bonmariage, céline - le réel et les réalités

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Le réel et les réalités: Mullā Ṣadrā Shīrāzī et la structure de la réalité - Vrin, 2007 - Philosophy - 352 pages - La philosophie de Sadr al-Din Shirazi (Mulla Sadra, m. 1640) est une brillante tentative de penser le reel comme participation de tout ce qui est a une seule realite, l'etre comme acte. Cet ouvrage clarifie la facon dont est concue cette participation. Il situe l'explication du reel defendue par Sadra face aux courants sur fond desquels elle se construit, les courants akbari et ishraqi bien sur, mais aussi la philosophie d'Avicenne telle qu'elle est interpretee par Nasir al-Din Tusi. Il degage les principes fondamentaux de la metaphysique sadrienne: la fondamentalite de l'etre et l'affirmation de son caractere module, et analyse comment ceux-ci sont mis en oeuvre dans l'explication des rapports entre le Principe premier - le Reel par excellence - et les multiples existences particulieres, interrogeant par la la specificite et la coherence interne d'un discours parcouru par des exigences parfois difficilement conciliables. Au terme de ce parcours apparait plus clairement le coeur meme de la pensee de Mulla Sadra: un interet marque pour les existences particulieres et un souci de leur conserver une consistance ontologique, une volonte de penser le Reel certes, mais aussi les realites. Un choix de textes extraits des al-Shawahid al-Rububiya et des Asfar al-arba'a, traduits pour la premiere fois, constitue la deuxieme partie de cet ouvrage.

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  • TUDES MUSULMANES XLI

    LE REL ET LES RALITS Mulla ~adra Shirazi

    et la structure de la ralit

    par

    Ccile BONMARIAGE

    Ouvrage publi avec le concours du Centre national du livre

    PARIS

    LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, Ve

    2007

  • En application du Code de la Proprit Intellectuelle et notamment de ses articles L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2, toute reprsentation ou reproduction intgrale ou par-tielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est iIlicite. Une telle reprsentation ou reproduction constituerait un dlit de contrefaon, puni de deux ans d'emprisonnement et de 150000 euros d'amende.

    Ne sont autorises que les copies ou reproductions strictement rserves l'usage priv du copiste et non destines une utilisation collective, ainsi que les analyses et courtes citations, sous rserve que soient indiqus clairement le nom de l'auteur et la source.

    Librairie Philosophique J. VRIN, 2007 Imprim en France

    ISSN 0531-1888 ISBN: 978-2-7116-1904-7

    www. vrinfr

  • INTRODUCTION

    La philosophie en terre d'islam, et plus particulirement en islam iranien, n'est plus cette terra incognita qu'elle tait jadis. Pour ce qui est de l'Iran, les travaux de Henry Corbin, pionniers en la matire, ont fait connatre au monde occidental le foisonnement des penses qui y ont vu le jour, et d'autres ont depuis enrichi encore notre connaissance. Mais s'il est vrai que l'tude de la philosophie arabo-islamique progresse et que l'on ne doit plus considrer comme pralable ncessaire toute recherche de rappeler l'histoire des dbuts de la philosophie chez les Arabes 1, nous n'en sommes encore en maint domaine qu'au hic sunt leones des cartes d'antan: quelques noms mergent, certains dbats sont connus mais nombre de textes restent encore explorer.

    Sadr al-Dn Shrizi (m. 1050/1640) est l'un de ces penseurs dont le nom s'est distingu: le travail d'dition et de traduction de ses ouvrages entrepris ces dernires annes, le nombre croissant d'tudes qui lui sont consacres, tmoi-gnent de l'intrt que l'on porte aujourd'hui au philosophe de Shiraz2. Face sa pense, et l'ampleur de son uvre, l'on se trouve encore bien dmuni cependant, et si l'on est ravi par l'tendue des domaines o s'est exerce la rflexion du philo-sophe, l'on se demande comment se reprer dans un tel foisonnement de textes et par quel ct en aborder l'tude.

    Nous avons ici choisi de situer notre questionnement au cur mme de la comprhension du rel propose par Mulli Sadrii. L'on sait qu' partir d'une intuition de l'acte d'tre (wujiid) comme ralit fondatrice de l'ensemble de ce qui est, Sadrii construit une mtaphysique o, du plus haut degr qu'est l'tre subsis-tant par soi aux tres toujours dficients qui ne sont que par Lui, tout participe, sa mesure, de l'tre. Ce que nous entendons clarifier est la faon dont Sadrii pense cette participation du tout une mme ralit et la manire dont il conoit la

    1. A. M. Goichon,lA distinction de l'essence et de ['existence d'aprs Ibn S;nii (Avicenne J, Paris, 1937 (dsormais cit lA distinction), p. IX.

    2. Notre travail tant achev avant la parution du rcent livre de Ch. Jambet, L'acte d'tre, il n'a pu, notre regret, bnficier des rflexions qui y sont dveloppes. De faon gnrale, notre texte n'a plus t rvis aprs 2003, date laquelle notre manuscrit t soumis aux diteurs.

  • 8 INTRODUCTION

    distinction et la ralit propre des diffrents niveaux de l'tre. En un mot: comment se structure la ralit pour Mulla Sadra et quel type de mtaphysique de l'treentend-t-il dfendre dans ses crits?

    Ce faisant, nous aurons galement nous interroger sur la spcificit du systme ainsi mis en place, ainsi que sur l'apport propre des diffrents courants sur base desquels il se construit. D'autres penses dveloppes dans la tradition arabo-islamique partagent en effet une conception du rel comme participation du tout une mme ralit et c' est en intgrant en une synthse nouvelle diffrents lments prsents dans celles-ci que Sadra labore son propre discours. Ainsi, l'intuition fondamentale de la mtaphysique ~adrienne est proche de celle du courant initi par le Shaykh al-akbar, Ibn 'Arab (m. 638/1240), et systmatis dans l'cole se rclamant de lui, l'cole de l'Unicit de l'tre (waMat al-wujd). La mta-physique de la lumire dfendue par Suhraward (m. 58711191) et le courant ishraq sa suite, est une autre tentative, diffrente bien des gards, de penser la participation, qui se montrera tout aussi importante dans la pense de Sadra.

    Il s'agira donc de prciser quelle est la place de la mtaphysique 'ladrienne par rapport ces divers courants, mais aussi par rapport la tradition philosophique hritire d'Avicenne, qui demeure l'poque le socle de la formation philo-sophique, et par rapport des textes comme la Thologie dite d'Aristote, qui exerce une grande influence dans le milieu de Sadra. Ce qui nous intressera, au-del d'une analyse de la faon dont Mulla Sadra comprend ses prdcesseurs, sera ainsi de voir comment il combine ces diffrents courants aux intuitions mta-physiques parfois difficilement conciliables. Cela nous amnera d'une part, tenter de dfinir ce qui constitue le propre de la pense de Sadra, le fond de sa conception mtaphysique, et d'autre part, nous interroger sur la cohrence de son systme. On a dit en effet que celui-ci serait tiraill entre diffrentes exigences, en particulier entre une volont de tenir la consistance ontologique des existences particulires -et donc la multiplicit dans le rel- et un dsir de prser-ver la transcendance absolue de Dieu, l'affirmation de l'unicit (taw/;ld) comprise comme ne pouvant tre traduite que par l'ide que seul Dieu est, bref, qu'il serait parcouru par une tension impense entre pluralisme et monisme absolu.

    Cette question de la cohrence interne du discours mtaphysique ~adrien a t pose pour la premire fois par F. Rahman l, Selon lui, sous l'influence de la pense akbar, et alors mme que son intuition fondamentale est l'affirmation de la pluralit au sein de la ralit de l'tre, Sadra en viendrait dans certains textes prsenter une conception monadique de l'tre, o, face Dieu, les contingents disparaissent littralement dans le non-tre 2, Parfois, Rahman voque l'ide que ces textes pourraient reflter diffrentes poques dans le dveloppement de la pense de Mulla Sadra, l'ide de pluralit tant la conception de Sadra dans sa maturit, mais en tout tat de cause, il y a bien pour Rahman dans les textes de

    1. F. Rahman, The Philosophy of Mulla Sadrii (Sadr al-Din Shiriizi), Albany, 1975 (dsonnais cit The Philosophy),p. 37-4I.

    2./bid.,p.37.

  • INTRODUCTION 9

    Sadra tension et mme contradiction entre deux conceptions du rel irrconci-liables. Par une lecture serre de diffrents textes, nous tenterons de dterminer si, en effet, ces passages ne peuvent tre compris que comme refltant une contradiction dans le discours de Mulla Sadra, ce dernier ne tenant pas toujours jusqu'au bout ce qui serait sa conception propre, ou s'il est possible de les voir comme deux moments indispensables du discours sur le rel, de les considrer comme penss par $adrii lui-mme, comme deux aspects tenir ensemble, malgr la difficult certaine de la chose.

    Aprs quelques remarques prliminaires concernant la vie de Mulla Sadra et la faon dont il conoit l'activit philosophique, nous dgagerons les deux principes fondamentaux de la mtaphysique ~adrienne que sont l'affirmation de la primaut de l'tre comme ralit, qui la rapproche du courant akbar, et le caractre modul de celui-ci, qui l'en loigne mais la rapproche du courant ishraqi. Nous nous attacherons ensuite dterminer comment ces fondements sont mis en uvre dans la faon dont Mulla Sadra exprime le dploiement de la ralit de l'tre, et si ces exposs ne sont pas parfois en dsaccord avec les options premires dfinies dans ces principes. Enfin, sur la base des rsultats ainsi obtenus, nous nous interro-gerons sur la sauvegarde de la transcendance du Principe premier, ainsi que sur l'unit et la multiplicit de la ralit.

    La pense ne se comprenant jamais si bien qu' travers la lecture des textes o elle s'crit, nous accompagnerons notre analyse d'une traduction de passages ayant directement trait aux questions abordes ici. Ces textes, extraits de deux uvres de Sadra aux dimensions bien diffrentes -les Attestations seigneuriales (al-Shawiihid al-rububiyya), abrg de philosophie reprenant les lments princi-paux du systme ~adrien, et les Quatre voyages de l'intellect (al-Asfor al- 'aqliyya al-arba 'a), somme dont l'dition comprend neuf volumes - constituent la deuxime partie de cet ouvrage.

    Remerciements

    Cet ouvrage est l'aboutissement de recherches entreprises avec le soutien financier du Fonds National de la Recherche Scientifique dans le cadre d'une thse de doctorat dfendue en 1998 l'Institut Suprieur de Philosophie de l'Universit catholique de Louvain. Il doit beaucoup tous ceux, Professeurs, parents et amis qui, par leurs remarques, suggestions et encouragements ont contribu son achvement. Qu'ils trouvent ici l'expression de toute ma gratitude.

  • PREMIRE PARTIE

    EXPOS THORIQUE

  • PRLIMINAIRES

    LMENTS D'UNE VIE

    Les donnes prcises concernant la vie de Mulla Sadra sont peu nombreuses. Quelques dates, quelques noms de matres et de disciples, voil le peu d'lments dont nous disposons pour nous reprsenter ce qu'a pu tre l'existence du philosophe l, et les zones d'ombre entourant ce que nous savons pour certain ne manquent pas 2.

    Le travail d'dition men ces dernires annes a du moins permis de dterminer avec quelque exactitude la date de naissance de Sadra : une note o il dit avoir 58 ans en 1037h. 3, confirme par d'autres textes dats o il mentionne son ge4, permet de situer la naissance de Mubammad b. Ibrahim Sadr al-Dn

    1. La source principale de ces infonnations sont les indications donnes par $adrllui-mme dans ses crits. Pour ce qui est des autres sources (cf. H. Corbin, Pntrations, p. 21, n. 2; S. Rizvi, Recon-sidering , p. 192, n. 3), il s'agit souvent de recueils tardifs, qui se basent pour la plupart sur les mmes donnes tires des textes $8driens, quand ils ne relvent pas de l'hagiographie ou du dnigrement purs (cf. J.W.Morris, The Wisdom, p.15, n. 19). L'on possde une chronique du rgne de 'Abbas let, le Ta 'rikh 'A lamiirfi.ye 'AbbiUi de Iskandar Beg Munshi (dsonnais cit Ta 'rikh) rdig en 1025/1616. On Y trouve de nombreux dtails sur l'poque etsur la vie des matres de $adrI. mais peu de choses sur cedemier.

