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Quatre AUTEURS Y. Grevet, F. Hinckel, C. Trébor, V. Villeminot

quatre romans Koridwen, Yannis, Jules, Stéphane

Quatre personnages qui se croisent, s’entraident, s’aiment ou se rejettent

Quatre histoires à lire dans l’ordre de son choix

Un univers communsaisissant et addictif

Découvrez les premiers chapitres

des 4 romans

Retrouvez les romans

en librairie le 27 août

Yves Grevet

florence hinckel

carole trébor

vincent villeminot

Livret 115x178.indd 3-4 20/05/2015 12:06

Ceci est un extrait des livres suivants :U4.Koridwen, U4.Yannis, U4.Jules et U4.Stéphane

© 2015 Éditions Nathan et Éditions Syros, SEJER, 25, avenue Pierre-de-Coubertin, 75013 Paris, France

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011

ISBN : 313-3-09-221731-9

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Préambule1er Novembre

Cela fait dix jours que le filovirus méningé U4 (pour « Utrecht », la ville des Pays-Bas où il est apparu, et « 4e » génération) accomplit

ses ravages.D’une virulence foudroyante, il tue quasiment sans exception, en qua-

rante heures, ceux qu’il infecte : état fébrile, migraines, asthénie, paraly-sies, suivies d’hémorragies brutales, toujours mortelles.

Le virus s’est propagé dans toute l’Europe. Berlin, Lyon, Milan… Des quartiers, des villes, des zones urbaines entières ont été mises successive-ment en quarantaine pour tenter de contenir l’épidémie. En vain.

Plus de 90 % de la population mondiale ont été décimés. Les seuls survivants sont des adolescents.

La nourriture et l’eau potable commencent à manquer. Internet est instable. L’électricité et les réseaux de communication menacent de s’éteindre.

–Avant l’épidémie, Warriors of Times – WOT pour les initiés – était un

jeu vidéo en ligne dit « massivement multi-joueurs ». En fonction de leur niveau, les joueurs pouvaient voyager à travers les époques d’un monde fictif, Ukraün, afin de changer le cours des événements et ainsi accomplir leur quête. Régulièrement, les joueurs se rendaient sur le forum pour élaborer des stratégies ou recevoir les conseils des combattants Experts, voire de Khronos lui-même, le Maître de jeu.

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Le 1er novembre, avant-dernier jour de fonctionnement du réseau mondial Internet, WOT compte environ cent cinquante Experts encore en vie sur le territoire français. Ceux d’entre eux qui se connectent au forum ce jour-là, pour oublier la réalité ou échanger des informations sur la progression de la catastrophe, reçoivent ce message :

De : Maître de jeuÀ : Experts

Ceci est sans doute mon dernier message. Les connexions s’éteignent peu à peu dans le monde entier. Gardez espoir. Nous sommes toujours les Warriors of Times. Je connais le moyen de remonter le temps. Je l’ai toujours connu. Mais seul, je ne peux rien faire. Rejoignez-moi. Ensemble, nous pourrons éviter la catastrophe en réécrivant le passé. Croyez en moi, croyez en vous, et nous gagnerons contre notre ennemi le plus puissant : le Virus.

Rendez-vous le 24 décembre à minuit sous la plus vieille horloge de Paris.

Khronos–

Jules, Koridwen, Stéphane et Yannis font partie de ces Experts. U4 est leur histoire.

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.KORIDWEN

YVES GREVET

7 Novembre

Comme tous les autres jours, je me suis levée tôt pour nourrir les bêtes. Ce matin, c’était au prix d’un très gros effort. Je n’ai

pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. À mesure que le temps s’écoulait, mes pensées devenaient plus sombres et plus désespérées. Vers quatre ou cinq heures, j’ai débouché le flacon de poison et je l’ai porté à mes lèvres. Avant d’avaler la première gorgée, je me suis fixé un ultimatum : « Koridwen, si tu ne trouves pas dans la minute une seule raison de ne pas en finir, bois-le ! »

Et là, au bout de longues secondes de noir complet, j’ai vu apparaître dans un coin de mon cerveau la grosse tête de la vieille Bergamote. Jamais elle ne parviendra à mettre bas sans mon aide. Je la connais. J’étais là la dernière fois et ça n’avait pas été une partie de plaisir. Si je ne suis pas à ses côtés, elle en crèvera, c’est sûr. Elle et son petit.

Alors c’est pour cette vache que je suis encore vivante à cette heure. Après son vêlage, il faudra donc que je me repose la question. Depuis que je suis la seule survivante du hameau, je fonctionne comme un robot, sans jamais réfléchir. J’alterne les moments d’activité intense et les temps morts où, prostrée dans un coin, je ne fais que pleurer ou me laisser aller à de brefs instants de sommeil.

Je continue à traire mes bêtes mais je répands le lait dans la rigole. Si j’arrêtais la traite, elles souffriraient quelque temps, puis leur production stopperait d’elle-même. Je continue à le faire parce que ça m’occupe l’esprit et me donne l’illusion que la vie suit un cours presque normal. Je change les litières. Je remplis la brouette avec la

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paille souillée. L’odeur est forte mais elle est rassurante. Le poids de la charge tire dans mes épaules. Ça m’épuise vite et, le soir, cela m’aide à trouver plus facilement le sommeil. C’est une tâche fastidieuse et pénible mais on voit le travail avancer et, à la fin, on a le sentiment du devoir accompli. Les bruits de la campagne ont changé depuis deux semaines. Le silence n’est plus troublé par le bourdonnement des voi-tures et des engins agricoles.

Pourtant, il y a quelques minutes, j’ai cru entendre un véhicule appro-cher. Puis plus rien. Je suis sortie pour voir. Mais il n’y avait personne. Je commence peut-être à perdre la boule.

J’étale maintenant de la paille propre sur tout le sol de l’étable. Les bêtes sont soudain nerveuses, comme avant un orage ou lorsque des taons les agressent l’été. Je sursaute en sentant une présence derrière mon dos. Ce sont deux gars à peine plus âgés que moi. Ils se ressemblent, peut-être sont-ils frères. Je reconnais l’un des deux. Je l’ai vu en ville plusieurs fois avant la catastrophe. Il traînait avec d’autres à l’entrée du mini-mar-ket du centre. Ils sirotaient des bières et faisaient la manche. Je ne suis donc pas la seule dans les parages à avoir survécu. J’en éprouve une sorte de soulagement. Mais ce n’est pas avec eux que je vais pouvoir rompre ma solitude. Le regard qu’ils posent sur moi me glace le sang. Je ressens leur hostilité et leur malveillance. C’est le plus vieux qui m’interpelle en grimaçant :

– On a besoin d’outils du genre perceuse-visseuse, scie circulaire, marteau, hache, tronçonneuse. On a des portes et des volets à faire sau-ter dans le coin.

– Vous n’êtes pas chez vous ici et vous n’avez aucun droit, dis-je en relevant la fourche pour les menacer.

– Hé la gamine, reprend le gars en colère, tu vis sur une autre planète ou quoi ? C’est fini tout ça. Tout le monde est mort, sauf quelques jeunes de notre âge. Maintenant, plus rien n’appartient à personne. Si on veut survivre, on doit se servir. Ceux qui voudront rester honnêtes crèveront.

– Pourquoi vous n’allez pas ailleurs ? Ce ne sont pas les hameaux désertés qui manquent dans les environs.

– Ici, on savait qu’on trouverait de la compagnie, lance le plus jeune. Il paraît que sous ta salopette de paysanne se cache un corps de déesse.

– Arrête tes conneries, Kev ! On n’est pas venus pour ça. Toi, la petite,

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magne-toi de répondre ou ça va chauffer !– La clef de l’appentis est sur la porte.– Merci ma belle.Le jeune Kevin m’adresse un regard qui signifie que je ne perds rien

pour attendre. Je fais mine de reprendre ma tâche et je baisse les yeux. L’aîné est sorti et l’autre me surveille. Je m’approche pour répartir la paille à quelques mètres de lui. Il finit par se lasser de me contempler et tourne son regard vers la cour. Je me jette alors sur lui, la fourche en avant, et lui plante deux pointes dans la cuisse gauche. Ses genoux plient sous la douleur et il s’écroule à mes pieds. Il semble manquer d’air et ne parvient pas à crier. Je le contourne et cours jusqu’au râtelier planqué dans un placard de l’arrière-cuisine. J’attrape un des fusils de chasse avec lesquels mon père m’a initiée au tir. Je le charge avec des cartouches qui étaient cachées dans le bahut du salon. Je ressors, pénètre dans l’appentis et tire à deux reprises au-dessus de la tête du pillard qui lâche ce qu’il avait pris. Il a la trouille et son visage vire au gris.

