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BILAN POUR LE RAPPORT SCIENTIFIQUE FINAL
Tâche 13. Analyse de la dynamique d'intégration des
connaissances scientifiques et techniques et des conditions de leur acceptabilité par les acteurs professionnels et du développement agricole
Les dispositifs de recherche et le pathosystème Bemisia Tabaci / TYLCV sur tomates sous serre
Contribution à une lecture sociologique de la mise en gestion des
bioagresseurs invasifs: description des systèmes de connaissances en
Roussilon et en région Catalogne Espagnole
Marc BARBIER, Giovanni PRETE et Hélène GRELA
Avril2010
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Contributeurs à la recherche
Chercheurs participants
Giovanni PRETE (Doctorant INRA et IEP Paris /CSO – Directeur de la thèse : E.Friedberg ;
encadrants : M.Barbier et O.Borraz) de (2006 à 2008)
Marc BARBIER (Directeur de Recherche INRA – UMR SADAPT puis UR SenS 1326)
Participants à la recherche
Niedden J. (2008 – 6 mois) Master M2- Sciences-Po CSO sous la direction de Marc
BARBIER) – Rapport de stage.
Grela H., (2007 – 4 mois). Chargé d’étude sur la prise en charge du pathosystème "Bemisia-
TYLCV" en Catalunya. Rapport de mission sous embargo, project « ANR-05-PADD-004,
BemisiaRisk ».
Rebolledo MC., (2006 – 3 mois). Master M1 – AgroParisTech sous la direction de Marc
BARBIER - Identification de la gestion du problème Bemisia/TYLCV en Catalogne
Espagnole : Travail exploratoire, Rapport de stage de mémoire de stage de M1.
Remerciements
Les travaux présentés ici n’auraient pu avoir lieu sans le soutien, la confiance et les
discussions des collègues du projet BemisiaRisk/Climbiorisk. Il convient de les remercier et
tout particulièrement Jacques Fargues, Benoit Jeannequin, Frédéric Pélegrin, Olivier Bonato
et Rosa Garbara.
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SOMMAIRE
Chercheurs participants
Remerciements
Partie 1. La prise en charge du pathosystème "Bemisia-TYLCV" en Roussillon
1. Introduction
2. La difficile mise en dispositif de l’épidémio-surveillance
2.1. L’arrivée d’un problème phytosanitaire porteur d’incertitudes
2.2. Une surveillance difficile
2.4. Une surveillance « professionnelle » confinée
3. L’épidémio-surveillance « au concret » comme travail d’intermédiation
3.1. La collaboration aux entre Mondes sociaux
3.2. Deux intermédiaires dans la surveillance
3.3. Un travail d’intermédiation en tension
3.4. Une surveillance fragile
Partie 2. La prise en charge du pathosystème "Bemisia-TYLCV" en Catalogne
Introduction
I. Méthodologie de l’étude empirique.
II. Bemisia tabaci: un marqueur des pratiques LPI en Catalogne
1. Présentation du terrain : un système de connaissance en contexte
2. La protection biologique et intégrée appliquée aux cultures de tomates et le système
horticole professionnel local
2.1. Emergence d’un projet de recherche sur la lutte intégrée au sein d’un milieu agricole
2.2. Exister en tant que Service Sanidad Vegetal : miser sur la Production Intégrée.
III. La prise en charge du problème Bemisia-TYLCV : une approche bicéphale (IRTA-
Administration) d'un problème "déjà vu".
1. Pour lutter contre Bemisia et le TYLCV, la Catalogne mobilise les acquis de la "crise des
Trialeurodes"
1.1. Bemisia-TYLCV : un pathosystème attendu et connu.
1.2. Des producteurs catalans échaudés mais réceptifs.
1.3. Une réponse collective immédiate : la prospection de toutes les exploitations
2. Les effets positifs de l'approche bicéphale IRTA-Administration.
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IV. Quelle généralité pour le modèle de lutte intégrée contre les mouches blanches
affectant les cultures de tomate du Maresme.
1. La production des connaissances au département de Protection des Végétaux de l'IRTA-
Cabrils.
2. La diffusion des connaissances du département de Protection des Végétaux de l'IRTA-
Cabrils
3. L'Andalousie, un dangereux porte-parole pour l'IRTA-Cabrils ?
Conclusion
CONCLUSION GENERALE
Bibliographie
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Partie 1. La prise en charge du pathosystème "Bemisia-
TYLCV" en Roussillon
1. Introduction
Depuis le début des années 1990, le développement des maladies émergentes s’est
imposée comme un des enjeux majeurs de ce siècle. Cette mise sur les agendas politiques,
médiatiques et scientifiques de la question des emerging diseases se traduit par une
multiplication de discours normatifs sur la gestion des problèmes sanitaires et
environnementaux qui mettent l’accent sur la nécessité de renforcer les activités de
surveillance1. Cette évolution ne concerne pas uniquement le domaine de la santé humaine et
animale. Dans le domaine végétal, il existe aujourd’hui des normes internationales (IPPC) et
un ensemble de projets internationaux2 qui visent à encadrer les activités de surveillance des
maladies émergentes, que celles-ci soient qualifiées d’espèces invasives, exotique, ou
nuisibles3. Dans cette littérature, l’une des conditions les plus souvent soulignées de la
réussite des dispositifs de surveillance est l’existence de collaborations étroites entre les
personnes concernées par le problème sanitaire. Il est ainsi souvent noté que les organisations
officiellement en charge des activités de surveillance ayant des moyens humains et matériels
limités au regard de leur tâche, la surveillance d’un espace géographique est toujours partielle
et repose sur la participation d’acteurs variés: administrations bien sûr, mais également
épidémiologistes, éleveurs ou producteurs de plants.
1 Dans le domaine sanitaire –et plus particulièrement dans les domaines de la santé humaine et de la santé animale- il existe plusieurs tentatives définitionnelles et typologiques de la surveillance (voir par exemple(Dufour and La Vieille 2000; Thurmond 2003). Nous emploierons dans le texte indifféremment les termes de surveillance et d’épidémiosurveillance pour décrire un ensemble assez large d’activités à savoir « toute activité de collecte et de compilation de données sur la présence et le développement d’un pathogène dans une zone géographique délimitée ». 2 Voir par exemple les Projet DAISIE, INVASIVE SPECIES, ou le programme Biovigilance du Ministère de l’Agriculture français(Delos, Hervieu et al. 2005). 3 Certains sociologues s’interrogent même sur la possibilité sur la pertinence de construire des « Surveillance studies »(Marx 2007).
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Ces acteurs ont potentiellement des intérêts très contradictoires au regard du phénomène qu’il
s’agit de surveiller et la collaboration entre eux n’a rien d’évident. La question de la réussite
ou de l’échec d’un dispositif de surveillance renvoie donc à la question plus générale des
conditions de la collaboration entre acteurs interdépendants, aux intérêts divergents, et qui
appartiennent à différentes organisations ou mondes sociaux.
En s’appuyant sur une enquête menée dans l’étude d’un cas dans le domaine de la santé
végétale, nous montrerons que cette collaboration repose en grande partie sur l’activité
d’acteurs que nous qualifierons d’acteurs-médiateurs. En nous inspirant des travaux
sociologiques qui ont abordé la question des acteurs intermédiaires entre organisations,
groupes, mondes sociaux, ou systèmes d’acteurs, nous montrerons qu’ils partagent certaines
caractéristiques qui leur permettent de faire exister les réseaux informels dans lesquels la
surveillance se réalise concrètement. Cependant, nous serons amené à souligner la nécessité
de ne pas sous-estimer la tension qui accompagne le travail d’intermédiation de ces acteurs et
la difficulté qu’il y a à interpréter ce travail dans une perspective stratégique.
Cet article est basé sur un travail d’enquête approfondi mené depuis 2004 en utilisant des
techniques variées. Nous avons rencontré plus de 70 personnes dans le cadre d’entretiens
semi-directifs, de manière parfois répétées. Nous avons également pu assister à des réunions
regroupant plusieurs des acteurs interrogés. Enfin nous avons collecté, à chaque fois que cela
était possible, des documents d’archives permettant de tracer l’activité de ces personnes
depuis la fin des années 1990. Pour orienter notre enquête et le traitement des données
collectées nous nous sommes inscrits dans le cadre d’une sociologie inductive ancrée, et plus
spécifiquement sur le courant de l’Analyse Stratégique des Organisations (Crozier and
Friedberg 1977). L’intérêt d’une telle démarche est quelle ne délimite pas à priori ni les
acteurs dont la prise en compte est pertinente à la compréhension d’une situation, ni les
enjeux et motivations qui font agir ces acteurs. En ce sens, elle rend possible, au cours du
processus de recherche, la découverte d’acteurs et de processus non anticipés par l’enquêteur
sociologique et donc de mettre en évidence des aspects peu étudiés des situations observées.
Elle met également l’accent sur les pratiques des acteurs et permet donc d’interroger les
catégories utilisées par les acteurs en liant leurs représentations à leurs pratiques.
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2. La difficile mise en dispositif de l’épidémio-surveillance
2.1. L’arrivée d’un problème phytosanitaire porteur d’incertitudes
Dans cette première partie nous allons montrer la difficulté à faire collaborer des acteurs
hétérogènes dans des dispositifs d’épidémiosurveillance. Comme nous allons le voir, cette
difficulté tient au fait que toute information collectée dans le cadre de tels dispositifs peut être
mobilisée pour orienter des décisions relatives à la gestion des problèmes surveillés, vis-à-vis
desquelles il n’y a pas nécessairement accord entre les acteurs concernés4.
Par souci de clarté, nous allons présenter rapidement certains de ces acteurs avant de rentrer
dans le détail de leurs interactions. Pour ce faire, nous allons les regrouper en trois grandes
catégories –Recherche, Professions, Administration. Ces trois catégories sont utilisées de
manières récurrentes par les acteurs à la fois au cours des entretiens que nous avons eu et dans
le cadre des interactions entre eux. Le fait que nous mobilisions ces catégories ne signifie pas
que nous pensions qu’elles soient complètement adéquates pour définir les phénomènes qui
nous intéressent. Au contraire, notre démonstration vise à souligner l’importance d’acteurs
dont les activités montrent qu’ils peuvent être rattachés simultanément à plusieurs de ces
catégories. Cependant, nous cherchons ainsi à insister ainsi sur la capacité qu’ont ces
catégories à structurer les actions des acteurs :
1/les acteurs de l’Administration : il s’agit ici du Service de la Protection des Végétaux (PV,
qui dépend du Ministère de l’Agriculture. Il est chargé d’appliquer les normes internationales
(principalement l’IPPC), européennes (directive 2000/29/CE5) et nationales relatives à la
santé des plantes. Il s’appuie sur les agents des Services Régionaux de la Protection des
Végétaux pour mener son action et, plus particulièrement dans le cas étudié, sur une antenne
locale du SRPV qui se trouve située au cœur de la zone contaminée. Cette action s’inscrit
4 Par acteurs concernés nous entendons ici nous référer aux acteurs qui se sont révélés être actifs dans les systèmes d’acteurs concret mis en évidence au cours de l’enquête. Il serait évidemment intéressant de s’interroger sur les raisons de l’absence de certains acteurs dans ces systèmes alors que leur participation pourrait être attendue. Cette réflexion dépasserait cependant l’objectif de ce papier. 5 Bemisia et le TYLCV sont des organismes de quarantaine. A ce titre, les plants de tomate qui entrent en France doivent être accompagnés d’un Passeport Phytosanitaire qui atteste de leur propreté au regard du virus et de l’insecte.
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dans un cadre réglementaire ad-hoc (voir encadré 1) qui définit, à partir de 2002, les modalités
d’application de la Lutte Obligatoire pour le TYLCV (si la contamination est supérieure à 1
plant pour mille, la totalité de la parcelle ou de la zone contaminée doit être arrachée) et il
rend également obligatoire la lutte contre Bemisia Tabaci en pépinières et sur cultures dans
les périmètres de lutte.
Encadré 1 Situation en 2000 :
+Bemisia Tabaci est un organisme de quarantaine à l’exportation intracommunautaire vers des zones protégées
(DK, IRL, PL, UK, S, FIN) et à l’importation des pays tiers (populations non européennes) et un parasite en Lutte
Obligatoire sous certaines conditions (en liste B)
+Le TYLCV est un organisme de quarantaine sur plant de tomate. Il est listé en annexe de la Directive
2000/29/CE ainsi que dans l’arrêté du 2 septembre 1993 relatif au contrôle sanitaire des végétaux et produits
végétaux
A ce titre :
Les plants de tomate doivent être mis dans le territoire français et communautaire avec un passeport
phytosanitaire européen (PPE) qui atteste du respect des exigences de l’arrêté (annexe IV A II). Il est également
un parasite de Lutte Obligatoire par l’arrêté du 31 juillet 2000 dont les conditions de lutte sont définies par l’arrêté
du 8 juillet 2002.
+ Le ToCV, le TICV le CYSDV et le CVYV ne sont pas des organismes de quarantaines.
Situation en 2002 :
+ l’arrêté du 13/02/2002 classe le ToCV, le TICV le CYSDV et le CVYV comme parasites de Lutte Obligatoire
+ l’arrêté du 8/7/2002 définit les modalités d’application de la Lutte Obligatoire pour le TYLCV, le ToCV, le TICV le
CYSDV et le CVYV. Il précise notamment les modalités d’arrachage pour les différents virus . En production
l’arrachage dépend du taux de contamination : pour le TYLCV, le CYSDV et le CVYV, si la contamination est
supérieure à 1 plant pour mille, la totalité de la parcelle ou de la zone contaminée doit être arrachée ; pour le
ToCV et le TICV, l’arrachage est limité, moyennant suivi, aux plantes présentant des symptômes. Il rend
également obligatoire la lutte contre Bemisia Tabaci et Trialeurodes Vaporarium en pépinières et cultures sur les
périmètres de lutte.
2/Les acteurs de la Profession : La « Profession » est une catégorie particulièrement large.
Elle regroupe :
- Des animateurs des deux syndicats professionnels les plus implantés chez les maraîchers dans la zone
- Des représentants des Organisations de Producteurs (OP). Ces organisations représentent les producteurs dans des comités économiques officiels et gèrent des aides financières allouées aux producteurs par l’Union Européenne.
- Des techniciens qui appuient les maraîchers dans la conduite de leurs serres et qui dépendent : soit de la Chambre d’agriculture, une organisation consulaire qui a vocation à apporter un soutien technique et administratif à tous les producteurs ; soit de la SICA-CENTREX, une station professionnelle locale financée en grande partie par la Chambre d’agriculture qui expérimente des techniques de production adaptées
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au contexte local ; soit d’un Groupe de Développement agricole (GDA), c'est-à-dire un groupe d’agriculteurs regroupés pour collectiviser le financement d’un technicien ; soit des Organisations de Producteurs : financés par les OP, ces techniciens assurent le suivi des producteurs membres des OP qui les embauchent.
3/Les acteurs de la Recherche : il s’agit ici principalement d’agents de l’INRA, le principal
Institut de recherche agronomique en France. Deux équipes de l’INRA sont plus
particulièrement mobilisées dans la situation étudiée : un groupe de chercheurs –l’équipe
Population- spécialistes de Lutte Biologique et de gestion des populations. Ces chercheurs
collaborent avec un deuxième groupe : des ingénieurs agronomes, très investis dans la
promotion de la Lutte Intégrée depuis de longues années, ils sont basés dans une station
expérimentale en maraîchage dans la zone du foyer.
Ces acteurs vont être confrontés, à une épidémie de Tomato Yellow Leaf Curl Virus (TYLCV),
déclarée officiellement en 2003 dans un département français. Dangereux virus pour les
plantes de la famille des solanées et plus particulièrement les cultures de tomates, le virus
TYLCV est exclusivement transmis par un aleurode, Bemisia Tabaci6. La présence de ce virus
dans d’autres pays européens, depuis la fin des années 1990, puis la découverte d’un cas isolé
en 1999 dans un autre département français, enfin le développement de l’aleurode Bemisia
Tabaci en France, à partir de 2000, avaient alerté sur la possibilité d’un évènement comme le
foyer de 2003. Cette année là, le service de la Protection des végétaux (la PV), réalise une
prospection systématique des exploitation : dès le mois de juillet, ce sont plus du tiers des
producteurs de tomate sous serres qui sont touchées par le virus7.
Plusieurs incertitudes accompagnent ce constat : par exemple, le virus est-il présent
durablement dans la zone de production ? Si non, sa présence exceptionnelle est-elle liée à
une introduction accidentelle –par l’importation de plants contaminés -, ou à la chaleur de
l’été caniculaire qui a favorisé le développement du vecteur du virus ?
6 Un aleurode ou mouche blanche est un insecte ravageur mesurant de 1 à 2 mm de long à l’âge adulte. Polyphage, il se nourrit en piquant et en suçant la plante hôte sur laquelle il se trouve. Plusieurs espèces d’aleurodes existent, Trialeurodes Vaporariorum et Bemisia Tabaci sont présents en France. Bemisia occasionne des dégâts directs qui fragilisent les plantes. Il est porteur de nombreux virus dont le plus dangereux est le TYLCV. Sur tomate, le TYLCV provoque un jaunissement et/ou un enroulement des feuilles. Infectée, le développement de la plante est bloqué et la plante ne produit plus de fruits. L’insecte, à l’état de larve ou d’adulte, acquiert le virus en s’alimentant 15 à 30 minutes dans les tissus d’une plante virosée. Après 21 heures de latence il peut transmettre le virus durant toute sa vie, et des études sont menées pour savoir dans quelle mesure il peut le transmettre à sa descendance. 7 La France produit alors 550000 tonnes de tomate en frais par an, plus de 80% sous serres. Dans la zone concernée, il y a environ 150 producteurs de tomates sous serre en 2003.
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La résolution de ces incertitudes passe par la mise en place d’un dispositif
d’épidémiosurveillance qui permettrait d’évaluer la progression de la maladie, son maintien
pendant l’hiver, en extérieur et dans les serres, ou encore de collecter des échantillons
d’insecte et de virus pour tenter, aux moyens d’outils génétiques, d’en retracer l’origine.
Pourtant, le cadre réglementaire mis en place pour faire face au problème TYLCV rend très
difficile la mise en place d’un tel dispositif.
2.2. Une surveillance difficile
Des mesures réglementaires drastiques visant à l’éradication du problème phytosanitaire rend
difficile la circulation des informations sur l’état sanitaire des cultures entre différents groupes
d’acteurs concernés.
En 2000 et 2002, les autorités sanitaires ont rédigé des arrêtés de Lutte Obligatoire (arrêté du
31 juillet 2000, arrêtés du 13 février et du 8 juillet 2002) qui visent à éradiquer le virus et qui
impliquent, notamment, que soit arrachée toute parcelle de culture constatée contaminée par
le TYLCV à un taux supérieur à 1 plant pour mille. Cependant cette mesure ne s’accompagne
pas de garanties quant à des indemnisations en cas d’arrachage forcé. Aussi, la remontée
d’information des producteurs vers les services administratifs est rendue très problématique.
En effet, pour ces agriculteurs qui produisent essentiellement dans des serres représentant des
investissements considérables, remonter l’information expose au risque coûteux de devoir
arracher ou –de manière plus indirecte- de se faire accuser devant un tribunal par un voisin
d’être responsable d’une infestation dans sa serre8. Les producteurs préfèrent donc garder
secret l’état sanitaire de leurs serres et interdisent aux techniciens qui y ont accès d’en faire
état à des personnes tierces. Ainsi, bien que les textes de lois soulignent que toute découverte
du TYLCV doit être notifiée aux services officiels sous peine d’amendes lourdes et de prison,
la PV doit elle-même faire des prospections dans les serres pour obtenir de l’information sur
l’état réel de la situation sanitaire. Ayant des moyens matériels et humains limités pour
réaliser ces prospections, l’administration estime ne pas avoir une vision adéquate de la
présence et de la progression du virus.
Cette difficulté est soulevée à plusieurs reprises dans des rencontres qui réunissent les
représentants des pouvoirs publics et les représentants syndicaux des producteurs: les
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premiers conditionnant une discussion sur des indemnisations en cas d’arrachage à une
transparence sur l’état sanitaire des serres ; les seconds conditionnant la remontée de
l’information à des garanties d’indemnisation.