    2. On trouvera dans les textes de H. Corbin ce qui est devenu le rcit classique de la vie de Mulla $adra, cf. Pntrations, p. 1-26. Un expos plus actuel est donn par Ch. Jambet dans L'acte d'tre, p. 16-29. Dans un article rcent, S. Rizvi met en question la conception traditionnelle de la biographie de $adri, notamment sa division en trois temps Geunesse, retraite Kahak, enseignement ShIaz), en s'appuyant sur de nouveaux lments venant principalement de la correspondance Mulla $adri-Mr DImid (S. Rizvi, Reconsidering). Les problmes propres la biographie de $adri se doublent du fait que les donnes concernant son entourage ne sont pas beaucoup plus prcises. Cf. notamment infra,p.15,n. 3et8surBahl'al-Dn 'Amili:.

    3.11 s'agit d'une note que $adri aurait inscrite lui-mme en marge d'un de se~ manuscrits, conserve dans une copie d'aprs l'autographe, cf. H. Corbin, Pntrations, p.2; texte arabe M. Bdarfar, Introduction , p. 12.

    4. Dans le commentaire du Ufl al-Kiiji de KulaynI, rdig en 1044/1634 (cf.Sharl) Ufl, 1. II, p. 386), $adrI dit avoiratteint l'ge de 65 ans (dans le commentaire du l)adth n 239, SlUlrl) Ufl,t. m, Kitiib al-Tawl)d. vol. l, p.IO!). Dans le Tafsirsratal-Tiiriq, termin en 1030/1621 (cf. T. srat al-

  • 14 PRUMlNAIRES

    al-Shirazi en 979/1571 ou 980/1572 Shraz. On ne connat rien de ses premires annes l, si ce n'est qu'il a d d'abord tudier dans sa ville natale, pour ensuite se rendre auprs de deux des plus grands matres de l'poque: Baba' al-Din 'Amili pour les sciences traditionnelles 2 et Mir Diimiid pour les sciences spculatives3 C'est donc dans l'Iran ~afavide que Mulla Sadra passe son existence - il verra en son entiret le rgne du grand shah 'Abbas 1er (r. 995/1587-1038/1629) -au moment o les plus beaux monuments d'Ispahan se construisent 4, o les ambassades europennes auprs de la cour se multiplient5, au moment aussi o de nombreuses questions se posent sur le rle des 'ulamii' shi'ites face aux prtentions religieuses des tenants du pouvoir6

    Un nombre assez important de voyageurs et de religieux se rendent en Perse l'poque, Ispahan aprs que' Abbas 1er ait fait de celle-ci sa capitale, mais aussi Shiraz auprs d'Imam Quli Khan, dont nous verrons le rle dans la vie de Mulla Sadrii bientt. Ainsi sir Dodmore Cotton, dont le voyage est dcrit par plusieurs membres de l'expdition7, se rend-t-il Shriiz en 1628. L'on cherche en vain toutefois dans les rcits d'ambassades ou de priples, ou dans les chroniques des

    Tiiriq, p.182), l'auteur nous apprend qu'il a 50 ans (p. 179). Ce dernier pa~sage est signal par M.Bdarfar(

  • LMENTS D'UNE VIE 15

    ordres religieux prsents en Iran l'poque l, la trace d'une rencontre fructueuse avec Mulla Sadrii 2

    Pour ce qui est de la question des rapports des 'ulama' la cour ~afavide, on voit que, contrairement ses matres qui taient proches du pouvoir - Shaykh Baha' a t shaykh al-islam d'lspahan 3 et 'Abbas 1er lui prtait une oreille attentive; Mir Damidjouissait de la mme bienveillance et prsida au couron-nement de Safi 1er en 16294 - Mulla Sadra ne semble pas chercher s'approcher des affaires de la cour ni prendre part activement la vie de ce monde 5 Cela ne veut pas dire cependant qu'il s'agit l d'un choix dlibr: ce pourrait somme toute n'tre que le signe d'une absence de support de la part du pouvoir, ainsi que le remarque intelligemment S. Rizvi 6.

    Toujours est-il qu' un moment de sa vie, Mulla Sadrii se retire, choisissant pour rsidence la rgion de Qom, Kahak plus prcisment7. L'on ne sait pas de quelle poque date cette retraiteS, ni combien de temps elle se prolongea9, ni non

    l. VoirIes rfrences donnes par F. Richard, Capuchins in Persia . 2. Ceci n'est peut-tre pas si tonnant en croire la description de l'activit des missionnaires

    faite par le, il est vrai, trs peu clrical Chardin, quelques annes seulement aprs la mort de Sadr! : Les moines catholiques, qui sont les seuls missionnaires chrtiens qu'on y envoie, y vont trop gs pour apprendre la langue et la logique du pays. Cependant, ds qu'ils savent bgayer, ils prtendent tre capables de discuter sur l'Union hypostatique; mais ils ne font que scandaliser les Persans par leur jargon impropre (Voyages du chevalier Chardin, t. IX, p. 129-130). S. Rizvi signale toutefois que Pietro della Valle, un autre voyageur en Perse l'poque, aurait connu Mir Damad (

  • 16 PRLIMINAIRES

    plus quelles en sont les raisons vritables. Peut-tre afin d'chapper aux critiques dont il aurait t l'objet, ou pour se soustraire des appels pressants de la cour ou, au contraire, par manque d'appui de celle-ci, ou encore en vue d'accomplir pleinement le cheminement spirituel qu'il avait entam, ou pour tout cela la fois, Mulla !)adra quitte ainsi la compagnie de ses contemporains, se dtournant des fils de ce temps '. Sa solitude n'est pas totale toutefois et plusieurs disciples viennent couter l'enseignement du matre dans sa retraite 2

    On retrouve ensuite Mulla !)adra dans sa ville natale, Shiriiz, o l'on rapporte que le gouverneur Allahwird Khan (gouv. 1003/1594 ou 1595-1022/1613) a fait construire une madrasa o !)adra puisse enseigner. Celle-ci sera acheve par son fils et successeur, Imam QuII Khan (m. 1042/1632)3. C'est l que le philosophe passera la dernire partie de sa vie dans l'criture et l'enseignement. Rien ne permet de dater avec prcision le retour de Sadra. H. Corbin le plaait entre 1003 et 1010 h.l. 4 Cette hypothse ne tient plus maintenant que nous savons qu'en 1022/1613, !)adrataittoujours Qom. Mais plus que les dates qu'il proposait, ce que dfendait H. Corbin, c'est que le dpart de !)adra pour ShIriiz a eu lieu avant la mort de 'Abbas 1er n rpondait ainsi la datation tardive que proposait Danesh-Pajh (suivi en cela par BIdarfar) qui repoussait la venue de !)adra Sruriiz jusqu'en 1040/1631, en se basant sur des lments provenant de la biographie de MuI}.sin Fay,,", disciple et gendre de !)adra5 Mulla Sadra mourra au retour d'un

    Il ans (p. 88). La seule date prcise dont nous disposons est celle de 1023-102411614, date laquelle nous savons que ~adra tait toujours dans la rgion de Qom. En effet, dans le Tafsr ayat al-Kurs, rdig en cette anne (l'auteur y dit avoir atteint l'ge de 45 ans, cf. T. ilyat al-Kurs, p. 59), Mulla

    ~adra se prsente comme Shiriiz de naissance et Qomm de rsidence (p. 9). Une des lettres adressepar~adriiMrDamidseraitgaiementdatedeQom, 1028/1619. Sur ce dernier point, voir S. Rizvi, Reconsidering , p. 184.

    1. Asjr, voU, p. 5. ~adrii entend chapper aux ignorants, qui sont rpandus jusque parmi ses condisciples. Cf.l;lashr, p. 123 : Que Dieu te donne la force, bien-aim, de ne pas tre comme la plupart de mes compagnons, qui entendent l'appel mais ne le suivent pas .

    2. Ainsi MulliMl}.sin Fay4 (m. 109111680) aurait rejoint ~adrii Kahak. Cf. infra, n. 5. 3. Sur la madrase-ye Khiin, voir H. Khoubnazar et W. Kleiss, Die Madrasa-yi biin in Schiras et

    A.K.S. Lambton, Shriiz, E12, t.IX, p.49l-497. Selon R. Hillenbrand, elle a t construite entre 102411615 et 1036/1627, ce qui veut dire aprs la mort d'AilahwirdI Khiin (R. Hillenbrand, Safavid architecture , p. 795).

    4. H. Corbin, Pntrations, p. 8, etp. 23,n. 12et 13; Enlslam,p. 61, n. 83. 5. Celui-ci dclare en effet s'tre rendu auprs du matre lors de sa retraite et l'avoir accompagn

    Shriiz. Il raconte qu'il est arriv Ispahan vingt ans, mais n' y trouvant personne, s'est rendu Shriiz. Or, Fay4 tant n en 100711599, ce serait autour de 102711619 que ces vnement~ se seraient passs. Shiriiz, il se serait rendu auprs d'ai-BaI)riin, lequel est mort en 1028/1620. De retour Ispahan, il va chez shaykh-e Bahii' (m. 103011621). Peut-tre, mais cela n'est pas dit expressment, est-ce prcisment parce que ces matres sont morts que Ml}.sin Fay4 va de l'un l'autre. Aprs un sjour au I;Iijiiz, il se serait alors rendu Kahak auprs de Mulla ~adrii, o il aurait sjourn huit ans, avant de l'accompagner Shriiz, o il aurait demeur avec lui pendant deux ans (cf M. Bdirfar,

  • LA SAGESSE TRANSCENDANTE 17

    septime (chiffre symbolique ou fait rel?) plerinage aux lieux saints de la Mecque), sans doute B~ra, en 1050/1640, laissant derrire lui une uvre grandiose et des disciples, pour qui il tait devenu le chef de file de ceux qui sont verss dans la science di vine (~adr al-muta' allihn) 2.

    LA SAGESSE TRANSCENDANTE 3

    Dans l'introduction des Asfor, Mulla Sadra explique comment, aprs avoir longuement tudi les livres des Anciens, il s'est retir du monde, dgot de voir le triomphe des ignorants et de subir leurs attaques4 Si telles sont les raisons que lui-mme voque pour son dpart, sans doute peut-on aussi voir dans ces lignes le signe d'une insatisfaction de Sadra, du par les controverses striles des gens du Kalam et le manque de certitude atteinte par la mthode purement discursive des prtendus philosophes s.

    Si l'on veut parvenir la connaissance des ralits telles qu'elles sont, - ce qui est le but de la vraie sagesse pour Sadra 6 -, il faut fonder sa dmarche sur d'autres bases, reconnatre, outre les connaissances que l'on acquiert par la rflexion ou l'coute d'un matre, des connaissances qui sont affaires de don 7, fruits d'une ascse spirituelle: l'enseignement du Seigneur (ta 'lm rabbin) 8 C'est ce chemi-nement spirituel que la solitude de Kahak permettra Mulla Sadra d'accomplir. Le titre qu'il donne son uvre matresse, La sagesse transcendante en quatre

    1. Voici encore un lment intressant approfondir pour mieux connaitre la vie de Mulla ~adri, notamment en recherchant qui il a pu rencontrer lors de ces plerinages. Cf. S. Rizvi, Reconsi-dering , p. 186.

    2. Pour un aperu gnral concernant la postrit de Mulla ~adIii, voir H. Corbin, Pntrations, p. 19-20; S.H. Nasr, ~adr al-Din ShiIiizi: (Mulla ~adIii) , p. 958-960; J.W. Morris, The Wisdom, p.46-50.

    3. al-I}ikmat al-muta 'iiliyya. Cf. H. Corbin, Pntrations, p. 9-18. 4. Asjiir, vol. l, p. 4-6. 5. mutafalsifiin, voir notammentAsjiir, vol. I, p. Il. 6. Voir notammentAsjiir, vol. l, p. 20 : La philosophie ((aha!a) est le perfectionnement de l' me

    humaine par la connaissance des ralits des existants telles qu'elles sont [ ... ] . 7. T. srat al-Baqara, vol. l, p. 356: II y a des sciences innes, des sciences que l'on acquiert et

    des sciences qui sont donnes . Ibn 'Arabi exprime quelque chose de semblable dans le passage suivant des Futi1}iit, vol. lIT, p. 75: La science est de deux [sortes], reue et acquise; et la meilleure science qu'obtient le serviteur ( 'abt/), c'est celle dont il lui est fait don .

