derrida - punctum caecum

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    Tourner les mots: chercher Ie langage'le moins inapproprie pour dire un film,cerres, mais aussi en vue de tourner autour des mots, pour les contourner, sanstoutefois renoncer ales tourner , camera en main : au-dela du rneta-discourssur le cinema, et plutot qu'un langage cinernatographique , tenter une autrecinematographic de la parole.

    D'abord un simulacre de dialogue: un Acteur ( alias moi, Jacques Derrida )et un Auteur (< < alias moi, Safaa Fathy ) croisent leur rnemoire mais aussi leurreflexion. I l leur aurait fal lu, centre les lois du genre, inventer le statut d 'un fi lm,D'ailleurs, Derrida : ni une fiction ni un documentaire, bien qu' il soit produir dansla serie Profils d'Arte.

    L'une des deux voix hesite : ... frappes de rnutisrne, appauvris et assignes aresidence , les mots se laissent ainsi deloger par les icones rnuettes d'un film, dessilhouettes plus fortes que la langue; images promises, images prises, images encorevirtuelles, images gardees, images exclues. Comment pourrions-nous dire ici toutesles durees- enchevetrees de ces possibles ? Comment parler de nos experiencesrespectives, si differences, si intraduisibles l'une dans l'autre ? Comment accordernos endurances de ce que fut un tournage - sa veille , ses l ieux, les roles qu'i l nousassigna, son temps et son labeur, son lendemain aussi, l 'ecriture de montage, puis leretour a l'ecran ?

    Apres ce dialogue aux voix indiscernables, Jacques Derrida (< < Lettres sur unaveugle ) et Safaa Fathy (< < Tourner sous surveillance , Tourner sur tous lesfronrs ) reprennent la parole, chacun pour soi : deuxaurobiocinematographies.

    175 F26.70

    Jacques Derrida Safaa Fathy

    Tourncr les motsAu bord d'un film.

    : . , . . . , . :

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    Lettres sur un aveuglePunctum caecum

    parJacques Derrida

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    A l'approche de la nuit, elle [I' aveugle] disair quenotre regne allai t finir , et que le sien allaitcommencer.On conceit que, vivant dans les tenebres avec l'habi-tude d' a gir et de penser pendant une nuit erernelle,I'insomnie qui nous est si facheuse ne lui etait pasmerne importune.

    Elle ne me pardonnait pas d'avoir ecrit que lesaveugles, prives des sympt6mes de la souffrance,devaient etre cruels. Et vous croyez, me disai t-el le ,que vous entendez la plainte comme moi ? - II y a desmalheureux qui savenr souffrir sans se plaindre. - Jecrois , ajoutai t-el le , que je les aurais bientot devines , et'que je ne les plaindrais que davantage.

    El le e ta it passionnee pour 1a lecture et foIle pour lamusique ( ... J Vous pensiez juste lorsque vous assu-riez de la musique que c'erair le plus violent desbeaux~arts ... [. .. J c'est l a plus be ll e des langues que jeconnaisse.

    Lettre sur lesaveugles. Addition a la lettre precedente.DlDEROT

    Ainsi, baissant la garde avant rnerne d'en decider, avant memede me retourner, je me serai laisse surprendre.

    Aujourd'hui encore je ne sais ni pourquoi ni par qui.Le tournage avait deja commence.Jamais je n'ai consenti a cepoint. Pourtant jamais le consente-

    ment n'a ete aussi inquiet de lui-rneme, aussi peu et aussi maljoue, douloureusement etranger a la complaisance, simplementimpuissant a dire non , a puiser dans le fonds de non quej' ai toujours cultive.

    Jamais, comme en connaissance de cause, je n'ai ainsi a&ienaveugle, les yeux fermes sur un ordre qui me dictait: A cepoint, a cette date, tu dois renoncer a garder, et a tegarder, et a teregarder. Renonce a tout, renonee a tous les egards que tureserves d'habitude a ce qui te protege. Oublie tout ce qui tegarde ou te regarde, oui, baisse la garde, defais-toi des armes dudiscours, ne repare plus les mots par les mots, endors la vigilanced'une parole qui n'en hnirait jamais de se preciser, rafliner,contredire, de peser Ie pour et le contre, pour enfin se retirer.Accepte I'hypnose, oui, l'hypnose.

    Le tournage avait deja commence.La decision n'avait pu etre la mienne. A supposer qu' elle l'ait

    ete d'autres fois.Jamais je n'ai ete aussi passif, au fond, jamais je ne me suis

    laisse faire, et diriger, a ce point. Comment ai-je pu me laissersurprendre a ce point, si imprudemment ? Alors que depuis tou-jours je suis, enfin je crois erre tres averti, et j'avertis que je suisaverti - contre cette situation d'imprudence ou d'improvidence(la photographie, l'entretien improvise, l'impromptu, la camera,le micro, l'espace public merne, etc.).

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    Apparemment, certes, au cours du tournage, j'ai ensuite eteactif et libre, aucune parole ne m'a jamaisete soufflee. l'ai toutimprovise de moi-meme. Sur ce theatre, O U je parus le plus actif,toujours actif, toujours en mouvement, me deplacant de moi-merne, souvent en automobile, cefut un Acre apres l'autre. Et j'aimerne joue l'Acteur, un Acteur qui jouerait mon role, en somme.

    Si je me designe desorrnais en disant tantot moi, je, et tantotlui, l'Acteur, ce ne sera pas pour remettre en scene quelque mai-trise ludique. Loin de toutclin d'oeil ironique, je voudrais aucontraire donner a sentir ce malaise quant a ma place, ma placeimpossible dans ce film. Ailleurs , dans le titre du film(D'ailleurs, Derrida ... ), ne designait pas seulement l'autre lieu O Use trouvaient, l'autre scene d'O U venaient, l'autre pays O U se ren-daient la personne et le personnage que je suis tour a tour ousimultanement. Ailleurs devrait aussi donner a entendre quetoujours, moi, l'Acteur, je me suis senti hors du film, etranger atout ce que le film pouvait montrer ou composer de moi . Etque cela devait se sentir, comme un effet d'etrangete . Etmerne, et peut-etre surtout quand cette composition savante(celle de l'ecriture du film, a laquelle je n'eus, a aucun moment,aucune part, je demande qu'on ne l'oublie jamais) pouvaitdonner naissance a des impressions de verite saisissantes ouirrecusables,

    Que je reste etranger (< < ailleurs , autre) merne au regard dema verite , voila l'experience dont je n'arriverais pas a parlermais qui me parait devoir etre au moins evoquee. Pensee sinonconnue. Divorce entre l'Acteur et moi. Ce divorce, cette separa-tion de corps semble priver l'Acteur, certes, de toute verite repre-sentative, de toute legitimite, de toute fidelite : il y a l'abimeentre lui et moi. Merne si l'Acteur m'interprete et me joue, s'iljoue un personnage renvoyant a ma personne, il n'est pas moi, ilne me reflechit pas plus qu'il ne me reflete. II me trahit I.Mais

    inversernent, ilfaut savoir que ce divorce n'a pas commence avecIe tournage, avec le detour du tournage (et divorcer, c'est seseparer par un tour, un detour: divortium, diuertere, voilal'image). Le divorce entre I'Acteur et moi, entre les personnagesque je joue et moi, entre mes roles et rnoi, entre mes parts etmoi, ila commence en moi bien avant Ie film. Et il s'est mul-tiplie, il a prolifere durant route rna-vie . Cela ne m'est paspropre, j'en suis bien convaincu, nous pouvons tous en direautant, tous et toutes en souffrir autant, en jouir autant, maischaque divorce a son histoire, son style, sa langue, son visage, sesnoms propres, ses signatures, et si le film a donne a entrevoir mesdivorces, les noms de mes divorces, il aura dit vrai, pour cette part , il aura fait la part des parts, ilaura fait vrai a la fois pourles divorces qui nous sont communs, et vrai pour les irrernpla-cables et irreversibles divorces qui furent mon lot, qui furent lesmiens prop res (je veux dire entre moi et moi, divorces le plussouvent secrets, condus parfois pour trahison unilaterale, parfoisa l'amiable, parfois avec reconnaissance de torts reciproques, par-fois pour incornpatibilite d'humeur, etc.).

    Autrement dit, le divorce entre l'Acteur et moi, il est fort pos-sible qu'il ait fidelement represent e , en verite, jusqu'a un certainpoint, et reproduit Ie divorce entre moi et moi, entre plus d'unrnoi, entre moi et mes roles dans l'existence , ailleurs quedans le film. Entre moi et les images de rnoi, les visuelles et lessonores - qui m'ont toujours ete, mes amis et les miens pourrontl'attester, intolerables. Auxquelles j' ai toujours ete maladivemenrallergique (jamais ce mot ne rna pam plus juste). Le divorcesuis pas moi-merne, qu'en verite on ne me reconna:1tpas tel merite (auquel jecro is, ju stement , dans la vie soc iaI e, merit er de pretendre ). Or un instantapres , dans le rneme cauchemar et sans reveil.Ta ver ite est reconnue, je suisbien identifie comme celui que je suis. Mais, sans veritable soulagement, sansla moindre interruption dans le reve, le cauchemar continue, longuement, i lme torture sans relache, laissant coexister en lui ces deux situations apparem-ment incompatibles, cel le qui m'honore et celle dont j 'a i honte. Au reveil, ape ine reconfo rte, j e me demande si t el le n' est pas mon experience du film(onirique, partagee, souffrante, protestant autant contre la bonne que contrela mauvaise image de moi). A moins que te lle ne soit l a verite du film. IImontrerait la persecution contre Iaquelle en ver ite je me defends roujours :cel le de Iabonne autant que celle de lamauvaise image de moi.

    1.Reve de divorce et de trahison, verite de cauchemar. Lanuit derniere (du10 au 11 janvier, pendant la semaine O U je relis ces pages avant de les donnera l 'edireur), j e faisun cauchemar. Bien queje jure de dire laveri te , r ien que laver ite sinon toute la ver ite, j e ne raconterai pas la chose, mais en voici la s il-houette logique. Dans le cauchemar, et c 'est lale cauchemar, j e reveque je ne

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    d'avec la verite n'aura pas trop mal represenre, esperons-l-, Iaverite d'un divorce et le divorce qui fait la verite. A chaque mota chaque image, une autre verite denudee. lei, ce ne sont pas se~celibataires, rnerne, qui rnettent a nu la rnariee, mais la proces-sion de ses divorces ...

    5'il rn'arrive dorenavanr de dire tantot l'Acteur tantot moi, cene sera donc pas toujours le resulrat d' un choix delibere. C'estque souvent je ne sais plus, l'indecidable est dans la place. La O Ule fi lm arrive, l 'incaIculable etait deja laoEn lui laissant sa part,en faisant son jeu, je ne crois pas que le film ait enregistre l'incal-culable, comme le ferait un constat realisre ou l'archive d'undocumentaire. Avec l'energie inventive d'une fiction, ila relanceou intensifie, i l a capitalise l 'incalculable a travers toutes sortes demachines et de machinations.

    Voila Ie jeu auquel, si passivement, je me suis prete. Je me suissurpris moi-rneme. Je me suis passivernent prete a l'Acteur, al 'indolenre hyperactivire de son interpretation. Voila pourquoi,jouant le jeu, je n' en suis pas revenu. Voila par quoi je me suis, laisse prevenir, Aucune preparation n'y f it rien. Aucune precau-tion, aucune circonspection ne pouvait rien y faire car elle etaitelle-rnerne d' avance prise dans la machine du divorce. Aucuneanticipation n' a pu ernpecher que tout cela m' a rrive, en effet, etm'a rrive sans que j'y voie rien,

    M' arrive a l'improuiste.Le tournage avait deja commence, je ne me rappelle merne

    plus quand, avant le tournage, il avair commence avant de com-mencer, avant qu' aucune decision de production ne soit Iorrne]-lernenr prise (c'etait deja en 1997 a Cerisy-la-Salle, je crois, peut-etre plus tot encore, le film n' en garde rien mais, je peux enternoigner, la machine etait deja en marche - ineluctablemenr _san,s que j 'aie pris garde ou erie gare).