– Va récupérer ton frangin et barrez-vous d’ici. Sinon, je vous abats comme des lapins.

Il a compris et se précipite dans l’étable pour ramasser son frère qui chiale maintenant comme un gamin. Il parvient à le relever et glisse son bras sous son épaule. Ils s’éloignent sur le chemin de terre pour rejoindre leur voiture qui était garée en contrebas de la départementale.

Je ne peux me retenir de lancer un conseil :– Ne tarde pas trop à nettoyer sa plaie, sinon ça va s’infecter.Sans se retourner, l’aîné lève sa main gauche, le majeur pointé vers

le ciel.

Cela faisait deux jours que je n’avais pas rencontré un humain vivant. Le dernier habitant d’ici est mort avant-hier. Il s’appelait Yffig. C’était un homme pragmatique. Dès qu’il a appris par la télé l’ampleur de l’épidémie provoquée par le virus U4, il s’est préparé au pire. Il s’est rendu chez Kiloutou pour louer une pelleteuse avec un godet adapté pour creuser les tranchées.

Avec son engin, nous avons inhumé les neuf autres personnes du hameau. Il m’a montré comment l’utiliser au cas où j’en aurais besoin. Il a eu bien raison parce que c’est moi qui l’ai enterré. J’en ai profité pour

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creuser mon propre trou. Quand le mal me rattrapera ou bien que je n’en pourrai plus, je plongerai dedans. Et tant pis s’il n’y a personne pour m’ensevelir à ce moment-là.

8 Novembre

encore une nuit sans vraiment dormir. Depuis le passage des deux voleurs, je me sens en danger. J’ai compris à leurs regards haineux

qu’ils reviendront pour me punir de les avoir humiliés. Je partage main-tenant mon lit avec ma carabine chargée et je guette le moindre bruit.

L’envie d’aller retrouver les autres dans la mort continue de me han-ter. Ce qui me retient d’en finir, ce n’est pas la peur du grand saut, c’est le sentiment de commettre une faute, de transgresser un ordre naturel selon lequel on ne décide pas soi-même de la fin de son existence. Ma grand-mère m’a toujours enseigné que la vie était précieuse, celle des hommes comme celle des animaux ou même des plantes. On ne peut s’autoriser à la supprimer qu’en cas de nécessité absolue. Elle disait que nous étions les cellules vivantes d’un grand organisme qu’on appelle la Terre, qu’on y jouait tous notre rôle. Je le ressens chaque matin quand je m’occupe des bêtes. Leur chaleur, leur odeur, leurs meuglements, tout semble à sa place.

Que deviendraient mes animaux si je les abandonnais ? Je n’ai jamais assisté à la souffrance d’une vache qu’on assoiffe ou qu’on laisse vêler seule. Depuis que je suis en âge de me souvenir, j’ai vu mon père chaque matin et chaque soir auprès de ses bêtes. Je l’ai vu y aller même quand il tenait à peine debout parce qu’il avait abusé d’alcool fort avec ses potes durant la nuit. C’était comme un devoir sacré auquel rien ne permettait de se soustraire.

Maintenant qu’il n’y a plus que les animaux ici, je devrais être contente, moi qui ne cessais de répéter que je les préférais aux humains parce qu’ils sont plus simples à comprendre et à satisfaire. Eux ne se cachent pas derrière les granges pour pleurer ou ne deviennent pas hys-tériques parce qu’une tache de vin a résisté à un passage en machine.

Mes parents me manquent. Cette phrase, jamais je n’aurais pensé la prononcer il y a encore quelques semaines. Depuis quatre ou cinq ans, je n’avais plus qu’une idée en tête : fuir cette baraque sinistre que je qualifiais même de « tombeau ». Aujourd’hui où la quasi-totalité de l’humanité a

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disparu, cette expression me fait honte. Je me sens coupable de l’avoir utilisée si facilement. Ceux qui croient aux signes pourraient aller jusqu’à dire que c’est de ma faute si mon hameau s’est transformé en cimetière.

À cinq heures trente, je décide de me lever. Je saisis ma torche et je traverse le champ pour rejoindre Bergamote qui s’est isolée des autres. Je croise son regard. Si elle semble si paisible, malgré l’épreuve qu’elle sent venir, c’est qu’elle sait qu’elle peut compter sur moi. Ce ne sera une première ni pour elle ni pour moi, mais, jusqu’à maintenant, je savais que mon père n’était pas loin et qu’en cas de problème il pouvait intervenir ou appeler le véto.

Je l’encourage en lui parlant et la ramène tranquillement vers la mai-son. Elle se laisse faire et je l’en remercie en lui grattant les poils entre les cornes. Je vais pouvoir la surveiller plus facilement. Je l’attache dans l’étable et lui glisse à l’oreille :

– Berg, ma vieille, s’il te plaît, ne tarde pas trop.J’entreprends un grand ménage dans la cuisine. Ma mère serait

contente de constater que je suis enfin son exemple. J’ai même enfilé son tablier. Je me souviens de ces samedis de week-end où j’aurais aimé récu-pérer de ma semaine à l’internat et où j’étais systématiquement réveillée par des bruits de vaisselle qu’on déplaçait sans précaution. Si elle avait voulu m’empêcher de dormir, elle ne s’y serait pas prise autrement. À cet instant, je comprends mieux pourquoi elle aimait astiquer le fond des placards et javelliser le réfrigérateur. Quand on fait ça, on gamberge moins. On se fatigue et on se saoule avec l’odeur entêtante des produits chimiques. J’aperçois sur le buffet le poison que je me suis préparé après l’enterrement d’Yffig. J’ai broyé à parts égales les antidépresseurs de papa et ceux de maman avant de les diluer dans une eau colorée et sucrée avec du sirop de grenadine. L’aspect de la préparation a beaucoup changé. Un épais dépôt crayeux tapisse le fond, surmonté d’une fine couche rouge. Au-dessus, l’eau est à peine troublée. Je ne peux résister à l’envie de m’en saisir. Je le secoue violemment pour lui rendre son apparence homogène de sirop. Je reste quelques instants immobile à fixer les strates de liquide qui se reforment. Puis je le repose avec précaution. Un jour, cela me ser-vira peut-être.

Après deux heures de travail acharné, je me sens épuisée. Je m’assois à la table de la cuisine. Pendant que le thé infuse, mes paupières se ferment

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et je sombre dans le sommeil. Je suis réveillée par une douleur dans le dos due à la position inconfortable dans laquelle je me suis endormie. Je ne perçois plus le ronflement rassurant du frigo. Je l’ouvre. La lumière intérieure ne s’allume plus. J’actionne alors l’interrupteur du plafonnier, en vain. Il n’y a plus d’électricité. Après l’Internet et la télévision, disparus il y a plus d’une semaine, c’est dans l’ordre des choses.