    8. Maflitil}, p. 145. ~adIii compare cet enseignement l'eau qui tombe du ciel par rapport l'eau puise dans le puits qu'est l'enseignement reu des maitres (cf. Sharl) U~l, t. II, p. 548). Il poursuit la mtaphore en disant que les sciences vritables sont semblables l'eau pure et fraiche, les sdences qui ne sont pas telles tant comme l'eau trouble et lourde, et que les sciences qui sont des certitudes sont comme l'eau qui coule toujours, celles qui leur sont opposes tant comme l'eau qui tantt coule, tantt s'arrte. 6aydar Amou (vme/XIVe sicle) indique que l'eau est souvent utilise comme image de la science, notamment dans les versets coraniques (Jimi' al-asrar, p. 521-526). On ne retrouve pas chez lui cependant les mmes divisions que celles donnes ici par Mulla ~adIii.

  • 18 PRLIMINAIRES

    voyages de l'intellect l, indique bien ce qu'il vise: la sagesse transcendante, ou suprieure (al-I)ikmat al-muta 'iIiyya), c'est en effet, ainsi que l' explique N~ir al-Din al-Ts dans son commentaire des Ishiirit o Avicenne avait utilis le mot, la sagesse qui allie dduction rationnelle (bal)th) et sapience mystique (dhawq) 2.

    Ni philosophe rationaliste pur dans la tradition issue de l'hritage grec ifaylasj), ni soufi refusant toute pertinence au raisonnement humain, !)adri se veut quelqu'un qui allie recherche rationnelle et cheminement sur la voie spiri-tuelle. Ce qu'il convient d'tre, c'est quelqu'un de vers dans la science divine parmi les philosophes 3 (muta' allih min al-l)ukama')4 ou bien alors quelqu'un qui vrifie les choses d'entre les mystiques spculatifs (mul)aqqiq min al- 'urofii') 5.

    1. al-lfilcma al-muta 'iiliyyafi l-asfor al- 'aqliyya al-arba 'a. 2.lbn Sini,/shiriit, Namat X, d. Forget, p.210, 1.9-10 (trad. A.-M.Goichon, p.508); d.

    S. Dunyii, avec le commentaire de "fiisi, vol. III, p. 399-401 : n a fait de cette question l'une de celles de la sagesse transcendante (ou d'en-haut, comme traduit Goichon) parce que la sagesse des Mashshii'n (sur ce terme, cf. infra, p. 37, n. 4) est une sagesse purement discursive, tandis que cette question-ci et celles qui lui sont semblables ne peuvent tres pleinement accomplies que par l'tude discursive et l'analyse accompagnes de dvoilement et de sapience (p. 401).

    3. Le I}akm est dfini par ~adri comme celui qui connat ('iirij) les ralits comme elles sont, la mesure de la capacit humaine (Mafiitil), p. 413). On peut ds lors traduire le terme par sage . Mais connatre les choses la mesure de la capacit humaine est une des dfinitions donnes classiquement de la philosophie ifalsafa) et souvent Mulli ~adri utilise le terme I}akm en lui donnant le sens de philosophe , lorsqu'il n'entend pas donner ce mot une connotation pjorative. Ainsi le voit-on en plusieurs endroits dcrire les l}ukamQ' comme tant ceux qui parlent de miihiyyiit (quiddits), par opposition aux 'urafo' (sur ce terme, cf. infra, n. 5), qui parlent quant eux de a yr thbita (dterminations immuables, une expression faisant partie du vocabulaire de l'cole d'Ibn Arabi). Voir notamment q~, p. 24 et p. 32. Le termefaylasf est galement utilis par ~adri. Voir entre autresAsfor, vol. IX, p. 271 (traduit infra, p. 20, n. 5) et vol. II, p. 289.

    4. Le I}akm iliih ou muta'allih est celui qui passe sa vie tudier ce qui concerne Dieu, le Rel (cf. T. srat al-Jumu'a, p.299); et aussi celui qui prend en philosophie la voie de l'Ishraq [c'est--dire, celle dfinie par Suluawardi) (q{4, p. 6O)./liihi, divin, est l'pithte traditionnellement atta-che Socrate, Platon, et Aristote (cf c. Baffioni, Sulle tracce, p. 19-22 et 31-44). Ce terme dsigne aussi le mtaphysicien ou thologien par opposition au physicien (rabi';) (voir par exemple A.-M. Goichon, Directives, p. 371, n. 1 ; D. Gutas, Avicenna, p.263). Muta'allih et ta 'alluh corres-pondent quant eux l'ide grecque de J.I.Oicocn. 8ejI. La traduction du terme ta' alluh a pos problme certains. E.W.Lane traduit ta'allaha comme suit: he devoted himself to religious services or exercises; applied himself ta acts of devotion (An Arabic-English Lexicon, s.v.). S'appuyant sur cette traduction, J.R. Michot met en garde contre la traduction du terme muta' allih par sage divin ou divinis au sens de dification, de se rendre semblable Dieu (

  • LA SAGESSE TRANSCENDANTE 19

    Par sa formation, Sadrii lui-mme est plutt un philosophe qu'un mystique: son questionnement, le mode d'exposition qu'il choisit, le souci qu'il a aussi de chercher dmontrer ce qu'il avance le montrent, mme si sa pense est nourrie des expriences spirituelles qui furent les siennes. n vise proposer une expli-cation du rel, donner un ordre intelligible au monde, la mesure de la capacit humaine 1. Aussi est-ce plutt le terme de sage vers dans la science divine qu'il s'applique lui-mme 2.

    Le terme montre bien la filiation de la dmarche ~adrienne : c'est en effet chez Suhraward, le Shaykh al-Ishriq, que le sage vritable est qualifi ainsi 3. Suhraward insistait dj sur la ncessit de joindre raisonnements et visions spirituelles. Ainsi crivait-il: Tout comme celui qui chemine est dficient s'il n'a aucune aptitude pour l'tude, ainsi est dficient celui qui tudie s'il n'y a pas pour lui de contemplation des signes [venant] du Royaume (malakiIt) 4. Mulla Sadrii fait sien le souci ishriiq de rpondre cette double exigence du cheminement et de la dmonstration.

    Ce qui est donn dans l'exprience spirituelle, par une lumire d'entre les lumires de Dieu qu'n jette dans le cur de qui n veut parmi Ses serviteurs 5, c'est ce qui fonde le travail de la raison discursive et la nourrit. En ralit d'ailleurs, s'il en est bien ainsi, c'est gnralement assez tardivement que cette exprience est acquise, clairant d'un jour neuf ce qui avait t trouv par la dmonstration et dvoilant d'autres choses encore 6. Point de dpart et point

    est celui qui pratique le 'irftin, cette voie de connaissance par intuition et vision spirituelle que M. Hi'in Yazdi dcrit comme a kind of apprehension attained only through mystical experience (Knowledge by Presence, p.43, n.29). Le tenne 'i'if(pl. 'urafii') dsigne souvent dans les textes de

    ~adriiles penseurs qui se rclament de l'cole d'Ibn 'Arabi. Cf. supra, p. 18, n. 3. 1. Asflir, vol. l, p. 20. 2. I}akim muta 'allih, ou 'lirif muta' allih, voir par exemple T. 8ratal-Baqara, vol. n, p. 29. 3. SuhrawardJ,Qikmat al-ishraq, 5, p. 11-12 et al-Mashi'i " 223, p. 503, 1. 7. 4. SuhrawardJ, al-Mashi'i', 111. p. 361, 1. 10-12. Ce passage est cit par ~adrii dans q, p. 59-

    60. SuhrawardJ va mme jusqu' dire qu'il faut tre un philosophe accompli au sens de la philosophie des Mashshi'Un (c'est--dire celle que pratiquent Avicenne et ses semblables, cf. infra, p.37, n.4) pour avoir accs son Qikmat al-ishrQq (Qikmat al-ishrliq, 279. p. 258, 1. 6-7). TI ajoute nanmoins que trs peu de Mashshii'Un ont accompli le cheminement qui leur aurait permis d'accder aux plus hauts degrs de la sagesse, et que ceux qui l'ont fait s'y sont montrs faibles (Mashi'i " 216, p.496, 1.1-3): Nousneconnaissonspas un de la faction (sh'a) des Mashshi'Un dont le pied soit solidement ancr dans la sagesse divine. je veux dire la science des Lumires (fiqh al-anwtfr)>> (Mashi'i '. 224, p. 50S, 1. 4-5).

    5. Qudth, p. 181. Mulla ~adrii se dit souvent en avoir t gratifi. Voir notamment Mafiitil}, p. 103 : ... ce que nous avons pour doctrine, confonnment ce que Dieu nous a inspir . Il se plait ce propos citer le verset coranique qui dit: Pour celui qui Dieu ne donne pas de lumire, il n'est pas de lumire (24: 40). Voir entre autres Asfi;. t. VI, p. 7. Ce don pennet de devenir soi-mme imlim, et ~adrii se prsente parfois comme tel, comme dans les Mafiitil}, p. 319.

    6.Asflir, vol.I, p. 8 : Je suis parvenu des secrets auxquels je n'tais jamais parvenu auparavant, et des significations caches (rumiiz) se sont dvoiles pour moi, qui ne s' taient pas dvoiles de cette faon par la dmonstration. Ou plutt, tout ce que j'avais appris par le biais de la dmonstration, et plus encore, je l'ai vu de visu par la contemplation (shuhiitl) et la vision directe ( 'iyan) .

  • 20 PRLIMINAIRES

    ultime de toute rflexion, elle ouvre la connaissance que ne peut atteindre la raison discursive par son seul travail 1. Chercher parvenir une telle connais-sance en mettant seulement en uvre tous les principes de la raison et de la dmonstration, ce serait faire comme l'araigne qui voudrait capturer la 'Anqa' 2, ou encore, comme vouloir tre compt au nombre des potes en appliquant seule-ment les canons de la mtrique, sans aucune disposition pour la posie 3 Celui qui progresse dans la connaissance par sa propre rflexion4 ne peut qu'avouer son incapacit saisir les fondements de la ralit. Il se voit oblig de reconnatre qu'il est au-del du domaine de l'intel1ect un autre domaine qui ne peut lui tre ouverts. Or cette connaissance qui est au-del de ses capacits est la connaissance, celle qui fonde tout savoir, le dvoilement de la ralit mme des choses6

    Rien de ce que l'on apprend dans le domaine qui est au-del de l'intellect ne peut aller l'encontre de ce que celui-ci pose en son domaine propre, selon Mulla Sadra 7 Il ne peut y avoir contradiction entre les diffrentes voies de connaissance, puisque toute connaissance relle est connaissance du Vrai, qui jamais ne se

    1. Les intellects des hommes sont dficients pour l'atteindre par le seul mouvement de leur pense (Sharl) U~l, 1. II, p. 175).

    2. T. srat al-Fiitil)a, p.48-49: "Qui veut tablir ce dessein lev et parvenir cette sublime hauteur au moyen d'une telle dmonstration btie dans l'angle de son cur, partir de ces prmisses non fondes et de ces principes faibles, est semblable l'araigne qui voudrait capturer la 'Anqii' au moyen d'une toile qu'elle aurait tisse dans les recoins d'une btisse. La 'Anqii' est un oiseau fabuleux, que l'on peut rapprocher du phnix de notre tradition. Cf Ch. Pellat, 'Anqii' , E/2. voU, p.524.

    3.Asflir, vol. II,p. 319 (texte 33). 4. La rflexion (tafakkur), c'est le mouvement de l'entendement partir des prmisses vers les

    conclusions (Mafliti/J, p. 61). 5. Un groupe de philosophes (faliisifa) et de ceux qui s'adonnent l'tude et l'examen ont eu

    pour opinion que la sagesse (I)ihna) advient par la seule rptition ou qu'elle rsulte de la seule rflexion, sans faire de distinction entre ce qui est intellig (al-ma 'qliit) et les sagesses divines [ ... ]. Or ce qui est intellig, c'est ce que porte comme jugement l'intellect par la dmonstration intellec-tuelle, ce qui est ais pour tout qui est intelligent; mais la sagesse divine n'est pas de cet ordre. En effet, les intellects sont par essence empchs par un voile de la saisir et les dmonstrations intellectuelles et traditionnelles sont incapables de l'approcher. C'est un don du Rel qu'II jette sur les curs des Envoys et des awliyii',lorsque les attributs de l'Unicit se manifestent tandis que les caractristiques craturelles s'vanouissent (sflir, vol. IX, p. 271). Les awliyii' (pluriel de wali), les Amis de Dieu, sont dans un contexte shi'ite imiimite, premirement les Imims, dont le cycle, appel cycle de la wa~a, succde celui de la prophtie, ainsi que les "initis au sens immite du terme (M. Amir-Moezzi, Le guide divin, p.298). Sur l'ide de wa~a, voir ibid., p.74, n. 151 ainsi que H. Halm, Le chiisme, p. 53.