Si le cadre réglementaire rend difficile la mise en place d’un dispositif d’épidémiosurveillance
animé par l’administration de la PV, il rend également problématique tout dispositif de suivi
épidémiologique qui serait mis en place dans le cadre de programmes de recherche.
Pour les acteurs de la recherche, mener des activités scientifiques sur les organismes de
quarantaine implique des contraintes particulières : les expérimentations doivent être menées
dans des espaces confinés agrémentés, la circulation des échantillons est soumise à l’obtention
d’autorisations délivrées par l’administration, enfin les chercheurs, comme toute personne,
sont dans l’obligation de déclarer toute détection du pathogène, que ce soit dans un
échantillon ou dans les cultures. Ce dernier point est particulièrement intéressant pour notre
propos. En effet, en 2004, des chercheurs d’une équipe de l’INRA–Population- implantée
hors de la zone de production, réfléchit à la mise en place d’un programme de suivi
épidémiologique. Composée de biologistes spécialistes en virologie et en gestion des
populations qui se sont investis sur la thématique Bemisia/tyclv depuis le début des années
2000, cette équipe veut notamment étudier la présence du virus, à la fois sous serres sur
tomate et dans l’environnement sur des plantes-hôtes sauvages. Pour réaliser ce travail, le
principal problème des chercheurs est l’accès aux lieux –les serres- dans lesquels les
échantillons pourraient être collectés.
Si tu veux pour résumer en deux mots, en France on a des symptômes de TYLCV et on arrache pratiquement la serre et on n’a pas de dédommagements financiers contrairement à beaucoup d’autres calamités agricoles…ça veut dire qu’on est en pleine opacité avec la production, qu’on a des difficultés à aller dans les zones de production, que si, par exemple (Un collègue chercheur) trouve autour des serres du TYLCV, il va être obligé de le déclarer séance tenante dès qu’il a vu qu’il s’agit bien de TYLCV, et ça signifie qu’il y a des mesures particulières de surveillances qui sont prises par la PV dans le canton, et ça veut dire que le prochain coup les agriculteurs ils vont t’attendre avec le 22 long rifle.
Chercheur Population
En effet, comment obtenir l’accès à des exploitations pour produire des données qui
pourraient obliger ces mêmes agriculteurs à devoir arracher leurs cultures de tomate ?
Qu’elle s’inscrive dans des dispositifs d’action publique ou dans des dispositifs de recherche
scientifique, on voit comment l’existence d’un cadre réglementaire visant à l’éradication rend
8 Comme cela arrive dès l’automne 2004. Pour un traitement plus détaillé de cette affaire qui illustre un
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problématique l’activité d’épidémiosurveillance qui pourrait permettre d’évaluer l’efficacité
et la pertinence même de ce cadre réglementaire. Dans ce cadre, il est, pour les producteurs,
hors de question de participer à un dispositif de surveillance dont la finalité serait la remontée
d’information vers les pouvoirs publics. A l’inverse, leurs représentants mettent en place, dès
2002, un dispositif de contrôle de circulation de cette information : une «cellule de veille
professionnelle ».
2.4. Une surveillance « professionnelle » confinée
Cette « cellule de veille professionnelle » est animée par les principaux représentants
syndicaux des maraîchers. Elle réunit avant tout des techniciens : ceux de la Chambre
d’agriculture, une organisation territoriale consulaire financée par des cotisations obligatoires
et des fonds publics ; ceux du GDA-serristes, une organisation de fourniture de conseil
technique financée par des cotisations de membres volontaires ; ceux de la Sica-Centrex, une
station expérimentale régionale, financée par des cotisations obligatoires et des fonds publics.
Par ailleurs elle réunit également des représentants des Organisations de Producteurs de la
région, ces organisations étant les organisations économiques de base qui reçoivent les aides
publiques et organisent, de manière plus ou moins exclusive, les stratégies de production et de
commercialisation des agriculteurs. Cette cellule se réunit plusieurs fois par an, non seulement
pour réfléchir aux meilleurs moyens de lutte contre Bemisia et ses virus, mais également pour
organiser le contrôle de la circulation des données sur la situation sanitaire, vis-à-vis des
médias et vis-à-vis des pouvoirs publics.
Cette cellule est la formalisation d’un réseau informel d’échange constitué des techniciens et
des principaux représentants politiques agricoles.
On met derrière cellule de veille quelque chose d’administratif, (…) il n’ y a pas besoin dans le tissu professionnel de moments de rencontre sacralisés… (…) ce sont des dossiers qui se gèrent beaucoup par des relations individuelles, le tissu professionnel des serristes est un petit milieu…
Direction Départemental de l’agriculture
Ces acteurs constituent un petit groupe d’individus qui ont l’habitude d’échanger dans des
groupes de travail ou des réunions sur des thématiques autres que les virus de Bemisia.
processus de judiciarisation des relations entre acteurs nous renvoyons à (Prete and Barbier 2004)
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Certains techniciens ont notamment, au cours de leur carrière, été embauchés dans des
organisations communes. Ils ont développé au cours de ces échanges des relations de
confiance9 qui leur permettent, malgré la réticence des producteurs, d’échanger entre eux les
informations sur le virus qu’ils collectent au cours de leurs activités d’appui technique dans
les serres. Ces échanges sont régulés à la fois par la nature des relations interpersonnelles
entre chacun des techniciens et par certaines règles tacites communément partagées qui
impliquent, principalement, d’échanger oralement et de ne jamais mentionner le lieu exact
et/ou le nom du propriétaire de la serre concernée.
Dans ce réseau technique informel, le responsable technique de la Sica-Centrex joue un rôle
particulier. La SicaCentrex réalise des essais très appliqués dans les serres et parcelles de
certains maraîchers, dont elle diffuse les résultats à l’ensemble des producteurs du
département. Cette activité donne l’opportunité à son responsable technique d’être
régulièrement en contact avec de nombreux producteurs et surtout et de manière plus
systématique, tous les techniciens du département, qu’il connaît personnellement. Il profite de
ces échanges pour compiler l’information sur l’évolution de la situation sanitaire. Cette
information lui permet d’élaborer des cartes qualitatives qui, bien qu’imprécises, constituent –
semble-t-il – une assez juste représentation de l’évolution de la présence TYLCV. Sous le
contrôle des représentants syndicaux, il fait circuler ces informations et ces cartes, modulant
son discours en fonction du public visé.
Au niveau de bemisia il y a des trucs qu’on ne peut pas dire, il y a des choses qu’on ne peut pas divulguer. C’est à ce niveau là que les liens personnels interviennent. (…)…Disons qu’il y a plusieurs niveaux de communication. Un niveau de communication vers le public où on ne veut pas que ce sache que bemisia est vecteur de virus très dangereux. Si ça se savait ce serait une catastrophe. Même si il n’y a pas de conséquences pour la santé humaine ? Le public ne fait pas la différence. Après il y a un niveau de communication vers les techniciens de terrain. On va un peu plus loin. Après le discours technique peut nuire au discours commercial. Donc il y a une différence entre ces deux voies de communication. Par exemple au niveau de la cellule de veille vous êtes langue de bois ? Non pas au niveau de la cellule de veille.
Technicien Sica Centrex
9 Nous adoptons ici la conception de Simmel de la confiance telle que définit dans son texte sur le secret et les sociétés secrètes(Simmel 1999). La confiance est « une hypothèse sur une conduite future, assez sûre pour qu’on fonde sur elle l’action pratique, la confiance est aussi un état intermédiaire entre le savoir et le non savoir sur autrui. Celui qui sait tout n’a pas besoin de faire confiance, celui qui e sait rien ne peut raisonnablement même pas faire confiance ». Dans ce cadre, la confiance est très liée au savoir que l’on a sur autrui. Dans ce texte, pour Simmel, les relations sociales ne sont possibles que parce que les individus savent des choses les uns des autres : c’est l’image que l’on a de l’autre qui structure nos relations avec lui et ce sont nos relations avec lui qui déterminent nos images (p. 349).
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Pour les acteurs professionnels participer à ce réseau informel d’échange de données
phytosanitaires est primordial.
Cela permet aux techniciens de la zone de production d’ajuster les essais qu’ils mettent en
place (de variété, de stratégie de traitement phytosanitaire) et les préconisations qu’ils font
aux producteurs en fonction de l’évolution de la situation sanitaire. Par exemple, dès 2003 se
pose la question de savoir s’il faut préconiser l’utilisation de variétés tolérantes au virus
comme moyen de lutte. Ces variétés posent plusieurs problèmes. D’une part les variétés
tolérantes disponibles dans le commerce répondent mal aux cahiers des charges imposés dans
les circuits de commercialisation. D’autre part, elles hébergent le virus sans en exprimer les
symptômes et peuvent donc favoriser le maintien du virus dans la zone de production. Aussi,
la plupart des techniciens décident qu’ils ne les préconiseront que si la surveillance montre
que le virus est durablement et largement installé dans la zone de production.
Pour les responsables syndicaux, il est important d’avoir une connaissance de l’évolution de
la situation sanitaire pour ajuster les exigences formulées dans négociations avec les pouvoirs
publics sur les indemnisations et les aides aux producteurs.
Nous venons de voir comment l’émergence d’un nouveau virus avait nécessité la mise en
place de dispositifs d’épidémiosurveillance. Le fonctionnement de ceux-ci implique la
collaboration de plusieurs acteurs pris dans des relations d’interdépendance. L’administration,
qui n’a pas les moyens de surveiller toutes les serres de production, a besoin de la
collaboration des producteurs, techniciens et représentants syndicaux pour connaître
l’évolution du virus. Des chercheurs dépendent également de ces mêmes acteurs pour mettre
en place un dispositif de suivi épidémiologique. La mise en place d’un mécanisme
d’indemnisation intégral constituerait un levier important de modification des préférences des
acteurs et pourrait permettre d’obtenir cette collaboration. Mais elle n’est pas envisagée
comme une solution « ouverte » dans le cours des négociations.
La question soulevée par l’arrivée du virus est donc celle des conditions de collaboration entre
des acteurs interdépendants, qui appartiennent à différentes organisations ou mondes sociaux,
et qui ont des intérêts divergents,. Dans la partie suivante, nous allons souligner l’importance
de la présence de certains acteurs, que nous qualifierons d’acteurs-médiateurs, qui rendent
possible, dans une certaine mesure, cette collaboration et constituent ainsi des pivots de la
« surveillance au concret ».
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3. L’épidémio-surveillance « au concret » comme travail
d’intermédiation
3.1. La collaboration aux entre Mondes sociaux
L’étude des collaborations entre différentes organisations ou différents Mondes sociaux est
un objet familier de la sociologie. Récemment, plusieurs travaux de sociologie des sciences
ont intéressé sur les supports matériels (Star and Griesemer 1989) (Fujimura 1992) de ces
collaborations.
Plus classiquement, la sociologie des organisations a mis en évidence l’importance jouée par
certains types d’acteurs dans la réalisation de ces collaborations. Un certain nombre d’auteurs
(Thompson 1967; Aldrich and Herker 1977) développent les concepts de « Boundary role »
ou « boundary spanner ». Ils utilisent ces concepts pour décrire des personnes ou services qui,
au sein d’une organisation ont l’importante fonction de canaliser les échanges d’information
et de servir de médiateurs entre l’organisation et son environnement10. Prolongeant la
réflexion sur ces acteurs intermédiaires, mais critiquant la conception objectifiante de
l’environnement sur laquelle elle repose, Crozier et Friedberg (Crozier and Friedberg 1977)
ont développé le concept de « marginal-sécant »11 pour décrire les personnes qui « par leur
appartenance multiples » et « leur capital de relation » mettent en relation les uns avec les
autres plusieurs systèmes d’action et jouent ainsi « le rôle indispensables d’intermédiaires et
d’interprète entre des logiques d’actions différentes, voire contradictoires » (p86)12. A la suite
de ces travaux, nous allons confirmer l’importance de tels intermédiaires et montrer qu’ils
permettent, malgré le cadre réglementaire drastique de gestion, que l’information sanitaire
circule.
10 Le raisonnement est fonctionnaliste : il y a nécessité dans une organisation que des personnes soient chargées de relations avec l’environnement, que cela soit explicitement spécifié ou non, que ces activités soient routinisées ou non. 11 Ils s’inspirent eux même d’un travail antérieur de Haroun Jamous (1968). 12 Pour eux, il est donc capital de considérer l’environnement comme un constitué par l’action des membres de l’organisation : « pour comprendre l’institution de l’environnement, il faut reconstruire les processus d’interaction concrets entre les membres d’une organisation placés à ses différents niveaux et leurs interlocuteurs respectifs dans les différents segments concrets d’environnement (…) correspondants privilégiés (qui) finissent par ‘représenter’ face à l’organisation, tout en constituant les ‘relais’ ou les ‘porte-parole’ de celle-ci au sein de leur segment d’environnement » (Friedberg 1993).
16
3.2. Deux intermédiaires dans la surveillance
Dans la zone du foyer de 2003, l’administration de la PV est représentée par le
responsable d’une antenne locale déconcentrée de la PV. Celui-ci, implanté depuis plusieurs
années dans la zone de production, participe à de multiples réseaux d’information technique et
réunions professionnelles. Cette participation lui a permis de développer une capacité
d’empathie envers les producteurs et les techniciens, c'est-à-dire, une capacité à se montrer
humain, compréhensif envers eux et à prendre en compte leurs intérêts dans la réalisation de
son rôle institutionnel (Dupuy and Thoenig 1985).
Cette capacité se donne à voir lors de la réalisation des plans de surveillance, au cours
desquels il peut adopter des pratiques « accommodantes ». Il va par exemple faire signer les
notifications d’arrachage obligatoire par ses supérieurs au lieu de les signer lui même, ce qui
permet de reporter dans le temps la mise en application de cet arrachage et de reporter sur ses
supérieurs hiérarchiques la responsabilité de la décision d’arracher. Par ailleurs, comme le
décrit l’extrait d’entretien ci-dessous, il adopte lors des visites des serres des méthodes
d’observation qui permettent d’identifier des situations sanitaires très évidentes mais qui ne
permettent pas de mettre en évidence l’existence de « petits » foyers. Vous êtes accommodant avec (le seuil de une plante malade sur mille) ? Je n’irai pas jusque là, mais disons que je n’irai pas fouiller. Il n’est pas question d’aller dans toutes les serres rang par rang etc. on rentre dans les serres, en général dans l’allée centrale face à l’entrée principale, par laquelle rentre le vecteur…on va pas fouiller partout, ce qu’on voit de l’allée centrale donne une indication, maintenant il pourrait y avoir d’autres foyers avec carreau cassé mais généralement ce qui est vu de l’allée centrale est un bon indicateur »
Responsable antenne locale PV
Ainsi, il permet à des producteurs dont les serres seraient faiblement infectées
d’arracher et de remplacer eux-mêmes leurs plantes au fur et à mesure qu’elles sont
contaminées
L’existence de ces pratiques permet de souligner que si l’activité de surveillance est organisée
en référence à des normes (arrêtés et notes de service) qui précisent les modalités de
réalisation des plans de surveillance -du calendrier des visites chez les producteurs aux
procédures de traitement des échantillons collectés-, il existe des jeux importants autour de
ces normes dans leur application concrète. Cependant, ces jeux ne renvoient pas à ce qui
pourrait être compris comme un détournement de l’ordre juridique. Rejoignant les nombreux
travaux de sociologie du droit qui considère celui-ci comme un système de potentialités qui
oriente les conduites au cours de l’action sans les déterminer (Lascousmes 1990; Bonnaud and
17
Coppalle 2007), nous insistons sur la nécessité de comprendre ces « accommodements » au
regard de la situation d’action et des enjeux des acteurs. D’une part, l’agent de la PV se trouve
dans une situation où il doit mener des prospections sanitaires dans des serres fermées, avec
des moyens matériels et humains limités, chez des producteurs qui n’ont pas envie de
collaborer à une politique d’éradication. S’il peut envisager de faire occasionnellement appel
aux forces de police pour soutenir son action, ceci n’est pas pour lui envisageable comme
mode normal d’intervention. D’autant plus que cela compromet tout échange avec des
professionnels hors du cadre de la lutte contre le virus.
Impliqué dans des réseaux professionnels, capable de se montrer pragmatique avec la mise en
œuvre des normes publiques, l’agent de la PV a réussi à établir des relations de confiance
avec certains producteurs et certains techniciens. Principalement, ces relations lui permettent
d’obtenir de l’information sur l’évolution de la situation sanitaire qu’il n’a pas dans le cadre
de la réalisation de ses propres prospections. Par exemple, en 2002, c’est un échange avec un
technicien de la zone qui lui permet de « découvrir » le premier cas de virus inscrit en Lutte
obligatoire dans une serre de tomate.
Le lien que construit cet agent de la PV avec les acteurs professionnels est un lien fragile. Non
formalisé dans un accord écrit, il repose sur la bonne volonté d’individus à l’entretenir, c'est-
à-dire sur la perception qu’ils ont de l’intérêt à le poursuivre. Ainsi, si l’agent de la PV est
invité jusqu’au printemps 2003 à certaines réunions de la cellule de veille, il n’y est plus
invité lorsque la situation sanitaire se détériore trop. Servant jusque là à la fois de source
d’aide technique et de relais auprès de l’administration centrale pour demander des aides et un
allégement du plan d’éradication, il perd le contact avec les représentants professionnels
quand ceux-ci estiment que la priorité est de faire le secret sur le développement du TYLCV
et d’empêcher l’administration d’arracher les cultures au moment du cycle de production où
elles sont le plus rentables. Cependant, la fragilité de ce lien et sa non-formalisation est en
même temps la condition de son existence13 : c’est parce que les acteurs entre dans des
relations interpersonnelles et ne se lient pas les mains au regards des conditions de leurs
échanges dans un contexte qui est marqué par une incertitude sanitaire fortes qu’ils peuvent, à
certains moments, collaborer.
13 Comme le souligne Thoenig [Thoenig, 1994], « la coopération informelle sinon transgressive permet qu’existe, à l’échelle d’une zone géographique (départementale ou infradépartementale) un système d’action. Elle met en correspondance et rend solidaires des partenaires situés dans des postes différents et qu’à priori le rang statutaire et l’insertion institutionnelle ne rapprochent pas les unes des autres ».
18
En 2004, nous l’avons évoqué, des chercheurs de l’INRA commencent à réfléchir à la
mise en place d’un protocole expérimental de suivi épidémiologique des virus, mais ils se
heurtent à la difficulté de trouver des producteurs prêts à les accueillir. Pour trouver ces
producteurs, ils vont recevoir un soutien indispensable auprès de membres d’une station
expérimentale de l’INRA qui, comme l’agent de la PV, circulent entre différents mondes
professionnels et participent à plusieurs dispositifs d’épidémiosurveillance.
Cette station, implantée depuis une trentaine d’années au cœur de la zone de production, est
composée d’ingénieurs et de techniciens chargés de mener des expérimentations sur les
productions maraîchères sous abri. Si elle collabore avec des équipes de recherche externes à
la zone de production, elle développe également ses propres programmes d’expérimentation,
qu’elle élabore avec le souci de répondre aux « besoins professionnels ». Cela implique
notamment qu’elle met en place des expérimentations qui peuvent mener à des résultats
rapidement utilisables par les producteurs, dans des conditions proches des conditions de
production -à tel point qu’elle se finance en partie par la vente de sa production maraîchère.
De fait, elle jouit d’une bonne réputation locale auprès des représentants syndicaux locaux,
qui participent annuellement à un conseil d’orientation stratégique de la station, et auprès des
producteurs et des techniciens. Avec ces derniers, elle entretient des liens étroits qui trouvent
leur expression formelle dans la réalisation en commun d’expérimentation (notamment avec
la station de la Sica-Centrex) ou l’organisation annuelle de réunions techniques
professionnelles sur la station expérimentale de l’INRA. Sur le problème Bemisia/virus, la
station va établir un lien entre différents acteurs concernés. Nous nous intéresserons ici plus
particulièrement à ses activités au regard d’activités d’épidémiosurveillance.
