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Cahiers d’études africaines 179-180 | 2005 Esclavage moderne ou modernitĂ© de l’esclavage ? De l'esclavage Ă  la servitude Le cas des Noirs de Tunisie InĂšs Mrad Dali Édition Ă©lectronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/15058 DOI : 10.4000/etudesafricaines.15058 ISSN : 1777-5353 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimĂ©e Date de publication : 19 dĂ©cembre 2005 Pagination : 935-956 ISBN : 978-2-7132-2049-4 ISSN : 0008-0055 RĂ©fĂ©rence Ă©lectronique InĂšs Mrad Dali, « De l'esclavage Ă  la servitude », Cahiers d’études africaines [En ligne], 179-180 | 2005, mis en ligne le 01 janvier 2007, consultĂ© le 10 dĂ©cembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ etudesafricaines/15058 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.15058 © Cahiers d’Études africaines

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Cahiers d’études africaines 179-180 | 2005Esclavage moderne ou modernitĂ© de l’esclavage ?

De l'esclavage Ă  la servitudeLe cas des Noirs de Tunisie

InĂšs Mrad Dali

Édition Ă©lectroniqueURL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/15058DOI : 10.4000/etudesafricaines.15058ISSN : 1777-5353

ÉditeurÉditions de l’EHESS

Édition imprimĂ©eDate de publication : 19 dĂ©cembre 2005Pagination : 935-956ISBN : 978-2-7132-2049-4ISSN : 0008-0055

RĂ©fĂ©rence Ă©lectroniqueInĂšs Mrad Dali, « De l'esclavage Ă  la servitude », Cahiers d’études africaines [En ligne], 179-180 | 2005,mis en ligne le 01 janvier 2007, consultĂ© le 10 dĂ©cembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/15058 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.15058

© Cahiers d’Études africaines

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CEA&ID_NUMPUBLIE=CEA_179&ID_ARTICLE=CEA_179_0935

De l'esclavage Ă  la servitude. Le cas des Noirs de Tunisie

par InĂšs Mrad DALI

| Editions de l’EHESS | Cahiers d’études africaines2005/3-4 - 179ISSN 0008-0055 | ISBN 2713220491 | pages 935 Ă  956

Pour citer cet article : — Dali I., De l'esclavage Ă  la servitude. Le cas des Noirs de Tunisie, Cahiers d’études africaines 2005/3-4, 179, p. 935-956.

Distribution Ă©lectronique Cairn pour Editions de l’EHESS .© Editions de l’EHESS . Tous droits rĂ©servĂ©s pour tous pays.La reproduction ou reprĂ©sentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisĂ©e que dans les limites des conditions gĂ©nĂ©rales d'utilisation du site ou, le cas Ă©chĂ©ant, des conditions gĂ©nĂ©rales de la licence souscrite par votre Ă©tablissement. Toute autre reproduction ou reprĂ©sentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque maniĂšre que ce soit, est interdite sauf accord prĂ©alable et Ă©crit de l'Ă©diteur, en dehors des cas prĂ©vus par la lĂ©gislation en vigueur en France. Il est prĂ©cisĂ© que son stockage dans une base de donnĂ©es est Ă©galement interdit.

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InĂšs Mrad Dali

De l’esclavage à la servitudeLe cas des Noirs de Tunisie

Aujourd’hui en Tunisie, une relation de mĂ©sestime plus ou moins francheconstitue l’essentiel des relations entre « Blancs » et « Noirs »1. Des reprĂ©-sentations stĂ©rĂ©otypĂ©es de la part des premiers alimentent une forme deracisme ordinaire envers les seconds en gĂ©nĂ©ral, maintenant ainsi cettefrange de la population dans une position d’infĂ©rioritĂ© sociale. En effet, lesNoirs doivent supporter une double tare : la premiĂšre, liĂ©e Ă  leur phĂ©notype,provoque une discrimination raciale quasi-inĂ©vitable car elle renvoie immĂ©-diatement Ă  ce qu’elle est supposĂ©e indiquer : un passĂ© servile ; l’autre han-dicap rĂ©side dans le fait tout aussi important que, dans cette sociĂ©tĂ© lignagĂšre,ils ne puissent pas remonter trĂšs loin dans leurs origines, peu connues, peucertaines et, en mĂȘme temps, peu valorisantes.

La premiĂšre abolition de l’esclavage, en mai 1846, ne suffira pas Ă  Ă©radi-quer l’achat d’esclaves noirs que le commerce transsaharien importait duSoudan, puisqu’elle sera suivie, en 1890, d’un second dĂ©cret d’abolition.A partir de cette pĂ©riode, l’esclave affranchi verra son statut Ă©voluer trĂšsprogressivement. Il connaĂźtra une pĂ©riode ambiguĂ« de marche vers la libertĂ©,libertĂ© qui ne cessera d’ĂȘtre marquĂ©e du sceau de la dĂ©pendance. L’affranchirestera un exclu, tout en se voyant concĂ©der Ă  titre prĂ©caire certains droits :droits sur les produits de son travail et droits familiaux. En effet, en TunisieoĂč l’affranchissement ne supposera que rarement libertĂ© totale, l’affranchi— ainsi que ses descendants — partagera bien souvent le mĂȘme statut quel’esclave « Ă©tabli » : ne vivant plus chez son maĂźtre en tant que domestique,il lui devra cependant une part des fruits de son travail et une partie de sontemps pour la rĂ©alisation de certains travaux.

Au cours du XXe siĂšcle, l’esclavage sous sa forme traditionnelle a finipar disparaĂźtre et, avec les indĂ©pendances et la mise en place de l’État-nation, toute diffĂ©rence de statut ou d’origine est juridiquement effacĂ©e,

1. La distinction entre « Blancs » (Biodh, ahrar) et « Noirs » (Ouçfan, k’halech,shuashin, etc.) est toujours de mise dans le vocabulaire courant ; et ce, mĂȘmesi l’apparence physique ne correspond pas toujours : il est en effet parfois diffi-cile, de par le mĂ©tissage, de distinguer un shushan d’un horr.

Cahiers d’Études africaines, XLV (3-4), 179-180, 2005, pp. 935-955.

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faisant de ces personnes des citoyens tunisiens Ă  part entiĂšre2. MalgrĂ© cela,la vision du Noir, comme originairement esclave, n’a ni vraiment disparuni positivement Ă©voluĂ©. Ces personnes appartiennent en gĂ©nĂ©ral aujourd’huiaux couches sociales les plus dĂ©favorisĂ©es3, et la pratique de l’isogamieapparaĂźt de maniĂšre flagrante dans toutes les rĂ©gions du pays. C’est pourquoicette minoritĂ©4 garde, parce qu’on le lui impose, les traces indĂ©lĂ©biles d’unpassĂ© servile ; ce passĂ© ne lui est, bien souvent, Ă©pargnĂ© ni dans les discours,ni dans les pratiques quotidiennes, comme pour perpĂ©tuer malgrĂ© tout uneforme de domination. Nostalgie d’un temps rĂ©volu.

Parmi les formes de rĂ©sistance et de sĂ©quelles de ce temps passĂ©, onĂ©voquera ici le cas du khamessat et celui des mrubbin. Le khamessat, pra-tique prĂ©islamique de mĂ©tayage, est devenu au fil du temps le propre desdescendants d’esclaves. Le cas des enfants mrubbin, mis au service defamilles blanches, nous paraĂźt Ă©galement pertinent pour traiter des formesnouvelles d’asservissement apparues pour esquiver les interdits des aboli-tions et combler les besoins en main-d’Ɠuvre. Enfin, en Ă©tudiant le caractĂšreparticulier des relations qu’entretiennent aujourd’hui certaines familles dusud du pays avec les descendants de leurs anciens esclaves — relationimprĂ©gnĂ©e par la mĂ©moire encore trĂšs vive du temps de l’esclavage —, nousĂ©voquerons une tradition prĂ©-islamique, Ă©trangement semblable : le wala’ ou« patronat », recommandĂ©e au demeurant par les textes du fikh. Ces phĂ©no-mĂšnes qui ne nous paraissent pas tout Ă  fait identiques aux formes d’esclavagedit « classique », parce qu’on n’y est plus la « propriĂ©tĂ© » mais l’« obligĂ© »d’une autre personne, nous semblent, a priori, correspondre parfaitementaux formes d’asservissement qualifiĂ©es par le Bureau international du travail(BIT) d’« esclavage moderne ».

C’est donc Ă  partir de ces considĂ©rations se rĂ©fĂ©rant Ă  un contexte arabo-musulman, ayant en outre la particularitĂ© d’avoir connu un esclavage domes-tique, que l’on tentera de saisir en quoi il est pertinent, ou non, d’appelercommunĂ©ment « esclavage » ces diffĂ©rentes formes d’asservissement.

2. L’instauration d’un État-nation, suite Ă  l’indĂ©pendance du pays, a introduit undiscours politique unitaire et les instruments d’unification correspondants. Ontentera alors d’éviter les particularismes de tout type. Ainsi devait-on voir, selonune perspective « unioniste », toutes les catĂ©gories d’hommes dans un seul etunique paysage, celui de l’État.

3. De par la volontĂ© de l’État, au nom de l’égalitĂ© des citoyens, de ne pas opĂ©rerde distinctions entre Arabes, BerbĂšres, Noirs ou Juifs, il n’existe pas aujourd’huide statistiques officielles permettant de relever le taux d’alphabĂ©tisation ou letype d’emplois occupĂ©s par cette tranche de la population. On peut cependantaisĂ©ment constater, par exemple, que le pourcentage de Noirs tunisiens au seindes universitĂ©s n’est aucunement proportionnel au pourcentage de la populationnoire du pays, mais de trĂšs loin infĂ©rieur.

4. Si les Noirs demeurent visiblement minoritaires quant Ă  leur nombre mais aussiquant Ă  la place qu’ils occupent dans la sociĂ©tĂ©, ils constituent cependant ungroupe suffisamment important dĂ©mographiquement pour correspondre au statutde minoritĂ©. Certains chercheurs avancent le chiffre approximatif de 50 000 habi-tants noirs en Tunisie (BAHRI 1992 : 205).

