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« Un Bébé ça n’existe pas »
Catherine Vanier Paris
« Les carences maternelles provoquent des phases de réactions aux heurts, et ces réactions interrompent le « continuum » de l’enfant. Un excès de cette réaction n’engendre pas la frustration, mais représente une « menace d’annihilation » : c’est selon moi une angoisse primitive très réelle, bien antérieure à toute angoisse qui inclut le mot mort dans sa description ».
D.W.Winnicott
Toute une partie de l’œuvre de Winnicott a été consacrée aux bébés. Il a
étudié ce qu’ils ressentaient, ce qu’ils expérimentaient, en même temps qu’il
étudiait leur entourage, leur environnement. Pour Winnicott, une naissance
lorsqu’elle est traumatique (ce qu’il ne dit ne pas être systématiquement le cas,
contrairement à Freud et Rank) peut avoir pour circonstances des maladies graves,
en particulier des psychoses infantiles ou des schizophrénies. Quoi de plus
traumatique pour un enfant et pour son entourage, qu’une naissance prématurée ?
C’est à ces questions que je me suis retrouvée confrontée lorsque j’ai commencé
mon travail en service de réanimation pour les bébés prématurés. À leur sujet, dans
un article de 1945 « Le Développement Affectif Primaire » Winnicott écrit :
« Une question se pose : Quel est le moment le plus précoce où il se passe des choses importantes ? Par exemple faut-il considérer l’enfant avant sa naissance ? Et en ce cas, à quel moment après la conception, la psychologie commence-t-elle à jouer un rôle ? je répondrais que si le stade de cinq à six mois est important, la période autour de la naissance l’est aussi. Je
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m’appuie sur le fait qu’on peut noter de grandes différences suivant que l’enfant est prématuré ou né après terme. J’ajouterais qu’à la fin des neuf mois de gestation un enfant devient prêt au développement affectif et que si un enfant naît après terme il a atteint ce stade dans le ventre maternel et l’on est donc obligé de considérer ses sentiments avant et pendant la naissance. Par ailleurs le prématuré ne ressent rien de vital avant d’avoir atteint l’âge auquel il aurait dû naître, c’est-à-dire quelques semaines après la naissance. En tout cas cette suggestion, souligne Winnicott, peut servir de base à une discussion. »1
Les prématurés ne ressentiraient rien avant d’être à terme ? Pourtant dès le
début de mon travail, la clinique s’imposait et les bébés que je rencontrais
réussissaient très bien à me convaincre du contraire. Leur réactivité, leur étonnante
présence, me poussèrent à m’interroger davantage. C’est en lisant ces articles avec
eux, que j’ai repris avec Winnicott, la discussion qu’il proposait dans les années 45.
De façon répétitive, il insiste sur l’importance de ce que ressent le bébé avant
et pendant la naissance. Nous sommes « obligés » dit-il d’en tenir compte. Il repère
le stade de cinq à six mois de gestation (âge auquel naissent souvent nos bébés
prématurés) comme le moment le plus précoce du développement. Comment peut-il
affirmer en même temps que le bébé ne ressent rien de vital avant quarante
semaines ? Plus tard, en 1964, il dira même : « Ce qui convient le mieux aux
besoins psychologiques d’un bébé prématuré, c’est sa couveuse. »2 Venant de lui,
cette idée est plutôt contradictoire et surprenante, sauf à se souvenir que
Winnicott était aussi pédiatre. Ce genre de position ressemble beaucoup à celle des
médecins avec lesquels je travaille. Il s’agit bien sûr, d’assurer avant tout, la survie.