Premièrement, cette station favorise la mise en relation du dispositif public de surveillance et
du dispositif professionnel de surveillance. En 2003, la station expérimentale est la première
organisation de la zone à déclarer publiquement la présence de TYLCV dans ses serres et à
arracher intégralement ses cultures, ce qui compromet des essais expérimentaux en cours. Par
la suite, son directeur est invité à participer à plusieurs réunions de la cellule de veille
professionnelle. Ceci lui permet, en plus des contacts qu’il a de manière plus informelle avec
des producteurs et des techniciens serristes, d’être tenu au courant de l’évolution de la
situation sanitaire. Parallèlement, la station INRA garde des liens privilégiés avec le
représentant de la PV. Le directeur de la station tient celui-ci au courant d’informations qu’il
collecte au moment où les acteurs professionnels se replient dans le secret. Il ne communique
ni immédiatement, ni toutes les informations qu’il collecte à l’administration mais évalue à
19
chaque fois ce qu’il peut ou ne peut pas dire, et à quel moment le dire. Par exemple, ce n’est
qu’à l’automne 2004 qu’il informe l’agent local de la PV des réunions professionnelles qui
ont eu lieu à l’été 2003. L’attitude « accommodante » de cet agent local de la PV l’encourage
évidemment à être plus franchement un relais entre le monde professionnel et l’administration. Parce que je me demande au niveau des techniciens avec lesquels tu as les relations les plus franches ? Avec ceux de l’INRA, oui elles sont franches….c'est-à-dire qu’au départ il y a eu un certain mutisme, ils n’ont pas décroché le téléphone pour nous dire eh oh venez voir….mais à partir du moment où ils ont vu que la PV était au courant que j’ai eu mon entretien avec (le directeur de la station INRA), les choses sont claires, moi je peux rentrer à l’INRA et discuter de façon très ouverte….si on voulait parler de « camp » , l’INRA est plus dans le camp de l’administration régalienne….
Responsable antenne locale PV
Le directeur de cette station cherche d’un côté à convaincre les agriculteurs d’être plus
transparents au regard de l’évolution de la situation sanitaire et, d’un autre côté, à convaincre
l’administration à ne pas se montrer trop strict dans la mise en œuvre des mesures
d’éradication.
Moi j’intervenais dans les coulisses dans la mesure où j’avais pas informé les producteurs que j’étais en contact avec la PV et que mon objectif c’était surtout de faciliter cette rencontre. Je suis intervenu au près de la PV surtout pour dire ça ne sert à rien de faire des descentes comme ça chez les producteurs ça va mal se passer et côté producteur je leur expliquais que s’ils voulaient avoir des aides de l’état, du fait de cette calamité ils avaient tout intérêt à jouer franc-jeu avec la PV. Moi j’étais informé des deux côtés en fait, pv et professionnels.
Directeur Station
Deuxièmement, la station facilite la mise en relation du dispositif de recherche et du dispositif
professionnel de surveillance. En 2006, les chercheurs de l’équipe Population de l’INRA
réussissent à mettre en place une expérimentation qu’ils qualifient d’exploratoires, « en
attendant que la réglementation change ». Concrètement, ils trouvent 5 producteurs de la zone
répondant à un cahier des charges précis (une production de tomate régulière d’une année sur
l’autre, dans une serre relativement moderne, non équipée de filets anti-insectes) qui acceptent
que des cultures sensibles au TYLCV (tomate et autres) soient plantées à proximité de leurs
serres et qu’un suivi épidémiologique soit fait sur ces plantes-hôtes. Les chercheurs de
Population espèrent ainsi pouvoir collecter des données qualitatives sur la présence du virus
dans la zone et tester les hypothèses qu’ils font sur la circulation des virus entre l’intérieur et
l’extérieur des serres (les Bemisia transportant le virus entre les deux espaces, dans un sens ou
l’autre). Comme condition de cette participation, les chercheurs garantissent oralement aux
producteurs que s’ils trouvent du TYLCV en extérieur, ils n’avertiront l’administration
qu’après la fin de la période de production des plants de tomate. Ils n’informent d’ailleurs pas
20
la PV de la mise en place de cette expérimentation, pour ne pas avoir à rendre compte au fur
et à mesure des résultats qu’ils obtiennent.
La PV était au courant de (cette expérimentation) en 2006 ? Non. Je ne les ai pas contacté. Non parce qu’on est dans une situation où si je les préviens je vais être obligé de rendre compte systématiquement en temps réel de ce qu’y s’y passe. Tu me diras en 2006 je leur aurais dis, il y avait rien… Mais si il se passe quelque chose ? et que au mois de je sais pas, au mis de juillet aux portes de la serre de monsieur Tartenpion je dis j’ai trouvé du TYLCV et du bemisia. La logique veut qu’ils viennent voir ce qu’y s’y passe, et qu’éventuellement ils tombent sur une serre contaminée et disent il faut tout arracher. Moi je vois pas comment je pourrais demander à quelqu’un de me rendre le service de s’installer chez lui et après de lui tirer une balle dans le pied.
Chercheur Population
La présence des chercheur sur les parcelles de production ne peut, dans la mesure où elle est
confidentielle, donner lieu à une rétribution financière du producteur. Pour autant, cette
rétribution prend des formes non monétaires. Par exemple, les chercheurs fournissent des
tuyaux ou des produits phytosanitaires à certains d’entre eux. Plus généralement, ils donnent
des conseils de gestion des cultures aux producteurs ou réalisent, à leur demande, des analyses
de plantes douteuses. De fait, le dispositif épidémiologique s’apparente une expérimentation
au champ, qui « rend floue la ligne entre le laboratoire et le champ » (Henke 2000), et au
cours de laquelle les scientifiques doivent, pour pouvoir réaliser leur expérimentation, sortir
de leur rôle de chercheur de laboratoire pour endosser celui de technicien. Il s’agit en fait de
construire une relation avec les producteurs afin que ceux-ci acceptent, dans les conditions
réglementaires mentionnées ci-dessus, de voir leurs pratiques tracées pour être analysées14.
Pour cela, l’intermédiation du directeur et d’un ingénieur de la station expérimentale de
l’INRA est primordiale. C’est par leur intermédiaire que les chercheurs ont pu identifier les
lieux pertinents pour mettre en place le dispositif expérimental, trouver des producteurs qui
pourraient participer à l’expérimentation et les convaincre de s’engager dans un dispositif qui
pourrait les exposer à arracher leur culture. La station de l’INRA a, en effet, soit contacté
directement des producteurs, soit demandé au technicien de la chambre d’agriculture de lui en
indiquer qui pourraient être d’accord pour participer à ce dispositif. Sa participation est, pour
les professionnels, une garantie que la confidentialité sera respectée.
14 Les chercheurs sont par exemple très gênés, de ne pouvoir tracer avec exactitude les pratiques de traitement pesticides qui peuvent avoir un effet important sur le développement des populations de Bemisia et donc du virus : les producteurs traitent beaucoup, en utilisant parfois des produits non autorisés, et préfèrent donc tenir secret leurs traitements.
21
La station expérimentale de l’INRA comme le responsable local de l’administration sont des
acteurs qui réussissent, dans une certaine mesure, à créer des liens entre différents groupes
d’acteurs et différents dispositifs d’épidémiosurveillance qui se mettent en place pour suivre
l’évolution des virus de Bemisia.
La littérature sur le « marginal-sécant » a beaucoup insité sur la dimension stratégique du
travail d’intermédiation et sur le fait que les « marginaux-sécants » tirent profit de leur
position pour obtenir des gains personnels immédiats et pour renforcer leur position au sein de
leur organisation d’appartenance. Notre étude nous amène à nuancer cette proposition. En
effet, ce qui caractérise ces intermédiaires est leur appartenance à de multiples systèmes
d’actions, dans lesquels ils peuvent avoir des intérêts contradictoires. Le travail
d’intermédiation est donc un travail de conciliation de ces intérêts auquel il peut être difficile
de trouver une cohérence stratégique claire.
3.3. Un travail d’intermédiation en tension
Les relations que développe le représentant local de l’administration avec plusieurs
interlocuteurs du Monde Professionnel lui permettent d’obtenir une information confidentielle
sur l’évolution de la situation sanitaire. Elles encouragent et reposent également sur une
relation d’empathie avec des interlocuteurs professionnels. Thoenig rappelle à ce propos que
« l’empathie n’est pas la confusion des genres » car, au contraire, « chacun fait, dans les
limites de son rôle institutionnel, ce qui lui paraît nécessaire à la bonne exécution de la tâche
commune, compte tenu de ce que son partenaire peut offrir sur le moment et qui soit
compatible avec sa propre situation » (Thoenig, 1994).
La distinction entre ce qui relève du rôle institutionnel et ce qui n’en relève pas est une
distinction difficile à faire pour l’acteur-médiateur qu’est le représentant local de
l’Administration. Il dessine les frontières de son activité en prenant en compte ce qu’il perçoit
des objectifs des acteurs appartenant aux différents Mondes dans lequel il agit. Moi je dis, c’est mon point de vue, je suis dans le bateau du service public, de la collectivité, de tout le monde de la profession mais aussi des contribuables, il faut que ce soit juste. Je trouve que sur la base de mon expérience je pense que ce virus est installé durablement, ça sur la base de ce qui s’est passé chez les Marocains et espagnols. On a pu bénéficier de leur expérience mais des virus comme ça ça ne s’arrête pas comme ça…à partir de là, ce seuil de un pour mille devient un peu dépassé car c’est condamner d’entrée un producteur, on notifie l’arrachage de sa culture mais au bout du compte il n’est pas indemnisé.
Responsable antenne locale PV
22
Chaque visite chez les producteurs constitue une occasion pour lui de renégocier son rôle et
de trouver un équilibre entre sa fonction de contrôleur et celle d’aide technique, entre son
appartenance au Monde administratif et son appartenance au Monde professionnel, et
d’essayer d’adopter les pratiques qui –selon lui– permettront le suivi le plus efficace de la
situation sanitaire. L’espace de cette renégociation n’est évidemment pas infini. Il rend
chaque année des rapports à sa hiérarchie dans lesquels il doit montrer qu’il a respecté
certaines directives qui lui ont été faites. Cependant, il est très difficile de contrôler ses
activités de contrôle. Il serait par exemple impossible de déterminer si le fait qu’il ne détecte
pas le TYLCV dans une serre où il est présent est dû au fait que: les symptômes n’étaient pas
suffisamment exprimés pour être visibles lors de la visite de contrôle ; certains symptômes
étaient visibles mais n’ont pas été identifiés par le contrôleur malgré toute son attention ;
auraient pu être visibles si le contrôleur avait fait plus attention15.
Pour cet acteur, cette position d’intermédiaire n’est pas aisée. Vouloir amener les différents
acteurs à un consensus sans « devenir leur otage », est vécue comme une situation très
difficile. Ce que j’aurais tendance à défendre au près du ministère, c’est que le seuil de 1/1000 est valable en zone non contaminée mais que dans les PO il ne tient plus la route. Défendre ça ça veut dire ? Nous les ministères on les informe, on est en première ligne (…) je fais le tampon entre les professionnels entre le ministère. Ça tout le monde le comprend bien mais personne ne le dit, ça quelque part on peut le généraliser on est tous entre le marteau et l’enclume, les techniciens entre les professionnels et moi, et moi je sui s entre ma hiérarchie et les professionnels
Responsable antenne locale PV
Cette tension est ressentie également par les membres de la station INRA. L’action
d’intermédiation que nous avons évoquée précédemment répond à plusieurs objectifs pour la
station, qui ne sont pas clairement hiérarchisés. Il s’agit notamment de promouvoir une plus
grande transparence des producteurs. Cette transparence est pensée comme la condition du
maintien de la possibilité future de produire des tomates et, plus spécifiquement pour la
station, de continuer à pouvoir mener des expérimentations agronomiques sur cette plante.
Deuxièmement, il s’agit de répondre aux injonctions de la hiérarchie INRA de collaborer avec
l’Administration de la PV et de respecter le cadre réglementaire élaboré16. Troisièmement, il
s’agit de permettre l’existence d’une collaboration intéressante d’un point de vue scientifique
15 On peut mettre en perspective cette remarque avec celle de Shapiro qui souligne le dilemme du contrôle des gardiens de la confiance : les gardiens de la relation d’agence sont eux-mêmes des agents. (Shapiro 1987) 16 L’INRA est sous la double tutelle du Ministère de la Recherche et du Ministère de l’Agriculture, dont dépend le SPV.
23
et financier avec l’équipe de Recherche Population. Enfin il s’agit de préserver des liens
privilégiés construits avec les acteurs locaux. Toute la difficulté pour le directeur de la station
INRA est de trouver un équilibre entre ces objectifs contradictoires. Chaque décision relative
à sa participation dans la mise en place de dispositifs de surveillance devient ainsi un moment
de négociation de son rôle d’ingénieur d’établissement public de recherche.
La station expérimentale de l’INRA comme le responsable local de l’administration sont des
acteurs qui réussissent, dans une certaine mesure, à créer des liens entre différents groupes
d’acteurs et différents dispositifs d’épidémiosurveillance qui se mettent en place pour suivre
l’évolution des virus de Bemisia. Ces acteurs individuels ou collectifs ont plusieurs
caractéristiques communes. Ils ne conçoivent pas l’activité de surveillance comme l’unique
finalité de leur rôle mais ont, au contraire, des activités hétérogènes qui leurs permettent
d’entrer en contact avec des acteurs variés, appartenant à différents Mondes sociaux, avec
lesquels ils sont en interdépendance. Implantés depuis plusieurs années dans une zone, ils ont
développé des relations avec ces acteurs qui leur permettent de continuer à échanger dans le
cadre du traitement d’un problème comme celui du TYLCV. Intermédiaires dans une situation
d’action, ils doivent concilier des objectifs contradictoires qui met en tension la définition de
leur rôle institutionnel.
Souligner le rôle de ces acteurs-intermédiaires revient à souligner que la production de la
surveillance ne peut se réaliser dans un dispositif qui aurait pour seule finalité d’informer les
pouvoirs publics pour orienter sa politique d’éradication. La réalisation concrète de la
surveillance s’effectue au sein de réseaux informels, fragiles et qui sont caractérisés par une
certaine opacité.
3.4. Une surveillance fragile
L’exemple à partir duquel nous avons bâti notre propos montre les limites d’un dispositif de
surveillance formel et coercitif. Ces limites qui ont été notées dans plusieurs autres cas du
domaine de la santé animale et humaine17. En effet, la surveillance au concret ne se réalise pas
dans des dispositifs coercitifs et transparents mais dans des réseaux qui ont quatre propriétés
principales.
24
Premièrement ce sont des réseaux hybrides qui mettent en relation des acteurs de différents
Mondes professionnels aux intérêts différents et dans lesquels distinguer ce qui relève du
Technique, du Politique ou du Scientifique n’est pas toujours aisé18.
Deuxièmement ce sont des réseaux qui se composent à partir de réseaux déjà existants,
antérieurs à l’arrivée de l’objet surveillé, qui fonctionnaient par exemple dans notre cas en vue
d’autres finalités que la surveillance du virus.
Troisièmement, ce sont des réseaux informels, non coercitif et autorisant le maintien d’un
certain niveau de secret dans les échanges. L’histoire de la surveillance sanitaire révèle, dans
tous les domaines, une tension récurrente entre les systèmes reposant sur des principes de
confidentialité et de participation volontaire, qui vise à dé-stigmatiser la maladie et
encourager la participation du malade et ceux reposant sur l’obligation et la coercition(Woods
2004). La justification du besoin de dispositifs transparents obligatoires trouve sa légitimité
dans la capacité à circuler des pathogènes, qui rend nécessaire la collectivisation de la lutte
contre eux19. En effet, de par cette capacité à circuler entre différents espaces de production,
les pathogènes créent une « solidarité involontaire, vitale pourrait-on dire » 20 entre les
différents producteurs, dans notre cas entre les différents propriétaires de plantes. Du point de
vue des pouvoirs publics, la prise en compte de l’intérêt collectif suppose alors de savoir ce
qui se passe dans les espaces privés que sont les espaces de production de végétaux ou les
espaces de production de connaissance21. Nous avons constaté les limites des dispositifs qui
organisent de manière formelle et coercitive cette transparence. Au contraire, nous avons
montré que c’est bien leur caractère informel, volontaire et opaque qui rend possible la
circulation d’information sanitaire dans certains réseaux. Le caractère informel de ces
17 Wood (2004) signale par exemple que en 1922 comme en 2001, de nombreux éleveurs cachèrent les cas de Foot and Mouth Disease aux autorités. 18 On renvoie ici à des catégories qui sont souvent utilisées par les acteurs pour indiquer la frontière de leurs activités. La sociologie des sciences et des controverses a bien montré depuis 20 ans comment ces frontières sont poreuses et l’objet d’un travail continu des acteurs. 19 En France, un décret récent (novembre 2006) relatif à l’épidémiologie dans le domaine de la santé sanitaire animale et végétale qui vise à encadrer les activités de surveillance est plutôt coercitif : il vise à mettre en place des réseaux de surveillance qui seraient alimentés par le travail d’autocontrôle et de traçabilité (Torny 1998) d’organisations sanitaires professionnelles auxquels les agriculteurs seraient obligés d’adhérer. 20 Nous reprenons ici les termes d’un responsable du service de la PV qui, en 1964, dans la revue professionnelle Phytoma n°162, argumente la nécessité de mettre en place des organisations professionnelles de lutte contre les maladies des plantes. 21 Cette exigence ne repose donc pas sur une critique morale du secret en tant que tel mais sur une critique de ses effets au regard de l’intérêt collectif perçu. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’existe pas, de la part de certains acteurs, une critique du secret qui relève d’un autre registre de dénonciation. D’un point de vue sociologique, nous pouvons cependant rappeler avec Simmel que « toute relation entre deux personnes ou deux groupes est caractérisée par la présence ou l’absence de secrets et par la quantité de secret qu’elle comporte (…) la large négativité éthique du secret ne doit pas nous induire en erreur sur ce point : car c’est une forme sociologique universelle, que recouvre de façon tout à fait neutre la valeur de ses contenus » (op. cit., pp366-367)
25
réseaux implique que les conventions qui organisent les relations entre les acteurs et la
diffusion des savoirs produites au cours de la surveillance puissent être redéfinies
continuellement à mesure de l’évolution de la situation (l’évolution sanitaire, l’avancée des
négociations entre les acteurs)22. Ceci est la condition de l’engagement dans l’échange
d’information des acteurs et de leur acceptation de faire une certaine transparence sur ce
qu’ils savent et sur ce qu’ils font.
Toute tentative de mise en dispositif de l’épidémiosurveillance et de la transparence suppose
donc une réflexion sur ces éléments qui ne sont pas des biais mais des propriétés de
l’épidémiosurveillance (Barbier 2006) lorsqu’elle doit se déployer dans un objectif
d’éradication.
22 On rejoint ici Marx (2007) qui souligne que « Rather than being only static and fixed, surveillance also needs to be viewed as a fluid process involving interaction and strategic calculations over time »
26
Partie 2. La prise en charge du pathosystème
"Bemisia-TYLCV" en Catalogne
Introduction
Le projet BemisiaRisk étudie la gestion des risques phytosanitaires liés au
pathosystème (Bemisia tabaci - TYLCV), dans un contexte de réchauffement climatique et de
polarisation paradoxale des centrales d’achat voire de la demande finale couplant : une
exigence de qualité standard tout au long de l’année et une garantie de limitation des résidus
de pesticides accompagnée d’un « désir de produits bio ».
Pour cette étude conduite dans le cadre du projet ClimBioRisk Tâche T13, une approche
systémique a été retenue : intégration des composantes biotechniques, socio-économiques,
réglementaires et organisationnelles.
Le travail, dont ce rapport rend compte, participe également aux sous-tâches RA131 et RA132
du projet BemisiaRisk de l’ANR.