    A l'improviste, voila une etrange et intraduisible chance de lalangue trancaise. Un mot imporre, a l 'origine, d 'un pays rnediter-raneen a I' autre, d' une langue latine a l'autre (improvviso). Maisun mot desormais inexportable, Non pas inexportable, non, maisinexpropriable, intraduisible, exportable a Laseule condit ion detout faire pour sauver la peau de son idiome francais. Comme lemot d' ailleurs , d'a illeurs,c' est un adverbe qui semble porter

    un nom dans son corps. Il joue d'une syntaxe sans equivalent al 'e tranger. Commencement de quelque exception culturel le .

    Pour commencer, je tournerai done, moi aussi, quelques mots.Auteur de quelques mots.

    A. AVEUGLE. Nom ou adjectif? Masculin ou feminin ? Unaveugle, une aveugle ? Un point aveugle ? Depuis le fi lm, depuisqu'il fut tourne puis monte, et enfin montre, il y a desorrnaispour moi l'aveugle. Celui-ci. Reste seulement l'aveugle, oupresque, la figure d'un aveugle. Unique au monde. Cet aveugle-ci, pour qui aveugle devient un nom propre. Toujours je penseraia cet aveugle que je ne connais pas. Je ne I' avais merne jamais vu,je pense, a sa premiere apparition, dans une rue de Tolede, alorsque nous tournions , du 22 au 24 fevrier de cette annee(1999).

    Presque au milieu du film, voici qu'il surgit maintenant. Sareapparition reste pour moi une apparition. Une premiere appa-rition. Comme une vision furtive, une hallucination meme, elledure une a deux secondes.

    Mon experience du film: elle tend a se rassembler en ce point,desormais. Maintenant, et pour toujours, tout s 'organise, commedans la physiologie de l'ceil, a partir de ce qui fut, et qui reste, unpoint aveugle (punctum caecum). Auteur de lui, depuis sa place,mon point de vue se voit ainsi assigne.

    Laveugle est assis, contemplez-le, arretez l'image.Les mains sur sa tablette, il semble ne preter attention a rien. A

    rien du reste du monde. Cornme si, alors que la camera se tour-nait vers lui, pendant le tournage, il restait lui, dans son infiniesolitude, tourne ailleurs, tourne vers le seul dedans d'un secret.De son secret.

    D'unsecret dont maintenant, et pour toujours, nous savonsque nous ne saurons rien. D'un secret dont, nous le savons aussiune flis pour toutes, il ne sortira jamais. Larchive du film est lapour l'attester. C'est ca, la 10i du genre, la necessite vert igineused'un film surnomrne documentaire . Surnom imprudent maisbien porte puisque l'aveugle fut la, en effet, un matin ensoleille,au coin d'une rue de Tolede. Mais une fiction n'en passe pasmoins en contrebande sous le montage dudit documentaire. Ce

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    qui, dans la realite, n' eut lieu qu'une fois, une seule et uniquefois, voila l'evenernent ainsi archive, voila le document, et cettereference resiste, comme un certain nombre de faits rappelespar l'Acteur, au sujet de l'un des sujets qu'il est cerise representer(< < Derrida habite bien cette maison, ces maisons -Ie film enmontre au moins trois: Laguna Beach, El Biar, Ris Orangis), ilenseigne bien dans cette salle, ces salles (Ie film en montre aumoins deux, Paris et Irvine en Californie), il a bien donne ceseminaire sur Ie pardon (c'est bien lui l 'Acteur, etc.) .

    Mais la verite , la verite realiste de cette realite n'exclut en rien la fict ion, bien au contraire. Celle-ci surgit, routenouvelle et jeune nee, d'une certaine alliance du document avecle simulacre. L'Acteur le suggere des la premiere seconde : la seuleselectivire, dit-il en somme, la seule coupure, la seule finitude desimages engendre autre chose qu'une simple reproduction du vrai,Surtout au moment decisif du montage. Celui-ci performe a lafois une fiction et une autre verite, une verite plus ou moins vraieque la verite, celle du ternoin asserrnente (< < tou te la verite, rienque la verite ). Ma terreur ou rnon espoir, je ne sais plus, c'estselon : que la fiSFion devienne une archive. Non seulement parcequ' elle serait archivee, en tant que f ict ion, mais parce qu' elle den-drait lieu d'archive.

    Le parjure a commence au quart de tour du premier tour decamera. Quand, des la premiere sequence, l'Acteur feint dedisserter sur l'impossible autobiographic, sur Ies paradoxes del'idenrite ou plutot de l'identification, il parle sans do u te engeneral et par-del a la situation cinematographique. Mais il vised' abord l'experience en cours. Silence on tourne, action ,l 'Acteur s'adresse a l'Auteur: vous allez ecrire et signer, vous, dit-il a peu pres, je ne me rappelle plus, un film dans lequel, vous ser-vant de moi comme d'un materiau, vous me demandez dem'identifier a tel ou tel je possible, par exemple celui a qui vousvenez de poser une question sur l'ecriture sous pretexte qu'il apasse sa vie a ecrire sur l'ecriture, et ce je -la est deja multiple,il est coristitue par un nombre indefini de possibles et de pos-sibles perspectives entre lesquelles je devrais choisir a l'improvistepour que vous choisissiez apres moi une fois pour toutes, irrever-siblemenr, etc. Comment, a qui voulez-vous que je m'identifie ?

    Vous me demandez d'etre l'Acteur de moi-meme, de l'un de ceuxentre lesquels j' ai deja tant de mal a me retrouver, et vous allez,sous le sceau de votre oeuvre qui vaudra ternoignage documente,faire passer ce moi, Ie votre, done, le moi de votre choix, pourrnoi. Comment voulez-vous que je sois, et que je sois moi-merne ? Je pourrais l'etre de tant d' autres facons, on pourrait fairetant d'autres films, et avec un autre rnateriau quevous auriez rap-porte au meme sujet (un moi entre autres, mais toujours les miens ] et avec le merne materiau, a savoir ce que vous etes entrain de filmer, mais que vous decouperiez, enchaineriez, monte-riez autrement. Dans ce que vous allez laisser tomber, a peu pres99 % du tout, il y aurait, en reserve, un nombre indefini d' autresfilms possibles, et d' a utres silhouettes virtuelles, et d' a utres profils 1 esquisses : j'y serais toujours moi . certes, maischaque fois un autre. II faut saveugler a tous ces possibles pourvoir ce qu' on voit en effet. Tout" advient, tout devient visible,tou te auto rite se constitue sous le signe de cette cecite : l'autoritede l 'Auteur, certes, et d 'abord l'autorite de toutes les lois qui vontlegitimer une telIe fiction documentaire dans l' espace public.Tout dependra donc d'une organisation econornique du champd'aveuglement. Du hors champ dans le champ. Tout dependra dece qui regarde l' aveuglement de l'aveugle. Mais i1 fallaitle savoir,on ne se passera pas de lui.

    Rien dans la sequence ne semblait l'annoncer, cet aveugle. IIsurgit d'un coup en coupant une sequence. Comme le chat,comme les poissons, comme Jean-Luc Nancy. Anacoluthes,changement de plan, discontinuite qui ne laisse pas le temps.Toute l'ecriture du film (son nom propre est Safaa Fathy) ad'ail leurs mise sur ces effets de coupure (oserai-je dire d 'entame,d'interruption, voire de cette blessure et de cette circoncision-excision qui forment run des motifs, peut-etre le theme Ie pluscontinu, de l' ceuvre?). Les cesures, en particulier celle qui cernel'apparit ion furt ive de l'aveugle, je les crois propices, si l'on peutdire, et comme hospitalieres a l'imprevisibilite, a l'inanticipable,a ce que nul ne voit venir. EIles donnent a chaque surgissementl. Profils est Ie t it re , me semble- t- il , du programme de la chaine Arte

    dans lequel ce film sera projete.

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    de l'image l'aura d'un evenernent. II n'y a d'evenernenr, bien sur,que la O U l'irnprevisible arrive - a l'improviste, donc -, commel'arrivant, comme l'hote inattendu dont parle l'Acteur au sujet del'hospitalite absolue.

    Discontinuite au moins apparente, car un fil secret vienrtou.jours faufiler ou recoudre, disons dans l'inconscient, l'apparencede ce que la perception recoit, accueille, laisse venir, appelonscela la phenornenalite du film.

    Jouons maintenant a supposer que l'apparition instantanee decet aveugle soit signee, par l'Auteur du film, comme l'allegoried'un moi, de rnoi ou de l'Acteur, de moi l'Acteur ou le Figurant,eh bien, de merne que je n'ai rien vu, moi, au moment du tour-nage et n'ai decouvert l'aveugle qu'une fois le film tourne-monte,selon une idee et une signature de.Safaa Fathy, de merne ou plusgravement, plus radicalementencore, l'aveugle, lui, l'aveugle lui-merne ne saura jamais rien de ce qui lui est arrive lao II n'aurajamais acces a ce savoir. Ilne saura jamais que son image restearchivee dans un film: pour le reste du monde, voire pour lereste des temps. Soit qu'il air consenti a ne rien savoir ni com-prendre au teste du monde, soit qu'il ait su, secretement, qu'ilfaut chercher iiailleurs, autrernent, et s'attendre a autre chose. IIsemble tourne vers le dedans, tourne en vue du dedans qu'il nevoir pas - et c'est tourne vers Ie dedans qu'il est aussi tourne,cornrne on le dit etrangement, en francais, d'un film.

    Laveugle, voila une certitude, ne verra jamais le film. Un peucomme rnoi, en somme, et comme l'Acteur. Mais il ne pourramerne pas ternoigner, comme je le fais ici, de notre aveuglementcommun. Ni de ce que cet aveuglement partage n' est pas lememe pour lui et pour moi. Mon je ne verrai jamais ce filmn'a aucun rapport avec lesien, malgre la parente. Mais merne si jepeux le revoir a l'infini, ce qui lui sera refuse, a l'aveugle, je saisque d'une tout autre rnaniere, je ne le verrai jamais.A moins que je ne sois.le seul a savoir ce qu'il faut savoir de cefilm, Ieseul a garder une chance de voir la chose de l'autre cote,d'un cote inaccessible a tout autre. Ou a moins que mon ternoi-gnage, a moins que mon savoir allegue n'ajoute un surcroit dececite. Qui serait aussi un surcroit de verite quam au divorcedont je parlais plus haut. IIn'y a pas de point de vue absolu sur ce

    5. Laveugle deTolede est peut-etre tenu au secret, rel un de ces marranes ...

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    6. . .. ce film est une boi re aux let tres roledane [ .. .J on voi t l 'Acteur deposer une enveloppe [ .. .J dans ungrand cyl indre jaune [ .. .J ilest suppose savoi r de quelle car te posrale il s'agit... 7. Le defa~t du car re lage dans la maison d'EI Biar, Algerie. Qui est ce car reau [ .. .J mal ajuste, disjoint,desajuste, deplace ou mal place?

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    8. Les escal iers de lamaison d'enfance a EI Biar,en Algerie. Echel les, escal iers . Tout, dans cef ilm, parai t echafaude [ .. .J. I:echafaudage lui-rnerne [.. .J. On en a l a car te e t I' echelle .

    9. .. . jouer a suivre la reapparition incessanre des echelles et des escaliers commesi c 'etai r Ie personnage principal - ou Ief iguranr majeur. Innombrables escal iers ,des cenraines de marches au coeur d'Alger,

    f ilm, nous signifie l 'aveugle de Tolede, Si du rnoins on dent a lefoire parler - ce qui serait une trahison du film, et des inten-tions de l'auteur .

    En verite l' aveugle espagnol est tendu, voyez-le. Regardez-lebouger, il est tout a l'ecriture, Quelest l'alphabet de cet aveugleroledan ? Ecriture braille? entre l'ouie et le toucher?