Cependant, il me semble que la raison principale de cette affirmation vient du fait
que Winnicott ne se pose jamais la question du bébé sans la mère. Il insiste sur ce
point : on n’observe jamais un nourrisson, on observe seulement un nourrisson et
sa mère. Sans la mère, pas de bébé. À l’époque où Winnicott travaillait comme
pédiatre, il est vrai que les parents n’entraient jamais dans les services de
prématurés. Par mesure d’hygiène, ils voyaient les enfants de loin, derrière des
vitres et la grossesse continuait, sans eux, en couveuse, jusqu’à ce que le bébé
atteigne son terme et soit déclaré viable par les médecins. De nos jours, les parents
1 D.W.Winnicott »de la pédiatrie à la psychanalyse » Payot 1969 p.37 2 D.W.Winnicott « Le nouveau-né et sa mère » (1964) in « Le bébé et sa mère »Payot p.58
![Page 3: Catherine](https://reader036.vdocuments.pub/reader036/viewer/2022081822/5695d10c1a28ab9b0294ecfc/html5/thumbnails/3.jpg)
sont dans le service, et dans la mesure du possible, les médecins leur demandent
de participer aux soins. La mère est bien là et l’on observe le bébé avec sa mère. Si
bien qu’aujourd’hui, la question devient la suivante : Que se passe-t-il entre eux
dans les conditions très particulières de cette naissance-là ?
Comment comprendre, qu’avec les mêmes données de naissance, les mêmes soins,
au même poids et au même terme, un enfant survive, l’autre meure ?
Et s’il ne meurt pas, comment rendre compte des statistiques actuelles, qui
montrent un pourcentage très élevé de psychose, d’autisme et d’hyperactivité, chez
les « prématurissimes » même lorsqu’ils n’ont pas de séquelles neurologiques ?
Pour mettre au travail ces questions, pour penser le bébé, pour repérer
combien il s’agit d’autre chose, entre la mère et l’enfant que d’un simple accordage,
il m’est apparu à quel point l’apport de Winnicott était précieux, quoi qu’il en dise,
pour les bébés prématurés, comme pour les autres. C’est ce dont je voudrais
témoigner pour vous aujourd’hui.
Un accouchement prématuré se fait toujours dans l’urgence, les conditions de
naissance sont toujours angoissantes, pour les parents, comme pour les
équipes. Quelles chances de survie a-t-il ce bébé, même s’il en sort vivant ?
D’après les normes de l’OMS, on peut réanimer aujourd’hui des bébés de 22
semaines d’âge gestationnel et de 500 grammes. Dans les jours qui suivent la
naissance, ils pèseront 490 ou 450 grammes. Entre 22 et 25 semaines, la mortalité
est terriblement élevée, tout comme les risques de très graves séquelles. Après 25
semaines, le changement est net puisqu’on note 50 % de chances de survie, 50 %
de risques de handicap. Si les séquelles sont le plus souvent pulmonaires ou
neurologiques, elles sont aussi d’un autre registre : autisme, psychose, retards
psychomoteurs, troubles de l’apprentissage, hyperactivité. À chaque semaine de
gestation supplémentaire, les risques baissent de façon significative du côté
neurologique et pulmonaire ; par contre, les risques concernant, autisme, psychose
et hyperactivité, et autres troubles du développement restent tout aussi élevés.
Bien sûr, les médecins s’interrogent, mais, comment accepter de ne pas
réanimer un bébé puisqu’on sait le faire et qu’on ne peut jamais à l’avance évaluer
vraiment les séquelles ? Comment résister à ce pouvoir-là ? Dès lors, nous nous
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trouvons aujourd’hui confrontés à la contradiction suivante : réanimer en prenant
du recul pour évaluer, au fil des semaines, ce qui va se passer pour le devenir de
l’enfant ; réanimer, tout en ne réanimant pas ; réanimer en se protégeant de trop y
croire, et en demandant aux parents pour éviter les complications juridiques cette
fois, de ne pas trop attendre de la réanimation. Tout se passe comme si, du fait de
l’avenir inquiétant et du diagnostic incertain, la consigne était donnée à tout le
monde de s’interdire de « penser » cet enfant.
Que devient le bébé pendant ce temps-là ? Quelles traces resteront de ce temps
mort au début de la vie ? Les prématurés plus grands et les jeunes adultes, lorsque
nous les recevons maintenant en analyse, nous enseignent sur la persistance de ces
traces : désir et fantasme, élan vital, en sont marqués. À la naissance, il ne s’agit
pas de souvenirs proprement dits, mais de traces mnésiques, précisent Winnicott
et Freud.