Partit, par l'analyse du dispositif catalan de production de connaissances scientifiques en
matière de protection des cultures de tomates sous serres exposées à Bemisia tabaci et au
TYLCV. Pour cette analyse, nous nous sommes plus particulièrement intéressés à l'inscription
d'un laboratoire de l'IRTA dans ce dispositif avec l’idée de pouvoir comparer, ou plus
exactement contraster, avec la façon dont la protection s’était déroulée dans les PO (Prete,
2004), de l’autre côté des Pyrénées. L'équipe Protection des Végétaux du centre de l'IRTA
situé à Cabrils a été, à la fois, notre relais institutionnel, notre partenaire et l’objet de notre
investigation. Cela n’est pas sans établir une relation particulière entre chercheurs de
disciplines différentes, l’une portant un regard sur les activités de l’autre dans un contexte de
production de connaissances, l’autre portant un regard évaluatif sur cette même production. Il
27
peut s’en suivre des jeux complexes mais c’est le lot commun d’une sociologie de terrain qui
s’intéresse aux activités scientifiques de façon déclarée et collaborative, au risque de la mise
en débat de la production primaire de connaissances.
Ainsi, en mars 2007, Giovanni Prete (Doctorant Sociologie, INRA-SAD et CNRS/FNSP-CSO)
et Camila Rebolledo (CR, Etudiante Master Sciences et Technologies du Vivant (M1),
AgroParisTech) tout deux encadrés par Marc Barbier (Chargé de recherche, INRA SADAPT)
ont été accueillis par Rosa Gabarra (Directeur de Recherche, IRTA, Département Protection
des Végétaux) qui les a orientés dans la conduite des premiers entretiens exploratoires, leur
facilitant les coordonnées d'acteurs concernés par le sujet, aussi bien parmi les chercheurs, les
membres de l'administration, que les techniciens des ADV (Agrupacions de Defensa Vegetal
= Associations de Défense des Végétaux)23.
Ces entretiens exploratoires ont mis en évidence l'absence de situation de crise associée à la
prise en charge catalane du pathosystème Bemisia-TYLCV, ce qui était évidemment de nature
à remettre en question l’hypothèse même qui fondait le projet BemisaRisk. En effet, si
l'apparition du TYLCV en Catalogne a causé de nombreux dégâts et créé une situation à
risque pour les agriculteurs, la crise initiale s'est rapidement « éteinte », aux dires des acteurs,
pour laisser place à une prise en charge de plus ne plus normalisée du pathosystème. Cette
configuration de mise en gestion d’une émergence tranche avec les résultats produits par
Giovanni Prete sur la façon dont cette émergence s’est déroulée dans les Pyrénées Orientales
(Prete, 2004). En effet, à ce jour en Catalogne, la concentration de « mouches blanches »
Bemisia Tabaci et la diffusion de l'un de ses virus, le TYLCV, ne sont pas identifiées comme
un problème phytosanitaire grave si on en croit les autorités régionales de la protection des
végétaux; seuls certains foyers d'infection localisés apparaissent chaque année, sans pour
autant néanmoins remettre en cause la maîtrise du virus, à l'échelle régionale (Tableau 1).
Tableau1
Résultats de la prospection de virus de quarantaine réalisée, en 2005, par le Departament
d'Agricultura, Ramad i Pesca (DARP) de la Generalitat : sur 341 parcelles prospectées
(presque toutes dédiées à la culture de tomate), 60 (soit 18%) étaient affectées par le
23 Les ADV sont des associations d'agriculteurs, indépendants, ou antérieurement intégrés dans un système associatif (ex: coopérative). Ces associations se forment avec pour objectif de coopérer avec l'administration sur le plan de la santé végétale et de tous les sujets techniques qui participent de la production agricole. Actuellement, les ADV et leurs services techniques composent le principal réseau de conseil technique dispensé aux entreprises agricoles implantées en Catalogne. (nous traduisons d'après les informations disponibles sur www.ruralcat.net)
28
TYLCV, les 281 autres (soit 82%) ne l'étaient pas. Cependant, comme le souligne le rapport
du DARP, une grande partie de ces parcelles infectées (N=24) sont situées dans une même
ville, Viladecans. (Ref : Prospección de enfermedades de cuarentena y sus insectos vectores
en cultivos hortícolas 2005, Marta Prat Codina, Generalitat de Catalunya, Departament
d'Agricultura, Ramaderia i Pesca, Serveis Territorials a Barcelona, Sanitat Vegetal).
Notre entrée sur le terrain a conforté le constat de la "crise inexistante", formulé par G. Prete
et C. Rebodello durant leur première mission:
"Le TYLCV, pour mon ADV, ce n'est pas réellement un problème très très grave. C'est
vrai que nous avons eu deux cas, pour l'un d'eux, finalement, l'agriculteur a dû arracher
dans la serre et il n'est rien resté. À part ça, les incidences sont assez basses, assez
contrôlables". (Technicien ADV nº4)
Partant de constat fondé sur une première mission, nous avons donc cherché à comprendre les
ressorts de qui était présentée par les acteurs comme une forme de réussite dans la prise en
charge d’un pathosystème, et sans chercher à développer une sociologie du soupçon mais
plutôt une sociologie compréhensive du fonctionnement de la mise en gestion des émergences
(Barbier, 2007 ; Prete, 2007 ; Barbier, Prete, 2009). Dans cet esprit nous avons mis en
évidence, pour la région catalane, les deux dimensions socio-techniques de cette mise en
gestion des risques suivante:
1. un fort contraste entre les cultures horticoles, « pénétrées » des pratiques de protection
biologique et intégrée, et celles ornementales, marquées par le recours quasi-exclusif aux
traitements chimiques ;
2. dans le cas des plantes horticoles, une prise en charge du pathosystème Bemisia-TYLCV
qui est indissociable des stratégies professionnelles régionales et qui est encastrée dans un
modèle de lutte intégrée définie en réponse à l'épidémie causée par une autre mouche blanche,
la Trialeurode.
Notre travail centré sur le pathosystème Bemisia/TYLC nous a donc conduit à élargir notre
spectre d’interprétation à un effet de précédent, connu dans la sociologie des risques, Nous
présentons à la suite ce modèle local de gestion des problèmes phytosanitaires, en nous
interrogeant sur ses forces mais aussi ses limites.
29
I. Méthodologie de l’étude empirique.
L'étude réalisée en Catalogne, de mai à juillet 2007, a compté trois phases distinctes : une
première phase de lecture et recherche documentaire, suivie d'une phase de réalisation
d'entretiens semi-directifs et enfin, une phase d'exploitation des données et de rédaction du
rapport. Nous présentons à la suite les traits saillants de ces différentes étapes.
1. Lecture et recherche documentaire.
La découverte du terrain s'est faite à travers les documents et les entretiens réunis par
Giovanni Prete et Camila Rebodello (5 entretiens, rapports de la Generalitat, mémoires
annuels d'une ADV). Parallèlement à la lecture de ces documents et de ceux disponibles à
l’IRTA, nous avons mené une recherche à la bibliothèque commune, à l’Escuela Superior
d’Agricultura de Barcelona et à, l’Escola Universitària d’Enginyeria Tècnica Agrícola de
Barcelona. Ce travail bibliographique nous a permis de collecter des travaux académiques,
des rapports interprofessionnels ainsi que des articles tirés de la presse spécialisée. Ces
documents ont été photocopiés puis scannés et analysés. Nous indiquons à la suite les
différents documents recueillis les questions qu’ils nous ont permis de relever en tant que non
spécialiste (cf. le point c.)
a. Travaux académiques.
En plus d’un travail d’analyse scientométrique et de la consultation des articles produits par
les collègues catalans sur Bemisia nous avons noté l’existence de deux mémoires de fin
d’étude portant sur les mouches blanches.
- Le premier a été réalisé par Borja Camí Marnet et porte sur (titre en anglais proposé par
l'auteur): "Evaluation of Paecilomyces Fumosoroseus as a potential agent for biological
control of whiteflies Trialeurodes Vaporariorum and Bemisia Tabaci on Tomato crop in a
greenhouse.
30
- Le second a été réalisé par Jorge Zamora Moya et porte sur (titre en anglais proposé par
l'auteur) :"Effect of Beauveria Bassiana (naturalis - L) on whitefly (Trialeurodes
Vaporariorum and Bemisia Tabaci) in fields conditions.
Également, un mémoire de fin d’étude réalisé par Mónica Rodríguez Nogueiras portant sur
the "evaluation of different commercial tomato hybrids to TSWV infection" a retenu notre
attention. Nous joignons en annexe nº1 les résumés de ces travaux (version anglaise rédigée
par les auteurs).
b. Articles extraits de la presse spécialisée.
La production intégrée et le Contrôle Intégré des Épidémies, en Catalogne
La recherche documentaire a attiré notre attention sur le thème de la production intégrée en
Catalogne. En effet, plusieurs des articles trouvés présentaient la Catalogne comme une
région d'avant-garde en la matière, une référence non seulement nationale mais aussi
européenne, (cf. Reestructuració de la producció integrada de Catalunya, par Francesc Miret i
Benet (revue Catalunya Rural i Agrària). Nous avons donc cherché, dans le cours des
entretiens, à comprendre cette spécificité catalane et à mettre en relation cette expertise avec
la question du control intégré des épidémies et plus particulièrement la lutte contre Bemisia et
le virus TYLCV
Nous avons également collecté des articles portant sur l'IRTA et l'outil phare de son
département des Protection des Végétaux : le control intégré des fléaux (Control Integrat de
Plagues, CIP).
1. Els 15 anys de l'IRTA (les 15 années de l'IRTA), par Joan Gamundi, Centre de Formaciói
Estudis Agrorurals, Catalunya Rural i Agraria.
2. El control integrat de plagues com a eina imprescindible per la producció integrada (Le
contrôle intégré des épidémies en tant qu'outil indispensable pour la production intégrée),
Butlletí Informatiu IRTA nº69, Desembre 2001.
3. El control biològic al Departament de Protecció Vegetal de l'IRTA, Butlletí Informatiu
IRTA nº79, Abril 2005.
La lecture de ces articles a stimulé notre curiosité sur l'articulation Production Intégrée - CIP.
La PI est un programme porté par la Generalitat qui intègre les mesures du CIP conçu par les
chercheurs du département de Protection des Végétaux de l'IRTA. Nous souhaitions donc
31
comprendre : comment s'articulaient ces deux programmes PI et CIP, quelles coopérations
existaient, ou non, entre la Generalitat et le département de Protection des Végétaux de
l'IRTA. L’objectif était ainsi de comprendre la composition du système de connaissance
régionale dans lequel la prise en charge de pathosystèmes comme Bemisia TYLCV s’était
déroulée avec le précédent Trialeurodes.
Les spécificités de l'ADV Delta i Baix Llobregat
Les techniciens-ADV rencontrés dans le cadre de la première enquête avaient évoqué la
diversité des ADV catalanes suivant des dimensions comme la variation de la politique de
défense végétale, les opérations plus ou moins étroites avec l'administration, l'IRTA. Sur la
base de ce constat, nous avons retenu plusieurs articles ayant trait aux spécificités de l'ADV
Delta i Baix Llobregat, inséré dans un dispositif politico-économique particulier: el Parc
Agrarí del Baix Llobregat. Ce parc s'est constitué en 1998 à l'initiative du syndicat agricole
Unió de Pagesos (syndicat agricole le plus influent en Catalogne), la Diputació de Barcelona,
le Consejo comarcal del Baix Llobregat, quatorze municipalités de la zone et, plus tard, en
janvier 2006, le Département d'Agriculture de la Generalitat. Par ce regroupement d'entités
politiques géographiquement proches, les acteurs ont cherché à protéger l'activité agricole de
la zone menacée par l'expansion urbanistique et démographique de la banlieue de Barcelona24.
En nous attardant sur les articles relatifs à ce parc, nous avons trouvé quelques informations
exposant les démarches engagées par les deux ADV horticoles, implantées au sein du parc,
dans le domaine de la production de tomates (lutte intégrée, essai de variétés, etc). Nous
avons donc tenté d'identifier, dans le cours des entretiens, quelles spécificités revêtaient cette
ADV comparativement aux autres. C’est une situation certes très spécifique à l’échelle de la
production de tomates sous serres en Espagne, mais elle présentait un intérêt pour notre
perspective comparative avec la zone littorale de PO Française autour de Perpignan, et la
coexistence d ‘une zone urbanisée et d’une zone de cultures sous serres.
Nous indiquons à la suite la référence des articles, portant sur les activités horticoles des ADV
associées à ce parc :
Les ADV d'horta del Baix Llobregat presenten els resultats dels assaigs de varietats de
tomaquera (Les ADV horticoles du Baix Llobregat présentent les résultats des essais des
24 Pour plus d'informations : http://www.diba.es/parcsn/parcs/index.asp?parc=9
32
variétés de plants de tomate), Dossier ADV d'Horta, Notícies del Parc Agrari del Baix
Llobregat, juny 2005, nº14, pp. 15-17
L'ADV d'Horta del Baix Llobregat enceta una nova etapa amb nous tècnics i més assajos
realitzats (L'ADV horticole du Baix Llobregat initie une nouvelle étape avec de nouveaux
techniciens et la réalisation de d'avantage d'essais), Dossier tècnic, Notícies del Parc Agrari
del Baix Llobregat, juliol 2006, nº17, pp. 7-8.
c. Rapports interprofessionnels.
Nous avons également pris connaissance des rapports interprofessionnels suivants :
Biología y control de las especies de mosca blanca Trialeurodes vaporariorum (Gen.) y
Bemisia tabaci (West.) en cultivos horticolas en invernaderos est un ouvrage collectif publié,
en 1996, par la Junta de Andalucía, Consejería de Agricultura y Pesca, 1996 et rédigé par:
• trois chercheurs: Tomas Cabello Garcia et Isidoro Carricondo Martínez (Escuela
Politécnica Superior, Universidad de Almería) ainsi que Lucrecia Justicia del Río
(Centro de Investigación y Desarrollo Hortícola de Almería-La Cañada)
• un fonctionnaire: José Eduardo Belda Suarez, departamento de Sanidad Vegetal,
Provincia de Almería.
Le livre rend compte d'une étude, réalisée entre mai 1994 et juillet 1995, et ayant pour double
objectifs :
1. quantifier la présence et le développement des mouches blanches présentes dans les serres
de cultures horticoles d'Almería,
2. évaluer l'impact des traitements chimiques.
Une version digitale de ce livre est disponible sur le CD qui accompagne ce rapport.
Également, nous avons consulté les rapports 2003 et 2004 des séminaires de techniciens
spécialistes en horticulture. Pour chacun d'eux, nous avons retenu les articles en relation avec
les virus TYLCV, TSWV et CVYV.
XXXIII Seminario de técnicos y especialistas en horticultura, Badajoz, 2003 (35 pages
retenues)
33
1. Ensayos de cultivares de pepino "Almería" (Cucumis sativus L.) tolerantes al virus de las
venas amarillas (CVYV). Primavera 2002.
2. Ensayo de cultivares híbridos de pimiento tipo california y con resistencia al virus del
bronceado (TSWV).
3. Ensayo de cultivares de tomate "en ramillete" (Lycopersicon esculentum Mill.) tolerantes al
virus de la cuchara (TYLCV). Campaña 2001-2002
XXXIV Seminario de técnicos y especialistas en horticultura, Murcia, 2004.
1. Ensayo de 8 cultivares de pepino Almería (Cucumis sativus) tolerantes al virus de las venas
amarillas (CVYV) en invernadero. Ciclo extratardío de otoño. Campaña 02/03.
2. Ensayo de 8 cultivares de pepino Almería (Cucumis sativus) tolerantes al virus de las venas
amarillas (CVYV) en invernadero. Ciclo tardío de otoño. Campaña 02/03.
3. Ensayo de cultivares de tomate (Lycopersicon esculentum Mill.) tolerantes al virus del
rizado amarillo del tomate (TYLCV) en invernadero. Campaña 2001-2002
À la suite de ce recueil de données, nous avons entrepris la réalisation des entretiens auprès
d'acteurs pertinents de la filière "système de protection biologique et intégrée".
2. Réalisation d'entretiens semi-directifs.
Seize acteurs ont été rencontrés et dix-neuf entretiens ont été réalisés. Une partie des acteurs
(chercheurs IRTA-Université de Lleida, techniciens ADV Baix Maresme et Santa Susanna) a
été identifiée conjointement avec Rosa Gabarra, lors de l'enquête exploratoire (de G.Prete et
de C.Rebolledo) ou de celle plus extensive réalisée durant l’été 2007 par H.Grela. L'autre
partie (fonctionnaires, autres techniciens ADV, agriculteur) a été identifiée par la méthode
dite "boule de neige" (identification empirique et itérative des acteurs pertinents sur la base
des informations recueillies dans le cours des entretiens).
Nous avons constitué un échantillon de 20 entretiens et compulsé des matériaux à l’occasion
de cette recherche de terrain (retranscription, prise de note, documentation récoltée).
34
3. Quelques considérations sur la réalisation des entretiens.
Présentation des entretiens aux partenaires et aux interviewés
Le projet initial était de pouvoir étudier, entre autres, le travail du département de Protection
des Végétaux et de pouvoir le contextualiser au sein du centre de recherche IRTA-Cabrils.
Les contraintes de l’enquête ont façonné un périmètre d’étude différent, plus réduit, limité au
seul département de Protection des Végétaux. En effet, pénétrer l’univers du centre de
35
l’IRTA-Cabrils n’était pas notre objectif principal. Toutes les personnes rencontrées ont été
accueillantes, voire chaleureuses, et une fois « installées » dans l’entretien, elles ont été
directes et ont répondu plutôt généreusement aux question, cela grâce au bénéifice du soutien
de Rosa Gabarra et de Ramón Albajes. Les circonstances ont fait que les trois chercheurs qui
nous ont été personnellement présentés par Rosa Gabarra forment le "coeur" du Contrôle
Intégré des Épidémies. En effet, Oscar Alomar, Cristina Castañé et Judit Arnó sont des « life-
long-friend-researchers ». Ils ont été recrutés ou intégrés au sein du département Protection
des Végétaux, par Ramón Albajes qui a été leur directeur de thèse respectif. Ils forment un
groupe qui semble très soudé sur le plan scientifique. Nous avons donc eu accès à ce "groupe"
ainsi qu’à un virologue du département de Protection des Végétaux, José-María Aramburu,
qui était disponible.
Les autres chercheurs du centre de l’IRTA-Cabrils que nous souhaitions interviewés (la
directrice du département de Protection des Végétaux, un chercheur du département
Génétique des Végétaux et un autre du département Technologie Horticole) étaient soit
absents soit indisponibles lors de mon passage au centre de Cabrils. Nous les avons donc
contactés par mail, leur expliquant brièvement qui nous étions et pourquoi nous tenions à les
rencontrer. En complément, nous joignions en pièces jointes deux documents décrivant
rapidement la méthodologie d’enquête suivie ainsi que les grandes lignes de l’entretien
(annexe nº13).
Le chercheur du département de Génétique Végétale, Antonio Monforte, nous a
immédiatement répondu. Il nous a expliqué ne pas être la personne la plus indiquée pour
l’étude, compte tenu de ses sujets de recherche, et nous a orientée vers l’un de ses collègues,
Jordi Garcia.
N’ayant pas eu d’autre retour, nous avons téléphoné à Soledad Verdejo, responsable du
département PV, qui nous a expliqué être très occupée en juillet. Compte tenu de ces retours,
nous avons cessé de relancer les chercheurs et n’avons plus tenté d’accéder aux archives de
l’IRTA, pour nous recentrer sur l’étude empirique des relations sociales constitutives du
système de connaissance régional.
Réception de la démarche par les interviewés
Si l’accès à l’entretien n’a pas toujours été simple, en revanche, une fois celui-ci engagé,
l’échange a, de notre point de vue, été riche et direct. Nous avons commencé tous les
entretiens par une présentation de, notre personne, notre participation à ce contrat, l’objet de
cette étude et ses attendus. Nous avons ensuite offert la possibilité aux interviewés de réagir,
36
leur demandant s’ils avaient des questions, des commentaires sur le pourquoi ou le comment
de ce travail. Tous ont, plus ou moins fortement, évoqué leur surprise à voir un sociologue
travailler sur le sujet. Un chercheur s’est étonné que la France dépense de l’argent et de
l'énergie à l'analyse de ce problème, la France n’étant pas, toujours selon ce chercheur, un
pays particulièrement exposé à Bemisia, contrairement à Israël par exemple. "Mais bon,
chacun a l’argent qu’il a et le dépense comme il veut" a conclu ce chercheur. Nous avons
alors expliqué que ce projet était une occasion d’étudier les systèmes de production de
connaissance, que Bemisia était une occasion d’apprendre comment se construit, se diffuse et
se transforme les savoirs et pratiques en matière de contrôle des épidémies végétales. À la fin
de l’entretien, ce même chercheur nous disait : «c’est très bien que des études, comme celles-
là, aient lieu ».
