de la traite et de l’esclavage des noirs et des blancs_de la traite des noirs

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De la traite et de l’esclavage des Noirs et des Blancs/De la Traite des Noirs Henri Grégoire De la traite et de l’esclavage des noirs et des blancs par un ami des hommes de toutes les couleurs A. Égron, 1815 (pp. 5-48). Chapitre II : De la traite et de l’esclavage des Blancs DE LA TRAITE ET DE L’ESCLAVAGE DES NOIRS ET DES BLANCS. ——— 0.1 CHAPITRE PREMIER. DE LA TRAITE DES NOIRS. Thémistocle annonce aux Athéniens que, pour accroître la puissance de la république et la délivrer d’un ennemi re- doutable, il a un moyen infaillible, mais qui ne peut être révélé au public. Aristide est nommé pour être dépositaire de ce secret, et apprécier l’utilité du plan de Thémistocle, qui consiste à brûler la flotte de Xerxès, réunie dans un port. Aristide, persuadé que le salut même de la patrie se- roit acheté trop chèrement par un acte contraire à la mo- rale déclare à l’Assemblée que le moyen proposé seroit très-avantageux, mais qu’il est injuste ; et il est rejeté [1] . Dans un traité avec les Carthaginois, Gelon roi de Syra- cuse, stipule expressément qu’ils n’immoleront plus d’en- fants à Saturne [2] ; et vingt-trois siècle après, en 1814, dans un traité avec l’Angleterre y on stipule que, pen- dant cinq ans encore, les Français pourront faire la traite des Nègres, c’est-à-dire, voler ou acheter des hommes en Afrique, les arracher à leur terre natale, à tous les ob- jets de leurs affections, les porter aux Antilles, où, vendus comme des bêtes de somme, ils arroseront de leurs sueurs des champs dont les fruits appartiendront à d’autres, et traîneront une pénible existence, sans autre consolation, à la fin de chaque jour, que d’avoir fait un pas de plus vers le tombeau. Aristide et Gelon étoient idolâtres, nous sommes chrétiens. À peine ai-je tracé ces mots, qu’on me crie en anglais et en français ; The king can do no wrong, le roi ne peut faire mal. Actuellement, en France comme en Angleterre, on accorde fictivement au chef de l’État la faculté d’être in- faillible et impeccable. La responsabilité ne pèse que sur les ministres. C’est donc contre des actes ministériels que sont dirigées nos observations ; mais, comme dans la sti- pulation de la traite des Nègres, ils n’étoient que les or- ganes des marchands d’hommes, il n’est pas inutile d’en- visager un moment la conduite que, depuis vingt-cinq ans, ont tenue la plupart de ces derniers. Jadis ils avoient mis sérieusement en problème, si les Noirs pouvoient être comptés dans la classe des êtres rai- sonnables. Bientôt il fallut céder à la multitude des faits qui, sur cet article, les assimilant aux Blancs, attestent l’identité et l’unité de l’espèce humaine. Les partisans de la traite déclarent présentement qu’il est absurde d’élever des doutes à cet égard ; ils se réduisent à contester aux Noirs des facultés intellectuelles aussi énergiques, aussi étendues que celles des Blancs. On pourroit leur répondre que les talens ne sont pas la me- sure des droits : aux yeux de la loi, le domestique de New- ton étoit l’égal de son maître. Mais, pour établir la supé- riorité des Blancs, quels sont les moyens de comparaison ? Dans une brochure nouvelle, sur l’Esclavage colonial, on lit textuellement que le Noir n’est susceptible d’aucune ver- tu [3] . Cette assertion n’est-elle pas un blasphême contre la nature et son auteur ? Vice et vertu sont des termes cor- rélatifs : à un être insusceptible de moralité, pourroit-on reprocher une perversité qui seroit le résultat inévitable de sa nature ? Des circonstances accidentelles et des causes locales ont empêché ou arrêté en Afrique la marche de la civilisation ; mais quand les Africains en ont partagé les avantages, sont-ils restés inférieurs aux Blancs en talens et en vertus ? Les preuves du contraire, accumulées dans l’ouvrage sur la Littérature des Nègres, pourraient être for- tifiées de nouvelles preuves. Dans les désastres de Saint-Domingue, des forfaits épou- vantables ont été commis par des hommes de toutes les couleurs ; mais à des Blancs seuls appartient l’invention infernale d’avoir tiré à grands frais, de Cuba, des meutes de chiens dévorateurs, dont l’arrivée fut célébrée comme un triomphe. On irrita, par une diète calculée, la vora- cité naturelle de ces animaux ; et, le jour où l’on fit, sur un Noir attaché à un poteau, l’essai de leur empressement à dévorer, fut un jour de solennité pour les Blancs de la ville du Cap, réunis dans des banquets préparés autour de l’amphithéâtre, où ils jouirent de ce spectacle digne de cannibales [4] . Comparez ici la conduite des Blancs, qui se disent civilisés et chrétiens, avec celle des esclaves qui, la plupart, avoient été privés des ressources de l’éducation et des lumières de l’Évangile, et voyez à qui reste l’avantage 1

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  • De la traite et de lesclavage des Noirs et desBlancs/De la Traite des Noirs

    Henri GrgoireDe la traite et de lesclavage des noirs et des blancs parun ami des hommes de toutes les couleursA. gron, 1815 (pp. 5-48).Chapitre II : De la traite et de lesclavage des Blancs

    DE LA TRAITEETDE LESCLAVAGEDES NOIRS ET DES BLANCS.