    6. Cette science est distinguer des autres savoirs, particuliers et lis aux affaires de ce monde : La science est de deux [sortes], une science vritable qui est la science des ralits des choses comme elles sont, et une science qui n'est pas vritable, qui est la connaissance des particuliers qui sont dans le changement et de ce qui est li l'agir et au faire (Sharl) U~l, 1. n, p. 123-124). Elle est 1' lixir suprme, puisque c'est par elle que le cur qui est noir et mprisable devient la monnaie qui a cours dans le march de l'au-del. et le fer grossier qui a t relgu, une perle blanche, ou plutt mme un astre clatant qui claire de sa lumire les gens de la terre et des cieux (Sharl) U~l, 1. II, p.52).

    7. Cf.Asflir, vol. n, p. 322 (texte 33).

  • LA SAGESSE TRANSCENDANTE 21

    donne totalement. Les deux dmarches, dmonstrative et spirituelle, sont compl-mentaires. Sans exprience spirituelle, le discours bas sur la raison n'a pas de fondement), et inversement, celui qui s'en tient aux expriences spirituelles en rejetant toute validit la raison se prive d'un prcieux garde-fou 2 D s'agit d'approfondir et de nourrir, pour ne tomber ni dans la philosophie rationnelle blmable ni dans ce que s'imaginent les soufis 3

    Se mettre l'coute de l'enseignement divin, ce n'est pas, pour Mulla Sadra, inflchir le discours philosophique pour le faire concorder avec la lettre du message rvl du Coran conu comme un dogme intangible, qu'il faudrait s'employer dfendre par la raison ou considrer comme un au-del du discours philosophique accepter sans plus. Le rvl sur l'horizon duquel se place la pense de Sadra ne doit pas tre compris comme un ensemble de dogmes figs, mais bien comme un appel incessant l'lucidation du sens. Dans cette recherche du sens qui jamais ne se donne totalement, le sage doit s'ouvrir la source et de cette rvlation et de toute connaissance vritable. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut btir une vritable spculation islamique, dpassant tout dogmatisme et tout allgorisme, qui, s'ils permettent de sauvegarder la Loi, ne font pas droit ce qu'est la recherche de la Vrit 4.

    Si l'on ne fait pas de la connaissance le fruit d'une exprience, quelque chose qui se goteS, ainsi qu'il en va de la connaissance de la douceur du sucre ou du miel ou de la saisie des couleurs6, on ne parviendra jamais qu' une simple croyance7 et non la certitude, but de l'existence humaine, et clef de la flicit

    1. Ceux qui rejettent la voie de connaissance par intuition spirituelle et nient la possibilit de celle-ci, disant qu'il n'est pas de signification pour la science sinon celle qui s'obtient de l'ensei-gnement ou de la rflexion (MafiitiIJ, p. 142), sont privs de toute connaissance, des secrets nobles [venant] du Seigneur que les prophtes et les wali (sur ce terme, cf. supra, p. 20, n. 5) ont montrs par des symboles et que les sages et les mystiques spculatifs ( 'lirij) ont indiqus (Asjiir, vol. l, p. 6).

    2. Sadra blme ceux qu'il qualifie de prtendment soufis (Mutll.fawwifa), dont il distingue les gens des ralit et de la ralisation panni eux, qui sont les sages en ralit (T. srat al-Baqara, vol. II, p.360). Sur ce qu'il convient de rpondre ceux qui nient la ncessit de l'tude rationnelle, cf. T. S1'at al-Baqara, vol. II, p. 71 sq.

    3. Mashii'jr, 2, infine. 4. Sadra revendique la lgitimit d'une telle spculation, contre ceux pour qui se plonger dans

    les affaires du Seigneur et mditer les signes (ou les versets, ~) du Glorieux est une innovation blmable (bid'a) (Asjiir, vol. l,p. 4).

    5. Ce que Sadri veut dire par l, c'est que la connaissance est une exprience, quelque chose qui se vit, une rvlation que l'on reoit dans une vision face face, sans rflexion ni conceptualisation.

    6. Voir entre autreslqa;, p. 4: Qui veut faire comprendre l'aveugle de naissance comment l'on saisit les couleurs, et l'impuissant ce qu'est la ralit du plaisir du commerce chamel, trouvera bien des difficults, alors que le tout est ais pour qui a t cr pour lui . Sadri reprend l des images dont usent les mystiques pour dcrire leurs dvoilements, mais aussi les philosophes pour faire comprendre ce que sont les vidences premires.

    7.lfudth, p.ISI: Tu sais [bien] que la croyance est autre que la certitude, car la premire provient de l'acquiescement irrflchi ou de la controverse, qui sont le pivot de l' opinion (~ann) et de l'estimation (talchmin), tandis que la deuxime est une vision intrieure qui ne provient que par la dmonstration qui illumine les intelligences ou par le dvoilement parfait .

  • 22 PRLIMINAIRES

    dans l'au-del. Tout ce que l'on fera en effet, ce sera sui vre aveuglment ce que dit le matre ou rpter ce que l'on a trouv dans les livres 1. Mulla Sadra critique svrement ceux qui prennent pour argument ce qu'ont dit les shaykhs, ou qui ne connaissent de l'exprience spirituelle que ce qu'ils en ont lu 2, passant ainsi leur vie l'tude, mais sans aucune clairvoyance, et donc sans nul profit, tels des nes portant des livres 3. Ce quoi Sadra appelle son lecteur, c'est dpasser l'acquiescement non rflchi (taqld)4, pour faire de ce que l'on a peut-tre reu d'abord par enseignement et tradition, sa propre certitudeS, pour acqurir soi-mme la vision intrieure6, sans cesse vrifiant, ralisant et accomplissant? Ce n'est qu'ainsi que l'on peut reconnatre en chacune de ses expressions l'apparition du Vrais. Les textes de Mulla Sadra se veulent surtout une invitation penser: Sadra n'rige pas sa doctrine comme tant le point ultime de la connaissance, il demande dpasser toute pense fige, pour rester ouvert la multiplicit des expressions du Vrai. Le discours sur ce qu'est la ralit doit toujours tre en train de se construire, se dpasser toujours lui-mme. C'est l ce qu'il exprime dans l'introduction des Asfor, o il crit: Je ne prtends pas avoir atteint la fin ultime dans ce que j'ai affirm, pas du tout! Les aspects de la comprhension, en effet, ne se rduisent pas ce que j'ai compris, ils sont innombrables. Les connaissances du rel ne sont pas limites ce que j'ai dcrit, on ne peut les circonscrire. C'est que le rel est trop vaste pour qu'un intellect seul en fasse le tour 9

    1. Voir sur le mme sujet SuhrawardI, Mashi', Ill, p. 361, 1. 5-7): ... parce qu'ils pensent (:~anna) que ['homme devient d'entre [es gens de la sagesse (ahl al-l}ilcma) par [a seule lecture des livres sans cheminer sur la voie de la saintet ni contempler les lumires spirituelles .

    2. Ce sont ceux qui croient comprendre la doctrine des soutis vritables travers [a seule lecture de leurs uvres, sans avoir le moindre degr dans le cheminement spirituel, qui crient au scandale et la mcrance (cf. Asfiir, vol. II, p. 319, texte 33). Ils ne connaissent que [es termes techniques, sans tre au fait de ce que ceux-ci dsignent: Tout qui connait [e vocabulaire des sages n'est pas un sage, ni tout qui garde [es traditions et les i)adths, un croyant vritable (MaJatI}, p. 333).

    3. Expression coranique (62 : 5). Cf. T. Sl'at al-Jumu 'a, p. 234. 4. Cf. T. mrat al-Sajda, p. 60-61, qui lijoute que si l'on n'a pas soi-mme [es capacits pour

    atteindre un degr de sagesse lev, il convient de suivre quelqu'un qui, lui, est vritablement sage. Cela est prfrable nier ce que ['on ne peut atteindre. Ces textes sont mettre en rapport avec la question dbattue l'poque concernant la possibilit ou ['obligation de s'en rfrer quelqu'un pour [es affaires de religion. Voir surcette question les articles mentionns supra, p. 14, n. 6.

    5. Poursuivant ['image voque plus haut (cf. p. 17, n. 8), Mulla Sadrii compare la connaissance provenant de [' acquiescement non rflchi [' eau qui se dverse d'un bassin dans un autre (Sharl)

    U~jjl, t. II, p. 548). 6. De mme qu'il y a pour l'organisme un il grce auquel il regarde [es sensibles, ainsi y a-t-i[

    pour ['me un il, grce auquel elle regarde les certitudes; c'est [ la vision intrieure (al-ba,fra al-biitina)>> (Sharl) Ufill, t. J, p. 350).

    7. Celui qui ne fait que suivre en matire de science ne peut tre dit vivant que par accident, la faon dont les cheveux et les ongles peuvent tre dits vivants de [a vie du corps auquel ils sont attachs. Cf. T. mrat al-Sajda, p. 60-61.

    8. Majtl), p. 62. 9. Asfiir, t. J, p. 10,1. 8-10.

  • LA SAGESSE TRANSCENDANTE 23

    Contrairement ceux qui reoivent les croyances sans les vrifier et sans les comprendre, qui sont arrts par les formes sous lesquelles elles leur ont t lgues l, celui qui connat vritablement n'est emprisonn par aucune image ni aucune forme. Pouss par sa recherche du sens, il avance d'une forme une autre, d'une vrit une vrit plus grande, ou simplement autre, sans cesse en chemin, voyageur toujours alerte que ne peuvent comprendre ceux qui restent sur place2

    1. Sharl) Ufl, t. l, p. 170: La majorit [des gens] sont arrts (siikin) dans la demeure de leur voilement, ils s'en tiennent leur premire nature et leurstade premier. Et lui. il voyage (musiiftr) de sa station, il migre vers Dieu et Son Envoy. Celui qui voyage ne peut qu 'tre en dsaccord avec celui qui reste surplace . Voir aussi Asfl, vol. IV,p. 275.

    2. T. srat al-Jumu 'a, p. 250-251.

  • FONDEMENTS DE LA MTAPHYSIQUE SADRIENNE

    Deux thories sont caractristiques de la mtaphysique de Mulla Sadrii, la fondamentalit de la ralit de l'tre (Wiiilat al-wujd) et le caractre modul de cette ralit (tashldk al-wujd). Ce sont ces deux positions qui sous-tendent l'ensemble du systme liadrien et qui dfinissent la place que celui-ci occupe au sein de la tradition philosophique arabo-musulmane.

    Nous verrons comment l'affirmation du caractre fondamental de l'tre marque une rupture par rapport ce qu'tait l'enseignement du mat"tre de Mulla Sadrii, Mir Diimiid, qui suivait en cela la doctrine de Suhraward. Nous expo-serons ensuite ce que signifie la modulation de la ralit de l'tre, cherchant l aussi dterminer les sources ventuelles et la porte de cette affirmation. Mais il convient tout d'abord d'apporter quelques prcisions concernant le terme tre (wujd) dont il sera beaucoup question ici.

    QUELQUES REMARQUES SUR LE TERME WUJD

    Nombre de ceux qui tudient la pense arabo-musulmane ont t confronts au problme que pose la traduction du terme wujd, tourment perptuel du traducteur 1. Chez Mulla Sadra, le terme wujd dsigne l'acte d'tre, le fait mme d'tre en acte et d'avoir une actualit (mal)4 al-fi'liyya wa-l-ta1;tWi~ul)2. Lorsqu'il utilise le terme wujd, il entend l'tre, l'esse comme acte, non pas l'tre au sens de l'tant, pour lequel il prfrerait le terme mawjd3, ni le concept d'tre,

    1. G. Vajda, Notes , p.383, n.3: wujfid: ce tenne signifie, selon le contexte, "tre" et "existence", ambigut peuttre commode pour le mtaphysicien crivant en arabe mais tourment perptuel du traducteur.

    2. Cf. AsfiJr, vol. II, p. 328 (parallle qii, p. 6; texte 19). 3. Notons qu'il est parfois fait usage du participe prsent de laina (tre), ka'in, pour dsigner

    l'tant. C'est alors gnralement chez Sadri, au sens de ce qui se gnre et se corrompt, ce en quoi entrent le temps et le lieu et les mouvements (T. ayat al-Nfir, p.402) et souvent par opposition ce qui est origin premirement (mubda 'ilt), comme les Intelligences spares. Cf. Shawiihid, p. 3, 144,

  • 26 FONDEMENTS DE LA MTAPHYSIQUE SADRIENNE

    sauf lorsqu'il le prcise expressment, surtout quand il dialogue avec ceux pour qui l'tre n'est qu'un concept.

