredevenu sĂ©rieux et il sâest dĂ©tachĂ© de moi.Il a fait, « Tâas vu ça ? »Je ne savais pas de quoi il parlait â jâĂ©mergeais tout
juste dâune sorte de brouillard, je frottais mes cuisseslâune contre lâautre pour ressentir le picotement, la fin dela chaleur â, mais alors il sâest redressĂ©. Je me suis age-nouillĂ©e, toujours ivre de sexe. Mes seins ont touchĂ© sonbiceps gauche et mes cheveux sont tombĂ©s sur son Ă©pauleet malgrĂ© ma peur je me sentais excitante, jâavais presqueenvie de lâattirer contre moi et tant pis pour le danger.
Il a chuchotĂ©, «Regarde.â Câest bon, imbĂ©cile. ArrĂȘte de faire lâandouille. »Il a rĂ©pĂ©tĂ©, «Regarde », et alors ce que jâai vu mâa ten-
due dâun coup sec.Sur le flanc opposĂ© de la Waipiâo, une longue file de
lumiĂšres tremblantes Ă©tait apparue, elles montaient et des-cendaient lentement sur la couronne de la vallĂ©e. Vertes etblanches, vacillantes, elles devaient ĂȘtre une cinquantaine,et en les observant nous avons compris ce que câĂ©tait : desflammes. Des torches. Nous avions entendu parler des
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marcheurs nocturnes, mais nous avions toujours cru quâilsâagissait dâune lĂ©gende, une ode Ă ce que Hawaii avaitperdu, les fantĂŽmes des aliâi disparus depuis longtemps.Pourtant ils Ă©taient lĂ . Ils grimpaient Ă leur rythme vers lesommet, se dirigeaient vers le fond noir de la vallĂ©e et cequi, dans lâobscuritĂ© humide, attendait ces rois morts-vivants. La cordĂ©e de flambeaux progressait le long de lacrĂȘte, clignotait entre les arbres, plongeait puis remontait,et soudain toutes les flammes se sont Ă©teintes.
Un puissant grondement discordant a résonné dans lavallée, nous a enveloppés, le type de bruit que doiventfaire les baleines avant de mourir.
Tout ce que nous aurions pu dire sâest Ă©tranglĂ© dansnotre gorge. Nous avons sautĂ© de la benne du pick-upet enfilĂ© nos vĂȘtements en vitesse, les orteils plongĂ©s dansles gros grains de sable noir, puis, le souffle court, nousavons bondi dans la cabine et claquĂ© les portiĂšres, tonpĂšre a mis le contact, fait hurler le moteur sur le cheminde la vallĂ©e, et les pierres, les flaques et le vert vif desfeuilles ont dĂ©filĂ© devant les phares ; tout ce temps noussavions que les fantĂŽmes Ă©taient dans lâair derriĂšre nous,autour de nous, nous ne les voyions pas mais nous lessentions. Le camion rebondissait dans les nids-de-poule,le pare-brise nous montrait les arbres et le ciel avant dereplonger vers la boue, haut puis bas au grĂ© des cahots,tout Ă©tait noir et bleu sauf ce que les phares parvenaientĂ Ă©clairer, et ton pĂšre fonçait entre les arbres menaçantssur la longue route qui sortait de la vallĂ©e. Nous en avonsĂ©mergĂ© si vite quâil nây avait plus rien au-dessous exceptĂ©la lumiĂšre des rares maisons Ă©parpillĂ©es loin dans lacuvette, et les bouquets de taro qui paraissaient blancs aucĆur de cette nuit.
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Nous avons roulĂ© jusquâau belvĂ©dĂšre avant de nousarrĂȘter. La cabine du pick-up Ă©tait pleine de terreur etdâeffort mĂ©canique.Ton pĂšre a soufflĂ© un grand coup et dit, « Putain de
bordel de nom de Dieu de merde. »Ăa faisait longtemps quâil nâavait pas parlĂ© de Dieu. Il
nây avait plus de torches, plus de marcheurs nocturnes.Notre sang tambourinait dans nos oreilles, nous lâavonsĂ©coutĂ© et il nous disait, vivants vivants vivants.
Câest des choses qui arrivent, voilĂ ce que nous avonspensĂ© ton pĂšre et moi, par la suite et pendant longtemps.AprĂšs tout, Ă Hawaii, ce genre dâĂ©vĂ©nement nâavait riendâextraordinaire ; il suffisait que nous racontions cette his-toire façon kanikapila pendant les barbecues ou les fĂȘtessous les lanai pour quâun paquet dâhistoires semblablesremontent Ă la surface.
Les marcheurs nocturnes⊠Tu as Ă©tĂ© conçu cette nuit-lĂ , et nous avons assistĂ© Ă des phĂ©nomĂšnes encore plusĂ©tranges tout au long de ta petite enfance. Des animauxqui changeaient dâattitude Ă ton approche : tout Ă coupdomptĂ©s, ils se frottaient contre toi et tâentouraient commesi tu Ă©tais lâun des leurs, aussi bien les poules que leschĂšvres ou les chevaux, un cercle instantanĂ© et impĂ©nĂ©-trable. Et puis il y a eu toutes les fois oĂč nous tâavonssurpris dans le jardin en train de manger des poignĂ©es deterre, de feuilles ou de fleurs, compulsivement. Largementplus curieux que les autres keikis bĂȘtas de ton Ăąge. Et cer-taines de ces plantes â les orchidĂ©es dans les paniers sus-pendus, par exemple â donnaient des fleurs Ă©blouissantes,du jour au lendemain.
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Et nous, nous continuions Ă nous dire, Câest des chosesqui arrivent.
Mais à présent je sais.
Est-ce que tu te souviens de Honokaâa en 1994 ? Prati-quement rien nâa changĂ©. Mamane Street, ses construc-tions basses en bois qui remontent aux premiers jours de lacanne Ă sucre, les portes ont Ă©tĂ© repeintes mais Ă lâintĂ©rieurce sont toujours les mĂȘmes vieux os. Les garages automo-biles dĂ©fraĂźchis, la pharmacie et ses promotions qui nechangent jamais dans les vitrines, lâĂ©picerie. La maison quenous louions Ă lâentrĂ©e de la ville, ses couches de peinturequi sâĂ©caillaient et ses piĂšces Ă©troites et nues, la cabine dedouche collĂ©e contre lâarriĂšre du garage. La chambre quetu partageais avec Dean, oĂč tu as eu tes premiers cauche-mars, ces ombres de canne Ă sucre et de mort.
Quelles nuits. Tu venais en silence prÚs de notre lit,encore un peu emberlificoté dans tes draps, tu titubais avectes épis qui rebiquaient dans tous les sens et tu reniflais.
Tu disais, Maman, ça a recommencé.Je te demandais ce que tu avais vu et alors tu débitais un
flot dâimages : des champs noirs, dĂ©serts et craquelĂ©s, destiges de canne qui plongeaient leurs racines non pas dansle sol mais dans la poitrine, les bras et les yeux de ton pĂšre,de ton frĂšre, de moi, de nous tous, et puis un bruit commelâintĂ©rieur dâun nid de guĂȘpes â et pendant que tu parlaistes yeux nâĂ©taient plus tes yeux, ce nâĂ©tait plus toi derriĂšreeux. Tu nâavais que sept ans et toutes ces choses se dĂ©ver-saient de toi. Et puis, une minute plus tard, tu Ă©tais deretour.
Je te disais, CâĂ©tait seulement un rĂȘve, et tu me deman-dais de quoi je parlais. Jâessayais de rĂ©pĂ©ter certaines inter-
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prĂ©tations que tu faisais de ton cauchemar â les cannes Ă sucre, le fauchage de ta famille, les ruches â, mais tu avaisoubliĂ© tout ce que tu mâavais dit lâinstant dâavant. Onaurait cru que tu venais de te rĂ©veiller, que tu avais ouvertles yeux pendant que je racontais une histoire qui apparte-nait Ă un autre. Au dĂ©but, ces cauchemars revenaientquelques fois par an, puis quelques fois par mois, et pourfinir tu les as eus tous les jours.