    0.1 CHAPITRE PREMIER.DE LA TRAITE DES NOIRS.

    Thmistocle annonce aux Athniens que, pour accrotrela puissance de la rpublique et la dlivrer dun ennemi re-doutable, il a un moyen infaillible, mais qui ne peut trervl au public. Aristide est nomm pour tre dpositairede ce secret, et apprcier lutilit du plan de Thmistocle,qui consiste brler la flotte de Xerxs, runie dans unport. Aristide, persuad que le salut mme de la patrie se-roit achet trop chrement par un acte contraire la mo-rale dclare lAssemble que le moyen propos seroittrs-avantageux, mais quil est injuste ; et il est rejet[1].Dans un trait avec les Carthaginois, Gelon roi de Syra-cuse, stipule expressment quils nimmoleront plus den-fants Saturne[2] ; et vingt-trois sicle aprs, en 1814,dans un trait avec lAngleterre y on stipule que, pen-dant cinq ans encore, les Franais pourront faire la traitedes Ngres, cest--dire, voler ou acheter des hommes enAfrique, les arracher leur terre natale, tous les ob-jets de leurs affections, les porter aux Antilles, o, venduscomme des btes de somme, ils arroseront de leurs sueursdes champs dont les fruits appartiendront dautres, ettraneront une pnible existence, sans autre consolation, la fin de chaque jour, que davoir fait un pas de plusvers le tombeau. Aristide et Gelon toient idoltres, noussommes chrtiens. peine ai-je trac ces mots, quon me crie en anglais eten franais ; The king can do no wrong, le roi ne peut fairemal. Actuellement, en France comme en Angleterre, onaccorde fictivement au chef de ltat la facult dtre in-faillible et impeccable. La responsabilit ne pse que sur

    les ministres. Cest donc contre des actes ministriels quesont diriges nos observations ; mais, comme dans la sti-pulation de la traite des Ngres, ils ntoient que les or-ganes des marchands dhommes, il nest pas inutile den-visager unmoment la conduite que, depuis vingt-cinq ans,ont tenue la plupart de ces derniers.Jadis ils avoient mis srieusement en problme, si lesNoirs pouvoient tre compts dans la classe des tres rai-sonnables. Bientt il fallut cder la multitude des faitsqui, sur cet article, les assimilant aux Blancs, attestentlidentit et lunit de lespce humaine. Les partisans dela traite dclarent prsentement quil est absurde dleverdes doutes cet gard ; ils se rduisent contester auxNoirs des facults intellectuelles aussi nergiques, aussitendues que celles des Blancs.On pourroit leur rpondre que les talens ne sont pas la me-sure des droits : aux yeux de la loi, le domestique de New-ton toit lgal de son matre. Mais, pour tablir la sup-riorit des Blancs, quels sont les moyens de comparaison ?Dans une brochure nouvelle, sur lEsclavage colonial, onlit textuellement que leNoir nest susceptible daucune ver-tu[3]. Cette assertion nest-elle pas un blasphme contre lanature et son auteur ? Vice et vertu sont des termes cor-rlatifs : un tre insusceptible de moralit, pourroit-onreprocher une perversit qui seroit le rsultat invitable desa nature ? Des circonstances accidentelles et des causeslocales ont empch ou arrt en Afrique la marche de lacivilisation ; mais quand les Africains en ont partag lesavantages, sont-ils rests infrieurs aux Blancs en talenset en vertus ? Les preuves du contraire, accumules danslouvrage sur la Littrature des Ngres, pourraient tre for-tifies de nouvelles preuves.Dans les dsastres de Saint-Domingue, des forfaits pou-vantables ont t commis par des hommes de toutes lescouleurs ; mais des Blancs seuls appartient linventioninfernale davoir tir grands frais, de Cuba, des meutesde chiens dvorateurs, dont larrive fut clbre commeun triomphe. On irrita, par une dite calcule, la vora-cit naturelle de ces animaux ; et, le jour o lon fit, surun Noir attach un poteau, lessai de leur empressement dvorer, fut un jour de solennit pour les Blancs de laville du Cap, runis dans des banquets prpars autour delamphithtre, o ils jouirent de ce spectacle digne decannibales[4]. Comparez ici la conduite des Blancs, qui sedisent civiliss et chrtiens, avec celle des esclaves qui, laplupart, avoient t privs des ressources de lducation etdes lumires de lvangile, et voyez qui reste lavantage

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    https://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Henri_Gr%25C3%25A9goirehttps://fr.wikisource.org/wiki/De_la_traite_et_de_l%25E2%2580%2599esclavage_des_noirs_et_des_blancshttps://fr.wikisource.org/wiki/De_la_traite_et_de_l%25E2%2580%2599esclavage_des_noirs_et_des_blancshttps://fr.wikisource.org/wiki/De_la_traite_et_de_l%25E2%2580%2599esclavage_des_Noirs_et_des_Blancs/De_la_traite_et_de_l%25E2%2580%2599esclavage_des_Blancs

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    du parallle.Depuis vingt-cinq ans, des calomniateurs nont cessdimputer les troubles de Saint-Domingue aux amis desnoirs. Si la justification de ceux-ci ntoit pas porte lvidence, ils la trouveroient dans laveu franc et naf dunColon dont louvrage vient de paratre[5].En 1791, M. du Chilleau, gouverneur de Saint-Domingue, ayant convoqu les milices de la province delOuest pour clbrer la fte du 14 juillet, on y vit rassem-bls les Dragons coloniaux blancs et les Dragons ngreset multres libres. On distribua des rubans tricolores auxpremiers, les autres sattendoient avec raison recevoirla mme faveur ; mais sur les rclamations de quelquesBlancs, on la refusa aux Dragons noirs et sang ml. M.Grouvel avoue que la guerre civile prit naissance loc-casion de de ce refus aussi injuste que ridicule[6]. Dans limmensit douvrages et dopuscules publis surles Colonies par des planteurs, il en est peut-tre plus decent o ils assurent que le travail de la culture, dans cescontres brlantes, excde les forces des Europens, etne peut tre excut que par des Ngres. Les partisansde lesclavage ludoient ou nioient les faits quon leur op-posoit, et ces dngations toient communment assai-sonnes dinjures aux amis des noirs ; mais voici un autreColon qui les justifie encore sur cet article : le passagemrite dtre cit : Les engags ou trente-six mois, qui toient des Blancs,faisaient dans lorigine de ltablissement de Saint-Domingue ce que font aujourdhui les Ngres ; mme denos jours presque tous les habitans de la dpendance de lagrande Anse, qui sont en gnral des soldats, des ouvriersou de pauvres Basques, cultivent de leurs propres mainsleurs habitations. Oui, je le soutiens et jen ai lexprience les Blancspeuvent sans crainte cultiver la terre de Saint-Domingue,ils peuvent labourer dans les plaines depuis six heures dumatin jusqu neuf, et depuis quatre heures de laprs-midi jusquau soleil couch. Un Blanc avec sa charrue fe-ra plus douvrage dans sa journe que cinquante Ngres la houe, et la terre sera mieux laboure ; les Blancs, enoutre, seront plus propres cultiver les jardins, formeret entretenir les prairies dont on manque dans ce payspour lamlioration des bestiaux, des chevaux et autresanimaux[7]. Un des crivains quon vient de citer trouve bon que lesNgres soient soumis au fouet. Des soldats, nous dit-il, passent aux verges, aux courroies, sont fusills ; faut-il pour cela supprimer les militaires[8] ? Les notionsles plus simples du sens commun repoussent toute paritentre des punitions infliges en vertu dun jugement fondsur les lois militaires et les punitions arbitraires infligesaux esclaves.Si lon en croit beaucoup de planteurs, les esclaves, tra-vaillant sous le fouet dun commandeur, y toient plusheureux que nos paysans dEurope, quoique jamais il nait