Je sors à l’air libre pour me réveiller tout à fait. Il tombe une pluie fine qui mouille à peine le sol. Lorsque je retire le tablier de ma mère, je respire soudain son odeur. Je ferme les yeux. La dernière fois que je l’ai vue, je l’avais trouvée transformée. Il émanait d’elle une vigueur que je ne lui connaissais pas. Nous venions d’apprendre que mon père était mort du virus dans un bar de Morlaix, au milieu de ses poivrots d’amis. Nous n’avons pas eu le droit de le revoir une dernière fois. À la vitesse où les décès se succédaient, les autorités avaient renoncé à organiser la reconnaissance des corps et l’ensevelissement individuel des cadavres. Moi, j’étais bouleversée par le décès de papa et je ne comprenais pas pourquoi ma mère ne voulait pas me prendre dans ses bras. J’imagine aujourd’hui qu’elle se sentait atteinte de la maladie et avait peur de me contaminer. L’urgence de la situation semblait l’avoir électrisée. Elle m’a parlé longuement, comme jamais auparavant. Elle m’a déclaré plusieurs fois que j’étais une fille courageuse et que je saurais quoi faire de ma vie. À ma grande déception, elle ne s’est pas attardée sur la disparition de mon père, parce que cela, disait-elle, on ne pouvait pas le changer et qu’il fallait aller de l’avant. Moi, j’avais envie qu’on se remémore nos souvenirs heureux tous les trois et qu’on vide notre chagrin ensemble. Elle a préféré évoquer l’existence d’une lettre que ma grand-mère m’avait laissée juste avant de décéder, un an plus tôt. « Une lettre, a-t-elle précisé, que ton père ne voulait pas que tu ouvres et qu’il hésitait à brûler. Du coup, je l’ai cachée sous mon matelas. » Sur le moment, cette information m’a paru sans intérêt. Ça me semblait tellement loin du drame que nous vivions. « En attendant, a repris ma mère, il faut nous préparer au pire, ma fille. Je t’aime, Koridwen, et je serai toujours dans ton cœur, même si je suis loin de toi. » « Pourquoi parles-tu comme ça ? » ai-je demandé.

Elle m’a plantée là pour aller faire à manger. La nuit suivante, elle était morte. J’étais maintenant seule au monde.

À suivre…

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.YANNIS

FlORENcE HINcKEl

1er Novembre, 8H00

Il glisse sur l’eau.Le monde est en train de finir. Des flammes dansent et lèchent le

ciel derrière moi. Et je ne peux détacher mon regard de cette chose, là, qui flotte.

J’ai le cœur en mille milliards de morceaux, les pieds dans le chaos, et le soleil est froid sur mon visage.

Le ferry-boat dérive doucement sous le palais du Pharo, comme une coquille de noix perdue, sans attache. Le soleil éclaire le port et un reflet se fiche dans mon œil. C’est le bouton brillant d’une veste. La veste du corps qui glisse sur l’eau.

C’est le premier que je vois. Un cadavre met plusieurs jours à remon-ter à la surface. Beaucoup d’autres vont suivre, et le port va devenir méconnaissable. De toute façon, ce que j’ai vécu sur ces quais ne revien-dra plus jamais. Rire et courir, se prélasser sur un banc, y déguster une glace, pêcher les petits poissons avec du pain au bout d’un hameçon, interpeller les pêcheurs sur leurs pointus, chasser les goélands, admirer le scintillement des vagues... Plus jamais.

Sans ce message de Khronos, je n’aurais jamais trouvé la force de sortir de chez moi. La force de m’arracher d’eux, papa, maman, Camila : ma famille.

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–Je savais que je devais sortir un jour ou l’autre, sinon je serais resté

enfermé dans ma chambre pour toujours, et j’y serais mort de faim, une fois mes réserves épuisées : biscuits, canettes de coca, pommes, oranges, yaourts conservés au frais, sur le rebord de ma fenêtre. Ou bien je serais mort de froid, parce que l’hiver s’installe et que l’électricité finira par être coupée pour de bon, et que j’étais incapable de trouver des trucs à brûler, même chez moi, où je n’osais rien toucher.

Sans ce message, je serais resté prostré à la manière d’un fœtus, pen-dant des jours et des jours, et le soleil aurait toujours fini par réapparaître, mais aurais-je réussi à compter combien de fois ? J’aurais perdu le fil, c’est sûr. Je me serais laissé engloutir par le néant.

Sans ce message, et sans Happy, aussi, je n’y serais jamais arrivé. Mon bon chien, fidèlement allongé près de moi. Par moments, il disparaissait, sans doute pour trouver à manger, mais il revenait toujours en couinant, et il posait son museau sur ma jambe. Ses yeux brillants m’adressaient plein de questions. Je plongeais ma main dans son pelage fourni, noir à encolure blanche, et ne lui disais rien puisque les mots m’avaient aban-donné. Dans ma tête, j’étais encore un Expert de Warriors of Times, ou WOT pour les intimes, ce jeu de rôle sur lequel je passais tout mon temps, avant tout ça. J’aimais tellement ce jeu que mon grand pote RV, avec qui je traînais des journées entières quand on était petits, se plaignait de ne quasiment plus me voir...

Terrorisé par le silence, j’oubliais Yannis, le garçon faiblard et paumé dans un monde en train de se liquéfier, pour devenir son avatar de WOT, le puissant Adrial, chevalier bondissant dans le temps et traversant le chaos de multiples guerres sans une égratignure.

–Parfois, des cris fusaient. Des pleurs naissaient et mouraient. Des

coups résonnaient dans les appartements voisins. Alors que tout était immobile sous le soleil, la rue s’animait à la tombée de la nuit. J’allumais trois bougies à côté de mes manuels de classe, et j’entendais des talons claquer au-dehors, doucement, puis rapidement, puis avec affolement. Des appels déchirants. Parfois, des explosions lointaines. D’autres fois,

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des détonations. Bam ! Qu’est-ce que c’était ? Paw ! On aurait dit des coups de feu. Mais qui tirait ? Sur quoi ? Sur qui ? Des hurlements fendaient l’air. Je plaquais fort mes mains contre mes oreilles, fermant les yeux et voulant disparaître...

Quand l’électricité revenait, je clignais des yeux, ébloui par ma lampe, et subitement de la musique s’échappait à plein volume ici ou là dans le quartier, créant des rires faux et nerveux. Moi, je ne pensais qu’à une chose : aller sur WOT, où on récoltait armes et techniques de combat dans le futur pour être plus puissant dans le passé. Parfois, l’inverse fonc-tionnait aussi, et le passé pouvait aider le futur. Dans ce jeu, j’étais fort. Beaucoup plus que dans la vie, ou à l’école... Désormais, je m’y connectais seulement pour entrer en contact avec mes potes Experts, et leur deman-der s’ils avaient des nouvelles de Khronos, le Maître de jeu, qui avait comme disparu depuis plus d’une semaine. Qu’ils viennent de Bretagne, de Paris, de Toulouse, Metz ou Lyon, les Experts disaient tous la même chose. Le virus était partout. La panique, aussi.

SuperThor3 : Keskispasse, putain, c la fin du monde ou koi ? Ici, ça ressemble à l’enfer...

Laféedhiver : Moi je vis ds 1 village super isolé. Mais le virus é qd mm arrivé jusqu’ici...

Adrial : Les infos disent que c mondial...Lady Rottweiler : Ouaip, pareil à Lyon, faites gaffe à vous, écoutez-

moi. Surt...

Lady Rottweiler, de Lyon, avait l’air de s’y connaître en médecine et, les premiers jours, elle avait eu le temps de nous donner des recomman-dations d’hygiène. Puis la grande rumeur du Net s’était tue à son tour, nous laissant chacun seul. Seul au cœur de l’apocalypse...

Quand il est devenu impossible de se connecter à WOT, j’ai cru deve-nir fou. C’était mon dernier contact avec le monde extérieur. Et ma der-nière source de courage...

Je sais que derrière les mots de mes potes Experts, même de Lady, se cachaient le chagrin, le deuil, la détresse, les larmes, la peur, un sentiment d’abandon... Moi aussi, je n’ai rien dit de tout ça. On voulait continuer à

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se conduire en héros, même dans ce putain de réel.

Se conduire en héros ! Alors qu’en fait je n’avais même pas le cran de me bouger ! Trop habitué à me faire dorloter, incapable de me débrouiller par moi-même. Mes parents ne m’ont jamais laissé préparer ne serait-ce que des pâtes, ni toucher un clou ou même un marteau. Ils préféraient que j’étudie. Et je n’ai jamais été du genre à insister pour m’inscrire aux scouts, ce truc de bourges. Pour moi, le seul lieu où je ne perdais pas mon temps, c’était mon jeu en réseau. Le virtuel, c’était l’avenir, et le seul moyen de me créer une importance sociale qui me servirait plus tard. Et puis l’école, ce n’était pas mon fort. Au lieu de bosser mes cours, je tra-vaillais en douce mes compétences nolife qui, j’en étais sûr, m’aideraient un jour dans la vraie vie.