La plantation de canne existait dĂ©jĂ avant notre nais-sance, notre cĂŽtĂ© de lâĂźle Ă©tait entiĂšrement couvert dechamps, de mauka Ă makai. Je suis persuadĂ©e que de touttemps on a parlĂ© du jour oĂč viendrait lâUltime RĂ©colte, maiselle nâavait pas lâair de vouloir arriver : «Ăa embauche tou-jours Ă Hamakua», disait ton pĂšre en balayant les rumeursdâun geste de la main. Et pourtant, une aprĂšs-midi de sep-tembre 1994, peu aprĂšs le moment oĂč tes cauchemars sontdevenus quotidiens, dans tout Mamane on a entendu rugirles cornes des camions, et ton pĂšre en conduisait un.Si jâavais pu ĂȘtre dans le ciel ce jour-lĂ , voilĂ ce que
jâaurais vu : les semi-remorques sont entrĂ©s dans la ville,une grande partie dâentre eux traĂźnant des remorques Ă claire-voie dont les montants ressemblaient aux cĂŽtes desanimaux mal nourris, et en chaloupant ils ont dĂ©filĂ©devant lâArmĂ©e du salut, devant les Ă©glises, devant lesvitrines vides dans lesquelles on trouvait autrefois des bacsde gadgets en plastique importĂ©s, devant le lycĂ©e et lâĂ©coleprimaire, face Ă face, devant le terrain de football et debase-ball. En entendant les coups de trompe, les gens sor-taient de la banque et de lâĂ©picerie et sâagglutinaient sur letrottoir ou sur le bord de la chaussĂ©e. MĂȘme ceux quiĂ©taient chez eux ont forcĂ©ment entendu le vagissement desklaxons, le bĂȘlement des freins, la marche funĂšbre de
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lâindustrie. CâĂ©tait la musique du vide Ă venir. Puisque lescamions nâiraient plus jamais dans les champs, ils avaientĂ©tĂ© astiquĂ©s et brillaient comme des miroirs, sans plus ungrain de poussiĂšre du travail sur leur carrosserie, et leurschromes renvoyaient aux familles philippines, portu-gaises, japonaises, chinoises et hawaiiennes bordant lesrues un fugace reflet vif-argent de leurs visages bruns et dela nouvelle vĂ©ritĂ© qui prenait place.
Nous Ă©tions dans cet attroupement, toi, moi, Dean etKaui. Dean se tenait raide et droit comme un petit soldat.Ă neuf ans, il avait dĂ©jĂ de grandes mains, et je me rap-pelle la coquille sĂšche de sa paume autour de la mienne.Kaui se rĂ©fugiait entre mes jambes, ses cheveux qui mechatouillaient les cuisses et ensuite ses petits doigts qui lesserraient. Tu Ă©tais suspendu Ă mon autre main et, contrai-rement Ă Dean dont les doigts et le cou vibraient dedĂ©sarroi et de colĂšre, contrairement Ă Kaui et Ă lâapathierĂȘveuse de ses quatre ans, tu semblais parfaitement enpaix.
Il mâaura fallu attendre jusquâĂ aujourdâhui pour devi-ner de quoi Ă©taient faits tes rĂȘves â pour comprendre quimourait, nos corps ou la canne Ă sucre. Mais au fond, çanâa pas dâimportance. Tu avais vu venir la fin avant toutle monde. CâĂ©tait le deuxiĂšme signe. Il y avait une voix entoi, nâest-ce pas, une voix qui nâĂ©tait pas la tienne et donttu nâĂ©tais que la gorge. Toutes ces choses quâelle savait etquâelle essayait de te dire â de nous dire â, mais nousnâĂ©coutions pas, pas encore.Nous pensions, Câest des choses qui arrivent.Les camions ont tournĂ© juste avant lâĂ©picerie, ils ont
monté le flanc escarpé de la colline, ils sont sortis de laville et ils ne sont jamais revenus.
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Quelques mois plus tard, la plantation a coulĂ© et nousnous sommes retrouvĂ©s sur la paille. Tout le monde cher-chait, ton pĂšre autant que les autres. Il sillonnait lâĂźle envoiture, Ă la poursuite dâune paye aussi fuyante quâunobake. Le dimanche matin, dans la lumiĂšre orange quiricochait sur notre vieux plancher, accoudĂ© Ă la paillassede la cuisine, cramponnĂ© Ă son mug favori plein de cafĂ©Kona fumant, ses doigts glissaient sur les colonnes desoffres dâemploi et sa bouche remuait comme en priĂšre.Les jours oĂč il trouvait quelque chose, il dĂ©coupait lente-ment lâannonce, la prenait du bout des doigts et la ran-geait dans un dossier marron quâil gardait prĂšs dutĂ©lĂ©phone. Les autres jours, il chiffonnait le journal quifaisait le bruit dâune volĂ©e de petits oiseaux.Mais ça nâempĂȘchait pas ton pĂšre de sourire ; rien ne
lâaurait pu. Il Ă©tait dĂ©jĂ comme ça quand tout allait bien,du temps de votre hanabata Ă tous les trois, quand votremorve de bĂ©bĂ© faisait une croĂ»te sous votre nez, quandvous appreniez tout juste Ă marcher, et il vous lançait enlâair si haut que vos cheveux sâouvraient comme des ailes,vous plissiez les yeux de bonheur et vous poussiez des crisde joie. Il vous lançait aussi haut quâil le pouvait â il disaitquâil visait les nuages â, et quand vous retombiez je crai-gnais le pire. Je lui demandais dâarrĂȘter, surtout quand ille faisait avec Kaui.
Il me rĂ©pondait, Mais je vais pas les lĂącher. Et de toutefaçon, sâils se cassent le cou ou nâimporte quoi, on nâauraquâĂ en faire dâautres.Dâautres jours, il traĂźnait au lit â normalement il Ă©tait
plutĂŽt du matin, et le dĂ©part des camions nây avait rienchangĂ© â, il se blottissait contre moi et se mettait Ă glous-ser dans sa petite moustache, et jâessayais de me libĂ©rer
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des couvertures avant quâil ne lĂąche un grand vent quime prenait au piĂšge dans son nuage, dans lâodeur dâĆufpourri de ce qui brĂ»lait Ă lâintĂ©rieur de son ventre.Il disait, Câest presque meilleur quand ça sort que quand
ça entre, tu trouves pas ? Et puis il se remettait Ă glousser,comme au lycĂ©e, quand nous faisions les andouilles enderniĂšre heure lâaprĂšs-midi. Je me rappelle, un jour il en alĂąchĂ© un sous les couvertures, il mâa posĂ© sa question etjâai rĂ©pondu, Je sais pas, faudrait que je goĂ»te, et alors jâaiglissĂ© un doigt dans son caleçon jusque dans son cul, il acouinĂ© et il sâest esquivĂ© en se trĂ©moussant. Il disait, Troploin, trop loin, et moi je riais, je riais, je riais. Il y avaitquelque chose entre ton pĂšre et moi, entre nous, dansnotre maniĂšre de nous pousser lâun lâautre, qui sâaccordaitbien aux moments intimes, lorsque dans le miroir de lasalle de bains nous regardions lâautre se brosser les dents,ou lorsque nous devions nous dĂ©brouiller avec une seulevoiture (juste aprĂšs ta naissance, nous avons troquĂ© lepick-up Ă bout de souffle contre un 4Ă4 Ă bout de souffle)pour vous emmener Ă la fĂȘte des sciences, Ă lâentraĂźnementde basket, aux reprĂ©sentations de hula.
Mais si nous avions pu verser tout notre argent dansune tasse, nous en aurions Ă peine rempli la moitiĂ©. TonpĂšre a dĂ©gottĂ© un mi-temps dans un hĂŽtel, le genre deposte que tout le monde sâarrachait, sauf quâil nâa pas puavoir un temps plein, ni les bons pourboires du restaurantcar il Ă©tait affectĂ© au mĂ©nage, et quand il rentrait il meracontait les assiettes dâahi presque intactes abandonnĂ©essur les balcons, les oiseaux-mynahs qui venaient les pico-rer et les volcans de vĂȘtements par terre dans les chambres.Il disait que les haoles avaient deux tenues pour chaquejour de vacances, deux pour chaque jour.