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L’esclave tunisien, les abolitions et leurs lendemains

L’exemple tunisien nous permet de constater que des esclaves pouvaient,dans une mĂȘme sociĂ©tĂ©, remplir des rĂŽles extrĂȘmement diffĂ©rents, voireopposĂ©s. Dans la rĂ©gence de Tunis, la diffĂ©rence de traitement et surtout dedestinĂ©e entre « esclaves chrĂ©tiens » et « esclaves noirs » fut importante. Lesmamelouks captifs d’origine europĂ©enne avaient, bien que de petite nais-sance selon l’opinion commune, de fortes chances d’ĂȘtre investis d’unekhutta, ou fonction honorifique, d’un mansib, ou rang, dignitĂ©, place, d’unerutba, ou rang, grade, puisqu’ils Ă©taient le plus souvent destinĂ©s Ă  des postesde ministres : aghas5, trĂ©soriers, et bien d’autre dignitĂ© de Cour6. ParallĂš-lement, les ‘abid ou esclaves noirs, Ă©taient soumis Ă  des travaux manuelsparfois assez rudes7. Ils avaient nĂ©anmoins la particularitĂ© de ne pas ĂȘtresoumis Ă  des travaux de force nĂ©cessitant de grands rassemblements depopulation servile, mais Ă©taient gĂ©nĂ©ralement destinĂ©s aux travaux domes-tiques, avec peut-ĂȘtre cette particularitĂ© d’occuper des fonctions poly-valentes. Ils Ă©taient donc principalement prĂ©sents dans les grandes villes,oĂč ils servaient comme domestiques dans les familles les plus fortunĂ©es(Valensi 1967 : 1286). Leur prĂ©sence, bien que faible dans le monde rural,est cependant incontestable. LĂ , ils devaient entretenir Ă  la fois l’espacedomestique et travailler les terres agricoles du maĂźtre.

Au cours de la premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle8, les tentatives de mettrefin Ă  la pratique de la Course et de dissoudre l’esclavage des mamelouksfiniront par aboutir. Ces derniers continueront longtemps cependant Ă  ĂȘtrevisibles dans les champs social, politique et militaire, puisque mĂȘme affran-chis ils resteront des fonctionnaires encore fortement dĂ©pendants. Aussi,faut-il rappeler qu’à partir de la fin des annĂ©es 1850, lorsqu’on associerales mamelouks Ă  leurs fils ĂągĂ©s de plus de 15 ans, on instaurera en faitl’hĂ©rĂ©ditĂ© du statut de mamelouk, perpĂ©tuant ainsi non plus la condition dedĂ©pendance mais un statut de serviteur (Oualdi 2005).

Différemment, nous constatons à propos des esclaves noirs, dans cecadre maghrébin, que ni les abolitions officielles et les affranchissements

5. Le terme correspond à un grade militaire.6. En effet, dans le cas des mamelouks du bey, les « anoblissements » étaient cou-

rants. Ainsi, les beys de Tunis anobliront certains mamelouks en les rattachantĂ  leur propre famille : Mustapha Khaznadar sera mariĂ© Ă  la sƓur d’Ahmed bey,le gĂ©nĂ©ral Ahmed Zarrouk, esclave affranchi, Ă  la sƓur des beys M’hammed etSadiq. L’un ou l’autre bey donnera sa fille Ă  un mamelouk. Hassan Bey auraainsi comme gendres : un mamelouk qui l’avait averti d’un complot, un mame-louk gĂ©orgien, un mamelouk circassien, un autre dont l’origine n’est pas indiquĂ©e.D’autres mamelouks seront mariĂ©s Ă  des filles de ministres de haut rang, commeMustapha Khaznadar et Khereddine.

7. Un proverbe djerbien exprime bien l’idĂ©e que, mĂȘme au repos, l’esclave devaits’occuper : « Repose-toi Barka, casse les dattes » (Erteh ya Barka doq adh-dhoui).

8. La suppression de la Course en mer et l’abolition de l’esclavage des chrĂ©tiensdatent de 1819.

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qui suivirent, ni les lois de l’islam (el fikh) ne constituent un indicateurrĂ©vĂ©lateur de la rĂ©alitĂ©. Ainsi, la premiĂšre abolition de l’esclavage des Noirsen Tunisie ne reprĂ©sente pas une date dĂ©terminante pour l’acquisition d’unelibertĂ© sociale, voire morale. Il en va de mĂȘme pour l’abolition de 1890.Les documents d’archives mettent en Ă©vidence un fait manifeste : l’émanci-pation des esclaves sera longue Ă  s’effectuer, d’une part pour des raisonsliĂ©es Ă  la structure de la sociĂ©tĂ©, Ă  son imaginaire, d’autre part, et surtout,pour des raisons d’ordre politique et historique.

La traite des ‘abid ou « esclaves noirs » est officiellement abolie unepremiĂšre fois, le 23 janvier 1846, Ă  la suite d’une multitude d’autres dĂ©ci-sions tendant Ă  limiter l’esclavage9. S’avĂ©rant insuffisant ou inefficace, cepremier grand dĂ©cret10, dans lequel l’esclavage est globalement dĂ©critcomme licite dans son principe, mais dangereux d’un point de vue politiquedans ses consĂ©quences11, sera suivi, en 1890, environ un demi-siĂšcle plustard, lors du protectorat français12, d’une autre abolition13. Entre ces deuxgrands dĂ©crets, quelques circulaires et arrĂȘtĂ©s beylicaux contribuĂšrent Ă©gale-ment Ă  la lutte contre l’esclavage14. Cependant, on trouve encore dans lesdocuments d’archives, aprĂšs 1890, des traces de pratiques esclavagistes toutĂ  fait similaires Ă  celles qui existaient avant l’abolition, provoquant ainside nouvelles mesures gouvernementales15.

9. Plusieurs dĂ©cisions prĂ©cĂšdent le dĂ©cret de 1846. Ainsi, le 29 avril 1841, sousla pression de l’Angleterre, Ahmed bey interdit d’exporter des esclaves (on lesexportait, Ă  partir de Tunis, vers l’Empire ottoman) ; le 6 septembre 1841, ilinterdit la vente des esclaves sur tous les marchĂ©s de la RĂ©gence ; en avril 1842,il interdit toute importation d’esclaves et dĂ©cide que tout esclave qui mettrait lepied dans la RĂ©gence « devient libre » ; et, en aoĂ»t 1842, il promulgue un dĂ©cretannonçant que tous les enfants d’esclaves nĂ©s aprĂšs cette date deviennent libres.

10. Il n’était prĂ©vu aucune pĂ©nalitĂ© contre les possesseurs d’esclaves. Il s’agissaitplus prĂ©cisĂ©ment de punir ceux qui faisaient le commerce d’esclaves.

11. L’argument-clĂ© Ă©tait qu’il fallait Ă©viter que les esclaves aient recours Ă  la protec-tion des autoritĂ©s Ă©trangĂšres.

12. Le protectorat français durera de 1881 Ă  1956.13. MalgrĂ© les faits, il semblait difficile peut-ĂȘtre autant pour la partie française que

tunisienne, de reconnaĂźtre pleinement l’existence de l’esclavage. Curieusement,en effet, on lit ceci dans l’article premier de ce second dĂ©cret d’abolition del’esclavage : « L’esclavage n’existe pas et est interdit dans la RĂ©gence ; toutescrĂ©atures humaines, sans distinction de nationalitĂ©s ou de couleurs, y sont libreset peuvent Ă©galement recourir, si elles se croient lĂ©sĂ©es, aux lois et aux magis-trats. » (« LĂ© ‘ouboudia bi mamlakatouna wa la yajouzou wouqou’iha fiha fakolliinsanin biha horr mahma yakon jinsouhou wa lawnihl [...] »). (Archives natio-nales de Tunisie, sĂ©rie historique, carton 230, dossier 421).

14. Le 19 juillet 1875, Sadok bey prend un nouvel engagement international de fairedisparaĂźtre l’esclavage (art. 37 du traitĂ© anglo-tunisien) ; le 29 mars 1887 (5 rajeb1304), une circulaire adressĂ©e par le Premier ministre aux gouverneurs et caĂŻdsdemande de rechercher tous « les nĂšgres et nĂ©gresses qui seraient signalĂ©s surl’étendue de leur commandement et de leur notifier leur affranchissement enprĂ©sence de leur maĂźtre et du cadhi ».

15. Le 23 avril 1891, une circulaire prescrit de remettre aux esclaves affranchis leuracte d’affranchissement et non de le garder comme le faisaient certains maütresjusque-là.

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LES NOIRS DE TUNISIE 939

De fait, les habitudes et les occupations de l’esclave tunisien Ă  partirdu moment oĂč il fut affranchi ne connurent pas d’importants changements.Dans la majoritĂ© des cas, et ceci surtout en ce qui concerne les femmes,les affranchis restĂšrent, par choix ou par contrainte, chez leurs maĂźtres. Illeur Ă©tait en effet difficile de trouver une situation matĂ©rielle prĂ©fĂ©rable Ă celle dont ils jouissaient en tant qu’esclaves, alors nourris et logĂ©s. Lesdocuments d’archives16 abondent, montrant des cas d’affranchies revenuesau foyer du maĂźtre aprĂšs s’ĂȘtre Ă©chappĂ©es et rĂ©fugiĂ©es auprĂšs des autoritĂ©sanglaises ou françaises. Ces femmes se retrouvaient en effet sans ressourceset dans un cadre hostile. Dans nombre de cas d’ailleurs, les maĂźtres neremettaient pas la lettre de manumission Ă  leurs esclaves ; cela leur permet-tait de les garder en servitude malgrĂ© l’interdiction, tout en pouvant affirmeren cas de contrĂŽle ou de dĂ©nonciation que ces esclaves avaient bien Ă©tĂ©affranchis mais qu’ils dĂ©siraient rester auprĂšs de leur « ancien maĂźtre ». Audemeurant, beaucoup de ces documents rĂ©vĂšlent que certains esclaves igno-raient mĂȘme leur affranchissement17.

