bergson et la science moderne (fin), par ram linssen

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  • 7/28/2019 Bergson et la science moderne (fin), par Ram Linssen

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    Bergson et la Science moderne(Suite )

    Pour comprendre quel point Bergson est un prcurseur, il fautdiviser lhistoire de la pense humaine en deux phases.

    Une phase statique, qui dbuta avec lhomme et se termina lors delapoge de la puissance mentale, et une phase dynamique, ou les notionsde choses et dobjets solides, disparaissent au profit de valeurs essen-tiellement dynamiques de lUnivers.

    Lintelligence incarne la puissance statique, divisante, morcelanteet analy tique. L intuition au contraire est dynamique, sy nthtique.

    Si nous devons en croire de nombreux penseurs et psychologuesmodernes, lhumanit inaugure prsentement le rgne de lintuition.

    Bergson, il y a 60 ans, mettait dj la mme opinion :

    U ne humanit complte et parfaite, dit il, serait celle o l intuitionet lintelligence atteindraient leur plein dveloppement.

    Plus la philosophie avance, plus elle saperoit que lintuition estlesprit mme, et en un certain sens la vie mme (E . C . p. 29 0).

    L intelligence sy dcoupe par un processus imitateur de celui qui aengendr la matire. Ainsi apparat lunit de la vie mentale.

    On ne la reconnat quen se plaant dans lintuition pour aller de l lintelligence, car de lintelligence on ne passera jamais lintuition.

    Les sceptiques, dit Bergson, pourraient dire que nous ne dpassonspas notre intelligence, puisque cest avec notre intelligence, traversnotre intelligence, que nous regardons encore les autres formes de con-science. Et lon aurait raison de le dire sil ntait pas rest autour denotre pense conceptuellement logique, une nbulosit vague, faite de lasubstance mme aux dpens de laquelle s'est form le noy au lumineuxque nous appelons intelligence. L, rsident certaines puissances compl-mentaires de Ventendement, puissances dont nous avons plus qu'un sen-timent confus quand nous restons enferms en nous, mais qui s'claireront

    et se disting ueront quand elles sapercev ront elles mmes l 'uvre.Pour recevoir le message prcieux de ce qui dpasse la pense, il

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    faut donc procder cet effacement de nous mmes, devant la prsenceintrieure, qui tel un T moin S ilencieux, prside en observ ateur impassibleau dfil de nos images incessantes.

    C'est cet effacement que le psychologue Carlo Suars fait appel,lorsqu'il dit que nous devons tre pleinement lucides, totalement absents nous mmes, et prsents au monde. En un mot, une fentre ouverte,ici la surface, o jaillit la lumire des profondeurs.

    Mais il sagit dun veil de tous les instants. Si nous voulons vivrerellement, il nous faut faire passer tous les automatismes inconscientsde la pense ; il nous faut abandonner toutes les tendances statiques denotre tre.

    Exister, dit Bergson, consiste changer, changer se mrir, semrir se crer indfiniment soi mme.

    Nos errements et nos illusions proviennent des dformations de lin-telligence, qui nous reprsente des choses et des tats statiques l oil ny a que des changements, et des actes dynamiques, qui nous repr-sente des sparations, des divisions, l o il ny a que continuit et unit.

    Il n'y a pas de chose, nous dit Bergson, il n'y a que des actions.

    Si je considre le monde o nous vivons, je trouve que lvolutionautomatique de ce T O U T li d'aspect statique, est de laction qui sedfait, et que les formes imprvues, daspect dynamique, quy dcoupe lavie, reprsentent de laction qui se fait. Or, jai tout lieu de croire que lesautres mondes sont analogues au ntre.

    Si, partout, cest la mme .espce daction qui s accomplit, soit quelle

    se dfasse, soit qu'elle tente de se dfaire, je parle dun centre, d'o lesmondes jailliraient commfi les [uses d'un immense bouquet, pourvu que

    je ne donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuit dejai llis sement.

    Dieu ainsi dfini, n'a rien de tout [ait, il est pie incessante, action, libert. La cration ainsi conue n'est pas un mystre, nous Vexpri mentons en nous, ds que nous agissons librement

    Le secret de la libert vritable, rside pour Bergson, dans la capacitque lon a de sinsrer parfaitement dans le dynamisme perptuellemntrenouvel de cette cration constante.

    L univer s des apparences forme bien lensemble des dbris teintsdune fusle perptuellement fuyante, qui est Dieu.

    Et toutes les fois que nous n'agissons pas de faon profondmentindividuelle, nous nous cartons du sillage lumineux de lternelle fusequi nous anime et nous soutient, qui anime et soutient toutes choses.

    La libert vritable, nous dit Bergson, rside dans le fait de vivredans le temps qui scoule, et non dans le temps coul.

    Mais vivre dans le temps qui scoule exige de notre part une atten-tion soutenue, un tat dobservation intense, continuellement en veil,attentif nous dissocier instantanment de tout ce qui aurait tendance

    nous loigner de la fuse div ine elle mme, pour nous perdre dans sonsillage. Etre ou ne pas Etre (Shakespeare).

