le cas des noirs de tunisie - openedition
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Cahiers dâĂ©tudes africaines 179-180 | 2005Esclavage moderne ou modernitĂ© de lâesclavage ?
De l'esclavage Ă la servitudeLe cas des Noirs de Tunisie
InĂšs Mrad Dali
Ădition Ă©lectroniqueURL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/15058DOI : 10.4000/etudesafricaines.15058ISSN : 1777-5353
ĂditeurĂditions de lâEHESS
Ădition imprimĂ©eDate de publication : 19 dĂ©cembre 2005Pagination : 935-956ISBN : 978-2-7132-2049-4ISSN : 0008-0055
RĂ©fĂ©rence Ă©lectroniqueInĂšs Mrad Dali, « De l'esclavage Ă la servitude », Cahiers dâĂ©tudes africaines [En ligne], 179-180 | 2005,mis en ligne le 01 janvier 2007, consultĂ© le 10 dĂ©cembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/15058 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.15058
© Cahiers dâĂtudes africaines
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De l'esclavage Ă la servitude. Le cas des Noirs de Tunisie
par InĂšs Mrad DALI
| Editions de lâEHESS | Cahiers dâĂ©tudes africaines2005/3-4 - 179ISSN 0008-0055 | ISBN 2713220491 | pages 935 Ă 956
Pour citer cet article : â Dali I., De l'esclavage Ă la servitude. Le cas des Noirs de Tunisie, Cahiers dâĂ©tudes africaines 2005/3-4, 179, p. 935-956.
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InĂšs Mrad Dali
De lâesclavage Ă la servitudeLe cas des Noirs de Tunisie
Aujourdâhui en Tunisie, une relation de mĂ©sestime plus ou moins francheconstitue lâessentiel des relations entre « Blancs » et « Noirs »1. Des reprĂ©-sentations stĂ©rĂ©otypĂ©es de la part des premiers alimentent une forme deracisme ordinaire envers les seconds en gĂ©nĂ©ral, maintenant ainsi cettefrange de la population dans une position dâinfĂ©rioritĂ© sociale. En effet, lesNoirs doivent supporter une double tare : la premiĂšre, liĂ©e Ă leur phĂ©notype,provoque une discrimination raciale quasi-inĂ©vitable car elle renvoie immĂ©-diatement Ă ce quâelle est supposĂ©e indiquer : un passĂ© servile ; lâautre han-dicap rĂ©side dans le fait tout aussi important que, dans cette sociĂ©tĂ© lignagĂšre,ils ne puissent pas remonter trĂšs loin dans leurs origines, peu connues, peucertaines et, en mĂȘme temps, peu valorisantes.
La premiĂšre abolition de lâesclavage, en mai 1846, ne suffira pas Ă Ă©radi-quer lâachat dâesclaves noirs que le commerce transsaharien importait duSoudan, puisquâelle sera suivie, en 1890, dâun second dĂ©cret dâabolition.A partir de cette pĂ©riode, lâesclave affranchi verra son statut Ă©voluer trĂšsprogressivement. Il connaĂźtra une pĂ©riode ambiguĂ« de marche vers la libertĂ©,libertĂ© qui ne cessera dâĂȘtre marquĂ©e du sceau de la dĂ©pendance. Lâaffranchirestera un exclu, tout en se voyant concĂ©der Ă titre prĂ©caire certains droits :droits sur les produits de son travail et droits familiaux. En effet, en TunisieoĂč lâaffranchissement ne supposera que rarement libertĂ© totale, lâaffranchiâ ainsi que ses descendants â partagera bien souvent le mĂȘme statut quelâesclave « Ă©tabli » : ne vivant plus chez son maĂźtre en tant que domestique,il lui devra cependant une part des fruits de son travail et une partie de sontemps pour la rĂ©alisation de certains travaux.
Au cours du XXe siĂšcle, lâesclavage sous sa forme traditionnelle a finipar disparaĂźtre et, avec les indĂ©pendances et la mise en place de lâĂtat-nation, toute diffĂ©rence de statut ou dâorigine est juridiquement effacĂ©e,
1. La distinction entre « Blancs » (Biodh, ahrar) et « Noirs » (Ouçfan, kâhalech,shuashin, etc.) est toujours de mise dans le vocabulaire courant ; et ce, mĂȘmesi lâapparence physique ne correspond pas toujours : il est en effet parfois diffi-cile, de par le mĂ©tissage, de distinguer un shushan dâun horr.
Cahiers dâĂtudes africaines, XLV (3-4), 179-180, 2005, pp. 935-955.
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faisant de ces personnes des citoyens tunisiens Ă part entiĂšre2. MalgrĂ© cela,la vision du Noir, comme originairement esclave, nâa ni vraiment disparuni positivement Ă©voluĂ©. Ces personnes appartiennent en gĂ©nĂ©ral aujourdâhuiaux couches sociales les plus dĂ©favorisĂ©es3, et la pratique de lâisogamieapparaĂźt de maniĂšre flagrante dans toutes les rĂ©gions du pays. Câest pourquoicette minoritĂ©4 garde, parce quâon le lui impose, les traces indĂ©lĂ©biles dâunpassĂ© servile ; ce passĂ© ne lui est, bien souvent, Ă©pargnĂ© ni dans les discours,ni dans les pratiques quotidiennes, comme pour perpĂ©tuer malgrĂ© tout uneforme de domination. Nostalgie dâun temps rĂ©volu.
Parmi les formes de rĂ©sistance et de sĂ©quelles de ce temps passĂ©, onĂ©voquera ici le cas du khamessat et celui des mrubbin. Le khamessat, pra-tique prĂ©islamique de mĂ©tayage, est devenu au fil du temps le propre desdescendants dâesclaves. Le cas des enfants mrubbin, mis au service defamilles blanches, nous paraĂźt Ă©galement pertinent pour traiter des formesnouvelles dâasservissement apparues pour esquiver les interdits des aboli-tions et combler les besoins en main-dâĆuvre. Enfin, en Ă©tudiant le caractĂšreparticulier des relations quâentretiennent aujourdâhui certaines familles dusud du pays avec les descendants de leurs anciens esclaves â relationimprĂ©gnĂ©e par la mĂ©moire encore trĂšs vive du temps de lâesclavage â, nousĂ©voquerons une tradition prĂ©-islamique, Ă©trangement semblable : le walaâ ou« patronat », recommandĂ©e au demeurant par les textes du fikh. Ces phĂ©no-mĂšnes qui ne nous paraissent pas tout Ă fait identiques aux formes dâesclavagedit « classique », parce quâon nây est plus la « propriĂ©tĂ© » mais lâ« obligĂ© »dâune autre personne, nous semblent, a priori, correspondre parfaitementaux formes dâasservissement qualifiĂ©es par le Bureau international du travail(BIT) dâ« esclavage moderne ».
Câest donc Ă partir de ces considĂ©rations se rĂ©fĂ©rant Ă un contexte arabo-musulman, ayant en outre la particularitĂ© dâavoir connu un esclavage domes-tique, que lâon tentera de saisir en quoi il est pertinent, ou non, dâappelercommunĂ©ment « esclavage » ces diffĂ©rentes formes dâasservissement.
2. Lâinstauration dâun Ătat-nation, suite Ă lâindĂ©pendance du pays, a introduit undiscours politique unitaire et les instruments dâunification correspondants. Ontentera alors dâĂ©viter les particularismes de tout type. Ainsi devait-on voir, selonune perspective « unioniste », toutes les catĂ©gories dâhommes dans un seul etunique paysage, celui de lâĂtat.
3. De par la volontĂ© de lâĂtat, au nom de lâĂ©galitĂ© des citoyens, de ne pas opĂ©rerde distinctions entre Arabes, BerbĂšres, Noirs ou Juifs, il nâexiste pas aujourdâhuide statistiques officielles permettant de relever le taux dâalphabĂ©tisation ou letype dâemplois occupĂ©s par cette tranche de la population. On peut cependantaisĂ©ment constater, par exemple, que le pourcentage de Noirs tunisiens au seindes universitĂ©s nâest aucunement proportionnel au pourcentage de la populationnoire du pays, mais de trĂšs loin infĂ©rieur.
4. Si les Noirs demeurent visiblement minoritaires quant Ă leur nombre mais aussiquant Ă la place quâils occupent dans la sociĂ©tĂ©, ils constituent cependant ungroupe suffisamment important dĂ©mographiquement pour correspondre au statutde minoritĂ©. Certains chercheurs avancent le chiffre approximatif de 50 000 habi-tants noirs en Tunisie (BAHRI 1992 : 205).
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Lâesclave tunisien, les abolitions et leurs lendemains
Lâexemple tunisien nous permet de constater que des esclaves pouvaient,dans une mĂȘme sociĂ©tĂ©, remplir des rĂŽles extrĂȘmement diffĂ©rents, voireopposĂ©s. Dans la rĂ©gence de Tunis, la diffĂ©rence de traitement et surtout dedestinĂ©e entre « esclaves chrĂ©tiens » et « esclaves noirs » fut importante. Lesmamelouks captifs dâorigine europĂ©enne avaient, bien que de petite nais-sance selon lâopinion commune, de fortes chances dâĂȘtre investis dâunekhutta, ou fonction honorifique, dâun mansib, ou rang, dignitĂ©, place, dâunerutba, ou rang, grade, puisquâils Ă©taient le plus souvent destinĂ©s Ă des postesde ministres : aghas5, trĂ©soriers, et bien dâautre dignitĂ© de Cour6. ParallĂš-lement, les âabid ou esclaves noirs, Ă©taient soumis Ă des travaux manuelsparfois assez rudes7. Ils avaient nĂ©anmoins la particularitĂ© de ne pas ĂȘtresoumis Ă des travaux de force nĂ©cessitant de grands rassemblements depopulation servile, mais Ă©taient gĂ©nĂ©ralement destinĂ©s aux travaux domes-tiques, avec peut-ĂȘtre cette particularitĂ© dâoccuper des fonctions poly-valentes. Ils Ă©taient donc principalement prĂ©sents dans les grandes villes,oĂč ils servaient comme domestiques dans les familles les plus fortunĂ©es(Valensi 1967 : 1286). Leur prĂ©sence, bien que faible dans le monde rural,est cependant incontestable. LĂ , ils devaient entretenir Ă la fois lâespacedomestique et travailler les terres agricoles du maĂźtre.