    (Je dois signaler ici, entre parentheses, rune au moins desnombreuses coincidences qui marquent le temps de la chose. Aumoment du tournage, j'etais en train d' ecrire un livre parudepuis, Le toucher, Jean Luc Nancy. Il y est souvent question dugrand problerne des aveugles-nes au XVIII e (Safaa Fathy ne pouvaitpas Ie savoir, rnerne si j' avais deja ecrit, il y a pres de dix ans, desMemoires daveugle, un livre sur le portrai t, sous-intitule Eauto-portrait et autres ruines). Le livre sur Le toucher est aussi obsedepar la transplantation cardiaque dont Nancy fut, ily a dix ans, Iesujet. Or que fait Nancy lui-merne, seul partenaire a qui l'Auteura decide de donner la parole dans le film? Entre autres choses, ilparle et de la greffe du cceur, la sienne, et du motif de 1 a greffe oude la prothese qui rn 'occupe en permanence depuis si longtemps.Ce film pourrait etre decrit lui-meme, dans sa rhematique etdans son operation, comme une greffe generalisee : en particulierdans le corps des sujets, dans le corps des nationalites, dans la viedes cultures, des rel igions, etc. Je devrais y revenir .)

    Laveugle de Tolede, c 'est lui qui rn'a donne l 'idee de l 'alphabet(et si j 'ecrivais un abecedaire ?) . Digitalisation. Les signes s'orien-tent et s'ordonnent au bout des doigts. L'aveugle lit. A moins(saura-t-on jarnais, et quelle difference r) qu'il n' ecr iue sur unetablette. Ii palpe. J'imagine une extase. Elle le requiert corps etame. II jouit , ilest seul a jouir. II lit ou il ecrit, mais au toucher.Seuls ses doigts remuent. Ecri ture ou lecture en relief Amour durelief et donc des restes. On aura rernarque tous les restes etroutes les ruines remises en scene dans un film qui ne rnontre etne parle que ruines , le mot revient souvent, et restes , et archives , et cryptes et memoires incorporees ou mena-cees. D' autant plus aimees et desirees au futur anterieur,

    Laveugle est au secret. On le voit, il est voue au secret. IIappartient au secret. Le secret, autre motif continudu film, ettraite sur tous les modes. Laveugle de Tolede est peut-etre tenu

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    au secret, tel un de ces marranes dont on s'enrretenait tout presde la, dans une cour interieure. Un marrane qui sait se cacher ouun marrane qui s'ignore a force de se cacher - un peu commemol.

    Je l'ai dit, je ne l'avais jamais vu, I'aveugle, pendant que cela setournait, et voici, longtemps apres le tournage, je le decouvredans un film dont je resterai le Spectateur ahuri, un Reveur quin'arrive pas a crever la toile du Reve, un Spectateur-Acteur par-fois incapable de traverser l'ecran pour ren t re r dans le film, pourle rejoindre, pour enchainer et y retrouver sa place (je penseau courrier du cceur dans le S he ik h b la n c que j'avais revu un joura Montevideo, et a L a r os ep ou r pr e d u C ai re ), dans un film dont jefus l'Acteur aveugle et largement inconscient.J' admire l'appel a cet aveu~le. N' est-ce pas la plus sure desfigures? Certes, mais c'est aussi, et seulement, r u n e de cesfigures, une entre tant d'autres.]e ferai encore allusion a de nom-breuses metonymies du film, faufilees a travers tout Ie film, autravers de ce qui se dit, ecrit, montre en se cachant, arrive d'ailleurs , selon le nom du film, la OUje ne l'avais pas vu,jamais vu "i~nir. Et chaqu e f li s , c'est a fa flis une figure en t reautres, et urie figure u n e J o is p ou r t ou te s. Une figure qui dit tout,tout en ne disant qu'une partie du tout. Ce que je remarque al'instant pour l'aveugle (figure entre autres mais qui vaut u n e J oi spou r tou te s - pour l'Acteur, pour le Spectateur, pour le Film,peut-etre meme pour les Operateurs et pour l'Auteur, pour leMonteur ou la Monteuse, etc.), nous pourrions le rapporter ad'autres metonymies du film. Par exernple aux f ig u r es u i su e ll es d echoses: la mine, le chat, l'echelle ou l'escalier, Tautomobile, Iecarrelage, la boite aux lertres, etc., ou a des f ig u r e s p l u s d i sc u r s iv e s ,deja abstraites, coupees des choses, etendues a des concepts: lacirconcision, l'excision, l'hospitalite, le pardon, les differencessexuelles, etc. Et si une metonymic morcelle un corpus ou uncorps, si elle joue entre Ietout et la partie, celle-ci se detachant decelle-la pour en tenir lieu par delegation ou substitution, alors lacirconcision n'est pas une metonymic parmi d' autres. Elle est 1 ametonymic des metonymies, le jeu meme du film. Mais voila,cela doit pouvoir se dire de routes les metonymies - celIe del'aveugle u n e J o is p o u r t ou te s et parmi d'autres.

    [Peut-etre avez-vous remarque l'insistance avec laquelle ce unefois pour toutes s'impose a moi, depuis tout a l'heure. D' ail-leurs, comme je ne fais rien pour lui resister, ces mots ne s'in:-osent pas, je tatonne plutot pour toucher, avant de la VOIr,f , obscure necessite qui conduit vers moi ce syntagme de tous les

    jours, cette locution ordinaire : un e J oi s p ou r t ou te s.U .?- ne quo1 .

    _ Une fois, une fois pour routes. Je n'y peux rien, c' est aufeminin dans rna langue.

    Ce serait encore l'economie d'une capitalisation sans fonds.QueUe economie. encore? Eh .bien, l'u~ic~te d~ l'irrerr:p,la~abl~ s~trouve en deux mots (< < une fois ) greffee a la s zn g ul ar zt e d u n e ve -nernent (toute unicite ne donne pas lieu, chaque [ois, a . unevenement; or c'est ici le cas). De surcroit, cet evenement, letemps de ce qui arrive (une fois, une .seule fois) s~.donne im~e-diatement pour i rreversible , et c'est bien ce qUI ~ Impo~te ; ~estbien ce qui me donne a . la fois jouissance et angoisse. [rreversible,ilI'est a cause du pour toutes , ou du moins d'une certaineinterpretation du pour toutes . Cela n'ar~ive qu'une fois po.urroutes, voila qui sig~ifie : cet even~ment ~ll1que ne se :.~produ~rapas, la chose ne reviendra plus, c est fill1:Tu 'p .eux deja en faireton deuil. Finitude, passe sans retour, disparition. p~rte, ~o~t.Mais, coup de theatre, le pour routes don~e aUSS1,~~ssltot,sans attendre, a entendre Ie contraire : cette f01Svaut dep pourroutes les autres, elle les remplace d'avance, c'est-a-dire qu' elle selaisse deja, dans son deuil ~eme, rer,nplacer: replacer, r~ver~er,revenir, representer, reprodmre. La metonym1e et .lasubstltut~ontropique sont originairement de la partie. EIles Jouent aussi lapartie pour Ie tout, elles misent. elle~ g:gent, elles ~ngagent:ouvrant la place a la synecdoque, voire a la catachrese. E~ laencore, double source de jouissance et d'angoisse, double deuil etdeuil du deuil : rien n'est perdu, rien n'est irreversible, toutrevient (< < retour eternel ) mais inversement, on est deja dans lasubstitution, la singularite se voit perdue de vue, on ~erd cequ' on gagne, comme dans I'interpretariou precedentc et mverse.

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    La reversibilite procure une jouissance aussi insupportable quel'irreversibilite. Autre facon de dire, une fois pourtoutes, que lajouissance parait aussi insupportablement jouissante que la non-jouissance. On ne sort pas de la o Voila ce que voudraient direroutes les metonymies, routes les une fois pour toutes du filmde Safa~ Fathy, Et cela se prononce, et cela n' arrive qu' une fois,une fois pour toutes: dans la langue francaise. Ou certainscomme moi, eurent un jour la chance de debarquer (pou; debarquer , voir plus bas). Essayez d'autres idiomes, essayez detraduire, parexemple par once and for all , ou par ein forallemal ,

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    Diderot n' ecrivit-il pas, plus de trente ans plus tard, en 1772~me sorte de post-scriptum a sa Lettre sur les aoeugles ? N'avouait~1 1 pas le desordre, et des la premiere phrase de son Addition alalettre precedente s ? Je vais jeter sans ordre, disait-il, sur lepapier, des phenomenes qui ne m'etaienr pas connus ...

    .caurait-il dir, comme moi, du cinema?Lordre alphabetique est lui-merne aveugle, on ne peut lui faireconfiance qu' en aveugIe, par un acte de foi, merne si, comme

    l'~veugl~ de Tolede, . on ecrit pour lui rendre du sens et, si on peurdue, lUI donner raison. Sans tricher avec l'alphabet, j'aurais puc.ommencer par AR:E (c '~ut ete aussi legitime car toute cette expe-nence fut pour rnoi, obliquemenr, une re-flexion sur les missions,les contraintes, les chances et l 'avenir, et done les responsabil ire,poli tiques de cette singuliere chaine de television, son traitementdes rapports entre la parole et l 'i ii )age, sa philosophic de l' idiomeet de la traduction). ]' aurais pu commencer par AILLEURS,ARCHIVES, AUTEUR, ACTEUR, ANIMALlX - ou par AUTOMOBILE. Maisje me reserve [e droit d'y revenir a d' autres entrees.Au sujet de toutes nos disputes a Tolede et a Almeria, SafaaFathy me dit'f!un beau jour, que j'etais aveugle. Ce fut son mot.Elle m' a rraite'd' aveugle, elle a repete que je ne pouvais pas voir lefilm, et que toutes mes incomprehensions, mes impatiences, mescou~s ~e colere,. mes crises de nerfs tenaient au fait que je nevoyals nen, que )e ne voyais pas, de I'autre cote, de son point devue a el]e, la verite du film qui se preparait. Elle avait raison, medis-je maintenant, je ne voyais rien, je ne pouvais pas voir ce quino~s at~en~ait de l'autre cote de la camera et du montage .

    .Aujourd hUI encore, cette verite demeure, rnais comme je suisreconcilie avec lui (avec dIe), c' est d'une autre facon que je nepeux toujours pas le voir, ce film.

    Elle non plus, d' a illeurs, lui dis-je ou pensai-je, a part moi, ellene voit rien, elle ne peut pas me voir. De la meme facon et d'uneautre facon. Je me demande comment je peux me voir vu sansme voir, sans pouvoir me voir tel que je me vois vu. Et commentpouvoir rester invisible a soi-meme en tant que voyant, tout enayant le savoir absolu de cette limite, de cette bordure ou de cecerne entourant Ie voir? Ou, si vous preferez, de ce trou noir aucentre du voir? Comment sapproprier le savoir absolu d'une

    tache aveugle (punctum caecum) ? Suffit pas de le dire, ce savoirabsolu. Mais le declarer et en penser la possibilite, ce n' est pasrien.

