audrey kiéfer - fich

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AUDREY KIÉFER   CAPÍTULO 4. 146   Avant le Manifeste du Groupe d’Information sur les Prisons datant du 8 février  1971, Foucault n’a pas encore écrit sur la prison. Sa première analyse du  système pénal date de l’année 1972. C'est dans un entretien pour un journal allemand 147   À présent, il semble en effet difficile de ne pas reconnaître une relation entre l’expérience politique de Foucault et ses  recherches historico-philosophiques sur la pénalité. Doit-on penser que son travail au sein du GIP l’a incité à réfléchir sur la prison et à écrire Surveiller et  punir ? Foucault a en effet modifié le programme qu’il envisageait pour son  enseignement au Collège de France. Est- ce plus largement l’ouverture politique de ces années de l’après 68 qui a permis une telle généalogie ?  Cet ouvrage n’est pas une exploration du quotidien de la  détention des années 70 mais il devient possible, semble-t-il, de parler de « livre expérience » à condition de penser différemment le ra  pport entre l’écrire  et l’agir. En d’autres termes, il faut rompre avec la traditionnelle dichotomie  entre théorie et pratique. 148 - en posant l’hypothèse que le présent est la préoccupation de  l’historien et l’actualité, le terrain d’action du militant , il conviendra de définir et de différencier ces deux temporalités afin de saisir comment s’articulent   précisément le travail philosophique et les actions politiques de Michel Foucault. L’objectif sera de voir comment il  est possible de relier les investigations  politique et historico-  philosophique de Foucault autour d’une même attitude,  celle de « l’inservitude volontaire ».  149   À partir des années 70 et de la découverte du récit de Pierre Rivière, la relation de Foucault à certaines archives se précise : « [...] sur cette pièce unique qu'est le mémoire de Rivière, le silence s'est fait aussitôt, et totalement. Qu'y avait-il là qui puisse - après avoir attiré si vivement l'attention des médecins - déconcerter leur savoir ? Soyons francs. Ce n'est peut-être pas cela qui nous a arrêtés plus d'un an sur ces documents. Mais simplement la beauté du mémoire de Rivière. Tout est parti de notre stupéfaction » 1. Michel Foucault exprime désormais clairement son émotion au contact de certaines archives qui, par leur aspect  poétique et leur beauté intrinsèque, déconce rtent. En 1977, il entreprend un nouveau projet : « rassembler en une sorte d'herbier [...] la vie des hommes infâmes ». Il souhaite porter au regard du public ces archives « dans leur sécheresse ». En introduction à cette entreprise, Foucault rédige un texte d'où surgit justement l'intense plaisir subjectif que lui procure la découverte de ces archives. « Ce n'est point un livre d'histoire. Le choix qu'on y trouvera n'a pas

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AUDREY KIFER CAPTULO 4.

146 Avant le Manifeste du Groupe dInformation sur les Prisons datant du 8 fvrier1971, Foucault na pas encore crit sur la prison. Sa premire analyse dusystme pnal date de lanne 1972. C'est dans un entretien pour un journalallemand147 prsent, il semble en effet difficile de ne pasreconnatre une relation entre lexprience politique de Foucault et sesrecherches historico-philosophiques sur la pnalit. Doit-on penser que sontravail au sein du GIP la incit rflchir sur la prison et crire Surveiller etpunir ? Foucault a en effet modifi le programme quil envisageait pour sonenseignement au Collge de France. Est-ce plus largement louverture politiquede ces annes de laprs 68 qui a permis une telle gnalogie ?Cet ouvrage nest pas une exploration du quotidien de ladtention des annes 70 mais il devient possible, semble-t-il, de parler de livre exprience condition de penser diffremment le rapport entre lcrireet lagir. En dautres termes, il faut rompre avec la traditionnelle dichotomieentre thorie et pratique.148 - en posant lhypothse que le prsent est la proccupation delhistorien et lactualit, le terrain daction du militant, il conviendra de dfinir etde diffrencier ces deux temporalits afin de saisir comment sarticulentprcisment le travail philosophique et les actions politiques de MichelFoucault.Lobjectif sera de voir comment il est possible de relier les investigationspolitique et historico-philosophique de Foucault autour dune mme attitude,celle de linservitude volontaire .149 partir des annes 70 et de la dcouverte du rcit de Pierre Rivire, la relationde Foucault certaines archives se prcise : [...] sur cette pice unique qu'estle mmoire de Rivire, le silence s'est fait aussitt, et totalement. Qu'y avait-il lqui puisse - aprs avoir attir si vivement l'attention des mdecins - dconcerterleur savoir ? Soyons francs. Ce n'est peut-tre pas cela qui nous a arrts plusd'un an sur ces documents. Mais simplement la beaut du mmoire de Rivire.Tout est parti de notre stupfaction 1. Michel Foucault exprime dsormaisclairement son motion au contact de certaines archives qui, par leur aspectpotique et leur beaut intrinsque, dconcertent. En 1977, il entreprend unnouveau projet : rassembler en une sorte d'herbier [...] la vie des hommesinfmes . Il souhaite porter au regard du public ces archives dans leurscheresse . En introduction cette entreprise, Foucault rdige un texte d'osurgit justement l'intense plaisir subjectif que lui procure la dcouverte de cesarchives. Ce n'est point un livre d'histoire. Le choix qu'on y trouvera n'a paseu de rgle plus importante que mon got, mon plaisir, une motion, le rire, lasurprise, un certain effroi ou quelque autre sentiment (...)150 Enralit, la pratique de lhistoire nexclut pas ncessairement lmotion face certaines archives. Cette sensation, loin de paralyser, excite la rflexion etrclame un dplacement de lesprit hors des cadres traditionnels de lanalysehistorique.La beaut de ces archives passe certes par le texte mais galementpar ce qui le dborde : cette trace d'existence que des relations de pouvoir ontrendue possible. Ces archives sont indissociables de leurs conditionsdapparition et des vnements qui leur sont contemporains. Elles sont unformidable tmoin des rapports de pouvoir et, de fait, un outil indispensablepour faire de lhistoire. Sont-elles pour autant le reflet de la ralit ?Ces archives ne sont pas des signes pour dchiffrer une ralit. Ce sont despratiques et, comme telles, elles refltent un certain regard, propre un espaceet un temps donns.151-