    pris envie, mme aucun de ces proltaires des Colonies,nomms Petits Blancs, dchanger sa situation avec celledun Noir ; et, en dpit des argumens par lesquels on veutconvaincre ces Noirs de leur bonheur, ils sobstinent nepas y croire.Notre intrt, disent les Colons, nest-il pas de mnagernos esclaves ? Les charretiers de Paris tiennent prcis-ment lemme langage en parlant de leurs chevaux qui, parune mort anticipe, prissent excds dinanition, de fa-tigues et de coups. Si des relations sans nombre navoientappris lEurope quel est le sort des esclaves dans les An-tilles, il suffirait de jeter les yeux sur le tableau dchirantquen a trac un ecclsiastique qui, pendant son sjour Saint-Domingue, dployoit leur gard une charit com-patissante. Tel est peut-tre le motif pour lequel louvrageanonyme du Pre Nicolson[9] est rarement cit dans lescrits des partisans de lesclavage. Pour mouvoir la piti,ils parlent de leurs sueurs : ont-ils jamais articul un mot,un seul mot sur les sueurs de leurs esclaves ? Quel moyende raisonner avec des hommes qui, si lon invoque la reli-gion, la charit, rpondent en parlant de cacao, de ballesde coton, de balance du commerce ; car, vous disent-ils,que deviendra le commerce si lon supprime la traite ?Trouvez-en qui dise : En la continuant que deviendrontla justice et lhumanit ?Rappellerai-je les inculpations bannales et les mensongesmultiplis dont la rptition tenoit lieu de preuves ? Ilsassuroient que les amis des Noirs vendus aux Anglais,pays par les Anglais et par les Noirs, toient ennemisdes Blancs et vouloient faire gorger les Blancs ; commesi lon ne pouvoit pas et si lon ne devoit pas simaltan-ment aimer les uns lgal des autres.Lorsqu lAssemble Constituante une discussion avoiteu lieu sur le sort des esclaves ou des sang-mls, lesdputs qui avoient demand quon restreignt lautoritdes matres pour tendre celle de la loi, devenoient parl mme les objets de lanimosit de ceux-ci, qui le len-demain faisoient crier dans les rues : Voici la liste desdputs qui, dans la sance dhier, ont vot en faveur delAngleterre contre la France. Le sentiment qui rattacheles hommes de bien la dfense des Africains, sest ren-forc par lindignation quinspirent les libelles de certainsindividus qui, daprs leur propre cur, jugeant tous leshommes, ne croient pas sans doute la vertu dsintres-se, et supposent toujours aux autres des sentimens vils.Non, la postrit ne pourra jamais concevoir la multitudeet la noirceur des menaces, des impostures, des outragesdont, jusqu lpoque actuelle inclusivement, nous fmesles objets et dont plusieurs dentre nous ont t les vic-times : on essaya mme, et sans succs, de fltrir le nomde Philantrope, dont shonore quiconque na pas abjurlamour du prochain. Puis, daprs le langage usit alors,il fut du bon ton de rpter que les principes dquit, delibert toient des abstractions, de la mtaphysique, voiremme de lidologie, car l despotisme a une logique etun argot qui lui sont propres.

  • 0.1 CHAPITRE PREMIER. DE LA TRAITE DES NOIRS. 3

    Dans lExposition des produits de lindustrie en lan X, unfabricant de Carcassonne prsenta des draps pour la traitedes Ngres[10]. Sans encourir le blme de juger tmrai-rement, on peut croire que tous les syllogismes sont su-bordonns lintrt de sa manufacture. Hors de l, toutdoit tre pour lui abstraction et mtaphysique. Il en est demme des armateurs qui voudroient partir pour la ctede Guine, avec lesprance quaprs les cinq ans rvo-lus, pour continuer la traite, elle seroit prolonge indfi-niment.Mais avec des hommes auxquels on ne peut accorder delestime, ne confondons pas tous les planteurs, il en estqui avoient adouci les rigueurs de lesclavage, soit quilsfussent dirigs par des sentimens de bont, soit quils sen-tissent la ncessit de composer avec les circonstances,car il faut souvent tenir compte aux hommes du bien quilsfont et du mal quils ne font pas, sans scruter trop sv-rement les motifs qui prsident leur conduite. On voitactuellement des Colons disposs reconnotre dans lesci-devant esclaves, des cultivateurs libres, auxquels on ac-corderoit un quart du produit. Ce systme avoit t tablipar Toussaint-Louverture, pour lequel, enfin, est arrivela postrit qui, en Europe, rhabilitera sa mmoire[11] ;systme suivi par ses successeurs jusqu lpoque ac-tuelle, et qui est trs-bien dvelopp dans louvrage publipar M. le colonel Malenfant[12]. Louer un crit sur diversarticles ce nest pas approuver tout ce quil contient.Le Danemarck a la gloire davoir, le premier, aboli latraite, les tats-Unis et lAngleterre, voulant mettre unterme aux crimes de lEurope contre lAfrique, ont demme proscrit le commerce du sang humain, et cettemesure, adopte ensuite par les gouvernemens du Chi-li, de Venezuela, de Buenos-Ayres, fait partie de leursconstitutions. Cette rvolution, dans une partie des deuxmondes, est due aux travaux persvrans de philantropesrespectables, dont les noms sont devenus europens, etparmi lesquels figurent, en premire ligne, Wilberforce,Th. Clarkson, Grandville Sharp, etc., etc., et avant euxun Franais n Saint-Quentin, le clbre Benezet. LaFrance, o tant de choses se sont opres par soubre-saut, partageroit lhonneur de cette amlioration dans lesort des esclaves si les actes administratifs et lgislatifsntaient pas soumis aux phases de la versatilit natio-nale. En Angleterre, cette rforme a t prpare, puiscommande par lopinion. Des villes o jadis un ami desNoire et risqu dtre insult, telles que Bristol et Liver-pool, se prononcent, sans rserve, contre larticle stipulavec la France, tel point que leurs ptitions sont rev-tues, Bristol, de vingt-sept mille signatures, et de trente-six mille Liverpool. Elle sera mmorable la sance de tasocit, pour labolition de la traite, au mois de juin der-nier, sous la prsidence du duc de Glocester. Cependant ilfaut relever une erreur consigne dans son procs-verbal,article 6. La socit a pens que la disposition manifeste enFrance, en faveur du commerce des esclaves, au momento clate une nouvelle ferveur pour les institutions re-