    Je me demanderai toujours en vainsi la bonne question, pourquiconque voudrait evaluer ce film, pouvait etre la suivante :comment peut-il etre uu, ce film, par quelqu'un qui non seule-rnent n'aurait jamais vu le sujet interprete par l'Acteur (< < moi ,en somme), mais n'aurait jamais rien lu de lui, pas meme enten-du parler de lui, pas meme rencontre son nom? N' est-ce pas la lebon critere ? Oui et non. (II faudrait faire une telle enquete. Maison sait d'avance qu'il n'y a pas de bon critere, ni d'instance cri-tique legitime, et l' existence de jurys de festival ne changera ri~~a }'affaire. Leur auto rite est toujours usurpee et analysable. S 1 1devait y avoir un cri tere, ilne serait pas prealable, Le film devraitl 'inventer, Ieproduire lui-merne, le legitimer. Il devrait le susciter,cornme sa 10i et ses spectateurs, et chaque fois une 10i singulierepour chaque spectateur. Pour ceux qui ont le souci de l'audimat,ce n'est pas la meil leure assurance, mais c'est peut-etre le meilleurpari, et en tout cas le seul avenir. )

    Je me suis sans cesse efforce, et comme personnage et commepersonne, de m'adresser a ce telespectateur infini , int iniment dis-tant et inconnu, celui qui ne sait et ne saura jamais rien de moi.Je l'ai cherche dans 1anuit, a peu pres sur de ne jamais le trouver,et de voir son identite parasitee par trop de visages connus, par leportrait-robot que rna chimie photographique interieure compo-sait ou effacait a chaque instant. Celui-ci ? Non. Celui-la ? Nonplus. Celle-ci alors ? Pas davantage, hum, peut-etre, je ne saisplus. Comme dans certains films policiers, j' etais devant ~~egalerie d'inconnus que je devais reconnaitre. Non, pas celui-la,pas celui-la, peut-etre celle-la. Je mendiais aupres de .chacu~d' eux un signe, un peu d' a ttention, mais j'y apprehendais aUSSI,deja, le violeur. Qu'ils repondent a la destination, qu'ils sel'approprient en arraisonnant le message ou qu'ils se derobent al'arrivee de l'envoi, les destinataires sont toujours ames yeux descriminels en puissance. Eux aussi, dies aussi. Bien que je soiseperdu de reconnaissance, je les accuse d' avoir trop bien ou tropmal recu l' envoi, et il leur faut aussi pour cela demander pardon.Comme moi, en somme, dirait I'Acteur,

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    B. BOlTE AUX LETTRES. II ya dans le film, a Tolede, on l'aurarernarque, une scene de la boiteaux lettres. EHe est aussi tresbrev~. ~lle est aussi furtive que rappari tion de l'aveugle. Presquesubliminale. On pourrait l'oublier aussitot. Anacoluthe.L'inconscient la garde en souffrance. Des lettres sur l'aveugle jepasse donc sans trop de discontinuire ala boite aux lettres. Entreautres choses, mais une flis pour toutes, ce film est une boite auxl~ttres toleda~e. II devient sa propre boite aux lettres. II s'yresume en un Instant. II se monte en boite aux lettres. n se dressecomme elle au coin d'une rue et se ferme aussitot sur le secretqu' on lui confie a l'instant : la carte sous enveloppe que l'Acteurvient de lui jeter dans la gueule et qu' elle vient d' a valer cornmeun animal affame.

    Au film, a la boite aux lettres, il faut un facteur de la verite.L'Acteur est ce Facteur. Et moi aussi. Un Contrefacteur, cornrnequiconque dirait rnoi dans ce film, l'un ou l'autre. L'un ou l'autre?e ces je possibles. On devrair rneme preciser, sans jouer unInstant sur Ies mots, que tel je serait un Artefacteur. Au detourd'une phrase, alors qu'il vient de rappeler unefois encore, tout enjouan.t des .doi[,gtssur le clavier de son ordinateur, pourquoi onde:r~1t toujours demander pardon quand on ecrit (on parjure apnon, on perd fatalement Lasingularire du destinataire des qu' onenvoie un message lisible - et le secret se perd aussitot), on voitalors l'Acteur deposer une enveloppe dans une de ces boires auxlettres espagnoles, un grand cylindre jaune plante cornrne unarbre au coin d'une rue. L'Acteur sait, lui (enfin, moi), il est sup-pose savoir de quelle carte postale il s' agit, mais il restera a peupres le seul a en connaitre la destination - s'il ne l'oublie pas unjour. L'Aveugle ne se savait pas fiIme, ici le Spectateur ne sait pasce qu'il voit, ni l'Auteur ce qu'il fiIme: qu'est-ce qui est ecrit surce~te carte, par l'Acteur - ou moi, et a qui? Moi-rnerne je n'enSUlS plus tout a fait sur et je risque de l'avoir oublie demain.

    Qui pourra le denier? Filmee, decoupee, gardee, montee par1'Auteur du film, cette scene illustre sans doute le propos del 'A~teur a ~'ins~an.tp:ecedent. Elle correspond aussi, certes, pourqUI veut bien sy rnteresser, avec un grand nombre de mes ecritssur 1'adestinerrance (bien au-dela de La carte postale), et enverite, done, avec tout l' oeuvre du sujet suppose du film et en

    droit represente par son tenant-lieu, l 'Acteur. Mais rien n'est plus[napproprie que ce mot d' illustration (car il n'y en a aucunedans le film - qui n'illustre rien et signifie tout autremenr). Cartout a coup, entre autres choses mais une flis pour toutes, la scenede la boite aux letrres, image visuelle immediate (au sens delicone cinernatographique). devient par image (au sens de trope,cette fois: metonymic, anacoluthe ou allegorie) le geste del 'Auteur signant son film. Et dissimulant ou cryptant son adresse.Ce film d' a uteur, cette fiction documentaire si peu docile auxcategories de la television, n' est-ce pas aussi un envoi dont la des-tination et les destinataires restent invisibles, inconnus, alea-toires, indeterminables, mais aussi ineluctables que l'ordre postal,l' ordre alphabetique, I' ordre public? Au croisement du hasard etde la necessite ? En parlant - d'ailleurs -, d'une ecriture quitrahit toujours la singularite du destinataire, et qui doit Ie fairepour etre lisible ; en parlant alors de l'impardonnable pour leque1on ne peut que demander pardon, l'Acteur designait, entre autreschoses, le film lui-meme. La trahison, le crime et le parjuresontpanout, merne dans ce que j' en dis alors, rnoi, l'Acteur, a cet ins-tant rneme. 11n'y a pas de metalangage qui ne parjure encore ausujet du parjure, iln'y a pas de verite de la trahison, voila com-ment je lis la verite de ce film, moi l'Acteur.

    C. CARRELAGE. II etai t une fois, ce carrelage, route une histoire.n y est encore, a l'inrerieur de la maison. Plus precisernent, pourle carrelage dont je veux parler, il se trouve encore a I'entree d~ la villa comme on disait pompeusement de to utes les hahira-tions hors de la ville. Dans cette villa d'El Biar, au 13 de la rued'Aurelles de Paladines, j' ai vecu mon enfance et mon adoles-cence, de facon continue (1934-1949), n'y retournant. ensuitequ' aux vacances, jusqu' en 1962, puis en visite chez les nou:reauxproprietaires, en 1971, et pour la derniere fois, en 1984. Ghssantvite sur un carrel age (motifs floraux, losanges bruns et blancs,seulement des angles et des lignes droites) , la camera semble cettefois s' arreter, mais a peine, sur une sorte de defaut : un seulcarre au mal ajuste, disjoint, desajuste, deplace ou mal place. Quiest-ce ? Tous ses angles sont orientes du mauvais cote. Cela sauteaux yeux: ils s' enfoncent a l'envers dans le motif, lui-merne

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    anguleux, de deux autres carreaux. Je l' avais revu, ce defaut, lorsde mes dernieres visites apres l'exode. Je fus alors etonne deretrouver l'anomalie inchangee, respectee, intacte en elle-meme etdans rna mernoire, A l 'occasion d'un projet de film qui n 'aboutitjamais (avec Nurirh Aviv et Sam Weber, nous avions imagine desconversations - surtout historiques ou politiques - tournees en Algerie sur les lieux de mon enfance), j' avais deja evoque cetetrange accident, l 'insignifiance apparente de ce detai l, sa persis-tance dans le souvenir le plus rnelancolique, son insistance memea revenir, Je dis son insistance car la chose, qui n' e tait rien, justeun detaut d'ajustement, semblait m'appeler , Elle venait me heler ,comme quelqu'un d'autre (rnais qui ?) . Et de S I loin, de si loin,elle paraissait me somrner, me convoquer, son silence criant merappelait , elIe, moi, a elle , avant que je ne me rappelle moi-rnernea la Chose. Dissymetries : fa dissyrnetrie dans la chose, ceslosanges mal tournes, la pointe, de ces angles tournee du mauvaiscote, cet ordre disjoint , voila ce qui, dissymetriquernent, unilate-ralement, s'adressait a moi, rn' enjoignant de repondre et d' enrepondre, avant meme que je ne prenne l 'init iat ive de me tournervers elle , vep la Chose. A Ris Orangis, nous avions enregistre unentretien prealable ace sujet, avec Nurith et Sam, je ne sais plus ceque la cassette est devenue. Pendant lespremieres decennies de rnavie, donc, mon regard avait du voir sans voir, et se voir arrete sanss'arreter; dans un temps presque insensible, ilavait du se laisserinconsciernrnent accrocher, ou devier , ou gener, ou interroger parce defaut sous mes pieds. Peut-etre cent fois par jour. On nesaura jamais si cet accident , dorenavant irreversible, fut aI'origine fortuit, l'effet d'une maladresse, la negligence ou l 'inad-vertance d'un ouvrier sans experience - ou au contraire inten-tionnel. Certains m'ont dit que les artisans qualifies, en Algerienotamment, calculent a dessein la trace d'une imperfection.Superst it ion et signature ala fois.Pour apaiser le destin, peut-etrepour conjurer Ie mauvais ceil. Pendant plus de vingt ans, sansjamais y rellechir ou m'en faire a moi-merne la remarque, sansjamais rn' arretervsans arreter Ie mouvement de mes pas ou ladirection de mon regard, j'avais du laissers'irnprimer en moi lamarque d'une interruption repetee, d'une inhibition, d'unecon torsion de tout le corps. Mon corps avait du esquisser un

    geste de reparation. Reparation d'une faute, donc, repentir pourun deiaut de. fabrication ou quelque peche originel soUs mespieds. Un recit de reconciliation ou de redemption avait duhabiter, a l' etroit, ce modeste lieu. Ce que j' appelle mon corpsavait du tenter , vir tuellernent, en silence, mais inlassablernent, deremettre les choses a I' endroit. En silence, sur la pointe des pieds,il avait du mimer un reajointement. une correction, une remise al'endroit. Done un retour du droit (si le carrelage desaccorde,disjoint, desajointe etait out ofjoint, eut dit Hamlet , I was bornto set it right , c'etait a moi de reparer , j' etais ne pour

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    aussitot. Fors la rnalignite d'une persecution interieure etsubliminale : Quand remettra-t-on les choses a l'endroit? Jedevrais dire a mes parents que quelque chose, la, ne va pas, danscette maison. On laisse les choses aller, on les laisse aller mal,dans ces lignes, dans cette l ignee. I1 s devraient savoir que

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    la signature de Safaa Fathy risque d' assurer l'avenir d'un heritagea cet accident de la loi. Le mal aurait un avenir, comme il est sug-gere a la fin. Je ne saurais dire s'il appelle ou non rna benedictionmais, c' est un fait, je ne suis pas pour rien, moi non plus, dans leschances donnees a cette survie. Et cela, ce risque, ne vaut pas seu-lement pour la sequence du carrelage.

    Un detail encore: avant de debarque r en France, je n'avaisjamais vu, et donc imagine un plancher. Ni un parquet . La pre-miere fois que j'ai rnarche sur des planches, ce fut sans doute surle V i ll e d 'A I ge r , dans la traversee entre Alger et Marseille, al'automne de 1949. Sans do u te n'avais-je encore jamais pro-nonce ces mots, planchet ou parquet , ni pense qu' on put,dans sa propre maison, se tenir sur du bois. Le so l d'unedemeure bourgeoise devait etre carrele. (Je ne savais pas nonplus que le riz etait blanc. Ma mere le faisait toujours cuire dansdu safran. Le mot veut dire jaune en arabe. Mais je ne m' envais pas vous dire tout ce qui m'arriva pour la premiere fois enMetropole.)