    L'on sait qu'en franais, le mot tre a t doubl par celui d' exister, et galement d'existence. S'il convient en rgle gnrale de traduire un mme terme arabe par un mme terme franais, il nous semble qu'il est difficile dans le cas de wujd de conserver toujours la mme traduction, du fait des confusions que pourrait faire natre le terme tre en franais. Ainsi lorsque Mulla Sadrii parle de ce qui est dans le monde comme tant des wujdOJ (wujd au pluriel), des actes d'tre, il nous semble que si nous rendons ce terme par des tres , la tentation serait grande de comprendre des tants. Traduire par des existences semble prfrable, mais l encore, il convient de ne pas considrer ce terme comme signi-fiant ex aUo sistere, avec toutes les connotations qui y ont t attaches 1, ceci n'ayant pas d'quivalent dans la doctrine ~adrienne, o wujd est dit aussi bien de l'existence divine que des existences des choses2

    Mentionnons encore que la racine wjd a pour sens premier trouver, cela aussi bien au sens de trouver quelque chose que de trouver quelque chose tel ou tel 3. Quelque chose qui est mawjd (participe passif), c'est quelque chose qui est trouv, qui se trouve, et donc qui existe. Si les philosophes en ont fait un terme technique qui a pour sens tre4, sans plus y voir sa signification premire, certains - on le voit par exemple chez Ibn 'ArabiS - ont jou sur cette signifi-cation, rattachant le terme wujd wijdiin et wajd, qui ont pour sens l'intuition, la vision spirituelle. n semble nanmoins que ce n'est pas l un aspect particuli-rement dvelopp par Mulla Sadrii dans ses crits.

    154;Asjr, vol. VI, p. 3; MaflitiIJ, p. 258-259. Contrairement ceque l'on pourrait penser, ce n'est pas toujours le cas: le tenne a parfois t utilis pour qualifier Dieu lui-mme, notamment dans la Thologie dite d'Aristote. Cf AristtilIs, Thologie, d . A. Badawi, p.51 (Dieterici, p.39, 1. Il): Le Crateur (al-bi ') l ... ] est la chose existant (al-shay' al-kil'in) rellement en acte. Fakhr al-Dm al-Rliz (m. 606/1209) souligne que cet usage n'est pas coranique mais figure dans les traditions. Voir son al-Tafsir al-kabr,juz' l, vol. l, p. 129 (11 e nom). li est intressant ce sujet de remarquer que le texte de l'Exode, 3,14, Je suis celui qui est ou qui suis, est traduit dans certaines versions de la Bible en arabe par ana huwa al-kil'in (al-Kitiib al-muqaddas, tradition melkite, d. Beyrouth, 1951).

    1. Sur ceci, voir t. Gilson, L'tre et l'essence, p. 14. 2. Sur cette question, cf H. Corbin, Pntrations, p. 62-70 : Sur le vocabulaire de l'tre . 3. Voir l'analyse du terme que fait Farabi, K. al-Ifuriif, p. 110 ( 80). 4. D'autres termes ont t utiliss en arabe pour dsigner l'tre. Ainsi par exemple aysa et

    aysiyya, privilgis par al-Kind (voir notamment ses Rasa'iI, passim). Sur ceci, voir F. Shehadi, Arabic and "to be", p.119-120. Ces tennes auront cependant moins de succs que wujiid et ses drivs. Cf P. Thillet, La formation , p.45, parlant de aysa : Cependant, ce tenne n'est pas devenu le vritable signifiant de l'tre, et lesfaliisifa lui ont prfr d'autres mots. l ... ] c'est le plus souvent wupd qui a t utilis, et c'est le matre mot pour exprimer l'ide d'tre en arabe philosophique. Voir aussi J. Langhade, Du Coran la philosophie, p. 363-369. En rgle gnrale, Molli $adri utilise wujiid.

    5. Concernant ce jeu de signification chez Ibn Arabi, voir W.C. Chittick, Knowledge, p. 6-7.

  • QUELQUES REMARQUES SUR LE TERME WUJOD 27

    Une autre remarque s'impose, concernant la question de la copule). La philosophie en langue arabe aurait pu faire l'conomie du problme classique li la distinction maintenir entre le est de la copule et le est existentiel. Aucun verbe form partir de la racine wjd ne joue en effet le rle de la copule en arabe. L'arabe, qui privilgie les propositions nominales, ne connat pas la copule comme telle. Parfois cependant le pronom de la troisime personne, huwa ou hiya, peut servir de lien entre les deux lments d'une proposition nominale, ayant ainsi une fonction proche de celle de la copule dans d'autres langues. Ainsi l'exemple classique Homre est pote, se dit Umrus sha'irou Umirus huwasha'ir.

    Cependant, les premiers logiciens arabes, en particulier Farabi, ont transpos partir de l'hritage grec ce problme qui n'existait pas en arabe. On voit en effet Farabi, spcialement dans son Kitiib al-Ifuriif, utiliser le terme mawjd, existant, et parfois le verbe yjad - tous deux lis au terme wujd, existence-pour tenir le rle de la copule2 FaraI reconnat qu'en arabe il n'y a pas de terme qui correspondrait au esti grec ou au hast persan 3, et que c'est au terme huwa que l'on peut peut-tre reconnatre une telle fonction, donnant comme exemple Zayd huwa 'Odil, Zayd est juste 4. Un peu plus loin toutefois, dans l'explication des significations du terme mawjd, existant, aprs avoir montr la distinction entre existant par essence, par accident, etc., Farabi en signale un autre usage comme ce qui tablit la liaison entre le sujet et le prdicat 5 n reprend le mme exemple que ci-dessus, mais cette fois sous la forme Zayd mawjd 'Odi/an, et en donne encore un autre, Homre est pote sous la forme Umrusmawjdsha'iran.

    Ces expressions ne sont pas habituelles en arabe, ni mme correctes, et introduisent des problmes que ne laissait pas souponner cette langue. Dans son introduction au Commentaire tarabien sur le De Interpretatione d'Aristote, F. W.Zimmermann relve comment Farabi, alors qu'il souligne souvent que la logique ne doit pas tre lie des donnes linguistiques particulires, qui ne sont que des conventions arbitraires, et qu'il appartient au logicien de corriger les habitudes du langage pour mieux exprimer la structure logique de l'expression 6, n'applique jamais cette exigence que dans un sens, par une sorte d' hellnisa-tion de la langue arabe, sans considrer les possibilits que lui ouvre le systme linguistique propre l'arabe7 Ainsi, dans le cas qui nous occupe, pouvait-il

    1. Pour une analyse dtaille de la question, voir F. Shehadi, Arabic and "to be"; Sh. Abed, Aristotelian Logic, chap. 5 et6; J. Langhade,Du Coran la philosophie, p. 363-373.

    2. Cf A. Rachid, Dieu et l'tre et G. Anawati, La notion d' al-wujd, qui traduit en franais le passage consacr al-wujd dans le Kitlib al-Qurfd'al-Flrb.

    3. Firib,Kitiibal-Qurf, 81-83. 4./bid., 83. 5./bid., 10 1. 6. F.W. Zimmennann,Al-F-ab,'s Commentary, p. XLV. 7. FiIim donne ainsi des traductions directes des expressions grecques, ces transpositions tant

    souvent not only less grammatical, but also less elegant and less perspicuous !han their syntactica1ly correct counterparts (F. W. Zimmennann,AI-FiViibl's Commentary, p. cxxxm).

  • 28 FONDEMENTS DE LA MTAPHYSIQUE SADRIENNE

    conserver la phrase nominale et le huwa de l'arabe: If it was necessary for translators to create sorne such artificial usage in order to render intelligible the Greek confusion between the copula and the verb "exist", it was improper for logicians to foster a confusion from which Arabie happily was free 1.

    Mais mme si le choix des premiers logiciens s'tait arrt par exemple sur le terme huwa, ce qui et t prfrable aux yeux de Zimmermann, cela n'aurait sans doute pas dispens les philosophes de prciser la distinction. Beaucoup d'entre eux, en effet, et c'est le cas de Mulla Sadri, sont persanophones. Or en persan, il y a bien un mme terme utilis comme copule et comme verbe d'existence. C'est l pour Mulla Sadra une nouvelle occasion d'apporter une prcision dans les termes, ce qu'il affectionne particulirement. Il n' y insiste pas toutefois, soulignant seule-ment que l'tre qui est utilis comme copule (al-wujd al-rabit) n'a de commun avec le wujd exprimant l'existence dans des propositions simples comme Zayd existe , que le terme mme de wujd. Le wujd-copule est un instrument de la langue, sans plus2

    L'TRE, RALIT FONDAMENTALE (~iilat al-wujtl)

    L'intuition de la ralit de l' tre,fondement de toute pense

    En vrit, ignorer la question de l'tre implique ncessairement l'ignorance de l'ensemble des fondements des connaissances et des principes 3.

    Au cur de la mtaphysique de Mulla Sadri, ou plutt la source mme de sa pense, il y al' exprience primordiale de la ralit de l'tre (I)aqiqat al-wujd) en sa plnitude, de l'tre comme acte par excellence, seule ralit et ralit du tout. Que l'tre est le fondement de tout ce qui est, de l ':tre ncessaire l'ensemble des tres qui ne sont que par lui, de Dieu aux cratures les plus infimes, c'est l ce que Mulla Sadra a got en ce dvoilement dont nous avons vu qu'il ne peut qu'tre le fruit d'une ascse spirituelle et le prsent offert au cur du 'arir par un don divin. Recevoir ainsi dans la nuit de la retraite spirituelle un clat de la Lumire de l ':tre, ce n'est pas obtenir par inspiration et vision immdiate ce qu'un autre aurait pu atteindre force d'tudes et de considration sur les choses. partir d'une analyse des choses existantes, l'entendement ne pourra jamais que construire le concept d'tre, qui est tout diffrent de ce qu'est la ralit de l'tre 5.

    1.F.W.Zirnrnennann,AI-F-abi'sCommentary,p.cxxxn. 2. Cf. Asjir, vo1.l,p. 79 et vol. Il,p.333 (texte 13). 3. Shawiihid,p.14. Voir aussi Maslu'ir, 4. 4. Surce terme, cf. supra, p. 18, n. 5. 5. Sur la distinction entre concept et ralit de l'tre, cf. infra, p. 43-45.

  • L'ilTRE, RALIT FONDAMENTALE 29

    Par le mode de connaissance qui lui est propre, qui procde par reprsentation et abstraction 1, l'entendement ne pourra en effet jamais saisir l'existence concrte qu'est la chose qui lui fait face. Ce que l'entendement pourra se reprsenter partir de chacune des existences particulires qu'il rencontre, c'est d'abord une quiddit, ce que c'est. En un second temps, il pourra encore abstraire de ses diff-rentes reprsentations le concept gnral d'tre, qu'il appliquera ensuite tout ce qui est, mais qui n'est pas ce qu'est la ralit de l'tre, ralit objective et actuelle. C'est que dans le passage vers l'entendement, une mme signification est conser-ve tandis que change le mode d'existence: de l'existence concrte, elle passe l'existence mentale. Cela ne peut se faire pour ce dont la signification mme est d' tre dans le concret (fi l-a yz)2.

    Pour voir en chaque chose une existence concrte, un acte d'tre, et pouvoir l'apprhender en son individualit, comme une ipsit existentielle (huwiyya wujiidiyya), il faut un autre mode de connaissance, le face face de la connais-sance prsentielle 3 : La ralit de l'tre ne s'actualise en ce qu'elle est (bi-kunhi-ha) dans aucun entendement, car l'tre n'est pas quelque chose d'uni versel. L'tre de chaque existant est cela mme qu'il est l'extrieur, et ce qui est extrieur ne peut tre mental. [ ... ] La science de la ralit de l'tre ne peut qu'tre une prsence illuminative (I)ut!iir ishriiq) et une vision concrte (shuhiid 'ayn) 4.