Au cours de la premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle8, les tentatives de mettrefin Ă la pratique de la Course et de dissoudre lâesclavage des mamelouksfiniront par aboutir. Ces derniers continueront longtemps cependant Ă ĂȘtrevisibles dans les champs social, politique et militaire, puisque mĂȘme affran-chis ils resteront des fonctionnaires encore fortement dĂ©pendants. Aussi,faut-il rappeler quâĂ partir de la fin des annĂ©es 1850, lorsquâon associerales mamelouks Ă leurs fils ĂągĂ©s de plus de 15 ans, on instaurera en faitlâhĂ©rĂ©ditĂ© du statut de mamelouk, perpĂ©tuant ainsi non plus la condition dedĂ©pendance mais un statut de serviteur (Oualdi 2005).
Différemment, nous constatons à propos des esclaves noirs, dans cecadre maghrébin, que ni les abolitions officielles et les affranchissements
5. Le terme correspond à un grade militaire.6. En effet, dans le cas des mamelouks du bey, les « anoblissements » étaient cou-
rants. Ainsi, les beys de Tunis anobliront certains mamelouks en les rattachantĂ leur propre famille : Mustapha Khaznadar sera mariĂ© Ă la sĆur dâAhmed bey,le gĂ©nĂ©ral Ahmed Zarrouk, esclave affranchi, Ă la sĆur des beys Mâhammed etSadiq. Lâun ou lâautre bey donnera sa fille Ă un mamelouk. Hassan Bey auraainsi comme gendres : un mamelouk qui lâavait averti dâun complot, un mame-louk gĂ©orgien, un mamelouk circassien, un autre dont lâorigine nâest pas indiquĂ©e.Dâautres mamelouks seront mariĂ©s Ă des filles de ministres de haut rang, commeMustapha Khaznadar et Khereddine.
7. Un proverbe djerbien exprime bien lâidĂ©e que, mĂȘme au repos, lâesclave devaitsâoccuper : « Repose-toi Barka, casse les dattes » (Erteh ya Barka doq adh-dhoui).
8. La suppression de la Course en mer et lâabolition de lâesclavage des chrĂ©tiensdatent de 1819.
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qui suivirent, ni les lois de lâislam (el fikh) ne constituent un indicateurrĂ©vĂ©lateur de la rĂ©alitĂ©. Ainsi, la premiĂšre abolition de lâesclavage des Noirsen Tunisie ne reprĂ©sente pas une date dĂ©terminante pour lâacquisition dâunelibertĂ© sociale, voire morale. Il en va de mĂȘme pour lâabolition de 1890.Les documents dâarchives mettent en Ă©vidence un fait manifeste : lâĂ©manci-pation des esclaves sera longue Ă sâeffectuer, dâune part pour des raisonsliĂ©es Ă la structure de la sociĂ©tĂ©, Ă son imaginaire, dâautre part, et surtout,pour des raisons dâordre politique et historique.
La traite des âabid ou « esclaves noirs » est officiellement abolie unepremiĂšre fois, le 23 janvier 1846, Ă la suite dâune multitude dâautres dĂ©ci-sions tendant Ă limiter lâesclavage9. SâavĂ©rant insuffisant ou inefficace, cepremier grand dĂ©cret10, dans lequel lâesclavage est globalement dĂ©critcomme licite dans son principe, mais dangereux dâun point de vue politiquedans ses consĂ©quences11, sera suivi, en 1890, environ un demi-siĂšcle plustard, lors du protectorat français12, dâune autre abolition13. Entre ces deuxgrands dĂ©crets, quelques circulaires et arrĂȘtĂ©s beylicaux contribuĂšrent Ă©gale-ment Ă la lutte contre lâesclavage14. Cependant, on trouve encore dans lesdocuments dâarchives, aprĂšs 1890, des traces de pratiques esclavagistes toutĂ fait similaires Ă celles qui existaient avant lâabolition, provoquant ainside nouvelles mesures gouvernementales15.
9. Plusieurs dĂ©cisions prĂ©cĂšdent le dĂ©cret de 1846. Ainsi, le 29 avril 1841, sousla pression de lâAngleterre, Ahmed bey interdit dâexporter des esclaves (on lesexportait, Ă partir de Tunis, vers lâEmpire ottoman) ; le 6 septembre 1841, ilinterdit la vente des esclaves sur tous les marchĂ©s de la RĂ©gence ; en avril 1842,il interdit toute importation dâesclaves et dĂ©cide que tout esclave qui mettrait lepied dans la RĂ©gence « devient libre » ; et, en aoĂ»t 1842, il promulgue un dĂ©cretannonçant que tous les enfants dâesclaves nĂ©s aprĂšs cette date deviennent libres.
10. Il nâĂ©tait prĂ©vu aucune pĂ©nalitĂ© contre les possesseurs dâesclaves. Il sâagissaitplus prĂ©cisĂ©ment de punir ceux qui faisaient le commerce dâesclaves.
11. Lâargument-clĂ© Ă©tait quâil fallait Ă©viter que les esclaves aient recours Ă la protec-tion des autoritĂ©s Ă©trangĂšres.
12. Le protectorat français durera de 1881 Ă 1956.13. MalgrĂ© les faits, il semblait difficile peut-ĂȘtre autant pour la partie française que
tunisienne, de reconnaĂźtre pleinement lâexistence de lâesclavage. Curieusement,en effet, on lit ceci dans lâarticle premier de ce second dĂ©cret dâabolition delâesclavage : « Lâesclavage nâexiste pas et est interdit dans la RĂ©gence ; toutescrĂ©atures humaines, sans distinction de nationalitĂ©s ou de couleurs, y sont libreset peuvent Ă©galement recourir, si elles se croient lĂ©sĂ©es, aux lois et aux magis-trats. » (« LĂ© âouboudia bi mamlakatouna wa la yajouzou wouqouâiha fiha fakolliinsanin biha horr mahma yakon jinsouhou wa lawnihl [...] »). (Archives natio-nales de Tunisie, sĂ©rie historique, carton 230, dossier 421).
14. Le 19 juillet 1875, Sadok bey prend un nouvel engagement international de fairedisparaĂźtre lâesclavage (art. 37 du traitĂ© anglo-tunisien) ; le 29 mars 1887 (5 rajeb1304), une circulaire adressĂ©e par le Premier ministre aux gouverneurs et caĂŻdsdemande de rechercher tous « les nĂšgres et nĂ©gresses qui seraient signalĂ©s surlâĂ©tendue de leur commandement et de leur notifier leur affranchissement enprĂ©sence de leur maĂźtre et du cadhi ».
15. Le 23 avril 1891, une circulaire prescrit de remettre aux esclaves affranchis leuracte dâaffranchissement et non de le garder comme le faisaient certains maĂźtresjusque-lĂ .
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De fait, les habitudes et les occupations de lâesclave tunisien Ă partirdu moment oĂč il fut affranchi ne connurent pas dâimportants changements.Dans la majoritĂ© des cas, et ceci surtout en ce qui concerne les femmes,les affranchis restĂšrent, par choix ou par contrainte, chez leurs maĂźtres. Illeur Ă©tait en effet difficile de trouver une situation matĂ©rielle prĂ©fĂ©rable Ă celle dont ils jouissaient en tant quâesclaves, alors nourris et logĂ©s. Lesdocuments dâarchives16 abondent, montrant des cas dâaffranchies revenuesau foyer du maĂźtre aprĂšs sâĂȘtre Ă©chappĂ©es et rĂ©fugiĂ©es auprĂšs des autoritĂ©sanglaises ou françaises. Ces femmes se retrouvaient en effet sans ressourceset dans un cadre hostile. Dans nombre de cas dâailleurs, les maĂźtres neremettaient pas la lettre de manumission Ă leurs esclaves ; cela leur permet-tait de les garder en servitude malgrĂ© lâinterdiction, tout en pouvant affirmeren cas de contrĂŽle ou de dĂ©nonciation que ces esclaves avaient bien Ă©tĂ©affranchis mais quâils dĂ©siraient rester auprĂšs de leur « ancien maĂźtre ». Audemeurant, beaucoup de ces documents rĂ©vĂšlent que certains esclaves igno-raient mĂȘme leur affranchissement17.
Par ailleurs, dâautres textes exposent comment des esclaves affranchisont dĂ» abandonner tout espoir de rĂ©cupĂ©rer leur enfant restĂ©, lui, chez « lâaf-franchisseur ». Ce dernier refusait de rendre lâenfant aux parents si ceux-ci ne remboursaient pas la totalitĂ© de la somme quâil prĂ©tendait avoir dĂ©pen-sĂ©e pour le nourrir depuis sa naissance. Autant dire quâil fut dans la plupartdes cas impossible pour les affranchis de rembourser cette somme.
Ces donnĂ©es dĂ©montrent une fois encore, contrairement Ă ce que lâona pu souvent penser, que les dĂ©cisions politiques et les dĂ©crets visant Ă fairecesser lâesclavage nâimpliquaient aucunement une Ă©volution dans le mĂȘmesens des mentalitĂ©s et des mĆurs.
Situation du Noir et sĂ©quelles aujourdâhui
En raison de ce contexte historique relativement rĂ©cent, on imagine aisĂ©mentles consĂ©quences et les sĂ©quelles quâil a dĂ» engendrer. A partir des aboli-tions jusquâĂ aujourdâhui, lâambiguĂŻtĂ© en ce qui concerne lâĂ©tat de lâindividunoir, entre statut dâesclave et statut dâhomme libre, sâest perpĂ©tuĂ©e de maniĂšreĂ©vidente et notamment dans la façon de (se) nommer et de (sâauto-)dĂ©signer.Ainsi, la difficultĂ© Ă sâadapter aux nouvelles conditions provoquĂ©es par lesabolitions nâĂ©tait pas seulement le propre de la population blanche, maistouchait Ă©galement les anciens esclaves eux-mĂȘmes. On a constatĂ©, parmidâautres faits, que certains des Noirs affranchis continuaient Ă signer leurslettres du terme « esclave » ou « serviteur ». Et en effet, dĂšs la pĂ©riode qui
16. Ici les Archives nationales tunisiennes (ANT).17. ANT, série A, carton 281, dossier 1/15 (1887-1892), doc. 30 ; carton 287, dossier 1.