    D. DELEGATION. LActeur ne pouvait pas revenir , pour l' instant ,dans son Algerie natale : un de ses amis algeriens y fut assassine,pour avoir, lui dit-on, ecrit et organise un colloque '~ son sujet.LActeura done donne delegation a l'Auteur pour filmer, en sonabsence, les lieux de son enfance : la maison d'EI Biar - ne pasoublier, surtout,les carre1ages, lui dit-il, et le defaut de l'und'entre eux !, et ne pas oublier les cimetieres, et telles tombes, etle centre du village, et les eglises, et Ies synagogues,les eccles etIes lycees (Ben Aknoun, Gauthier, Bugeaud), les quais du portd 'Alger et les voutes sous lesquelles travaillai t le Pere, la Kabylie(que I 'Auteur decouvrit , elle, sous la neige 0 . Delegation de l'ceil,donc, mandat optique, representation arrnee d'une camera, voilaqui rappelle et relance autrement la grande question de la pro-these (posee par Nancy, en particulier, dans le film, qu'il s' agissede son propre coeur ou du discours philosophique del'Acteur).

    Difficile de dire quia prete ses yeux a l 'autre. :CAuteur se subs-titue a I'Acteur. Conrrefacon, artefacture de plus. On est plusperdu que jamais, personne ne peut s'identifier a personne. Ou

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    encore, ce qui revient au merne, on ne peut que s' identifier. Parprocuration. A-t-elle vu avec ses yeux a lui ou revoit-i l desorrnaisa travers ses yeux a elle ?A elle dont le regard est equipe d'unecamera qu'elle dirige indirectement par la mediation d'un opera-teur algerien? Puisqu'on entend la voix off de l'Acteur pendantque ces images algeriennes passent a l' ecran, on peut avoir le sen-timent, comme toujours, d'une reappropriation. Celui qui, unefois pour tou tes, a donne procuration pour qu' on voie et filme asa place, n' est-il pas en train de reprendre possession de son droitde propriete ?Grace aux mots et au recit, on assisterait a un rapa-triement du paysage dont I'Acteur se plaindrait d' avoir etecomme depossede, en permanence, par la camera ou par leregard de I'Auteur - poete egyptienne, il faut le rappeler, dont cefut Ie premier voyage dans une Algerie dont la langue arabe luiresta d' a illeurs, confia-t-elle a son retour, un peu etrangere, Elles 'est mise a habiter la mernoire de l 'autre, elle est devenue l'enfantqu'il fut. Son enfance. Inversement, plus tard, ce fur, cette fois,son tour a lui de visiter comme un spectre des lieux charges desouvenirs pour elle, a Almeria. Safaa Fathy a choisi seule ce decorde tournage, ce lieu inconnu a l'Acteur - qui, se laissant faire unefois de plus, y reconnut toutefois la familiarite d'un paysage, laressemblance avec l 'Algerie, le theatre prop ice a une reflexion surle nomadisme, l'hospitalite, le tressage des voix, les differencessexuelles. Ce vent, ces rnaisons eventrees, ces mines blanches, cesarbres tordus convenaient aux aphorismes improvises sur la vio-lence sexuelle des hommes, le retour des revenants, les tortures etles jouissances de l' experience carcerale, L'Acteur et l'Auteur sesont donc partage une memoire sans jamais voir et savoir, enverite, de quoi ils heritaient ainsi. Ilsne savaient pas apres quoi,infiniment separes, dans la nuit, ils s' affairaient l'un et l'autre atatons. Le sauront-ils jamais ?

    Ala let tre D, j'aurais d' a illeurs pu rappeler le titre du film et sesdeux initiales, mais aussi les trois DEBARQUEMENTS qui scanderentrna vie. Des lors, l'insistance littorale de cefilm -la Californie duSud, le sud de l'Espagne, le nord de l'Algerie - en dessine bien lesplages, les cotes et les cotes. Avant mon debarquernent a Mar-seille, en 1949, il y eut, en novembre 1942, le debarquementdes Arnericains , comme on disait toujours, sur les plages

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    d'Alger, plus prec isement a Sidi Ferruch, comme celui des Fran-cais en 1830. Ce premier debarquernent , avec l'arrivee dumot dans mon lexique, il coincida, a quelques mois pres, avecune normalisation qui ne normalisera jamais rien, a jamais : [eretour a la normale, quand je repris le chemin de l' ecole dontj'avais e t e chasse par les lois anti-juives, et ce fut le debut duchemin qui me conduisit un jour a l'Ecole norrnale. Si on peutdire. (Avec, dans le fond, la voix de Lili Labassi, la camera passeen voiture devant 1 'Ecole normale O U j'ai passe plus de la moitiede rna vie d' a dulte. A etudier, a enseigner, a aimer, a ne pasaimer ... ) Enfin, mon propre debarquement en Amerique,pour la premiere fois, en 1956, a New York, sur Ie Liberti. Quidecida aussi de toute ma vie, et non seulement de mon mariage,de mes enfants, etc. Du V i ll e d 'A l g e r au Liberti, entre 1'Algerie,l'Amerique et la France, tous les debarquernents , tous lesallers et retours, d 'ailleurs, tous les d'ici 1 a de ma vie . ..

    E . E CHE LL ES , E SCALI ERS . Tout, dans le film, parait echafaude. Par1 'Auteur. L'echataudage lui-rneme est construit, monte, montre,analyse, decompose. On en a la carte et l'echelle.

    Certains pourraient serieusement jouer a suivre la reapparitionincessante des echelles et des escaliers, comme si c' etait la le per-sonnage principal - ou le figurant majeur: une figure plus hauteque la figure. Innombrables escaliers, des centaines de marchesau cceur d'Alger. ori y voit monter des femmes voilees, Et puisles escaliers de la maison d'enfance, a El Biar. Presque toujours,quand ilne marche pas, quand ilne conduit pas, i'Acteur est entrain de gravir une marche. II s'agit chaque fois d'un mouvementascendant.

    Avant de prendre la parole, le plus souvent, l'Acteur monte.C' est lui qui monte. Il grimpe. Il est montre, ilest monte entrain d'escalader les marches: escaliers de bois a Laguna Beach audebut du film, echelle de bois qui conduit au grenier, ledit sublime, dans sa maison de Ris Orangis, escaliers de pierredont on le voit, a Tolede, sortir ou s 'extraire, cornme projete versle haut, hors du trou d'un souffleur - car nous sommes autheatre comme dans la vie. Ascension aussi de l'ami Nancy. Ilparle pendant l' elevation, si on peut dire, de l' ascenseur qui le

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    1.-.Gonzalo Ruiz de Toledo, lord of Orgaz; 2.- St. Augustine; 3.- St. Steven; 4.- Ifpor-trait of ~l ~reco; 5.-pieg!l de C;:ovarrubias; 6.-Augustinian friar; 7.- Franciscan friar;8.- Dominican or Trinitarian fnar; 9.- George Manuel Theotocopulis, 10.- Martyrdomof St. Steve.n; 11.- St. Ca~herine of Alexandria; 12.- St. James the Gre~ter; 13,- St. Paul;14. -. Antonio Covarrubias; 15. - S t. Thomas; 16. - Andres Nunez Madrid ' 17. - S t.Sebastian; 18.- St. Mary Magdalen; 19.-Saints in general; 20.; Philip II; 21.- 5 1 . Paul?;22 .- S t. J .ohn the Baptist ; 23. - Jesus Chris t; 24. - The Virg in Mary ; 25. - S t. Peter ;26.- David, 27.-Moses; 28.-Noah; 29.-The soul of Don Gonzalo Ruiz deToledo.

    10. "". s'i l avait ete a la maison, ilaurai t pu, tout en:contemplant I 'apocalypse dans le del, voi r sur later re (comme dans LEnterrement du comte d'Orgaz, du Greco, O U les differenrs plans sont paralleles)", (Proust)

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    11. Jacques Derrida a Almer ia , scene f inale. Deja comme un r evenant qu i n' en fi nira it pas de pa rt ir[ .. . ] i lva seperdre dans l 'hor izon . ..

    I

    12 . Ils ava ient depla ce le p iano de Maman, ilsl 'avaienr mis dans l 'entree [.. .] etjackie (Coogan),IeKid de Charlie Chaplin, semblait veiller sur lui.

    13. Jacques Derrida it 15 ans , El Biar, Alger ie . (Prof il de l 'artefacteur en jeunesinge.)

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    14. JacquesDerrida. Derniere imagedu film, derniers mots: . .. l'impossibilite de dire encore, commeje Iefaisici,moi, je signe.

    conduit vers l'Auteur. On peut, sion en a le gout, allegoriser cessequences d'elev;tion. Elles multiplieraient les figures, une flispour toutes et entre autres choses, du sublime , surnom choisi,pour son grenier, par l'Acteur qui en donne a deux reprises laraison, une fois chez lui, une fois a Tolede. Figures du sublime , done, et de la sublimation, et done durefoulementdont ilest si souvent question, sur des modes divers.

    Car la rhetorique de l'anacolutheobeirait ici a une grammairede l'inconscient, s'il y en a. Ou plutot a une culture des lettres(comrne pour tout marrane bien ne), a la culture aussi d 'uncalcul qui saurait integrer, avec [eprincipe d'une telle logique, lesruses du subliminal: le Spectateur est affecte par ce qu'il percoitsans s'en apercevoir. Ca doit passer tres vite, et se passer trop vite,sans donner Ietemps. On n'apas le temps de prendre conscience.Avant d'en etre l'interprete, I'Acteur parle et joue les symptornesd'un moi (a savoir moi) inconscient. Du cote de l'Auteur, unautre inconscient ouvre l'ceil .II ecoute, une camera a la main, ilsigne avecses propres syrnptomes. Entre les deux, la verite, s'il yen a, doit etre trahie, elle ne sera jamais librement exposee enconscience. La surprise que j' avouais en comrnencant, c'est peut-etre (a : le (a qui veut, ou plutot le (a qui fait , i l fait en sorte quela verite, s'il y en a, se donne dans la seule experience de la tra-hison. Crime impardonnable. Elle se livre, la verite, a l 'insu demoi. Ma verite n'est pas rna verite. Elle me surprend parce que jesuis sans defense devant une verite plus vraie que la verite et plusforte que moi. Lautre seul en dispose.

    La scene devant le tableau du Greco, maintenant, L'Enter-rement du comte d'Orgaz, n' est-ce pas aussi un momentd'elevation? Une ascension? Elevation devant l'oeuvred'art, sansdoute, mais aussi au-dedans de ce qu'un tableau donne a voir. Lacomposition en parait dynamisee, mouvementee, cornmotionneepar la tension entre lehaut et Iebas, entre l'ascension de l 'ame ducomte, tenue par des anges et, simultanernent, la descente ducorps enseveli. II y a tableau (et cela vaut aussi pour un tableaucinematographique) la O U le haut et le bas, toutincornmensu-rables qu'ils demeurent, sont presences ensemble, simultanementimmobilises, fermement maintenus dans la synchronie d'unmerne espace, l'un a l 'autre parallele, comme peuvent l'etre des

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    plans. Lisez, relisez Jean-Claude Lebensztejn (a travers les yeux dequi j'ai reve LEnt er rem en t . .. avant merne d'en voir l'original). I1analyse merveilIeusement le mobile du tableau dans Zigzag l II ydecele, entre autres choses, un fantasme inverse de la nais-sance , Or dans Circonfession 2 (qui nomme et remercie deja].-c.), comme dans le fi lm, l 'experience de l 'ascension ne se laisseseparer ni de la naissanceIla mienne ou celle du fils en general:. et me voici en arret avec elle, dans le coin du tableau, je suis lefi ls du peintre, la signature dans sa poche 3 ) ni de la resurrection- ici celIe de ma mere. Resurrection a la fois .instantanee etmornentanee. Eternelle et provisoire. Deux instantanes, On lavoit d' abord, rna mere, comme morte, son visage de profil estplonge dans l'ombre, on n'en reconnait que le contour, puis, l'ins-tant d' apres, les couleurs reviennent, la void de nouveau vivanteet souriante, spectre d 'une seconde avant l'autre nuit ,