    ligieuses, provient, sans doute, de ce quon ignore dansce pays la vraie nature et les effets de ce commerce,etc.[13]. 1. La tendance manifeste pour le commerce des esclavesnest pas leffet de lignorance sur la vraie nature et leseffets de ce Commerce. Cette tendance est suggre parlavarice, laffreuse avarice pour laquelle rien nest sacr.2. Il est douloureux, mais ncessaire y de dire cetterespectable socit, que cette ferveur nouvelle pour lesinstitutions religieuses nexiste gure que dans le dsir desvrais chrtiens, cest--dire dun petit nombre dindividus.Quelques crmonies pompeuses sont un symptme qui-voque de pit ; cest par la correction desmurs quil fauten apprcier le rsultat. Il faut juger larbre par les fruits ;or, la France, envisage sous cet aspect, offre un tableaudplorable de dtrioration morale. Ne faites personne ce que vous ne voulez pas quonvous fasse ; faites autrui ce que vous dsirez pour vous-mme ; aimez le prochain comme vous-mme[14] : voilles maximes qui, manes du ciel, sont le rocher contrelequel viendront jamais chouer tous les paralogismesde la cupidit.LExode et le Deutronome prononcent la peine de mortcontre les vendeurs dhommes[15]. Ce crime est compt,par St. Paul, au nombre des plus normes[16], et nan-moins certains Colons voudroient le travestir en uvremritoire, en allguant que le transport des Ngres enAmrique est un moyen de les convertir. Mais personnena port plus loin cette hypocrisie du zle que les arma-teurs de la Havane. En 1811, les Corts extraordinairesavoient abrog la traite, sur la proposition du cur Gu-ridi, dput de Thlascala. Le dcret fut ensuite rappor-t sur la demande des Havanois, les seuls Espagnols quiaient rclam contre ce dcret. Lavarice, couverte dunvoile religieux, prtendit que le christianisme toit int-ress ce quon perptut un commerce qui conduit tantdindividus au dsespoir et au suicide. Un crivain a cou-vert de bont les tartufes de Cuba. Par des preuves multi-plies, il tablit que la traite a rpandu en Afrique des pr-ventions qui, en fermant dans cette contre les portes auchristianisme, ont acclr les progrs du mahomtisme.Dailleurs, on outrage la religion de lvangile, en voulantfaire croire quelle peut approuver ce que la loi naturellecondamne[17].Tandis que, par del le Pas-de-Calais et lAtlantique, lavertu et lloquence dploient tant defforts contre le com-merce de la libert humaine, quel scandale prsententchez nous le silence et lindiffrence mme des hommesquon dsigne sous le titre de gens de bien ! Peut-on ci-ter une seule ptition dune ville, ou dune corporation,contre larticle du trait relatif la traite, qui, en Angle-terre, a soulev toutes les mes ? Nous avons au contraire dplorer le scandale dune ptition arrive de Nantes ;qui sollicite la prolongation des malheurs de lAfrique afindenrichir quelques Europens.Sons lAssemble Constituante, beaucoup dhommes

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    clairs eussent rougi de se mettre en contradiction aveceux-mmes et avec cette dclaration des droits, tant ca-lomnie par le despotisme, au moment o ils vouloientfonder sur cette base l libert publique. La plupart deces hommes sont morts, plusieurs mme sur lchafaud :entre autres, Brissot ; et parmi ses accusateurs au tribu-nal rvolutionnaire, on voit figurer des Colons[18]. Danstoutes les socits, il est des individus quon ne peut ja-mais considrer comme adoptant telle opinion ou tel par-ti, par la raison quils sont de tous les partis. Hommesde circonstances, ils pient les vnemens, prennent la li-vre qui est en faveur, et, comme les apostats de toutesespces, se montrent ensuite les ennemis les plus acharnsde la cause quils ont dserte. Dautres sont des mticu-leux qui, dcourags par la perscution, tiennent la vritcaptive : doux par temprament, on ne doit pas les appe-ler vertueux, car il ny a pas de vertu sans courage. Quepeut une minorit presque imperceptible, au milieu dunemultitude sans caractre et sans opinion fixe ? Cette ab-sence dopinion est le prtexte dont sarmrent dernire-ment les partisans de lesclavage, pour repousser le moyenqui, seul, pourroit la faire natre et pour faire ajourner lalibert de la presse : avec cette manire de procder, onest assur de tenir toujours la nation dans les lisires.Le prjug sur la couleur existe encore chez nous, telpoint que la classe des sciences physiques et mathma-tiques de lInstitut, en dcernant lhonneur de la corres-pondance aux savans qui lavoient avec lAcadmie dessciences, laquelle elle succde, ny a pas compris M.Lislet-Geoffroy, officier du Gnie, directeur du dpt dela Marine lle de France, qui nous a donn la carte laplus exacte de cette le et de celle de Bourbon : il est connupar dautres travaux scientifiques. Dira-t-on que cest paroubli, lorsquon avoit en main la liste des correspondansde lAcadmie ? Par quelle fatalit dailleurs loubli seroit-il tomb prcisment sur un homme qui est sinon Noir,du moins sang ml au premier degr ? Sil est vrai quelInstitut doive subir prochainement une nouvelle mta-morphose, sera-ce pour y admettre Lislet-Geoffroy, oupour en retrancher ses dfenseurs ?Les journalistes pourroient exercer sur lopinion une es-pce de magistrature aussi honorable que salutaire ; etquelques-uns se sont constitus dfenseurs des principes,tandis que dautres sefforcent de les dcrier : cest unetche quils acquittent avec ferveur. Le despotisme des ga-zettes nest quune drivation dun autre despotisme quipeut impunment outrager quiconque lui dplat, danstous pays o la censure est tablie. Quelques hommes,jaloux de conserver leur indpendance et des titres les-time publique, refuseront des articles dgotans dadula-tion ou de mchancet ; mais pour les punir de ne pasvouloir parler, on les forcera se taire. Vous avez refu-s dinsrer tel article, on vous interdit dinsrer celui-ci.Quant aux autres priodistes, ils attendent le mot dordrepour dchirer un ouvrage et lauteur : la faveur la plus in-signe quils lui accordent, est de nen dire mot ; par cetteraison, plusieurs ont gard le silence sur les bons crits de