L'ide que l'Histoire est voue l'"exactitude de l'archive" et laphilosophie l'"architecture des ides", nous parat une fadaise. Nous netravaillons pas ainsi . Si les archives ne sont pas le miroir du rel, ellesnappartiennent pas au domaine de la littrature et ne narrent pas des histoiresimaginaires. Les acteurs de ces archives ont exist, ils font partie de lhistoireet, par l-mme, participent la constitution de ce que nous sommesaujourdhui. tant entirement prises dans le systme de pouvoir et de normesqui les a fait exister, elles sont des fragments dune ralit dont [elles] fontpartie 1. En ce sens, elles possdent une qualit fondamentale : ellesvhiculent du quotidien.Le quotidien est ordinairement sous-estim. Chez Foucault, il est un indicecapital pour une pratique historico-philosophique. Il renseigne sur les marges etrend possible un questionnement priphrique. Bien videmment, il convient deprciser que le crime de Pierre Rivire ou la vie dHerculine Barbin ne sont pasdes histoires ordinaires. Il existe diffrents types darchives. Cependant, cesarchives extraordinaires restent des fragments dune ralit, des morceaux dunquotidien.152 C'est dans ces archives (singulires, encore surprenantes par leurmaladresse et l'motion qui en mane) qu'il faut reprer la naissance dudiscours normalisant de l'administration et des sciences de l'homme :institutions de la justice, de la police, de la mdecine, de la psychiatrie, etc.Foucault voque cette hypothse dans son dernier cours de l'anne 1973 sur La socit punitive et la reprend dans Surveiller et punir 2. Il faut lire, dans lanaissance de ce systme denregistrement, la relation pouvoir-savoir quicaractrise notre socit disciplinaire. Ces archives sont donc un matriauindispensable la pratique historico-philosophique. Elles sont, pour Foucault,un indice pour faire de lhistoire et, de fait, elles se posent galement comme une rsistance face lhistoire monumentale. Exhumer ces archives, cest eneffet donner la parole aux acteurs oublis ou ignors par la discipline historique.La manire dont Foucault fait de lhistoire soppose celle qui relate les exploitset les victoires des grands hommes, celle qui raconte les grands momentsplutt que les dtails du quotidien. Foucault sintresse au contraire ces voixtouchantes et tragiques qui ne sont pas (ou peu) coutes pour figurer dans lesmanuels de la Grande Histoire. Ne peut-on pas ds lors entrevoir chez Foucaultune similitude entre la ncessit de relayer la vie des hommes infmes et laparole des prisonniers au sein du GIP ?153- La publication de La vie des hommesinfmes est une rsistance lHistoire qui privilgie lclat la noirceur et latransmission de la parole des prisonniers affronte le discours des institutions quimasque la complexit du quotidien en faisant disparatre les singularits.Transmettre la vie de ces hommes sans renomme et celle des prisonnierssont deux pratiques de rsistance quil est possible de relier par une mmencessit : celle de lutter contre un pouvoir qui normalise en effectuant uneslection dans les paroles entre celles qui doivent tre, ou non, entendues.Mais pour considrer que la parole peut tre une vritable action politique dersistance et lhistoire un outil de combat contre le pouvoir, il faut que soitsupprim le partage ordinairement marqu entre la thorie et la pratique (entrelcrire et lagir). Un nouveau rapport doit stablir.154 Il ne faut certes pas confondre thorie et pratique mais il ne faut gure plus lesopposer. Nous sommes en train de vivre d'une nouvelle manire les rapportsthorie-pratique 1.Pour la Gauche Proltarienne, telle que la dcrit Benny Lvy, la meilleuremanire de rectifier nos erreurs, cest de renouer avec la pratique et de trouverdes ides dans la pratique 2.Dabord, les maos des annes 70 usent de stratgies qui reproduisent d'unecertaine manire celles de lidologie bourgeoisie quils combattent pourtant :155 dans lexercice du tribunal populaire par exemple. Michel Foucault pense quil ya en quelque sorte une incohrence interne parler de tribunal populaire .Le tribunal nest pas lexpression naturelle de la justice populaire. De par sadisposition spatiale 1, il implique une idologie, lidologie bourgeoise.155 -Lorsqueles maostes disent qu il faut tordre le bton dans lautre sens, et que lon nepeut renverser le monde sans casser des oeufs... , Foucault rpond qu ilfaut surtout casser le bton . S'opposant donc au modle du tribunalpopulaire, Foucault montre qu'il existe diverses autres formes de lutte contre lajustice. D'une part, il est concevable de piger la justice en utilisant contreelle les instruments de dfense qu'elle propose. C'est ainsi qu'il est possible deporter plainte contre la police l'occasion de violences exerces par un policierou de codes de procdure non respects.156- Il sagit de serapproprier les outils fournis par linstitution et de les retourner contre elle.D'autre part, il est possible de mener des gurillas contre le pouvoir de justiceet l'empcher de s'exercer.La nouvelle manire de vivre les rapports thorie-pratique dont parlentFoucault et Deleuze est une nouvelle manire darticuler les relations de savoiret les relations de pouvoir. Si nous ne savons pas vritablement qui exerce lepouvoir, nous savons en revanche clairement qui ne le possde pas : ceux dontla parole nest pas coute, dont le savoir nest pas entendu. Or, parlinformation et la prise de parole, il est possible de bousculer lordre du pouvoir. Quand les gens se mettent parler et agir en leur nom, ils nopposent pasune reprsentativit une autre, ils nopposent pas une autre reprsentativit la fausse reprsentativit du pouvoir 1. Cest en ce sens que Michel Foucault,Gilles Deleuze et les militants du GIP mettent en avant lindignit de parlerpour les autres 2. Lopration de