L’apport de Winnicott permet d’essayer de penser, ce que le bébé peut ressentir,
attaché pendant des mois dans sa couveuse, et les conséquences que peuvent avoir
pour lui la réanimation. Concernant les bébés, Winnicott a une réponse qui
pourrait être rassurante pour les équipes de néonatalogie : « Un bébé ça n’existe
pas. » dit-il. Mais le soulagement est de courte durée lorsqu’on explique ce que
Winnicott voulait dire. Un bébé, ça n’existe pas, mais le couple mère-bébé ça
existe, et le centre de gravité de l’être se trouve dans ce qui est formé par ce
couple. Dès lors si on veut réanimer le bébé et lui donner une chance « d’être » il
faudra que le service s’occupe aussi de la mère, ce qui complique de beaucoup le
travail de réanimation.
Pour Winnicott, le bébé fait en permanence des expériences, qu’il ne comprend pas,
mais qu’il mémorise. Déjà in-utéro, dès le quatrième mois de grossesse, il reçoit des
informations sensorielles diverses, puis à l’accouchement et dans les premiers jours
de vie. Il me semble impossible de penser que de ces informations, il ne reçoive
rien du fait de sa prématurité. Les recherches actuelles montrent au contraire que
ces bébés ressentiraient plus (cette hypersensibilité serait due à l’immaturité de
leur système neurologique). Winnicott insiste sur les éprouvés de l’enfant à la
naissance, tenant compte de la sensibilité de sa peau, de sa sensibilité auditive et
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visuelle, de l’effet sur lui de l’action de la pesanteur. Pour un bébé immature de
500 grammes, le problème se posera différemment, mais il se posera quand même.
Plus il sera prématuré, plus les informations seront difficiles à décoder,
douloureuses et intenses, voire écrasantes lorsqu’il s’agit de la pesanteur.
Impossible en attendant qu’il soit à terme, de faire comme s’il n’était pas né. Ce
n’est plus un fœtus, mais un bébé. Pour Winnicott, le bébé se fabrique, pourrait-on
dire dans la réponse que sa mère, ou la personne qui s’occupe de lui, apporte aux
différents malaises douloureux que son corps lui procure et qui n’ont, pour le bébé,
aucun sens. Selon les réponses données, un sentiment de sécurité ou d’insécurité
s’ébauche. Pour se sécuriser et se construire, il faudra que la mère s’adapte à ses
besoins corporels.
Cette capacité de s’adapter des mères, bien au-delà des soins, Winnicott en parle
comme d’une « maladie », d’une « folie » dont elles souffrent quand tout va bien,
quand elles-mêmes, se sentent suffisamment rassurées, suffisamment soutenues.
Elles peuvent alors, donner à l’enfant, le sentiment d’exister. L’extrême fragilité des
bébés prématurés demande, pour que la sécurité s’installe, encore plus de présence
et de réponses appropriées, et les femmes prématurément mères se trouvent le plus
souvent empêchées dans leur capacité de donner des réponses.
Si on ne tient pas compte des besoins de réassurance du bébé, si la réponse de la
mère est absente ou trop incohérente, le bébé sombre dans un désespoir terrible.
Le mot d’angoisse est trop faible précise Winnicott. La détresse du nourrisson est
de même nature que celle qui sous-tend la panique. C’est une défense contre la
douleur psychique extrême. À cette douleur extrême, Winnicott donne le nom de
« primitive agony », il résume ainsi ce que le bébé ressent lorsque de telles
angoisses surviennent, s’il n’est pas deviné par la mère, si elle ne peut pas
s’identifier à lui, il ressent alors dit Winnicott, le sentiment de :
« S’en aller en morceaux Faire une chute sans fin Mourir, mourir, mourir Perdre tout espoir de voir le contact se rétablir. »3
3 D.W. Winnicott « le bébé et sa mère » Payot p.138
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En grandissant le bébé va porter en lui le souvenir de la catastrophe vécue. La trace
de cette menace d’annihilation.