Par ailleurs, d’autres textes exposent comment des esclaves affranchisont dĂ» abandonner tout espoir de rĂ©cupĂ©rer leur enfant restĂ©, lui, chez « l’af-franchisseur ». Ce dernier refusait de rendre l’enfant aux parents si ceux-ci ne remboursaient pas la totalitĂ© de la somme qu’il prĂ©tendait avoir dĂ©pen-sĂ©e pour le nourrir depuis sa naissance. Autant dire qu’il fut dans la plupartdes cas impossible pour les affranchis de rembourser cette somme.

Ces donnĂ©es dĂ©montrent une fois encore, contrairement Ă  ce que l’ona pu souvent penser, que les dĂ©cisions politiques et les dĂ©crets visant Ă  fairecesser l’esclavage n’impliquaient aucunement une Ă©volution dans le mĂȘmesens des mentalitĂ©s et des mƓurs.

Situation du Noir et sĂ©quelles aujourd’hui

En raison de ce contexte historique relativement rĂ©cent, on imagine aisĂ©mentles consĂ©quences et les sĂ©quelles qu’il a dĂ» engendrer. A partir des aboli-tions jusqu’à aujourd’hui, l’ambiguĂŻtĂ© en ce qui concerne l’état de l’individunoir, entre statut d’esclave et statut d’homme libre, s’est perpĂ©tuĂ©e de maniĂšreĂ©vidente et notamment dans la façon de (se) nommer et de (s’auto-)dĂ©signer.Ainsi, la difficultĂ© Ă  s’adapter aux nouvelles conditions provoquĂ©es par lesabolitions n’était pas seulement le propre de la population blanche, maistouchait Ă©galement les anciens esclaves eux-mĂȘmes. On a constatĂ©, parmid’autres faits, que certains des Noirs affranchis continuaient Ă  signer leurslettres du terme « esclave » ou « serviteur ». Et en effet, dĂšs la pĂ©riode qui

16. Ici les Archives nationales tunisiennes (ANT).17. ANT, série A, carton 281, dossier 1/15 (1887-1892), doc. 30 ; carton 287, dossier 1.

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suit le second dĂ©cret d’abolition, la diffĂ©renciation entre l’esclave et l’affran-chi pose problĂšme18. Le changement de statut reste peu visible et la limiteentre libre et esclave est si peu claire qu’elle ne permet pas de faire unevĂ©ritable distinction entre les deux. On peut mĂȘme avancer que la diffĂ©rencea Ă©tĂ© pendant longtemps uniquement nominale. Tel homme est dĂ©sormaisdĂ©clarĂ© « libre » (horr en arabe)19 et en possĂšde la preuve : sa lettre de manu-mission ; mais dans la rĂ©alitĂ© sociale rien ne vient confirmer cette libertĂ©.

Car, en effet, mĂȘme libre, l’affranchi ne l’est pas de naissance : il resteradonc jusqu’à aujourd’hui l’‘abid (l’esclave), le mouch horr (le non-libre)et sa descendance sera dĂ©signĂ©e sous le terme gĂ©nĂ©rique de ouled ‘abid(enfants d’esclaves) ou ‘abid de telle ou telle fraction. C’est ainsi qu’ilexiste encore en Tunisie des fractions de tribus dont le nom mĂȘme sous-entend la « possession » et exprime encore explicitement la rĂ©fĂ©rence Ă  unecondition servile passĂ©e20. De ce fait, mĂȘme libre, l’affranchi ne l’est quedans une sous-catĂ©gorie, celle qui le maintient dans une certaine misĂšre etqui perpĂ©tue toujours la trace de ses origines serviles.

Le phĂ©nomĂšne se trouve encore accentuĂ© du fait qu’au sortir de l’escla-vage, l’affranchi n’hĂ©rite le plus souvent que d’un prĂ©nom suivi du nomde l’ancien maĂźtre. MĂȘme libre, on reste « l’affranchi d’un tel ». Une telledĂ©nomination met ainsi l’accent sur l’absence de nasab, de patronyme, l’ab-sence d’ascendance et, par consĂ©quent, sur le dĂ©faut d’appartenance rĂ©elleet lĂ©gitime Ă  la sociĂ©tĂ© dans laquelle on vit. Or, il n’est pas nĂ©cessaire derappeler ici l’importance de l’affiliation et de la parentĂ© dans le Maghrebet donc en Tunisie. Se voir infligĂ© du nom du maĂźtre, n’est-ce pas se voiraccabler de ce que l’on a Ă©tĂ©, se voir condamnĂ© Ă  ĂȘtre son obligĂ© et lerester aussi longtemps que la mĂ©moire du groupe nous fera, ainsi qu’à nosdescendants, porter son nom ?

Les Mrubbin

Autre phĂ©nomĂšne apparu Ă  la suite de l’abolition de l’esclavage, celui desenfants mrubbin ou « adoptĂ©s ». Il ne touchera certes pas uniquement les

18. Cette difficultĂ© d’adaptation Ă  une nouvelle situation qui met fin Ă  une pratiqueancestrale ne sera pas la caractĂ©ristique de la population civile tunisienne seule,mais aussi de l’administration coloniale. On remarque sur certains documents,par exemple sur la marge d’un brouillon d’une lettre qui devait ĂȘtre adressĂ©e parle RĂ©sident gĂ©nĂ©ral français au consul de Grande-Bretagne, des notes Ă©crites parle rĂ©sident, recommandant Ă  ce que son administration n’écrive plus les mots« esclaves » et « affranchissement ». Sur ce brouillon de lettre on dĂ©chiffre lesmots « tickets d’affranchissements » barrĂ©s et remplacĂ©s par le terme « tiskaretde libertĂ© », et le mot « esclave » rayĂ© pour ne plus mentionner que le nom dela personne en question.

19. Aujourd’hui la nomination horr est toujours utilisĂ©e pour designer, par les Noirseux-mĂȘmes, les Blancs, comme s’il fallait encore faire une distinction avec eux,sous-entendu avec des non-libres.

20. Voir, plus loin, le cas des ‘Abid Ghbonton.

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Noirs, mais nous pensons qu’il a concernĂ© un pourcentage important d’entreeux. Ainsi, il n’est pas exceptionnel de rencontrer aujourd’hui des per-sonnes, principalement des femmes, qui, trĂšs jeunes21, ont Ă©tĂ© « confiĂ©es »en Ă©change d’une modique somme d’argent Ă  des familles plus aisĂ©es. Cesenfants dits mrubbin (« Ă©levĂ©s », « adoptĂ©s », pour marquer la diffĂ©renceavec l’enfant naturel) sont, malgrĂ© les discours qui cherchent Ă  adoucir unecertaine rĂ©alitĂ©, souvent destinĂ©s Ă  la domesticitĂ©, car leur vĂ©cu, et ce qu’onleur impose au sein de la famille « adoptive », est beaucoup plus prochede ce qu’on exigerait d’un domestique que de l’enfant biologique22. C’estainsi qu’ils restaient dans la famille jusqu’à leur mariage sans recevoir aucunsalaire. En contrepartie, ils Ă©taient nourris, logĂ©s et aidĂ©s, dans le meilleurdes cas, pour la prĂ©paration d’un trousseau convenable. Ce phĂ©nomĂšne aconnu une forte augmentation Ă  partir de la derniĂšre dĂ©cennie du XIXe siĂšcle,« pĂ©riode particuliĂšre oĂč le marchĂ© de la domesticitĂ© n’était pas favorable,l’abolition de l’esclavage en ayant tari la principale source » (Blili 1999 :168)23 ; or, il semble subsister encore aujourd’hui bien que de maniĂšreexceptionnelle. En effet, alors qu’il Ă©tait courant d’« adopter » de jeunesenfants pour les destiner Ă  la servitude, il est plus frĂ©quent aujourd’huid’engager comme « bonne » des jeunes filles un peu plus ĂągĂ©es (Ă  partirde 13 ans), ou bien encore des femmes de mĂ©nage qui ont dĂ©jĂ  une certaineexpĂ©rience. Celles-ci reçoivent un salaire, mais dans le premier cas il estdirectement remis aux parents.

Il est vrai que ce phĂ©nomĂšne des mrubbin n’est pas sans nous rappelerce que le BIT (1995) nomme aujourd’hui « esclavage d’enfants ». On peutse demander s’il y a en dĂ©finitive une grande diffĂ©rence entre la conditionmatĂ©rielle de ces mrubbin et celle des esclaves, puisqu’il semble que dansle cas tunisien l’asservi joue les mĂȘmes rĂŽles, exĂ©cute les mĂȘmes tĂąchesque dans le cadre d’un esclavage de type domestique. Est-ce un jeu demots qui brouille Ă  sa façon ces jeux de rĂŽles ? Le terme « mrubiya » fait-il rĂ©ellement rĂ©fĂ©rence Ă  une nouvelle condition ou bien vient-t-il tout sim-plement se substituer sous forme d’« abolition sĂ©mantique »24 Ă  celui devenupolitiquement incorrect d’‘abid, « esclave » ?

21. Certaines des personnes rencontrĂ©es lors des entretiens, ĂągĂ©es aujourd’hui de 35Ă  50 ans, avaient cinq ou six ans au moment oĂč elles ont Ă©tĂ© « confiĂ©es » Ă  unefamille adoptive (soit entre 1955 et 1970).

22. Une de ces femmes vivant Ă  Sousse (rĂ©gion du Sahel) nous raconte lors d’unentretien que, contrairement aux autres femmes de la famille, elle sortait dansla rue non voilĂ©e, pour effectuer certains achats. Elle devait Ă©galement parfoisfaire le voyage jusqu’à Tunis, seule, pour effectuer certaines courses pour le pĂšrede la famille.

23. On y cite ce cas, de dĂ©cembre 1897, puisĂ© dans les archives : « Ahmed ibn Hasineal S’idani reconnaĂźt avoir cĂ©dĂ© son droit de paternitĂ© sur sa fillette Mahbouba,ĂągĂ©e de 10 ans, au Sheikh Hasan ibn al Sheikh Muhamad al ‘Arbi al Hishri quis’occupera d’elle, l’élĂšvera et la gardera sous son autoritĂ©. Il l’a en outre autorisĂ©Ă  la marier Ă  qui il veut, quand il veut, avec n’importe quelle dot, sans demanderson avis ni son accord. S’il dĂ©cide de rĂ©cupĂ©rer sa fille, il devra rembourser toutce que le Sheikh a dĂ©pensĂ© pour l’entretien de la fillette. » Autant dire que cepaysan ne pourra plus jamais reprendre sa fille.