Cette mise en situation, préliminaire à l’entretien et réalisée en « off », hors enregistrement, a
également été l’occasion pour les chercheurs d’exprimer à demi-mot la méfiance qu’ils
pouvaient éventuellement ressentir par rapport au contenu de l’entretien. Un chercheur à qui
je proposais d’expliquer davantage l’objet de l’étude m’a répondu :
« no, ya está bien, ya veo por dónde van los tiros »
“non, c’est bon, je vois vers où ça dégaine »
Une image militaire qui illustre bien la représentation qu’avaient certains chercheurs de
l’entretien.
Sur le plan de la production des résultats et de la restitution, les chercheurs de l’IRTA ne nous
ont pas semblé inquiets dans la mesure où ils sont en relation régulière avec les chercheurs de
l’INRA. Les années de coopération antérieures tout comme le cadre du projet BemisiaRisk
sont donc pour eux, nous semble-t-il, les garants d’un contrôle social et scientifique. Oscar
Alomar a suggéré qu’il pourrait être intéressant d’organiser une journée de restitutions des
résultats, avec une comparaison France-Catalogne ; journée à laquelle seraient conviés les
différents acteurs rencontrés (ADV, administration, recherche).
Quelques considérations sur les entretiens réalisés auprès des fonctionnaires et des
techniciens ADV.
Les techniciens des ADV ont tous répondu à notre demande d’entretien. Ils ont été d’autant
plus preneurs de l’échange et libres dans leurs propos qu’ils souhaitaient faire état de leurs
relations avec l’IRTA de Cabrils. Pour faciliter et rendre plus lisible la rencontre, nous avons
réalisé des guides d’entretien à l’attention de Montse Matas, ADV Baix Maresme et de
37
Montse Marti, ADV Santa Susanna. Nous avons conservé cette pratique25 avec les acteurs du
service de Sanidad Vegetal (SV) lesquels se sont montrés très intéressés par l'occasion qui
leur était donnée d'exprimer leur opinion, leur vécu.
Plus encore, les fonctionnaires du service de SV ont exprimé de fortes attentes vis-à-vis de
cette étude : « aura-t-on accès aux résultats ? », « j’aimerais bien pouvoir voir les
conclusions ». Ricard Sorribas, technicien Protection des Végétaux, spécialisé dans le
domaine horticole, nous a clairement indiqué qu’il serait vraiment profitable que les
« patrons », les « chefs » aient accès aux résultats de l’étude « même si c’est juste quatre
lignes ». À l'issue de l'entretien, il nous a présentée à son chef, Delfí Reinoso, responsable du
service Sanidad Vegetal de Barcelona.
En résumé, les fonctionnaires de la Generalitat nous ont semblé plutôt demandeurs de
participer à l'étude et d'accéder à ses résultats. A contrario, les chercheurs et techniciens ADV
du système de protection biologique et intégré nous ont paru plus intrigués que concernés par
la démarche. Cependant, une fois engagés dans l'entretien, ils se sont montrés, pour une part,
impliqués et directs et, pour une autre part, accueillants et chaleureux.
4. Suivi de l'enquête.
L'enquête a été réalisée par Hélène Grela, sous l'encadrement scientifique de Marc Barbier et
Giovanni Prete. Une réunion de lancement a eu lieu le 4 mai à Paris. Puis, le suivi de l'étude a
eu lieu à travers des débriefings téléphoniques hebdomadaires et des rapports intermédiaires.
En complément, une réunion de mi-parcours a eu lieu à Paris, le 18 juin, pour discuter des
résultats en cours et définir la structure du présent rapport.
25 Les guides d’entretien adressés aux interviewés figurent en annexe nº13
38
II. Bemisia tabaci: un marqueur des pratiques LPI en
Catalogne
1. Présentation du terrain : un système de connaissance en
contexte
En Catalogne, l'agriculture représente une activité marginale. En 2003, l'agriculture,
l'élevage, la chasse et la "selvicultura", représentaient 1,53% du PIB catalan26. Selon Ramón
Albajes, ces 1,5% se décomposent comme suit :
• 1% pour le bétail dont 0,5 pour l'élevage du porc,
• 0,5% pour l’agriculture.
De plus, dans le domaine horticole, la Catalogne est faiblement compétitive vis-à-vis du sud
de l'Espagne (parcelles catalanes petites, fragmentées, coûts de production élevés).
Ce contexte économique régional, défavorable à l'agriculture, a conduit certains
professionnels désireux de vivre de l'agriculture, à parier sur la protection de l'environnement
comme moyen de différenciation et de valorisation de leur activité (recherche, gestion
administration, production et vente). Et, point important, les cultures horticoles, tout
particulière celle de tomates du canton du Maresme, ont été le support à cette stratégie. Il
existait donc au sein de notre terrain d’enquête une dynamique sociohistorique autour de la
promotion et du développement d’un approche de la protection des cultures par la lutte
intégrée et par la lutte biologique.
Pour étudier la prise en charge des problèmes phytosanitaires posés par la mouche polyphage
Bemisia tabaci il restait pertinent de l’aborder en considérant deux populations végétales et
professionnelles plus ou moins distinctes : les plantes horticoles (PH) et les plantes
ornementales (PO). Bien que plusieurs de leurs spécimens sont victimes de Bemisia (tomate,
concombre, piment, Ponsetia, Hibiscu, etc.), deux d'entre eux, la tomate et Ponsetia, ont
fortement attiré l’attention. Deux raisons à cela :
1. les fondements théoriques et/ou les pratiques de lutte intégrée se sont amplement diffusés
auprès des producteurs horticoles catalans tandis que les producteurs de plantes ornementales
39
ont plus nettement recours au traitement chimique. Ainsi, parmi les 39 producteurs conseillés
par la coopérative-ADV Corma, seul un producteur pratique le contrôle biologique. Quant à
l'Association-ADV des Pépiniéristes de Barcelona (plus de 130 producteurs affiliés), elle
compte deux producteurs qui mènent actuellement des expériences de contrôle biologique. Il
est intéressant de noter que ces producteurs de Ponsetia qui recourent au contrôle biologique
le font en contrôle biologique intégral.
2. la production de tomates en Catalogne s'apparente à un succès en matière de contrôle de
Bemisia et du virus TYLCV, tandis que celle de Ponsetia serait, nous semble-t-il moins
efficace du fait de la forte résistance de Bemisia aux traitements chimiques, et à leurs coûts
élevés, notamment.
La juxtaposition de ces constats naïfs nous permettait en tous les cas d’aborder notre terrain
avec le regard sociologique qui est le notre, en notant l’existence de liens de contrastes entre
le cas des tomates et celui de Ponsetia, et donc en singularisant le recours à la lutte intégrée et
à la lutte biologique dans la région du Maresme27, c'est-à-dire là où est implanté le centre de
recherche IRTA-Cabrils, père de la lutte biologique et intégrée en Catalogne, mais aussi les
grands producteurs de tomates catalans qui ont majoritairement souscrit aux méthodes de lutte
intégrée. Les producteurs de tomates catalans sont donc géographiquement situés en
proximité du système de connaissances et proche des formalisateurs et promoteurs de la lutte
intégrée.
La production de tomate en Catalogne présente les grandes spécificités suivantes :
• Peu de serres chauffées,
• La tradition d'un "temps mort" à l’hiver, qui plus tard se transformera en vide sanitaire,
pour la culture des tomates,
• Des exploitations de taille moyennes, souvent fragmentées et dédiées à plusieurs type
de cultures qui se succèdent avec, traditionnellement, des cultures peu sensibles au
TYLCV (laitue, haricot) à l'automne, c'est-à-dire avant la mise en culture hivernale des
tomates sous serre.
26 Análisis de la estructura de la actividad económica en Catalunya con especial consideración de los servicios quinarios. Andrés de Andrés Mosquera, Profesor del área Económica de EAE, février 2007 (http://www.eae.es/frames2.asp?Idioma=0&Area=7&idCat=1&idNews=416) 27 À quelques kilomètres au nord de Barcelona, la région du Maresme s'étend sur une étroite frange côtière de Mongat à Malgrat de Mar. La capitale du Maresme est Mataró.
40
À l'inverse, Ponsetia nécessite, pour se développer, d'être exposé à des températures chaudes.
Produite entre juin et décembre, sa croissance bénéficie de la chaleur de l'été catalan puis de
celle des serres chauffées. Cet environnement est de nature à favoriser le développement de
Bemisia.
De plus, sur le plan du recours au contrôle biologique ou intégré, les producteurs de Ponsetia
expliquent être limités dans la mesure où ils ne peuvent tolérer la présence de Bemisia, même
à un faible niveau. La mouche dégrade la plante, donc son aspect visuel et donc sa valeur
marchande. Si les producteurs de tomate peuvent cohabiter avec un certain niveau de Bemisia,
ceux de Ponsetia ne peuvent se le permettre, la plante (et non le fruit) étant l'objet de la vente.
L'un des chercheurs de l'IRTA rencontrés nous a dit ne pas partager ce point de vue qui, selon
lui, surestime, ce que le consommateur réellement observe et voit lors de l'achat. C’est une
discussion plus générale d’ailleurs présente au cœur des débats sur la consommation durable.
En effet, développer un référentiel pour une agriculture durable, c’est aussi accepter du point
de vue de la livraison une qualité visuelle différente, avec moins d’homogénéité et plus de
marqueurs de micro stress.
Là où les producteurs de plantes horticoles et ceux de plantes ornementales s'inscrivent dans
des cadres juridiques, des systèmes de contrôles sanitaires distincts (les tomates sont appelées
à être mangées, Ponsetia, non), les populations de Bemisia ne connaissent pas ces distinctions.
Sans entrer dans le détail des obligations juridiques et économiques qui pèsent sur ces deux
types de producteurs, il nous semble raisonnable de penser que les produits phytosanitaires
autorisés sont bien moins nombreux dans le cas des tomates que dans celui de Ponsetia. À
cela s'ajoute, que les contrôles relatifs aux traitements chimiques appliqués aux plantes
ornementales (PO) sont, semble-t-il, bien peu fréquents, tout du moins dans la région de la
Catalogne. Ainsi, un technicien "Protection des Végétaux" spécialisé en PO nous a expliqué
que les firmes productrices de produits phytosanitaires n'investissaient pas dans les
procédures autorisant l'emploi de leurs produits pour les PO, du fait de la faible incitation
financière associée à l'homologation de ces produits. De ces données, nous pourrions donc
déduire que la production de tomates présente une forme de « prédisposition » à la lutte
intégrée dans la mesure où il s'agit de végétaux comestibles tandis que celle de Ponsetia
présente à l'inverse, une distance vis à vis de ce type de lutte, la plante ornementale échappant
aux enjeux de commercialisation alimentaire.
41
2. La protection biologique et intégrée appliquée aux cultures de
tomates et le système horticole professionnel local
Il n’est ainsi pas trivial que dans un tel contexte productif régional peu favorable a priori, se
soit constitué un centre de recherche finalisé comme le centre de l’IRTA à Cabrils28, avec des
chercheurs qui en sont venus à devenir des spécialistes internationaux de la lutte biologique
appliquée à la production de tomates. Il était pour nous de nous demander comment cela avait
vu le jour ?
Notre réponse a pour point de départ un travail sociologique assez classique consistant à
repérer et décrire les carrières professionnelles ; il s’agit moins de faire l’exégèse de ce centre
que de ce préoccuper de la façon dont se constitue socialement et suivant une culture
épistémique particulière ce que l’on peut appeler un pôle de compétence régional à
visibilité internationale.
2.1. Emergence d’un projet de recherche sur la lutte intégrée au sein d’un milieu agricole associé affecté par la crise des Trialeurodes
Ramón Albajes, professeur d’entomologie à l’Université de Lleida, est très certainement à
l’origine d’une impulsion déterminante et soutenue. Il a été, à la fin des années 1970, un
fervent porte-parole, puis chef de file engagé, de la lutte intégrée. Cet engagement
professionnel s’est défini par rapport à deux variables clés :
1. le contexte de l’agriculture catalane : miser sur l’environnement et la lutte intégrée et la
lutte biologique pour exister
2. une histoire personnelle, professionnelle et scientifique avec la volonté de créer un pôle de
compétence scientifique et technique sur la lutte intégrée en Catalogne
Ramón Albajes, catalan, a dû faire ses études d’ingénieur agronome à Madrid car cette
formation n’était pas assurée en Catalogne. À Madrid, il a poursuivi ses études jusqu’au
doctorat et a ensuite commencé à y enseigner. Attaché à la Catalogne il avait dans l’idée de
rentrer en Catalogne, de venir y travailler. À la fin des années 1970 il a donc cherché à établir
42
des coopérations scientifiques pourraient lui permettre de venir exercer son métier en
Catalogne. Comme évoqué plus avant, ce projet n’avait rien d’évident, le secteur agricole
représentant une part très faible du PIB catalan. Dans ce contexte, au début des années 1970,
vouloir faire de la recherche en agriculture en Catalogne représentait un véritable défi. La
demande professionnelle et institutionnelle était mince ; les chercheurs qui souhaitaient
travailler dans ce domaine devaient donc le créer.
Pour ce faire, ils ont identifié une « niche » liée à l’émergence de questions
environnementales, l'agriculture horticole catalane se situant pour une part importante dans
une zone périurbaine peuplée. Nous ne savons pas quel était alors le degré de maturité de ce
positionnement scientifique pour une part, et, pour une autre part, l’importance du fait que le
littoral espagnol souffrait de l'invasion des Trialeurodes contre lesquelles les traitements
chimiques intensifs n'étaient pas efficaces29. Mais cette configuration mériterait d’être creusée.
En revanche nous savons que l’émergence de cette « niche » à correspondu à la remise en
cause de la toute-puissance chimique, et tout d’abord parce que les Trialeurodes lui résistait,
si on peut conduire cette analogie.
Ramón Albajes a saisi cette opportunité pour proposer au gouvernement central de l'époque
l'idée d'investiguer en Catalogne des voies alternatives au contrôle chimique. Sa proposition a
intéressé les autorités qui lui ont confié la fonction de "coordinateur du groupe de lutte
intégrée de la Catalogne", et la formule suivante a été négociée: concentration de ses
enseignements à l’Université, à Madrid sur 15 jours, et détachement en Catalogne les autres
15 jours au centre de l’INIA (équivalent de l'INRA français et prédécesseur de l'IRTA) située
à Cabrils où travaillait une personne, spécialisée en entomologie.
Un an plus tard, en 1979, un poste de professeur en entomologie a été créé à l'Université de
Lleida. Il s'agissait là d'une première en Catalogne. Ramón Albajes y a été nommé et a
poursuivi depuis Lleida la coopération engagée avec l'INIA-Cabrils sur le thème du contrôle
biologique des Trialeurodes. Ce thème s'est rapidement précisé sur deux plans:
1. un végétal en particulier: la tomate
2. un type de culture: sous serre.
28 À nouveau, j’associe Ramón Albajes à cette équipe quand bien même son rattachement institutionnel est autre, il est professeur de l’Université de Lleida. J’expliquerai ultérieurement ce regroupement. 29 Nous déduisons de l'entretien réalisé avec Ramón Albajes que le micro-centre de l'INIA à Cabrils (une personne) avait déjà orienté la recherche en agriculture dans le sens de la lutte intégrée, c'est-à-dire que cette focale préexistait à la "recherche de poste catalan" mené par R. Albajes.
43
À la fin des années 1970, la tomate correspondait ainsi à la culture la plus importante en
Catalogne. De plus, cette production présentait, du point de vue de la recherche, un avantage
car, dans la région du Maresme et du Baix Llobregat, elle repose sur l'alternance de cultures
sous serre et de cultures en plein air. En conséquences, ce système productif local pouvait
s'apparenter à une sorte de dispositif expérimental (sorte de laboratoir-hors-les-murs) qui
présentait une configuration avantageuse.
La première culture qui présentait un problème grave de Trialeurodes était celle qui se faisait
au sortir de l'hiver. À la suite, les conditions climatiques redevenaient favorables à une
prolifération importante de Trialeurodes. L'enjeu des chercheurs était donc de maîtriser la
reproduction de la mouche pendant cette période à la fois critique et relativement facile dans
la mesure où, initialement, la présence de la mouche est limitée.
Dans le cas des tomates catalanes, les cultures de fin d'hiver se faisaient, bien souvent, sous
serre. Ce mode de production avait pour avantage "d'isoler" la mouche, de confiner son
environnement, définissant ainsi un périmètre plus idoine pour l'expérimentation et le contrôle
intégré.
"Sous serre, le contrôle intégré est relativement efficace parce que tu peux contrôler la
population et maintenir les pertes économiques à un niveau acceptable. À l'air libre, c'est
plus compliqué." (Chercheur nº2, département de Protection des Végétaux, IRTA-Cabrils)
Les autres cultures qui étaient frappées par les Trialeurodes, telles la laitue, étaient de plein air
et n'offraient donc pas des conditions d'expérimentations si favorables.
En résumé, le système productif local (cantons du Maresme et du Baix Llobregat) de
la culture horticole dominante (avec la tomate) était un « milieu associé » tout à fait favorable
par sa composition à l'expérimentation du contrôle biologique et ce milieu a, en conséquence,
terminé de façonner la définition du projet de recherche initial de l'équipe de Ramón Albajes :
la lutte intégrée appliquée aux cultures de tomates du Maresme et du Baix Llobregat exposées
aux Trialeurodes.
"Notre histoire a commencé avec la tomate, en tant que culture réellement importante
aussi bien en Catalogne que sur tout le littoral espagnol. C'est vraiment une culture
importante et la mouche blanche, la Trialeurode, était un problème très fort car ils
traitaient en continu et c'était absolument insoutenable. On a donc commencé à
développer ces techniques de contrôle intégré pour réduire les traitements et alors,
automatiquement, les ennemis naturels ont commencé à apparaître. Notre travail a
44
toujours été lié au cycle de culture de la contrée, qui se caractérise par la serre et l'aire
libre." (Chercheur nº1, Département Protection des Végétaux, IRTA Cabrils)
Pour mener à bien ce projet de recherche, cette équipe de chercheurs a opté pour un
positionnement original couplant insertion dans le développement agricole régional et la
volonté de porter un projet scientifique qui allait connaître une extension à l'international.
Consolidation du projet
2.1.1. Une équipe de chercheurs stable et soudée.
En quelques années, Ramón Albajes a constitué autour de lui une équipe de chercheurs
extrêmement soudée sur le plan personnel et scientifique. Rosa Gabarra, Oscar Alomar,
Cristina Castañé et Judit Arnó, cœur de cette équipe, travaillent ensemble depuis plus de vingt
ans et font cause commune autour du projet de lutte intégrée, appliquée dans un premier
temps aux mouches blanches et aux productions de tomates. Plus encore, ce groupe de
chercheurs exprime une philosophie de la recherche qui doit être, dans une certaine mesure,
opérationnelle, tournée vers l'utilisateur, et ici l'agriculteur. Cette philosophie est celle de leur
institution de rattachement, l'IRTA, créée en 1985, soit 6 ans après les débuts du projet initié
par Ramón Albajes. On peut donc penser que la mission de l'IRTA, la recherche et le transfert
de technologie, sont venus légitimer et renforcer la dynamique déjà en place de ce groupe
d'entomologistes de Cabrils.
Le recrutement des membres de ce groupe de scientifiques a eu pour pivot Ramón Albajes.
Celui-ci a tout d'abord recruté Rosa Gabarra qui avait réalisé un CDD pour l'INIA-Cabrils sur
le thème des Trialeurodes. Le CDD terminé, Rosa Gabarra avait reçoit l'enseignement
secondaire, en biologie, où Ramón Albajes est allé la trouver pour lui proposer de réaliser une
thèse. Oscar Alomar (biologiste), présent dans le groupe depuis 1979, avait été recruté pour
travailler avec les botanistes de l'INIA-Cabrils, et Ramón Albajes lui a proposé de rejoindre le
groupe. Cristina Castañé (biologiste) est également arrivée à cette époque, et enfin, un peu
plus tard, Judit Arnó qui est ingénieur agronome et a été formée à l'Université de Lleida.