Si mes parents avaient su ! Eux qui croyaient que mes bonnes notes en français étaient dues à des heures de travail. C’était juste que le français était ma matière préférée, même si je n’étais pas aidé, puisque mes parents le parlent bien mais l’écrivent mal. Enfin...

Ils le parlaient bien et l’écrivaient mal.Ressaisis-toi, Yannis, m’ordonne Adrial. Et me voilà dans ma tête

avec son apparence, vêtu de son armure, les cheveux longs, les muscles luisants, une épée à la main et une kalachnikov sanglée dans le dos. Je frappe mon poing deux fois contre mon cœur, et écrase rageusement mes larmes. OK, Adrial, mais ne m’abandonne pas, s’il te plaît. Reste avec moi, reste avec moi...

1er Novembre, 9H00

aujourd’hui, alors que je suis des yeux ce cadavre qui danse au gré des vaguelettes, je parle à la Mort. Elle, dont j’osais à peine

prononcer le nom avant, est comme une amie maintenant. Hey, la Mort, ça va ta vie ? Combien de gens t’as embrassés, aujourd’hui ? Ah ouais, quand même...

La Mort... J’attendais qu’elle frappe à ma porte, grelottant sous ma couette, fasciné par ce ciel bleu qui se moquait de tout, des vivants, des morts ou des agonisants, et surtout de moi. Ce ciel juste occupé à se

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diluer en élégants dégradés qui se déchiraient en début et fin de journée. L’eau du port reflétait ses couleurs comme avant, les mâts des bateaux s’entrechoquaient comme avant, les gabians criaient comme avant, mais aucune parole, aucun cri, aucun moteur, aucune musique, aucune pré-sence humaine comme avant...

Le soir venu, je sursautais au bruit des corps jetés à l’eau. Les idiots... J’ai beau ne pas savoir grand-chose de la vie, je sais que l’eau est précieuse, mon père me le répétait souvent et ma mère avait gardé l’habitude de son enfance en Algérie de ne pas en gaspiller une goutte. Riant elle-même de ses vieilles habitudes, elle plaçait toujours une bassine sous chaque robi-net au cas où il se mettrait à fuir. Jeter les cadavres dans la flotte, c’est la pire façon de se débarrasser des morts. Rien de mieux pour propager les saloperies et rendre la ville encore plus insalubre.

Et puis ce matin, je me suis réveillé en claquant des dents. J’ai consulté la montre de papa, que j’ai mise à mon poignet avant-hier, quand j’ai réalisé que bientôt mon téléphone n’aurait plus de batterie. Il était 01 h 11 très précisément. J’ai d’abord cru que c’était le froid qui m’empêchait de dormir, mais un ding a retenti, me rappelant que j’en avais entendu un autre dans les brumes de mon sommeil. L’électricité était revenue ! J’ai d’abord posé la main sur le radiateur à côté de mon lit. C’était chaud et ça faisait du bien dans cette atmosphère de frigo. Le ding, c’était le thermostat. Puis je me suis rué sur mon ordi pour l’allumer. J’avais reçu un message sur WOT. Un message de Khronos.

Je connais le moyen de remonter le temps. Je l’ai toujours connu. Mais seul, je ne peux rien faire.

Rejoignez-moi. Ensemble, nous pourrons éviter la catastrophe en réécrivant le passé. Croyez en moi, croyez en vous, et nous gagnerons contre notre ennemi le plus puissant : le Virus.

Rendez-vous le 24 décembre à minuit sous la plus vieille horloge de Paris.

J’ai tout de suite pensé : pourvu que les autres Experts l’aient reçu et qu’ils l’aient lu ! J’ai alors ressenti une grande bouffée d’espoir qui a dressé un rideau très fin entre la mort et moi. J’ai relu les mots de Khronos, et

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je ne savais plus si je devais en rire ou en pleurer. Je connais le moyen de remonter le temps...

Tout ce chaos a dû faire péter les plombs au maître de WOT. Peu importe. Ce qui compte, c’est le rendez-vous. Se retrouver. Se rassembler. Les héros, virtuels ou réels, ont l’habitude de se battre. Machine à remon-ter le temps ou non, on se battra. Pour survivre. Pour reconstruire. Pour ne plus être seuls...

Je ne sais rien ou presque des autres. Mais pour nous reconnaître, il suffira d’accomplir notre signe de ralliement : frapper son cœur par deux fois, du poing de la main droite.

J’ai décidé de bouger au point du jour. C’était plus facile que dans l’obscurité. C’est moi, Yannis, qui ai fourré dans la poche intérieure de ma doudoune une photo de papa, maman, Camila et moi, prise pour les neuf ans de ma petite sœur en mai dernier. J’y ai glissé aussi une enveloppe, celle que papa avait posée sur mon bureau, comme une fleur très fragile, dès qu’il s’était senti atteint par le virus. « Tu liras ces quelques mots quand tu ne sauras plus qui tu es vraiment. Yannis, tu comprends ? » Ses yeux brillaient et pas seulement de fièvre. Je n’avais rien compris, mais j’avais gravement hoché la tête... C’est encore moi qui ai emporté mon téléphone portable et son chargeur. Moi, encore, qui n’ai pas pu résister à la tentation d’emporter l’une de mes figurines du Seigneur des anneaux. Je ne me voyais pas abandonner Frodon brandissant son épée, au moment d’affronter ce monde.

Par contre, c’est Adrial qui a donné le signal du départ à Happy. C’est lui qui est sorti de ma chambre, et qui a affronté l’horreur et la puanteur du salon. Lui qui a rempli mon sac à dos en mode survie : vêtements de rechange, savon, corde, briquet, allumettes, couteau suisse, duvet, et de quoi boire et manger. C’est lui qui a frôlé les corps de mes parents encore allongés sur le canapé alors que les souvenirs de l’attente du médecin, des soins désespérés que j’avais tenté de leur prodiguer, et de mes cris, menaçaient de me submerger. Adrial, parfaitement maître de lui, a ouvert la porte d’entrée et a couru hors de l’appartement.

Mon armure de chevalier s’est volatilisée dans la cage d’escaliers. J’ai soudain été frappé par une multitude d’images. Maman grimpant les

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marches, les bras chargés de sacs de course, me souriant ou me gueulant dessus, mais sans méchanceté. Maman portant Camila encore bébé dans ses bras, puis la tenant par la main. Camila me tirant la langue et me trai-tant de « tomate pourrie » en éclatant de rire. Papa, son air et sa démarche calmes, passant sa main sur son crâne presque chauve, comme il en avait l’habitude. Il me voit, son regard s’allume, son sourire s’agrandit et il dit : « mon fils »...

Sous le choc, j’ai enfoui mon visage dans le creux de mon coude. Je l’ai frotté pour en sécher les larmes.

Happy a couiné, inquiet. J’ai reniflé et me suis précipité vers l’étage du dessus. Depuis deux jours plus personne d’autre que moi ne semble vivre dans l’immeuble mais, au moins, j’en aurais le cœur net ! J’ai frappé de toutes mes forces à la porte numéro 10.

– Franck ! T’es là, Franck ?Happy a jappé. Franck venait souvent à la maison, pour me donner

des cours de maths. Il adorait taquiner Camila. En échange des cours, papa lui faisait des petits travaux de maçonnerie dans son appart. C’était son premier métier, maçon, avant qu’il n’ouvre son commerce. Franck, lui, étudiait à la fac. Quel âge avait-il ? Peut-être avait-il un an d’avance, doué comme il était ? Le virus U4 n’a épargné aucun individu de moins de quinze ans, ni de plus de dix-huit, on s’en est vite aperçu. On ignore pourquoi et c’est tout ce qu’on sait sur ce virus qui semble avoir tout anéanti sur son passage. Paniqué, j’ai hurlé :

– Quel âge t’as, Franck ? Quel âge t’avais ? Réponds ! C’est quoi ton âge ?

Personne ne m’a répondu. Rien n’a bougé dans l’immeuble. Combien de temps suis-je resté devant la porte numéro 10 ?