    MM. Clarkson et Wilberforce, quon vient de rimprimerdans notre langue[19]. Quelques citations qui se rattachent mon sujet, trouvent ici leur place.La calomnie, qui depuis long-temps imputoit au clbreLas-Casas davoir introduit la traite des Noirs, calomnietout rcemment rpte dans divers crits, avoit t com-pltement rfute par une dissertation insre dans lesMmoires de lInstitut[20]. En 1809, un journaliste rendantcompte, sa manire, de louvrage sur la Littrature desNgres, avouoit franchement quil navoit pas lu cette apo-logie, mais quil ny croyoit pas[21]. Le trait du cuisinierngre, jet dans un four brlant par ordre de sa matresse,pour avoir manqu une pice de ptisserie, nest que tropavr. Le mme priodiste nie le fait ; et de quelle preuvesappuie sa dngation ? Il ny croit pas ! Que pourroit-on opposer cette puissante dialectique ? Un autre affir-moit que lauteur de la Littrature des Ngres proclameque toute rvolte est lgitime[22]. Une imposture si infmesuffiroit pour fltrir celui qui limpute sans y croire, car ilsait quil ny a pas un mot de cela dans louvrage.On rptera (nen doutez pas) ces clameurs perdues dansle vague : Les amis des Noirs veulent gorger les Blancs,les philantropes sont vendus aux Anglais ; la question de latraite est purement anglaise, et nest quune fourberie an-glaise : laccusation ft-elle vraie, il seroit galement vraiquau moins, sur cet article, lintrt de lhumanit con-cide avec celui du gouvernement britannique.Les marchands dhommes convoqueront peut-trelarrire-ban de la littrature pour prouver que desrclamations faites au nom de la religion et de lhumanitportent lempreinte du jacobinisme et du jansnisme ;ils pourront mme au besoin faire retentir les chaireschrtiennes devenues en divers lieux des arnes duhaut desquelles la haine verse ses poisons avec unehypocrisie asctique. Il y a sans doute dans le clergdes hommes tromps, comme ltoit ce bon abb Peyqui, je ne sais plus dans lequel de ses ouvrages, savouenavement partisan de lesclavage daprs ce que lui aracont un planteur ; la Sorbonne professoit sur cet objetune doctrine bien diffrente, une poque o aucuneinfluence trangre ne modifioit ses dcisions. Cellequelle rendit en 1697 contre la traite et lesclavage futmal accueillie des Colons, ce que nous apprend leP. Labat[23]. Avant la Sorbonne, la congrgation de laPropagande, par lorgane du cardinal Cibo, avoit intimaux missionnaires dAfrique lordre de sopposer cequon vendt des Ngres[24].Le pape Alexandre III crivoit jadis Lupus, roi de Va-lence, que la nature nayant pas fait desclaves, tous leshommes ont un droit gal la libert[25]. Paul III, pardeux brefs du 10 juin 1537, lanoit les foudres de lglisecontre les Europens qui spolioient et asservissoient lesIndiens ou toute autre classe dindividus[26]. Ces dclara-tions mmorables de deux pontifes leur ont mrit les b-ndictions de la postrit. Oh ! combien en mriteroientet en obtiendroient des prlats qui, procdant daprs les

  • 0.1 CHAPITRE PREMIER. DE LA TRAITE DES NOIRS. 5

    formes canoniques, frapperoient de censures tout ven-deur, acheteur et dtenteur desclaves ! Cette juste appli-cation des peines spirituelles auroit le triple avantage derparer en quelque sorte labus qui les avoit discrdites,de prparer la voie la conversion des peuples dont onauroit protg lexistence, et de contribuer puissamment extirper un des flaux les plus dsastreux pour lespce hu-maine. Cette sentence branleroit peut-tre la consciencede potentats qui, sans scrupule, disposent de la libert deshommes ; elle consterneroit surtout des ministres des au-tels qui tant de fois ont prconis les forfaits du despo-tisme.tant Clapham, en 1803, chez M. Wilberfoce, il medemandoit si dans le gouvernement franais on trouveroitquelque disposition se concerter avec celui de lAngle-terre pour labolition de la traite : ma rponse fut nga-tive ; mais certes jtois loin de souponner que douze ansaprs on sanctionneroit formellement la prolongation dece commerc.On allguera vraisemblablement le prtexte banal connusous le nom de raison dtat cette raison, si fameusechez les publicistes, que le Pape Pie V appeloit la rai-son du diable[27], est le bouclier derrire lequel se re-tranchent des hommes qui veulent chapper limpuni-t, derrire lequel sourdissent les attentats les plus crianscontre les peuples. La politique est communment en pra-tique linverse de la morale ; mais en thorie nest-ellepas la morale elle-mme applique, ou plutt applicableaux grandes corporations de lespce humaine ? Ce qui,dans les transactions entre particuliers, seroit rprhen-sible, change-t-il de nature quand on veut ladapter au r-gime des nations ? Dans le trait qui stipule la conserva-tion de la traite, on avoue que ce commerce est repousspar les principes de la justice naturelle. Ce quon peut tra-duire en ces mots : nous savons que la traite est un crime,mais trouvez bon que nous le commettions encore pen-dant cinq ans.Tous les armateurs pour la cte de Guine et leurs parti-sans invoquent leur tour la prtendue raison dtat. Lagrce la plus signale quils accordent aux adversaires dela traite est de ne voir en eux que des esprits exalts, deshommes courte vue, dont la thorie est sduisante, maisdtestable en pratique. Plusieurs crivains avouent que latraite blesse la justice naturelle, et quelle est un commercervoltant[28] ; mais en mme temps ils soutiennent que laraison soppose labolition subite ; cest dire en dautrestermes, quen certains cas, la justice naturelle peut tre encollision avec elle-mme. Accordez, sil est possible, cesassertions qui confondent toutes les ides. Permettez-nousde croire que, malgr des antilogies apparentes, la raison,la religion, la philosophie, la libert, la morale, sont enharmonie parfaite, et quen dernire analyse toutes partentdes mmes principes, afin darriver au mme but.Pour tayer le systme de la traite, on nous assure que lespeuples de lAfrique ont conserv lusage des sacrificeshumains ; on cite quelques faits quon pourroit aussi ap-