substitution qui consiste parler pour ou aunom de est, dans cette optique, une activit rvolue, devenue indigne. Celle-citransforme les citoyens en sujets passifs. Elle les dpossde de leur agirpolitique. La prsence du porte-parole caractrise, pour Foucault et Deleuze, unmodle daction politique dpass. Si nous sommes en train de vivre dunenouvelle manire les rapports thorie-pratique , il est sous-entendu quunetransformation sopre dans les modalits du combat politique.157 Ensuite, il n'y a que de l'action, de l'action de thorie, de l'action de pratiquedans des rapports de relais ou de rseaux . Tout est donc pratique pourFoucault et Deleuze. Lorsque les dtenus voquent la dignit perdue danslenceinte de la prison, les svices ou linsalubrit, leur thorie de la prison estune pratique locale et rgionale exerce contre les relations de pouvoirsavoirspcifique au mode de fonctionnement de la dtention. Elle fait front lathorie sur la dlinquance. Opposer ainsi une thorie de la prison et une thoriesur la dlinquance, cest souligner la diffrence entre la parole des prisonnierset le discours des officiels . La parole des prisonniers est une rsistance quirefuse le discours convenu sur la prison. Dans ce cas, il est parfaitement clairque la thorie fait corps avec la pratique et la lutte. Cest la parole, dans soncontenu et en elle-mme, qui est riposte locale. Les rapports thorie-pratiquesont partiels et fragmentaires 1. Cette conception spcifique fait cho leurvision capillaire du pouvoir, cest pourquoi Foucault et Deleuze ne posent pasles questions en termes de lutte des classes. Laction politique ne stablit pas(ou pas seulement) dans lopposition entre le proltariat et la bourgeoisie.Contre lexploitation, cest le proltaire qui mne le combat mais si cestcontre le pouvoir quon lutte, alors tous ceux sur qui sexerce le pouvoir commeabus, tous ceux qui le reconnaissent comme intolrable peuvent engager lalutte l o ils se trouvent et partir de leur activit (ou passivit) propre 2.158 Si la lutte est rsistance contre le pouvoir, elle est galementrsistance dans le pouvoir. Contre la reproduction des procds et des valeursde la bourgeoisie, contre une vision globale du pouvoir, les modalits de luttesont inventer. La riposte locale concerne chacun de nous. Elle est uneinteraction entre nous et notre place face au pouvoir, entre la position que lonoccupe dans les relations de pouvoir-savoir et la manire dont ces relationssexercent sur nous. Elle est une lutte en situation. Le GIP illustre parfaitementla manire dont on peut relier le travail thorique et le travail politique en dehorsdes cadres traditionnels dun parti politique, dun syndicat ou mme duneassociation. La liaison est opre par la parole mme des prisonniers.Cenouveau rapport entre la thorie et la pratique se veut une rhabilitation de laparole subversive.Ce terme d' intellectuel spcifique apparat pour la premire fois chezFoucault en juin 1976 dans un entretien avec A. Fontana et P. Pasquino 1 maisson rle est dj clairement dfini dans les modalits d'action du GIP. 159

Em mars 1971, le mode d'emploi accompagnant la premire enqute-intolrance prcise: les avocats, mdecins, psychologues, ducateurs, visiteurs, assistantessociales, aumniers sont, en grand nombre, conscients de ce que sont lesconditions de dtention, mais ils n'en parlent pas publiquement. Cependant,beaucoup sont prts nous aider et dire ce qu'ils savent. Il est important deprendre contact avec eux, non seulement pour les interroger, mais pour lesintgrer au travail d'un groupe.Dune part, cesprofessionnels de la justice possdent un savoir spcifique, ils sont ceux quisavent et peuvent dire. D'autre part, leur savoir est en lui-mme un pouvoirpotentiel d'action. La figure de l'intellectuel ne s'incarne plus dans celle del'crivain. Le mdecin, le psychiatre, le magistrat, l'avocat ou le travailleur socialapparaissent comme des intellectuels spcifiques en puissance et non pluscomme des comptences au service de l'tat ou du capital 1.Elle a eu lecourage de dire la vrit, de produire une rsistance partir de son savoir qui,lui-mme, tait dj du pouvoir dans le pouvoir.

160 Plus largement, lintellectuel spcifique est celui qui interroge sa propre pratiqueet cherche inventer des modalits daction en fonction de la situation. Ilconcentre sa comptence sur un problme bien dfini et dans un secteur biendtermin. Il se pose en tmoin et acteur. Il ne combat pas un pouvoir globalmais lutte contre diffrents foyers concrets. Le rle de lintellectuel tel que leconoit Foucault na donc pas pour exigence mthodologique luniversalit : Ce que l'intellectuel peut faire, c'est donner des instruments d'analyse []Mais quant dire : voil ce qu'il faut que vous fassiez, certainement pas 1.Concernant son propre projet dintellectuel, Foucault dclare 2 : Jessaie deprovoquer une interfrence entre notre ralit et ce que nous savons de notrehistoire passe. Si je russis, cette interfrence produira de rels effets surnotre histoire prsente. Mon espoir est que mes livres prennent leur vrit unefois crits et non avant .L'histoire pour Foucault est, eneffet, un principe indispensable d'valuation. En d'autres termes, elle est la clefpour dchiffrer le prsent. Ce dernier n'est comprhensible que si l'on en fait lagnalogie. Les problmes qui se posent nous ont une histoire et pour lescomprendre, il convient de la reconstruire. Surgissent alors de nouvellesinterrogations qui permettent, en retour, de rflchir sur le prsent. Le passclaire le prsent et modifie le regard du quotidien. Foucault est trs clair (161) lorsquil prsente lobjectif de Surveiller et punir : Cest de cette prison, avectous les investissements politiques du corps quelle rassemble dans sonarchitecture ferme que je voudrais faire lhistoire. Par un pur anachronisme ? Non, si on entend par l faire lhistoire du pass dans les termes du prsent. Oui, si on entend par l faire lhistoire du prsent . Faire lhistoire duprsent consiste donc tomber dans le travers du rvisionnisme et chafauder le pass sur les valeurs du prsent. Cest dire par exemple que lessupplices de la place publique sont inhumains