Adrial s’est réveillé, recroquevillé contre le mur, alors qu’un rayon de lumière lui chauffait la joue. Happy était serré contre lui. Adrial s’est redressé précipitamment, a inspiré et expiré à fond, avant de dévaler les escaliers. Il s’est jeté dans la rue baignée de ce grand soleil de novembre et fouettée par le mistral. Adrial a rassemblé les tas de déchets qui encom-braient l’entrée de mon immeuble et des immeubles voisins, les a dissémi-nés dans les couloirs, dans les escaliers, partout et surtout devant notre

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appartement. Puis il est ressorti dans la rue et il a crié :– Y’a plus personne là-dedans ? Si vous êtes encore là, sortez !Il a attendu.– Sortez, bon Dieu ! Franck ! T’es sûr que t’es plus là ? Madame

Tibaut ? Younis et Majda ?Et le vieux à la canne qui râlait tout le temps ? Et cette famille como-

rienne au nom imprononçable ? Et le chat Cannelle ? Est-ce qu’ils n’étaient vraiment plus là ?

Le vent sifflait en s’engouffrant dans les ruelles. Dans son dos, Adrial devinait des mouvements, des chuchotements, des présences. On l’obser-vait sans doute derrière les vitres brisées. On se moquait peut-être de lui parce qu’il parlait à des morts. Tant pis. Tant mieux. Qu’ils en prennent de la graine. Qu’ils cessent de balancer les morts dans l’eau. Qu’ils fas-sent comme Adrial, qui a sorti la boîte d’allumettes. Il en a gratté une, en a observé la flamme durant quelques secondes, puis l’a jetée dans une colline de journaux et de papiers. Il a regardé les flammes grandir et monter vers le ciel, tout en caressant Happy terrifié. Brûler l’immeuble d’un coup, avec ceux qui y ont vécu des moments de joie, de chagrin, des soucis et du bonheur, c’était plus respectueux. Dans ce quartier du Panier, les vieux logements brûlent comme des fétus de paille, surtout un jour de fort mistral.

Adrial a senti des larmes sur ses joues. Il a prié les dieux qu’il connais-sait. Il a rassemblé les bribes de volonté qui lui restaient, dans un effort surhumain. Ç’aurait été tellement plus facile de s’écrouler là, dans la rue, ou mieux, de se jeter dans les flammes. Oui, beaucoup plus facile. Mais il ne l’a pas fait. Il s’est redressé, parce qu’il s’appelait Adrial, chevalier de WOT, puis il a couru jusqu’ici, sur ce banc, devant l’eau du port qui brille, sous ce mistral violent, avec des flammes qui dansent dans son dos.

Moi, Yannis, je pleure maintenant à gros sanglots. Dans la religion dans laquelle j’ai été élevé, en laquelle je ne suis plus sûr de croire, puisque je ne crois plus en rien depuis cinq jours, on ne brûle pas les morts. Le corps doit retourner à la terre pour que la fusion avec la nature soit immédiate et plus rapide. Brûler le corps l’empêche de retourner dans le grand cycle de la vie, et l’âme en souffre. J’ai supplié le dieu de mes parents de croire qu’il s’agissait d’un cas très spécial, et de comprendre

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que je n’avais pas le choix. Où aurais-je trouvé la force de transporter les trois corps jusqu’au jardin des vestiges du Centre Bourse, et d’y creuser leurs tombes ? Toi, Dieu, qui que tu sois, quelle que soit la religion de ce monde qui se déglingue, pardonne-moi et sauve l’âme des miens !

Dans mon dos, un immeuble en flammes. Devant moi, la mer qui vomit les cadavres. Droit devant sur une colline, la Bonne Mère immobile et dorée, celle qui est censée protéger les Marseillais. À mes pieds, mon chien bâtard, croisement de border collie et de race inconnue. Dans ma tête, l’idée d’une horloge à Paris, dont j’ignore tout. Et sur mon cœur, l’image de ma famille.

À suivre…

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.julES

cAROlE TRébOR

4 Novembre, début d’aPrès-mIdI

J’ai faim. Il n’y a plus rien à manger dans la cuisine.Plus d’eau courante depuis ce matin, plus de gaz depuis hier, plus

d’électricité depuis trois jours. J’ai eu beau actionner tous les interrup-teurs en tâtonnant sur le mur, à l’aveugle, essayer d’allumer les luminaires du séjour, pas de résultat, rien, aucune lumière. L’appartement est plongé dans l’obscurité dès la tombée de la nuit, vers 19 heures.

J’ai heureusement retrouvé deux torches dans la commode de l’entrée. Il faut que je me procure d’urgence des piles pour les alimenter et des bougies pour compléter mon éclairage. Je dois aussi me faire une réserve de charbon de bois et d’allumettes pour entretenir le feu de la cheminée. Il commence à faire froid. Et j’ai besoin de vivres.

Lego miaule sans arrêt. Il n’a plus de croquettes spéciales chatons. Il crève de faim lui aussi. Il déchiquette les fauteuils et les canapés pour se venger. Il lamine tout ce qui traîne, il m’a même piqué ma montre. Je me l’étais achetée avec mon argent de poche, par Internet. J’en avais fait un objet collector, en gravant moi-même au dos le sigle de WOT avec mon cutter. Impossible de remettre la main dessus.

Il me faut donc aussi des piles pour le réveil, sinon je n’aurai même plus l’heure.

J’ai tellement peur de sortir. Je dois affronter Paris avant que la nuit n’envahisse les rues.

La ville que j’observe par la fenêtre n’est plus la mienne, cette ville est inacceptable.

Hier, j’ai vu des hommes en combinaisons d’astronautes, avec des

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sortes de masques à gaz. Ils ramassaient les cadavres et les entreposaient dans leurs camions blindés. Tous ces corps, qu’ils entassent les uns sur les autres, où les emmènent-ils ? Vers les fosses communes ? Ou bien vont-ils les brûler ? Ces hommes, ils savent peut-être ce qui tue tout le monde. C’est quoi, ce putain de virus qui frappe et extermine en quelques heures ? Est-ce qu’ils pourraient me dire pourquoi moi, je ne suis pas mort ? J’ai eu envie de courir les rejoindre, mais je n’ai pas bougé de ma fenêtre, incapable de réagir. Leur demander secours, ça m’obligerait à admettre la réalité de ces morts, de ce silence, de cette odeur. Et ça, non, je ne le peux pas. Je ne le veux pas.

Sortir.Il faut que je sorte, il faut que j’aille nous chercher à manger.Tant pis si j’attrape la maladie.Quitte à mourir, je préfère mourir de l’épidémie à l’extérieur que

mourir de faim à l’intérieur.Mon grand-père m’avait dit de ne pas sortir. Mais peut-être suis-je

immunisé contre le virus ? Peut-être suis-je en vie pour remplir la mission de Khronos avec les autres Experts ? Je dois tenir jusqu’au 24 décembre et me rendre sous la plus vieille horloge de Paris pour savoir si ce retour dans le passé est possible.

C’est quoi, ce bruit dans le salon ?Merde, le grincement s’intensifie. J’y vais.C’est une nouvelle invasion de rats ! Ils sont énormes. Comment

sont-ils entrés chez moi, ces saloperies de rongeurs ? Bon Dieu, quel cauchemar !

– Cassez-vous, sales bêtes ! N’approchez pas !Mon timbre hystérique sonne bizarrement. Est-ce bien ma voix ? Ils

sont hyper-agressifs, comme s’ils avaient muté génétiquement. Il y en a un qui s’agrippe à ma cheville, je balance la jambe pour qu’il me lâche. Un autre tente déjà de me mordre le pied. Ils me font trop flipper, je fonce vers la porte et je décampe hors de l’appartement.

Je dévale les escaliers au milieu de bataillons de rats. Sur le palier du quatrième, je trébuche sur quelque chose de suintant, de visqueux, je glisse et me retrouve à quatre pattes sur le sol de marbre. Je ferme les yeux de toutes mes forces, horrifié par l’odeur de pourriture qui me pique la gorge et fait couler mes larmes, je n’ai jamais senti une odeur aussi atroce

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de ma vie. Respirer devient pénible. Je suis pris de tremblements violents qui m’empêchent de contrôler mes mouvements.