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Et puis, sitĂŽt arrivĂ©, ce boulot est reparti, restructura-tion saisonniĂšre. Et on mâa sabrĂ© des heures Ă lâentrepĂŽtde noix de macadamia. Nos dĂźners sont devenus plussimples, tant pis pour la pyramide alimentaire. Ton pĂšrefaisait ce quâil pouvait, ici repeindre une maison, lĂ -basentretenir un jardin, gratter la terre pendant deux joursdans la ferme dâun ami. Je faisais quelques extras Ă Wipeouts Grill. Nous rentrions Ă la maison le dos brisĂ©,les jambes en feu, et le sang qui cognait dans le front, etnous nous relayions pour nous occuper de vous quandnous avions des horaires dĂ©calĂ©s. Mais notre emploi dutemps Ă©tait de plus en plus vide, et un jour, tout Ă coup,nous avons dĂ» sortir la calculette pour voir combien detemps nous avions rĂ©ellement devant nous.
«On va pas y arriver », mâa dit ton pĂšre. Il Ă©tait tard,vous Ă©tiez couchĂ©s depuis longtemps. Des chiens aboyaientplus loin dans la rue, mais leur bruit Ă©tait Ă©touffĂ© et nous yĂ©tions habituĂ©s. La lumiĂšre dorĂ©e de la lampe de bureaunappait notre peau de miel. Ton pĂšre avait les yeuxhumides. Il nâarrivait pas Ă me regarder en face, et je mesuis rendu compte quâil nâavait plus plaisantĂ© depuis uneĂ©ternitĂ©. Câest lĂ que jâai commencĂ© Ă avoir vraiment peur.«Combien ? jâai demandĂ©.â Peut-ĂȘtre deux mois avant que ça se gĂąte. »Jâai encore demandĂ©, « Et aprĂšs ? », mĂȘme si je connais-
sais dĂ©jĂ la rĂ©ponse.« Je vais appeler Royce, a dit ton pĂšre. On sâest parlĂ©.â Il habite Ă Oâahu. Ăa fait cinq billets dâavion. Câest
une Ăźle trĂšs diffĂ©rente, câest une ville. Et les villes ça coĂ»techer. » Mais dĂ©jĂ ton pĂšre se levait et se dirigeait vers lasalle de bains. La lumiĂšre sâest allumĂ©e, le ventilateuraussi, et puis jâai entendu lâeau qui Ă©claboussait le lavabo,
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les inspirations humides et les postillons de ton pĂšre quisâaspergeait le visage.Jâai eu envie de casser quelque chose tellement tout Ă©tait
calme et immobile. Ton pĂšre est revenu dans la chambre.Il a dit, « Jâai rĂ©flĂ©chi. Je vais vendre mon corps. Mon
okole pour les mahus et mon boto pour les femmes. Jevais le faire pour nous. »
Il a laissĂ© passer quelques secondes, et puis il a ajoutĂ©,« Je vais le faire pour toi. » Il avait enlevĂ© son Tâshirt etil sâexaminait dans notre long miroir. « Franchement,regarde-moi ça. Tout le sexe qui attend dans ce corps. »
Jâai pouffĂ© et je lâai enlacĂ© par-derriĂšre. Jâai posĂ© mesmains sur ses pectoraux sans mâattarder sur le fait quâilscommençaient un peu Ă pendouiller comme des mamelles.« Je crois que je pourrais payer pour ça.
â Combien ? » Ton pĂšre souriait dans le miroir.« Quelles prestations est-ce que tu proposes ? » Ma
main gauche est descendue se faufiler sous sa ceinture.«Ăa dĂ©pend, a dit ton pĂšre.â Hmmm. Au toucher, je dirais que ça vaut dans les
deux ou trois dollars.â HĂ© ! » a protestĂ© ton pĂšre en retirant ma main.Jâai dit, « Je paierai Ă la minute », et il a ri. Et puis il a
repris son sĂ©rieux.«On va pas pouvoir se contenter de vendre ma bite. »Nous nous sommes assis sur le bord du lit.Jâai dit, «On donne les vieux vĂȘtements de Dean Ă Kaui
et Nainoa. Ils ont la cantine gratuite le midi.â Je sais.â Quâest-ce quâon a mangĂ© hier soir ?â Une soupe de nouilles et du jambon en conserve.â Quâest-ce quâon a mangĂ© avant-hier soir ?
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â Du riz et du jambon en conserve. »Ton pĂšre sâest relevĂ©. Il est allĂ© Ă notre bureau et il a
posé les deux mains à plat dessus comme pour le prendreet le mettre ailleurs.
Il a dit, «Quinze dollars. »Il sâest redressĂ©, a mis une paume sur la commode.
«Vingt-cinq dollars.â Quarante.â Vingt. »Il a continuĂ© comme ça, Ă toucher tout ce quâil voyait : une
lampe Ă soixante-dix dollars, un cadre Ă deux dollars,une armoire pleine de vĂȘtements Ă cinq dollars piĂšce, et lasomme de toutes nos vies ne dĂ©passait pas les quatre chiffres.
Bien que je nâaie jamais Ă©tĂ© bonne en maths, jâĂ©taiscapable de deviner ce quâil y avait au bout de tout ça, jevoyais dĂ©jĂ les lumiĂšres Ă©teintes, les Ă©chĂ©anciers de paie-ment et un seau en guise de douche. Câest pourquoi, troisjours aprĂšs ces calculs, nous vous avons emmenĂ©s Ă lâĂ©coleet ensuite je me suis plantĂ©e sur le bas-cĂŽtĂ©, jâai levĂ© lepouce, dans mon sac jâavais le couteau de chasse de tonpĂšre, et jâai fait gratuitement les soixante kilomĂštres deroute jusquâĂ Hilo oĂč jâai marchĂ© sous une pluie moite versle bureau des aides au logement afin de dĂ©poser notre dos-sier. La femme Ă lâaccueil mâa demandĂ©, «Quâest-ce quivous amĂšne ? » sans la moindre trace dâhostilitĂ©, et avecses bras sombres constellĂ©s de taches de rousseur et lesbourrelets de peau qui dĂ©passaient de son chemisier sansmanches, elle aurait pu ĂȘtre ma sĆur, elle Ă©tait ma sĆur.
« Ce qui mâamĂšne ici. » Si jâavais eu la rĂ©ponse, jenâaurais pas Ă©tĂ© lĂ , trempĂ©e jusquâaux os, Ă mendier desallocations.
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VoilĂ oĂč nous en Ă©tions quand le troisiĂšme signe estapparu. Nous nous serrions la ceinture au maximum.Mais Royce nous avait sortis du pĂ©trin. Il avait suffi quâilappelle ton pĂšre en lui disant, «Mon cousin, je crois quejâai quelque chose pour toi », et soudain tout nous pous-sait vers Oâahu. Nous avions dĂ©jĂ vendu une partie de nosaffaires et nous en avons encore vendu sur le bord de laroute, Ă Waimea, prĂšs du terrain de jeu, en face de lâĂ©glisecatholique, lĂ oĂč les arbres poussent dans les places deparking et obligent ceux qui veulent aller Ă la plage Ă segarer ailleurs. Entre ces ventes, lâaide de la banque alimen-taire et les allocations, nous avons rĂ©ussi Ă nous constituerune cagnotte qui nous a permis dâacheter cinq billets pourOâahu sans complĂštement siphonner notre compte enbanque.
Ton pĂšre avait une idĂ©e pour dĂ©penser le reste delâargent : une excursion dans un bateau Ă fond transparentle long de la cĂŽte de Kona. Je me rappelle lui avoir dit quenon, ce nâĂ©tait pas raisonnable, quâil fallait Ă©conomiserle moindre penny pour Oâahu. Mais il mâa rĂ©torquĂ© quâilserait un trĂšs mauvais pĂšre sâil nâĂ©tait mĂȘme pas capabledâoffrir un peu de rĂ©confort Ă ses enfants.Je me souviens encore de sa phrase : « Ils mĂ©ritent
mieux que ce quâils ont, et câest notre devoir de leur rap-peler que les choses vont sâarranger. »
Jâai rĂ©pondu, «Mais on nâa pas besoin de faire une pro-menade de touristes. Ăa nous ressemble pas.