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suit le second dĂ©cret dâabolition, la diffĂ©renciation entre lâesclave et lâaffran-chi pose problĂšme18. Le changement de statut reste peu visible et la limiteentre libre et esclave est si peu claire quâelle ne permet pas de faire unevĂ©ritable distinction entre les deux. On peut mĂȘme avancer que la diffĂ©rencea Ă©tĂ© pendant longtemps uniquement nominale. Tel homme est dĂ©sormaisdĂ©clarĂ© « libre » (horr en arabe)19 et en possĂšde la preuve : sa lettre de manu-mission ; mais dans la rĂ©alitĂ© sociale rien ne vient confirmer cette libertĂ©.
Car, en effet, mĂȘme libre, lâaffranchi ne lâest pas de naissance : il resteradonc jusquâĂ aujourdâhui lââabid (lâesclave), le mouch horr (le non-libre)et sa descendance sera dĂ©signĂ©e sous le terme gĂ©nĂ©rique de ouled âabid(enfants dâesclaves) ou âabid de telle ou telle fraction. Câest ainsi quâilexiste encore en Tunisie des fractions de tribus dont le nom mĂȘme sous-entend la « possession » et exprime encore explicitement la rĂ©fĂ©rence Ă unecondition servile passĂ©e20. De ce fait, mĂȘme libre, lâaffranchi ne lâest quedans une sous-catĂ©gorie, celle qui le maintient dans une certaine misĂšre etqui perpĂ©tue toujours la trace de ses origines serviles.
Le phĂ©nomĂšne se trouve encore accentuĂ© du fait quâau sortir de lâescla-vage, lâaffranchi nâhĂ©rite le plus souvent que dâun prĂ©nom suivi du nomde lâancien maĂźtre. MĂȘme libre, on reste « lâaffranchi dâun tel ». Une telledĂ©nomination met ainsi lâaccent sur lâabsence de nasab, de patronyme, lâab-sence dâascendance et, par consĂ©quent, sur le dĂ©faut dâappartenance rĂ©elleet lĂ©gitime Ă la sociĂ©tĂ© dans laquelle on vit. Or, il nâest pas nĂ©cessaire derappeler ici lâimportance de lâaffiliation et de la parentĂ© dans le Maghrebet donc en Tunisie. Se voir infligĂ© du nom du maĂźtre, nâest-ce pas se voiraccabler de ce que lâon a Ă©tĂ©, se voir condamnĂ© Ă ĂȘtre son obligĂ© et lerester aussi longtemps que la mĂ©moire du groupe nous fera, ainsi quâĂ nosdescendants, porter son nom ?
Les Mrubbin
Autre phĂ©nomĂšne apparu Ă la suite de lâabolition de lâesclavage, celui desenfants mrubbin ou « adoptĂ©s ». Il ne touchera certes pas uniquement les
18. Cette difficultĂ© dâadaptation Ă une nouvelle situation qui met fin Ă une pratiqueancestrale ne sera pas la caractĂ©ristique de la population civile tunisienne seule,mais aussi de lâadministration coloniale. On remarque sur certains documents,par exemple sur la marge dâun brouillon dâune lettre qui devait ĂȘtre adressĂ©e parle RĂ©sident gĂ©nĂ©ral français au consul de Grande-Bretagne, des notes Ă©crites parle rĂ©sident, recommandant Ă ce que son administration nâĂ©crive plus les mots« esclaves » et « affranchissement ». Sur ce brouillon de lettre on dĂ©chiffre lesmots « tickets dâaffranchissements » barrĂ©s et remplacĂ©s par le terme « tiskaretde libertĂ© », et le mot « esclave » rayĂ© pour ne plus mentionner que le nom dela personne en question.
19. Aujourdâhui la nomination horr est toujours utilisĂ©e pour designer, par les Noirseux-mĂȘmes, les Blancs, comme sâil fallait encore faire une distinction avec eux,sous-entendu avec des non-libres.
20. Voir, plus loin, le cas des âAbid Ghbonton.
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Noirs, mais nous pensons quâil a concernĂ© un pourcentage important dâentreeux. Ainsi, il nâest pas exceptionnel de rencontrer aujourdâhui des per-sonnes, principalement des femmes, qui, trĂšs jeunes21, ont Ă©tĂ© « confiĂ©es »en Ă©change dâune modique somme dâargent Ă des familles plus aisĂ©es. Cesenfants dits mrubbin (« Ă©levĂ©s », « adoptĂ©s », pour marquer la diffĂ©renceavec lâenfant naturel) sont, malgrĂ© les discours qui cherchent Ă adoucir unecertaine rĂ©alitĂ©, souvent destinĂ©s Ă la domesticitĂ©, car leur vĂ©cu, et ce quâonleur impose au sein de la famille « adoptive », est beaucoup plus prochede ce quâon exigerait dâun domestique que de lâenfant biologique22. Câestainsi quâils restaient dans la famille jusquâĂ leur mariage sans recevoir aucunsalaire. En contrepartie, ils Ă©taient nourris, logĂ©s et aidĂ©s, dans le meilleurdes cas, pour la prĂ©paration dâun trousseau convenable. Ce phĂ©nomĂšne aconnu une forte augmentation Ă partir de la derniĂšre dĂ©cennie du XIXe siĂšcle,« pĂ©riode particuliĂšre oĂč le marchĂ© de la domesticitĂ© nâĂ©tait pas favorable,lâabolition de lâesclavage en ayant tari la principale source » (Blili 1999 :168)23 ; or, il semble subsister encore aujourdâhui bien que de maniĂšreexceptionnelle. En effet, alors quâil Ă©tait courant dâ« adopter » de jeunesenfants pour les destiner Ă la servitude, il est plus frĂ©quent aujourdâhuidâengager comme « bonne » des jeunes filles un peu plus ĂągĂ©es (Ă partirde 13 ans), ou bien encore des femmes de mĂ©nage qui ont dĂ©jĂ une certaineexpĂ©rience. Celles-ci reçoivent un salaire, mais dans le premier cas il estdirectement remis aux parents.
Il est vrai que ce phĂ©nomĂšne des mrubbin nâest pas sans nous rappelerce que le BIT (1995) nomme aujourdâhui « esclavage dâenfants ». On peutse demander sâil y a en dĂ©finitive une grande diffĂ©rence entre la conditionmatĂ©rielle de ces mrubbin et celle des esclaves, puisquâil semble que dansle cas tunisien lâasservi joue les mĂȘmes rĂŽles, exĂ©cute les mĂȘmes tĂąchesque dans le cadre dâun esclavage de type domestique. Est-ce un jeu demots qui brouille Ă sa façon ces jeux de rĂŽles ? Le terme « mrubiya » fait-il rĂ©ellement rĂ©fĂ©rence Ă une nouvelle condition ou bien vient-t-il tout sim-plement se substituer sous forme dâ« abolition sĂ©mantique »24 Ă celui devenupolitiquement incorrect dââabid, « esclave » ?
21. Certaines des personnes rencontrĂ©es lors des entretiens, ĂągĂ©es aujourdâhui de 35Ă 50 ans, avaient cinq ou six ans au moment oĂč elles ont Ă©tĂ© « confiĂ©es » Ă unefamille adoptive (soit entre 1955 et 1970).
22. Une de ces femmes vivant Ă Sousse (rĂ©gion du Sahel) nous raconte lors dâunentretien que, contrairement aux autres femmes de la famille, elle sortait dansla rue non voilĂ©e, pour effectuer certains achats. Elle devait Ă©galement parfoisfaire le voyage jusquâĂ Tunis, seule, pour effectuer certaines courses pour le pĂšrede la famille.
23. On y cite ce cas, de dĂ©cembre 1897, puisĂ© dans les archives : « Ahmed ibn Hasineal Sâidani reconnaĂźt avoir cĂ©dĂ© son droit de paternitĂ© sur sa fillette Mahbouba,ĂągĂ©e de 10 ans, au Sheikh Hasan ibn al Sheikh Muhamad al âArbi al Hishri quisâoccupera dâelle, lâĂ©lĂšvera et la gardera sous son autoritĂ©. Il lâa en outre autorisĂ©Ă la marier Ă qui il veut, quand il veut, avec nâimporte quelle dot, sans demanderson avis ni son accord. Sâil dĂ©cide de rĂ©cupĂ©rer sa fille, il devra rembourser toutce que le Sheikh a dĂ©pensĂ© pour lâentretien de la fillette. » Autant dire que cepaysan ne pourra plus jamais reprendre sa fille.
24. Nous empruntons cette expression Ă R. BOTTE (2000 : 29).
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Le Khamessat
Un autre phĂ©nomĂšne permet de rendre compte des sĂ©quelles de lâesclavageet de son Ă©volution vers dâautres formes non moins intĂ©ressantes dâun pointde vue anthropologique : câest le cas du khamessat. Quâen est-il ? Et pour-quoi lâassocie-t-on parfois Ă lâesclavage ? (Bedoucha 1984 ; Valensi 1977,1986). Quâest-ce qui permet dâidentifier dans cette pratique une forme dâas-servissement alors que, par dĂ©finition, le khamessat est un procĂ©dĂ© deculture des terres par lâintermĂ©diaire dâindividus associĂ©s, ce qui nâimpliquelogiquement ni patrons ni maĂźtres ?