Winnicott nous montre la détresse du bébé, lorsqu’il n’est pas porté, lorsque le
« holding » de la mère est rendu impossible. Le « holding » (maintien) et le
« handling » (maniement) sont indispensables à l’accomplissement de l’enfant. À
son « being » et ensuite à son « doing ». « Le potentiel inné d’un enfant » dit
Winnicott « ne peut devenir enfant s’il n’est couplé à des soins maternels » Le
holding comprend pour Winnicott, non seulement la façon de la mère de porter
l’enfant aussi bien physiquement que psychiquement, mais aussi la fonction du
père qui « porte » la mère en s’occupant de son environnement, ainsi que la vie du
père de la mère et de l’enfant ensemble. Ce triangle-là, sur lequel Winnicott insiste4
dans différents articles, n’est pas sans nous en évoquer un autre chez Lacan (il est
étonnant qu’on ne le souligne pas lorsqu’on parle du travail de Winnicott avec les
nourrissons). Dans les couveuses, le risque est majeur pour le bébé. Le handling est
presque inexistant (seuls quelques soins de confort sont confiés à la mère), et le
holding est rendu problématique par les circonstances de la naissance du bébé. La
mère se sent éloignée de l’enfant, les soignants ont pris sa place, ils savent ce qui
est bon pour lui. Pourtant, comme dit Winnicott, « les mères ont une vision qui
dépasse ce qu’elles ont sous les yeux, alors que les scientifiques ne voient que ce
qui a déjà été démontré ». Le père de son côté, ne peut pas la rassurer puisque les
médecins ne se prononcent pas, il se trouve dans l’impossibilité de la soutenir et
ne tient plus cette place indispensable au holding. Pour le bébé, la douleur
physique liée à la douleur psychique est majorée encore par les gestes de
réanimation. Comment dans ces conditions donner au bébé la réponse qu’il attend ?
Comment éviter que le bébé prématuré ressente cette « primitive agony » dont
parle Winnicott ?
Certains de ces bébés se retirent, ne communiquent plus. D’autres, lorsqu’ils
survivent, deviennent, hyperactifs, parfois hypermatures, essayant de protéger la
mère. Ils la soignent en étant hyper demandeurs, très communiquants lorsqu’elle a
du mal à communiquer. Mais ils peuvent aussi devenir très sages pour la rassurer et
4« De la pédiatrie à la psychanalyse » O.c p 243
![Page 7: Catherine](https://reader036.vdocuments.pub/reader036/viewer/2022081822/5695d10c1a28ab9b0294ecfc/html5/thumbnails/7.jpg)
la narcissiser, ou bien encore tomber tout le temps malade et appeler par leurs
symptômes physiques qui attirent l’attention, à ce qu’on s’occupe d’eux et de leurs
mères, la faisant ainsi soigner par procuration.
Bien sûr, les mères de ces bébés entre la vie et la mort sont fragiles. À propos des
mères, Winnicott apporte aux équipes de réanimation un éclairage essentiel. Le
plus difficile à supporter, pour les soignants, semble être l’ambivalence,
l’indifférence et quelques fois même l’agressivité dont peuvent faire preuve les
mères à l’égard de leurs bébés de 500 grammes. Une mère se doit d’être bonne.
C’est semble-t-il, dans la société moderne, un des derniers bastions de notre
refoulé. Une mère doit être tout amour. Il est fréquent de trouver dans les services
de réanimation, cette ambiance un peu niaise, où tout doit être amour et dévotion.
Winnicott disait que la sentimentalité était inutile et ne valait rien avec le petit
enfant ! Les mères qui n’investissent pas leurs bébés dérangent le service,
mais comment investir, comment phalliciser un enfant qu’elles ressentent
monstrueux et persécuteur, un enfant qui signifie leur impuissance et leur échec
(les statistiques montrent un taux important de prématurés, parmi les enfants
battus) ? Contrairement aux idées reçues, il ne s’agit pas tant de maintenir du lien
que de permettre la coupure. Tout se passe, en effet, comme si l’accouchement
n’avait pas encore eu lieu. À se redoubler la séparation s’annule. La violence du réel
vient au premier plan. Le manque de symbolisation empêche la phallicisation
nécessaire. Il est difficile pour une mère en service de réanimation de souffrir de
préoccupation maternelle primaire. Pour que de la « naissance » soit possible, le
service devra se retrouver en position de tiers séparateur et pas seulement en
position de holding « grand maternel ».