Ramón Albajes a été leur directeur de thèse respectif. Le recrutement de Judit Arnó est l'une
des expressions concrètes de cette volonté de transformer la recherche en la constituant en
lien avec le milieu agricole, évidemment pour apporter des outils utiles aux agriculteurs mais
45
aussi pour être au contact direct des dynamiques de population d’insectes au sein de systèmes
de cultures. Le fait que Judit Arnó a été pendant trois ans technicienne d'ADV avant d'être
recrutée par l'IRTA pour assurer au centre de Cabrils la liaison entre la recherche et les
professionnels (ADV, producteurs), indique bien la volonté d’assumer un transfert de
connaissances et de technologie dans les deux sens.
Il y a une donc unité à ce groupe faisant se rejoindre des projets de recherche, de formation et
de développement, complétée de liens amicaux très forts qui se sont constitués et ont perduré:
« Aie, mon histoire, ça s’est compliquée. Ah, évidemment, le fait est qu’ici nous avançons
tous un peu ensemble, donc nos histoires [celles des différents membres du groupe
d’entomologie du département de Protection des Végétaux de l’IRTA] ne sont pas
vraiment séparées. » (Chercheur nº1, département de Protection des Végétaux, IRTA-
Cabrils)
2.1.2. Une stratégie discriminante par rapport au reste de l'Espagne: la
coopération internationale et l'accès à Macrolophus.
Très tôt, le groupe de Cabrils a misé sur la coopération internationale. Dès ses débuts
professionnels, Ramón Albajes s'est rapproché de l'International Organisation for Biological
Control (IOBC). Ramón Albajes explique que cette ouverture est liée à la stratégie de survie
dans laquelle se trouvait, et se trouve peut-être encore aujourd’hui, tout chercheur catalan
souhaitant travailler dans le domaine de l'agriculture. En effet, la nécessité de constamment
justifier sa valeur ajoutée et d'exploiter la "niche environnementale" a contraint les chercheurs
à regarder ailleurs ce qui se faisait et à puiser des ressources à l'international30. Quelques
exemples, de l'inscription internationale des chercheurs catalans:
• de 1990 à 2000, Ramón Albajes a coordonné le groupe de travail de culture
maraîchère en climat méditerranéen de l'International Organisation for Biological
Control (IOBC) et il en a été encore récemment le trésorier.
• dans le cadre de sa thèse, Rosa Gabarra a séjourné un an dans le centre de recherche
de l'INRA à Avignon et ouvert un champ de collaborations de l’autre côté des
Pyrénnées.
30 Il peut être semble intéressant de noter que ces coopérations internationales entrent en résonance avec l'histoire récente de la Catalogne qui, de part son opposition au franquisme, a tourné sa vie intellectuelle et artistique vers l'international.
46
Le groupe de Ramón Albajes s'est appuyé sur les travaux disponibles à l'international pour
construire et positionner leur modèle de lutte intégrée. Plus précisément, ils ont repris le
modèle de lutte intégrée en vigueur dans la partie septentrionale de l'Europe en utilisant, dans
un premier temps, le prédateur naturel Encarsia Formosa comme modèle, modèle qui a
permis de réduire la population des Trialeurodes et donc de diminuer les traitements
chimiques. Puis ils ont « découvert » un prédateur naturel équivalent autochtone:
Macrolophus. L'adaptation d'un modèle de lutte intégrée pensée pour des pays plus nordiques
à un système de production des tomates hyper-local (les cantons du Maresme et du Baix
Llobregat) a donc permis la mise au point d’un modèle Macrolophus, miride, prédateur
polyphage, des oeufs des Trialeurodes, de Bemisia et des Trips. Le groupe de l'IRTA-Cabrils
a donc développé avec succès sur le plan scientifique un modèle de lutte intégrée adaptée.
2.1.3. Un ancrage professionnel décisif
a. La capitalisation des fichiers de l'administration: fréquence et identité des
traitements chimiques utilisés par les agriculteurs.
L'équipe de Cabrils a ainsi « pénétré » le monde des producteurs de tomate grâce au
considérable travail de terrain réalisé par le Service d'Extension Agraire (SEA), c'est-à-dire
l'ancêtre du service de Protection des Végétaux, du temps où la politique agricole était
centralisée au sein du Ministère de l'Agriculture Espagnol. En effet, le Service SEA tenait à
jour les pratiques des agriculteurs horticoles, en particulier les producteurs de tomates, qui
représentaient, à la fin des années 1970, une culture importante.
Les techniciens du SEA recensaient les pratiques des agriculteurs catalans et organisaient
chaque année, dans les locaux de l'INIA-Cabrils (aujourd'hui IRTA-Cabrils) une réunion
destinée à renseigner les producteurs sur "l'état de la tomate". Ramón Albajes avait fait
connaissance avec les techniciens du SEA, entretenait avec eux de bonnes relations et avait pu
ainsi prendre part à ces réunions.
Le groupe de recherche s'est donc appuyé sur le réseau social construit par l'administration et
l’a constitué en milieu associé de ses recherches, pour en tirer deux grands « bénéfices »: une
connaissance des pratiques des agriculteurs pour aborder les traits de vie des macrophages et
leur écologie et une base de données par rapport à laquelle confrontée leurs expériences de
47
contrôle biologique, puisqu’il existait un support officiel, quantifié, par rapport auquel les
chercheurs pouvaient objectiver certains de leurs résultats.
Cette capitalisation par les chercheurs du suivi effectué par l'administration est importante
dans la mesure où, comme nous le verrons par la suite, l'IRTA et le service de Protection des
Végétaux coopèrent moins directement aujourd'hui dans le domaine de la lutte intégrée des
mouches blanches.
b. Une fonction d'entrepreneur: élever massivement les ennemis naturels
nécessaires.
Par ailleurs, le groupe d'entomologistes de l'IRTA-Cabrils a mis à profit les serres du centre
de recherche pour élever, à grande échelle, les ennemis naturels identifiés comme efficaces
dans la lutte contre les Trialeurodes. Aucune firme ne commercialisant à l'époque, fin des
années 1970-début des années 1980, ces ennemis naturels, les chercheurs se sont transformés
en entrepreneurs, en élevant les prédateurs naturels indispensables à leurs essais, puis au
transfert de technologie auprès des agriculteurs.
c. Un savoir-faire politique: intéresser les producteurs de tomate influents
Le groupe d'entomologiste de l'IRTA a cherché à intéresser les agriculteurs en leur proposant
« d'essayer » le contrôle biologique une fois celui-ci maîtrisé dans les serres du laboratoire de
Cabrils. Cet intéressement a semble-t-il bien fonctionné. Deux principaux facteurs expliquent
cette réussite:
1. Le réseau des chercheurs. Grâce à des relations personnelles entretenues avec des
producteurs syndicalisés importants, et du fait que les chercheurs travaillent dabs et avec des
serres, le groupe de recherche faisait partie de la "famille des producteurs de tomate" et a pu
donc la découvrir et la comprendre de l'intérieur. L'empathie a été ainsi grandement facilitée.
À cela s'est ajouté, les deux éléments précédemment développés, la capacité à objectiver leurs
résultats grâce aux données de l'administration et la capacité à fournir les agriculteurs en
prédateurs naturels. Tant sur le plan de la production de savoir d’action ou de solution, le
groupe se trouvait en cohérence avec ce milieu professionnel pour faire des propositions
innovantes, impliquant un changement des modes d’approche de la protection avec une entrée
plus intégrée de la santé du végétal..
48
Ainsi, on peut trouver là un facteur explicatif de l’intérêt des producteurs du fait des limites
rencontrées dans leur tentative de tout contrôler par les produits chimiques puisque,
rappelons-le, le projet porté par le groupe était justifié, entre autres, par l'impuissance à
vaincre les Trialeurodes par la seule voie chimique.
2. Le « pouvoir » des producteurs sur l'Administration : l'arrivée des ADV à la fin des années
1980. En prenant appui sur les producteurs de tomate influents, l'équipe d'entomologiste de
l'IRTA a non seulement pu informer et intéresser des producteurs mais elle a pu aussi
intéresser la Generalitat. En effet, les producteurs horticoles catalans sont, semble-t-il
puissants, tout du moins l'étaient-ils il y a encore quelques années avant que la forte
spéculation immobilière ne constitue une alternative intéressante à leur activité agricole ou ne
transforme leurs champs en un îlot vert au milieu de zones nouvellement urbanisées.
Le « pouvoir politique historique » des producteurs horticoles catalans, pouvoir relationnel
principalement exercé via le syndicat Unió de Pagesos, a facilité la création des Association
de Défense des Végétaux (ADV). En effet, sur les conseils des chercheurs de l'IRTA-Cabrils,
les producteurs syndicalisés importants ont obtenu de la Generalitat, la mise en place des
ADV. Une fois, les ADV instaurées, les chercheurs ont noué des partenariats privilégiés avec
les techniciens des ADV implantées sur leur territoire d'ancrage professionnel et
d'expérimentation : le Maresme. Les ADV de l'Alt et du Baix Maresme sont rapidement
devenues les relais des recherches de terrain (in situ) menées par le groupe. Ici encore les
affinités professionnelles et personnelles ont été au coeur e la formation de cette coopération.
Jordi Ariño, premier technicien ADV de l'Alt Maresme, est un ingénieur agronome formé à
l'Université de Lleida. Connu de Ramón Albajes, acquis à la cause de la lutte biologique et
intégrée, et présenté par ses collègues comme un entrepreneur talentueux, il a réussi à
pérenniser la fonction de technicien ADV et s'imposer comme un interlocuteur privilégié des
producteurs de la zone. L'étroite coopération entre les ADV du Maresme et l'IRTA a perduré
et se vérifie aujourd'hui encore31:
31 À présent, l'étroite coopération entre le Département de Protection des Végétaux de l'IRTA-
Cabrils et l'ADV du Maresme s'exerce sur un périmètre élargi. L'ADV du Baix Maresme est
restée relativement stable. L'ADV de l'Alt Maresme s'est agrandie. Autour d'elle, trois autres
ADV se sont constituées (ADV Santa Susanna, ADV Selva, ADV Horta Protegida de
Tarragona), formant la Fédération Selmar.
49
L'IRTA nous apporte l'information technique, les dernières connaissances en matière de
Bemisia et de TYLCV. À l'IRTA, il y a un virologue, et bien que tous les échantillons vont
à la Zona Franca (i.e le laboratoire de Sanidad Vegetal de la Generalitat), à un moment
donné, quand on a un doute, on peut lui demander. Nous apportons à l'IRTA toute
l'actualité des champs, tout le suivi des cultures et eux nous guident, nous informent ou,
face à un problème, j'arrache les plantes et je leur demande si je dois faire autre chose.
C'est une communication continue." (Technicien ADV nº5, Fédération Selmar)
Dans ce contexte, les chercheurs de l'IRTA-Cabrils et les techniciens des ADV Baix Maresme,
Selmar et Delta i Baix Llobregat ont conjointement mis au point une méthode pour suivre et
comptabiliser, entre autres, les mouches blanches (par comptage des sept feuilles supérieures
de la plante). Les informations ainsi recueillies sont consignées dans un document standard,
permettant ainsi la constitution d'une base de données homogènes, régionales, utilisables par
les chercheurs (cf. annexe nº15)
2.2. Exister en tant que Service Sanidad Vegetal : miser sur la Production Intégrée.
D'après le récit fait par Ramón Albajes des travaux de terrain menés par le Servicio de
Extensión Agraria (l'ancêtre du Département de Sanidad Vegetal), il semble que le service
public agricole espagnol a très tôt entrepris de suivre les traitements chimiques effectués par
les agriculteurs. Nous ne savons pas si ce suivi s'inscrivait déjà dans un souci de limiter le
recours au contrôle chimique, mais toujours est-il que les fonctionnaires du Département de
Sanidad Vegetal de la Generalitat se sont, eux aussi, fortement intéressés et investis dans la
protection biologique et dans la protection intégrée des plantes horticoles.
Ce positionnement distingue la Catalogne du reste de l’Espagne, tout particulièrement des
communautés autonomes de Murcia et d’Andalucía, lesquelles ont, pendant très longtemps,
massivement recouru aux produits chimiques. Il semble qu’aujourd’hui ces deux
communautés soient en train de changer, les agriculteurs et les pouvoirs publics passant d’un
extrême à un autre : du contrôle chimique intensif au contrôle biologique intensif.
On peut donc avancer l'hypothèse que les fonctionnaires du Département d'Agriculture se sont
trouvés, eux aussi, dans une situation proche de celle des chercheurs de l'IRTA, à l'heure où il
fallait d'exister professionnellement au travers de l'activité agricole.
50
Ainsi, les fonctionnaires de la Generalitat ont parié sur la Production Intégrée (PI), pour
construire un positionnement politique (administration) et commercial (agriculteurs) fort et
durable32. Comme le souligne un responsable du service de Sanidad Vegetal (SV) de la
Generalitat, les acteurs catalans ont parié que le label "production intégrée" attirerait le
consommateur en quête d'aliments "sains". Les professionnels catalans se sont donc intéressés
à la production intégrée comme à un avantage compétitif. La Catalogne est ainsi devenue
pionnière en ce domaine. Cette stratégie ne s'est alors pas avérée très payante, la demande
étant encore peu sensible aux qualités "naturelles", non traitées, des aliments.
L'issue de cette double stratégie (politique et commerciale) est secondaire pour notre étude, ce
qui est important pour notre étude c’est de noter que l'orientation politique de la Generalitat
est convergente avec celle des chercheurs de l'RTA-Cabrils, tout du moins dans le domaine
des tomates, et plus largement des plantes horticoles. En effet, si nous ne connaissons pas
précisément le travail du département de SV dans le domaine des plantes ornementales, nous
savons qu'en matière de plantes horticoles, nous savons que les experts de la Generalitat ont
beaucoup fait pour que les producteurs soient sensibilisés à la lutte biologique et intégrée, en
finançant partiellement les ADV et en accompagnant leur développement.
On peut aboutir ici sur l’idée que la crise des Trialeurodes et les stratégies
professionnelles régionales ont potentialisé la production et la diffusion de connaissances sur
le plan de la protection biologique et intégrée des cultures de tomates produites dans un
environnement mixte (le Maresme), sous serres et aire libre.
En résumé, les chercheurs du département de Protection des Végétaux du centre de l'IRTA à
Cabrils, ont investi le champ de la protection biologique et intégrée comme voie de survie
puis ils ont fondés un véritable projet de recherche finalisée ave des formes d'existence
professionnelle qui se caractérise par une co-évolution des savoirs. Les problèmes
phytosanitaires causés par la mouche Trialeurode aux tomates cultivées sous serres ont ainsi
constitué leur terrain d'application premier et privilégié. À partir de là, ils ont cherché à
multiplier les expériences, en s'intéressant aux cultures de tomate en aire libre ainsi qu'à
d'autres légumes33. La mouche Trialeurode et la production de tomate mixte (sous-serre et aire
libre) ont constitué un terreau fertile au fleurissement de la stratégie de ces chercheurs
32 Ceci explique notre interrogation initiale sur l'avance catalane, relativement au reste de l'Espagne, en matière de production intégrée.
51
catalans passionnés et décidés à vivre de leur passion, dans leur région. Cette stratégie a
d'autant plus fortement marqué la formalisation et diffusion des concepts et pratiques de la
protection biologique et intégrée, que le service de Sanidad Vegetal a opté pour un
positionnement similaire à celui des chercheurs de Cabrils.
Ce travail de caractérisation d’une histoire social et scientifique embryonnaire du groupe de
Cabrils nous permet de dégager l’idée de l’émergence d’une stratégie de développement
scientifique, professionnelle et administrative régionales qui a conduit au développement d'un
programme de protection biologique et intégrée solide élaboré en co-évolution avec les
stratégies des professionnels et de l’administration sur cultures de tomates dans la région du
Maresme (sous serres et à l’air libre). L'identification de cette trajectoire nous semblait
indispensable à la compréhension de la prise en charge catalane du pathosystème "Bemisia-
TYLCV" qui ne s'est pas construite ex nihilo mais s'est au contraire développée à partir des
réseaux socio-professionnels existants, tout particulièrement ceux créés ou exploités à
l'occasion de la "crise des Trialeurodes".
33 On note que les plantes ornementales n'ont pas constitué une voie de développement significative (cf. entretien Cristina Castañé).
52
III. La prise en charge du problème Bemisia-TYLCV : une
approche bicéphale (IRTA-Administration) d'un problème
"déjà vu".
1. Pour lutter contre Bemisia et le TYLCV, la Catalogne mobilise les
acquis de la "crise des Trialeurodes"
1.1. Bemisia-TYLCV : un pathosystème attendu et connu.
L'arrivée de la mouche Bemisia en Catalogne n'a pas été une surprise. Elle avait déjà
été identifiée dans le sud de l'Espagne ainsi que dans d'autres pays méditerranéen, et cette
connaissance était parvenue, sans difficulté, aux différents acteurs catalans concernés par le
problème. Ainsi, les chercheurs de l'IRTA avaient eu connaissance de la possibilité de la
présence de l'insecte au travers de leur réseau de coopération scientifique internationale tandis
que les membres du service de Sanidad Vegetal de la Generalitat avaient bénéficié de
l'expérience de leurs collègues espagnols, andalous et "murciens".
De même, l’émergence du virus TYLCV en Catalogne, environ 10 ans après Bemisia, n'a
aucunement surpris les acteurs catalans. Les chercheurs de l'IRTA-Cabrils étaient très au fait
des développements les plus récents concernant ce virus. L'un de leurs collègues californien
avait passé une année sabbatique au centre de l'IRTA à Cabrils et avait ainsi pu faire
bénéficier les chercheurs catalans des connaissances nord-américaines en matière de TYLCV.
Plus encore, Judit Arnó était sur le terrain en Andalousie, pour un contrat de recherche passé
avec une entreprise privée, lorsqu'elle a découvert la présence du TYLCV en Almería. Elle a
été d’ailleurs été la première, en Espagne, a relevé des échantillons contaminés par le TYLCV.
De même, les fonctionnaires du service de Sanidad Vegetal étaient bien informés de
l'existence et des caractéristiques, du TYLCV, ainsi que des dommages qu'il pouvait causer,
au travers de l’expérience de leurs collègues andalous et "murciens". Cette connaissance était
d'autant plus pointue que le virus n'est apparu en Catalogne que huit ans après l'arrivée de
Bemisia (et plusieurs années après l'apparition du TYLCV dans le sud de l'Espagne).
Le TYLCV et ses conséquences potentielles étaient donc parfaitement connus aussi bien de
l'IRTA que de la Generalitat. Cette connaissance a joué un rôle déterminant dans la prise en
53
charge du problème en Catalogne. En effet, dès l'apparition du virus, les chercheurs de l'IRTA,
les techniciens des ADV, les fonctionnaires du service de Sanidad Vegetal, semblent avoir
réagi immédiatement de façon très similaire.
"Quelles relations entretenez-vous avec les autres communautés espagnoles?
Normalement, nous ne sommes pas les premiers à subir une épidémie. L'avantage de cela
est que les autres ont déjà utilisé des méthodes de contrôle et ça, ça nous aide beaucoup.
Pouvez-vous utiliser les protocoles de lutte préparés par d'autres communautés?
Oui ils peuvent servir mais si le cycle de culture est différent, il faut les adapter. Ce qui
nous a beaucoup servi, c'est de connaître, à l'avance, la dangerosité du TYLCV car alors,
quand tu vois la plante pour la première fois, tu la regardes avec des yeux très
suspicieux." (Technicien Service Sanidad Vegetal, entretien téléphonique)
Sur le plan des solutions biologiques, les chercheurs de l'IRTA-Cabrils avaient testé,
préalablement à l'arrivée de Bemisia en Catalogne, l'efficacité des ennemis naturels utilisés
dans la lutte contre les Trialeurodes et avaient ainsi constaté leur caractère idoine pour
Bemisia. Plus largement, le protocole qu'ils avaient crée pour lutter contre les Trialeurodes
dans les cultures de tomates, pouvait s'adapter au cas de Bemisia.