Le khammĂšs (pl. khamessa) est le plus souvent un homme qui a besoinde se procurer dans lâimmĂ©diat une certaine somme dâargent pour rembour-ser une dette ou effectuer un achat urgent25. Il contacte alors un propriĂ©taireterrien et, selon un engagement rĂ©ciproque qui demeure le plus souventverbal et qui est rĂ©glĂ© par la coutume du lieu dans le dĂ©tail de son fonction-nement, demande cette somme. En Ă©change, il sâengage Ă travailler pource propriĂ©taire terrien. A partir de ce moment, le khammĂšs ne peut plusquitter ce travail sans sâĂȘtre acquittĂ© de sa dette.
Le propriĂ©taire lui fournit un terrain dĂ©terminĂ© et lui avance dessemences, les animaux de labour et du numĂ©raire. Ces avances constituentla « sarmia » et grossissent dâautant la dette du khammĂšs. Pour sâen acquitteril est tenu dâeffectuer tous les travaux de culture sur le terrain qui lui a Ă©tĂ©concĂ©dĂ©, sauf la moisson, pour laquelle le maĂźtre doit lui fournir desauxiliaires. Le propriĂ©taire prĂ©lĂšve sur la rĂ©colte le montant de la sarmia,dette privilĂ©giĂ©e payable avant toute autre contractĂ©e par le khammĂšs. Unefois le prĂ©lĂšvement opĂ©rĂ©, le khammĂšs perçoit Ă son tour, une partie de larĂ©colte, Ă titre de rĂ©munĂ©ration de son travail (gĂ©nĂ©ralement un cinquiĂšme).Ces deux parts attribuĂ©es, le fellah reste propriĂ©taire du surplus de la rĂ©colte.
Le mĂ©tayer recevait parfois une sarmia importante, supĂ©rieure les mau-vaises annĂ©es Ă la rĂ©colte elle-mĂȘme. Cela pouvait le pousser Ă abandonnerles travaux agricoles quâil devait accomplir pour sâengager chez un autrefellah, et annuler ainsi, sans la rembourser, la premiĂšre dette. Il arrivaitparfois que le second fellah remboursĂąt au premier le montant de la sarmia ;mais, le plus souvent, le khammĂšs prenait la prĂ©caution de sâengager chezun propriĂ©taire habitant une autre rĂ©gion, sans lâavertir de lâexistence dâunedette contractĂ©e auparavant. Il recevait alors du second propriĂ©taire une nou-velle sarmia quâil essaiera encore, en cas de mauvaise annĂ©e, de ne pasrembourser en usant du mĂȘme procĂ©dĂ©.
Pour remĂ©dier Ă ces agissements, il Ă©tait permis aux propriĂ©taires dâem-prisonner le khammĂšs afin de le contraindre Ă finir le travail commencĂ© et
25. Un document dâarchives lâindique : « Les seuls en effet qui sâengagent commekhammĂšs, sont ceux qui nâont aucune ressource et sont obligĂ©s pour vivre desolliciter les avances des propriĂ©taires » (ANT, sĂ©rie E, carton 233, dossier 11/1,1891-1921).
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ainsi se solder. Cela sâappelle la « contrainte par corps »26. A cet Ă©gard,jusquâau dĂ©but du XXe siĂšcle, le khammĂšs prĂ©fĂ©rait, lorsquâil en avait lapossibilitĂ©, se mettre au service dâun propriĂ©taire europĂ©en auquel la cou-tume musulmane nâĂ©tait pas opposable27. La « contrainte par corps » impli-quait quâĂ partir du moment oĂč le khammĂšs sâengageait en recevant unesomme dâargent et la sarmia, il se retrouvait Ă la merci du propriĂ©taire,parfois pour un certain nombre dâannĂ©es. Sur ce sujet, les lettres de plaintede ces travailleurs abondent dans les documents dâarchives de la premiĂšrepartie du XXe siĂšcle : elles rĂ©clament que cesse lâabus de pouvoir quâexercentsur eux les propriĂ©taires terriens, qui les menacent de prison et les traitent« comme lâesclave que lâon possĂšde » (« mithl al âabd al mamlouk »)28.
Souvent Ă©galement, propriĂ©taires terriens, cheikhs et caĂŻds faisaientmontre dâabus Ă lâĂ©gard des khamessa en les assignant Ă des tĂąches autres,comme les travaux gratuits dâamĂ©lioration des routes, sous peine de prisonou dâamendes Ă©levĂ©es. En effet, alors que lĂ©galement le khammĂšs ne devaiteffectuer que les travaux de culture pour lesquels il Ă©tait payĂ©, il apparaĂźtselon les documents dâarchives quâils Ă©taient assignĂ©s à « des travaux obli-gatoires sur les routes publiques ».
On constate Ă lire ces textes, concernant les khamessa â par dĂ©finitiondes sortes de colons partiaires, des associĂ©s des propriĂ©taires terriens â,que le vocabulaire utilisĂ© pour exposer leur situation est tout Ă fait similaireĂ celui qui dĂ©crirait un rapport maĂźtre-esclave. On parle ainsi de « maĂźtre »« entrĂ© en possession » dâun khammĂšs pour mentionner lâengagement avecle propriĂ©taire terrien ; on Ă©voque ces mĂ©tayers en termes de « prix de leurachat » pour faire rĂ©fĂ©rence Ă la somme avancĂ©e (sarmia) ; lorsquâil sâagitde dĂ©crire lâacte par lequel le khammĂšs change de lieu de travail en sâenga-geant avec un autre agriculteur, il est mentionnĂ© quâuntel « a Ă©tĂ© achetĂ© par
26. Il sâagit dâun travail obligatoire sur les terres que le khammĂšs avait commencĂ©Ă labourer, et ce pendant toute la durĂ©e nĂ©cessaire pour parvenir Ă rembourserses dettes. En cas de mauvaise rĂ©colte, le khammĂšs devait travailler une annĂ©esupplĂ©mentaire (ce qui implique un surplus de dettes) et ce jusquâĂ une rĂ©colteassez bonne pour couvrir la totalitĂ© des dettes.
27. ExcĂ©dĂ©s de ne pouvoir user de la contrainte par corps, comme les propriĂ©tairesmusulmans, les colons rĂ©clamĂšrent en 1904 le droit de jouir du mĂȘme type decontrat de khamessa reconnu aux propriĂ©taires indigĂšnes par le dĂ©cret du 13 avril1874. Ce droit leur fut refusĂ© car cela ne « tiendrait Ă rien moins quâau rĂ©tablisse-ment officiel du servage », opposĂšrent les autoritĂ©s coloniales (ANT, sĂ©rie E, car-ton 233, dossier 11/1).Câest seulement Ă partir de juin 1907 que lâarticle 257 du code tunisien descontrats et des engagements mettra sur le mĂȘme pied dâĂ©galitĂ© fellahas colonset indigĂšnes. Ces derniers ne pouvaient dĂ©sormais plus contraindre le khammĂšsĂ travailler au moyen de lâemprisonnement, mais seulement le poursuivre juridi-quement et le faire condamner aux dommages et intĂ©rĂȘts pour inexĂ©cution desconventions. Cette mesure provoqua de nombreuses contestations au sein de lapopulation agricole.
28. ANT, série E, carton 233, dossier 11/1, (1891-1921), doc. 152.
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X » et donc nâ« appartient plus Ă Y », « son ancien maĂźtre », alors quâil estdans lâillĂ©galitĂ© sâil quitte la terre, « avant sa complĂšte libĂ©ration », etc.29.
Tout cela laisse perplexe quant Ă une Ă©ventuelle diffĂ©rence de statutavec les esclaves pour dettes ou ceux soumis Ă un travail forcĂ©, et a fortiorivis-Ă -vis de certaines pratiques que lâONU30 et le BIT (1993) tendent Ă englo-ber aujourdâhui sous lâappellation dâ« esclavage moderne ». Au fil du temps,et jusque rĂ©cemment, le khamessat semble ĂȘtre devenu le propre des descen-dants dâesclaves. Câest ainsi que ce mode de production est devenu unesource de subsistance pour une frange non nĂ©gligeable de la population desoasis. Cependant, Ă partir des annĂ©es 1970, et ce suite aux grandes vaguesdâĂ©migration vers les grandes villes du pays et vers lâEurope, des change-ments importants ont bousculĂ© certains faits liĂ©s Ă cette pratique. Non seule-ment lâĂ©migration a contribuĂ© Ă diminuer la main-dâĆuvre agricole â cequi permet Ă celle-ci, devenue rare, dâĂȘtre plus exigeante quant aux condi-tions de travail â mais elle a Ă©galement permis Ă cette frange de la popula-tion dâaccumuler des capitaux et donc des biens fonciers et immobiliers.Ainsi, devenus propriĂ©taires, un nouveau rapport Ă©conomique sâest instaurĂ©entre certains shuashines et ahrar, engendrant dâune certaine maniĂšre unesorte dâĂ©quilibre hiĂ©rarchique. Câest pourquoi aujourdâhui la tendance consistebien plus Ă Ă©migrer lorsque cela est possible, plutĂŽt que de quĂ©mander uneplace de khammĂšs et de subir lâhumiliation de la soumission, et la perpĂ©tua-tion dâune histoire dĂ©jĂ bien lourde Ă porter.
