fortuna. le culte de la fortune   rome et dans le monde romain. ii - les transformations de fortuna...

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Résumé Un premier volume avait été consacré à la phase archaïque de Fortuna, c'est-à-dire aux fondements théologiques et historiques de sa religion. Ce second volet de l'enquête, poursuit l'étude de la déesse à travers l'époque républicaine, dominée par l'événement majeur de l'hellénisation. Fortuna entre, au tournant des IVe- IIIe siècles, dans la seconde phase créatrice de son histoire, due à sa rencontre avec Tyché : phénomène capital et qui, cependant, n'avait jamais été étudié, ni dans son origine, ni dans ses développements, qu'on s'efforce ici de retracer. Est-ce parce que Tyché elle-même est difficile à saisir ? Abstraction divinisée, incarnation de la Chance et du Hasard, il a fallu, au préalable, préciser l'état contemporain de sa religion, sous ses trois formes : culte d'Agathe Tyché, de la Bonne Chance, de la Tyché des villes, de la Tyché des rois. Stagnante depuis la fin de l'époque royale et les débuts de la République, Fortuna connaît, au IIIe siècle, une nouvelle jeunesse : culte officiel de Fortuna populi Romani, fondé en 204-194, et qui n'est autre que la Tyché du peuple romain, cultes, privés pour la plupart, de Fortuna Bona, le double romain d'Agathé Tyché, Mala, Obsequens, Respiciens, connus par le théâtre de Plante, attestent cette magnifique renaissance, fruit d'une hellénisation où la Sicile et, notamment, Syracuse jouèrent, semble-t-il, un rôle tout particulier. Déesse de chance. Fortuna devient aussi une déesse de victoire, thème qui s'épanouit au IIe siècle en Fortuna Equestris (180) et Huiusce Diei (101). Parallèlement aux créations cultuelles, s'élabore une idéologie de la Fortune, où les poètes jouent un rôle déterminant : Ennius, d'abord, créateur d'une Fortune providentielle et souveraine, puis Pacuvius qui, à la suite des Grecs, fit découvrir en elle l'incarnation malfaisante du Hasard, aveugle et debout sur sa sphère en perpétuel mouvement. Parvenue, dans l'idéologie du IIe siècle, au plus haut degré de la souveraineté, Fortuna est désormais, comme Tyché, la reine du monde. Mais sa religion est discréditée et c'est vers les imperatores que se tourne, au Ier siècle, la dévotion vivante des hommes. Sans doute Sulla, loin d'avoir eu, quoi qu'on en ait dit, la religion de la Fortune, n'a-t-il misé que sur les faveurs stables de la felicitas. Mais, le premier, Pompée s'est doté d'une Fortune personnelle, expression du charisme monarchique, équivalent romain de la Tyché des rois. Après lui, César, malgré les ambiguïtés des Commentaires, poursuivra la même ambition. Les divers témoignages, littéraires, numismatique, sur «César et sa Fortune», sont analysés comme des jalons sur cette trajectoire, monarchique et divinisante, qui, du culte «impératorial», aboutira au culte impérial et à la Fortune du prince.

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Page 1: Fortuna. Le culte de la Fortune   Rome et dans le monde romain. II - Les transformations de Fortuna sous la R©publique

RésuméUn premier volume avait été consacré à la phase archaïque de Fortuna, c'est-à-dire aux fondementsthéologiques et historiques de sa religion. Ce second volet de l'enquête, poursuit l'étude de la déesse àtravers l'époque républicaine, dominée par l'événement majeur de l'hellénisation. Fortuna entre, autournant des IVe- IIIe siècles, dans la seconde phase créatrice de son histoire, due à sa rencontre avecTyché : phénomène capital et qui, cependant, n'avait jamais été étudié, ni dans son origine, ni dans sesdéveloppements, qu'on s'efforce ici de retracer. Est-ce parce que Tyché elle-même est difficile à saisir ?Abstraction divinisée, incarnation de la Chance et du Hasard, il a fallu, au préalable, préciser l'étatcontemporain de sa religion, sous ses trois formes : culte d'Agathe Tyché, de la Bonne Chance, de laTyché des villes, de la Tyché des rois. Stagnante depuis la fin de l'époque royale et les débuts de laRépublique, Fortuna connaît, au IIIe siècle, une nouvelle jeunesse : culte officiel de Fortuna populiRomani, fondé en 204-194, et qui n'est autre que la Tyché du peuple romain, cultes, privés pour laplupart, de Fortuna Bona, le double romain d'Agathé Tyché, Mala, Obsequens, Respiciens, connus parle théâtre de Plante, attestent cette magnifique renaissance, fruit d'une hellénisation où la Sicile et,notamment, Syracuse jouèrent, semble-t-il, un rôle tout particulier.Déesse de chance. Fortuna devient aussi une déesse de victoire, thème qui s'épanouit au IIe siècle enFortuna Equestris (180) et Huiusce Diei (101). Parallèlement aux créations cultuelles, s'élabore uneidéologie de la Fortune, où les poètes jouent un rôle déterminant : Ennius, d'abord, créateur d'uneFortune providentielle et souveraine, puis Pacuvius qui, à la suite des Grecs, fit découvrir en ellel'incarnation malfaisante du Hasard, aveugle et debout sur sa sphère en perpétuel mouvement.Parvenue, dans l'idéologie du IIe siècle, au plus haut degré de la souveraineté, Fortuna est désormais,comme Tyché, la reine du monde. Mais sa religion est discréditée et c'est vers les imperatores que setourne, au Ier siècle, la dévotion vivante des hommes. Sans doute Sulla, loin d'avoir eu, quoi qu'on enait dit, la religion de la Fortune, n'a-t-il misé que sur les faveurs stables de la felicitas. Mais, le premier,Pompée s'est doté d'une Fortune personnelle, expression du charisme monarchique, équivalent romainde la Tyché des rois. Après lui, César, malgré les ambiguïtés des Commentaires, poursuivra la mêmeambition. Les divers témoignages, littéraires, numismatique, sur «César et sa Fortune», sont analyséscomme des jalons sur cette trajectoire, monarchique et divinisante, qui, du culte «impératorial», aboutiraau culte impérial et à la Fortune du prince.