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    Et le grand coupable de cet garement hors du Prsent Eternel dunEclair prodigieusement vivant quel estil ? C'est le mental.

    La pense sinterpose entre la fluidit continuelle du mouvement

    de la V ie et nous mmes. E lle nous fait fuir le Pr sent. La pense nousprojette soit dans le pass, soit vers le futur.

    C est la pense qui f igi, qui cristallise, qui sattache, qui conserve,qui arrte ou tente darrter ce qui est essentiellement vivant, qui rigearbitrairement deis cloisons tanches et des divisions, l o il ny aquunit dun tout harmonieux , c'iest la pense qui cra la notion dechose, pour mieux nous perdre dans lespace, nous accrochant aux choses.

    La chose, dit Bergson, rsulte dune solidification opre par notreentendement. Il ny a jamais d'autres choses que celles que lentendementa constitues.

    Les choses, dit il, se const ituent par la coupe instantane que l enten-dement pratique un moment donn dans un flux dynamique, et dequi est mystrieux quand on compare entrelles les coupes statiques,devient clair quand on se reporte au flux. (P. 271.)

    Essayons de voir, nous dit Bergson, non plus avec les yeux de la seule intelligente qui ne saisit que le tout [ait et qui regarde du dehors,mais avec lesprit, je veux dire avec cette [acuit de voir qui est imma-nente la [acuit d'agir. Tout se remettra en mouvement, et tout sersoudra en mouvement. C est cette mise en vidence d'un dynamisme

    profond et continu, que s'attache toute loeuvre de Bergson.

    L'lan de vie dont nous parlons, dit il (p. 273), consiste dans une

    exigence de cration. Il ne p'aut crer absolument, car il rencontre devantlui de la matire, c'est dire un mouvement inverse du sien. Mais il sesaisit de cette matire) et il tend y introduire la plus grande sommepossible d'indtermination et de libert.

    C est bien ce que dmontre toute la biologie moderne. T oute l vo-lution consiste crer des tres de plus en plus indpendants des contin-gences du milieu extrieur. L tre n'atteindra le max imum d.e libert, quelorsque toutes ses racines physiques et psychiques seront tributaires seu-lement de la source intrieure et profonde qui demeure enfouie dans sapropre conscience. L se rvle la suprme libert d'un monde chappant tout dtrminisme, car l peut se percevoir le flux indivis et homogne

    de la dure relle qui est libert.La science moderne nous enseigne que dans les profondeurs de

    l'atome, nous nous trouvons devant un monde qui chappe toute expli-cation mcaniste. Toutes les lois traditionnelles de dtermination decausalit, d indiv idualit s ef fondrent dans l essence profonde de la matire.

    C est ce qua mis en vidence le savant Heisenberg , dans son fameuxprincipe dind!t.ermination, par lequel il savre impossible de dterminerparfaitement, la position d'un corpuscule atomique paralllement saquantit de mouvements.

    L essence des choses chappe donc au dterminismle.

    L intuition tant dfinie par Ber gs on comme la capacit d appr-

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    cier l essence des choses, la plus grande sommie d indterminis me et dede libert appartiendra bien ceux qui, dpassant les dformations dela pense, parviennent saisir la ralit dynamique de la V ie dans lapuret originelle de sa spontanit divine.

    C'est la conqute de cette ralit dynamique, que tend tout leffortde Bergson.

    Il dsire nous montrer que la vie psychologique nest pas une multi-plicit, qu elle transcende, et le mcanique et l'intel lig ent, mcanisme etfinalisme nay ant de sens qua l o il y a multiplici t distincte, l oil y a spatialit.

    L intelligence ne dans l espace, est toujours prise aux piges del espace. S on rle est d'ex pliquer, d'objectiver. Mais cette mission luiconfre une dformation professionnelle qui nous fait commettre de tra-giques erreurs de jugement. Il faut que la pense cesse dextrioriser. Il

    faut quelle se taise, quelle rentre en elle mme. L ors qu'elle ex triorise,elle vit sous la magie de ses propres crations. Elle vit dans du cr. Ellevit par consquent dans lespace. Il faut que nous apprenions rentreren nous mmes, pour dcouvr ir C E qui au del de nous mmes et au delde nos penses n est pas reflt, n'est pas ex trioris. C E L A qui n estle reflet de R IE N , est S A propre ralit, C E L A , essentiellement vivantscoule librement, spontanment, libre de la cause et de l effet, cest ladure relle.

    Dans cette homognit seule, se trouve la libert qui peut affran-chir lhomme du mirage des illusions que cre sa pense! dformante.Dans cette ralit profonde, non objective, non droule dans l'espace,

    se trouve lhomognit. Et dans lhomognit seule, se trouve l'infinitude et la libert, car lhomogriit, interdit leis rapports entre partiesdistinctes, les parties distinctes et la multiplicit nexistant pas dans cequi est homogne.