NĂ©anmoins, dans les oasis du Sud, ceux parmi les Noirs qui Ćuvrentencore aujourdâhui comme khamessa semblent reprĂ©senter les Ă©lĂ©ments nonaffiliĂ©s au groupe pour lequel ils travaillent. Par exemple, chez les Hmerna,une grande tribu maraboutique, ce ne sont pas les Noirs « Hmerna » affiliĂ©sĂ la tribu (parce que descendants des esclaves de ce lignage) qui exercentcette fonction, mais dâautres nâappartenant pas au groupe lignager. Les NoirsHmerna ou shuashin31 possĂšdent leur propre terre (cependant, toujours en
29. Ainsi, dans une lettre du 3 dĂ©cembre 1891 adressĂ©e par la SociĂ©tĂ© agricole etimmobiliĂšre franco-africaine au commandant Catroux, contrĂŽleur civil Ă Tunis,lui reportant un fait arrivĂ© Ă Sidi ThabĂšt : « [...] pour diffĂ©rentes raisons, quelqueskhammĂšs (six sur quarante-neuf) ont jugĂ© Ă propos de se sauver de notre domainesans avoir payĂ© la somme quâils devaient non seulement comme prix de leurachat de khammĂšs, mais encore les avances qui leur ont Ă©tĂ© faites aux Ă©poquesoĂč, sous le coup de la famine, ils nâavaient rien pour se nourrir. Le nommĂ©Belgacem ben Ahmed el Hamami prĂ©tend deux choses [...]. Il a Ă©tĂ© achetĂ© parle nommĂ© Naceur Bouboucha et quâen consĂ©quence il nâappartient plus Ă laSociĂ©tĂ© franco-algĂ©rienne [...] et de plus il nâa pas le droit de sâengager nullepart avant sa complĂšte libĂ©ration [...]. Il passe Ă cet effet devant le notaire unacte qui ne lui est rendu que du jour oĂč il est complĂštement libre [...]. Jâailâhonneur de dĂ©poser entre vos mains, afin de me faire rentrer en possession dece khammĂšs dont le travail Ă cette Ă©poque de lâannĂ©e me serait fort utile » (ANT,sĂ©rie E, carton 233, dossier 11/1, (1891-1921), doc. 100).
30. En 1974, lâONU a crĂ©Ă© un Groupe de travail sur les formes contemporaines delâesclavage au sein de la commission des droits de lâHomme.
31. Pluriel de « shushan », terme faisant rĂ©fĂ©rence aux descendants dâesclaves affranchis.
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proportion infĂ©rieure Ă celle des Hmerna blancs) et travaillent pour leurcompte. Ainsi, câest lâĂ©tranger, lâĂ©lĂ©ment non tribal, qui est soumis Ă cetype de servitude et non les Noirs du groupe. Cette affiliation des NoirsHmerna, mĂȘme si elle est marquĂ©e par le sceau de lâesclavage passĂ©, leurdonne une place relativement privilĂ©giĂ©e dans la hiĂ©rarchie sociale, du moinspar rapport aux autres Noirs de la rĂ©gion.
Pourtant, ces mĂȘmes Ă©lĂ©ments tribaux noirs ne sont pas Ă©pargnĂ©s par lastigmatisation puisque dans les cas des Hmerna, par exemple, ce sont lesshuashin qui sont les musiciens de la tribu, les ghannaya ou sorte de« griots », auxquels les habitants du gouvernorat de GabĂšs font appel lorsdes cĂ©rĂ©monies importantes. Aux alentours de MĂ©denine, autre ville du Suddu pays, ce sont cette fois les âAbid Ghbonton qui remplissent cette fonctionde musiciens. Dans une Ă©tude portant sur cette fraction du lignage Ghbonton,Ben Abdeljelil (2003 : 107-108) explique pourquoi ce sont les Noirs quiremplissent cette fonction : ils « nâont pas dâautoritĂ© sociale et morale quiles empĂȘche dâexĂ©cuter toute pratique musicale ; par contre les [autres] sesentent et se montrent au-dessus de la pratique de la musique âpopulaireâqui contient, dâune part des valeurs de serviteur et, dâautre part, elle estselon certains, interdite par lâIslam [...] ». Cela situe parfaitement la placeallouĂ©e aux Noirs tunisiens sur lâĂ©chelle sociale.
Clientélisme
ConsidĂ©rons Ă prĂ©sent le caractĂšre particulier de la relation quâentretiennentaujourdâhui certaines familles blanches avec les descendants de leursesclaves â reconnaissables notamment au fait quâils portent le mĂȘme patro-nyme32 â, relation extrĂȘmement rĂ©vĂ©latrice dâune mĂ©moire encore vive dutemps de lâesclavage.
Le cas de familles ou de fractions composĂ©es de deux groupes, « noirs »et « blancs », portant le mĂȘme nom, sâobserve dans la quasi-totalitĂ© de larĂ©gion sud du pays, y compris dans lâĂźle de Jerba. Tant Ă Mareth (40 kmde GabĂšs), quâĂ Douz33 ou Jerba34, quasiment toutes les grandes famillessont scindĂ©es en deux : un groupe de Blancs (ahrar)35 et un groupe de Noirs(shuashin) qui lui est rattachĂ© ; le maintien dâune scission au sein de ces« familles » rappelle Ă ceux qui lâignoreraient, qui est descendant de maĂźtreset qui est descendant dâesclaves. Par exemple, les âAbid Ghbonton, « esclaves »des « Ghbonton », forment une sous-fraction dâune tribu du sud-est tuni-sien : ils ne constituent pas une fraction indĂ©pendante mais un sous-groupe
32. Lâesclave affranchi portait comme nom celui de son ancien maĂźtre.33. Dans la rĂ©gion du Nefzaoua.34. Rappelons que ce sont principalement les habitants du sud de la Tunisie, et
notamment les Jerbiens, qui ont Ă©tĂ© les plus fervents opposants Ă la premiĂšreabolition de lâesclavage en 1846 (IBN ABI DHIAF 1963-1965, IV : 100).
35. Ătym., « libres ».
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de lâune de ses branches puisque, aprĂšs 1890, ils furent annexĂ©s Ă la fratriede leurs anciens maĂźtres. A leur sujet, Mahfoudh ben Abdeljelil (2003 :101-102) explique que « le rapport avec lâautre continue aussi Ă dĂ©terminerlâunivers des âAbid Ghbonton. En effet, les Ghbonton, qui Ă©taient dans lepassĂ© leurs maĂźtres et qui habitent aujourdâhui au village de Sidi Makhloufet ses alentours, portent encore beaucoup de prĂ©jugĂ©s sur les âAbid (servi-teurs ou esclaves) dâEl Gosba [...] », la bourgade oĂč habitent les âAbidGhbonton, et qui « est essentiellement une bourgade pauvre »36. Certainesfamilles jerbiennes â pas nĂ©cessairement les plus aisĂ©es, mais celles quiavaient une importante activitĂ© agricole â sont Ă©galement rĂ©putĂ©es pouravoir conservĂ© jusquâĂ aujourdâhui des liens trĂšs solides avec les descen-dants de leurs anciens esclaves qui, dans certains cas, les ont suivis lors deleur exode vers la capitale. Ainsi, il est possible dâobserver dans certainscommerces appartenant Ă des personnes originaires de Jerba, la prĂ©sencedâune main-dâĆuvre composĂ©e des descendants noirs de la « famille ».
Par ailleurs, en Ă©tudiant la composition de ces groupes et les liens« familiaux » qui les caractĂ©risent, on constate quâils continuent dâĂȘtremarquĂ©s, Ă des degrĂ©s plus ou moins importants, par la dĂ©pendance origi-nelle. Les Noirs continuent Ă offrir leurs services dĂšs que la famille blancheen Ă©prouve le besoin, sans quâil y ait nĂ©cessitĂ© de rĂ©ciprocitĂ©, perpĂ©tuantde cette façon lâinĂ©galitĂ© du rang, voire du statut. Ainsi, aujourdâhui encore,on fait appel Ă ses « parents » noirs pour leur dĂ©lĂ©guer toutes sortes detĂąches nĂ©cessaires Ă lâorganisation, par exemple, dâune fĂȘte de mariage oudâun deuil37. Dans certaines rĂ©gions, câest encore souvent une shushana,engagĂ©e moyennant une rĂ©tribution, que lâon dĂ©signe comme responsablede tout ce qui se rapporte Ă la mariĂ©e. Ainsi, plus quâune mĂšre, elle seulepeut pendant toute la pĂ©riode des fĂȘtes prendre des dĂ©cisions concernant lamariĂ©e. A Mareth, on lui donne le nom de « dhahara ». Câest aussi ellequi, lors des cĂ©rĂ©monies, procĂšde au rituel du « rachqan » : moment pendantlequel elle doit chanter les louanges de la future Ă©pouse, et de tous lesinvitĂ©s qui font offrande dâune somme dâargent.
Bien entendu, le mariage entre ces deux groupes demeure formellementprohibĂ© et est perçu comme scandaleux, car malgrĂ© leur longue cohabitationdâĂ©normes prĂ©jugĂ©s continuent Ă rĂ©gler les rapports entre Blancs et Noirs.Câest ainsi que la maniĂšre et le vocabulaire qui permettent aux membresdes deux groupes de sâinterpeller ne semblent pas sâĂȘtre modifiĂ©s depuislâabolition de lâesclavage. Dans certaines familles, le Blanc appelle encorele Noir « bac » â nomination particuliĂšrement dĂ©prĂ©ciative â ou « baba »,
36. Voir Ă©galement EJOUILI (1994).37. Lors dâun travail de terrain effectuĂ© Ă El Mdou (gouvernorat de GabĂšs), un Ham-
rouni du lignage des Râhamna mâexplique : « Dans les grandes occasions, on estensemble [...]. LĂ , ce sont âeuxâ qui font tout, et ânousâ rien ou presque. Cesont toujours les shuashin qui prĂ©parent tout pour nous, et quand on peut lesaider Ă notre tour on le fait, mais il y a encore des traces du passĂ© : un dominant,un dominĂ© [...]. »
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et la Noire « dĂ©da » ; tandis que le Noir appelle les Blancs â parfois mĂȘmequel que soit leur Ăąge â « sidi » ou « sac » (dans la rĂ©gion de GabĂšs) et« lella » ou « lelleti » (câest-Ă -dire « ma dame » ou, plus justement, « mamaĂźtresse »), termes de rĂ©vĂ©rence qui marquent bien la supĂ©rioritĂ© de lâĂ©lĂ©-ment blanc de la « famille ». On observe actuellement cependant une attĂ©-nuation de cette sĂ©grĂ©gation verbale grĂące au nouveau statut de propriĂ©tairede certains shuashin. Ainsi, mĂȘme sâils continuent dâĂȘtre rattachĂ©s et« fidĂšles » au groupe blanc de la « famille », certains acceptent de moinsen moins ces dĂ©nominations empreintes de mĂ©pris. Il reste que cette relationde « clientĂšle », et non moins de « paternalisme », constitue lâun des phĂ©no-mĂšnes, aujourdâhui observable, le plus caractĂ©ristique de la relation entredescendants dâesclaves et descendants de maĂźtres.