â Eh ben, a tranchĂ© ton pĂšre, peut-ĂȘtre que, pour unefois, jâai envie que ça nous ressemble. »Je nâavais rien Ă redire à ça.Donc, direction Kailua-Kona par Aliâi Drive, les murets
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en pierre et les trottoirs qui serpentent devant les plages ensucre glace et lâocĂ©an lumineux, et puis tous les piĂšges Ă touristes qui les guident, comme des miettes de pain, jus-quâĂ leurs hĂŽtels. PlantĂ©s sur le quai, avec deux ticketspour nous et un pour chacun de vous, ton pĂšre et moiavons admirĂ© la marĂ©e qui affluait et les jolis bateauxbrillants qui dansaient sur la houle. Le quai Ă©tait long,bitumĂ© et hĂ©rissĂ© de cannes Ă pĂȘche, et une bande degamins du coin se jetaient dans lâeau, remontaient etrecommençaient, faisaient des bombes dans lâĂ©cume decelui qui avait plongĂ© juste avant, criaient et remontaienttrempĂ©s les marches en bois qui les ramenaient sur le quai.
Et puis nous avons larguĂ© les amarres, installĂ©s sur unebanquette moelleuse Ă bord du Hawaiian Adventure, untrimaran semblable Ă ceux quâon voit tout le temps dansla brume au large, surtout au coucher du soleil, avec destoboggans Ă lâarriĂšre et des touristes rouges comme deshomards qui jacassent sur les ponts couverts. Mais, surcelui-lĂ , la coque centrale avait un fond vitrĂ© Ă traverslequel on voyait sous lâeau, et pendant que les moteursfaisaient doucement vibrer le pont, le bleu vert de lâocĂ©ansâest assombri jusquâĂ devenir presque violet et les corauxsont apparus, Ă©pais et noueux, en doigts tendus ou encerveaux fleuris, et avec eux les Ă©ventails rouges des anĂ©-mones de mer qui se balançaient dans le courant commedans la brise. Je sentais lâodeur du soleil qui rĂ©chauffait levieux sel incrustĂ© dans les flancs du bateau, celle du siropMalolo trop sucrĂ© dans le cocktail de fruits, et aussi lesrots de gazole lĂąchĂ©s par les moteurs ronflants.
Nous sommes restĂ©s Ă lâintĂ©rieur, tous les cinq en rangdâoignons sur notre banquette Ă regarder par le fond trans-parent, je vous racontais quel animal correspondait Ă quel
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dieu, comment ils avaient sauvĂ© ou combattu les premiersHawaiiens, et ton pĂšre faisait des blagues sur ses ancĂȘtresphilippins qui ne mangeaient que de la roussette ou despoissons noirs Ă long nez, et le soleil sâinfiltrait sous le toitet le moteur continuait Ă baratter et vrombir jusque dansnos siĂšges. Tout Ă©tait lent et chaud et Kaui dormait dansmes bras quand je me suis rĂ©veillĂ©e sans savoir pourquoi.
Vous aviez disparu, ton pĂšre, Dean et toi, il nây avaitplus personne dans la cabine panoramique. Jâentendaisdes voix sur le pont. Jâai fait descendre Kaui de mesgenoux â elle a protestĂ© â et je me suis levĂ©e. Les voixdonnaient des instructions simples, hachĂ©es : On va fairele tour, continuez Ă montrer lâendroit, va chercher le giletde sauvetage. Je me rappelle avoir eu lâimpression que lessons venaient du fond dâune caverne, lointains et coton-neux dans ma tĂȘte.
Jâai pris Kaui par la main. Elle se frottait les yeux encontinuant Ă pleurnicher, mais jâĂ©tais dĂ©jĂ en train de lasoulever pour la porter dans lâescalier qui montait sur lepont. Une blancheur terrible. Jâai dĂ» me protĂ©ger les yeuxavec la main et plisser les paupiĂšres si fort que jâai sentimes lĂšvres et mes gencives se retrousser. Tout le mondeĂ©tait groupĂ© le long du garde-corps et fixait lâocĂ©an.Pointait du doigt.
Je me rappelle avoir vu ton pĂšre et Dean. Ils Ă©taientpeut-ĂȘtre Ă une dizaine de mĂštres et je ne comprenais pas,ton pĂšre Ă©cartait Dean du bastingage et Dean criait LĂąche-moi et Je peux y aller. Un matelot Ă polo blanc et cas-quette a lancĂ© une bouĂ©e rouge qui a tournoyĂ© et dodelinĂ©dans le ciel, suivie par sa corde qui sifflait.
Est-ce que jâai couru vers ton pĂšre ? Est-ce quâil avaiteffectivement Ă©loignĂ© Dean du bastingage ? Est-ce que je
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tenais la main de Kaui si fort que je lui faisais mal ? Proba-blement, mais je ne mâen souviens pas. Tout ce dont je mesouviens, câest que, dâun coup, jâĂ©tais Ă cĂŽtĂ© de ton pĂšresur le pont aveuglant, nous bougions au grĂ© des vagues ettoute notre famille Ă©tait lĂ , sauf toi.
Ta tĂȘte dansait sur la houle comme une noix de coco.Tu Ă©tais de plus en plus petit et de plus en plus loin et lâeauchuintait et giflait le bateau. Dans mon souvenir personnene parlait, Ă part le capitaine qui criait depuis le poste depilotage : «Continuez Ă montrer lâendroit. On fait demi-tour. Continuez Ă montrer lâendroit. »Ta tĂȘte a disparu et lâocĂ©an est redevenu plat et uni-
forme.Il y avait une chanson qui sortait des haut-parleurs.
Une reprise hawaiienne tarte et nasillarde de More ThanWords que je nâarrive plus Ă Ă©couter alors que je lâaimaisbien autrefois. Les moteurs ronronnaient. Le capitainenous parlait depuis la barre, demandait Ă Terry de conti-nuer Ă lui indiquer lâendroit. Terry, câest celui qui avaitlancĂ© la bouĂ©e de sauvetage qui flottait vide entre lesvagues, dĂ©rivait loin de lĂ oĂč jâavais vu ta tĂȘte.
Jâen avais marre quâon mâordonne de pointer du doigt,quâon mâordonne dâattendre, alors jâai dit quelque chose Ă Terry. Il a fait la grimace. Sa bouche a remuĂ© sous samoustache et il mâa rĂ©pondu des mots. Le capitaine arecommencĂ© Ă crier. Ton pĂšre sây est mis aussi, et tous lesquatre nous disions des choses. Je crois que jâai fini parune phrase qui a fait peur Ă Terry parce quâil a rougiautour de ses lunettes de soleil. Jâai vu mon reflet dans sesverres, plus brun que je ne le pensais, et je me souviens queça mâa rendue heureuse, et jâai aussi vu que jâavais encoremes Ă©paules de basketteuse et que jâavais cessĂ© de plisser
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les yeux. Un instant plus tard, mes pieds Ă©taient sur legarde-corps et les sourcils de Terry Ă©taient dressĂ©s et il acommencĂ© Ă ouvrir la bouche. Il a tendu le bras vers moi âton pĂšre aussi, je crois â, mais jâai sautĂ© dans le grandocĂ©an vide.