Sur le plan des mesures au niveau des systèmes de culture, le vide sanitaire a été reconnu
comme pratique indispensable de lutte contre Bemisia, et donc contre le TYLCV par voie de
conséquence. Or, comme évoqué précédemment, le vide sanitaire a toujours existé en
Catalogne. Antérieurement à l'arrivée des Trialeurodes, les agriculteurs l'observaient
"naturellement" du fait de l'alternances des cultures et des systèmes de production (serres et
aire libre). Les Trialeurodes ont conduit les chercheurs et les autorités à recommander et
normaliser ce vide sanitaire. Bemisia et surtout le TYLCV ont prolongé cet effort de
codification du vide sanitaire (durées et conditions), devenu obligatoire avec l'Orden de mars
2005.
La succession des deux types de mouche blanche a donc transformé une pratique agricole
spontanée (l'existence d'un temps mort en hiver entre deux cultures) en une mesure phare et
encadrée, le vide sanitaire, de la lutte intégrée contre les épidémies.
"Historiquement, en Catalogne, on interrompt le cycle de culture.
Il s'agit d'une pratique qui a fait suite à l'arrivée du TYLCV ou c'était déjà comme cela
avant?
Nous n'avons pas changé nos méthodes, les cycles n'ont pas varié. Le vide sanitaire
existait déjà avant. Ce qui a changé c'est le fait d'être plus strict entre la fin d'une culture
et le début d'une autre. Avant, par exemple, tu pouvais terminer une culture en décembre
54
et en janvier tu plantais. Le problème c'est que tu laissais très peu de temps entre les deux.
Aujourd'hui, tout est beaucoup plus strict. Entre le dernier jour et le premier, on
recommande de laisser 4 à 6 semaines. Les cultures ne se chevauchent plus. C'est une
mesure qui s'est implantée qui est aujourd'hui obligatoire.
De quand date cette mesure ? De l'arrivée des Trialeurodes, de Bemisia, du TSWV?
Tout est devenu plus strict à partir de Bemisia. Il y a une Orden du DAR où se déclare
d'utilité publique la lutte contre le TYLCV. Avant, on conseillait tout cela dans des
feuillets de divulgation. Avant c'était un conseil, aujourd'hui c'est une obligation.
(Technicien Service de Sanidad Vegetal, Entretien téléphonique)
En résumé, l'arrivée, attendue et identifiée, de Bemisia Tabaci a renforcé les pratiques des
acteurs impliqués dans la lutte contre les Trialeurodes installées dans les cultures de tomates
du Maresme.
1.2. Des producteurs catalans échaudés mais réceptifs.
D'après les chercheurs de l'IRTA-Cabrils, les producteurs n'ont pas été alarmés par l'arrivée de
Bemisia. L'épidémie des Trialeurodes les avait fortement sensibilisés au problème et leur
avait appris d’une part que le traitement chimique pouvait être insuffisant et que, d’autre part,
le contrôle intégré pouvait être une alternative efficace même si elle ne signifiait pas une
« éradication en marche ». En conséquence, ni la panique, ni le réflexe "chimique", se sont
emparés des agriculteurs. Ce faisant, les acteurs ont immédiatement bénéficié d'un premier
retour sur investissement: la préservation de l'équilibre Trialeurodes-Bemisia et la non-
sélection d'une Bemisia hyper-résistante aux produits chimiques. En effet, d’après notre
travail bibliographique et nos entretiens avec les chercheurs, les expériences menées dans le
sud de l'Espagne ont montré qu'une lutte chimique intensif contre les mouches blanches peut
conduire à la disparition des Trialeurodes et à la survie d'une variété de Bemisia qui a su
s'adapter et devenir hyper-résistante aux produits.
"Pour les Trialeurodes, on savait qu'avec les produits chimiques il n'y avait pas de
solutions, donc lorsque Bemisia est arrivée, on n'a pas traité massivement avec les
produits chimiques. On a fait du contrôle intégré et les deux mouches sont toujours
présentes, Trialeurode et Bemisia, il n'y a pas de prédominance de la seconde."
(Chercheur nº2, Département Protection des Végétaux, IRTA Cabrils)
55
Pour les agriculteurs affiliés à des ADV proches de l'IRTA, l'introduction de Bemisia dans
leur environnement a d'une certaine manière été non problématique: la lutte contre une
mouche blanche n'était pas un problème inconnu et les dispositifs en place étaient idoines.
À l'inverse de Bemisia, l'arrivée du TYLCV a effrayé les producteurs catalans qui avaient
durement souffert d'un autre virus, le TSWV (le virus du bronceado). Échaudés par
l'expérience du TSWV, ils ont été immédiatement réceptifs aux informations et
recommandations, des techniciens ADV et des fonctionnaires du service de Sanidad Vegetal.
Ce contexte a probablement été décisif dans la lutte régionale contre le TYLCV dans la
mesure où l'alerte a été donnée à la fin d'une récolte de tomates et l'enjeu était donc, pour les
techniciens ADV et de la Generalitat, d'obtenir que les producteurs ouvrent leurs portes et
acceptent d'arracher les plantes restantes et infectées, pour ne pas contaminer la culture
suivante. Techniciens de "tous bords" (ADV pro-IRTA, autres ADV) et Generalitat ont mis à
profit ces ce contexte de "portes plutôt ouvertes" pour réaliser, au plus tôt, une prospection
exhaustive.
1.3. Une réponse collective immédiate : la prospection de toutes les exploitations
Dès l'apparition du virus, techniciens ADV et fonctionnaires du service de Sanidad
Vegetal (SV) de la Generalitat, se sont mobilisés pour informer les producteurs de l'existence,
des conséquences, du TYLCV et des mesures à prendre.
Les techniciens ADV de la Fédération Selmar ont organisé des "charlas", des séances de
discussion, ouvertes à tous les producteurs, affiliés ou non à leurs ADV. De même les
fonctionnaires de SV ont organisé des sessions d'informations dans les "oficinas comarcales",
les bureaux des cantons. En complément à cette intense vague d'informations, une prospection
exhaustive de toutes les exploitations a été réalisée, conjointement, par les techniciens des
ADV et le service de SV.
Cette action collective "de terrain" a précédé celle, "légale", puisque ce n'est qu’en
mars 2005 que le Departament d'Agriculture de la Generalitat a légiféré en la matière. Ainsi,
par l'Orden du 15 mars 2005, la Generalitat a déclaré officiellement présents en Catalogne : la
mouche blanche Bemisia Tabaci, les trips Frankliniella occidentalis ainsi que les virus
56
transmis par ces insectes : le TYLCV, le TSWV ainsi que le virus PepMV. En conséquences,
les fonctionnaires du service de Sanidad Vegetal ses ont vu dans l’obligation de réaliser des
prospections annuelles visant à identifier la présence desdits insectes et virus (l'article 2 de cet
Orden précise d’ailleurs que le service de Sanidad Vegetal pourra se faire aider dans cette
tâche par les ADV), tandis que les pratiques agricoles se voyaient redéfinies (voir Tableau 2).
Tableau 2. Redéfinition des pratiques Extraits commentés de l’Orden du 15 mars 2005 L'article 3 explicite, pour sa part, les obligations incombant aux titulaires d'exploitation et propriétaires de parcelles dont les cultures hébergent les insectes vecteurs des virus de quarantaine déclarés par la Generalitat. Ainsi, ils doivent34 :
a) acheter le matériel phytosanitaire auprès de pépiniéristes référencés et conserver pendant un an le passeport phytosanitaire, b) au début de la culture, arracher et éliminer immédiatement les plants affectés par les virus ainsi que les plants adjacents, c) une fois le cycle économique de la culture terminé, et en présence de virus, il faut:
- cultures sous serres : couper ou arracher les plantes. Si les insectes vecteurs des virus sont présents, il faudra préalablement effectuer un traitement phytosanitaire pour éviter les migrations. La serre devra rester hermétiquement fermée jusqu'au desséchement complet des plantes. Les restes végétaux seront éliminer par la suite de manière opportune. - cultures à l'aire libre ou sous filet : un traitement pour le dessèchement immédiat des plantes devra être réalisé. Si les insectes vecteurs des virus sont avérés présents, un traitement insecticide devra être effectué.
d) l'abandon des cultures est interdit. L'article 4 stipule qu'il est d'obligation pour tous les agriculteurs et professionnels du secteur, de notifier au Service de Sanidad Vegetal du DARP (Departament d'Agricultura, Ramaderia i Pesca) la présence de tout symptôme suspect en relation avec les virus TYLCV, TSWV et PepMV. L'article 5 précise les obligations et responsabilités du Service de Sanidad Vegetal lequel est en charge du conseil technique et de la supervision de la mise en oeuvre des mesures prévues par cet Orden. L'article 9 qui indique que les ADV qui coopèrent avec le Service de Sanidad Vegetal pour l'application de cet Orden et, plus largement, mettent en place des mesures de lutte biologique contre ces insectes, recevront des subventions.
Il nous a semblé important de rendre compte de cet Orden, dans la mesure où, d'une
part, il est très cohérent avec les pratiques de la plupart des agriculteurs affiliés à une ADV et,
d'autre part, il semble très peu connu des acteurs de terrain, tout particulièrement des
techniciens ADV rencontrés. Cette situation, qui peut étonner, nous a semblé symptomatique
de l'usage fait de la loi qui intervient a posteriori, une fois que la négociation collective de
terrain a eu lieu et qu’elle débouche sur une action collective de concert (cf. les rapports
intermédiaires).
Si les experts catalans (IRTA, Generalitat, techniciens ADV) ont tous réagi avec
célérité et ont tous oeuvré dans la même direction (l'information au plus tôt,
l'accompagnement des agriculteurs, la recommandation de mesures culturelles et d'arrachage
34 Pour la description qui suit nous reprenons les principaux éléments cités à l'article 2 de l'Orden ARP/107/2005.
57
en cas d'infection), ils n'ont pas, pour autant, agi de façon organisée collectivement. En effet,
notre étude a mis en évidence l'existence de deux mondes socio-professionnels distincts du
point de vue de la prise en charge de Bemisia et du TYLCV, mais complémentaires du point
de vue des producteurs. D'un côté se trouvent tous les acteurs proches, du centre de recherche
IRTA-Cabrils. De l'autre côté, tous ceux qui ont pour partenaires scientifiques et d’exertise
d'autres référents (l'administration, l'Université Polytechnique de Catalogne, personne, etc.).
La "réussite" catalane en matière de contrôle du TYLCV n'est donc pas passée par le
développement et l'application d'un "One Best Way", d'un processus unique, homogène,
standardisé, sur tout le territoire. Il reste que le groupe de Cabrils a fondé une impulsion et
produit un modèle original de recherche.
2. Les effets positifs de l'approche bicéphale IRTA-Administration.
Nous avons vu, précédemment que les deux institutions IRTA et Départament
d'Agricultura de la Generalitat ont partagé des objectifs communs (modéliser et diffuser le
contrôle biologique et intégré). Il nous reste à présent à indiquer que ces organisations n’ont
pas étendu plus avant cette coopération.
Certes les chercheurs de l'IRTA et les techniciens de la Generalitat se connaissent, échanges
des informations mais en fait plutôt hors d’un de coopération formelle et systématisée. Ainsi,
et à titre d'exemple, les chercheurs de l'IRTA Cabrils nous ont expliqué qu'ils ont dû se
manifester pour que soient repris, dans le cadre du programme officiel de Production Intégrée,
les protocoles de Contrôle Intégré des Épidémies par eux développés. Les deux institutions
sont d'une certaine manière à la fois complémentaire et concurrentes pour ce qui concerne le
contrôle biologique et intégré de la production de plantes horticoles. Cette cohabitation
d'expertises et de politiques, convergentes mais relativement indépendantes, a pu se mettre en
place du fait, d'une part, de l’autonomie financière des acteurs catalans (IRTA, DAR-
Generalitat, producteurs) et, d'autre part, de la variété des réseaux d'expertise disponibles:
58
l'international pour l'IRTA, le national pour Sanidad Vegetal35. Les deux têtes de la lutte
intégrée en Catalogne ont chacune eu accès et ont développé leur propres réseaux d'expertise.
Cette faible coopération régionale peut surprendre une esprit colbertiste dans la mesure où,
institutionnellement, les deux organisations sont liées, l'IRTA étant une entreprise publique,
créée par la Generalitat, en 1985, et régie par le droit privé (ses frais de fonctionnement sont
pris en charge par la Generalitat). En pratique, ce lien de subordination ne se traduit pas en un
pouvoir du DAR (Departament d'Agriculture i Ramaderia) sur l'IRTA, notamment du fait
d’une certaine autonomie d’orientation en matière de recherche, tout du moins ceux du
département de Protection des Végétaux. Les chercheurs concernés de l'IRTA justifient leur
relative indépendance par leur « business model », à savoir qu'ils ont à financer leurs
recherches par l'obtention de contrats, leurs activités de recherche sont donc liées à leurs
« avantages compétitifs ».
Il est à noter que l'indépendance des chercheurs du groupe Protection des Végétaux de l'IRTA
ne semble pas donner lieu à un conflit avec les fonctionnaires du Service de Sanidad Vegetal,
lesquels aident les chercheurs de l'IRTA dans leurs démarches administratives, leurs
sollicitations de subventions, etc. De même, ces fonctionnaires coopèrent aussi bien avec les
techniciens des ADV non intégrés au programme de recherche de l'IRTA qu'avec ceux qui ont
fait le choix d'une coopération privilégiée avec les chercheurs. La vie des ADV, et plus
largement celle des activités de support à l'agriculture catalane, lie le destin des deux
organisations et limitent de facto l’intérêt de passer de la collaboration à la compétition.
On ne peut pas dire qu’il existe un modèle de coopération régionale en matière de protection
des cultures, ce qui serait une sorte d’ordre socio-économique centrée sur la production de
connaissance, et cela n’empêche pour autant pas la diffusion des connaissances et des
pratiques en matière de contrôle intégré.
En effet, tous les producteurs agricoles n'étant pas intégrés à une ADV36 et toutes les ADV
n'étant pas proches des chercheurs de l'IRTA37, ce qui pourrait être considéré comme "double
35 Par exemple, le responsable du laboratoire de SV de Barcelona est en étroite relation ses homologues espagnols avec lesquels il coopère, échange des informations, teste certains de leurs échantillons (cf. entretien C. Montón) 36 L'adhésion à une ADV est un droit proposé à l'agriculteur mais en aucun cas un devoir. Les agriculteurs sont totalement libres de s'affilier ou non à une ADV. Plus encore, la loi qui régule le fonctionnement des ADV ne définit aucune sectorisation, l'agriculteur peut donc choisir de s'associer à l'ADV qu'il souhaite même si, dans la plupart des cas, il s'adresse à celle située la plus proche de son exploitation. Nous avons cherché à savoir quel pourcentage des producteurs horticoles étaient associés à une ADV. Nous avons trouvé un premier élément de réponse auprès des données officielles de la Generalitat : 11% des exploitations horticoles catalanes sont suivies par un technicien. Ce pourcentage, particulièrement bas comparativement à d'autres secteurs agricoles comme
59
emploi" du fait de la coexistence de l'IRTA et du Département d'Agriculture de la Generalitat
est en fait probablement un système d’action concret qui permet de couvrir un territoire plus
large, d'intensifier la production des connaissances et d'améliorer le contrôle du pathosystème.
Quand on écoute les producteurs, certains disent interpréter les recommandations des
techniciens d'ADV proches de l'IRTA comme des interdictions complètes de recours aux
produits chimiques, et sont plus sensibles aux dires des techniciens de la Generalitat. De
même, une ADV comme celle de la Coopération Progrès Garbi ne se sent pas toujours
représentée par les travaux des chercheurs de l'IRTA-Cabrils et préfère le conseil des
techniciens de la Generalitat. La cohabitation de ces systèmes de prescription et d’expertise,
dont l’un est associé à une fonction de recherche et l’autre à l’expression d’une légitimé
administrative, est en fait présenté comme à la fois rassurante pour le producteur, les
informations convergentes, et non coercitive, chacun pouvant "avancer à son rythme", en
ralliant les programmes des ADV proches de l'IRTA ou en intégrant à sa mesure les
préconisations de Sanidad Vegetal.
les fruits ou le riz, nous a interpellée et nous avons donc demandé aux acteurs leur impression sur cette donnée. Plusieurs se sont montrés surpris avançant que les producteurs les plus importants, tout particulièrement de tomates, sont associés aux ADV et leurs terres représentent bien plus que 11% de la superficie totale, dans la région. Nous avons donc demandé aux techniciens rencontrés s'ils pouvaient nous indiquer quel pourcentage de producteurs de leur zone était inscrit dans leur ADV. Leurs réponses ont toutes été précédées de précautions, plus ou moins appuyées, sur le caractère approximatif, non officiel de leur estimation respective qui oscillait entre 15% (ADV Delta i Baix Llobregat) et 50% (ADV Baix Maresme et Coopérative Progrès Garbi). L'ADV Santa Susanna et Alt Maresme, 5%. 37 L'ADV du Baix Maresme et celles de la Fédération Selmar (dont Alt Maresme) sont les partenaires de terrain privilégiés du groupe de chercheur de l'IRTA-Cabrils. À l'inverse, la coopérative-ADV Progrès Garbi, également implantée dans la zone du Maresme, et l'IRTA ne coopèrent quasiment pas. Quant à l'ADV Delta i Baix Llobregat, elle se situe dans un entre-deux, tout du moins depuis 2006/07. Ses techniciens participent aux recueils des données proposé par l'IRTA (comptabilisation des mouches Trialeurodes et Bemisia suivant des méthodes et un support commun aux différentes ADV) mais ils ont pour partenaires privilégiés le service de Sanidad Vegetal de la Generalitat, tout particulièrement le laboratoire de SV de Barcelona.
60
IV. Quelle généralité pour le modèle de lutte intégrée contre
les mouches blanches affectant les cultures de tomate du
Maresme.
Dans cette quatrième et dernière partie, nous voulons donner à voir les sentiers de
dépendance induits par le succès catalan en matière de contrôle de Trialeurodes pour la prise
en charge de Bemisia et du TYLCV, ainsi que les conséquences de ces sentiers sur les
stratégies professionnelles des acteurs catalans. L’idée est de contribuer ici au projet de
repérer les arènes de confrontation des chercheurs avec les partenaires externes en repérant
des possibilités d’intégration des connaissances en articulation avec la résolution de
problèmes phytosanitaires.
1. La production des connaissances au département de Protection
des Végétaux de l'IRTA-Cabrils.
La tomate est, aujourd'hui encore, la production horticole la plus importante, tant du point de
vue économique que du point de vue du nombre de producteurs38. Nos entretiens avec des
acteurs du monde professionnel ont renforcé l’idée de la co-existence de deux sous-mondes
professionnels qui se connaissent et peuvent se coordonner mais se distinguent aussi par le
pôle d’expertise qui fait, pour eux, référence. Indiquer ces différences et les jugements croisés
portés sur ces pôles ne doit pas être compris comme une évaluation contournante de la
compétence et de l’activité de ces pôles.
Sur le plan de notre analyse, l’existence de ces « jugements » portés par les professionnels
indiquent d’abord pour nous la réalité de ces zônes d’expertises, et c’est surtout une preuve
apportés par le déroulement historique récent que le groupe de Cabrils s’est bel et bien
constitué dans une stratégie de recherche adossé à un milieu professionnel associé.
On peut aussi appréhender ces jugements comme des points de vue sur l’orientation prise par
le pôle de recherche à l’IRTA pour des raisons liés à la professionnalisation de la recherche en
38 Notícies del Parc Agrari del Baix Llobregat, nº14, juin 2005, p. 15
61
lien avec une certaine « fondamentalisation » des savoirs. Comme beaucoup d’institut ou
d’unité de recherche finalisée, l'IRTA doit se poser la question de quel équilibre trouver et
concrétiser entre, d'une part, la production de connaissances orientée par la publication
scientifique académique et la production de connaissances et l’action de transfert finalisée par
son milieu associé ou des missions de services39.
A partir de cette grille de lecture, on peut alors mobiliser des points de vues des acteurs
professionnels, y compris en comprenant que l’enquête en sciences sociales est souvent le
médium d’une communication qui n’a pu se faire.