Al-walaâ ou le « patronat »
Le « patronat » exprime bien une perception des Noirs tunisiens marquĂ©ede lâempreinte de lâesclavage38. Le lien (eqtiran) qui reliait le destin delâesclave Ă son maĂźtre se maintient mĂȘme aprĂšs lâaffranchissement, crĂ©antainsi une dĂ©pendance qui se perpĂ©tue au fil des gĂ©nĂ©rations. Lorsque lâonexamine les liens ambigus qui se sont tissĂ©s dans le contexte tunisien, etdonc arabo-musulman, entre descendants dâesclaves et descendants demaĂźtres, il convient de sâinterroger sur la nature de cette Ă©volution : est-ellele produit du hasard (naturelle) ou sâagit-il en fin de compte dâune applica-tion, non reconnue Ă ce jour, des textes du fikh39, antĂ©rieurs aux abolitions40.
En effet, toutes les Ăcoles de lâislam sâaccordent pour dire â et en fontdâailleurs une recommandation â que mĂȘme une fois acquise la libertĂ©,lâaffranchi (âatik, muâtak) demeure, ainsi que ses descendants par les mĂąlesĂ perpĂ©tuitĂ©, liĂ© Ă lâaffranchisseur (muâtik), soit homme ou femme, et Ă lafamille de celui-ci par un lien de « clientĂšle » ou wala41, terme qui dĂ©signeĂ©galement un autre aspect de lâinstitution : le « patronat ».
38. MĂȘme lorsque cela nâa pas lieu dâĂȘtre. Nous avons en effet constatĂ© quâune partienon nĂ©gligeable de la minoritĂ© noire de Tunisie est arrivĂ©e dans le pays bienaprĂšs les abolitions, ce qui exclut lâhypothĂšse quâils sont descendants dâesclaves« tunisiens ». Une importante immigration de Tripolitains, de Soudanais et deGhadamĂšsiens a en effet eu lieu Ă partir des annĂ©es 1892-1893, puis tout au longdes deux premiĂšres dĂ©cennies du XXe siĂšcle.
39. LâexĂ©gĂšse islamique.40. On sait que les Arabes prĂ©-islamiques pratiquaient lâaffranchissement avec une
clause appelĂ©e paramonĂȘ par les Grecs, exigeant que lâaffranchi restĂąt avec sonancien maĂźtre pendant un certain nombre dâannĂ©es ou jusquâĂ la mort de cedernier. Lâaffranchi soumis Ă la paramonĂȘ devenait seulement un membre de lamaison du maĂźtre mais non de sa famille (CRONE 1987 : ch. V).
41. Le terme vient de muwalat (inclination, attachement, terme gĂ©nĂ©ralementemployĂ© dans la littĂ©rature hanafite). Toute personne convertie aux mains dâuneautre devenait un client de cette derniĂšre comme le dit un cĂ©lĂšbre hadith : manaslama âala yad ghayrih fa-huwa mawlah.
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Le fikh assimile le patronat Ă la parentĂ© naturelle : le nasab. En effet,les manuels de droit affirment que le walaâ doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme unlien de parentĂ© fictif (al-walaâ luhma ka lihmat al-nasab), et cette opinionsous-entend un certain nombre de rĂšgles gĂ©nĂ©ralement admises, notammentpar les sunnites42. Ainsi, le patron et ses propres « agnats » (âasaba) tiennentlieu dâagnats Ă lâaffranchi(e) qui, lui/elle, nâa pas dâagnats naturels, notam-ment « en matiĂšre de tutelle matrimoniale et de solidaritĂ© pĂ©nale ». En rĂ©a-litĂ©, cette pratique du walaâ, notamment pendant la pĂ©riode des Umayyades,ne concernait pas uniquement les esclaves affranchis : tous les non-Arabesqui aspiraient Ă devenir membres de la sociĂ©tĂ© arabe devaient se trouverun patron (un mawla « supĂ©rieur » dans la terminologie des juristes). Aussiwalaâ al muwalat constitue le lien de clientĂšle qui naĂźt dâun accord distinctde lâacte de conversion aux mains dâun autre. Le walaâ semble donc avoirĂ©tĂ© une solution au problĂšme de lâaffiliation Ă une sociĂ©tĂ© tribale dâindividusqui nâen faisaient point partie, puisquâil a concernĂ© tout autant lâhommeaffranchi que lâhomme Ă©tranger au groupe, tous les deux Ă©tant dans la mĂȘmeposition sociale, celle dâhommes vulnĂ©rables, fragiles, dĂ©pendants pour« survivre » dans la citĂ©, des « locaux », ces hommes libres dont lâascen-dance, le nasab, nâest plus Ă prouver.
Du point de vue du client, le principal rĂŽle du patron consistait Ă luifournir un accĂšs Ă une sociĂ©tĂ© privilĂ©giĂ©e, mais parallĂšlement le patron pou-vait « accompagner la libertĂ© quâil octroyait de stipulations exigeant de lâaf-franchi le paiement rĂ©gulier de certaines sommes, la remise de cadeaux oulâaccomplissement de travaux Ă son profit ou Ă celui dâun tiers pendant unepĂ©riode donnĂ©e [...] »43. En rĂ©alitĂ©, la nature juridique du walaâ se diffĂ©ren-cie tout Ă fait dâune relation agnatique puisque seul le patron hĂ©rite de sonaffranchi, rendant ainsi la relation non rĂ©ciproque. Le walaâ est donc unlien de dĂ©pendance qui tire son effet du fait que le client est dĂ©tachĂ© deson groupe natal, sans acquĂ©rir pleinement la qualitĂ© de membre dâun autregroupe.
La similitude entre ces rĂšgles et coutumes anciennes et la situation dela minoritĂ© noire nous apparaĂźt si frappante, que lâon peut affirmer que lepoids des mĆurs locales ou des traditions religieuses a Ă©tĂ© tel, au regarddes thĂ©ories abolitionnistes alors imposĂ©es, quâil a pesĂ© de maniĂšre considĂ©-rable sur lâhistoire des Noirs de Tunisie, contrairement Ă ce que lâon croyaitjusquâĂ prĂ©sent. Lorsque lâon examine lâĂ©volution du statut dâesclave Ă affranchi, on constate, en dĂ©finitive, quâil a Ă©tĂ© fait abstraction des thĂ©oriestendant Ă abolir dĂ©finitivement toute forme de servitude, pour nâappliquerâ consciemment ou non â les seules lois que la culture arabo-musulmanepratiquait depuis des temps trĂšs anciens44.
42. Ainsi el walaâ ne peut ĂȘtre aliĂ©nĂ© par vente, donation ou legs dans le droit clas-sique, bien que de telles transactions Ă©taient autorisĂ©es dans le droit prĂ©-classique :on ne peut vendre ou donner son nasab comme on le remarque dans le hadith.
43. Cf. « MawlĂą », in EncyclopĂ©die de lâIslam.44. A ce propos, remarquons quâil y aura Ă la suite du dĂ©cret de 1846 et du traitĂ©
anglo-tunisien de 1875, puis Ă lâinstauration du protectorat français, en 1881,
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De lâesclavage Ă la servitude : limites et ambiguĂŻtĂ©s
Les diffĂ©rents cas Ă©voquĂ©s, celui des enfants mrubbin, des khamessa et celuiplus gĂ©nĂ©ral de la persistance de rapports de clientĂ©lisme entre « Noirs » et« Blancs », montrent que lâon nâest plus dans ces situations « propriĂ©tĂ© »45
dâun homme, au sens juridique du terme, mais son obligĂ©, son serviteurpendant un temps plus au moins long de notre existence. Dans de tellesconfigurations, on nâa plus affaire Ă des esclaves achetĂ©s, donc constituantun bien, mais Ă des individus qui, pour des raisons principalement matĂ©-rielles, subissent au cours dâune pĂ©riode dĂ©terminĂ©e une forte dĂ©pendancevis-Ă -vis dâautres personnes.
Nos interrogations portent ici sur la diffĂ©rence et les limites entre cesdeux conditions : celle dâesclave et celle dâasservi, et ce particuliĂšrement dansle contexte tunisien. Quel changement, en dĂ©finitive, a-t-il pu avoir lieu dansun contexte oĂč lâon Ă©tait dĂ©jĂ en prĂ©sence dâun esclavage principalement
une sorte de politique parallĂšle et contradictoire en ce qui concerne le processusdâabolition : celle menĂ©e par le consulat de Grande-Bretagne et la RĂ©sidencegĂ©nĂ©rale française dâune part, et celle des autoritĂ©s locales et du tribunal religieuxdu Charaa, dâautre part. En effet, en 1885, ce dernier refusait de reconnaĂźtre« le certificat [de manumission] dĂ©livrĂ© par le bureau constituĂ© Ă la suite de laconvention relative aux esclaves, passĂ©e avec la Grande-Bretagne et le cadhi, nereconnaĂźt aussi que lâacte de libĂ©ration dĂ©livrĂ© par le maĂźtre de lâesclave » (ANT,sĂ©rie A, carton 281, dossier 1/9, doc. 1).Ce tribunal religieux refusait Ă©galement dâappliquer aux esclaves affranchis lesstatuts personnels qui rĂ©gissent tous les musulmans. Par exemple, en droit musul-man, le mariage dâun esclave ne peut se faire par-devant le cadhi que sur laprĂ©sentation, par lâintĂ©ressĂ©, dâun certificat de manumission ; mais pour parer Ă toute difficultĂ© pouvant surgir du refus du maĂźtre de dĂ©livrer ledit certificat, ila Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©, lors de lâabolition de lâesclavage que, dans ce cas, lâesclave peutsâadresser au Premier ministre tunisien Ă Tunis, et aux caĂŻds dans les autresparties de la RĂ©gence pour avoir immĂ©diatement et sans frais un acte dâĂ©mancipa-tion ayant aux yeux des tribunaux religieux toute la valeur du certificat qui auraitĂ©tĂ© dĂ©livrĂ© par le maĂźtre. Ce qui Ă©tait encore difficilement acceptĂ© et appliquĂ©,et cela malgrĂ© que le dĂ©cret beylical de 1846 eĂ»t modifiĂ© la compĂ©tence de lacharaa pour lâapplication de la loi sacrĂ©e en ce qui concerne les statuts lĂ©gauxde lâesclave Ă©mancipĂ©.On constate donc un refus de chacun des « partis » de considĂ©rer les positionsde lâautre. Les uns ne tenant pas compte des traditions, de lâinfluence et, surtout,des susceptibilitĂ©s des autoritĂ©s religieuses et traditionnelles qui voyaient leurlĂ©gitimitĂ© remise en question ; les autres continuant Ă donner suite aux rĂ©clama-tions de certains propriĂ©taires basĂ©es sur la lĂ©gislation, pourtant abolie, qui rĂ©glaitla condition de lâesclave. Et cela se poursuivra jusquâĂ trĂšs tardivement. A cepropos, dans un article de la DĂ©pĂȘche tunisienne, du vendredi 7 novembre 1913,on Ă©voque une affaire qui avait Ă©tĂ©, cette annĂ©e-lĂ , perçue comme scandaleuseet incomprĂ©hensible. Des princes de la famille beylicale avaient dĂ©posĂ© une rĂ©cla-mation Ă lâencontre du Beit el Mel (le TrĂ©sor public) se croyant fondĂ©s Ă rĂ©cla-mer, dâaprĂšs le droit ancien, lâhĂ©ritage dâun descendant dâesclave dĂ©cĂ©dĂ© sanshĂ©ritier direct et dont les biens â insignifiants en la circonstance â avaient dĂ»faire retour au Beit el Mel.