    Autant de tentat ions sublimes, autant de suggestions discrete-ment subliminales, autant d' e scaliers terrestres ou d' e chellescelestes. A moins, demandez a l'Auteur, qu'on n'entre par effrac-tion dans [e reve d'un Jacob cache sous le prenorn de l'Acteur.Escaladant toutes les hauteurs en somnambule, l'Acteur entrevoir

    l.Paris, Aubier-Flammarion, 1981, p. 25 3 sq .2. Circonfession , dans Jacqu e s De r r ida , par G. Bennington et]. Derrida,

    Par is, Le Seuil , 1991, p. 14 0 sq . Je redecouvre a I ' instanr, dans Le te mp sre t rouue , une allusion a L 'E nt er re me n t d u c om te d 'O rg az . Une incidente ent reparentheses , quelque cent pages avant les paves inegaux . e t l es da lle sinegales . C'est l e moment O U 1'on sentait peu la guer re a Paris , Longuevariation sur les raids d'aviation, sur les escadrilles qui savent faireconstellat ion ou qui fo n t a p oc al yp s e , Ces deux expressions sont en ita-l iques. Le faire marque ainsi des effits , les effets de l'art, comme un peuplus loin, dans le meme passage, 1' appel dechirant . er wagnerien . dess irenes fai sa it t res hymne nat iona l ,

    Or rnelant la musique a la peinture, dans la merne description des effits ,toujours au sujet des escadri lles , Proust decrit a insi une tension entre le haut etIe bas, en tr e le ciel d 'apocalyp se et l'ici-bas terrestr e, en tre 1'ascen sion et ladescente, tout au long de ce que nous appelons ici l 'echelle, Pourtan t desco in s de la terre, au ras des maisons, s'eclairaient, et je d is a Saint-Loup que,s'il avait ete a la maison , il au rait pu, tout en contemp lant 1'apocalypse dan s leciel, voir su r la terr e (cornmedans L 'E n te rr em e nt d u c om te d 'O r ga z du Greco,ou ce s differents plans sont paralle les) . . .

    3. Circonfession , & a ns Ja cq ue s D e rr id a, o p. c it ., p. 140.

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    desorrnais son echelle de Jacob: II eut un songeet voici qu'uneechelle etait dressee par terre, sa tete touchant aux cieux, et voicique des Anges d'Elohim montaient et descendaient sur elle. Etvoici que Iahve se tenait debout pres de lui. Illui dit : "]e suisIahve, Dieu de ton pere Abraham et Dieu d'Isaac 1."

    LActeur fait penser a un marrane egare par son propresimulacre: croyant pris a son jeu la O U ilcroyait prendre. Revanttout haut de diaspora judeo-andalouse, perdu entre les syna-gogues et les mosquees de Tolede, ilse dirait, tel Jacob terr ific ason reveil : "En verite Iahve est en ce lieu et je ne le savais pas."II eut peur et dit : "Que ce lieu est terrible! II n' est autre que laMaison d'EJohim et la Porte des deux".

    Tolede : sous les voutes, entre les piliers d'une synagogue,sorte de cathedrale islarnique, ily en a tant en Espagne du Sud,l'Acteur nomme alors, avec un sourire a rnoi-rnerne indechif-frable, le Dieu Un. Sa presence es t son absence, II est la O U IIn'est pas, II est la , d 'ail leurs, pour ne pas y etre, d'ici laoAllez tra-duire cette grammaire et ce def a la nomenclature de Dieu. Versce merne Dieu, dit a peu pres l'Acteur, plus interprete quejamais, montent (car elles montent ou sont aussi rnontees )les ames des fideles. C'est a Lui que, s' elevant au-dessus de cessanctuaires, se destinent sans savoir et sans certitude, en tant delangues, les prieres, les Iouanges, Ies hymnes, Ies oraisons, lesadorations. Ces memes sanctuaires, des siecles durant, Juifs,Chretiens et Musulmans se les sont disputes, appropries, arra-ches, (Au meme moment, si je me rappelle bien, on voit passerune image de la grande synagogue d'Alger - souvenirsd' enfance, rappels du pere et du Frere - qui fut et qui rede-viendra mosquee). Ces freres belligerants, Juifs, Chretiens,Musulmans, ils ne savent meme pas ce que leurinconscient leurdonne, ils ne mesurent plus ce que leur Pere leur prete en heri-tage. Patrimoine sacre, burin de guerre, priere sans destinationassuree : poernes pour les siecles dessiecles.

    En verite Iahve est en ce lieu et je fie [e savais pas. [ ... J Quece lieu est terrible!

    l.Genese X X VII I, 1 2-1 9, tr, E. Dhormes, Paris, Gallimard, co lI . Biblio-cheque de la Pleiade , 1956.

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    II ne saura jamais. II a peur de mourir sans savoir. Comme ilcroit qu'au fond ilne penetrera jamais en ces lieux I,l'Acteurs'apprete a enchainer aussitor . Pour decrire son experience de telsespaces. Ne vient a lui , soudain, qu'une expression doublementnegative: non sans amour . II ne serait p as s an s amour, dit-il,pour ces lieux peut-etre desertes. Mais desertes par Dieu. Trans-formes en desert par Dieu. Et encore impenetrables a Jacob.Pourquoi, au lieu de non sans amour , ne dit-il pas, tout sim-plement, tout uniment, qu'illes aime ? Pourquoi n 'avoue-t-i l pasqu'il aime ce pour quoi il reconnait n'etre pas sans amour? Pour-quoi, au lieu de dire je t 'a ime , fait-il encore des facons?Preciosite ? Non, ce n' est meme pas un precieux je ne suis passans t'aimer mais, plus detourne, plus abstrait, plus reticentencore, sans tutoiement, un impersonnel non sans amour.Sans verbe. Sans acte. II n'y a plus personne en ces lieux visitesreligieusement, non sans amour mais sans personne a aimer.Larnour ? Je t'aime ?Faut reinventer - dans ce desert. La ou if[aut, l'amour. .

    Pour enchainer, donc, sur ce defaut, il faut a l 'Acteur un autreechafaudage, une autre speculation, une autre echelle. Loi dufilm: d'une echelle l'autre. Cesure entre les sequences, d'un motou d'une image a l'autre, anacoluthe, substitution des sujets :changements d' e chelle en un mot. On passe regulierement dedetails de la vie privee (par exemple la sepulture de deux chatsbien aimes) a d'ambitieuses considerations geopolir iques sur laspectral ire de l 'espace vir tuel, les lois de l 'hospitali te , le refoule-ment, l' e ssence tressee de la voix politique ou l' echeveau des dif-ferences sexuelles. Tout ceci passe, de facon cursive, toute subli-minale, par le mot sublime , soit un nom commun devenusurnom propre (le surnom de mon grenier, donc, un atelierd'ecriture), et heureusement intraduisible.. 1. Ou ~our suivre une autre traduction, cette fois celle de Chouraqui quidit escalier et non echelle : II re ve , / Et void un escalier pes te sur la

    terre: satete touche aux c ie ls , / E t voici, les messagers d'Elohim y montent ety descendent. / Er void, IhvH est peste sur lui. / II di t : moi, IhvH l'Elohimd'Abraham ton pere, I 'Elohim d'Is'hac [.. . J Ia'acob se ranime de son sommeilet dit : / "Ainsi , IhvH existe en ces l ieux et moi-merne je ne les penetrais pas."/ I I f remit et dit : "Que! fremissement, cel ieu !"

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    F . F RAN< ;: AI S. A quel moment dira-t-on : ceci est un filmfrancais ? Selon quels criteres ? Question a reelaborer de fond encomble, dans le seisrne qui secoue l'histoire et la production cine-matographique ou televisuelle, Surtout au moment de la fusionAOL I Time Warner, autre scansion, saut vers un disposit if inedit ,nouveau signal techno-capitalistique majeur, aupres duquel leseconomies politiques des gouvernements etat-nationaux et soi-disant souverains ressemblent, plus que jamais, a une gesticula-tion bavarde, puerile rneme, dans un nouvel espace public dont ilsont depuis longtemps et a jamais perdu le controle. La fusionAOL ITime Warner, avec tou tes se s implications, voila la bonneechelle pour penser la politi que aujourd'hui, la politique engeneral, comme celle de la. rele-cinemarographie. Filmfrancais , des lors, cela signifie de rnoins en moins : produit enFrance ou sur le terri toire francais, a partir de capitaux ou de pro-jets nationaux, qu'ils soient publics ou prives. On se demanderace qui reste alors, et ce que

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    verite, un tour de verite, un tournage de verite: ceci aura ete untour, un trope de moi, trop et trop peu de moi) aussi peu euro-peen, aussi peu francais, aussi juif, espagnoI, arabo-andalou quepossible - et l'Espagne commence par l' un des lieux les plus espa-gnols de cette chose tres espagnole qu' est l'Arnerique, la Cali-fornie du Sud. (Tout ici renvoie a 1492, date de Ia conception dufilm, en somme, et mise au point de son genome: en juillet 1492,decret d 'expulsion des juifs d 'Espagnepar Ies rois catholiques, enaout 1492, depart de Christophe Colomb.)

    je viens de dire: elle a montre I'Acteur sous unjour surprenant,un jour inconnu de Ia plupart de ceux qui Ie connaissent ouI' approchent sur une scene publique, En fait, sans jouer sim-plernent Ie prive contre le public, l'insolite contre le familier,Safaa Fathy a choisi de surexposer l'Acteur a contre-jour. D' ail-leurs, dans le passage de Circonfession qui accompagne lesdernieres images d'un filmdont la parole se veut aussi pauvreet demunie que possible, dont le ton, meme s'il est sansappret , parait plus testamentaire que jamais (< < ce qu'i l faut savoiravant de mourir ... ), l 'Acteur se presente lui-rnerne comme acontre-jour, ou plus precisemenr, pour le citer , comme Ie contre-exemple de moi-rneme 1. Dans telIe periode de Circonfes-sion., ils 'adressera cette fois au ternoin, toi la contrepartie demoi . AilIeurs encore, il en appelle de lui-rnerne a la contre-

    1. . . . ce que j'aurais voulu annoncer a G., rna mere qui depuis toujours nem'enrend plus, et fai re entendre de G. qui me di t si bien du bien de moi, cequ'il faut savoir avant de mourir, a savoir que non seulement je ne connaispersonne,je n'ai rencontre personne, je n'ai eu dans l'histoire de l'humanireidee de personne, attendez, attendez, personne qui ait ete plus heureux quemoi, et chanceux, euphorique, c'est vrai a p r io r i, n'est-ce pas, ivre de jouis-sance ininterrompue, haec om nia u id em us e t bona sunt ualde, quon iam tu eau id es i n n ob is , mais que si, au-dela de route comparaison, je suis reste, moi Iecontre-exemple de rnoi-merne, aussi constammenr triste, prive, destitue, decu,impatient, jaloux, desespere, negatif et nevrose, et que si enfin les deux certi-tudes ne s'excluent pas carje suis sur qu'elles sont aussi vraies, simultanemenret sous tout rapport, alors j 'ignore comment risquer encore lamoindre phrasesans la laisser tomber a terre en silence, a terre son lexique, a terre sa gram-maire et sa geologique, comment dire autre chose qu'un interet auss i pas-sionne que desabuse pour ces choses, la langue, la litterature, la philosoph ie,autre chose que l 'i rnpossibiiire de dire encore, comme je le fais ici , moi, j esigne. Circonfession, dans J ac qu e s D e rr id a, o p . c it ., p. 248-249.

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    allee 1 et travaille au corps to utes les rencontres et tous les contra de la langue. (De la a penser encore que l'Acteur, ou leFacteur, ou l'Artefacteur est un Contre-Facteur, il y a un pas queje ne franchirais pas, mais allez done traduire tout ca ! II vautmieux que les etrangers apprennent aussi le francais . .. )

    En allant a l 'encontre des images convenues du personnage oude l'Acteur, l'Auteur a peut-etre voulu developper un negatifjudeo-hispano-arabo-andalou que les cultures d'adoption, lesinstitutions academiques, l 'espace litteraire, Ies superstructurescoloniales et post-coloniales (l'Acteur en parle dans le Musee desarts d'Afrique et d'Oceanie) n'ont cesse d'o ffusquer. Le negatifest refoule dans l' ombre. Le film alors jouerait comme le revela -teur au cours d'un developpement photographique. Pelliculetrernpee dans les eaux du Pacifique hispano-americain ou de laMediterranee ibero-maghrebine.