Je sais sur quoi j’ai trébuché et je sais qu’il faut que je me relève d’urgence.

Sinon je risque de mourir.La chose molle et spongieuse à laquelle je me suis heurté est un

cadavre.Une victime du virus.Qui est peut-être déjà en train de me contaminer.Je me mets à genoux, les jambes trop chancelantes pour tenir debout,

et je fixe le corps, hypnotisé : c’est ma voisine du dessous et, affalé par terre près d’elle, son fils, mort lui aussi. Je suis anesthésié. Incapable de ressentir la moindre émotion. Mes oreilles bourdonnent. Son visage est blanc presque verdâtre, des traces violacées strient son cou, sa peau semble tendue sur ses os, les globes oculaires sont enfoncés, comme cou-verts d’un film plastique. Elle est totalement rigide, on dirait une statue de cire du musée Grévin, mais le pire, ce sont les larves, les vers qui réduisent toute sa chair en bouillie au niveau de l’abdomen. Pourquoi est-elle morte sur le palier ? Pourquoi pas chez elle ? Ça m’aurait évité de la voir. Mais non, qu’est-ce que je raconte, est-ce que je perds la tête ? La pauvre, elle a peut-être voulu emmener son fils chez le pédiatre au deu-xième étage, elle a été paralysée brutalement par la maladie. Et elle est morte là, dans la cage d’escalier, son fils à ses côtés.

J’en ai vu des victimes du virus sur Internet fin octobre, avant la coupure du réseau : d’abord la fièvre, puis la paralysie, les vomissements, et le sang qu’elles crachent, le sang qui sort de partout, de tous les pores de leur peau.

Je n’arrive pas à détacher mes yeux du corps de ma voisine. La menotte de l’enfant est encore posée sur la paume de sa mère, comme si elle avait voulu lui tenir la main jusqu’au dernier moment. Lequel est mort d’abord ? L’horreur de ma question me tétanise et une nausée me soulève le cœur. Des spasmes violents me submergent, je vomis par jets. Mais je n’ai plus que de la bile. La maman a succombé en premier, le petit s’est accroché à sa main avant de périr lui aussi. Elle n’a pas eu la force ni le temps d’ouvrir la porte pour mourir chez elle. Une rafale de spasmes me plie de nouveau en deux. Mais plus rien ne sort de moi, seulement

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mon désespoir et ma répulsion.Je me relève, vacillant, et me tiens à la rampe pour ne pas chuter. J’ai

l’esprit vide, cet état de demi-sommeil me protège du reste du monde aussi bien qu’une épaisse couche de coton. Et lorsque j’arrive au rez-de-chaussée, je suis un somnambule.

Dès que je mets un pied sur l’avenue de l’Observatoire, je suffoque, toujours cette odeur de décomposition très forte, de viande macérée, d’œuf pourri, de poisson avarié.

Et j’ai l’impression que ces effluves sont vivants, qu’ils se faufilent partout, qu’ils s’insinuent en moi comme les Ombres néfastes de Volde-mort. Le bitume est parsemé de corps boursouflés et raides. C’est encore plus irréel que du cinquième étage, d’où les rues me paraissaient figées sous les nuées d’oiseaux noirs. C’est irréel, mais je ne peux plus le réfuter, ils sont bien là, ces cadavres, monstrueux. Leur présence me glace de l’intérieur, je n’avais jamais vu un mort en vrai, et là, tous ces corps d’un coup. Ils n’ont plus rien d’humain, ils se décomposent déjà, survolés par des essaims de mouches. Est-ce que ce sont bien des hommes ? Ou des restes d’hommes ?

Et tout ce silence… Ce silence qui m’assourdit plus que le vacarme de la circulation, les démarrages des bus au feu vert, le chahut des enfants, les pots d’échappement des mobylettes. Les bruits de Paris me manquent. Depuis quelques jours, il n’y a même plus de sirènes. Où sont les hommes en combinaisons d’astronautes que j’ai vus hier ? Ces hommes protégés sont-ils les seuls à avoir survécu au virus ? Et qui sont-ils ?

Pourquoi n’y a-t-il plus personne dans les rues ? Même plus de sil-houettes fugitives ? Personne à qui parler.

Un jappement craintif de chien rompt le vide, je me retourne : c’est le labrador blanc de nos voisins du troisième, il est très docile. Je m’approche de lui, plein d’espoir, et tressaille, horrifié par cette chose verdâtre qu’il tient dans sa gueule : un bras. Ce qui fut un jour un bras. Mon estomac se retourne, un goût de bile me brûle la gorge. Je mets un mouchoir sur mon nez et traverse le boulevard jonché de bennes renversées. Des sacs plastique, des journaux gratuits trempés, des emballages de McDo et des canettes font office de parures funèbres pour les corps. Le même chaos règne dans le jardin des Grands Explorateurs : accrochés aux arbres et aux grilles métalliques, des fragments de plastique claquent au vent. Et

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une épaisse couche de feuilles mortes recouvre les allées de notre « Petit Luxembourg », comme nous l’appelons dans le quartier.

L’atmosphère pullule certainement de maladies, bactéries, ou ce genre de trucs. Il me faudrait un casque de protection ou au moins un masque antigrippe, je pourrais en trouver en pharmacie. Un souffle de vent pro-jette vers moi une insupportable bouffée de miasme putride. Je n’arrive plus à respirer, comme si j’avais une pierre à la place du cœur qui empê-chait le sang de couler dans mes veines. Je tousse pour ôter de ma gorge ce goût de moisi trop consistant.

Est-ce que tous les Parisiens sont morts ? Je voudrais aller voir si mes copains ont survécu eux aussi. Je n’ose pas, j’ai trop peur de tomber sur leurs cadavres.

Et mes parents ? Mon frère ? Vais-je les revoir ? Personne pour me répondre.

Trop peur.J’ai encore communiqué avec les Experts sur le forum de WOT il y

a trois jours. Je frémis… Et s’ils étaient morts depuis le dernier message de Khronos ?

Je m’oblige à avancer vers le Luxembourg, dans l’espoir d’y voir moins de corps, d’y respirer un oxygène moins pollué. Des voitures arrêtées s’accumulent dans la rue. L’odeur ne me quitte plus, elle a imprégné mes vêtements, je pue la mort maintenant. L’entrée du Luxembourg en face du lycée Montaigne est fermée, je repars vers le boulevard Saint-Michel par la rue Auguste-Comte. J’essaye de ne pas trébucher sur des cadavres étalés devant l’École des Mines, de ne pas m’effondrer, là, sur le trot-toir. J’ai envie de m’allonger parmi eux, eux que je ne sais plus comment nommer. Envie de me recroqueviller sur le béton et de ne plus me relever ; de m’abandonner à l’épuisement qui me submerge, qui fait que chacun de mes pas est un effort insurmontable.

Mais j’avance. Sans croiser âme qui vive.Un bus a percuté les balustrades du Luxembourg, des voitures défon-

cées se sont encastrées derrière lui.Le supermarché n’est plus très loin, rue Monsieur-le-Prince.Le pire, après la puanteur et le silence entrecoupé des cris des cha-

rognards voraces, c’est l’immobilité absolue de tout ce qui vivait. La vie, c’est le mouvement, et de mouvement, il n’y en a plus. Hormis les

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tourbillons d’oiseaux noirs et les cavalcades de rats gris.Je réalise soudain que je suis tout près de la mairie du 5e, et je décide

finalement de remonter la rue Soufflot : je suis avide de nouvelles. Là-bas, j’aurai peut-être une chance d’établir un lien avec d’autres rescapés. Autant vérifier s’il n’y a pas une affiche, un quelconque Avis aux survi-vants placardé.

Impassible et majestueux, le Panthéon abrite toujours ses tombeaux d’hommes célèbres, comme c’est dérisoire aujourd’hui ! Au croisement de la rue Saint-Jacques, je crois apercevoir une silhouette près du mausolée de pierre. Est-ce que je rêve ? Elle a déjà disparu de mon champ de vision.

J’accélère vers la place du Panthéon et, là, mon cœur bondit dans ma poitrine : je ne suis pas seul !