Faire entrer Winnicott dans le service m’a permis d’amener l’équipe à penser les
mères différemment. « La mère, dit-il, hait le petit enfant avant que le petit enfant
ne puisse haïr la mère et avant qu’il puisse savoir que la mère le hait »5. La plupart
des femmes que nous avons reçues dans le service n’auraient pas été mères sans les
progrès de la science. Leurs bébés n’auraient pas vécu et elles se savent mieux que
quiconque porteuses de mort. Avec les mères dans le service, c’est sur le fantasme 5 D.W.Winnicott « La haine dans le contre-transfert ’ »(1947) in De la Pédiatrie à la Psychanalyse. O.c p. 55
![Page 8: Catherine](https://reader036.vdocuments.pub/reader036/viewer/2022081822/5695d10c1a28ab9b0294ecfc/html5/thumbnails/8.jpg)
que nous aurons essentiellement à travailler et sur la place que l’enfant y
occupe, comme disait Maud Mannoni. Le sujet est parlé avant qu’il ne parle,
précisait Lacan et son histoire commence bien avant. Il s’agira de travailler sur le
fantasme des mères, mais aussi sur celui des médecins. Quelle place vient prendre
pour eux ce bébé, qu’ils peuvent décider de réanimer, même si quelques fois, il naît
en « état de mort apparente » ou de laisser mourir, lorsqu’il s’agit d’arrêter la
réanimation ?
« Dans le service, ils lui ont donné la vie » me disait une maman « moi il ne
fallait pas que je m’en approche, je n’avais pu lui donner que la mort. » Ces mères
ne sont pas toujours, comme l’équipe le pense, de plus mauvaises mères que les
autres, elles sont simplement plus au fait de la maternité. Elles veulent protéger
leurs enfants en les protégeant d’elles-mêmes. Winnicott, donne dix-sept raisons,
pour la mère de haïr son enfant :
« – L’enfant n’est pas sa propre conception (mentale) ; – L’enfant n’est pas celui du jeu de l’enfance, l’enfant du père, l’enfant du frère ; – L’enfant n’est pas produit par magie, - L’enfant est un danger pour son corps pendant la grossesse et à la naissance ; – L’enfant représente une interférence dans sa vie privée, un défi à l’occupation antérieure. Dans une plus ou moins large mesure, une mère a l’impression que sa mère à elle exige un enfant, de sorte que son enfant est produit pour se concilier sa mère ; – L’enfant blesse ses mamelons même en tétant car téter c’est mâcher ; – Il est cruel, la traite comme moins que rien, en domestique sans gages, en esclave ; – Elle doit l’aimer lui, ses excréments et tout, jusqu'à ce qu’il ait des doutes sur lui-même ; – Il essaye de lui faire mal, il la mord de temps à autre tout cela par amour ; – Il montre la désillusion qu’il ressent à son égard ; – Son amour brûlant est un amour de garde-manger, de sorte que lorsqu’il a ce qu’il veut il la rejette comme une pelure d’orange ; – Au début il faut que le bébé domine, il faut qu’il soit protégé des coïncidences, il faut que la vie se déroule à son rythme, et tout cela exige de sa mère un travail minutieux et constant. Par exemple il ne faut pas qu’elle soit anxieuse lorsqu’elle le tient, etc. ; – D’abord il ne sait pas du tout ce qu’elle fait ou ce qu’elle sacrifie pour lui. Et surtout il ne peut pas laisser place à la haine de sa mère ; – Il est soupçonneux, refuse sa bonne nourriture et la fait douter d’elle-même, mais il mange bien avec sa tante ;
![Page 9: Catherine](https://reader036.vdocuments.pub/reader036/viewer/2022081822/5695d10c1a28ab9b0294ecfc/html5/thumbnails/9.jpg)
– Après une matinée épouvantable avec lui, elle sort et il sourit à un étranger qui dit : « Comme il est gentil » ; – Si elle lui fait défaut au début, elle sait qu’il lui fera payer à perpétuité ; – Il l’excite, mais la frustre elle ne doit pas le manger ni avoir un commerce sexuel avec lui. » 6
Il me semble qu’il faudrait ajouter la prématurité à ses raisons données non sans
humour par Winnicott.