24. Nous empruntons cette expression Ă  R. BOTTE (2000 : 29).

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Le Khamessat

Un autre phĂ©nomĂšne permet de rendre compte des sĂ©quelles de l’esclavageet de son Ă©volution vers d’autres formes non moins intĂ©ressantes d’un pointde vue anthropologique : c’est le cas du khamessat. Qu’en est-il ? Et pour-quoi l’associe-t-on parfois Ă  l’esclavage ? (Bedoucha 1984 ; Valensi 1977,1986). Qu’est-ce qui permet d’identifier dans cette pratique une forme d’as-servissement alors que, par dĂ©finition, le khamessat est un procĂ©dĂ© deculture des terres par l’intermĂ©diaire d’individus associĂ©s, ce qui n’impliquelogiquement ni patrons ni maĂźtres ?

Le khammĂšs (pl. khamessa) est le plus souvent un homme qui a besoinde se procurer dans l’immĂ©diat une certaine somme d’argent pour rembour-ser une dette ou effectuer un achat urgent25. Il contacte alors un propriĂ©taireterrien et, selon un engagement rĂ©ciproque qui demeure le plus souventverbal et qui est rĂ©glĂ© par la coutume du lieu dans le dĂ©tail de son fonction-nement, demande cette somme. En Ă©change, il s’engage Ă  travailler pource propriĂ©taire terrien. A partir de ce moment, le khammĂšs ne peut plusquitter ce travail sans s’ĂȘtre acquittĂ© de sa dette.

Le propriĂ©taire lui fournit un terrain dĂ©terminĂ© et lui avance dessemences, les animaux de labour et du numĂ©raire. Ces avances constituentla « sarmia » et grossissent d’autant la dette du khammĂšs. Pour s’en acquitteril est tenu d’effectuer tous les travaux de culture sur le terrain qui lui a Ă©tĂ©concĂ©dĂ©, sauf la moisson, pour laquelle le maĂźtre doit lui fournir desauxiliaires. Le propriĂ©taire prĂ©lĂšve sur la rĂ©colte le montant de la sarmia,dette privilĂ©giĂ©e payable avant toute autre contractĂ©e par le khammĂšs. Unefois le prĂ©lĂšvement opĂ©rĂ©, le khammĂšs perçoit Ă  son tour, une partie de larĂ©colte, Ă  titre de rĂ©munĂ©ration de son travail (gĂ©nĂ©ralement un cinquiĂšme).Ces deux parts attribuĂ©es, le fellah reste propriĂ©taire du surplus de la rĂ©colte.

Le mĂ©tayer recevait parfois une sarmia importante, supĂ©rieure les mau-vaises annĂ©es Ă  la rĂ©colte elle-mĂȘme. Cela pouvait le pousser Ă  abandonnerles travaux agricoles qu’il devait accomplir pour s’engager chez un autrefellah, et annuler ainsi, sans la rembourser, la premiĂšre dette. Il arrivaitparfois que le second fellah remboursĂąt au premier le montant de la sarmia ;mais, le plus souvent, le khammĂšs prenait la prĂ©caution de s’engager chezun propriĂ©taire habitant une autre rĂ©gion, sans l’avertir de l’existence d’unedette contractĂ©e auparavant. Il recevait alors du second propriĂ©taire une nou-velle sarmia qu’il essaiera encore, en cas de mauvaise annĂ©e, de ne pasrembourser en usant du mĂȘme procĂ©dĂ©.

Pour remĂ©dier Ă  ces agissements, il Ă©tait permis aux propriĂ©taires d’em-prisonner le khammĂšs afin de le contraindre Ă  finir le travail commencĂ© et

25. Un document d’archives l’indique : « Les seuls en effet qui s’engagent commekhammĂšs, sont ceux qui n’ont aucune ressource et sont obligĂ©s pour vivre desolliciter les avances des propriĂ©taires » (ANT, sĂ©rie E, carton 233, dossier 11/1,1891-1921).

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ainsi se solder. Cela s’appelle la « contrainte par corps »26. A cet Ă©gard,jusqu’au dĂ©but du XXe siĂšcle, le khammĂšs prĂ©fĂ©rait, lorsqu’il en avait lapossibilitĂ©, se mettre au service d’un propriĂ©taire europĂ©en auquel la cou-tume musulmane n’était pas opposable27. La « contrainte par corps » impli-quait qu’à partir du moment oĂč le khammĂšs s’engageait en recevant unesomme d’argent et la sarmia, il se retrouvait Ă  la merci du propriĂ©taire,parfois pour un certain nombre d’annĂ©es. Sur ce sujet, les lettres de plaintede ces travailleurs abondent dans les documents d’archives de la premiĂšrepartie du XXe siĂšcle : elles rĂ©clament que cesse l’abus de pouvoir qu’exercentsur eux les propriĂ©taires terriens, qui les menacent de prison et les traitent« comme l’esclave que l’on possĂšde » (« mithl al ‘abd al mamlouk »)28.

Souvent Ă©galement, propriĂ©taires terriens, cheikhs et caĂŻds faisaientmontre d’abus Ă  l’égard des khamessa en les assignant Ă  des tĂąches autres,comme les travaux gratuits d’amĂ©lioration des routes, sous peine de prisonou d’amendes Ă©levĂ©es. En effet, alors que lĂ©galement le khammĂšs ne devaiteffectuer que les travaux de culture pour lesquels il Ă©tait payĂ©, il apparaĂźtselon les documents d’archives qu’ils Ă©taient assignĂ©s Ă  « des travaux obli-gatoires sur les routes publiques ».

On constate Ă  lire ces textes, concernant les khamessa — par dĂ©finitiondes sortes de colons partiaires, des associĂ©s des propriĂ©taires terriens —,que le vocabulaire utilisĂ© pour exposer leur situation est tout Ă  fait similaireĂ  celui qui dĂ©crirait un rapport maĂźtre-esclave. On parle ainsi de « maĂźtre »« entrĂ© en possession » d’un khammĂšs pour mentionner l’engagement avecle propriĂ©taire terrien ; on Ă©voque ces mĂ©tayers en termes de « prix de leurachat » pour faire rĂ©fĂ©rence Ă  la somme avancĂ©e (sarmia) ; lorsqu’il s’agitde dĂ©crire l’acte par lequel le khammĂšs change de lieu de travail en s’enga-geant avec un autre agriculteur, il est mentionnĂ© qu’untel « a Ă©tĂ© achetĂ© par

26. Il s’agit d’un travail obligatoire sur les terres que le khammĂšs avait commencĂ©Ă  labourer, et ce pendant toute la durĂ©e nĂ©cessaire pour parvenir Ă  rembourserses dettes. En cas de mauvaise rĂ©colte, le khammĂšs devait travailler une annĂ©esupplĂ©mentaire (ce qui implique un surplus de dettes) et ce jusqu’à une rĂ©colteassez bonne pour couvrir la totalitĂ© des dettes.

27. ExcĂ©dĂ©s de ne pouvoir user de la contrainte par corps, comme les propriĂ©tairesmusulmans, les colons rĂ©clamĂšrent en 1904 le droit de jouir du mĂȘme type decontrat de khamessa reconnu aux propriĂ©taires indigĂšnes par le dĂ©cret du 13 avril1874. Ce droit leur fut refusĂ© car cela ne « tiendrait Ă  rien moins qu’au rĂ©tablisse-ment officiel du servage », opposĂšrent les autoritĂ©s coloniales (ANT, sĂ©rie E, car-ton 233, dossier 11/1).C’est seulement Ă  partir de juin 1907 que l’article 257 du code tunisien descontrats et des engagements mettra sur le mĂȘme pied d’égalitĂ© fellahas colonset indigĂšnes. Ces derniers ne pouvaient dĂ©sormais plus contraindre le khammĂšsĂ  travailler au moyen de l’emprisonnement, mais seulement le poursuivre juridi-quement et le faire condamner aux dommages et intĂ©rĂȘts pour inexĂ©cution desconventions. Cette mesure provoqua de nombreuses contestations au sein de lapopulation agricole.

28. ANT, série E, carton 233, dossier 11/1, (1891-1921), doc. 152.

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X » et donc n’« appartient plus Ă  Y », « son ancien maĂźtre », alors qu’il estdans l’illĂ©galitĂ© s’il quitte la terre, « avant sa complĂšte libĂ©ration », etc.29.

Tout cela laisse perplexe quant Ă  une Ă©ventuelle diffĂ©rence de statutavec les esclaves pour dettes ou ceux soumis Ă  un travail forcĂ©, et a fortiorivis-Ă -vis de certaines pratiques que l’ONU30 et le BIT (1993) tendent Ă  englo-ber aujourd’hui sous l’appellation d’« esclavage moderne ». Au fil du temps,et jusque rĂ©cemment, le khamessat semble ĂȘtre devenu le propre des descen-dants d’esclaves. C’est ainsi que ce mode de production est devenu unesource de subsistance pour une frange non nĂ©gligeable de la population desoasis. Cependant, Ă  partir des annĂ©es 1970, et ce suite aux grandes vaguesd’émigration vers les grandes villes du pays et vers l’Europe, des change-ments importants ont bousculĂ© certains faits liĂ©s Ă  cette pratique. Non seule-ment l’émigration a contribuĂ© Ă  diminuer la main-d’Ɠuvre agricole — cequi permet Ă  celle-ci, devenue rare, d’ĂȘtre plus exigeante quant aux condi-tions de travail — mais elle a Ă©galement permis Ă  cette frange de la popula-tion d’accumuler des capitaux et donc des biens fonciers et immobiliers.Ainsi, devenus propriĂ©taires, un nouveau rapport Ă©conomique s’est instaurĂ©entre certains shuashines et ahrar, engendrant d’une certaine maniĂšre unesorte d’équilibre hiĂ©rarchique. C’est pourquoi aujourd’hui la tendance consistebien plus Ă  Ă©migrer lorsque cela est possible, plutĂŽt que de quĂ©mander uneplace de khammĂšs et de subir l’humiliation de la soumission, et la perpĂ©tua-tion d’une histoire dĂ©jĂ  bien lourde Ă  porter.