    peler dexception, suivant lexpression de M. de Beauvois ;mais qui persuadera-t-on que les cent mille Noirs quelon tranoit annuellement dAfrique en Amrique eussentt tous immols une hideuse superstition ? Il ne res-teroit plus qu prconiser comme bienfaiteurs du genrehumain ces armateurs qui les privent de la libert, sousprtexte quils seroient privs de la vie, et qui pour sen-richir les condamnent un esclavage pire que la mort.Nos antagonistes consentent nanmoins ce que la traitesoit abolie, lorsquon aura civilis les peuplades de la Gui-ne et introduit parmi elles nos arts, nos mtiers, nossciences mme[29]. Certes la France, depuis long-temps,aurait pu et d porter la civilisation sur les rives du S-ngal, o, sans remords, sans dangers, elle formeroit desColonies prospres sur un sol luxuriant, et plus rapprochde la mre-patrie que ces Antilles dont une partie dj luiest chappe et qui toutes bientt peut-tre chapperont lEurope. Mais la libert civile nest-elle pas llment dela civilisation ? Le premier pas dans ce genre nest-il pasde restituer aux individus les droits imprescriptibles quilstiennent du Crateur ? Telle est la base sur laquelle reposeltablissement anglois de Sierra-Leone ; vouloir attendre,pour affranchir les hommes, quils soient civiliss, quilscultivent les arts et les sciences, cest substituer leffet la cause et donner pour principe de la libert ce qui nepeut tre que le fruit de la libert. Le systme des apo-logistes de la traite est habilement calcul pour terniserlesclavage.Malheur la politique qui veut fonder la prosprit dunpays sur le dsastre des autres, et malheur lhomme dontla fortune est cimente par les larmes de ses semblables !Il est dans lordre essentiel des choses rgles par la Pro-vidence, que ce qui est inique soit en mme temps im-politique et que dpouvantables catastrophes en soientle chtiment. Lhomme coupable ne subit pas toujoursici-bas la peine due ses crimes, parce que, suivant lex-pression de saint Augustin, Dieu a lternit pour punir.Il nen est pas de mme des nations : car, envisages souscette dnomination collective, elles nappartiennent pas la vie future. Ds ce monde, suivant le mme docteur,elles sont ou rcompenses, comme le furent les Romains,pour quelques vertus humaines[30], ou punies comme lontt tant de peuples, pour des crimes nationaux, par descalamits nationales. Ces calamits sont des vnemenssur lesquels en Angleterre les prdicateurs ont appel fr-quemment lattention de leurs auditoires. La France qui,depuis un sicle rvolu, fait Dieu et aux vrits saintesune guerre impie, a bu dans le calice des douleurs : quisait si la lie ne lui est pas encore rserve ? Ce langage, ilfaut bien sy attendre, sera travesti et trait de fanatismepar certains personnages : cest un de ces dsagrmenspour lesquels on ma fait contracter lhabitude de la plusentire rsignation.Depuis long-temps, nos plaintes accusent les forbans despuissances Barbaresques ; il est fltrissant pour lEuropequelle nait pas encore employ des mesures vigoureuses la rpression de ce brigandage devenu, depuis vingt ans,

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    plus calamiteux. Autrefois, de respectables Missionnairesalloient consumer leur vie dans les bagnes africains etadoucir les peines des esclaves en les partageant ; dautresecclsiastiques faisoient dans les pays catholiques des col-lectes destines au rachat des captifs. Ces sources debonnes uvres sont presque taries, par la suppression descorporations religieuses et la perscution dirige contreles ministres des autels. Oseroit-on soutenir que les pi-rates Algriens, Tunisiens, etc. ont commis des attentatscomparables ceux des Europens contre lAfrique ? Etque diroit lEurope, si tout--coup un nouveau Genseric,descendant peut-tre, ou du moins imitateur du roi desVandales, abordant sur nos ctes, y faisoit une invasion,en disant : Jarrive comme librateur. Le prtexte souvent allgu pour faire la traite desNoirs, est la supposition que, dans leur pays natal, ils sontune marchandise ; mais en Russie, en Pologne, on vendla terre avec les Serfs qui la cultivent, comme un plan-teur des Antilles vend son habitation avec tant de ttesde Ngres ; comme un propritaire vend une ferme avecle btail ncessaire lexploitation. Ne fait-on pas -peu-prs lquivalent lorsquon prend, on donne, on cde, onvend les villes, les provinces sans laveu des habitans ?Cest ainsi que la Louisiane, devenue un effet commer-cial, a pass de main en main dans celle dun gouver-nement, qui, aprs avoir tant dissert sur les droits delhomme, a, sans scrupule, achet cette contre. En Ita-lie, on harcle les Juifs, on rtablit la fodalit. En Es-pagne, on ressuscite lInquisition, dont lexistence calom-nie lvangile et qui a fait brler les anctres des Maurestablis dans mes tats. Le despotisme y tourmente deshommes qui stoient dvous au bonheur de leur pays, etceux mme qui, daprs ses dcisions, stoient soumis un nouveau Gouvernement. En Helvtie, des patriciens,irrits de voir leurs ci-devant sujets levs au rang de ci-toyens, sefforcent de reconqurir des prrogatives usur-pes. En Angleterre, on fait la presse des matelots, et loncondamne en Irlande une nation entire la nullit poli-tique. Vous prtendez quon ne peut fconder le sol des An-tilles et avoir des denres coloniales, si elles ne sont ar-roses des sueurs dhommes arrachs aux rgions afri-caines : nai-je pas le mme droit denlever les artisteset les artisans Europens, plus experts que mes compa-triotes, et sans lesquels jamais ne fleuriront dans mes tatslindustrie et les arts dutilit et dagrment ? Un CodeBlanc, que prpare ma bont paternelle, lgalisera ces me-sures et sera le pendant desCodes Noirs, publis chez vouspour rgir les Antilles. Je ne vois pas quels argumens on pourroit opposer ceuxdu nouveau Genseric : si le succs couronnoit son entre-prise, bientt ses pieds il verroit en extase et bouchebante, cette multitude dindividus qui dans tous paysnont que des ides, des sentimens demprunt. En flattantla cupidit par des pensions, la vanit par des dcorations,il rendroit tous les arts tributaires. Au Parnasse, o il fauttoujours quelquidole, on sempresseroit de briser les sta-

    tues des hommes qui auroient cess dtre puissans, poury substituer celles des hommes qui le seroient devenus.Une foule de livres seroient ddis Genseric, le grand,le bien aim, etc. ; les savans attacheroient son nom desdcouvertes trangres ses connoissances[31] ; la plupartdes hommes de lettres chanteroient ses louanges ; le g-nie mme, bloui par ses conqutes, saviliroit peut-treen lui prsentant des complimens adulateurs sous la formede menace niaise, dans le genre de celle quadressoit Boi-leau Louis XIV. Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse dcrire.