    Ce n'est que lorsqu'on a eu la rvlation de ce qu'est la ralit de l'tre par une inspiration du Mystre (ghayb), un appui du Royaume (malakt), un support d'en-haut et une confirmation cleste s, que l'on peut reconnatre en toute chose ce qui en est le fondement, voir en chacune un mode de l'tre. N'tait cette rvla-tion,l'homme ne pourrait jamais atteindre le moindre degr dans la connaissance du rel 6 Par cette prsence l' tre, l' on peut saisir la fois chaque existence dans son individualit et sa particularit, comme un mode d'tre, et l'unit qui est sous-jacente tout ce qui est, la ralit de l'tre. L'tre comme acte est ce qui fonde ce qui est, il est fondamental et premier. L'on voit ainsi Mulla Sadra passer du monde des essences et des concepts, o la multiplicit domine, un monde dont la richesse est sous-tendue par une seule ralit, o la multiplicit n'oblitre plus

    1. C'est l ce que l'on appelle en arabe le 'ilm irtisilm IJu.siIli. 2.Asfiir, vol. 1, p. 37 (texte2). 3. Le 'i1m IJu4ri. Voir notamment Asfiir, vol. VI, p. 85. Cette fonne de connaissance est typique

    de la tradition ishriiq, inaugure par SuhrawardI. Cf. H. Ziai, Knowledge and Illumination et M. Hs'm Yazd, Knowledge by Presence. Elle s'oppose la connaissance reprsentative en ce que, contrai-rement cette dernire, elle ne passe pas par l'intermdiaire d'une forme reprsente. Le meilleur exemple en est la connaissance de soi. Sur la possibilit d'une telle connaissance, voir Subraward, Mashiiri', 208, p. 484-485.

    4. Mashii'ir, 57. 5. Asfiir, vol. I, p. 180. 6. Mulli Sadra cite volontiers ce propos ce passage du Coran: Dieu nous a guids vers cela, et

    s'n ne nous avait guids, nous n'aurions t guids (7 : 43). Voir par exemple Shawiihid, p. 13.

  • 30 FONDEMENTS DE LA MTAPHYSIQUE SADRIENNE

    l 'unitfoncire 1. C'est l ce qui sera expos dans ce qu'il est convenu d'appelerla question de la fondamentalit.

    La distinction entre quiddit et existence et la question de lafondamentalit (Wiala)

    De nombreux auteurs ont soulign avant nous l'importance de la philosophie avicennienne dans le dveloppement de la pense arabo-musulmane 2, tant il est vrai que dans les sicles qui ont suivi le sien, Avicenne fournit la base structu-relle de toute laboration philosophique 3. La pense avicennienne convenait bien pour jouer ce rle fondateur, elle qui reprenait en une synthse originale l'hritage de la philosophie antique et les questionnements propres au milieu arabo-musulman. De plus, la doctrine d'Avicenne ainsi que la manire dont elle est exprime ont dfini des problmes et suscit des questionnements fconds pour ses commentateurs-critiques. Les penseurs qui sont venus aprs Avicenne ont trouv chez lui les notions et les problmatiques partir desquelles construire leur propre systme. Ils manquent rarement de se situer par rapport aux doctrines professes par le Shaykh al-Ra'is, cherchant souvent moins lucider la doctrine de ce dernier qu' poser celle qui leur est propre.

    La question de la fondamentalit ou de la primaut, qui ne fut expose de faon explicite que plus tard dans l'cole d'Ispahan, trouve ses racines dans la distinc-tion qu'Avicenne pose entre existence et quiddit au sein des possibles. Que fallait-il entendre par celle-ci? Comment, partir d'elle, dfinir ce qu'est la ralit mme l'extrieur de l'entendement? Telles sont les questions qui proccuperont les successeurs du Shaykhal-Ra'is.

    a) La distinction avicennienne entre quiddit et existence4 Dans la Mtaphysique du Shifii', Avicenne pose que pour toute chose, il est

    une nature (1)aqqa) propre, qui est sa quiddit (mihiyya). Or il est [bien] connu que la nature de toute chose, qui lui est propre, est autre (ghayr)5 que l'existence qui est synonyme de l' tablissement (ou affirmation, ithbit) 6

    l. Cf. Mashii'r, 85et&:fiV, vol. l, p. 49 (texte 2). 2. Voir notamment T.Izutsu, The Fundamental structure; G.Anawati, La mtaphysique,

    vol. l,p. 36-55 etS.H. Nasr, Post-Avicennan . 3. G. Anawati, La mtaphysique, vol. l, p.48. 4. Nous n'entendons pas ici dbattre de l'ensemble des problmes d'interprtation lis la

    distinction avicennienne. Nous nous limiterons poser les ba~es des dveloppements qui conduiront la doctrine de Mulli !)adrii.

    5. Ce terme est moins fort que lchar, qui signifie autre quant la substance: Tout ce qui diffre (yukhiiIifu) e.~tautre (gluzyr), mais n'est pas autre (lchar) (Ibn Snii,ShifQ', Madkhal, p. 75,1. 16-17).

    6. Ibn Sinii, ShifQ',llahi'Dt, p. 31,1. 10-11 (trad. Anawati, La mtaphysique, voU, p. 108). Nous traduisons.

  • L'TRE, RALIT FONDAMENTALE 31

    Aristote avait dj soulign que ce qu'est une chose est autre que le fait qu'elle est 1. Quand Avicenne affirme que la quiddit de la chose n'est pas son exi-stence2, il ne prtend pas apporter en cela une nouveaut; ne dit-il pas dans le passage du Shifii' qui vient d'tre cit que cela est connu (ma 'lm)3? Cette distinction revt toutefois chez lui une tout autre importance que dans la pense du Stagirite4 C'est par elle en effet qu'Avicenne va fonder la distinction radicale qu'il pose entre possible par soi, dont la quiddit est distincte de l'existence, et ncessaire par soi, chez qui existence et essence concident, entre les cratures et Dieu. En outre, la position avicennienne semble s'inscrire aussi dans une problmatique dfinie dans le cadre du Kaliim, et plus particulirement du Kaliim mu 'tazilite. Nous en soulignerons ici quelques points5

    La quiddit de la chose, sa mahiyya, est ce par quoi l'on rpond la question qu'est-ce? (ma huwa). Au sens strict, elle recouvre la dfinition, se limitant ainsi au genre et la diffrence spcifique, mais tout ce qui est essentiel peut aussi y tre envisag, c'est--dire ce qui constitue cette quiddit et sans lequel elle ne serait pas cette quiddit 6. Pour Avicenne, considres en elles-mmes, les quiddi-ts ne comprennent rien de l'uni versalit ni de la particularit, de l'existence ni de la non-existence. C'est l ce qu'exprime la formule dsormais clbre: L'qui-nit en elle-mme est quinit seulement ifaqat) 7. En tant que telle, c'est une signification qui peut tantt exister dans le concret (fi l-a yn) comme particulier, tantt dans l'entendement comme universel, tout en gardant le mme sens fonda-mental. Ce qui diffre dans l'une ou l'autre existence, ce sont les proprits qui vont dcouler de la quidditS: ainsi le feu dans l'entendement n'a-t-i1 pas les

    1. Aristote, An. Post, 92b8 : Ce qu'est un homme est autre que lefait qu'il y a un homme . Voir aussi A.-M. Goichon, La distinction, p. 132, n. 1 et Directives, p. 356, n. 1.

    2. Ibn Sna, Ta 'liqiit, p. 76. 3. Certains auteurs prsentent Frlibi comme le pre de la distinction dont parle Avicenne. Ds ne

    donnent cependant comme rfrence que des passage.~ du FU#ili a/-I;ikam, dont l'atuibution est douteuse, et qui pourrait tre l'uvre d'Avicenne. Cf S.Pins, Ibn SiDa et l'auteur et, pour la position inverse S.H. Nasr, Existence and quiddity , p. 410, n. 5, ainsi que son Three Muslim Sages, p. 136. I.R. Nenon, AlliIh Transcendant, p. 109-114 montre que d'autres textes de Flriibi pourraient tre utiliss.

    4. On a parfois considr que rien dans la distinction avicennienne ne constituait un vritable dpart par rapport l'analyse d'Aristote dans les Analytiques postrieurs (cf. N. Rescher, Studies in the History of Arabie Logic, p.4I, cit par P. Morewedge, Philosophical Analysis , p.425, n.3). Comme le remarque propos P. Morewedge, on pourrait s'tonner, si tel tait le cas, de ce que cene question n'ait t souleve par aucun commentateur du Stagirite avant Avicenne. En outre, pourquoi Thomas d'Aquin n'aurait-il pas mentionn le nom d'Aristote dans sa discussion de la question et n'y rfrerait-il pas? (cf P. Morewedge, Dlnesh Niimeh, p.I84). Sans doute faut-il considrer que le passage des Seconds Analytiques fait plutt partie de la prhistoire de la distinction.

    5. Cf J. Jolivet, Aux origines, qui conclut (p. 24): Il est vrai, bien entendu, qu' [Avicenne] doit beaucoup par ailleurs Aristote et au noplatonisme; mais c'est dans le kaliim que s' est prpare sa doctrine de l'essence, qui est sans doute l'lment principal de son ontologie .

    6. Cf A.-M. Goichon, La distinction, p. 175. 7 . Ibn Sinii, Shifii',lliIhi.Y.Yiil, p. 196 (trad. Anawati, La mtaphysique, vol. l, p. 234). 8. Cf Ibn Sinii,Shifii', Madkhal, p. 15,34et65.

  • 32 FONDEMENTS DE LA MTAPHYSIQUE SADRIENNE

    mmes proprits que dans le concret. La dfinition de ce qu'est une chose ne dpend en rien de l'existence de celle-ci, que ce soit dans l'entendement ou dans le concret l .

    On peut, selon Avicenne, considrer la quiddit selon trois points de vue (i'tibiir): en tant que telle; en tant qu'existant dans le concret; en tant qu'existant dans l'entendement2. Si l'on peut ainsi envisager la quiddit sans considrer avec elle d'existence, celle-ci ne peut faire partie de la dfinition mme de la quiddit, elle ne peut en tre un constituant (muqawwim). En considrant une quiddit en elle-mme. on peut en connatre la signification, ce que c'est, ce qui la constitue, ainsi que ce qui en dcoule (liizim), mais on ne pourra dduire qu'elle est actuelle. L'exemple que donne Avicenne est celui du triangle: on peut comprendre l'ide de triangle, sa signification, savoir qu'il s'agit d'une figure trois angles, on peut aussi savoir que ses angles sont gaux deux droits, mais on ne pourra pas savoir partir de l s'il Y a effectivement quelque chose qui est un triangle dans le concret 3

    C'est ici que l'on peut rapprocher la position avicennienne de ce qui avait t dvelopp dans le mu'tazilisme dfini par Ab Hashim 4 et ceux qui l'ont suivi. Pour eux, il convient de distinguer l'attribut de l'essence aussi bien de l'existence que des attributs essentiels. L'attribut de l'essence est ce qu'est la chose mme, son identit soi, l'atomicit de l'atomeS par exemple. Cet attribut est en soi, ne dpend en rien d'autrui ni n'est cr par autrui. Ce n'est que par l'existence, qui est un tat qui provient du dehors l'attribut de l'essence que celui-ci se montre travers ses attributs essentiels, qui dcoulent de lui la condition de l'existence6 Ainsi en va-t-il de l'occupation d'un lieu (taba)ryIUZ) pour l'atome. L'attribut de l'essence a une positivit qui lui est propre en dehors de l'existence selon Ab Hashim, qui affirmait que le non-existant est une chose (al-ma'dm shay')1.

    1. Ainsi l'homme a-t-il une dfinition et une quiddit sans qu'il y ait de condition (min ghayr sharr) d'existence particulire ou gnrale, dans le concret ou dans l'me, que ce soit en puissance ou en acte (Ibn Sni, Sh!fii', IliihY.Yat, p. 292,1. 3-5. Cf trad. Anawati, La mtaphysique, vol. II, p. 42).

    2. La question du statut de la quiddit considre en tant que telle a pos de nombreux problmes aux penseurs qui ontsuivi Avicenne. Cf. T. Izutsu, Basic problems .

    3. Cf. Ibn Sm,lsluat, p. 140 (trad. Goichon, Directives, p. 354). 4. 'Abd al-Salim b. Mul)ammad (m. 3211933), le fils d'al-Jubba' (Ab 'Al MuI)ammad b. 'Abd

    al-Wahhab, m. 303/915). Les textes d'Ab Hlishim ne nous sont pas parvenus. On le connat par les crits de ses adversaires, et aussi travers les uvres de ceux qui l'ont suivi, principalement le qii4 'Abd a1-Jabblir (m.41 5/1 025) et son disciple Abd Rashd a1-Nsabri (5 elll e). Ceux-ci ne font pas partie de la premire gnration aprs Abd Hlishim mais semblent suivre de plus prs la doctrine du matre que leurs prdcesseurs. Cf. R. Frank, AI-ma'dm , p. 189.