NĂ©anmoins, dans les oasis du Sud, ceux parmi les Noirs qui Ɠuvrentencore aujourd’hui comme khamessa semblent reprĂ©senter les Ă©lĂ©ments nonaffiliĂ©s au groupe pour lequel ils travaillent. Par exemple, chez les Hmerna,une grande tribu maraboutique, ce ne sont pas les Noirs « Hmerna » affiliĂ©sĂ  la tribu (parce que descendants des esclaves de ce lignage) qui exercentcette fonction, mais d’autres n’appartenant pas au groupe lignager. Les NoirsHmerna ou shuashin31 possĂšdent leur propre terre (cependant, toujours en

29. Ainsi, dans une lettre du 3 dĂ©cembre 1891 adressĂ©e par la SociĂ©tĂ© agricole etimmobiliĂšre franco-africaine au commandant Catroux, contrĂŽleur civil Ă  Tunis,lui reportant un fait arrivĂ© Ă  Sidi ThabĂšt : « [...] pour diffĂ©rentes raisons, quelqueskhammĂšs (six sur quarante-neuf) ont jugĂ© Ă  propos de se sauver de notre domainesans avoir payĂ© la somme qu’ils devaient non seulement comme prix de leurachat de khammĂšs, mais encore les avances qui leur ont Ă©tĂ© faites aux Ă©poquesoĂč, sous le coup de la famine, ils n’avaient rien pour se nourrir. Le nommĂ©Belgacem ben Ahmed el Hamami prĂ©tend deux choses [...]. Il a Ă©tĂ© achetĂ© parle nommĂ© Naceur Bouboucha et qu’en consĂ©quence il n’appartient plus Ă  laSociĂ©tĂ© franco-algĂ©rienne [...] et de plus il n’a pas le droit de s’engager nullepart avant sa complĂšte libĂ©ration [...]. Il passe Ă  cet effet devant le notaire unacte qui ne lui est rendu que du jour oĂč il est complĂštement libre [...]. J’ail’honneur de dĂ©poser entre vos mains, afin de me faire rentrer en possession dece khammĂšs dont le travail Ă  cette Ă©poque de l’annĂ©e me serait fort utile » (ANT,sĂ©rie E, carton 233, dossier 11/1, (1891-1921), doc. 100).

30. En 1974, l’ONU a crĂ©Ă© un Groupe de travail sur les formes contemporaines del’esclavage au sein de la commission des droits de l’Homme.

31. Pluriel de « shushan », terme faisant rĂ©fĂ©rence aux descendants d’esclaves affranchis.

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proportion infĂ©rieure Ă  celle des Hmerna blancs) et travaillent pour leurcompte. Ainsi, c’est l’étranger, l’élĂ©ment non tribal, qui est soumis Ă  cetype de servitude et non les Noirs du groupe. Cette affiliation des NoirsHmerna, mĂȘme si elle est marquĂ©e par le sceau de l’esclavage passĂ©, leurdonne une place relativement privilĂ©giĂ©e dans la hiĂ©rarchie sociale, du moinspar rapport aux autres Noirs de la rĂ©gion.

Pourtant, ces mĂȘmes Ă©lĂ©ments tribaux noirs ne sont pas Ă©pargnĂ©s par lastigmatisation puisque dans les cas des Hmerna, par exemple, ce sont lesshuashin qui sont les musiciens de la tribu, les ghannaya ou sorte de« griots », auxquels les habitants du gouvernorat de GabĂšs font appel lorsdes cĂ©rĂ©monies importantes. Aux alentours de MĂ©denine, autre ville du Suddu pays, ce sont cette fois les ‘Abid Ghbonton qui remplissent cette fonctionde musiciens. Dans une Ă©tude portant sur cette fraction du lignage Ghbonton,Ben Abdeljelil (2003 : 107-108) explique pourquoi ce sont les Noirs quiremplissent cette fonction : ils « n’ont pas d’autoritĂ© sociale et morale quiles empĂȘche d’exĂ©cuter toute pratique musicale ; par contre les [autres] sesentent et se montrent au-dessus de la pratique de la musique “populaire”qui contient, d’une part des valeurs de serviteur et, d’autre part, elle estselon certains, interdite par l’Islam [...] ». Cela situe parfaitement la placeallouĂ©e aux Noirs tunisiens sur l’échelle sociale.

Clientélisme

ConsidĂ©rons Ă  prĂ©sent le caractĂšre particulier de la relation qu’entretiennentaujourd’hui certaines familles blanches avec les descendants de leursesclaves — reconnaissables notamment au fait qu’ils portent le mĂȘme patro-nyme32 —, relation extrĂȘmement rĂ©vĂ©latrice d’une mĂ©moire encore vive dutemps de l’esclavage.

Le cas de familles ou de fractions composĂ©es de deux groupes, « noirs »et « blancs », portant le mĂȘme nom, s’observe dans la quasi-totalitĂ© de larĂ©gion sud du pays, y compris dans l’üle de Jerba. Tant Ă  Mareth (40 kmde GabĂšs), qu’à Douz33 ou Jerba34, quasiment toutes les grandes famillessont scindĂ©es en deux : un groupe de Blancs (ahrar)35 et un groupe de Noirs(shuashin) qui lui est rattachĂ© ; le maintien d’une scission au sein de ces« familles » rappelle Ă  ceux qui l’ignoreraient, qui est descendant de maĂźtreset qui est descendant d’esclaves. Par exemple, les ‘Abid Ghbonton, « esclaves »des « Ghbonton », forment une sous-fraction d’une tribu du sud-est tuni-sien : ils ne constituent pas une fraction indĂ©pendante mais un sous-groupe

32. L’esclave affranchi portait comme nom celui de son ancien maĂźtre.33. Dans la rĂ©gion du Nefzaoua.34. Rappelons que ce sont principalement les habitants du sud de la Tunisie, et

notamment les Jerbiens, qui ont Ă©tĂ© les plus fervents opposants Ă  la premiĂšreabolition de l’esclavage en 1846 (IBN ABI DHIAF 1963-1965, IV : 100).

35. Étym., « libres ».

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de l’une de ses branches puisque, aprĂšs 1890, ils furent annexĂ©s Ă  la fratriede leurs anciens maĂźtres. A leur sujet, Mahfoudh ben Abdeljelil (2003 :101-102) explique que « le rapport avec l’autre continue aussi Ă  dĂ©terminerl’univers des ‘Abid Ghbonton. En effet, les Ghbonton, qui Ă©taient dans lepassĂ© leurs maĂźtres et qui habitent aujourd’hui au village de Sidi Makhloufet ses alentours, portent encore beaucoup de prĂ©jugĂ©s sur les ‘Abid (servi-teurs ou esclaves) d’El Gosba [...] », la bourgade oĂč habitent les ‘AbidGhbonton, et qui « est essentiellement une bourgade pauvre »36. Certainesfamilles jerbiennes — pas nĂ©cessairement les plus aisĂ©es, mais celles quiavaient une importante activitĂ© agricole — sont Ă©galement rĂ©putĂ©es pouravoir conservĂ© jusqu’à aujourd’hui des liens trĂšs solides avec les descen-dants de leurs anciens esclaves qui, dans certains cas, les ont suivis lors deleur exode vers la capitale. Ainsi, il est possible d’observer dans certainscommerces appartenant Ă  des personnes originaires de Jerba, la prĂ©senced’une main-d’Ɠuvre composĂ©e des descendants noirs de la « famille ».

Par ailleurs, en Ă©tudiant la composition de ces groupes et les liens« familiaux » qui les caractĂ©risent, on constate qu’ils continuent d’ĂȘtremarquĂ©s, Ă  des degrĂ©s plus ou moins importants, par la dĂ©pendance origi-nelle. Les Noirs continuent Ă  offrir leurs services dĂšs que la famille blancheen Ă©prouve le besoin, sans qu’il y ait nĂ©cessitĂ© de rĂ©ciprocitĂ©, perpĂ©tuantde cette façon l’inĂ©galitĂ© du rang, voire du statut. Ainsi, aujourd’hui encore,on fait appel Ă  ses « parents » noirs pour leur dĂ©lĂ©guer toutes sortes detĂąches nĂ©cessaires Ă  l’organisation, par exemple, d’une fĂȘte de mariage oud’un deuil37. Dans certaines rĂ©gions, c’est encore souvent une shushana,engagĂ©e moyennant une rĂ©tribution, que l’on dĂ©signe comme responsablede tout ce qui se rapporte Ă  la mariĂ©e. Ainsi, plus qu’une mĂšre, elle seulepeut pendant toute la pĂ©riode des fĂȘtes prendre des dĂ©cisions concernant lamariĂ©e. A Mareth, on lui donne le nom de « dhahara ». C’est aussi ellequi, lors des cĂ©rĂ©monies, procĂšde au rituel du « rachqan » : moment pendantlequel elle doit chanter les louanges de la future Ă©pouse, et de tous lesinvitĂ©s qui font offrande d’une somme d’argent.

Bien entendu, le mariage entre ces deux groupes demeure formellementprohibĂ© et est perçu comme scandaleux, car malgrĂ© leur longue cohabitationd’énormes prĂ©jugĂ©s continuent Ă  rĂ©gler les rapports entre Blancs et Noirs.C’est ainsi que la maniĂšre et le vocabulaire qui permettent aux membresdes deux groupes de s’interpeller ne semblent pas s’ĂȘtre modifiĂ©s depuisl’abolition de l’esclavage. Dans certaines familles, le Blanc appelle encorele Noir « bac » — nomination particuliĂšrement dĂ©prĂ©ciative — ou « baba »,

36. Voir Ă©galement EJOUILI (1994).37. Lors d’un travail de terrain effectuĂ© Ă  El Mdou (gouvernorat de GabĂšs), un Ham-

rouni du lignage des R’hamna m’explique : « Dans les grandes occasions, on estensemble [...]. LĂ , ce sont “eux” qui font tout, et “nous” rien ou presque. Cesont toujours les shuashin qui prĂ©parent tout pour nous, et quand on peut lesaider Ă  notre tour on le fait, mais il y a encore des traces du passĂ© : un dominant,un dominĂ© [...]. »

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et la Noire « dĂ©da » ; tandis que le Noir appelle les Blancs — parfois mĂȘmequel que soit leur Ăąge — « sidi » ou « sac » (dans la rĂ©gion de GabĂšs) et« lella » ou « lelleti » (c’est-Ă -dire « ma dame » ou, plus justement, « mamaĂźtresse »), termes de rĂ©vĂ©rence qui marquent bien la supĂ©rioritĂ© de l’élĂ©-ment blanc de la « famille ». On observe actuellement cependant une attĂ©-nuation de cette sĂ©grĂ©gation verbale grĂące au nouveau statut de propriĂ©tairede certains shuashin. Ainsi, mĂȘme s’ils continuent d’ĂȘtre rattachĂ©s et« fidĂšles » au groupe blanc de la « famille », certains acceptent de moinsen moins ces dĂ©nominations empreintes de mĂ©pris. Il reste que cette relationde « clientĂšle », et non moins de « paternalisme », constitue l’un des phĂ©no-mĂšnes, aujourd’hui observable, le plus caractĂ©ristique de la relation entredescendants d’esclaves et descendants de maĂźtres.