    Des libellistes, humblement soumis la censure de lapolice africaine, iroient journellement chercher le motdordre dans une antichambre ; ils seroient chargs de dif-famer les crivains qui refuseroient de prostituer leursplumes et tout homme caractre qui, mme sans trefrondeur, ne se dclareroit pas admirateur de Genseric ;ils rpteroient, jusqu la satit, quil est le Pre deses sujets, lobjet de lamour et de ladmiration gnrale ;dans lesprance quil daigneroit abaisser sur eux un re-gard protecteur, ils canoniseroient le Salomon, le Titus, leTrajan, le Marc-Aurele qui auroit daign conqurir lEu-rope et qui daignera la rgnrer ; et comme on appr-cie presque toujours la lgitimit des entreprises par leurissue et les rsultats, on bniroit Genseric, on maudiroitson devancier jusqu ce que lui-mme ft supplant parquelque autre dominateur qui seroit bni et maudit sontour. Lhistoire de France depuis vingt-cinq ans dispensede chercher ailleurs des exemples lappui de cette asser-tion.Un jour aux Tuileries, entre Napolon et un groupe desnateurs, stablit sur les colonies une conversation peufavorable la libert africaine. Il aperoit un homme trsconnu pour tre partisan des Noirs, et linterpelle en cestermes : Quen pensez-vous ? Je pense, lui dit-il, queft-on aveugle il suffiroit dentendre de tels discours pourtre sr quils sont tenus par des Blancs : sils toient Noirsla conversation auroit une teinte bien diffrente. Cette r-ponse, qui provoqua le rire, contenoit une grande vrit ;car, changeons les rles, et supposons que les partisans dela traite et de lesclavage ont lpiderme noir, tenez pourcertain que tous changeroient linstant dopinion ; tantil est vrai quen gnral les hommes, si fiers de leur rai-son, si chatouilleux sur leur rputation de probit, sontdirigs souvent par les motifs que la probit et la rai-son dsavouent ; leurs dterminations sont plus commu-nment dictes par lintrt quinspires par la justice.Au commencement de ce sicle on envoya la conqutede Saint-Domingue, ou plutt lamort, larme qui stoitillustre sous Moreau, et dont on redoutoit lattachementpour un gnral dans lequel le despotisme voyoit un ri-val. Arme et colonie tout fut perdu. Si, pour reconqurircette le, un calcul machiavlique y envoyoit ces vieillesbandes couvertes de lauriers, dont on craint les rminis-cences, le rsultat seroit le mme.

  • 0.1 CHAPITRE PREMIER. DE LA TRAITE DES NOIRS. 7

    Dans le nord de lle qui est la partie la plus importante,les Noirs ont un gouvernement compltement organis ;quelquopinion que lon ait sur la forme constitutive de cegouvernement, il est certain quune lgislation rgulireprside toutes les branches de ladministration. En juindernier les codes civil, criminel, militaire et de polic ru-rale, toient sous presse : loisivet y est punie, le travailexerc par des mains libres y est protg et rcompens,lducation et les arts y font des progrs ; des journauxet dautres ouvrages y sont rdigs et publis par ces en-fans de lAfrique qui la mauvaise foi conteste des ta-lens, et mme laptitude pour en acqurir ; la rpudiationet le divorce sont proscrits ; au concubinage introduit etfoment par la dbauche des Europens, succde la sain-tet du lien conjugal ; les murs spurent, la religion yest respecte[32] : certes, voil une amlioration sensible,un progrs dans lart social.Le chef a jur de ne pas souffrir le retour de lesclavage,et, le premier janvier, la fte annuelle de lindpendance,on renouvelle le serment de la maintenir : cest dclarerque ce gouvernement ne traitera avec les autres que dgal gal. Aux peuples amis les Hatiens offrent un com-merce lucratif, aux ennemis ils montrent leurs armes. Lesci-devant esclaves sont imbus de ce principe que nul nepeut tre priv de sa libert, sil nest coupable et juglgalement. Ils savent que loppression dun individu estune menace contre tous les autres, une hostilit contre legenre humain. Ici sintercalle naturellement lapostrophedun esclave un armateur de Liverpool : Que diriez-voussi nous venions vous voler, ou vous acheter pour vousvendre chez nous ? Si les Hatiens arment des btimensavec lesquels ils feront la traite de ceux des Blancs quiferoient la traite des Noirs, Europens, que direz-vous ?Larticle du trait de paix concernant la prolongation dela traite a caus parmi eux une trs-vive sensation. linstant sest manifeste la rsolution de prendre lalti-tude la plus menaante ; une population nombreuse pr-sente dune part des cultivateurs libres, de lautre une ar-me aguerrie, endurcie aux fatigues, sous la conduite dechefs expriments. Si lon projette dentretenir des fer-mens de division entre le Nord et lOuest de lle, le dan-ger commun doit rapprocher les esprits pour faire causecommune ; et si en cas dattaque, des revers inattendus lesforoient quitter la plaine, le dsespoir auroit pour re-traite inaccessible les forts quils ont eu la prcaution debtir sur les mornes ; ils sont munis dartillerie tire desctes, et autour de ces forts ils ont plant des vivres. Dansle grand nombre de chances possibles, il en est certaine-ment que la sagacit humaine ne peut ni prvoir, ni ma-triser, et qui amneroient un rsultat diffrent ; mais celuiquon indique nest-il pas le plus probable, surtout daprsles nouvelles arrives rcemment et surtout daprs le ma-nifeste Hatien du 18 septembre dernier ?Quelquun prdit, il y a vingt-trois ans (et cette prdic-tion lui valut bien des injures), Quun jour le soleil desAntilles nclaireroit plus que des hommes libres et queles rayons de lastre qui rpand la lumire ne tomberoient