et barbares, dun autre ge. Or,Foucault, dans Surveiller et punir, les dcrit comme appartenant uneconomie du pouvoir spcifique lAncien Rgime. Si cest bien limportanceque la question occupe aujourdhui qui commande lanalyse (il faut savoirpourquoi la question est capitale pour nous aujourdhui), poser un problmecontemporain ne signifie pas rcrire lhistoire en fonction de ce problme. Faire lhistoire du pass dans les termes du prsent , cest prcisment faireune analyse des effets constats dans notre prsent, cest sengager dans une problmatisation historique des questions actuelles . Surveiller et punirdtecte les effets du pouvoir disciplinaire et en retrace la gnalogie.162- La diffrence entre la dmarche de lhistorien et celle du militant nerside-t-elle pas dans la distinction quil est possible dtablir entre le prsent etlactualit ? Le prsent ne serait-il pas la proccupation de lhistorien etlactualit, celle du militant ? Le prsent et lactualit :Foucault ne distingue pas vritablement ces deux temporalits. Lorsquilvoque lentreprise kantienne qui consiste savoir qui sommes-nousaujourdhui ? , il emploie souvent les termes actualit et prsent comme dessynonymes 1. Si la distinction peut sembler quelque peu verbale, elle seramthodologiquement utile pour comprendre les relations entre les investigationspolitique et historico-philosophique de Foucault.Le prsent d'abord. Le prsent est en somme lespace dans lequel semanifeste notre actualit. Il peut tre assimil la notion d'pistmdveloppe par Foucault avant Surveiller et punir. Il est ce sol sur lequel noussommes ce que nous sommes, la grille pistmique laquelle nousappartenons. L'pistm n'est pas une sorte de grande thorie sous-jacente,c'est un espace de dispersion, c'est un champ ouvert et sans douteindfiniment descriptible de relations 2. Cette dfinition renvoie directement sa conception du devenir historique, sans causalit ni linarit. Par la suite,Foucault abandonne cette notion qui se rfre exclusivement aux discours etaux diffrents domaines de la science et y substitue d'une certaine faon cellede dispositif . Foucault s'explique ce propos en juillet 1977 : Maintenant,ce que je voudrais faire, c'est essayer de montrer que ce que j'appelle dispositif (163) est un cas beaucoup plus gnral de l'pistm. Ou plutt que l'pistm, c'estun dispositif spcifiquement discursif, la diffrence du dispositif qui est, lui,discursif et non discursif, ses lments tant beaucoup plus htrognes 1.

163 Le dispositif est donc toujours inscrit dansun jeu de pouvoir, mais toujours li aussi une ou des bornes de savoir, qui ennaissent mais, tout autant, le conditionnent. C'est a, le dispositif : desstratgies de rapports de forces supportant des types de savoir, et supportspar eux . Notre prsent est donc lespace au sein duquel se dploient cesdivers dispositifs (comme larme, lhpital, latelier, lcole ou encore la prison).Un dispositif est un agencement, un foyer de relations.Le prsent est lespace o les relations depouvoir-savoir s'enchevtrent et nous constituent. Ainsi, le prsent estspcifiquement li aux vidences et notre faon de voir. Le prsent n'est doncpas seulement le contemporain. Il est certes ce qui nous traverse, mais il estaussi ce qui nous prcde et ce qui est en train de finir, de changer. Le prsentest un effet du pass mais il est galement ce qui tend vers l'avenir.164 Ainsi, malgr une certaine durabilit historique du prsent, celui-ci est enperptuel mouvement. Et sans doute est-ce l'actualit qui le modifie, qui sanscesse le transforme.L'actualit est ce qui survient. L'actualit, crit Arlette Farge, se fabrique dansun prsent toujours ramnag 1. Mais n'est-ce pas, justement, lactualit quile ramnage ?La pseudo-permanence historique du prsent ne signifie pas qu'il faille croireaux invariants. Si nous vivons toujours dans le systme punitif tel qu'il s'estconstitu au dbut du XIXme sicle, nous ne sommes plus punis de la mmemanire ni pour les mmes choses.L'vnement du pass, s'il produit une trace dans notreprsent, ne se rpte pas. Il se ractualise autrement sous d'autres figures,d'autres formes et avec d'autres vnements. Il est par consquent jamaisdiffrent de ce qu'il a t. Si l'vnement peut paratre identique, les relationsmultiples qui l'entourent ne peuvent que modifier sa ractivation. En bref, rienen soi n'est identique. L'actualit, dans cette optique, est directement lie aunouveau.Si l'actualit vient rompre avec le prsent et suggre la nouveaut, elle nestpas ncessairement synonyme de rupture pistmologique (changementdpistm ou de dispositif). Pourtant, toujours, elle produit du changement. Sile prsent fait cho la notion dvidence, lactualit, elle, fait rfrence lvnement. Lactualit ractive le prsent et participe sa transformation. Ellerenvoie directement au possible franchissement.

165 quel est donc cet actuel qui modifie notre prsent ?La fin de Surveiller et punir suggre que les choses sont en train de changer : Le problme actuellement est plutt dans la grande monte de ces dispositifsde normalisation et toute l'tendue des effets de pouvoir qu'ils portent, traversla mise en place d'objectivits nouvelles .166- En revanche, le pouvoir a toujours besoin de contrles.Ils seront plus subtils et plus fins, ils se feront au travers de la psychologie, dela psychiatrie, de la mdecine, de la criminologie, etc. C'est le contrle par lesavoir . Ainsi, on a besoin d'instruments de contrle qui vont se substituer aucouple prison-dlinquance, on a besoin d'un nouveau couple, d'une nouvellepaire, qui ne va plus tre la prison et la dlinquance, qui va tre le contrle etles anormaux, les contrles portant sur les individus dviantsDans l'actualit de Foucault se manifeste la psychiatrisation de lasocit par la prsence, de plus en plus quotidienne, de tous ceux qui tudient le comportement mental de l'homme : les psychiatres, psychologues,criminologues, etc. Les pouvoirs mdical et psychiatrique sont en effet au coeurde la socit de normalisation, prsents ds l'cole. Est-ce pour autant que, selon Foucault, nous sommes passs d'une socit disciplinaire une socitde contrle telle que la dfinit Gilles Deleuze 1 ?