Je ne nageais pas depuis longtemps quand les requinssont passĂ©s au-dessous de moi. Je me rappelle quâilsĂ©taient dâabord noirs et flous et câest lâeau qui mâa dit leurpoids, la poussĂ©e de leur sillage contre mes jambes et monventre. Ils mâont doublĂ©e et leurs quatre ailerons onttranspercĂ© la surface, quatre lames plantĂ©es au sommet dequatre remous qui filaient vers toi. En atteignant lâendroitoĂč sâĂ©tait trouvĂ©e ta tĂȘte, les requins ont plongĂ©. Jâai voulules poursuivre mais ils auraient aussi bien pu ĂȘtre dĂ©jĂ auJapon. Jâai essayĂ© de voir sous la surface. Il nây avait rien,rien quâune obscuritĂ© trouble et de la mousse indiquant laposition des requins. Dâautres couleurs sombres. Je savaisque ça nâallait pas tarder, que de grosses cordes rosesallaient bientĂŽt sortir de lâĂ©cume.Je nâavais plus dâair dans les poumons. Jâai crevĂ© la sur-
face et jâai cherchĂ© mon souffle. Sâil y avait des bruits, sijâai criĂ©, si le bateau sâest rapprochĂ©, je ne mâen souvienspas. Je suis redescendue. Autour de toi, lâeau bouillonnait.Les formes des requins se contorsionnaient, plongeaient,se redressaient dans une sorte de danse.
Lorsque je suis remontĂ©e prendre une nouvelle goulĂ©edâair, tu Ă©tais lĂ , sur le flanc, ballottĂ© dans la gueule dâunrequin. Mais il te tenait dĂ©licatement, tu sais. Il te tenaitcomme si tu Ă©tais en verre, comme si tu Ă©tais son petit. Lesrequins tâont ramenĂ© droit vers moi, et celui qui te tenaitgardait le museau hors de lâeau, Ă la façon dâun chien. Lagueule de ces animaux⊠Je ne vais pas te mentir, jâai
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fermĂ© les yeux, certaine quâils venaient me manger Ă montour, et si tout le monde criait et appelait, car jâimagineque câĂ©tait le cas, et si je pensais Ă quelque chose, je nemâen souviens pas, je ne me souviens de rien sauf du noirde mes paupiĂšres closes et de mes priĂšres sans bouche.
Les requins nâont pas mordu. Cette fois encore, ils sontpassĂ©s au-dessous de moi, autour de moi, leur sillagecomme une bourrasque. Et puis jâai rouvert les yeux. TuĂ©tais lĂ , prĂšs du bateau, cramponnĂ© Ă une bouĂ©e. Ton pĂšretendait une main vers toi â je me rappelle que je me suisfĂąchĂ©e parce quâil ne se dĂ©pĂȘchait pas, il prenait tout sontemps et moi jâavais envie de dire, Tu veux pas non plusun petit cafĂ© ? Attrape notre enfant, notre enfant vivant !,et toi tu toussais, ce qui signifiait que tu respirais, et il nâyavait aucun nuage rouge dans lâeau.Ăa, ce nâĂ©tait pas une de ces choses qui arrivent.Oh, mon fils. Aujourdâhui nous savons que tout ça, ce
nâĂ©tait pas des choses qui arrivent. Et câest Ă ce moment-lĂ que jâai commencĂ© Ă croire.
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Kalihi
Jâentends le sang qui se tait et puis qui se met Ă tambou-riner en arrivant Ă toute vitesse dans mes doigts. PhalangescassĂ©es, phalanges enflĂ©es, phalanges ensanglantĂ©es. Lesphalanges ensanglantĂ©es dâavoir frappĂ© pour faire mal,pas parce que jâen avais envie mais parce que mon frĂšre meforçait. CâĂ©tait le Nouvel An, des pĂ©tards partout danslâimpasse, pan pan pan, des familles entiĂšres devant chezelles dans des fauteuils en plastique verts, les trottoirs cou-verts de confettis rouges et carbonisĂ©s. Les feux dâartificeavaient commencĂ© et Skyler et James Ă©taient allĂ©s derriĂšrele garage pour jouer aux doigts pleins de sang avec Dean,et vu que Dean y allait, jây allais aussi, et vu que jây allais,Kaui y allait aussi.
Ăa faisait dĂ©jĂ plusieurs annĂ©es que jâessayais de com-prendre ce quâil y avait Ă lâintĂ©rieur de moi, et que lereste du monde essayait de mâenlever. Surtout monfrĂšre, des fois. Ce soir-lĂ , câĂ©tait un des soirs oĂč il medĂ©testait.
Skyler et James, ils Ă©taient hapa japonais, câĂ©taient desadolescents grands et ronds qui sentaient mauvais. Jamesavec ses bagues qui brillaient sur ses dents et qui le fai-
saient postillonner. Skyler avec ses cheveux tout plats etses champs de boutons sur les joues. Deux gosses deriches, en Ralph Lauren et Abercrombie & Fitch des piedsĂ la tĂȘte. Et il y avait mon frĂšre avec ses bouclettes qui luitombaient plus bas que les joues, son short Billabonglarge et son Tâshirt Locals Only trop petit, son bronzagede surfeur et ses grosses lĂšvres en cul-de-poule. Ăa sautaitaux yeux quâon nâĂ©tait pas Ă notre place, mais Deanessayait tout le temps de pĂ©ter plus haut que son cul :Skyler, James et lui, ils avaient dĂ©jĂ les doigts couverts decloques de sang, ils se marraient et ils secouaient les mainspour faire partir la douleur.
«à ton tour, le miracle, a dit James Ă travers ses baguesen me montrant de la tĂȘte.
â CarrĂ©ment, a approuvĂ© Skyler. Tâen penses quoi,Dean ? »
Depuis le dĂ©but de la soirĂ©e, mon frĂšre faisait tout mieuxquâeux. Il courait plus vite, il jurait plus fort, et câĂ©tait leseul Ă ĂȘtre assez vif pour chourer des biĂšres dans la glaciĂšredes adultes. Super cool, et tout ça pour Ă©pater James etSkyler, vu que leurs familles avaient des 4Ă4 rutilantset des gros meubles sombres dans leurs maisons oĂč lesplafonds Ă©taient super hauts, tout ce qui faisait envie Ă Dean. Je parie quâil se demandait comment faire pouravoir tout ça, autrement quâen sâentourant de gosses deriches et en essayant dâabsorber une partie de ce quâilsĂ©taient et que lui nâĂ©tait pas.
Et mon frĂšre et moi on savait tous les deux que, detoute façon, jâĂ©tais le seul Ă avoir fait quelque chose pourla famille, Ă cause des requins et de ce qui est arrivĂ© aprĂšs.On est passĂ©s aux infos et dans le journal et chaque foisMaman et Papa ont rĂ©pĂ©tĂ© quâon nâavait pas dâargent. Du
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coup des gens nous ont envoyĂ© des chĂšques et ils nous ontemmenĂ©s acheter des vĂȘtements et ils nous ont mĂȘmedonnĂ© de la nourriture, parce quâils avaient vu et entendules histoires que Maman et Papa racontaient partout,comme quoi mĂȘme si jâavais eu de la chance de survivre Ă lâattaque des requins, on Ă©tait tellement fauchĂ©s quecâĂ©taient les courses, le loyer et les factures qui allaientnous tuer.
Et mĂȘme quand les lettres et les dons se sont arrĂȘtĂ©s, çaa continuĂ©. Jâai fait allusion aux requins dans ma candi-dature pour Kahena Academy, et le comitĂ© de sĂ©lectionaussi avait dĂ» entendre parler de moi. Du coup jâai pualler dans la meilleure Ă©cole privĂ©e de lâĂtat â tous fraispayĂ©s, comme pour tous les Hawaiiens de souche â, alorsquâelle Ă©tait pleine dâenfants encore plus riches que Jameset Skyler.
Ensuite, tout le monde dans ma famille, mais surtoutDean, a vu les autres choses qui mâarrivaient, a vu que jedevenais trĂšs vite plus intelligent, on aurait carrĂ©ment ditde la magie tellement mon cerveau me propulsait au-dessus des autres enfants de ma classe. Et il y avait le uku-lĂ©lĂ©, aussi â les chansons que je savais jouer â, les profsdisaient que jâĂ©tais une sorte de prodige et Maman et Paparayonnaient quand ils parlaient de moi. Ils commençaientĂ dire que jâĂ©tais spĂ©cial. MĂȘme devant Dean et Kaui.Il sâĂ©tait passĂ© tout ça et maintenant mon frĂšre Ă©tait lĂ
avec James et Skyler, et puis moi. Et tout ce quâils avaiententendu dire.