    plus sur des fers et des esclaves[33]. Sa prdiction, djpartiellement ralise, aura son entier accomplissement.Les les et le continent Amricain arrivent ladolescencepolitique, et si jamais un peuple nergique tablit danslisthme de Panama une communication entre les deuxmers, ce golfe du Mexique deviendra le centre du mondepolitique et commercial.Si les habitans de Hati avoient des reprsentans aucongrs de Vienne, ils feroient observer, sans doute, quele droit de la France les asservir est aussi illusoire quecelui quils sarrogeroient de vouloir asservir la France, etquun peuple quon veut subjuguer rentre dans ltat denature contre ses aggresseurs. Il seroit honorable pour legouvernement franais quil renont spontanment laclause qui concerne la traite : il est douloureux de penserque cette stipulation, la dernire sans doute de ce genre,souillera nos annales.Avilir les hommes, cest linfaillible moyen de les rendrevils. Lesclavage dgrade la fois les matres et les es-claves, il endurcit les curs, teint la moralit et prpare tous des catastrophes[34].Fasse le ciel quon voie les puissances de lEurope, dunconcert unanime, dclarer que la traite tant une piraterie,ceux qui tenteroient de la faire doivent tre saisis, jugs etpunis comme forbans, admettre comme principe fonda-mental lmancipation progressive des hommes de toutecouleur, proscrire jamais un commerce qui a fait coulertant de larmes, tant de sang et dont le souvenir perptudans les fastes de lhistoire est la honte de lEurope !

    1. Voyez Plutarque, vie de Thmistocle, n 39.

    2. Idem, Des dlais de la justice divine.

    3. Voyez Mmoires sur lEsclavage colonial, par M.labb Dillon. 8., Paris, 1814, pag. 8.

    4. Voyez le Cri de la nature, par M. Juste Chanlatte.8., Cap Henri, 1810, pag. 48 et suiv. Ce morceauest crit avec lnergie de Tacite.

    5. Voyez Faits historiques sur Saint-Domingue, depuis1786 1805, par M. Grouvel, 8., Paris, 1814.

    6. Ibid.

    7. Voyez De Saint-Domingue, de ses guerres, etc., parM. Drouin de Bercy. 8., Paris, 1814, p. 122 et 123.

    8. Voyez Mmoire sur lEsclavage colonial, etc., pag.18.

    9. Voyez Essai sur lHistoire naturelle de Saint-Domingue, etc. 8., Paris, 1776, pag. 51-59.

    10. V. Exposition des produits de lindustrie, an X, p.23.

    11. Voyez The History of Toussaint Louverture, (parM. Stephen.) 2.e dit 8. London, 1811.

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    12. Voyez Des Colonies, et particulirement de celle deSaint-Domingue, par le colonel Malenfant ; 8., Pa-ris, 1814.

    13. Voyez lart. 6 des rsolutions de cette socit, dansle Morning-Chronicle, du 18 juin 1814.

    14. V. Tobie : 4, v. 16 ; et Math., 7, 12 ; et 19, v. 19 ;Mar. 12, 31, et passim.

    15. V. Exode, 21, 16, et Deuter. 24, 7.

    16. V. I. Thimoth. 1. 10.

    17. V. Bosquexo del Commercio en Esclavos, etc., parBlanco ; 8., London, 1814.

    18. V. le Rapport sur les troubles de St.-Domingue, parM. Garan-de-Coulon, t. IV, pag. 494 et suiv.

    19. Rsum du Tmoignage touchant la Traite desNgres, etc, et Essai sur les Dsavantages, etc., parTh. Clarkson, 8., Paris, Ad. gron, 1814. Lettre auprince de Talleyrand, par W. Wilberforce. 8. 1814.

    20. V. Mmoires de lInstitut, classe des scienc. mor. etpolit., t. IV, pag. 45 et suiv.

    21. V. Journal de lEmpire, 20 octobre 1808.

    22. V. le Publiciste, 9 septembre 1808.

    23. V.Voyages aux les de lAmrique, par Labat, t. IV,pag. 119 et 120.

    24. V.Astley Collection, t. II, pag. 154 ; et Benezet, pag.50.

    25. V.Histori Anglican scriptores, in-fol., Londini,1652, t. I, pag. 580.

    26. V. les Brefs de Paul III, dans Remesal, Hist. deChiappa, liv. III, c. 16 et 17 ; et Historia de la Re-volucion de Nueva Espana, par Mier y Guerra. 8.,London, t. II, pag. 576 et 577.

    27. Sur la raison dtat que Clapmar levoit au-dessusdu droit commun, Voy.Dissertatio de ratione status,etc., auctore (Hyppolito a Lapide), Bogislas Phi-lippe de Chemnitz), Naud, Considrations sur lescoups dtat. Boccalini Pietra, del Parrangone poli-tico, etc., etc.

    28. Rfutation dun crit intitul : Rsum des Tmoi-gnages touchant la traite, etc., par M. Palissot deBeauvois. 8., Paris, pag. 22.

    29. V.M. de Beauvois, ibid, pag. 22.

    30. V. Saint-Augustin, de Civitate Dei, lib. 3 et

    31. Comme ceux qui ont accol de nouvelles famillesde plantes tous les noms masculins et fminins de lafamille qui rgnoit dernirement en France.

    32. Dans louvrage cit prcdemment, de Saint-Domingue, de ses guerres, etc., pag. 165, lauteur veut que chaque Blanc soit tenu de se marier, ou aumoins davoir pour compagne une fille de sa cou-leur. Lacception que prsente ici le mot com-pagne, ne parot pas problmatique ; cest sans doutepar pudeur quon a vit lemploi du mot propre.Mais ce sentiment ne devoit-il pas repousser uneide, une phrase qui affligera tout ami des bonnesmurs ?

    33. V. Lettre aux citoyens de couleur de Saint-Domingue. 8., Paris, 1791.

    34. Quinte-Curce a trs-bien exprim cette vrit : In-ter dominum et servum nulla amicitia est ; etiam inpace, belli tamen jura servantur. L. 7, c. 8.

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