167-Le terme de contrle pour Foucault ne se rfre donc pas spcifiquement l'actualit.Dans ses cours de l'anne 1972-1973 sur La socit punitive , pourcomprendre la prison, il remonte par exemple aux instances de contrleparapnales qui mergent au XVIIme et surtout au XVIIIme sicle, limagedu contrle impos aux mendiants et vagabonds.La notion mme de contrle des individus n'estdonc pas pour Foucault une notion de pure actualit. Elle se lit dans notrehistoire. Foucault reconnat pourtant que nous sommes bien plus investis par lecontrle social qu'auparavant. Et nous le sommes de faon plus individualise : depuis le dossier scolaire jusqu' la carte d'identit, le passeport

168- Pour Foucault, l'individu ne fait pas rfrence au schma habituel qui opposel'individu la collectivit.Ainsi, contrairement la dfinitiontraditionnelle selon laquelle l'individu aurait son existence propre, Foucaultprsente cette ralit historique comme inscrite dans des mcanismes decontrle visant supprimer les diffrences et prvenir les dviances.L'individualisation vise constituer des individus normaux. Les mcanismes desurveillance s'intensifient donc, les contrles psychologiques semblent de plusen plus se substituer aux contrles physiques et Foucault constate unphnomne nouveau : la socit se dote de dispositifs de scurit.

169 Il est possible dedcrypter cette transformation du prsent par lanalyse des dispositifs descurit qui ne cessent de se mettre en place, davantage chaque jourLa scurit lgitime la multiplication des contrles par le savoir. Lactualitscuritaire transforme donc le prsent disciplinaire.La distinction entre le prsent et lactualit semble galement pertinente oprer pour une seconde raison : lactualit vhicule une certaine urgence. SiSurveiller et punir est bien un rcit violent 2, les diverses interventions deFoucault sur l'actualit le sont plus encore. Vives, intenses et brutales, sesractions ce qui survient ne possdent pas la distance et la patiencerclame par la pratique historico-philosophique. Lurgence quimposelactualit est source de spontanit et dmotion. Un premier exemple,caractristique de l'attitude de Foucault dans son rapport l'actualit, peutclairer sur ce point : le dbat sur la peine de mort.

170 Pourtant, en 1972, selon un sondage de l'I.F.O.P. sur la peine de mort, 63%des franais sont pour son maintien. L'analyse de Foucault, elle, se dtache detoute vise humaniste et tente de comprendre la stratgie mise en oeuvre dansl'application de cette peine et dans son existence mme. Imaginons une justice qui ne fonctionne qu'au Code : si tu voles, on te coupela main ; si tu es adultre, tu auras le sexe tranch ; si tu assassines, tu serasdcapit [...] Alors il est possible de condamner mort. Mais, si la justice seproccupe de corriger un individu, de le saisir dans le fond de son me pour letransformer, tout est diffrent : c'est un homme qui en juge un autre, la peine demort est absurde . Foucault pense ainsi l'absurdit de la peine de mort au deldu sentiment d'horreur qu'elle peut susciter et reconnat plutt sonincompatibilit avec le fonctionnement mme de la justice. Le droit de tuer,comme le dit Foucault, est la dernire marque de la souverainet de la Justice 2.171 Enfin, en 1981, suite la victoire deFranois Mitterrand aux lections prsidentielles, quelques entretiens voquentdirectement l'abolition de ce chtiment prvue dans le programme socialiste172 Pour Foucault, cette abolition fait partie des mesures immdiates prendre aumme titre que la suppression des Q.H.S. ou de la dtention prventive mais,en ralit, il s'agit de tout reprendre la base 1. Si la peine de mort est unecondition ncessaire, elle nest pas suffisante. Cest une refonte gnrale dessystmes pnitentiaire et pnal qui est souhaite, et au del, du systme sociallui-mme.173- Lattitude de Michel Foucault exprime bien lurgence quelactualit impose parfois 1. Foucault ne peut et ne veut retenir ses impressionsface au scandaleux et la nouveaut. Cependant, conscient de limportancedes enjeux et des risques de limpatience, il fait de nouveau appel son outilprivilgi quest lhistoire. Il tente de se distancier de lactualit grce lhistoireet sa connaissance du pass. Se mlent alors linvestigation sur le terrain etle travail sur les archives. La confrontation avec le terrain favorise la remise enquestion des convictions et la connaissance des archives permet de poser uncertain recul face au surgissement (singulier et empli dmotions).La philosophie est donc bien une pratique : une pratique de lhistoire et unepratique du terrain. Toutes deux doivent se questionner. Sil faut stonner desvidences historiques qui se prsentent nous comme telles, il faut galementstonner des surgissements de lactualit. Quil sagisse de sinvestir danslurgence de lactualit ou denquter dans le calme des bibliothques, pourFoucault, la philosophie a toujours un rapport avec la notion de diagnostic.Le diagnostic nest pas suivi dun pronostic. Il ne s'agit aucunement deprophtiser ce qu'il va advenir, ni de porter un jugement normatif, ni encore detrouver une unit de sens ce qui est. Le diagnostic voque le regard et legeste du clinicien : Peut-tre, je trace sur la blancheur du papier ces mmessignes agressifs que mon pre traait jadis sur le corps des autres lorsqu'iloprait. J'ai transform le bistouri en porte-plume 2.

174 Nest-il pas, ds lors, possible de dfinir linvestigation de Foucault sur lesprisons, au sein du GIP et dans Surveiller et punir, comme un double diagnostico le pass, le prsent et lactualit sentrecroisent ? Aujourd'hui , de nosjours , actuellement , etc. sont des expressions qui alimententlargumentation de Surveiller et punir. Lactualit simpose dans cette histoire :lurgence politique surgit au milieu de la patiente rflexion.Quelle est donc laplace de lactualit dans cette histoire ? Quels sont, en d'autres termes, leslments rvls par le GIP et historiciss dans Surveiller et punir ?L'investigation du GIP consiste parfois fournirdes chiffres pour rendre compte d'une situation175- Les prisons ne diminuent pas le taux de lacriminalit, [...] la dtention provoque la rcidive, [...] la prison ne peut pasmanquer de fabriquer de la dlinquance, [...] les conditions qui sont faites auxdtenus librs les condamnent fatalement la rcidive, [...] enfin, la prisonfabrique indirectement des dlinquants en faisant tomber dans la misre lafamille du dtenu . Le bilan du GIP est effroyable en effet. Pourtant, ce constatest celui de Surveiller et punir. Foucault, pour l'tablir, se rfre au XIXmesicle. Difficile de ne pas y reconnatre l'actualit des annes o le GIP rsisteen mettant en lumire cette reproduction par la prison de ce qu'elle appelle la dlinquance . L'actualit semble se fondre dans cette histoire. En effet, sansthmatiser et historiciser la dnaturalisation de la notion de dlinquance commepeut le faire Surveiller et punir, le GIP l'nonce dj.176- Le XIXme sicle avait pratiqu sa manire spcifiquede rpression du proltariat. Divers droits politiques lui furent accords, libertde runion, droits syndicaux, mais, inversement, la bourgeoisie obtint duproltariat la promesse d'une bonne conduite politique et la renonciation larbellion ouverte. [...] De sorte que le proltariat a intrioris une part del'idologie bourgeoise 2. Le syndicat et sa bureaucratie en sont unereprsentation. Pour briser ce mythe de la classe barbare , le GIP sinvestitdans une pratique dcloisonnante : ce ne sont plus les ternels gauchistes la porte de l'usine mais des prisonniers, leurs mres, des personnes ges 3.Un ouvrier et un prisonnier qui discutent peuvent se comprendre. Ils peuventlutter contre le mme systme, celui qui exploite et met en prison.