Al-wala’ ou le « patronat »

Le « patronat » exprime bien une perception des Noirs tunisiens marquĂ©ede l’empreinte de l’esclavage38. Le lien (eqtiran) qui reliait le destin del’esclave Ă  son maĂźtre se maintient mĂȘme aprĂšs l’affranchissement, crĂ©antainsi une dĂ©pendance qui se perpĂ©tue au fil des gĂ©nĂ©rations. Lorsque l’onexamine les liens ambigus qui se sont tissĂ©s dans le contexte tunisien, etdonc arabo-musulman, entre descendants d’esclaves et descendants demaĂźtres, il convient de s’interroger sur la nature de cette Ă©volution : est-ellele produit du hasard (naturelle) ou s’agit-il en fin de compte d’une applica-tion, non reconnue Ă  ce jour, des textes du fikh39, antĂ©rieurs aux abolitions40.

En effet, toutes les Écoles de l’islam s’accordent pour dire — et en fontd’ailleurs une recommandation — que mĂȘme une fois acquise la libertĂ©,l’affranchi (‘atik, mu’tak) demeure, ainsi que ses descendants par les mĂąlesĂ  perpĂ©tuitĂ©, liĂ© Ă  l’affranchisseur (mu’tik), soit homme ou femme, et Ă  lafamille de celui-ci par un lien de « clientĂšle » ou wala41, terme qui dĂ©signeĂ©galement un autre aspect de l’institution : le « patronat ».

38. MĂȘme lorsque cela n’a pas lieu d’ĂȘtre. Nous avons en effet constatĂ© qu’une partienon nĂ©gligeable de la minoritĂ© noire de Tunisie est arrivĂ©e dans le pays bienaprĂšs les abolitions, ce qui exclut l’hypothĂšse qu’ils sont descendants d’esclaves« tunisiens ». Une importante immigration de Tripolitains, de Soudanais et deGhadamĂšsiens a en effet eu lieu Ă  partir des annĂ©es 1892-1893, puis tout au longdes deux premiĂšres dĂ©cennies du XXe siĂšcle.

39. L’exĂ©gĂšse islamique.40. On sait que les Arabes prĂ©-islamiques pratiquaient l’affranchissement avec une

clause appelĂ©e paramonĂȘ par les Grecs, exigeant que l’affranchi restĂąt avec sonancien maĂźtre pendant un certain nombre d’annĂ©es ou jusqu’à la mort de cedernier. L’affranchi soumis Ă  la paramonĂȘ devenait seulement un membre de lamaison du maĂźtre mais non de sa famille (CRONE 1987 : ch. V).

41. Le terme vient de muwalat (inclination, attachement, terme gĂ©nĂ©ralementemployĂ© dans la littĂ©rature hanafite). Toute personne convertie aux mains d’uneautre devenait un client de cette derniĂšre comme le dit un cĂ©lĂšbre hadith : manaslama ‘ala yad ghayrih fa-huwa mawlah.

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Le fikh assimile le patronat Ă  la parentĂ© naturelle : le nasab. En effet,les manuels de droit affirment que le wala’ doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme unlien de parentĂ© fictif (al-wala’ luhma ka lihmat al-nasab), et cette opinionsous-entend un certain nombre de rĂšgles gĂ©nĂ©ralement admises, notammentpar les sunnites42. Ainsi, le patron et ses propres « agnats » (‘asaba) tiennentlieu d’agnats Ă  l’affranchi(e) qui, lui/elle, n’a pas d’agnats naturels, notam-ment « en matiĂšre de tutelle matrimoniale et de solidaritĂ© pĂ©nale ». En rĂ©a-litĂ©, cette pratique du wala’, notamment pendant la pĂ©riode des Umayyades,ne concernait pas uniquement les esclaves affranchis : tous les non-Arabesqui aspiraient Ă  devenir membres de la sociĂ©tĂ© arabe devaient se trouverun patron (un mawla « supĂ©rieur » dans la terminologie des juristes). Aussiwala’ al muwalat constitue le lien de clientĂšle qui naĂźt d’un accord distinctde l’acte de conversion aux mains d’un autre. Le wala’ semble donc avoirĂ©tĂ© une solution au problĂšme de l’affiliation Ă  une sociĂ©tĂ© tribale d’individusqui n’en faisaient point partie, puisqu’il a concernĂ© tout autant l’hommeaffranchi que l’homme Ă©tranger au groupe, tous les deux Ă©tant dans la mĂȘmeposition sociale, celle d’hommes vulnĂ©rables, fragiles, dĂ©pendants pour« survivre » dans la citĂ©, des « locaux », ces hommes libres dont l’ascen-dance, le nasab, n’est plus Ă  prouver.

Du point de vue du client, le principal rĂŽle du patron consistait Ă  luifournir un accĂšs Ă  une sociĂ©tĂ© privilĂ©giĂ©e, mais parallĂšlement le patron pou-vait « accompagner la libertĂ© qu’il octroyait de stipulations exigeant de l’af-franchi le paiement rĂ©gulier de certaines sommes, la remise de cadeaux oul’accomplissement de travaux Ă  son profit ou Ă  celui d’un tiers pendant unepĂ©riode donnĂ©e [...] »43. En rĂ©alitĂ©, la nature juridique du wala’ se diffĂ©ren-cie tout Ă  fait d’une relation agnatique puisque seul le patron hĂ©rite de sonaffranchi, rendant ainsi la relation non rĂ©ciproque. Le wala’ est donc unlien de dĂ©pendance qui tire son effet du fait que le client est dĂ©tachĂ© deson groupe natal, sans acquĂ©rir pleinement la qualitĂ© de membre d’un autregroupe.

La similitude entre ces rĂšgles et coutumes anciennes et la situation dela minoritĂ© noire nous apparaĂźt si frappante, que l’on peut affirmer que lepoids des mƓurs locales ou des traditions religieuses a Ă©tĂ© tel, au regarddes thĂ©ories abolitionnistes alors imposĂ©es, qu’il a pesĂ© de maniĂšre considĂ©-rable sur l’histoire des Noirs de Tunisie, contrairement Ă  ce que l’on croyaitjusqu’à prĂ©sent. Lorsque l’on examine l’évolution du statut d’esclave Ă affranchi, on constate, en dĂ©finitive, qu’il a Ă©tĂ© fait abstraction des thĂ©oriestendant Ă  abolir dĂ©finitivement toute forme de servitude, pour n’appliquer— consciemment ou non — les seules lois que la culture arabo-musulmanepratiquait depuis des temps trĂšs anciens44.

42. Ainsi el wala’ ne peut ĂȘtre aliĂ©nĂ© par vente, donation ou legs dans le droit clas-sique, bien que de telles transactions Ă©taient autorisĂ©es dans le droit prĂ©-classique :on ne peut vendre ou donner son nasab comme on le remarque dans le hadith.

43. Cf. « MawlĂą », in EncyclopĂ©die de l’Islam.44. A ce propos, remarquons qu’il y aura Ă  la suite du dĂ©cret de 1846 et du traitĂ©

anglo-tunisien de 1875, puis à l’instauration du protectorat français, en 1881,

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De l’esclavage Ă  la servitude : limites et ambiguĂŻtĂ©s

Les diffĂ©rents cas Ă©voquĂ©s, celui des enfants mrubbin, des khamessa et celuiplus gĂ©nĂ©ral de la persistance de rapports de clientĂ©lisme entre « Noirs » et« Blancs », montrent que l’on n’est plus dans ces situations « propriĂ©tĂ© »45

d’un homme, au sens juridique du terme, mais son obligĂ©, son serviteurpendant un temps plus au moins long de notre existence. Dans de tellesconfigurations, on n’a plus affaire Ă  des esclaves achetĂ©s, donc constituantun bien, mais Ă  des individus qui, pour des raisons principalement matĂ©-rielles, subissent au cours d’une pĂ©riode dĂ©terminĂ©e une forte dĂ©pendancevis-Ă -vis d’autres personnes.