Mais cette haine, précise-t-il, n’empêchera pas la mère d’être « suffisamment
bonne » et de s’adapter aux besoins de l’enfant. C’est-à-dire de lui donner par ses
réponses appropriées un sentiment d’omnipotence, auquel il pourra s’identifier, et
qui lui permettra d’avoir l’illusion de créer l’objet. La nécessaire désillusion viendra
après. Si elle vient trop tôt, elle est traumatique et le bébé se fabriquera, pour se
défendre un « faux self ». Winnicott nous donne une idée de ce que le bébé, seul
dans sa couveuse peut ressentir, coupé de sa mère dont il a perdu les signaux, voix,
chaleur, odeurs, rythmes, bruits du corps, il ne peut qu’être atteint dans son
continuum de vie. Lorsque l’enfant ne reçoit pas le soutien « vivant » et
« continu » propre au maternage apparaît l’angoisse7. Le soutien « vivant » ne veut
pas seulement dire qu’il s’agit de répondre aux besoins vitaux. Dans notre service,
tous les besoins vitaux, sont pris en charge par les machines dans ce temps de
réanimation, c’est la machine qui répond de façon omnipotente aux besoins de
l’enfant et, le monde auquel s’identifie le bébé, c’est avant tout sa machine. Il se
confond avec cet Autre absolu si personne ne vient prendre le relais. La machine se
met à faire partie de son corps. D’ailleurs, pour que la ventilation soit efficace, il
ne doit pas se battre contre elle en lui opposant ses propres mouvements
respiratoires. Il doit se confondre avec elle. Il ne peut pas se sentir exister, c’est
elle qui existe pour lui en système fermé. Certains enfants en souffrance se mettent
à fixer les tuyaux de la machine, peut-être pour se ressaisir, il semble s’y accrocher
comme à une bouée de sauvetage. Lorsque c’est le cas, nous n’arrivons plus à
capter leur regard. Ils sont comme fascinés, par la machine. C’est elle qui donne
l’oxygène, nourrit sans interruption, sans discontinuité, sans faire attendre, sans
jamais venir à manquer. Si elle crée de l’illusion, de quelle illusion s’agit-il ? La 6 D.W.Winnicott : « La haine dans le contre-transfert » (1947) O.C. p. 56 7 D.W.Winnicott « Angoisse associée à l’insécurité » (1952) O.C. p. 127
![Page 10: Catherine](https://reader036.vdocuments.pub/reader036/viewer/2022081822/5695d10c1a28ab9b0294ecfc/html5/thumbnails/10.jpg)
machine subvient à tout, mais ne répond à rien. La question de la mise en place du
circuit pulsionnel est dès lors posée. En réanimation, le bébé ne connaît pas le
manque, le cri n’est pas transformé en appel. De toute façon, un bébé ventilé, ne
peut pas crier. Par contre, il peut silencieusement pleurer. Mais les larmes ne sont
pas détectées par la machine. Aucun sens ne peut leur être donné. Elles ne peuvent
déclencher aucune émotion. La machine fait du bruit, mais elle ne voit rien, ne
ressent rien, ne dit rien. Elle enregistre des chiffres, des courbes, mais elle
n’entend pas. Elle ne peut pas s’identifier au bébé, ni supposer chez lui du sujet.