177- Surveiller et punir exprime parfaitement le danger politique que ces forcesreprsentent, le GIP, lui, se place au plus prs pour voir ces forces se souleveret les relayer. Le groupe ne se veut pas pour autant rformiste. Si desamliorations sont videmment souhaiter pour le quotidien des dtenus, lespropositions doivent venir des intresss. Les rformes pnitentiaires, commeamnagement du pouvoir, ne peuvent rsoudre les problmes poss par ladtention : il ny a pas de prison-modle. Plus encore, la rforme semble tre propre au mode defonctionnement de la prison et condition de sa prennit 2. Les nombreuses annonces de changement ne paraissent tre faites que pour calmer lescontestations et ainsi permettre au systme de perdurer. La prison est tolrecar remise en cause et susceptible damliorations. Proclamer sonindispensable rforme suffit son maintien, rflchir sur le sens mme de la(178)peine en devient comme inutile. Ainsi, si la prison peut, premire vue, sedfinir par son immobilisme (la prison ne joue pas son rle de rinsertion et lesconditions de dtention sont toujours intolrables), elle est en ralit sujette dincessants mouvements qui garantissent sa prennit et masque sa raisondtre.Il semble donc possible de conclure que ce que le GIP tablit dans la lutte,Surveiller et punir linscrit dans lhistoire. Le GIP apprhende ce qui survientdans lactualit en donnant la parole aux intresss ; Surveiller et punir construitune histoire du pass qui a ses termes dans le prsent et permet, par lmme,dclairer notre actualit. La proccupation premire pour faire delhistoire est bien lactualit. Si faire de lhistoire rclame de la patience, elle estgalement soumise une certaine urgence. Surveiller et punir historicise enquelque sorte le travail dinformation men par le GIP. Le savoir des prisonnierset la pratique historico-philosophique conduisent un double diagnostic etclairent cette zone dombre quest le monde des prisons. Ce double diagnosticest une convaincante illustration de cette nouvelle manire de concevoir lesrelations entre thorie et pratique. Le GIP est une riposte locale et Surveiller etpunir une analyse microscopique. Toutes deux sont des pratiques de rsistancecontre le pouvoir totalisant. Le diagnostic dcrit ce que nous sommes et montreque cela na pas toujours t : nous pouvons donc tre autrement. Souvrentalors de nouvelles possibilits de luttes.3 C ontredire est un devoir : Ainsi commenons-nous entrevoir que, lorsque Foucault dit qu'il n'crit paspour des lecteurs mais pour des utilisateurs, il n'appelle pas un bricolage polymorphe partir de ses noncs, mais vise un champ rgl de pratiques, depraticiens et d'effets subvertir.179 Katharina Von Blow intitule son texte Contredire est undevoir . Elle parle de lui comme l'homme de la parrhesia dans l'actionpolitique, toujours l, toujours disponible. Cette phrase de Ren Charcaractrise en effet parfaitement l'attitude de Foucault tant dans sesengagements philosophiques que politiques. Michel Foucault est un destructeurd'vidences pour qui contredire est un devoir . Le GIP et Surveiller et punirsont des nouvelles lectures du rel, en rupture avec ce qui va de soi. Penserautrement, agir autrement, tels seront les leitmotivs de Foucault.En 1966, Michel Foucault annonait la mort de l'homme et fut accus pour celad'antihumanisme. Les polmistes oubliaient ce propos que Foucault traitaitdes pistem et des rgimes du savoir.Il constate un adoucissement des crimes avantl'adoucissement des lois. "Humanit" est le nom respectueux donn cette(180) conomie et ses calculs minutieux 1. Nonobstant cette position de mfiance,Foucault ne prconise aucunement un antihumanisme. N'a-t-il pas dfenduardemment le droit la dignit au sein du GIP ? Mais, curieux et souponneux,il s'interroge sur cette tendance, ses valeurs prtendument universelles et sonprincipe revendiqu de dsintressement.D'une part, pour Foucault, l'humanisme est abstrait : Tous ces cris ducoeur, toutes ces revendications de la personne humaine, de l'existence sontabstraites : c'est--dire coupes du monde scientifique et technique qui, lui, estnotre monde rel. [...] C'est le "coeur humain" qui est abstrait, et c'est notrerecherche, qui veut lier l'homme sa science, ses dcouvertes, son monde,qui est concrte 2.montrer que notre pense, notre vie, notre manire d'tre jusqu' notre manired'tre la plus quotidienne, font partie de la mme organisation systmatique etdonc relvent des mmes catgories que le monde scientifique et technique .D'autre part, l'humanisme est historiquement variable et ses valeurs ne sontdonc en rien universelles : (...)Au XVIIme, il y a eu un humanisme antireligieuxet un humanisme chrtien. Au XIXme sicle, il y a eu un humanisme hostile la science et un autre favorable. Puis il y eut un temps o on soutenait lesvaleurs humanistes reprsentes par le national-socialisme, et o les stalinienseux-mmes disaient qu'ils taient humanistes .181- L'humanisme ne peut servir ni d'axe la rflexion ni de base pour l'action. Bienvidemment, cela ne signifie pas que nous devons rejeter ce que nousnommons "droits de l'homme" et "libert", mais cela implique l'impossibilit dedire que la libert ou les droits de l'homme doivent tre circonscrits l'intrieurde certaines frontires 1. Foucault prfre se dtacher et s'affranchirdfinitivement de cette perspective pour diriger son entreprise vers un travailpolitique diffrent. Ce travail devra dfinir ses propres frontires et ignorer dansla mesure du possible celle existant entre le bien et le mal. Le GIP par exemplene cherche pas dcouvrir qui est innocent et qui est coupable. Laproblmatique est tout autre : elle est politique. La question est de savoirpourquoi le systme pnitentiaire tablit ce partage moral entre innocence etculpabilit.Le GIP est engag dans un travail politique pourfaire savoir ce quest la prison : des conditions intolrables de dtention, certes,mais aussi un mcanisme social qui classe et exclut. Face cette valeurimprescriptible qu'est l'homme, Foucault utilise l'histoire pour en montrer leslimites et se tourne vers une autre dmarche politique, celle du droit des gouverns .182- Face aux dpositions contradictoires, Michel Foucault, GillesDeleuze, Claude Mauriac, Denis Langlois et d'autres proposent, le 21 juin 1971,de crer une commission de contre-enqute. Ils invoquent pour ce faire l'article15. Cet article est formul dans la Dclaration des droits de l'homme et ducitoyen du 26 aot 1789 : La socit a le droit de demander des comptes tout agent public de son administration .183- Pourtant, cest bien en raison du fait que nous sommes gouvernsque nous avons le droit de refuser de l'tre ainsi et de rclamer des comptesaux autorits qui nous gouvernent. Nous ne jugerons pas ce qu'elle juge. Nousjugerons ce qu'elle est, et comment elle fonctionne .184- C'est rsister dans et contre lepouvoir. Michel Foucault, le GIP et les dtenus rclamaient dans cette optiquela cration de commissions extrieures de citoyens qui puissent entrer et voirce qui se passe en prison. Aller contrler ce qui s'y droule, c'est ne pasaccepter les seules commissions officielles, cest demander un droit de regard.Que le citoyen puisse avoir un accs direct linformation est un impratif aunom du droit des gouverns 1. Si Foucault, dans son actualit, rend effectivecette pratique politique du droit des gouverns, en bon gnalogiste, il ltudiegalement dans son mergence historique 2. Comment gouverner ? est une des questionsfondamentales des XVme et XVIme sicles. Or, cette gouvernementalisationne peut tre dissocie de la question du comment ne pas tre gouverncomme cela ? Apparaissent simultanment l'attitude qui interroge ces moyensde gouvernementalisation dans leur lgitimit et celle qui les refuse. Et danscette rcusation des arts de gouverner, Foucault voit surgir la premiredfinition de l'attitude critique.185 La pertinence et la nouveautde ce texte de Kant, nous dit Foucault, rsident dans la rflexion sur"aujourd'hui" comme diffrence dans l'histoire et comme motif pour une tchephilosophique particulire 1. Foucault dfinit lAufklrung kantienne noncomme une priode de lhistoire mais comme une attitude, un mode derelation lgard de lactualit . Pour caractriser cette attitude, Foucaultprend un exemple qui est presque ncessaire : celui de Baudelaire. Cepote du XIXme a rflchi et crit sur son poque, la modernit 2. Pour lui, lemoderne est celui qui a la facult de voir et d'exprimer le prsent dans lequel ilvit.Au del decette conscience aigu du prsent, le moderne est celui qui parie sur un autreprsent possible. Il ne cherche pas rompre avec le prsent mais le sublimer.L'homme moderne n'est pas une victime, il est une conscience de ce qui sepasse. Il ne se confine pas dans ce qui est, il ragit. tre moderne, c'est tenterde repenser le monde mais c'est aussi faire de sa vie une oeuvre d'art : telle estl'laboration recherche par le dandysme.186- Le dandysme est alors aussi (et surtout)une attitude, un rapport qu'il faut tablir avec soi-mme. Pour illustrer cettemanire dtre, Foucault voque galement celle des Grecs de lpoqueclassique qui, en dehors de toute notion de normalisation, cherchaient seconstruire une esthtique de lexistence . Face ces exemples, il ne fautpas croire pour autant qu'il s'agisse d'effectuer un retour Kant, Baudelaire,Brummel ou aux Grecs Anciens. Il est indniable qu'une analyse sur la faondont les hommes ont problmatis leur comportement est utile pour nous etpour se connatre soi-mme mais cela ne doit pas constituer un modle. Il n'y apas, pour Foucault, de valeur exemplaire dans une poque qui n'est pas lantre. Il nest pourtant pas anachronique de rapprocher Kant des Grecs Ancienspuisquil est question d'une attitude, d'un thos. Foucault analyse doncprcisment cette attitude, son mergence et ses caractristiques mais quelleplace occupe-t-elle dans ses propres investigations ? Quel est lthosphilosophique spcifique Michel Foucault ?L'attitude de Foucault consiste en un travail de problmatisation et deperptuelle reproblmatisation 2. Dans l'introduction L'usage des plaisirs ,deuxime tome de son Histoire de la sexualit, Foucault dcrit la tche d'unehistoire de la pense comme devant dfinir les conditions dans lesquelles l'trehumain problmatise ce qu'il est, ce qu'il fait et le monde dans lequel il vit 3.Qu'est-ce qui, un moment donn, a pos problme et pourquoi ?187 Le GIP a t, je crois, une entreprise de "problmatisation", un effort pourrendre problmatiques et douteuses des vidences, des pratiques, des rgles,des institutions et des habitudes qui staient sdimentes depuis desdcennies et des dcennies.Foucault va, une fois encore, retournerla problmatique, reproblmatiser et se demander : comment a-t-on fait pourque les gens acceptent le pouvoir de punir, ou tout simplement, tant punis,tolrent de l'tre 2. Foucault s'indigne tout autant des abus de pouvoir que dela servitude volontaire.188 La philosophie est une activit mouvante, toujours en acte. Elle est une bataille,une lutte incessante qu'il convient de renouveler perptuellement. ChezFoucault, (comme pour La Botie en son temps) l'ide d'un combat prend toutson sens car sa pratique historico-philosophique part de problmes actuels.Rsister est un acte de courage intellectuel, cest une question dthique 2.L' indocilit rflchie sera cette rponse pertinente et militante de Foucaultaux corps dociles et la socit autodisciplinaire. Lthos philosophique deFoucault est chercher dans lart de l inservitude volontaire . Il faut poserdes questions la politique et faire apparatre dans le champ de la politiquecomme de l'interrogation historique et philosophique, des problmes quin'avaient pas droit de cit 3.Il faut