    La Libert dit Bergson, se produit dans le temps qui scoule, etnon dans 1 temps coul. Il s'agit de saisir sa source vive, llan per-ptuel de vie qui nous anime et non de poursuivre les reflets vanescents.Il sagit donc de dpasser la pense pour vivre au del de la pense, lasuprme srnit et le silence prodigieux, qui rgnent aux ultimes pro-fondeurs de tous les tres.

    Bergson dfinit bien, cette dualit de notre tre (p. 178. Essai D.I.):

    Il y aurait donc deux moi diffrents dit il dont l un serait commela projection extrieure de l'autre. Nous atteignons le premier par une

    .rflexion approfondie, qui nous fait saisir nos tats internes comme destres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des tats rfractaires la mesure, des tats qui se pntrent1les uns les autres, et dontla succession dans la dure n a r ien de commun avec la juxtapositiondans lespace homogne. Mais les moments o nous nous ressaisissionsainsi nous mmes sont rares, et cest pourquoi nous sommes rarementlibres. L a plupar t du temps, nous vivons ex trieurement nous mmes,nous napercevons de notr e moi que son fantme dcolor, ombreque la pure dure projette dans 1,espace homogne... Notre existence

    se droule donc dans lespace! plutt que dans le temps : nous vivonspour le mondt extrieur plutt que pour nous : nous parlons plutt que

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    nous pensons, nous sommes agis plutt que nous n'agissons nous mmes.A g ir librement dit il, c'est reprendre possession de soi, c'est se replacetdans la pure dure ... p. 184 Mais, si nous sommes libres toutes les[ ois que nous voulons rentrer en nous mmes, il nous arriv e rarement

    de le vouloir .

    Rentr er en soi mme sous entend ne puiser qu C E qui perptuel-lement mouvant et dynamique, nous inonde dune richesse qui sembleinpuisable. Il faut renoncer aux cultes extrieurs. Il faut pour celadnuder son esprit et procder cette rvolution totale, qui bouleversede fond en combk toutes les assises dune pense traditionnelle. Il fautdevenir au dedans de soi lennemi de toute systmatisation, un dangerpour tout cristallisation. Il faut, avec une tnacit de tous les instants,un veil continu, rester au sein de la masse, sans subir la psychologiede la masse, au sein des corruptions de la pense sans en subir lesdformations . Il faut cet effet, rester libre de tout dog me1, de touteimposition extrieure quelle quelle soit, non pour permettre de vivre sa guise la ralisation dchane de ses plus basses aspirations, maisau contraire pour couter avec une attentive ferveur les influx infini-ment prcieux dune Prsence Souveraine, qui dpasse la pense. Maislaccs de cette route de Lumire nappartient qu ceux qui sont suffisament riches de coeur pour supporter la solitude. La route nest ouvertequ' ceux dont la virilit mentale est suffisante, pour ne pas se laisserembourber dans l'enrgimentement de la pense. On ne peut pas enfer-mer la V ie dans un systme. Ell e brise les cadres quels qu'ils soient.

    Le but que Bergson poursuit, est de nous inciter cette Libertsuprme que lon ne peut acqurir qu'au prix du renoncement lgosme.Ca r renoncer aux travestissements continuels de la pense, cest renoncer l goisme. C est renoncer aussi l illusion du temps. Ca r le temps nenat que dans la pense. Il existe une impulsion cosmique, une vie uni-verselle dont tout tre vivant est le dpositaire, par le simple fait quilvit. Il nous appartient de devenir les auxiliaires conscients de cette pous-se cosmique, dont le caractre irrsistible a si bien t traduit par Berg-son lui mme. (p. 293 Ev . Crt.)

    Depuis les premires origines de la vie dit il, jusquau temps ounous sommes, il existe une impulsion unique, indivisible.

    T ous les viv ants se tiennent, et tous cdent la mme formidable

    pousse. L animal prend son point dappui sur la plante, l homme che-vauche sur lanimalit et lhumanit entire est une immense arme quigalope ct de chacun de nous, en avant, et en arrire de nous, dansune charge entranante capable de culbuter toutes les rsistances et de franchir bien dtes obstacles, mme peut tre la mort.

    Mme peut tre la mort dit B ergson lui mme...

    Oui, E nous appartient, nous qui sommes ns il y a quelques ans,et qui mourrons dans quelques ans, de saisir au dedans de nous la tracede cet Eclair Eternel, qui na ni commencement, ni fin et qui ntant pasn, nest pas soumis la mort.

    A nous, humbles poussipes, appar itions phmres qui vivons dansle temps et lespace, il appartient de nous insrer dans le sillage Lumi-

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    neux de la Ferie Divine, pour autant que noua ayons le courage etl'audace de dpasser nos gostes limites.

    Il nous appartient de nous faire les auxiliaires de cette charge entra-

    nante dont parle Bergson, de cette pousse irrsistible, capable de cul-buter toutes les rsistances, capable de nous hisser au del de nousmmes, pour tendre enfin vers cet ultime sommet de Lumire, de Puis-sance, d'intelligence et d'Amour qui est DIEU.