Lorsque la mère n’est pas empêchée, elle a une « capacité d’identification à son
bébé » dit Winnicott, comme « aucune machine ne peut le faire, aucun
enseignement ne peut le transmettre ». C’est pourtant à cette machine que l’enfant
se trouve attaché, au sens propre et au sens figuré (il est des enfants qui ne
supportent pas d’être dé-ventilé si nous ne laissons pas à côté d’eux le bruit de la
machine !) Le bébé n’est pas un sujet à la naissance et encore moins une
personne. « Le bébé n’existe pas ». Même s’il est important qu’on le considère
comme une personne, ça ne veut pas dire pour autant qu’il le soit. Pour qu’il le
devienne, il faudra d’abord, comme le dit Alain Vanier8, qu’on suppose du sujet
chez le bébé. Le sujet est d’abord dans l’Autre, il est dans la mère ou dans celui qui
se penche sur lui, celui qui a un corps et qui lui parle ; celui qui ressent et qui
prête au bébé des émotions, des joies, des peines ; celui qui peut penser qu’il a
chaud ou froid ou peut-être faim. C’est ainsi que je comprends le « soutien vivant »
dont parle Winnicott, à propos de la préoccupation maternelle primaire.
Du côté des médecins, faire entrer Winnicott dans le service, permet de
travailler le point de vue d’un pédiatre différent. Un pédiatre qui parle du bébé et
de la construction de son psychisme, en donnant la priorité aux soins et à
l’environnement. Ce sont des repères qui parlent aux médecins et qui leur
permettent d’entendre que c’est bien, parce qu’un Autre peut vivre ce bébé comme
intéressant et existant pour lui, que le bébé, à son tour, sait qu’il existe. Pour le
formuler autrement, d’une façon à laquelle nous sommes sans doute plus habitués,
on peut aussi dire que, c’est la façon d’être du bébé, être objet de la jouissance de
8« D’une dyade à plusieurs » in Psychologie clinique. Numéro 12 2001/2, Paris,2002
![Page 11: Catherine](https://reader036.vdocuments.pub/reader036/viewer/2022081822/5695d10c1a28ab9b0294ecfc/html5/thumbnails/11.jpg)
l’Autre. Sans cela il n’existe pas. En devenant sujet, il perd son être, puisque si tout
se passe bien, un tiers vient opérer une séparation en interdisant cette jouissance.
C’est ce qui amènera pour lui la possibilité de désirer. Il sera divisé, et du sens
pourra être donné au monde dans lequel il se trouve. Mais il gardera la nostalgie de
cet être perdu, et sera constamment à la recherche de l’objet qui pourrait lui
redonner de l’être. Il se servira du fantasme pour tenter de se refabriquer. Ce n’est
qu’en retrouvant l’objet qu’il a été pour l’Autre qu’il pourra s’en séparer et conquérir
un peu de liberté. C’est la quête de cet objet, son repérage et sa perte qu’on
retrouve dans le mouvement d’une cure analytique. Qu’en est-il lorsque les parents
sont empêchés de se pencher sur le berceau et que l’enfant n’est plus que l’objet de
la médecine ? Peut-il se faire objet de jouissance, et de quelle jouissance s’agit-il
alors ? Dans le service de réanimation, c’est avant tout à cette question que nous
nous trouvons confrontés. Ne faut-il pas se préoccuper de faire en sorte que
l’enfant puisse déjà être objet pour quelqu’un ? Les parents sont sur la touche, les
médecins se demandent si notre société, qui s’acharne à diagnostiquer, prévenir,
éradiquer la normalité sous toutes ses formes, grâce aux échographies, aux
diagnostics préimplantatoires, aux amniocentèses, ne fabriquerait pas ses propres
handicapés par leur intermédiaire ? Alors, les médecins eux aussi risquent de
désinvestir les bébés. Ils ne s’interposent plus entre le bébé et la machine, n’osent
plus désirer qu’il vive. Ils ne s’adressent plus à l’enfant, et leurs soins silencieux ne
viennent plus faire rythme, coupure dans l’ininterrompu du fonctionnement
mécanique. Laissés dans le vide, les enfants existent sans exister. Ont-ils même un
statut d’être, ou sont-ils des corps machines, vivants, mais dévitalisés ? Pour
conclure, c’est en citant, là encore, Winnicott que cette question prendra pour les
équipes une autre tournure, n’oublions pas, dit-il que « Le bébé est un individu en
puissance qui pour nous n’a pas de cesse de ressembler à un petit d’homme ».
Encore faut-il que cette affirmation, tout à fait subversive dans un service de
médecine, nous n’ayons de cesse de tout faire pour la réanimer.