45. La propriĂ©tĂ© se dĂ©finissant dans lâarticle 544 du Code civil français, comme « ledroit de jouir et disposer des choses de la maniĂšre la plus absolue ».
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950 INĂS MRAD DALI
de type domestique ? ParallĂšlement, est-il lĂ©gitime de penser, concernantdes phĂ©nomĂšnes apparus aprĂšs les abolitions, quâil sâagit bien dâune formedâesclavage Ă laquelle puisse ĂȘtre rajoutĂ© le qualificatif de « moderne » ? Ilfaut se demander, en effet, si le phĂ©nomĂšne de lâesclavage a effectivementdisparu dĂšs lors que lâabolition lui a retirĂ© un de ses attributs, la propriĂ©tĂ©46,en interdisant lâachat et la vente dâindividus. Enfin, sâagit-il ici de lâĂ©volu-tion dâune institution ancienne et dĂ©passĂ©e parce que prohibĂ©e (laquellecependant pour sâadapter au contexte contemporain aurait donnĂ© lieu Ă denouvelles formes dâasservissement), ou bien lâabolition nâa-t-elle Ă©tĂ© endĂ©finitive que sĂ©mantique ?
Nous ne pouvons aborder cette rĂ©flexion sans insister sur le fait quelâesclavage en Tunisie avait pour particularitĂ© dâĂȘtre essentiellement de typedomestique, ce qui accentue lâambiguĂŻtĂ© dĂ©jĂ existante entre esclavage etservitude. Ainsi, il faut rappeler que bien avant les abolitions les critĂšrespermettant, tant pour les Tunisiens de lâĂ©poque que pour les autoritĂ©s colo-niales47, dâĂ©tablir une distinction entre esclave et domestique Ă©taient, danscertains cas, inexistants48. Il ne sâagit pas de cas isolĂ©s car de nombreux
46. Selon la conception classique de la notion dâesclavage (cf. la Convention interna-tionale de 1925), celui-ci est dĂ©fini comme Ă©tant lâ« Ă©tat ou condition dâun indi-vidu sur lequel sâexercent les attributs du droit de propriĂ©tĂ© ou certains dâentreeux ».
47. Dans une lettre du ministre des Affaires Ă©trangĂšres français, du 2 mai 1950,demandant au RĂ©sident gĂ©nĂ©ral de France Ă Tunis de rĂ©pondre Ă un questionnairede lâONU qui permettrait de dĂ©tecter si des formes dâesclavage subsistent en Tunisie,ce dernier ne mentionne aucunement les formes dâasservissement qui ont persistĂ©jusque-lĂ . Il rappelle uniquement que lâesclavage est aboli depuis 1890, et quâenTunisie le seul phĂ©nomĂšne existant, qui se rapprocherait de pratiques dâasservis-sement, est la pratique du lĂ©virat par les sujets tunisiens israĂ©lites, « coutumedâaprĂšs laquelle le levir (frĂšre du mari) doit Ă©pouser la veuve de son frĂšre mortsans enfants pour lui assurer une postĂ©ritĂ© [...] », ce qui implique lâassujettissementdâune femme Ă un homme quâelle nâa pas choisi, explique-t-il (ANT, SG5, carton 42,dossier 7, doc. 3).
48. Par exemple, dans une lettre du Bureau politique de la Direction des protectorats,du 21 mars 1887, on Ă©voque des caravanes qui viennent avec « nĂšgres et nĂ©gresses »[...] « pour ĂȘtre employĂ©s comme domestiques dans une situation qui ressemblebeaucoup Ă celle de lâesclavage » (ANT, sĂ©rie A, carton 281, dossier 1/9, 1895-1891, Section dâĂtat, doc. 25).Plus tard, une lettre de janvier 1890 du RĂ©sident gĂ©nĂ©ral français Ă Tunis auministre des Affaires Ă©trangĂšres Ă Paris, rapporte que « plusieurs fois [...] desnĂ©gresses ont Ă©tĂ© trouvĂ©es Ă Tunis ou dans les centres dâhabitation voisins. CesderniĂšres qui sont toutes nĂ©es dans la maison ou y ont Ă©tĂ© apportĂ©es toutes jeunessont confondues parmi les servantes et nâont pas en gĂ©nĂ©ral Ă se plaindre demauvais traitements. Leur condition nâest pas de beaucoup infĂ©rieure Ă celle desfemmes de condition libre [...] » (ANT, sĂ©rie A, carton 281, dossier 1/9, 1885-1891, Section dâĂtat, doc. 95).Enfin, « Le 23 juin 1891, un avocat disant agir au nom de trois Soudanais ademandĂ© la mise en libertĂ© de quatre nĂ©gresses [...]. Il fut Ă©tabli quâelles servaientleur maĂźtre en vertu dâun contrat rĂ©gulier leur assurant la nourriture et le vĂȘte-ment [...] », ce qui a annulĂ© la plainte de lâavocat (ANT, sĂ©rie A, carton 281,dossier 1/15, 1887-1892, doc. 30, V).
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LES NOIRS DE TUNISIE 951
documents dâarchives montrent quâaprĂšs les abolitions des esclaves affran-chis sont restĂ©s chez leur (ancien) maĂźtre, parfois mĂȘme Ă vie, uniquementen contrepartie de lâhabillement et de la nourriture. Autant dire que, pourun grand nombre dâentre eux, il nây a pas eu de vĂ©ritables changements49.
Câest ainsi que depuis le XIXe siĂšcle au moins, il existe une confusionentre lâesclavage dit « classique » et des formes identiques Ă ce que certainsappellent aujourdâhui lâ« esclavage moderne ». Est-il pour autant lĂ©gitimede parler dâesclavage Ă la fois dans le premier cas, celui qui prĂ©cĂšde lesabolitions, et dans le second, celui qui a servi Ă les contourner ? Le constatquâun type dâasservissement dâhommes juridiquement libres existait dĂ©jĂ depuis des temps anciens â nous avons vu que le walaâ, exigeant de lâaf-franchi un certain nombre de devoirs et de travaux pour un patron, Ă©taitune pratique prĂ©-islamique â, mais aussi depuis des temps plus proches(aux XIXe et XXe siĂšcles, suite aux abolitions) permet dâaffirmer quâil nâestpas appropriĂ© de le qualifier dâesclavage « moderne ». Et, de fait, il ne sâagitpas dâune forme nouvelle, « innovatrice » dâasservissement, mais bien dâunepratique qui, sous de multiples avatars, a existĂ© de tout temps soit parceque lâesclavage en lui-mĂȘme nâĂ©tait pas nĂ©cessaire pour parvenir Ă ses fins(Ă©conomiques ou politiques), soit pour contourner les lois venant Ă lâen-contre dâune certaine « nature » humaine. Ainsi, comme le remarque MosesFinley (1981b : 56-57) : « Dans le contexte de lâhistoire universelle, ce nâesten effet pas lâesclavage, mais le travail libre, le travail salariĂ©, qui constituela singularitĂ© [...]. La force de travail nâa pas Ă©tĂ© une marchandise qui putse vendre et sâacheter Ă part, abstraction faite de la personne du travailleur.Le travail au profit dâautrui sâest ordinairement accompli sous la contrainte,au sens strict du mot par suite dâune force ou dâun statut supĂ©rieurs, ou deconditions particuliĂšres comme lâendettement. » En effet : « Pour nous, lesystĂšme du travail salariĂ© libre va tellement de soi que nous tendons Ă oublier Ă quel point, en tant que systĂšme, il est un phĂ©nomĂšne exceptionnelet rĂ©cent [...]. MĂȘme dans le monde contemporain, des hommes qui enavaient le pouvoir nâont ni hĂ©sitĂ©, ni rĂ©pugnĂ© Ă en revenir Ă un systĂšme detravail forcĂ© lorsque les circonstances lâexigeaient et le permettaient ; ilsont pour ce faire tout un Ă©ventail de moyens â le pĂ©onage, la mobilisationdans lâarmĂ©e, les camps pĂ©nitentiaires, etc. [...]. » On voit donc ici Ă quelpoint il peut ĂȘtre douteux de parler dâ« esclavage moderne » pour dĂ©criredes pratiques dont le type est peut-ĂȘtre mĂȘme antĂ©rieur Ă lâesclavage entant que phĂ©nomĂšne historique (Bormans 1995 ; Finley 1984 : 172-194 ;Benveniste 1969 : 123-147 ; Althusser 1993 : 85-87).