À suivre…

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.STépHANE

VINcENT VIllEMINOT

2 Novembre

Ils sont une vingtaine. Ils ont l’air d’avoir mon âge, dix-sept ou dix-huit ans, des filles et des garçons. Ils sont nus, au bord du fleuve, corps

miraculeux – sains, vivants, indemnes − dans cette morgue immense à ciel ouvert.

Ils se lavent à grandes eaux, sur les marches du quai, malgré le vent froid. À proximité, sur deux grands feux de bois, des bassines fument, dans lesquelles ils ont fait bouillir l’eau du fleuve avant leurs ablutions, sans doute. Dans une autre bassine chauffe du linge que deux jeunes filles étendent sur les marches. Je ne peux me détacher de ce spectacle irréel. Depuis la rambarde du pont de la Guillotière qui enjambe le Rhône et d’où je les observe, je les vois s’éclabousser, je les entends pousser des cris quand l’un d’eux asperge les autres d’eau froide. Ils rient parfois, s’apostrophent. J’avais oublié les rires.

D’ici, parce que le vent d’automne descend du nord, j’entends leurs voix, premiers éclats de vie dans la ville morte, sans comprendre leurs mots. Cela ressemble à une scène primitive : le fleuve dans lequel ils se lavent ; le feu comme combustible ; les corps nus sans pudeur, sur la berge, et ce langage étranger. On s’attendrait à ce que les ponts disparaissent autour d’eux, les routes, le bitume, les immeubles, la ville de Lyon tout entière. Peut-être est-ce le cas ? Peut-être sont-ils les derniers survivants, dans Lyon rendue à la sauvagerie ; et dans quelques jours, plus rien de la civilisation que nous avons connue n’aura existé.

L’un d’entre eux m’aperçoit, soudain. Il me fait de grands signes, m’in-vitant à les rejoindre. Puis plusieurs se tournent vers moi, m’appellent. Je

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souris malgré moi, accoudée à ma rambarde, mais le charme est rompu. Je traverse le fleuve, les laissant derrière moi, abandonnant le pont, désert comme l’était toute la Presqu’île, depuis l’appartement de mon père. La ville est vide. À part ces baigneurs miraculeux, il n’y a pas un survivant.

Dans la rue Saint-Michel, je croise deux nouveaux cadavres. Impos-sible de les éviter, ceux-là, ils sont au beau milieu de la ruelle. Ils se tiennent la main, deux amoureux tragiques dont la mort n’a pu séparer l’étreinte, fauchés là par les fièvres au pied de leur immeuble, peut-être, ou bien se sont-ils retrouvés à cet endroit pour en finir ? Avaient-ils vingt ou soixante ans ? Seuls leurs vêtements me font pencher pour la première hypothèse. Pour le reste, c’est impossible à dire : ils n’ont plus de visages, couverts de sang séché en croûte ; leurs mains sont déjà travaillées par la putréfaction. Roméo + Juliette ?

Ne compatis pas, ne brode pas.« Que sais-tu, Stéphane ? Que comprends-tu ? Analyse… »Le sang. Les croûtes de sang. Les fièvres.Des faits. Quels faits ? Les gens ont commencé à saigner il y a

onze jours. Les symptômes ont été les mêmes pour chacun : céphalées, migraines ophtalmiques, hémorragies généralisées, externes et inter-nes. Le sang suintait des yeux, des narines, des oreilles, des pores de la peau. Ils mouraient en moins de quarante heures. Fièvre hémorragique, filovirus nouveau, de type Ébola, plus proche de la souche Utrecht mais infiniment plus virulent. Dénomination officielle : U4, pour « Utrecht 4e type ». 90 % d’une population étaient atteints, et tous ceux qui étaient frappés mouraient – tous, sauf nous, les adolescents.

Seuls les adolescents de quinze à dix-huit ans ont survécu. La grande majorité, du moins. C’est ce que j’ai pu lire sur les principaux sites d’in-formation, au début. Puis les web-journalistes sont morts, comme tous les adultes, comme les enfants. Les sites sont devenus indisponibles, les uns après les autres. Les coupures d’électricité ont fait sauter Internet de plus en plus souvent. Seul le site du ministère de l’Intérieur continuait d’afficher ses consignes dépassées : rester calme, ne pas paniquer, porter des gants et des masques respiratoires, ne pas toucher les contaminés, abandonner sans tarder les maisons ou les appartements touchés par le virus. Ne pas manipuler les cadavres. Rejoindre les « R-Points », les lieux

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de rassemblement organisés par les autorités.Ensuite, Internet s’est tu. Tout s’est tu.Je me répète pour la centième fois la chronologie des événements

pour garder l’horreur à distance, tandis que je dépasse les corps des deux amants. Ma présence a dérangé les prédateurs habituels de cada-vres, insectes, mouches, et des rats, des centaines de rats, qui règnent maintenant sur la ville. Cela grouille, cela pue. Cette vermine se nourrit des morts, de ce que nous étions.

Analyse, ne pense pas. Anticipe.Les rongeurs vont propager d’autres épidémies. Les rares survivants

– les adolescents – en mourront. Le choléra ou la peste semblent dérisoi-res à côté d’U4, mais ils tueront aussi.

En suivant le fil de mes pensées, j’ai laissé les deux cadavres der-rière moi. Mon père disait toujours : « Pendant les interventions, il faut se concentrer sur les informations scientifiques, ce que l’on sait et ce que l’on ignore, pour ne pas se laisser submerger par les émotions. »

Il me le répétait pour m’apprendre à maîtriser mon trac avant les examens. Où qu’il soit, se doute-t-il combien ses conseils me sont utiles, aujourd’hui, dans cette ville défunte ?

Voitures abandonnées, débordantes de bagages ; déchets et détritus. Un tramway renversé bloque l’avenue, couché sur le flanc. Son chauffeur a dû être pris de convulsions pendant le trajet, perdre le contrôle du véhi-cule… Ses passagers ont-ils été tués dans l’accident, ou ont-ils eu le temps de retourner chez eux pour mourir ? J’évite de regarder les fenêtres du tram, couvertes de buée quand elles ne sont pas brisées.

Il y a peu de corps gisant dans les rues, je m’attendais à pire. Il n’y a plus rien, que la vermine et le silence des hommes.

Les médias parlaient de morts par millions et j’ai vu des spectacles innombrables de charniers en regardant les images nationales sur Inter-net. Ici, les malades doivent être restés chez eux pour mourir décemment, discrètement, à la lyonnaise. Ou bien se sont-ils tous précipités dans les hôpitaux devenus à la fois les morgues et les principaux foyers de propaga-tion de l’épidémie ? Les deux premiers jours, quand on croyait avoir affaire à des méningites ou des purpuras fulminants, les malades foudroyés par la fièvre et les hémorragies ont été emportés vers les services d’urgence. Les

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précautions usuelles se sont révélées insuffisantes. Ils ont contaminé les personnels médicaux qui ont fait partie du contingent suivant.

Mais pas tous les médecins.Pas les épidémiologistes qui essayaient de contrer la maladie, dans

leurs laboratoires. Mon père ?

Nous y voilà. J’arrive enfin sous les plus hauts immeubles du quartier de Gerland. La boule que j’ai au ventre, elle me taraude comme un ulcère.

Tu as peur, Stéphane. Peur de ce que tu vas savoir.J’aperçois la tour P4 et m’arrête, un instant. Le laboratoire où travail-

lait mon père est plongé dans le noir. Je ferme les yeux, inspire profondé-ment. Il faut continuer, aller voir, faire quelques pas de plus.

Papa. Es-tu parti, es-tu mort ?S’il restait des chercheurs, il y aurait un générateur, des groupes élec-

trogènes qui fonctionneraient même en pleine journée. Rien ne serait plus vital pour l’avenir que le travail effectué dans leurs labos par mon père et ses équipes, ses collègues, qui étudiaient les virus mortels, qui ont essayé de combattre U4.

La tour est obscure, donc vide.Es-tu parti, es-tu mort ? Quand reviendras-tu ?