Nos interrogations portent ici sur la diffĂ©rence et les limites entre cesdeux conditions : celle d’esclave et celle d’asservi, et ce particuliĂšrement dansle contexte tunisien. Quel changement, en dĂ©finitive, a-t-il pu avoir lieu dansun contexte oĂč l’on Ă©tait dĂ©jĂ  en prĂ©sence d’un esclavage principalement

une sorte de politique parallĂšle et contradictoire en ce qui concerne le processusd’abolition : celle menĂ©e par le consulat de Grande-Bretagne et la RĂ©sidencegĂ©nĂ©rale française d’une part, et celle des autoritĂ©s locales et du tribunal religieuxdu Charaa, d’autre part. En effet, en 1885, ce dernier refusait de reconnaĂźtre« le certificat [de manumission] dĂ©livrĂ© par le bureau constituĂ© Ă  la suite de laconvention relative aux esclaves, passĂ©e avec la Grande-Bretagne et le cadhi, nereconnaĂźt aussi que l’acte de libĂ©ration dĂ©livrĂ© par le maĂźtre de l’esclave » (ANT,sĂ©rie A, carton 281, dossier 1/9, doc. 1).Ce tribunal religieux refusait Ă©galement d’appliquer aux esclaves affranchis lesstatuts personnels qui rĂ©gissent tous les musulmans. Par exemple, en droit musul-man, le mariage d’un esclave ne peut se faire par-devant le cadhi que sur laprĂ©sentation, par l’intĂ©ressĂ©, d’un certificat de manumission ; mais pour parer Ă toute difficultĂ© pouvant surgir du refus du maĂźtre de dĂ©livrer ledit certificat, ila Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©, lors de l’abolition de l’esclavage que, dans ce cas, l’esclave peuts’adresser au Premier ministre tunisien Ă  Tunis, et aux caĂŻds dans les autresparties de la RĂ©gence pour avoir immĂ©diatement et sans frais un acte d’émancipa-tion ayant aux yeux des tribunaux religieux toute la valeur du certificat qui auraitĂ©tĂ© dĂ©livrĂ© par le maĂźtre. Ce qui Ă©tait encore difficilement acceptĂ© et appliquĂ©,et cela malgrĂ© que le dĂ©cret beylical de 1846 eĂ»t modifiĂ© la compĂ©tence de lacharaa pour l’application de la loi sacrĂ©e en ce qui concerne les statuts lĂ©gauxde l’esclave Ă©mancipĂ©.On constate donc un refus de chacun des « partis » de considĂ©rer les positionsde l’autre. Les uns ne tenant pas compte des traditions, de l’influence et, surtout,des susceptibilitĂ©s des autoritĂ©s religieuses et traditionnelles qui voyaient leurlĂ©gitimitĂ© remise en question ; les autres continuant Ă  donner suite aux rĂ©clama-tions de certains propriĂ©taires basĂ©es sur la lĂ©gislation, pourtant abolie, qui rĂ©glaitla condition de l’esclave. Et cela se poursuivra jusqu’à trĂšs tardivement. A cepropos, dans un article de la DĂ©pĂȘche tunisienne, du vendredi 7 novembre 1913,on Ă©voque une affaire qui avait Ă©tĂ©, cette annĂ©e-lĂ , perçue comme scandaleuseet incomprĂ©hensible. Des princes de la famille beylicale avaient dĂ©posĂ© une rĂ©cla-mation Ă  l’encontre du Beit el Mel (le TrĂ©sor public) se croyant fondĂ©s Ă  rĂ©cla-mer, d’aprĂšs le droit ancien, l’hĂ©ritage d’un descendant d’esclave dĂ©cĂ©dĂ© sanshĂ©ritier direct et dont les biens — insignifiants en la circonstance — avaient dĂ»faire retour au Beit el Mel.

45. La propriĂ©tĂ© se dĂ©finissant dans l’article 544 du Code civil français, comme « ledroit de jouir et disposer des choses de la maniĂšre la plus absolue ».

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de type domestique ? ParallĂšlement, est-il lĂ©gitime de penser, concernantdes phĂ©nomĂšnes apparus aprĂšs les abolitions, qu’il s’agit bien d’une formed’esclavage Ă  laquelle puisse ĂȘtre rajoutĂ© le qualificatif de « moderne » ? Ilfaut se demander, en effet, si le phĂ©nomĂšne de l’esclavage a effectivementdisparu dĂšs lors que l’abolition lui a retirĂ© un de ses attributs, la propriĂ©tĂ©46,en interdisant l’achat et la vente d’individus. Enfin, s’agit-il ici de l’évolu-tion d’une institution ancienne et dĂ©passĂ©e parce que prohibĂ©e (laquellecependant pour s’adapter au contexte contemporain aurait donnĂ© lieu Ă  denouvelles formes d’asservissement), ou bien l’abolition n’a-t-elle Ă©tĂ© endĂ©finitive que sĂ©mantique ?

Nous ne pouvons aborder cette rĂ©flexion sans insister sur le fait quel’esclavage en Tunisie avait pour particularitĂ© d’ĂȘtre essentiellement de typedomestique, ce qui accentue l’ambiguĂŻtĂ© dĂ©jĂ  existante entre esclavage etservitude. Ainsi, il faut rappeler que bien avant les abolitions les critĂšrespermettant, tant pour les Tunisiens de l’époque que pour les autoritĂ©s colo-niales47, d’établir une distinction entre esclave et domestique Ă©taient, danscertains cas, inexistants48. Il ne s’agit pas de cas isolĂ©s car de nombreux

46. Selon la conception classique de la notion d’esclavage (cf. la Convention interna-tionale de 1925), celui-ci est dĂ©fini comme Ă©tant l’« Ă©tat ou condition d’un indi-vidu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriĂ©tĂ© ou certains d’entreeux ».

47. Dans une lettre du ministre des Affaires Ă©trangĂšres français, du 2 mai 1950,demandant au RĂ©sident gĂ©nĂ©ral de France Ă  Tunis de rĂ©pondre Ă  un questionnairede l’ONU qui permettrait de dĂ©tecter si des formes d’esclavage subsistent en Tunisie,ce dernier ne mentionne aucunement les formes d’asservissement qui ont persistĂ©jusque-lĂ . Il rappelle uniquement que l’esclavage est aboli depuis 1890, et qu’enTunisie le seul phĂ©nomĂšne existant, qui se rapprocherait de pratiques d’asservis-sement, est la pratique du lĂ©virat par les sujets tunisiens israĂ©lites, « coutumed’aprĂšs laquelle le levir (frĂšre du mari) doit Ă©pouser la veuve de son frĂšre mortsans enfants pour lui assurer une postĂ©ritĂ© [...] », ce qui implique l’assujettissementd’une femme Ă  un homme qu’elle n’a pas choisi, explique-t-il (ANT, SG5, carton 42,dossier 7, doc. 3).

48. Par exemple, dans une lettre du Bureau politique de la Direction des protectorats,du 21 mars 1887, on Ă©voque des caravanes qui viennent avec « nĂšgres et nĂ©gresses »[...] « pour ĂȘtre employĂ©s comme domestiques dans une situation qui ressemblebeaucoup Ă  celle de l’esclavage » (ANT, sĂ©rie A, carton 281, dossier 1/9, 1895-1891, Section d’État, doc. 25).Plus tard, une lettre de janvier 1890 du RĂ©sident gĂ©nĂ©ral français Ă  Tunis auministre des Affaires Ă©trangĂšres Ă  Paris, rapporte que « plusieurs fois [...] desnĂ©gresses ont Ă©tĂ© trouvĂ©es Ă  Tunis ou dans les centres d’habitation voisins. CesderniĂšres qui sont toutes nĂ©es dans la maison ou y ont Ă©tĂ© apportĂ©es toutes jeunessont confondues parmi les servantes et n’ont pas en gĂ©nĂ©ral Ă  se plaindre demauvais traitements. Leur condition n’est pas de beaucoup infĂ©rieure Ă  celle desfemmes de condition libre [...] » (ANT, sĂ©rie A, carton 281, dossier 1/9, 1885-1891, Section d’État, doc. 95).Enfin, « Le 23 juin 1891, un avocat disant agir au nom de trois Soudanais ademandĂ© la mise en libertĂ© de quatre nĂ©gresses [...]. Il fut Ă©tabli qu’elles servaientleur maĂźtre en vertu d’un contrat rĂ©gulier leur assurant la nourriture et le vĂȘte-ment [...] », ce qui a annulĂ© la plainte de l’avocat (ANT, sĂ©rie A, carton 281,dossier 1/15, 1887-1892, doc. 30, V).

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documents d’archives montrent qu’aprĂšs les abolitions des esclaves affran-chis sont restĂ©s chez leur (ancien) maĂźtre, parfois mĂȘme Ă  vie, uniquementen contrepartie de l’habillement et de la nourriture. Autant dire que, pourun grand nombre d’entre eux, il n’y a pas eu de vĂ©ritables changements49.

C’est ainsi que depuis le XIXe siĂšcle au moins, il existe une confusionentre l’esclavage dit « classique » et des formes identiques Ă  ce que certainsappellent aujourd’hui l’« esclavage moderne ». Est-il pour autant lĂ©gitimede parler d’esclavage Ă  la fois dans le premier cas, celui qui prĂ©cĂšde lesabolitions, et dans le second, celui qui a servi Ă  les contourner ? Le constatqu’un type d’asservissement d’hommes juridiquement libres existait dĂ©jĂ depuis des temps anciens — nous avons vu que le wala’, exigeant de l’af-franchi un certain nombre de devoirs et de travaux pour un patron, Ă©taitune pratique prĂ©-islamique —, mais aussi depuis des temps plus proches(aux XIXe et XXe siĂšcles, suite aux abolitions) permet d’affirmer qu’il n’estpas appropriĂ© de le qualifier d’esclavage « moderne ». Et, de fait, il ne s’agitpas d’une forme nouvelle, « innovatrice » d’asservissement, mais bien d’unepratique qui, sous de multiples avatars, a existĂ© de tout temps soit parceque l’esclavage en lui-mĂȘme n’était pas nĂ©cessaire pour parvenir Ă  ses fins(Ă©conomiques ou politiques), soit pour contourner les lois venant Ă  l’en-contre d’une certaine « nature » humaine. Ainsi, comme le remarque MosesFinley (1981b : 56-57) : « Dans le contexte de l’histoire universelle, ce n’esten effet pas l’esclavage, mais le travail libre, le travail salariĂ©, qui constituela singularitĂ© [...]. La force de travail n’a pas Ă©tĂ© une marchandise qui putse vendre et s’acheter Ă  part, abstraction faite de la personne du travailleur.Le travail au profit d’autrui s’est ordinairement accompli sous la contrainte,au sens strict du mot par suite d’une force ou d’un statut supĂ©rieurs, ou deconditions particuliĂšres comme l’endettement. » En effet : « Pour nous, lesystĂšme du travail salariĂ© libre va tellement de soi que nous tendons Ă oublier Ă  quel point, en tant que systĂšme, il est un phĂ©nomĂšne exceptionnelet rĂ©cent [...]. MĂȘme dans le monde contemporain, des hommes qui enavaient le pouvoir n’ont ni hĂ©sitĂ©, ni rĂ©pugnĂ© Ă  en revenir Ă  un systĂšme detravail forcĂ© lorsque les circonstances l’exigeaient et le permettaient ; ilsont pour ce faire tout un Ă©ventail de moyens — le pĂ©onage, la mobilisationdans l’armĂ©e, les camps pĂ©nitentiaires, etc. [...]. » On voit donc ici Ă  quelpoint il peut ĂȘtre douteux de parler d’« esclavage moderne » pour dĂ©criredes pratiques dont le type est peut-ĂȘtre mĂȘme antĂ©rieur Ă  l’esclavage entant que phĂ©nomĂšne historique (Bormans 1995 ; Finley 1984 : 172-194 ;Benveniste 1969 : 123-147 ; Althusser 1993 : 85-87).