Par ailleurs, en 1894, un Tunisien accusĂ© de dĂ©tenir des esclaves dĂ©clare danssa dĂ©position : « Cette nĂ©gresse nâest pas chez moi Ă titre dâesclave, elle habitechez moi mange et boit comme une de ma famille. Celui qui me lâa amenĂ©ecâest un nommĂ© El Habib ben Ez-Eddenine el Ghadamsi. Je ne lâai acceptĂ©echez moi quâaprĂšs que ce dernier a dĂ©clarĂ© devant notaire que la nĂ©gresse dontil sâagit Ă©tait libre et que personne nâavait de droit sur elle. »
49. Cela concerne majoritairement les femmes esclaves.
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952 INĂS MRAD DALI
Le phĂ©nomĂšne du khamessat pourrait ĂȘtre dĂ©crit, si lâon applique ladĂ©finition du BIT50, comme un cas dâ« esclavage pour dettes »51 et, plus gĂ©nĂ©-ralement, comme une forme dâ« esclavage moderne ». Le khamessat acependant pour caractĂ©ristique tout comme le phĂ©nomĂšne des mrubbinâ qui pourrait ĂȘtre qualifiĂ© selon les mĂȘmes critĂšres de « travail forcĂ© obli-gatoire »52 ou dâ« esclavage dâenfants »53 â, de ne pas ĂȘtre une conditionservile confirmĂ©e et reconnue juridiquement. Une autre caractĂ©ristique, etnon des moindres, de ce phĂ©nomĂšne est quâil ne se transmet pas nĂ©cessaire-ment par voie hĂ©rĂ©ditaire au fil des gĂ©nĂ©rations54, puisque le khammĂšs ensâacquittant de sa dette peut se « libĂ©rer » du travail pour un propriĂ©taire,et que le mrubbin Ă partir du moment oĂč il se marie quitte dĂ©finitivementla maison de sa famille adoptive. Ainsi, comme le remarque Roger Botte(2000 : 17), « [...] dans âlâesclavage moderneâ qui nâest pas un systĂšmesocial spĂ©cifique mais un sous-produit du capitalisme, la condition restepurement individuelle [...] ». Et cela, contrairement Ă lâesclavage « classique »oĂč le statut se transmet de façon hĂ©rĂ©ditaire55, institution qui implique Ă©gale-ment que le statut de lâesclave soit juridiquement reconnu et rĂ©glementĂ©.
*
50. Le rapport du BIT de 1993 distingue, au sein de la catĂ©gorie esclavage en gĂ©nĂ©ral,un esclavage « traditionnel » dont il est trĂšs peu question dans le rapport, et unesclavage « moderne » assimilĂ© Ă la « servitude pour dettes » et au « travail forcĂ©obligatoire », dâoĂč la dĂ©finition du BIT (p. 1) : « Lâesclavage au sens ordinairedu terme consiste Ă faire travailler des gens sans les rĂ©munĂ©rer, soit en utilisantla force, soit sous le couvert des traditions sociales ou culturelles. »
51. Le rapport du BIT de 1993 (p. 1) dĂ©crit lâesclavage pour dettes de la façon sui-vante : « Lâemployeur verse une avance Ă un travailleur, celui-ci est censĂ© rem-bourser sur son futur salaire mais il en est Ă©videmment incapable et, souvent,sa dette ne fait quâaugmenter. Il se trouve ainsi liĂ© Ă son employeur jusquâĂ lafin de ses jours [...]. »
52. Le travail forcé étant toute activité effectuée sous contrainte ou menace.53. Le rapport du BIT, de novembre 1995 (p. 7), sur le travail des enfants évoque
lâexistence de formes « traditionnelles dâesclavage des enfants » et de « formescontemporaines dâesclavage dâenfants » qui « semblent se dĂ©velopper un peu par-tout dans le monde soit par lâinstauration dâun lien entre le contrat de travaildâun adulte et la mise Ă disposition dâun enfant, soit par lâĂ©change dâun enfantcontre une somme dâargent souvent prĂ©sentĂ©e comme une avance sur salaire ».
54. Il est vrai quâune frange importante de la population noire a contractĂ© le mĂ©tierde khammĂšs, pour pouvoir subvenir Ă ses besoins, et quâil existe ainsi des gĂ©nĂ©ra-tions entiĂšres de khamessa qui, par nĂ©cessitĂ© matĂ©rielle, ont continuĂ© Ă cultiverles terres des ahrar. Cependant, lâhĂ©rĂ©ditĂ© de cette condition nâest pas obligatoirecomme lâĂ©tait le statut dâesclave. Ainsi un shushan peut parfaitement tenterlâaventure et aller travailler en ville.
55. En droit musulman, lâesclave nouveau-nĂ©, est le « fruit » (ghalla) de sa mĂšre,et il appartient au maĂźtre de celle-ci.
6644$$ UN16 20-12-2005 13:17:37 Imprimerie CHIRAT
LES NOIRS DE TUNISIE 953
Ces quelques constats historiques et anthropologiques Ă propos du parcoursdes Noirs tunisiens permettent en partie dâĂ©clairer certains questionnementsquant Ă la nature rĂ©elle de ce que lâon nomme aujourdâhui « esclavagemoderne ». En procĂ©dant Ă un va-et-vient entre ce que fut lâesclavage soussa forme institutionnalisĂ©e et des figures de la dĂ©pendance antĂ©rieures Ă cephĂ©nomĂšne puis observables encore aprĂšs les abolitions, il semble difficilede rĂ©unir toutes ces manifestations de lâexploitation de lâHomme sous unemĂȘme appellation, sans distinction aucune. Aussi, le constat que certainsphĂ©nomĂšnes dâasservissement â tout Ă fait similaires Ă ceux dĂ©noncĂ©saujourdâhui par les organismes internationaux comme Ă©tant des pratiques« nouvelles » et rĂ©centes dâesclavage â sont parfois historiquement antĂ©-rieurs Ă lâesclavage en tant quâinstitution, permet dâavancer que le qualifi-catif de « moderne », usitĂ© pour opĂ©rer une distinction avec lâesclavage dit« classique », sâavĂšre inappropriĂ© dâun point de vue historique.
Autant il est nĂ©cessaire de dĂ©noncer et de condamner les conditions devie extrĂȘmement dĂ©gradantes de milliers de personnes aujourdâhui dans lemonde, caractĂ©risĂ©es par la terreur, lâhumiliation et les menaces, autant ilparaĂźt impĂ©ratif de contrecarrer la tendance mĂ©diatique qui consiste Ă brandiren toute occasion la notion dâ« esclavage » pour dĂ©crire, sans aucun fonde-ment scientifique et sans mĂ©moire historique, les phĂ©nomĂšnes les plus divers.
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LES NOIRS DE TUNISIE 955
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RĂSUMĂ
En Tunisie, lâasservissement des « Noirs » a continuĂ© au moins jusquâen 1890, datedu second dĂ©cret dâabolition de lâesclavage. Au cours du XXe siĂšcle, lâesclavage soussa forme traditionnelle a fini par disparaĂźtre et, avec les indĂ©pendances et la miseen place de lâĂtat-nation, toute diffĂ©rence de statut est juridiquement effacĂ©e. Cepen-dant, ceux qui furent esclaves (âabid) nâont connu quâune trĂšs lente Ă©mancipationau cours de laquelle ils acquirent certains droits sur le produit de leur travail et desdroits familiaux, mais ils resteront longtemps exclus. De nos jours, les « Noirs » tuni-siens appartiennent en gĂ©nĂ©ral aux couches les plus dĂ©favorisĂ©es de la population,et des liens de dĂ©pendance et de clientĂ©lisme entre descendants dâesclaves et descen-dants de maĂźtres â tout Ă fait similaires Ă la pratique prĂ©-islamique du walaâ (« patro-nat ») â sont parfois encore visibles en tant quâavatars de lâesclavage aboli. LesphĂ©nomĂšnes du khamessat et des enfants mrubbin qui ont concernĂ© une grandepartie de cette frange de la population conduisent Ă sâinterroger sur la diffĂ©rence denature entre ce que fut lâesclavage en tant quâinstitution, et les formes dâasservisse-ment qui sont apparues en contournement de lâabolition. Il est Ă©galement ici questionde rĂ©flĂ©chir sur la rĂ©alitĂ© historique de ces phĂ©nomĂšnes et donc sur la pertinence Ă qualifier comme « modernes » certaines formes dâasservissement alors que lâescla-vage « classique » Ă©tait dĂ©jĂ principalement de type domestique.
ABSTRACT
From Slavery to Servitude: âBlacksâ in Tunisia. â In Tunisia, the bondage of âBlackpeopleâ continued till at least 1890, when the second decree abolishing slavery wasissued. During the 20th century, slavery finally vanished in its traditional form. Withindependence and the formation of the nation-state, status differences were erasedin the law. Slaves (âabid) experienced a very slow emancipation as they acquiredfamily rights and certain rights over the fruit of their labor. For a long time, theyremained outcasts; and nowadays, most âBlackâ Tunisians belong to underprivilegedsocial strata. Some ties of dependency and patronage between the descendants ofslaves and of masters â fully similar to the pre-Islamic practice of patronage(walaâ) â are still visible avatars of abolished slavery. Given that a large part ofthis population is concerned in the phenomena of khamessat and of mrubbin chil-dren, what essential differences separate the former institution of slavery from theforms of servitude that emerged in circumvention of abolition? Thought is also devo-ted to the history of these phenomena and to the pertinence of calling certain formsof servitude âmodernâ, whereas âclassicalâ slavery was mainly of a âdomesticâ sort.
Mots-clĂ©s/Keywords : Tunisie, âabid, clientĂ©lisme, khamessat, walaâ patronat/Tunisia,âabid, khamessat, walaâ, patronage.
6644$$ UN16 20-12-2005 13:17:37 Imprimerie CHIRAT