Deux jeunes gens discutent, à quelques dizaines de mètres de l’entrée. Ils fument. Je les aborde :

– Il reste quelqu’un, par ici ?– Ça dépend. Tu cherches qui ? me demande le plus grand d’entre

eux, l’air méfiant.Il a mon âge et un fusil sous le bras. Je montre la tour :– Mon père, le Dr Certaldo, bossait au labo P4.– Alors oublie, répond le deuxième, plus gentiment. Les militaires ont

évacué le labo par la voie des airs, il y a neuf jours, avec tous les scien-tifiques. Les deux étages les plus bas sont minés, l’accès interdit avant le retour de l’armée.

Trop d’informations, d’un coup… Je vacille. Il reste des adultes, l’armée, les militaires. Vivants. Ils ont évacué les chercheurs il y a neuf jours. Évacués, mais vivants.

Partis. Mon père est parti.

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« Suis de retour dès que ce sera possible », m’a-t-il écrit voici dix jours. Et dès le lendemain, il prenait la fuite. Sans moi. Sans même me prévenir.

A-t-il essayé ?– Tu comptais sur lui ? demande le moins rude des deux jeunes

fumeurs. Si tu n’as nulle part où aller, tu peux te rendre sur une zone de ravitaillement, un R-Point. Il y en a un tout près d’ici, au campus de l’École normale supérieure. Tu es élève où ?

– Au lycée P.– Alors, tu dois aller t’inscrire au parc de la Tête d’Or. Ils te diront

où loger.– Ça ira, balbutié-je. Je vais me débrouiller.

NuIt du 2 au 3 Novembre

la nuit m’a presque surprise, au retour. Je remonte nos quatre étages dans l’obscurité, à tâtons. La coupure d’électricité dure depuis vingt-

quatre-heures maintenant. Est-elle définitive ? Il n’y a plus assez de sur-vivants pour faire tourner les centrales, paraît-il…

Dans l’escalier, mon cœur se met à battre plus fort. Au moment où j’introduis la clef dans la porte, l’espoir, cette déraison, me submerge. Je ne peux m’empêcher d’espérer, encore, les mains tremblantes… J’ouvre.

Personne. Il n’est pas revenu. Pas aujourd’hui. Pas davantage qu’hier. J’avais laissé un mot à son intention, devant le cadre-photo, sur la table de la salle à manger : « Je suis partie te chercher à Gerland. Je reviens dans trois heures. S. »

Je prends le portrait encadré, le regarde pour la centième fois. La photo a été prise lors d’une de ses missions « Ébola » en Guinée. Sur le cliché, le Dr Philippe Certaldo est sale, fatigué, torse nu et en sueur sous sa blouse blanche largement ouverte, mais il sourit…

Je saisis mon propre reflet sur le verre du cadre. Moi aussi, j’ai l’air épuisée, mais je ne souris pas. Je continue pourtant à lui ressem-bler : même haute silhouette maigre et nerveuse, même visage trop long avec ses cheveux gris coupés courts dont les épis se rebellent, mêmes mains osseuses, un peu trop pâles pour quelqu’un qui aime le soleil. Joli tableau… On dit que j’ai ses yeux, aussi, des yeux gris, d’une intelligence

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qui me stupéfiait chez lui. Mon père était un homme séduisant, qui a eu « des aventures » avec de nombreuses femmes-médecins, sans se soucier de ma mère. Moi, je suis une fille. Une fille à laquelle ses parents ont donné un prénom soi-disant mixte, un prénom à la con, Stéphane ; une fille dont les cheveux sont gris depuis l’enfance, comme une vieillesse précoce, et qui ressemble à un garçon manqué, les nerfs à fleur de peau…

J’essaye d’ouvrir les stores électriques qui masquent les fenêtres. À quoi bon rester cloîtrée, désormais ? Aujourd’hui, j’ai respiré l’air vicié de Lyon à pleins poumons et je ne suis pas morte.

Quand je parviens finalement à forcer un des stores avec un pied de chaise en métal, la nuit est définitivement tombée. L’appartement a plongé dans les ténèbres. J’allume une bougie dont la flamme vacille. 2 novembre, jour des morts. Ma mère, bretonne et catholique pratiquante, croyait à ces choses-là : la mort, la résurrection. Peut-elle encore y croire, quelque part, parmi des survivants, ou a-t-elle reçu finalement l’ultime réponse ?

Où est-elle ? Où sont-ils tous les trois, papa, maman, Nathan ? Ensemble ?

Je reprends mon téléphone, presque à bout de batterie, comme si j’avais besoin de relire cela pour m’en convaincre. Voici onze jours, mon père m’a envoyé un SMS : « Urgence absolue. Je dois te laisser pour 72 h. » Puis un autre, le lendemain, lorsque la contagion a atteint son effet de seuil : « Ne sors de chez nous sous aucun prétexte. Agis comme je te l’ai appris. Suis de retour dès que possible. »

Je connais ces deux messages par cœur.J’essaie de mettre de l’ordre dans mes idées, de comprendre ce que j’ai

appris aujourd’hui. Ne reviendra-t-il plus ? Avec ses collègues de la tour P4, le seul endroit en France où on étudie les virus mortels, mon père s’est retrouvé en première ligne de la lutte contre la pandémie. S’il n’a pas succombé au virus dès les premières heures, il a été évacué. Je m’ac-croche de toutes mes forces à cette idée : il ne peut pas être mort. Mais où l’ont-ils évacué ? Et tiendra-t-il sa promesse de venir me chercher ? Est-il d’abord allé chercher maman et Nathan, mon frère, en Bretagne, après qu’on l’a évacué ?

Je dois rester, l’attendre. Au cas où.

J’ai suivi à la lettre ses enseignements, tout ce qu’il m’avait appris ces dernières années au cours de ses récits de pandémie. Lady Rottweiler, mon avatar, a diffusé ses conseils sur le forum de Warriors of Times, notre jeu en ligne, dès le 24 octobre : installer des filtres pour l’eau, et la faire bouillir avant toute consommation ; briser une petite vitre et rem-placer le carreau manquant par un filtre à charbon de la hotte aspirante, pour établir un échange d’air purifié ; boucher les autres aérations et VMC avec du papier-tissu humidifié régulièrement. Se laver les mains plusieurs fois par heure avec une solution alcoolisée. Ne pas paniquer.

Signaler sa présence, attendre les secours sur place.Les secours ne sont pas venus. Ils ne viendront pas.

Sur le forum, j’ai essayé de savoir ce qui se passait en Bretagne. Mais impossible d’obtenir une nouvelle fiable concernant la situation à Dourdu, à quelques kilomètres de Morlaix, où vivaient ma mère et mon frère depuis cet été.

Au passé… Je pense à eux au passé.

Je n’ai presque plus d’eau, en dépit de toutes les bassines que j’ai posées sur le balcon et sur le toit. Il ne pleut pas. Demain, il faudra que je me rende à l’un de leurs R-Points pour me ravitailler en bouteilles. Je préfèrerais ne pas bouger d’ici, mais je n’ai pas le choix.

Ce soir, comme tous les soirs, je me réfugie dans le bureau de mon père. Les cartons de matériel d’intervention humanitaire s’empilent dans un coin. J’apporterai le matériel médical demain au R-Point. Il pourra servir, là-bas.

–Je ne parviens pas à dormir. Trois jours que je ne dors pas.Papa, évacué ?Maman, encore vivante ? Avec lui et Nathan ?Ou bien s’en sort-elle, avec son nouveau mari et mon frère, dans leur

maison neuve ? Je ne crois pas au Ciel, mais je récite pour maman et Nathan une des seules prières catholiques dont je me souviens encore, qu’elle m’a apprise dans mon enfance. Cela commence par ces mots, qui me font songer, aussi, à papa : « Notre Père, qui es aux cieux… »

À suivre…

Quatre AUTEURS Y. Grevet, F. Hinckel, C. Trébor, V. Villeminot

quatre romans Koridwen, Yannis, Jules, Stéphane

Quatre personnages qui se croisent, s’entraident, s’aiment ou se rejettent

Quatre histoires à lire dans l’ordre de son choix

Un univers communsaisissant et addictif

Découvrez les premiers chapitres

des 4 romans

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en librairie le 27 août

Yves Grevet

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