Skyler a fait, « Bon alors, Dean, jây vais contre lui, ouquoi ? »
Dean mâa regardĂ©, il a commencĂ© Ă sourire mais je vousjure que, au fond, il hĂ©sitait, il nâavait peut-ĂȘtre pas envie
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que ça aille trop loin, câĂ©tait quand mĂȘme mon frĂšre. Etpuis son sourire sâest agrandi et il a dit, « Tout le mondeva y passer, Noa. »
Des fusĂ©es interdites â des rouges, des bleues et desdorĂ©es que seuls les hĂŽtels avaient le droit de tirer â ontexplosĂ© dans la nuit au-dessus de nous, en projetant nosombres contre les murs de la maison de Skyler.
« Tu fais au moins cinquante kilos de plus que moi »,jâai dit Ă Skyler. Comme si ça pouvait me sauver, commesi quoi que ce soit pouvait me sauver.
« Fais pas la tapette, a dit James.â Viens te mettre du sang sur les doigts », a dit Skyler
en se mettant en face de moi, et sa main qui tapait trem-blait encore. Il lâa levĂ©e et il a fermĂ© le poing, câĂ©tait unmouvement lent et raide et je voyais les lambeaux de peausur ses os, les gouttes de sang. On entendait le brouhahade la fĂȘte de lâautre cĂŽtĂ© de la maison, le tintement desbouteilles de biĂšre qui sâempilent et les pĂ©tards, pan panpan.«ArrĂȘtez », a dit Kaui avec sa voix plus petite que les
nĂŽtres et ses mains sur les hanches. Elle nous a clouĂ©s surplace, on lâavait oubliĂ©e, ma petite sĆur, Ă cĂŽtĂ© de moi,trois ans de moins.
Jâai lancĂ© un nouveau coup dâĆil Ă Dean et je mâen suisvoulu ; aujourdâhui jâai honte de mâen souvenir. Je pensaisquâil allait intervenir, dire que câĂ©tait une blague, quâunadolescent avec un corps dâhomme nâallait Ă©videmmentpas frapper un collĂ©gien.
« Alors, mahu, mâa dit Skyler. Tâas jamais tapĂ© ouquoi ? LĂšve ta main. »
Jâai prĂ©parĂ© mon poing. Dean sâest appuyĂ© tranquille-ment au mur et il a croisĂ© les bras.
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Kaui a dit, «Noa, fais pas ça.â Va-tâen, je lui ai dit. Câest entre nous. »Skyler a mis son poing en position. Ă quinze centi-
mĂštres du mien. Nos doigts : les siens dĂ©jĂ rongĂ©s par lescoups, les miens tout lisses et tout fins, et je savais trĂšsbien comment ça allait se terminer. Et puis Skyler sâestprĂ©parĂ© Ă frapper ; jâai reculĂ©. Il a dit, «Recule pas », et ilmâa mis un coup dans lâĂ©paule avec son autre poing, bien-tĂŽt jâaurais un bleu comme aprĂšs un vaccin. «On recom-mence. »
On a remis nos poings face Ă face. Jâai essayĂ© de bloquermon poignet, de me concentrer pour devenir une chosequi allait rĂ©sister et ne pas casser, une statue, un train ouune falaise, et puis il mâa tapĂ© dans les phalanges. Il y a euun choc et un bruit dâos.
La douleur a explosĂ© jusquâĂ mon coude, jâai hurlĂ© etSkyler a poussĂ© un grand cri aigu. «On va ĂȘtre obligĂ©s derecommencer si tu chiales comme une pĂ©dale. »
Je me suis tournĂ© vers Dean, mais il faisait semblant deregarder les feux dâartifice qui Ă©clataient dans le ciel.« Il va pas te sauver, a dit James. On est entre grands.
Porte tes couilles, petit pédé. »Je serrais les dents si fort que toute ma mùchoire était
une bulle de douleur, un peu comme mes doigts, pleurepas pleure pas pleure pas. Jâai dit, «Vous savez faire quetaper, bande de dĂ©biles. Vous prierez pour ĂȘtre embauchĂ©sau McDo pendant que moi je finirai mes Ă©tudes. »
James a bougĂ© les pieds sur lâherbe, ça a frottĂ© et craquĂ©.« Tâas entendu ce petit merdeux ? a fait James Ă Skyler.On devrait mĂȘme faire une deuxiĂšme manche.
â Non, a rĂ©pondu Skyler. Seulement moi. »Ma main tremblait, mon pouls rĂ©sonnait dans mes
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doigts et ma paume, mais jâai fermĂ© le poing, senti la dou-leur se propager dans mes os en brĂ»lant. Jâai levĂ© monpoing Ă quinze centimĂštres de celui de Skyler. Il a cognĂ©,encore plus fort, et jâai eu lâimpression quâune grosse portese refermait sur ma main. La dĂ©tonation est montĂ©e jus-quâĂ mes yeux, jâai tout vu blanc et je suis tombĂ© le cul parterre. Jâai fait un bruit minable en atterrissant, un bruit dechiot.
James et Skyler se marraient, Skyler secouait la mainavec laquelle il avait frappĂ©, et Ă lâavant de la maison quel-quâun a dĂ» raconter une bonne blague parce que tous lesadultes se sont mis Ă rire en mĂȘme temps.
Kaui est venue se placer devant moi. «ArrĂȘtez, bandede botos, elle a dit.
â Quoi ? a fait James en rigolant. Attends, tâas ditquoi ?
â Jâai dit que ça suffit, a rĂ©pĂ©tĂ© Kaui.â Tiens, ben peut-ĂȘtre que ça va ĂȘtre ton tour, alors ?
Toi et moi. »Dean sâest dĂ©collĂ© du mur. «ArrĂȘte dâĂȘtre con, James.â Vas-y, a dit Kaui Ă James.â Fermez-la tous les deux, a fait Dean.â Trop tard », a dit Kaui. Puis, Ă James, «Vas-y, gros
trouillard.â Fais gaffe, a dit James.â Sinon quoi ? a rĂ©pliquĂ© Kaui du haut de ses dix ans.
Vas-y, mauviette. » Elle a mis son poing en position,comme jâavais fait, sa main bien plus petite et plus rondeque la mienne, les articulations presque invisibles.
James a levĂ© le poing Ă quinze centimĂštres du sien.Le visage de Kaui, câĂ©tait un masque en bois de koa, ma
petite sĆur brune avec sa tignasse et ses couettes. Je ne
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savais pas quoi dire : une partie de moi avait envie quâelleessaie, parce quâelle croyait toujours quâelle pouvait toutfaire comme Dean et moi, alors quâelle avait cinq ans demoins que lui et trois de moins que moi, elle aurait dĂ»rester Ă sa place⊠Mais lâautre partie de moi ne voulaitpas quâelle essaie, parce que je savais comment ça allaitfinir.
«Kaui, a fait Dean.â Vas-y », a dit Kaui Ă James. Elle ne bougeait pas.James a haussĂ© les Ă©paules, armĂ© le bras, mis son poing
en place. Il a feintĂ©, Kaui nâa pas bronchĂ©. Ensuite il arepris ses appuis et envoyĂ© un coup qui partait de lâĂ©paule,mais quand son poing a touchĂ© celui de Kaui ce nâĂ©taitplus un poing, il avait ouvert la main et il lui a attrapĂ©le poignet en riant. Il lui a donnĂ© des petites tapes sur lamain. « Jâallais quand mĂȘme pas frapper une fille, surtoutla sĆur de Dean. »
Dean aussi riait, il savait quâil avait gagnĂ©, James etSkyler lâaimaient bien, probablement Ă cause de ce quâilles avait autorisĂ©s Ă me faire. Jâavais envie de lui dire quecâĂ©tait moi qui avais choisi de faire ça. Que câĂ©tait moi quicomptais, pas lui. Mais tous les trois ils se sont rapprochĂ©set ils nous ont exclus de leur cercle, Kaui et moi.