    5.jawhariyyat al-jawhar. C'est l un exemple classique. Notons que chez les Mu'tazilites, jawharest utilis au sens d'atome. Cf. R. Frank, Bodies and atoms , p. 290-291, n. 19.

    6. Ab Hlishim et ceux qui l'ont suivi distinguent les attributs de la chose en fonction de leur origine de la faon suivante: 1) d'abord un attribut qui lui appartient dans les deux tats d'existence ou de non-existence, c'est l'attribut de l'essence; 2)l'existence, qui est l'attribut qui s'actualise pour elle par l'agent; 3) l'attribut qui suit l'attribut de l'essence la condition de l'existence. Cf. F.O. Raz, MU~lfal, p. 159-1 60 et R. Frank, Beings, p. 27.

    7. Cette proposition est comprise par ces auteurs au sens o ma 'diim, inexistant, signifie ce qui est connu maisn'apas d'existence concrte. Cf. R. Frank, AI-ma'dDm,p. 189.

  • L'~TRE, RALIT FONDAMENTALE 33

    Avicenne quant lui dira que la quiddit n'est jamais dpourvue en ralit de l'existence, ou sinon elle ne serait tout simplement pas, Que l'on puisse ainsi considrer la quiddit en dehors de toute considration de l'existence, mentale comme extrieure, ne veut pas dire qu'elle en est dpourvue en dehors de cette considration, Avicenne ajoute en effet, aprs avoir pos la distinction entre quiddit et existence, que cela ne veut pas dire que la notion d'existence ne la suit pas (luzm) toujours: [La chose] est soit existante dans le concret, soit existante dans l'estimative et l'intellect, ou sinon ce ne serait pas une chose 1. Mais ce qu'entend souligner Avicenne, c'est que cette existence, la quiddit ne la cause pas 2

    Cette analyse de la quiddit du possible d'existence comme indiffrente par elle-mme l'existence comme la non-existence va fournir Avicenne la base de son argumentation pour montrer la distinction entre possible d'existence et ncessaire d'existence par soi. Si dans l'existence de soi ncessaire, l'essence concide avec l'existence-ce qu'il est est qu'il est- J'existence du possible par soi n'est pas comprise dans sa quiddit 3 S'il existe, ce ne peut tre que par une cause extrieure sa quiddit. Tout ce qui n'est pas le ncessaire d'existence par soi, ne possde pas son existence de soi mais par autrui, et est donc caus4 n reste ainsi toujours non-ncessaire (possible, mumkin) en considration de son essences. En effet, l'existence, nous l'avons vu, n'est pas un constituant de la quiddit du possible. Elle ne peut pas non plus s'ensuivre de la quiddit prise en elle-mme, ce qui s'ensuit de la quiddit tant caus par celle-ci. Ce qui est cause devant exister avant ce dont il est la cause6, la quiddit devrait donc prcder son existence par l'existence, et serait ainsi existante avant que son existence ne s'ensuive d'elle 7 L'existence ne peut donc pas tre un concomitant (lim) au sens strict de la

    1. Ibn Siua, Shifli',/lahiyyiil, p. 32,1. 3-5. Cf trad. Anawati, La mtaphysique, vol. I, p. 108. 2. Cf Ibn Sina., /shiiriit, p. 142-143, traduit infra, n. 7. Sadr prcise: L'on peut entendre parfois

    par concomitance (luzm) l'absence de sparation (infikiik) entre deux choses, qu'il y ait implication (iqti4D,) ou non (Asfoi', voJ.I, p. 106).

    3. L'existence en tout ce qui est autre que (siwa) [le ncessaired'existenceJ n'entre pas dans sa quiddit (Ibn Sina, Ta 'lqiit, p. 70,1.5).

    4. Cf Ibn Siua, Shifli',/lihiyyiit, p. 346-347: Nous dirons donc que tout ce pour quoi il est une quiddit autre que l'anit est caus . Voir aussi Ta 'liqiit, p.70, 1. 12: Tout ce qui possde une quiddit est caus car son existence n'est pas du fait de son essence (dhiit) mais bien d'autrui . Sur le terme anit , cf. infra, p. 85, n. 6.

    5. Cf Ibn Sini,Shifli',/lahiyyiit, p.47,1.1O-12 (trad. Anawati, La mtaphysique, vol. I, p. 121) et Ta 'lqiit, p. 53.

    6. Cf Ibn Siua, MubiiI)athiit, d. Bidarfar, 795 (identique aux 244-245) et Shifli', /liihiyyiil, p. 346-347 (trad. Anawati, La mtaphysique, vol. Il, p. 87).

    7. Cf Ibn Sini, /shiiriit, p. 142-143 (trad. Goichon, Directives, p. 362; la traduction qui suit est la ntre) : La quiddit de la chose peut parfois tre la raison d'un de ses attri buts (fifa), ou un attribut qui lui appartient peut tre la raison d'un autre attribut [ ... J, mais il n'est pas perns que l'attribut qu'est l'existence pour la chose soit en raison de sa quiddit, laquelle n'est pas de l'existence [ ... J, parce que la raison prcde dans l'existence, et rien ne peut prcder par l'existence avant l'existence .

  • 34 FONDEMENTS DE LA MTAPHYSIQUE SADRIENNE

    quiddit comme telle 1. Ne pouvant tre cause de son existence, la quiddit ne peut que la recevoir du dehors 2 Le possible d'existence possde ainsi deux aspects, l'un qui vient de lui-mme, qui est ce qu'il est, et l'autre qui ne peut lui venir que du dehors, son existence. C'est pourquoi il est qualifi de dualit composite (zawj tarkibl). Le ncessaire par soi quant lui est le seul singulier (jard) vri-table 3 Ainsi donc, le Ncessaire d'existence n'a d'autre essence que l'anit 4 TI est simple et existe par essence, tandis que le possible par soi est compos, au moins de sa quiddit et de son existence; cette existence ne lui vient pas de son essence mais bien d'autrui, et il est donc caus.

    Partant de la quiddit, et ayant pos que l'existence n'en est pas un lment constitutif, Avicenne ne peut qu'affirmer que l'existence lui advient de l'ext-rieur5 En certains textes, Avicenne dcrit cela en des termes peu connots techni-quement tel que le tiri' (provenir, survenir) que l'on trouve dans les Ta'lqiil6 Mais on le voit aussi utiliser les termes accident ('aratf) et accider ('arat/a, accidere). Ainsi peut-on lire dans la Mtaphysique du Shifti' : Toutes les quiddits sont par elles-mmes possibles d'existence et l'existence ne leur arrive (

  • L'~TRE, RALIT FONDAMENTALE 35

    technique strict 1. Car l encore, cela impliquerait l'existence du substrat que serait la quiddit pour l'accident existence. Ce qu ' Avicenne entend indiquer ici c'est que l'existence est un accident, non pas au sens o elle subsisterait par un substrat, mais au sens o l'existence est autre que la quiddit et lui arrive du fait d'une cause extrieure 2.

    Il n'empche que la formulation mme par Avicenne de la distinction et des rapports entre quiddit et existence ne pouvait manquer de susciter confusions et incomprhensions. Aprs Avicenne, la distinction qu'il avait pose, sa porte et son interprtation, ont ainsi ouvert de nombreux dbats. On connat les lendemains de ces questions dans l'Occident mdival. Dans la tradition arabo-islamique, les problmes qui ont t soulevs ne sont pas moins nombreux.

    b) La question de lafondamentalit La distinction entre quiddit et existence va devenir une des questions au

    centre de la mtaphysique arabo-musulmane, tant pour elle-mme que du fait des problmes poss par la faon dont Avicenne l'avait prsente - au point qu'on a pu dire que cette question fournit le fondement mme sur lequel est construite l'entiret de la structure de la mtaphysique musulmane 3 Nous n'allons pas ici exposer l'ensemble de ce qui s'est dit sur le sujet en terre d'islam. Si l'on devait envisager tous les commentaires, critiques et prcisions apports la position d'A vicenne par les penseurs qui l'ont suivi, et comment chacun a pris en compte et considr la distinction dans son systme propre, ce serait un inventaire presque complet des dveloppements de la pense dans la tradition arabo-musulmane qu'il faudrait procder. Notre intrt se portera sur la seule question de la fonda-mentalit. Ce qui en fait l'importance, c'est que dans les rponses qui lui seront donnes vont se donner voir deux manires radicalement diffrentes d'envi-sager ce qui constitue la ralit, l'une tourne vers les essences, l'autre voyant dans l'existence l'acte qui constitue tout ce qui est.

    Bien que la question de la fondamentalit n'ait t pose comme telle qu'assez tardivement, l'on peut retrouver chez des auteurs antrieurs la problmatique qui la sous-tend. Ainsi remarque-t-on chez Suhrawarm une proccupation semblable, sans qu'elle soit formule en terme de question. Mulla Sadri quant lui expose le problme en termes clairs: tant admis que l'entendement abstrait de la chose existante deux aspects, l'un quidditatif, l'autre d'existence, quels sont les rapports que ces deux aspects entretiennent entre eux et la ralit? Tous deux ne peuvent tre ancrs primordialement dans la ralit (~ll) car ce ne serait plus une seule chose, mais deux; ils ne peuvent relever tous deux d'une considration de

    1. Cf. F. Rahman, Essence and existence ,., p. II : The term "accident"' whenever 'lSOO by Ibn Sini in this context is usOO purely non-technically,.. Voir aussi t. Gilson, L'tre et l' essence, p. 126: Ajoutons pourtant que c' en est un accident bien remarquable ,..

    2.Cf.t.Gilson, L'tre et l'essence, p.124: C'est cette extriorit de l'tre l'gard de l'essence que l'on exprime en disant que l'tre en est un accident .

    3. T. Izutsu, The Fundamental structure , p. 49, notre traduction.

  • 36 FONDEMENTS DE LA MTAPHYSIQUE SADRIENNE

    l'entendement (i'tibiir), parce qu'alors rien ne serait actuel l'extrieur. Reste donc que l'un soit ancr dans la ralit, et l'autre soit une considration de l'entendement 1.

    Ce que l'on tente de dterminer, c'est donc ce quoi correspondent les deux lments distingus par l'entendement et lequel constitue la ralit mme, c'est--dire dans la tradition qui nous occupe, ce qui est pos premirement et fonda-mentalement par l'instauration divine (ja '1). La rponse apporte refltera ainsi l'intuition fondamentale de la ralit qu'a celui qui la donne. De faon plus gnrale, la question peut tre formule de la manire suivante: ce qui constitue la ralit l'extrieur de notre entendement, est-ce que c'est quelque chose qui existe, ou bien un mode d'existence qui est ce quelque chose? Dans le premier cas, lorsque l'on parle d'tre (wujd), il s'agit d'un concept que notre entendement abstrait partir des diffrentes choses qu'il rencontre, dans le second, l'tre comme acte sera cela mme qui fonde la ralit.

    La question repose ainsi sur une double comprhension possible des lments de la distinction. II y a en particulier une sorte de jeu entre les deux significations que peut revtir le terme miihiyya dans le vocabulaire philosophique arabe. La miihiyya peut tre comprise en un sens restreint de ce qui rpond la question "qu'est-ce?" (ma huwa) , la quiddit. C'est toujours ainsi que la considrera Mulla Sadri. Mais le terme peut aussi avoir une autre signification, celle de ce par quoi la chose est ce qu'elle est (ma bi-hi al-shay' huwa ma huwa)2, ce que nous prfrons traduire par essence. Mulla Sadri est bien conscient de cette possi-bilit de comprendre le terme de deux faons, ainsi qu'il le souligne lui-mme: II est manifeste que les quiddits 1 essences (miihiyyiJ) et les ralits (I)aqa'iq) sont de deux sortes: une quiddit 1 essence qui est l'anit mme ('ayn al-anniyya), qui n'est ni universelle ni particulire, au sens o elle serait individua-lise par quelque chose qui s'ajouterait son essence, mais qui est plutt l'indi-vidualit mme [ ... ]; et une quiddit 1 essence qui est autre que l'anit. Celle-ci est au nombre de ce qui est susceptible d'tre partag [par plusieurs] et d'tre uni-versel. Ce qui s'ensuit de la premire sorte, ce ne peut tre que des concomitants extrieurs et des essences individuelles, la diffrence de ce qui s'ensuit de la seconde, qui ne peut tre que des affaires universelles, relevant de la considration [de l'entendement] et sans existence l'extrieur 3

    Certains - Suhraward, Mir Damad, Mulla Sadri au dbut de son parcours philosophique - vont voir dans les miihiyyiit, comme essences, ce qui est pos par l'instauration divine, sans qu'il y ait besoin en outre de quelque chose comme l'existence pour les rendre existantes. D'autres - Mulla Sadri dans sa maturit-vont voir dans l'existence ce qui constitue la ralit, considrant que ce qui est instaur premirement, c'est une existence, un acte d'tre.