    Reprenons donc l'exemple d'un mot francais, du premier mot,le premier mot du titre, D'ailleurs ... . Comment vont-ils letraduire ? Devra-t-on renoncer a exporter le film dans une autrelangue ou dans une autre culture nationale sous pretexte que letitre ne se traduit pas? Car je tiens qu'il n'estpas possible derendre, dans aucune autre langue, le capital et les plus-values decet effet verbal. Celui-ci correspond mieux qu'aucun autre al' effet proprement cinematographique du film, jusqu'a en etredesormais inseparable et a faire corps avec lui . Pour dernontrerquece titre est devenu a peu pres irremplacable, on a le choixentre plusieurs metaphores, toutes puisees dans le fonds du film.Elles renvoient toujours a une cinetique, a du deplacernent, a desmobiles et a des vehicules, D' ailleurs la camera ne se meut elle-meme qu'en suivant les deplacements incessants de l'Acteurqu'on montre le plus souvent en train de marcher, de monter desescaliers, d' ecrire au tableau ou, surtout, de conduire une auto-mobile - pres de Paris, en Californie ou en Espagne. I. :Acteur esttoujours en train de changer de place, de se deplacer, voire de seremplacer. En train, et on pourrait d' a illeurs dire que le mot, ledouble mot, l 'expression d' ailleurs est une gare de triage syn-

    1. C'estIe t it re d 'un livre dela collect ion Voyager avec (La QuinzaineLitteraire et Louis Vuitton, 1999) par J . Derr ida et C. Malabou (note de l'ed).

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    taxique. Elle sera it desrinee a assurer un certa in ordre dans la sur-charge d'un trafic ferroviaire. Des trains se croisent a toute allure,il s 'arretent ou assurent des correspondances dans le merne espacede huit lettres : un adverbe, ailleurs , qui signifie en un autrelieu (aliore loco) ou dans une autre direction (aliorsum ou ali-vorsum), voici qu 'il est a iguille vers l'autre adverbe d'ailleurs (c' est -a-dire : entre parentheses, d' autre part, de surcroit, d' unautre point de vue: changement brusque, digression - d'ailleurstout dans cefilm est digression, et si l'on descend du train ou del'automobile, on parlera du film comme d' une serie de pas decotes, d' excursus dont on peur, si on le veut, reconnaitre a la finqu'ils auront fraye un seul et meme chemin), quand soudain unautre aigui llage, sans derail lement, remorque l'adverbe d' ail-leurs au nom, a l 'adverbe norninalise, ail leurs , 1'ailleurs, cetail leurs substantiel ou substantive dont l'acteur dit un peu sen-tencieusement, au debut, qu'il se trouve ici, ici merne, et que sil' ailleurs se trouvait ailleurs, il ne serait pas un ailleurs, etc. Je nesais pas O U serait ici la locomotive, dans Ie nom ou dansl'adverbe, rnais je me rappelle avoir recernment utilise, dans LaCentre-Allee, le mot de locommotion pour designer l'affect, voireIe traumatisme que j'associe toujours a l'experience du voyage.Tout ceci pour dire que dans ailleurs (aliore loco, aliorsum, etc.),Ia reference a l'alteri te de l'autre compte au moins autant que Iadimension topographique : il s'agit de 1'autre lieu comme du lieude I 'autre, et de l'autre non moins que du lieu, d'une autre scenedans Iaquelle l'ecart de l'alterite fait la scene merne , avant d' e rremis en scene. Mais si l'on revient a la difference entre l'Acteur ettel ou tel moi, on dira du premier que, constamrnent deplace, aulieu de l'autre, iltient lieu de 1'Autre, il est suppose du moins enetre Ie tenant-lieu. Mais n 'a-t-on pas assez dir, d'ailleurs, que les rnoi eux-rnernes sont deja, Ies uns pour les autres, ou pourDieu sait qui, d' autres sortes de tenant-lieu? D' O U le drame del'identifica tion remis en scene des les premiers mots de l'Acteur.Le cinema pose-t-il au fond un autre probleme que celui-la.?L'ident if icat ion dans la rupture d'ident if icar ion, la rnerne jubila-t ion rnelancol ique, Ia merne analyse f inie inf inie.

    Au fond, Safaa Fathy m' aura rendu, elle m 'aura donne, plutot,le mot francais. d'ail leurs , la meme O U il reste intraduis ible. Je

    ne me suis jamais servi du mot ailleurs comme

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    jamais, il decrit lui-meme, sans vibration pathetique, ou si peu,ce lieu sans territoire qui serait le sien , une situation privee desite. Voila son habitat. Pour en parler, ilaurait voulu chasser toutlyrisrne, aussi bien Ie pathos ou le topos du nomadisme, del'errance ou de l'exil que la rhetorique de la terre promise, desracines perdues et retrouvees, du retour et du grand rassern-blement. Ces deux intonations sont a peine evirables, bien sur- surtoutquand, ne voulant ni de rune ni de l'autre, on est leplus souvent voue a osciller malgre soi entre l'une et I'autre. IIenresulte donc une sorte de' protestation murrnuree, un lyrismecontrarie, des mots rentres, un leger mouvement d'agacementcontre cequi sedit, contre ce qui s'avance, ou s'arrete, ou selaisseprendre et surprendre a la lettre. La serait l'unite de ton, si dumoins i1 en est une et si par chance elle est perceptible, jusquedans son tremblement. Tout revient a une patiente impatiencedevant les programmes (logiques, rhetoriques, semantiques, etc.),autant de pieges ou de leurres qui guettent et contraignentd'avance tout ce qu'on avance, tout cevers quoi, des qu'on ouvrela bouche, on s'avance, on s'avance trop,trop vite. Au fond lasur-prise inadmissible ( je me serai laisse surprendre , dit-il), c'estbien cette implacable technique: avant d'arriver au bout d'unephrase ou d'un chemin, vous aurez ete precede par une machine.Plus rapide que vous, elle aura su vous gagner de vitesse et vousf ai re d ir e , ou vous laisser paraitre, et paraitre dire.autre chose quece que vous continuez de croire-uouloir-dire.a e me dis alors que j'ecris en chambre, au fond, pour eviter lacamera, Iecinema, la television et la photographie. Non pas pourfuir ou accuser la machine, mais ce s machines, dans l'etat actuelde leur fonctionnement. Je leur prefere provisoirement le tempod'une autre machine a ecrire, d'une autre scene d'ecriture,voire d'une autre cinematographie : ala fois plus lente, pluspatiente mais aussi plus souple et done plus ajustee a la vitesseinfiniment plus grande de micro-mouvements virtuels - disonsentre le corps, la penseeet la langue, pour seservir encore de cesgros mots: une autre fa

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    ture de cette singularite dans la pure visibilite de l'image ? II n'y apas de reponse simple.legere et unilaterale ( oui ou non ) aces questions. La responsabilite a prendre est economique au senslarge du mot. Question de plus ou de moins. Mais cette economicne doit pas etre empiriste . Son empiricite doit obeir a une loi regu-latrice. Laquelle? Celle-ci, selon moi: tout faire pour sauver,transmettre, enseigner, rendre dechiffrable la singularite del'idiome comme telIe, la mime O U e l l e re s te i n t radu i s ib l e . Lui fairepasser lesIrontieres de la traduction comme i n tradu i si bl e . Commel'autre langue. La langue d'ai l leurs. On sait qu'il y a aumoins deuxeccles de traduction. Certains pensent qu'une traduction doit sefaire oublier ou faire oublier I'insistance de l'autre langue derrierela traduction. D'autres pensent le contraire : on doit sans cesserappeler, se souvenir que c ec i e st u ne tr ad uc tio n et que l'autrelangue resiste, et qu'elle survit. Er qu'elle doit survivre, comme lecorps de l'original. C'est bien la mon sentiment, mais celane veutpas dire que Ia traduction (sous-titres, doublages, commentaires,paraphrases, notes du traducteur, etc.) doive faire violence, trop deviolence, a Ia langue d'arrivee : ni qu'elle doive devenir laborieuse,pedante, pedagogique, etrangere en somme dans son accentmeme, Telle est Iagageure immense, et la condition d'une respon-sabilite devant la langue et devant 1'exception culturelle : ensei-gner pratiquement la traduction a Ia television, et ne jamais (ou lemoins possible) substituer a cette experience de l'idiome (qui estlui-meme une economic - voir ici les mots le sublime, aI'irnprovisre , le titre D'a il le u r s, . .. , etc.) une sorte d'esperantoeuropeen, un ersatz d'anglo-americain universel a usage europeenet adapte, par demagogic, a rage de [a globalisation ,

    Pour les memes raisons, et en vertu de la merne loi, ne jamaisminoriser Iapart du langage verbal, du texte, de la lecture rnerne,au profit de Ia pretendue image purement visuelle - ou de la communication. Doir-on rappeler encore que l 'essence duIangage n'est pas epuisee par 1'information ou Ia communi-cation ? Reste a inventer d'autres manieres, cinernatographiqueet televisuelle, de tourner les mots : non seulement sans lesfaire souffrir, ni les telespectateurs, mais en y liberant d'autresressources, d'autres corps, en leur offrant d'autres espaces.

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    Bien sur, ala lettre F j 'aurais pu associer toutes les FILIATIONSqui organisent Ie temps du FILM (retours de la circoncision, lasur-vie de lamere qui meurt et renait, le FILS tenu dans les bras dujeune acteur, la tombe du petit FRERE, la sur-vie en general, etc.Voir plus bas).

    G. GREFFE. Le mot greffe s'entend a peine. Mais il pourraitlui aussi nornrner ou allegoriser 1 ' operation du film, en sondevenir organique. Le mot apparait dans Ia bouche de Jean-LucNancy. Celui-ci evoque, pratiquement dans une seule phrase,breve, discrete, et Ia transplantation cardiaque dont il eut I'expe-rience, le cceur qu'il a recu d'un autre ou d'une autre il y aquelque dix ans 1 - et Ie fait que la greffe, la prothese, l'heteroge-neite au cceur du soi forment des motifs quasiment obsessionnelsdans la pensee de l'Acteur. Au merne moment, a l'instant O U ilestdit (voix off de Nancy) que les textes de l'Acteur s'affairent tousautour de lagreffe, cedernier est montre dans son jardin, artentifaux feuilles, aux troncs et aux racines. La voix off et le change-ment de plan ne relevent pas alors de I'illustration, mais precise-ment de la greJfe (un sujet dans l'autre, un sujet pour l'autre,rnetonymie, taille, entaille, excision, circoncision, anacoluthe).Ainsi effectuee au moment merne O U elle est dire, voire theorisee,l 'operation vaut une fois pour toutes : pour l'ensemble du film.

    Ce que je viens de noter de cette sequence, je pourrais ledemontrer pour chaque plan. Nancy devient alors un personnageparmi d'autres (il passevite, lui aussi)mais aussi le maitre, le com-positeur ou le chef d'orchestre, celui qui detient, connait de l'inte-rieur (en son corps,en son cceur)et enonce mieux que quiconquela loi du film. Moment de meralangage absolu, mais lui-rneme greffe . Chaque greffon, dans le film, peut pretendre - visible-ment, silencieusement - a Ia rneme autorite theorique. Qu'il perdaussitot dans une mise en abyme generalisee. La singularite dumoment Nancy, c'est que cette foisle theoreme est incarne parl'ami philosophe de toujours. Lamiracule, dit ailleurs l'Acteur.Quelques secondes plus tard, autre greffe de la greffe, on verra Ie

    1 . V o ir 1 1e e s uj et [ ea n- Lu c N a nc y, L1ntrus, G a li le e , c o lI . L igne s F i e ti v e s ,2000.