Par ailleurs, en 1894, un Tunisien accusĂ© de dĂ©tenir des esclaves dĂ©clare danssa dĂ©position : « Cette nĂ©gresse n’est pas chez moi Ă  titre d’esclave, elle habitechez moi mange et boit comme une de ma famille. Celui qui me l’a amenĂ©ec’est un nommĂ© El Habib ben Ez-Eddenine el Ghadamsi. Je ne l’ai acceptĂ©echez moi qu’aprĂšs que ce dernier a dĂ©clarĂ© devant notaire que la nĂ©gresse dontil s’agit Ă©tait libre et que personne n’avait de droit sur elle. »

49. Cela concerne majoritairement les femmes esclaves.

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Le phĂ©nomĂšne du khamessat pourrait ĂȘtre dĂ©crit, si l’on applique ladĂ©finition du BIT50, comme un cas d’« esclavage pour dettes »51 et, plus gĂ©nĂ©-ralement, comme une forme d’« esclavage moderne ». Le khamessat acependant pour caractĂ©ristique tout comme le phĂ©nomĂšne des mrubbin— qui pourrait ĂȘtre qualifiĂ© selon les mĂȘmes critĂšres de « travail forcĂ© obli-gatoire »52 ou d’« esclavage d’enfants »53 —, de ne pas ĂȘtre une conditionservile confirmĂ©e et reconnue juridiquement. Une autre caractĂ©ristique, etnon des moindres, de ce phĂ©nomĂšne est qu’il ne se transmet pas nĂ©cessaire-ment par voie hĂ©rĂ©ditaire au fil des gĂ©nĂ©rations54, puisque le khammĂšs ens’acquittant de sa dette peut se « libĂ©rer » du travail pour un propriĂ©taire,et que le mrubbin Ă  partir du moment oĂč il se marie quitte dĂ©finitivementla maison de sa famille adoptive. Ainsi, comme le remarque Roger Botte(2000 : 17), « [...] dans “l’esclavage moderne” qui n’est pas un systĂšmesocial spĂ©cifique mais un sous-produit du capitalisme, la condition restepurement individuelle [...] ». Et cela, contrairement Ă  l’esclavage « classique »oĂč le statut se transmet de façon hĂ©rĂ©ditaire55, institution qui implique Ă©gale-ment que le statut de l’esclave soit juridiquement reconnu et rĂ©glementĂ©.

*

50. Le rapport du BIT de 1993 distingue, au sein de la catĂ©gorie esclavage en gĂ©nĂ©ral,un esclavage « traditionnel » dont il est trĂšs peu question dans le rapport, et unesclavage « moderne » assimilĂ© Ă  la « servitude pour dettes » et au « travail forcĂ©obligatoire », d’oĂč la dĂ©finition du BIT (p. 1) : « L’esclavage au sens ordinairedu terme consiste Ă  faire travailler des gens sans les rĂ©munĂ©rer, soit en utilisantla force, soit sous le couvert des traditions sociales ou culturelles. »

51. Le rapport du BIT de 1993 (p. 1) dĂ©crit l’esclavage pour dettes de la façon sui-vante : « L’employeur verse une avance Ă  un travailleur, celui-ci est censĂ© rem-bourser sur son futur salaire mais il en est Ă©videmment incapable et, souvent,sa dette ne fait qu’augmenter. Il se trouve ainsi liĂ© Ă  son employeur jusqu’à lafin de ses jours [...]. »

52. Le travail forcé étant toute activité effectuée sous contrainte ou menace.53. Le rapport du BIT, de novembre 1995 (p. 7), sur le travail des enfants évoque

l’existence de formes « traditionnelles d’esclavage des enfants » et de « formescontemporaines d’esclavage d’enfants » qui « semblent se dĂ©velopper un peu par-tout dans le monde soit par l’instauration d’un lien entre le contrat de travaild’un adulte et la mise Ă  disposition d’un enfant, soit par l’échange d’un enfantcontre une somme d’argent souvent prĂ©sentĂ©e comme une avance sur salaire ».

54. Il est vrai qu’une frange importante de la population noire a contractĂ© le mĂ©tierde khammĂšs, pour pouvoir subvenir Ă  ses besoins, et qu’il existe ainsi des gĂ©nĂ©ra-tions entiĂšres de khamessa qui, par nĂ©cessitĂ© matĂ©rielle, ont continuĂ© Ă  cultiverles terres des ahrar. Cependant, l’hĂ©rĂ©ditĂ© de cette condition n’est pas obligatoirecomme l’était le statut d’esclave. Ainsi un shushan peut parfaitement tenterl’aventure et aller travailler en ville.

55. En droit musulman, l’esclave nouveau-nĂ©, est le « fruit » (ghalla) de sa mĂšre,et il appartient au maĂźtre de celle-ci.

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Ces quelques constats historiques et anthropologiques Ă  propos du parcoursdes Noirs tunisiens permettent en partie d’éclairer certains questionnementsquant Ă  la nature rĂ©elle de ce que l’on nomme aujourd’hui « esclavagemoderne ». En procĂ©dant Ă  un va-et-vient entre ce que fut l’esclavage soussa forme institutionnalisĂ©e et des figures de la dĂ©pendance antĂ©rieures Ă  cephĂ©nomĂšne puis observables encore aprĂšs les abolitions, il semble difficilede rĂ©unir toutes ces manifestations de l’exploitation de l’Homme sous unemĂȘme appellation, sans distinction aucune. Aussi, le constat que certainsphĂ©nomĂšnes d’asservissement — tout Ă  fait similaires Ă  ceux dĂ©noncĂ©saujourd’hui par les organismes internationaux comme Ă©tant des pratiques« nouvelles » et rĂ©centes d’esclavage — sont parfois historiquement antĂ©-rieurs Ă  l’esclavage en tant qu’institution, permet d’avancer que le qualifi-catif de « moderne », usitĂ© pour opĂ©rer une distinction avec l’esclavage dit« classique », s’avĂšre inappropriĂ© d’un point de vue historique.

Autant il est nĂ©cessaire de dĂ©noncer et de condamner les conditions devie extrĂȘmement dĂ©gradantes de milliers de personnes aujourd’hui dans lemonde, caractĂ©risĂ©es par la terreur, l’humiliation et les menaces, autant ilparaĂźt impĂ©ratif de contrecarrer la tendance mĂ©diatique qui consiste Ă  brandiren toute occasion la notion d’« esclavage » pour dĂ©crire, sans aucun fonde-ment scientifique et sans mĂ©moire historique, les phĂ©nomĂšnes les plus divers.

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RÉSUMÉ

En Tunisie, l’asservissement des « Noirs » a continuĂ© au moins jusqu’en 1890, datedu second dĂ©cret d’abolition de l’esclavage. Au cours du XXe siĂšcle, l’esclavage soussa forme traditionnelle a fini par disparaĂźtre et, avec les indĂ©pendances et la miseen place de l’État-nation, toute diffĂ©rence de statut est juridiquement effacĂ©e. Cepen-dant, ceux qui furent esclaves (‘abid) n’ont connu qu’une trĂšs lente Ă©mancipationau cours de laquelle ils acquirent certains droits sur le produit de leur travail et desdroits familiaux, mais ils resteront longtemps exclus. De nos jours, les « Noirs » tuni-siens appartiennent en gĂ©nĂ©ral aux couches les plus dĂ©favorisĂ©es de la population,et des liens de dĂ©pendance et de clientĂ©lisme entre descendants d’esclaves et descen-dants de maĂźtres — tout Ă  fait similaires Ă  la pratique prĂ©-islamique du wala’ (« patro-nat ») — sont parfois encore visibles en tant qu’avatars de l’esclavage aboli. LesphĂ©nomĂšnes du khamessat et des enfants mrubbin qui ont concernĂ© une grandepartie de cette frange de la population conduisent Ă  s’interroger sur la diffĂ©rence denature entre ce que fut l’esclavage en tant qu’institution, et les formes d’asservisse-ment qui sont apparues en contournement de l’abolition. Il est Ă©galement ici questionde rĂ©flĂ©chir sur la rĂ©alitĂ© historique de ces phĂ©nomĂšnes et donc sur la pertinence Ă qualifier comme « modernes » certaines formes d’asservissement alors que l’escla-vage « classique » Ă©tait dĂ©jĂ  principalement de type domestique.

ABSTRACT

From Slavery to Servitude: “Blacks” in Tunisia. — In Tunisia, the bondage of “Blackpeople” continued till at least 1890, when the second decree abolishing slavery wasissued. During the 20th century, slavery finally vanished in its traditional form. Withindependence and the formation of the nation-state, status differences were erasedin the law. Slaves (‘abid) experienced a very slow emancipation as they acquiredfamily rights and certain rights over the fruit of their labor. For a long time, theyremained outcasts; and nowadays, most “Black” Tunisians belong to underprivilegedsocial strata. Some ties of dependency and patronage between the descendants ofslaves and of masters — fully similar to the pre-Islamic practice of patronage(wala’) — are still visible avatars of abolished slavery. Given that a large part ofthis population is concerned in the phenomena of khamessat and of mrubbin chil-dren, what essential differences separate the former institution of slavery from theforms of servitude that emerged in circumvention of abolition? Thought is also devo-ted to the history of these phenomena and to the pertinence of calling certain formsof servitude “modern”, whereas “classical” slavery was mainly of a “domestic” sort.

Mots-clĂ©s/Keywords : Tunisie, ‘abid, clientĂ©lisme, khamessat, wala’ patronat/Tunisia,‘abid, khamessat, wala’, patronage.

6644$$ UN16 20-12-2005 13:17:37 Imprimerie CHIRAT