« Barrez-vous », a fait Dean en nous repoussant de lamain comme les abeilles pendant les pique-niques. Ils semarraient. Jâai tournĂ© les talons, je me suis Ă©loignĂ© surlâherbe Ă©clatante et bien tondue, jâentendais la voix deSkyler de moins en moins fort â il disait, « Jâai des feuxdâartifice » â et puis jâai arrĂȘtĂ© de les entendre.
« Jâaime pas ce jeu, il est dĂ©bile », a dit Kaui prĂšs demoi, et jâai un petit peu sursautĂ©.« Je savais pas que tâĂ©tais lĂ .
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â Ben si, je suis lĂ .â Tâaurais pas dĂ» venir.â Pourquoi ? »Sâil y avait une seule chose sur laquelle on Ă©tait dâaccord,
Dean et moi, câĂ©tait que personne Ă part nous nâavait ledroit de faire du mal Ă Kaui. VoilĂ ce que ça signifiaitdâĂȘtre ses frĂšres, mais je savais bien ce quâelle aurait dit sije le lui avais expliquĂ© comme ça, donc Ă la place jâai dit,« Tâas eu du bol quâils te tapent pas. Avant, moi non plusils me tapaient pas. »
On Ă©tait revenus sur le trottoir, Ă deux maisons de lafĂȘte de lâoncle Royce. Skyler et sa famille auraient dĂ©testĂ©â câest pour ça quâils Ă©taient allĂ©s Ă une autre fĂȘte, Ă lâautrebout de la rue â, ici tout le monde Ă©tait en jean et enTâshirt, en maillot de bain camouflage, ça sentait la ciga-rette, il nây avait pas de dĂ©corations et les adultes prenaientdes canettes de biĂšre dans des packs en carton Ă moitiĂ©Ă©ventrĂ©s. Il y a eu une nouvelle rafale de pĂ©tards.
« Si tâen as marre quâils tâembĂȘtent, tu devrais peut-ĂȘtrearrĂȘter de faire le gogol », a dit Kaui.
Jâai rĂ©pondu, «Tu sais, câest pas parce que tu connaisquelques gros mots que tâes une adulte.â Si tu veux, elle a dit. Mais je parie quâils seraient
encore en train de tâexploser si jâĂ©tais pas intervenue.â Je mâen fous.â Quand tu fais ça avec Dean, on dirait que tâas envie
quâils te tapent. »Elle avait raison, câĂ©tait exactement ça, mais comment
lui faire comprendre ? Elle ne savait pas, personne nesavait que, aprĂšs les requins, Maman et Papa avaientretenu leur souffle tellement fort que ça retenait un peu lemien aussi, ils parlaient des âaumakua, ils disaient que
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jâavais Ă©tĂ© bĂ©ni, choisi par les esprits, que ça avait unesignification. JâĂ©tais dĂ©jĂ un coup de chance pour eux, jeleur avais rapportĂ© des choses, lâargent qui avait rendu ledĂ©mĂ©nagement Ă Oâahu beaucoup moins dur, des certifi-cats et des rĂ©compenses de Kahena Academy, les shakas etle respect de tous les gens du coin qui avaient entendulâhistoire des requins et qui sentaient que les dieux y Ă©taientpour quelque chose, tout ça câĂ©tait grĂące Ă moi.
Dean le voyait bien. Et lui aussi, il avait entenduMaman et Papa se demander si jâallais devenir scienti-fique, ou sĂ©nateur, ou si jâallais carrĂ©ment ĂȘtre la renais-sance de Hawaii. On avait tous entendu les parents, et ily avait des choses qui grandissaient en moi qui me lais-saient croire que je pourrais ĂȘtre Ă la hauteur de ces rĂȘves.
MalgrĂ© tout ça, jâai haussĂ© les Ă©paules et jâai rĂ©pondu Ă Kaui, « Il est tout le temps en colĂšre contre moi. Peut-ĂȘtrequâil passera Ă autre chose si je le laisse me mettre quelquesraclĂ©es. »
Elle sâest fichue de moi. «Câest pas trop son truc.â De quoi ?â De passer Ă autre chose. »LĂ , il y a eu un gĂ©missement horrible, on a su que quel-
quâun sâĂ©tait fait mal et on a arrĂȘtĂ© de parler. On a vuDean, torse nu et bronzĂ©, qui venait tout lentement versnous de derriĂšre chez Skyler ; Skyler Ă©tait avec lui, ilsavaient les Ă©paules qui se touchaient. Mon frĂšre avaitenveloppĂ© la main de Skyler dans son Tâshirt et il la tenaitdoucement. Jâai remarquĂ© une nouvelle odeur, une odeurnoire, presque comme aprĂšs les pĂ©tards, du papier brĂ»lĂ©mais plus doux et fumĂ©, peut-ĂȘtre du porc grillĂ©. Et Skylerserrait les paupiĂšres mais il y avait des larmes qui passaient
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quand mĂȘme, et il pleurnichait, mon frĂšre lui disait de nepas sâinquiĂ©ter et derriĂšre eux James avait lâair malade.
Du cĂŽtĂ© des parents, dans toute la fĂȘte, il y a eu lesilence.
Dean a dit, « Il a voulu lĂącher mais la mĂšche Ă©tait tropcourte. » Skyler grelottait comme un cheval qui sort dâuneriviĂšre.
Dean a murmurĂ© quelque chose Ă Skyler et Skyler asecouĂ© la tĂȘte. Mais Dean a quandmĂȘme commencĂ© Ă enle-ver le Tâshirt et il nous a montrĂ© un machin qui ressemblaitĂ une main, trois doigts blancs qui gigotaient, deux qui negigotaient plus, avec des morceaux jaunes et des lambeauxde peau, et puis des os gris et cassĂ©s. La bonne odeur deporc nous est revenue dans les narines. Les gens ont pro-testĂ© et tournĂ© la tĂȘte.
Et puis il y a eu encore des voix, fortes et pressantes,des clĂ©s ont tintĂ©, je me suis avancĂ© pour toucher la mainde Skyler, je nâavais aucune idĂ©e de ce que je faisais, toutle monde, mĂȘme Dean, mâa demandĂ©, Quâest-ce que tufais, mais je nâai pas rĂ©pondu parce quâil y avait trop enmoi et ça mâempĂȘchait de parler : je sentais lâherbepiquante qui poussait sur toutes les pelouses du quartiercomme si câĂ©tait ma peau, le battement des ailes desoiseaux de nuit comme si câĂ©tait moi qui volais, la succiongrinçante des arbres qui inspiraient lâair et les feux dâarti-fice comme si leurs feuilles Ă©taient mes poumons, le batte-ment de tous les cĆurs de la fĂȘte.Jâai touchĂ© la main de Skyler, jâai caressĂ© les os cassĂ©s
et les lambeaux de peau. Et dans lâespace entre nos mainsil y avait une attraction, une espĂšce dâaimant, et aussi unechaleur. Et puis le pĂšre de Skyler est arrivĂ©, il mâa Ă©cartĂ©et il a refermĂ© le Tâshirt sur la main de son fils â mais
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câĂ©tait dĂ©jĂ mieux, je peux le jurer, la peau se refermait,les os se ressoudaient, je voyais que ça sâarrangeait â, etdâun coup ma tĂȘte sâest mise Ă tourner, remplie dâhĂ©liumcomme quand on court trop vite trop longtemps. Je mesuis reculĂ©, jâai essayĂ© de mâappuyer Ă la table pliante oĂčil y avait la salade de pĂątes et les musubi, mais je lâai ratĂ©eet jâai fini par terre, sur le cul, pour la deuxiĂšme fois de lasoirĂ©e.