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    visage de Nancy apparairre a l'ecran quand l'Acteur le nomme, auc~urs d'un serninaire californien, a propos d'une expression qu'illui emprunte, la deconstruction du christianisme .

    H. HORS CHAMP. Tout ce qu'il a fallu exclure du champ. Tout cequ'il a faUu exciser pour donner et sa forme et sa chance et sontemps au film. Moi, je garde surtout la mernoire endeuillee de cequ'on tie verra ni n'entendra peut-etre jamais, et qui fut pourtant tourne , Le film en montre peut-etre un dixierne, a peine, je nesaispas. A I'echelle du temps de tournage ou d'enregistrement, lesacrifice est a peine calculable. Je dis sacrifice ou deuil, nonpas pour pleurer la quali te ou la richessedece que l'Auteur a duecar.terau montage et refouler dans une archive a peu pres inac-cessible (comme le serait dans l'inconscient l'inconscient du film),mais parce que cela ressemble et a mon experience du film et,finalement, ace dont, justernent dans Iefilm, parle tout le tempsl'Acteur. Parmi les moments de vie sacrifies,parmi ceux que j'ai leplus airnes (car malgre tous les moments difficiles, malheureux,dramatiques, conflictuels qui ont marque le tournage, j'en aime lamemoire et Ie souvenir en reste heureux;. si heureux - comme Iedit d'autre part l 'Acteur, assis sur la derniere plage), i l y eut parexemple, qu'on me permette au moins de les cornmemorer, lalongue discussion de deux heures sur lesecret, et autres sujets con-nexes - filmee chez Hillis Miller en Californie, avec une demi-douzaine d'amis-, des heures et des heures d'entretiens enregis-tres (sans image) avec SafaaFathy, sur l'hospiralite, lesdifferencessexuelles, etc., de longs moments dans la bibliotheque et lesarchives de l'universite de Irvine, devant des documents a peinedechiffrables que J'y avais deposes et dont je racontais un peul'histoire, l'apres-midi au Musee national des arts d'Mrique etd'Oceanie (entreriens sur les armes de guerre, les armes h ig h t ec h,et lesarchaiques, laviolence phallique, ledit retour conjoint dela religion et du nationalisme, la delocalisation technologique et lafievre reactionnelle qu'elle engendre, etc.).A la lettre H, j 'aurais pu inscrire I'HYPNOSE. Pour au moinsdeux raisons:

    1.parce que le charme fascinant, lefascinum et la verite reveleedu cinematographe, l'element irremplacable de sa technique,110

    l'attrait irresistible de sa scene , tout cela tient a une sorte dequasi-identification sous une espece de quasi-hypnose. Bien sur,c'est le quasi qui compte le plus, d'ou la necessite d'inventerd'autres categories, mais ily faut, ace comme si , et de l'iden-tification et de l 'hypnose, du c ro ir e sa ns y c ro ir e, du sommeileveille, un a rt d e g ou ve rn er se s rtues , comme dit Hervey de Saint-Denys. II y faut une technique savante, calculatrice, mais aussiun art passif, d'une insondable naivete. D'ou, au croisement de lacroyance et de l'incroyance, en ce point aveugle ou croire et n e p a scroire ne se laissent plus dissocier, une indernelable affinite ducinema et de la psychanalyse, certes, et Benjamin en parle tresbien d'un autre point de vue (histoire synchronique des deuxtechniques, agrandissement du detail qui modifie Lastructure dela perception, etc.), mais une affinite qu'il faut aussi reconduire al'h is to ir e d e l 'h yp n os e, aux efforts de Freud, sans doute a jamaisdesesperes, pour liberer sa science de la technique hypnotique ;

    2. parce que, au cours d'une scene etrange, pris entre deuxcameras, l'Acteur se sert du mot hypnose pour se moquerd'une photographe etrangere. Celle-ci exigeait de lui d'interrni-nables temps de pose et d'immobilite docile dans son bureau. IIest alors a la foisfilm! pendant cette seance de photographie, etphotographie en vue d'un portrait (a distinguer du profil , cate-goriedu film prepare pour Arte). Marquant une fois de plus sonimpatience devant la camera (photographique), l'Acteur setourne alors vers l'Auteur, l'Operateur et la camera (cinernatogra-phique), ilsourit et soupire : avecelle, ce n'est pas de la photo-graphie, c'est de l'hypnose ! . Toute ace qu'elle faisait, prise parson propre reve, ne parlant pas trancais, la photographe n'a rienvu, rien entendu, rien compris. Elle s'hypnotisait toUte seule.Absente a ce qui la regardait, captive et occupee d'elle-meme.Comme l'aveugle, le chat et les poissons, peut-etre comrne toutle monde. Cette scene fut d'ail leurs imprevue : improvisee debout en bout.

    (A partir de la, encore un artefact, j'accelere et j' abrege, Cespages doivent paraitre en meme temps que le film et leur lecturene doit pas durer plus longternps que la projection.)

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    I.Cornme, sous la lettre I, nous avons deja range IMPROVISA-TION, IMPROVISTE,MPRUDENCE,INHUMATION,etc., j'ajoute ici1'IMPOSSIBLE.

    Merne s'il a deja eu lieu, larrivee de ce film reste pour moiimpossible. Mais impossible comme tout ce dont il parle, et dontc'est la definition philosophique ames yeux la plus irrecusable:Ie pardon, s'il y en a, ne peut etre possible que s'il fait l'impos-sible, s'il parait et reste impossible. II en va de rnerne pour le do nsans echange ou sans retour, sans rnerci, pour l'hospitalite incon-ditionnelle , pour la responsabilite , la decision, la bened ict ion . . .

    J. Pour JOURNAL,JOUR,CONTRE-]OUR,ACOB,JACQUES,JAMES,JIM, JAIME(en espagnol, voir plus haut) . Je m'arrete a JACKIE.

    Encore une histoire de cinema et d'arret sur image. Jackie (etnon Jacques), c'est le prenorrr.choisi par mes parents a uneepoque (I930) ou, je ne peux que le supposer car ils ne m' en ontjamais parle, Ie Kid de Charlie Chaplin, Jackie Coogan, etaitcelebre. (Beaucoup de prenoms americains, souvent des prenornsd'acteur, chez les jeunes juifs d 'Alger : Will iam, Charlie, Sydney,James, etc.) Or par une coincidence dont je ne suis pas encorerevenu, Safaa decouvrit dans la maison d'EI Biar, au-dessus dupiano de rna mere que nous avions laisse la-bas, unegigantesquephotographie, un poster sans doute : Jackie Coogan en per-sonne. Avaient-ils su, les Morsly qui habitaient a leur tour notremaison? Mais comment auraient-ils su? Ils avaient deplace Iepiano de Maman, Usl ' avaient mis dans l'entree, tout pres du car-relage desajuste, et Jackie (Coogan) semblait veiller sur lui . Ado-lescent, le Jackie d'EI Biar revait d' a illeurs de devenir acteur decinema, non moins que footballeur professionnel . Cheveux bleu-noir et dents d'ivoire blanc, il regardait jouer ses muscles devantla glace et se faisait photographier en Tarzan (profil de l'artefac-teur en jeune singe).

    K. Pauvrete de notre langue en lettres K, bien sur. On rappel-lera seulement ceci : quand ils commencent par la lettre K,presque tous les mots francais sont d'o rigine etrangere (kabbale,k ab yl e , k ham si n , k if ki f, k in e to sc o pe , k it sc h , k r yp to n , k ou bba , k ymo -graphe), souvent d'ascendance anglo-saxonne, plus souvent encore

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    allemande. Pour Arte, chaine franco-allemande, j' aurais pu selec-tionner quelques noms propres plutot germaniques, KANT ouKAFKA( Devant la loi , V or d em G ese tz : c'est en somrne levrai sujet du film, l'Acteur y consacra d' a illeurs un texte), maissurtout KODAK,et encore KAMUF,Peggy. Avec Miller et les deuxWeber (voir plus bas), elle vint de Los Angeles a Irvine pour par-ticiper au long seminaire californien sur le secret et la differencesexuelle - qui ne put survivre au montage .

    L. LIEUXOU LYCEESles miens, Ben Aknoun, Gauthier, Bugeaud,Louis-le-Crand), La camera se prornene dans la cour des trois pre-miers lycees (etudes secondaires, classe de philosophie, hypo-khagne) mais ils ne sont jamais nornmes, pas plus qu' aucun deslieux dans ce film. Quand j' ai per

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    Partout, qu'on l'entende ou non a tel ou tel moment, elle enve-loppe, inspire et respire. C'est la le choix le plus determinant del'Auteur, le message , s'il en est un, l'esprit, Iegeste du film. Jem'y rends comme au lieu d'harmonie et de reconciliation, al'accord entre le cceur de 1'Acteur et 1'inrention-de-l'Auteur .Dont la fideli te trouve la son signe irrecusable: son signe aussiaveuglant que la verite, toujours, d'une musique ou d'un chant.C'est pourquoi j'ai cite, au commencement (au commencementil y a la musique, et a la fin) le mot de l'aveugIe, de cette aveuglede Diderot, folIe pour la musique : Je crois, disait-elle, queje ne me lasserais jamais d'entendre chanter ou jouer superieure-ment d'un instrument, et quand ce bonheur-la serair, dans leciel, le seul dont on jouirait, je ne seraispas fachee d'y etre. Vouspensiez juste lorsque vous assuriez de la musique que c'etait Ieplus violent des beaux-arts [... J . C'est surtout dans le silence dela nuit que la musique est expressive et delicieuse. A la projec-tion de cefilm, j' ai eu envie de me pencher vers rna voisine pourlui dire: ecoutez, ilfaut regarder ce film en fermant les yeux.

    Je passe ici sur MEMOREet MERE(voir plus haut e t p a ss im ) etmarque une pause a MALEDICTION.erniere scene: l'Acteur confiea l'Auteur qu'il ne maudit jamais. Meme quand il ne benit pas.Scene indechifirahle. Pour le Spectateur et peut-etre pour l'Acteurlui-merne, Qu'est-ce qu'il veut dire au juste? II parle alors dupasse. Benir semble signifier pour lui: appeler [eretour eternel decequi fut, meme quand cela ne fut pas, aupresent, heureux. On adeja, je lenotais plus haut, quelque peine a lecroire. Comment nepas maudire ce qu'on dit ne pas pouvoir ou ne pas vouloir benir ?Pour qui se prend-il ? Ou pretend-il puiser cette ressource ? Et cedroit a la neurralite, ce suspens entre benir et maudire ? Ni benirni maudire, vrairnent ? Pas merne virtuellement ? Ni bien ni mal,au-deladu bien et du mal ? On a l'impression qu'il seBattede nejamais faire de mal, de ne jamais vouloir de mal a quiconque, aufond, meme quand ilest incapable de faire ou de vouloir du bien.On a 1'impressionqu'il avait un exemple en tete, au moins un, tressingulier, une malediction possible et dont ilsaurait, par vertu,s'abstenir. Une sorte de carreau mal ajuste de son passe, comme

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    ethique, neutral iser, Et ils'agirait alors, bien entendu, de quel-qu'un, plutot que de quelque chose. .Je serais tente de relier, apres coup, cette enigme de l'a-diction(ni benediction ni malediction) a ce qu'il declare un peu plus totou un peu plus tard, je ne sais plus, a savoir que jusqu' au derniermoment on ne saurait decider sicela fut bien ou mal, heureux ournalheureux, si j' ai ete heureux ou malheureux. II semble alorsdesigner, en disant jusqu'a la fin ou au dernier moment ,l'instant de la mort, et je crois meme qu'il nomme la mort. Maiscomme ilparle aussi d'un mal qui aurait un avenir et qui pourraitlui survivre (et c'est cela qu'il ne saurait benir), la mort n'est paslenom le plus sur pour cette fin dernie