prendre ausrieux notre prsent, tre attentif notre actualit et avoir le courage dedvoiler les processus de production de la vrit. Les recherchesphilosophiques et les interventions politiques de Foucault sont toujours desobjections de vrit des pratiques ou des discours construits.189 Ce sentiment de linacceptable est suffisant etmoteur pour entreprendre le combat et motiver des actions rflchies. Le GIPayant pass le relais, le temps tait venu de se questionner sur le pourquoi decet intolrable, sur lhistoire de ce seuil dintolrance.Les premiers gestes deFoucault sont militants, ils sont des fronts dattaque parce que ; les analysesquil entreprend par la suite sont des interrogations sur le pourquoi : Pourquoi leGIP ? Pourquoi la prison ?Tel est l'thos philosophique de Foucault : une mise l'preuve des alternativespossibles, un acte de courage pour penser autrement et agir autrement. L'thosphilosophique de Foucault est une attitude qui entreprend de savoir qui noussommes aujourd'hui. Ensuite, il se caractrise par la constitution d'une relationentre soi et l'actualit. Enfin, il est indissociable du franchissement possible.contingence du prsent et le diagnostiquer comme le rsultat d'unprocessus historique. Si Foucault refuse de se faire conscience ou porte-parole,sil ne dit pas comment rejeter ce que nous sommes ou comment ne pas tregouverns comme cela, il est possible dapercevoir dans ses diffrentesinvestigations philosophiques et politiques un certain nombre de pistes quipermettent de trouver les moyens de rsister contre ce que nous refusons :(190)entre autres, une attitude spcifique que nous appellerons un travail dedsindividualisation.Ce travail de dsindividualisation combat les formes de subjectivit de notreprsent et vise la reconstruction d'une subjectivit propre en refusant le typed'individualit impos. La question est : comment pouvons-nous treautrement que ce que nous sommes aujourd'hui ? Il nous faut imaginer etconstruire ce que nous pourrions tre : non pas nous demander commentaffranchir l'individu des relations de pouvoir ? mais plutt comment nouslibrer du pouvoir de l'individu ? Le sujet est un objet historiquement constitu et la discipline a produit uneconstruction particulire, une forme de subjectivit spcifique : l'individu.Si la constitution du sujet estindissociable des relations extrieures de pouvoir-savoir, elle lest galement dela possiblit de rompre avec. Diffrentes techniques permettent en effet de seconstituer comme sujet de sa propre existence. Le travail dedsindividualisation est une des modalits de ce franchissement possible. Le(191)XIXme sicle a cr l'individu : il faut s'arracher ce sicle et cetteconstruction historique bien relle. Pour lutter contre cette individualisation lieau pouvoir dsindividualis, Foucault use, entre autres, dune modalitsingulire : lanonymat.Ds le dbut de sa leon inaugurale au Collge de France prononce le 2dcembre 1970, Foucault rve d'anonymat : Plutt que de prendre la parole,j'aurais voulu tre envelopp par elle, et port bien au del de toutcommencement possible . Dans cette institution o rsonne la parole duprofesseur nomm et identifi, Foucault rve d'une pense autonome quin'existe que par elle-mme et pour elle-mme.192 L'anonymat ne dcoule pas icid'une volont de se cacher, il s'incorpore une lutte dsindividualisante.L'anonymat (ou le pseudonymat) est, dans ce cas, une modalit pour fairel'exprience de soi en tentant de se dprendre de soi par la troisime personnedu singulier. L'individualit et l'identit sont dnonces comme produits dupouvoir disciplinaire et de normalisation.Au sein du Groupe d'Information sur les Prisonsgalement, cette exigence danonymat est prsente. Michel Foucault en 1972parle dun renoncement la personnalisation , cest--dire quil nexiste auGIP, prcise-t-il, aucune organisation, aucun chef, on fait vraiment tout pourquil reste un mouvement anonyme qui nexiste que pas les trois lettres de sonnom 2. Le GIP a pour objectif de transformer les expriences singulires desprisonniers en savoir collectif. Or, quest-ce quun savoir collectif si ce nest uneparole anonyme, non identifie et non identifiable ? La parole est celle desprisonniers de droit commun dont les noms, les matricules et les crimes193 disparaissent au profit dun combat pour la vrit. Les prisonniers saffirmentcomme subjectivits politiques en lutte contre les processus individualisants.Enfin, Surveiller et punir, de par son criture, peut sinscrire galement dans lalutte foucaldienne de dsindividualisation. Lorsque Foucault use d'un styleclatant pour dpeindre les supplices et d'un vocabulaire impersonnel et froidpour dcrire les processus panoptiques, ne cherche-t-il pas s'effacer pour nelaisser place qu' l'histoire raconte ? L'criture doit tre au service de cequ'elle narre afin que le livre lui-mme s'efface pour devenir outil. Foucault ditvouloir crire pour navoir plus de visage, il souhaite seulement que ces travauxsoient des cocktails Molotov . Surveiller et punir doit servir entre autres auxpersonnels pnitentiaires afin qu'ils ne sachent plus quoi faire 1. Le livre estimportant par l'effet qu'il produit sur ceux qui travaillent au sein mme del'institution : que les actes, les gestes, les discours qui jusqu'alors leurparaissaient aller de soi, deviennent problmatiques, prilleux, difficiles . DansSurveiller et punir, le travail de l'criture est heuristique. L'criture de Foucaultdoit permettre au lecteur de voir et de comprendre, elle est traverse d'imageset de figures. L'criture sans identit, l'instar de la parole anonyme, ne devraitexister que par elle-mme et pour elle-mme. Elle serait quelque chose quipasse et nous transforme. Cette criture est une arme de lutte par l'informationqu'elle expose, elle est un support : lessentiel rside dans leffet et lusage quele livre suscite.