    1. Cf.Asftir, vol. l, p. 6768 (texte 3). 2. Suhrawardi,Mashm-i',p. 362,1.3( 112). 3.Asftir, voU, p.413 (texte 23). $adrii crit cela pour innocenter Suhrawardi de certaines

    objections qui avaient t faites contre lui.

  • L'~TRE, RALIT FONDAMENTALE 37

    1. Lafondo.mentalit des essences (~alat al-mahiyyat) Mulla Sadr prsente sa propre position comme une conversion la ralit de

    l'tre comme acte de tout ce qui est. Dans un passage clbre des Masha'ir, il dcrit son exprience de la faon suivante: Moi aussi jadis, j'tais un ardent dfenseur de la fondamentalit des essences (Q!jiilat al-mihiyyiit) et 'affirmais] que l'tre n'est qu'une considration mentale (i 'tibiriyyat al-wujd); cela jusqu ' ce que mon Seigneur m'et guid et m'et fait voir Lui-mme la preuve 1.

    La doctrine laquelle adhrait Mulla Sadr au dbut de son parcours philosophique, la suite de son matre Mr Diimad, trouve ses racines dans la pense de Suhraward. Ce dernier, plus connu en Occident comme le Matre de l'Ishriiq, pour la mtaphysique de la Lumire qu'il professe, est aussi une des figures importantes de la fondamentalit des essences et du caractre i 'tibiiri de l'tre. Suhrawarru ne voit dans l'tre (wujd) que le concept gnral que l'enten-dement labore partir de ce qui est en ralit (l'existant, mawjd). Ce n'est qu'une considration de l'entendement qui, observant ce qui est, en abstrait le concept d'tre, sans que rien qui serait de l'tre comme tel ne soit l'extrieur de l'entendement. Le concept d'tre, tout comme celui de chosit (shay'iyya) ou encore d'unit, sont des considrations mentales. ces concepts, rien ne corres-pond l'extrieur, o il n'y a pas de l'tre, mais des choses qui sont2 Dire que quelque chose est (qu'il est existant, mawjd), ce n' est pas dire qu'il y a l de l'tre (wujd), mais bien qu'il Y a l quelque chose qui est, et dont est abstrait le concept d'tre.

    L'tre ainsi considr comme un concept abstrait de ce qui est, de l'existant, pour lui tre attribu dans l'entendement, n'est pas la ralit de ce qui est. Les choses sont du fait de ce qu'elles sont, et l'entendement en abstrait le concept d'tre, qui ne constitue en rien leur ralit. Ayant pris pour point de dpart l'tre comme concept gnral et abstrait, Suhraward ne pouvait conclure autre chose. Ainsi que le fait remarquer J. Owens, en effet, if existence is approached as though it were something originally known by means of a concept, it will even-tually tum out to be totally empty of content. Its meaning in reality will become a haze3. Ce qui constitue la ralit des choses, c'est--dire ce qui est pos par l'acte de l'Agent premier, ce sont des essences qui, de ce fait, sont. TI n'est pas besoin de quelque chose (l' existence) qui leur donnerait d'tre aprs qu'elles aient t poses. TI n'est donc pas exact de dire, comme le font les Mashsha'n 4, que la

    1. Mashii'ir, 85, notre traduction. 2. Cf Suhrawardi, MuqawamQt, p. 162,1. 14-15 ( 36) : Ce qui est admis, c'est que [ ... ] l'tre, la pos.~ibilit (imkml), et leurs semblables sont des affaires (umiir) qui s'ajoutent la quiddit, mais nous n'admettons pas qu'il y ait pour elles des ipsits concrtes (ou des formes dans le concret, huwiyiit 'ayn(r.ya) (Mashiri', p. 346, 1. 2).

    3. J. Owens, An Interpretation ofExistence,p. 42. 4. Le terme Mashshi'o est souvent utilis par Avicenne pour dsigner Aristote et ceux qui l'ont

    suivi (voir entre autres, Ibn SIni, Shifii', l/iihiyyil, p. 392,1. 9-10: ... selon ce qu'a pour doctrine le Premier maitre [Aristote] et ceux qui l'ont suivi parmi les plus minents des savants pripatticiens (a/- 'ulama' a/-mashshii'n) ). Shahrastini en use aussi abondamment mais le terme qualifie souvent

  • 38 FONDEMENTS DE LA MTAPHYSIQUE SADRIENNE

    quiddit laquelle n'est pas adjointe quelque chose - qui serait l'existence - par la cause, reste dans le nant. Carc' est l poser une quiddit pour lui adjoindre ensuite l'existence, alors que ce qui est pos c'est l'essence concrte mme (al-miihiyya al- 'ayniy'ya) 1. En outre, ce propos devrait aussi tre tenu pour l'existence, ce qui entranerait une rgression l'infini 2.

    Suhraward fournit plusieurs arguments pour montrer que l'tre n'est qu'un concept intellectuel sans ralisation concrte l'extrieur de l'entendement, et qu'il ne peut donc tre ce qui fonde la ralit. Ces arguments sont de deux ordres. D'une part, ceux qui dmontrent qu'il n' y a pas de ralisation pour l'tre en dehors de l'intellect du fait que cela entranerait une rgression l'infini (A); d'autre part, ceux qui aboutissent la mme conclusion, c'est--dire au caractre i'tibiiri de l'tre, en montrant les absurdits qui rsulteraient du fait que l'tre s'ajouterait aux quiddits l'extrieur de l'entendement pour constituer leur ralit (B); un dernier argument, sortant de ces deux catgories, porte sur ce qui est pos par l'instauration premire (ja '1) (C).

    A. 1) Si l'tre (l'existence) (wujd) se trouvait actualis (biifil) l'extrieur, il serait existant (mawjdP. a)Si l'on prend le fait que l'existence est existante comme une expression du fait qu'elle est l'existence mme (nafs al-wujd), l'existant n'aura pas le mme sens pour l'existence et pour ce qui est autre qu'elle - car pour l'existence ce sera qu'elle est l'existence, et pour les choses, qu'elles ont l'existence. Or nous l'appliquons tout en un seul et mme sens. b) Ou si l'on

    chez lui un groupe de philosophes grecs distinct des disciples d'Aristote (voir Milal, II, p. 64; trad. JolivetIMonnot, Le livre des religions, vol. II, p. 178). Les traducteurs signalent que cet usage est courant, et que le termemashshii' dsigne aussi bien les disciples d'Aristote que ceux de Platon (ibid., vol. II, p. 178, n. 20). ShahrastiD explique ainsi que les disciples de Platon sont les pripatticiens de l'Acadmie, les pripatticiens tout court [tant] les gens du Lyce (Mi/al, n, p.l09; trad. JolivetlMonnot, Le livre des religions, vol. n, p.246). Pour Sadr&, le tenne mashshii'n qualifie ce qu'un auteur moderne a appel les philosophes hellnisants (cf. H. Corbin, Histoire, p. 216). Au vu de la coloration particulire de la doctrine aristotlicienne dans le monde arabo-musulman (en particulier son rapprochement de doctrines noplatoniciennes), ainsi que de l'usage qui est fait du terme mashshii'n notamment par ShahrastiD ainsi que nous venons de le souligner, il ne nous semble pas adquat de traduire ce tenne par pripatticiens , mme s'il s'agit l de son sens premier (le tenne mashshii' signifie en effet littralement grand marcheur , qui se promne beaucoup). Il s'agit de faon trs gnrale des philosophes qui procdent par voie d'examen, par dmonstration et preuve. Les penseurs de type ishriiqi, illuministes, comme Suhrawardl et ceux qui l'ont suivi, sont quant eux qualifis de riwiiqiyyn. Si ce terme peut dsigner au sens strict les stociens (riwiq signifie portique, et les riwiiqiyyn sont donc les gens du portique), quand il est appliqu aux ishriiqiyyn, il s'agit l encore de stociens dont la pense est assez loigne de celle de leurs ponymes grecs. Voir ce propos l'article de J. Walbridge, SuhrawardI, a twelfth-century Muslim neo-Stoic? . Sauf excep-tion, nous garderons dans notre texte et dans nos traductions les termes Mashsha'D, Ishriqiyyl1n, mashshi'i et ishriqi, sans les traduire.

    1. Suhrawardi,ljikmatal-ishriiq, p. 66. 2. Suhrawardi, Mashiri " p. 344 et 348; MuqiiwamiIt, p. 163. 3. Suhrawardireprend l les tennes mmes d'Avicenne. q. Ibn Sinj, Shifli', lliihiyyiit, p. 32,1. 18 :

    Il n'y a pas de distinction entre ce qui est actuel (I}tiril) et ce qui est existant (mawjd) .

  • L'aTRE, RALIT FONDAMENTALE 39

    choisit que pour tre existante, elle a besoin d'une existence, cela s'enchanera l'infini. Conclusion, l' existence n'est pas actualise l'extrieur 1.

    2) On peut se reprsenter le concept d'tre et douter de son actualisation dans le concret, comme c'est le cas de toute quiddit. TI faut donc pour que l'tre soit existant un autre tre l'infini 2.

    B. 3) Si l'tre tait un attribut (~ifa) pour la quiddit dans le concret, il y aurait pour lui une relation (nisba) la quiddit. Pour cette relation, il y aura un tre (une existence), et pour l'tre de cette relation, il y aura une relation, l'infini. Cet enchanement l'infini ne provient que du fait que l'on prend des considrations de l'entendement (i'tibiirt dhihniyya) pour des affaires concrtes (umr 'ayniy'ya)3.

    4) L'tre, considr comme quelque chose ayant une ralisation l'extrieur de l'entendement et qui constituerait la ralit de ce qui est, ne peut s'ajouter la quiddit dans le concret. En effet, l'tre s'ajouterait ainsi une quiddit qui soit serait existante aprs l'tre, et celui-ci sera ainsi actualis sans elle, il n'y aura donc ni attribution ni rception; soit avant l'tre, et elle n'aura pas besoin de l'tre pour exister; soit avec l'tre, et la quiddit sera alors existante avec l'tre, non pas par l'tre, et il y aura ainsi pour elle un autre tre4

    5)En outre l'tre sera alors un accident, et aura besoin d'un rceptacle (mal)all), qui devra tre avant cet tre; ou bien la subsistance tournera en rond, l'accident qu'est l'tre subsistant par le rceptacle, lequel a besoin de l'tre pour tre subsistant, le rceptacle tant existant par l'tre. On peut aussi considrer l'tre comme une disposition (hay'a), qui ne peut tre actualise de faon indpendante, ou bien comme une qualit (kayj), qui requerra encore l'existence pralable de son rceptacle. L'tre ne sera plus ds lors la plus gnrale des choses, mais la qualit et l' accidentalit seront plus gnrales que lui 5

    C. 6) Ceux qui considrent que l'tre s'ajoute aux quiddits dans le concret, arguent que sans lui, la quiddit ne serait pas existante. Nous avons vu comment pour Suhrawardi cela n'est pas exact, ce qui est instaur par l'Agent premier tant l'essence concrte mme (nafs al-miihiy'ya al- 'ayniy'ya) 6.

    Mme ceux qui ne partagent pas la perspective de Suhrawardi retiendront deux prcisions importantes de ses arguments. D'abord que le concept d'tre est une abstraction de notre entendement, qui ne peut constituer la ralit de rien. Ensuite, que l'tre comme ralit ne peut tre un accident de la quiddit dans le concret. Les arguments apports par Suhrawardi ne montrent cependant pas

    1. Suhraward,Qikmat al-ifhraq, p. 64-65. 2./bid., p. 66 et Muqiiwamiit, p. 164, qui conclut: Par cela est dtruite leuraffinnation que l'tre

    (al-wujiid) et le fait qu'il est existant (kawnu-hu mawjdan) sont une seule et mme [chose] r. 3. Suhrawardi, Qikmat al-ifhrq, p.65; Muqiiwamit, p.165; Mashiiri', p.358. Voir aussi

    Talwil}it, p. 24, qui parIe de i4iffa (rapport), plutt que de nisba (relation). 4. Suhraward, Talwil}it, p. 23. 5. Suhrawardi, Qilcmatal-ifhrq, p. 66. 6./bid.

  • 40 FONDEMENTS DE LA MTAPHYSIQUE SADRIENNE

    une grande volont de comprhension de la doctrine rellement