De lĂ , jâai vu que deux pĂšres aidaient Skyler Ă monterdans un pick-up, les portes se sont refermĂ©es avec un bruitsec, le moteur a ronronnĂ© et rugi et, quelque part, plusloin, il y a eu des pĂ©tards, pan pan pan.Kaui qui me donnait des petits coups dans lâĂ©paule. Elle
disait, «RĂ©veille-toi » et elle lâa dit et redit jusquâĂ ce queje me rĂ©veille. Je ne savais pas depuis combien de tempsjâĂ©tais lĂ . «Quâest-ce que tâas fait ? »Jâavais envie de lui rĂ©pondre mais mes paupiĂšres Ă©taient
lourdes, essayer de forcer mes muscles Ă ouvrir ma bouchecâĂ©tait comme essayer dâouvrir un frigo avec une limace.Je ne savais pas ce que jâavais fait, pas exactement. Jâavaissenti la main de Skyler, senti quâelle voulait se rĂ©parer, etmoi je faisais partie de cette sensation, je lâamplifiais,mĂȘme si ça nâa durĂ© quâun instant.Dean est arrivĂ© et il nous a regardĂ©s. Il a dit, «On y
va. »Jâai remarquĂ© que quelque chose brĂ»lait dans ses yeux.
De la peur, de la colĂšre et de la honte. Câest lĂ que ça acommencĂ© pour de bon, je crois. Jâai dit, «DĂ©solĂ© », enespĂ©rant que cette fois ça suffirait, et je pense que je ledisais aussi pour tout ce qui sâĂ©tait passĂ© depuis que lesrequins mâavaient sauvĂ©.
Libération
«DĂ©solĂ© de quoi, il a dit. Câest pas toi qui as faitnâimporte quoi avec une fusĂ©e.â Je sais. Mais nâempĂȘche.â Et tâas cru que tâallais le soigner ou quoi, quand tu
lui as touchĂ© la main ? » Il a souri, narquois. « Tâas rienfait du tout. »
Les parents nous appelaient de lâautre cĂŽtĂ© de la rue.Dean a rĂ©pĂ©tĂ©, «On y va. »
On est montĂ©s dans notre Jeep Cherokee bleue toutecabossĂ©e, Kaui, Dean et moi Ă lâarriĂšre, Maman qui nousramenait Ă la maison parce que Papa avait quatre biĂšresdans le nez et disait quâil ne voulait pas quâon le voie faireune gĂąterie Ă un policier pour garder son permis. Sapaume sur la cuisse deMaman qui y nouait ses doigts. Desphares qui arrivaient dans lâautre sens sur Aiea Road,Dean qui regardait par la fenĂȘtre et qui poussait des grossoupirs Ă intervalles rĂ©guliers, tous les panneaux et lesimmeubles le long de la Highway 1. Il avait lâair plus vieuxdepuis quâon Ă©tait dans la voiture, et je parie que moiaussi. On ne ressemblait plus Ă Dean et Noa du temps deBig Island, avant les requins : je me souvenais de HapunaBeach, quand on courait Ă lâeau sans faire attention auxpanneaux baignade interdite, et les vagues se brisaientcontre nos genoux, puis notre poitrine, et on plongeaitsous les bouillons dâĂ©cume. On sentait le courant qui nousfaisait dĂ©river le long de la plage, on jouait Ă celui qui iraitle plus profond sous les vagues, leur aspiration nous atti-rait, les grains de sable mitraillaient notre colonne vertĂ©-brale, on sentait lâeau commencer Ă se plier et Ă se dresser,Ă tirer sur nos shorts, et quand la vague projetait toute sapuissance droit sur nous, on plongeait les yeux ouvertset on se moquait de la mĂąchoire pleine dâocĂ©an et de sable
NAINOA, 2000
dorĂ© qui nâarrivait pas Ă nous attraper. Sous lâeau, mesyeux Ă©taient sĂ»rement plissĂ©s de joie comme ceux deDean, et lâair jaillissait de notre nez et de notre bouche enchaĂźnes dâargent pendant quâon nageait vers la surface, oĂčon se tapait dans les mains pour fĂȘter notre courage, toutce quâon Ă©tait capables de vaincre. Mais dans le prĂ©sent,on Ă©tait Ă bord de la Jeep, on rentrait Ă la maison, Kauientre nous, deux garçons aux mains pleines de sang, onroulait Ă la rencontre de ce qui allait suivre pendantquâune partie de moi ne pouvait sâempĂȘcher de regarderdans le rĂ©troviseur ce quâon laissait derriĂšre nous.
Libération
3
, 2001
Kalihi
OK, donc, toute cette annĂ©e-lĂ . On avait lâimpressionquâon recommençait un peu Ă vivre Ă la limite de lalĂ©gende, pareil quâaprĂšs les requins mais en plus gros.Encore un abruti qui se fait pĂ©ter la main en jouant avecdes pĂ©tards, comme Ă chaque Nouvel An. Sauf que pourlui, ça sâest fini diffĂ©remment. Câest Blessing qui mâaracontĂ© que Keahi lui a racontĂ© que Skyler est allĂ© auxurgences ce soir-lĂ . Les mĂ©decins ont dĂ©ballĂ© sa mainexplosĂ©e. Ils ont nettoyĂ© le sang, dâaccord, et en dessous ilsont trouvĂ© de la peau nickel et bien solide. Ă croire quâilavait jamais jouĂ© avec le feu.
La vache. Vous imaginez, pour que Keahi le raconte Ă Blessing, ça veut dire que tout le monde Ă©tait au courantjusquâĂ , je sais pas, lâArabie saoudite. CâĂ©tait dĂ©jĂ de lâhis-toire ancienne. Keahi, elle serait capable de vous parler delâinvention de la roue comme si câĂ©tait encore une rumeur.Mais les gens ont mis du temps Ă arriver. Ăa restait un
peu secret. Des voisins venaient de temps en temps.CâĂ©tait rĂ©gulier mais espacĂ©. Une tante du coin, coiffĂ©ecomme si elle Ă©tait tombĂ©e du lit, son fils de deux ans surla hanche, le petit qui a le diabĂšte, et elle qui fait, On a
AU TEMPS DES REQUINS ET DES SAUVEURSKAWAI STRONG WASHBURN
En 1995 Ă Hawaii, au cours dâune balade familiale en bateau, le
petit Nainoa Flores tombe par-dessus bord en plein océan
Pacifique. Lorsquâun banc de requins commence Ă encercler
lâenfant, tous craignent le pire. Contre toute attente, Nainoa est
délicatement ramené à sa mÚre par un requin qui le transporte
entre ses mĂąchoires, scellant cette histoire extraordinaire du
sceau de la légende.
Sur prĂšs de quinze ans, nous suivons lâhistoire de cette famille
qui peine Ă rebondir aprĂšs lâeff ondrement de la culture de la canne
Ă sucre Ă Hawaii. Pour Malia et Augie, le sauvetage de leur fi ls
est un signe de la faveur des anciens dieux â une croyance
renforcée par les nouvelles capacités déroutantes de guérisseur
de Nainoa. Mais au fi l du temps, cette supposée faveur divine
commence Ă briser les liens qui unissaient la famille. Chacun
devra alors tenter de trouver un Ă©quilibre entre une farouche
volontĂ© dâindĂ©pendance et lâimportance de rĂ©parer la famille, les
cĆurs, les corps, et pourquoi pas lâarchipel lui-mĂȘme.
Avec cet Ă©blouissant premier roman, Kawai Strong Washburn
lĂšve le voile sur lâenvers du dĂ©cor hawaiien, Ă rebours des clichĂ©s
et du tourisme de luxe. Il off re de ces Ăźles une vision plurielle et
bouleversante, servie par un chĆur de voix puissant, et livre une
histoire familiale unique et inoubliable.
Kawai Strong Washburn est nĂ© sur la cĂŽte HÄmÄkua, Ă Hawaii. Il vit
aujourdâhui avec sa femme et ses fi lles Ă Minneapolis, dans le Minnesota.
Ses diff érents travaux ont été publiés dans de prestigieuses revues américaines.
Au temps des requins et des sauveurs est son premier roman.
Au temps des requins et des sauveursKawai Strong Washburn
Cette Ă©dition Ă©lectronique du livreAu temps des requins et des sauveurs de Kawai Strong Washburn
a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e le 28 mai 2021 par les Ăditions Gallimard.Elle repose sur lâĂ©dition papier du mĂȘme ouvrage
(ISBN : 9782072861086 â NumĂ©ro dâĂ©dition : 357346).Code Sodis : U28883 â ISBN : 9782072861093.
NumĂ©ro dâĂ©dition : 357348.