Ainsi, certaines ADV (ex: Coopérative-ADV Progrès Garbi, ADV Delta i Baix Llobregat)
critiquent ce qu’ils semblent considérer comme une hyper-spécialisation avec l'approche
monothématique des chercheurs de l'IRTA, centrés sur les mouches blanches et les tomates.
¿Avez-vous des projets de coopération avec l'UPC?
Avec l'UPC, nous n'avons pas de projets autour de Bemisia, ça c'est le sujet de l'IRTA.
Avec l'UPC nous travaillons le thème des Nématodes (Anematodes). Nous voulons
chercher un essai à base d'extraits de plantes. On essaye avec différentes parcelles pour
voir si ça fonctionne.
Je ne savais pas que la spécialité de l'IRTA c'était Bemisia...
Bon, en principe, non. En principe, c'est un centre agro-alimentaire et ils devraient faire
de tout mais ils se sont beaucoup centrés sur le thème des mirides mais il y a beaucoup
d'autres problèmes.
Quels problèmes par exemple?
Le problème de la chenille de la tomate par exemple: l'helicoverpa. Elle est beaucoup
plus dangereuse que n'importe quelle mouche blanche. Les mouches blanches avec des
mirides, plus ou moins, on peut les contrôler. En revanche, avec l'helicoverpa, les
attaques sont directes et il n'y a pas de mirides. (Technicien ADV nº2)
Le groupe de chercheurs en "Protection des Végétaux" abordent les autres problèmes (car les
mouches blanches affectent d'autres cultures telle la laitue, les tomates souffrent du problème
39 Le fonctionnement de l'IRTA entretient cette situation puisque les recherches sont financées par des projets pour lesquels les chercheurs de l'IRTA doivent décrocher les financements auprès de l'Etat Espagnol, de l'UE, de la Generalitat, d'entreprises, etc. Les chercheurs obtiennent tout naturellement des financements pour des projets pour lesquels ils sont "bons", ont une avance sur leurs concurrents et donc s'entretient l'hyper-spécialisation de ce groupe de chercheur à Cabrils.
62
de la chenille) et ils ont tenté de les résoudre mais ils n'ont pas rencontré le même succès
qu'avec la problématique "tomates du Maresme - mouches blanches". Leurs protocoles, leurs
solutions, s'adaptent plus ou moins bien à d'autres contextes. La contingence du contrôle
biologique complique la réplication de ce succès et peut donner l'impression d'un programme
de recherche hyper-restrictif alors qu'il s'agit davantage, nous semble-t-il, d'un problème
d’extension et de l’attente des professionnels pour la reproduction du succès. Ce problème est
aujourd'hui crucial dans la mesure où, le modèle de lutte intégrée"tomates du Maresme -
mouches blanches" est parvenu, nous semble-t-il, à maturité et que d’autres pathosytèmes
voient le jour. En effet, la stratégie initiale et qui s’est trouvé être féconde pour aborder les
problèmes Bemisia TYCLV reposait sur un système de production de connaissances relative :
• aux tomates,
• au système productif local qui associe serres et aire libre,
• aux mesures culturelles idoines pour la lutte contre les mouches blanches, et plus
largement contre les épidémies,
• à l'interaction tomates - prédateurs naturels (Encarsia Formosa, Macrolophus)
Ce « modèle » peut avoir atteint une limite dans le cycle de la production de connaissances,
pourtant des incertitudes subsistent aujourd'hui, sur le plan, exemple, de la taxonomie de
Macrolophus, et de ce que sont les types appropriées pour la lutte intégrée contre les mouches
blanches (cf. entretien Oscar Alomar). Cependant, la production de connaissance semble avoir
atteint un certain plateau amenant tout naturellement la question de la généralité du modèle :
est-il reproductible, extensible, ou applicable au seul contexte des cultures de tomate de la
zone du Maresme ?
Les chercheurs de l'IRTA-Cabrils nous ont fait part de l’intérêt et des questions que posent le
fait d’appliquer ce modèle soit à d'autres cultures (ex : laitue, cucurbitacée) soit à d'autres
fléaux (ex : chenille de la tomate). Des recherches inédites doivent donc être menées pour
trouver les moyens de mettre en oeuvre la lutte intégrée dans d'autres contextes. Il nous a
semblé que le groupe de chercheurs Protection des Végétaux de l'IRTA-Cabrils, privilégiait
les ouvertures scientifiques vers d'autres cultures, plutôt que vers d'autres fléaux. Ainsi, dans
le cas de la laitue par exemple, les chercheurs ont conduit des expériences afin de voir
comment conserver la flore utile à la présence de prédateurs efficaces.
63
2. La diffusion des connaissances du département de Protection
des Végétaux de l'IRTA-Cabrils
Sur le plan de la diffusion des connaissances, nos entretiens font état d’une partagée de tous
les acteurs (chercheurs, techniciens ADV, fonctionnaires du service de Sanidad Vegetal) sur
le fait que, de manière générale, les agriculteurs sont aujourd'hui bien plus confiants en la
lutte intégrée qu'il y a vingt ans. Le travail mené, depuis la fin des années 1970, par les
chercheurs de l'IRTA, celui assuré par les fonctionnaires de Generalitat tout comme la
présence quotidienne sur le terrain des techniciens des ADV ont significativement élevé le
niveau de connaissances générales des agriculteurs et ont modifié leurs pratiques (propreté
des cultures, vide sanitaire, respect des prédateurs naturels, perte du "réflexe chimique"). De
plus, la capitalisation de cet apprentissage n'est pas mise en danger par la relève
générationnelle. Bien au contraire, les jeunes agriculteurs qui s'installent (ils sont rares…) ou
prennent la succession de leur père (cas le plus fréquent) ont bien souvent suivi des études en
agronomie et sont demandeurs des méthodes préconisées par l'IRTA ou les experts du service
de Sanidad Vegetal. (cf. l'entretien de José María Aramburu qui est: étonné par le niveau des
"charlas", des discussions-conférences données aux agriculteurs et aux techniciens)
Cependant, derrière cette conquête progressive et indéniable de l'agriculteur catalan, se cache,
nous semble-t-il une recomposition des relations entre d'une part, le groupe de chercheurs
Protection des Végétaux de l'IRTA-Cabrils, et le monde professionnel. En effet, la mise en
place des ADV a certes intensifié et étendu le transfert de technologie de l'IRTA vers les
agriculteurs mais elle a aussi placé les chercheurs de l'IRTA dans un système de relations faits
de liens forts avec les techniciens d'ADV. En effet, et tout naturellement, les contacts entre le
groupe de recherche et les producteurs ont diminué à mesure que se sont consolidées les
relations entre les agriculteurs et les techniciens. De la densité et stabilité des relations avec
les techniciens des ADV dépend donc l'ancrage des chercheurs dans le monde professionnel.
Or, l'histoire de l'ADV Delta et Baix Llobregat a récemment montré que ces liens, tissés au fil
d'années de coopération, peuvent être remis en question. Ainsi, pour des raisons que nous
ignorons, les trois techniciens qui travaillaient, jusqu'à il y a peu, pour cette ADV ont quitté
leur fonction, et ont été remplacés par trois jeunes techniciens qui n'ont pas repris le flambeau
d'une étroite coopération avec l'IRTA. L'un des deux techniciens spécialisés en culture
horticole (le troisième est dédié à la production fruitière) nous a expliqué entretenir des
64
relations privilégiés avec le laboratoire de Sanidad Vegetal, pour l'analyse de plantes, et avec
l'UPC. Dans ce cas précis de cet ADV, le groupe de recherche de l'IRTA-Cabrils n'est plus la
référence prédominante.
"Nous avons des projets avec l'ESA [École Supérieure d'Agriculture] de l'UPC
[Université Polytechnique de Catalogne]. Quand nous découvrons quelque chose, nous
les appelons et nous cherchons comment ils peuvent nous aider ou, s'ils proposent
quelque chose, nous cherchons quel agriculteur pourrait être intéressé et nous essayons.
Si ça marche, l'année suivant, tout le monde le fait et ça ne marche pas, et bien non.
Et avec l'IRTA, vous travaillez?
À l'IRTA, il y a différents projets, mais ici, pas tant. Peut-être pour des raisons
géographiques, on est plus près ici de l'UPC. Nous avons fait des choses avec eux mais
pas autant que ce qu'a fait l'ADV Baix Maresme. Et nous travaillons beaucoup avec le
laboratoire agraire. Quand nous allons voir une propriété et que nous ne savons pas ce
que c'est, nous l'envoyons au laboratoire. Là-bas, nous discutons beaucoup, ils analysent
l'échantillon. C'est un laboratoire de la Generalitat [i.e. le laboratoire du service de
Sanidad Vegetal], c'est gratuit pour nous, ils reçoivent des échantillons de toutes les
institutions. Nous connaissons le personnel du laboratoire et si on a un doute, on leur
demande et ils nous aident." (Technicien ADV nº2)
Des changements peuvent également être le produit du contexte économique, les ADV très
proches de l'IRTA (Baix Maresme et Fédération Selmar) sont confrontées au problème de leur
financement. En effet, les agriculteurs qui étaient demandeurs d'un technicien d'ADV se sont,
dans un premier temps, montrés très satisfaits non seulement du service mais aussi de son
coût, l'administration prenant en charge 50% du salaire du technicien. Cette subvention était
appelée à diminuer progressivement pour disparaître au bout de cinq ans, l'administration
souhaitant qu'à cette date les ADV soient autosuffisantes, c'est-à-dire que leurs frais de
fonctionnement soient intégralement pris en charge par les agriculteurs. Ce retrait financier
annoncée de la Generalitat s'est, semble-t-il, traduit par une diminution du nombre d'inscrits
au sein des ADV non rattachées à des coopératives, c'est-à-dire des ADV dont le financement
dépend exclusivement de la cotisation de leurs membres. , telles celles en partenariat étroit
avec l'IRTA.
65
3. L'Andalousie, un dangereux porte-parole pour l'IRTA-Cabrils ?
Longtemps, les communautés de l'Andalousie et de Murcia d'une part, et de la
Catalogne, d'autre part, ont poursuivi des stratégies opposées sur le plan de la protection des
végétaux opposées. Comme nous le savons, la Catalogne a très tôt misé sur la lutte intégrée
tandis que les communautés du sud ont privilégié l'utilisation massive de traitements
chimiques. Ces derniers n'ont pas porté les fruits escomptés, des maladies persistent et dans
des proportions significatives. Pire encore, dans le cas des mouches blanches, le recours
intensif aux produits chimiques a certes mis à mal les Trialeurodes mais a favorisé l'expansion
de Bemisia qui a su s'adapter à ces traitements en développant de fortes résistances. Statuant
sur l'échec du "tout chimique", les acteurs du sud de l'Espagne ont, par un mouvement de
balancier, adopté la position inverse : le "tout biologique". Ce revirement est très récent et
pourrait, a priori, être annonciateur de jours heureux pour le "modèle du Control Integrat de
Plagues", développé par les chercheurs du département de Protection des Végétaux de l'IRTA
Cabrils. En effet, l'étendue des cultures du sud de l'Espagne procure au modèle l'occasion
d'être appliqué à grande échelle et d'être fortement médiatisé compte tenu des enjeux
économiques de l'activité agricole de ces régions.
Pourtant, plusieurs chercheurs de l'IRTA ont émis de fortes réserves vis-à-vis de ce qui était
en cours dans le sud de l'Espagne, craignant, nous a-t-il semblé, pour leurs travaux. En effet,
d'après ces chercheurs, la mise en oeuvre de la lutte biologique dans le sud de l'Espagne est en
train de s'opérer de manière quelque peu radicale, les ennemis naturels étant introduits en
masse et à l'identique dans les différentes serres. Une approche standard similaire à celle
empruntée pour la lutte chimique. Or, comme le soulignait un chercheur de l'IRTA-Cabrils la
lutte biologique est indissociable d'une prise en compte du contexte local et de l'adaptation
d'un modèle générique aux spécificités locales. La négation de cette dépendance du modèle
vis-à-vis de son environnement hôte pourrait, dans le cas andalou, et toujours selon les
chercheurs de l'IRTA-Cabrils avoir des effets indésirables importants, non seulement pour les
cultures de tomate du sud de l'Espagne, mais aussi pour la légitimité de la lutte biologique et
intégrée en général.
À l'inverse, le technicien du service de Sanidad Vegetal de la Generalitat s'est montré plutôt
enthousiaste vis-à-vis des changements en cours dans le sud de l'Espagne qui viennent
légitimer sa propre action au sein du Département d'Agriculture de la Generalitat.
66
Conclusion
L'objectif de cette étude était l'étude de la prise en charge catalane du pathosystème Bemisia-
TYLCV de façon à établir une comparaison avec sa prise en charge de l’autre côté des
Pyrénées. Un travail d’enquête préliminaire a mis en évidence qu’il était pertinent d’aborder
la « crise Trialeurodes » pour comprendre la prise en charge sur bemisia TYLCV. Cela nous a
alors conduit à une approche socio-historique légère, souffrant de nombreux défauts au regard
de nos connaissances scientifiques limitées en entomologie, mais elle a permis d’établir que la
fondation d’un groupe de recherche était allé de paire avec le développement d’un milieu
professionnel agricole associé qui s’est inscrit nettement dans la lutte intégrée en culture de
tomates sous serre, et qui a trouvé une situation de co-évolution positive avec la mise en place
de la lutte contre l'épidémie des Trialeurodes en milieu horticole.
Ce modèle historique, évolutif, développé par rapport aux spécificités des cultures de tomates
semble aujourd'hui arrivé à maturité. Ses fondateurs et utilisateurs cherchent des voies de
renouvellement. Les chercheurs de l'IRTA-Cabrils explorent l'applicabilité du modèle à
d'autres cultures horticoles tandis que le Département de Protection des Végétaux travaille à
une approche intégrée par végétal, par exemple, la lutte biologique et intégrée de la tomate
(mouches blanches, chenille, TSWV, etc.)
De l'issue de ces stratégies de renouvellement dépendra très probablement la prise en charge
future des problèmes phytosanitaires en Catalogne. Le Service de Sanidad Vegetal, bien
positionné dans d'autres secteurs tels les fruits pourrait retrouver une position dominante si les
chercheurs du département de Protection des Végétaux ne parviennent pas à faire évoluer leur
modèle et/ou à l'intégrer à ceux de leurs collègues (ex l'UPC qui travaille au problème de Tuta
Absoluta). La disparition d'une approche bicéphale aurait des conséquences fortes, non
seulement pour les carrières individuelles des chercheurs et universitaires concernés, mais
aussi pour les agriculteurs qui perdraient "la force de vente la plus présente et insistante" en
matière de lutte biologique et intégrée.
67
Conclusion
Ce rapport présente une analyse fonctionnaliste de l’implication et de la mobilisation de deux
systèmes de production de connaissance scientifiques territorialisés en région de production
de tomate : en Roussillon (Station INRA d’Alénya) à en Catalogne (IRTA à Cabrils). Les
engagements des chercheurs dans les situations d’émergence sont étudiés sous l’angle d’une
contribution à la construction du risque et des modalités de sa gestion en lien avec les
caractéristiques réciproque des systèmes productifs et des systèmes de développement.
L’étude du premier cas de l’émergence de bemisia/TYLCV en Roussillon montre les limites
d’un dispositif de surveillance formel et coercitif, limites qui ont été notées dans plusieurs
autres cas du domaine de la santé animale et humaine. En effet, la surveillance au concret ne
se réalise pas dans des dispositifs coercitifs et transparents mais dans des réseaux qui ont des
propriétés spécifiques.
Premièrement ce sont des réseaux hybrides qui mettent en relation des acteurs de différents
Mondes professionnels aux intérêts différents et dans lesquels distinguer ce qui relève du
Technique, du Politique ou du Scientifique n’est pas toujours aisé . Deuxièmement ce sont des
réseaux qui se composent à partir de réseaux déjà existants, antérieurs à l’arrivée de l’objet
surveillé, qui fonctionnaient par exemple dans notre cas en vue d’autres finalités que la
surveillance du virus. Troisièmement, ce sont des réseaux informels, non coercitif et
autorisant le maintien d’un certain niveau de secret dans les échanges. L’histoire de la
surveillance sanitaire révèle, dans tous les domaines, une tension récurrente entre les systèmes
reposant sur des principes de confidentialité et de participation volontaire, qui vise à dé-
stigmatiser la maladie et encourager la participation du malade et ceux reposant sur
l’obligation et la coercition. Le caractère informel de ces réseaux implique que les accords qui
organisent les relations entre les acteurs et la diffusion des savoirs produites au cours de la
surveillance puissent être redéfinies continuellement à mesure de l’évolution de la situation
(l’évolution sanitaire, l’avancée des négociations entre les acteurs) . Ceci est la condition de
l’engagement dans l’échange d’information des acteurs et de leur acceptation de faire une
certaine transparence sur ce qu’ils savent et sur ce qu’ils font. Toute tentative de mise en
dispositif de l’épidémiosurveillance et de la transparence suppose donc une réflexion sur ces
éléments qui ne sont pas des biais mais des propriétés de l’épidémiosurveillance lorsqu’elle
doit se déployer dans un objectif d’éradication.
68
Concernant l’étude faite en Catalogne espagnole le travail d’enquête suggère à partir d’une
analyse encore un peu sommaire qu’il impossible d’aborder la question de bemisia
tabaci/viroses sans comprendre le précédent de la « crise Trialeurodes ». Notre approche
socio-historique du dispositif de recherche de l’IRTA à Cabrils, bien que souffrant de
nombreux défauts au regard de nos connaissances scientifiques limitées en entomologie, a
permis d’établir que la fondation d’un groupe de recherche était allé de paire avec le
développement d’un milieu professionnel agricole associé qui s’est inscrit nettement dans la
lutte intégrée en culture de tomates sous serre, et qui a trouvé une situation de co-évolution
positive avec la mise en place de la lutte contre l'épidémie des Trialeurodes en milieu
horticole. Ce modèle historique, évolutif, développé par rapport aux spécificités des cultures
de tomates semble aujourd'hui arrivé à maturité. Les chercheurs de l'IRTA-Cabrils explorent
l'applicabilité du modèle à d'autres cultures horticoles tandis que le Département de Protection
des Végétaux travaille à une approche intégrée par végétal, par exemple, la lutte biologique et
intégrée de la tomate (mouches blanches, chenille, TSWV, etc.). De l'issue de ces stratégies
de renouvellement dépendra très probablement la prise en charge future des problèmes
phytosanitaires en Catalogne. L’analys de la prise en charge aisée de bemisia/TYCLV ne doit
pas masquer les évolutions en tension que vit la recherche agronomique à la fois impliquée
dans le développement régional et dans la production scientifique à l’international.
Les modes d’existence différenciés de ces deux systèmes de connaissances tiennent aux
différences liées aux caractéristiques hétérogènes des systèmes de production et de
commercialisation de la tomate (système de serre-chaude intensif en capital et lié à la
distribution vs système hétérogène de serres froide et chaude et plutôt à circuits commerciaux
courts ou régionaux) tout comme aux modes d’organisation de la recherche (recherche
national avec un station locale d’expérimentation en Roussillon vs recherche régionale avec
un centre de recherche finalisée en Catalogne). Malgré ces différences, et si on considère ces
deux systèmes comme des possibilités de mode de connaître et d’agir en lien avec des
bioinvasions, notre étude indique toute l’importance qu’il y a à disposer de plateformes ou de
capacités scientifiques d’identification et d’expérimentation en matière de lutte intégrée pour
capter les émergences dans des système productifs régionaux reliés et très marqués par la
mondialisation des échanges et de la circulation des pathogènes. Il en va non seulement de la
formation de capacité de réaction et de gestion des risques collectifs mais également de
l’insertion de la production de connaissances scientifiques dans des communautés
69
internationales. Ces connaissances n’ont pas qu’un intérêt pour elles-mêmes en fonction de
leur utilité régionale ou académiques, c’est bien dans la comparaison de situations régionales
en fonction des spécificités que les communautés scientifiques apprennent également des
phénomènes de bioinvasion comme bemisia/TYLCV qui sont à appréhender au moins à
l’échelle du bassin méditérrannéen et certainement en lien avec la connaissance de ce qui se
passe en Afrique de l’Ouest.
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