Page 2: Fortuna. Le culte de la Fortune   Rome et dans le monde romain. II - Les transformations de Fortuna sous la R©publique

COLLECTION DE L'ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME 64

JACQUELINE CHAMPEAUX

FORTVNA

RECHERCHES SUR LE CULTE DE LA FORTUNE À ROME ET DANS LE MONDE ROMAIN DES ORIGINES À LA MORT DE CÉSAR

II

LES TRANSFORMATIONS DE FORTUNA SOUS LA RÉPUBLIQUE

ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME PALAIS FARNESE

1987

Page 3: Fortuna. Le culte de la Fortune   Rome et dans le monde romain. II - Les transformations de Fortuna sous la R©publique

© - École française de Rome - 1987 ISSN 0223-5099 ISBN 2-7283-0041-0 (volume I) ISBN 2-7283-0152-2 (volume II)

Diffusion en France : DIFFUSION DE BOCCARD

11, RUE DEMÉDICIS 75006 PARIS

Diffusion en Italie : «L'ERMA» DI BRETSCHNEIDER

VIACASSIODORO..19 00193 ROMA

SCUOLA TIPOGRAFICA S. PIO Χ - VIA ETRUSCHI, 7-9 - ROMA

Page 4: Fortuna. Le culte de la Fortune   Rome et dans le monde romain. II - Les transformations de Fortuna sous la R©publique

Après la parution, en 1982, du tome I, consacré à «Fortuna dans la religion archaïque» (fasci- \ cule 64 de la Collection de l'École française de RomeJ, M. Ch. Pietri, directeur de l'École française

de Rome, a bien voulu accepter de publier ce second volume, qui constitue la deuxième partie, sensiblement remaniée, de notre thèse de doctorat d'État, soutenue en 1979. Qu'il reçoive ici l'ex-

> pression de notre vive gratitude.

Page 5: Fortuna. Le culte de la Fortune   Rome et dans le monde romain. II - Les transformations de Fortuna sous la R©publique

PREMIERE SECTION

«FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM» LA FONDATION CULTUELLE DE 204-194 ET LE PROBLÈME DE L'HELLÉNISATION

Page 6: Fortuna. Le culte de la Fortune   Rome et dans le monde romain. II - Les transformations de Fortuna sous la R©publique

CHAPITRE I

ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE

La fin du IIIe siècle fait date dans l'histoire de Fortuna : après une longue période de stagnation apparente, son culte s'enrichit d'un sanctuaire et d'un vocable nouveaux, celui de Fortuna Publica populi Romani Quiri- tium, qu'elle prendra officiellement en 194, lorsque l'édifice voué en 204 lui aura été dédié par une Rome enfin délivrée du péril carthaginois. Entre la consécration du temple de Fortuna Muliebris, qui suivit la retraite de Co- riolan en 488, et la seconde guerre punique, l'histoire romaine n'a conservé le souvenir d'aucun culte neuf qui ait été institué en son honneur. Après «la nuit du Ve siècle»1 qui, avec le déclin politique et culturel de l'Étru- rie, s'étend sur Rome et sur l'Italie, la religion archaïque de Fortuna paraît comme épuisée. Les reconstructions successives de son temple au Forum Boarium, rebâti, avec celui de Mater Matuta, au début du Ve siècle, puis par Camille, en 396, ensuite, comme nous l'apprend l'inscription dédicatoire de son monument, par M. Fulvius Flaccus après la prise de Volsinies en 264, enfin, une nouvelle fois, après l'incendie de 2132; la duplication du culte antique de Fors Fortuna, à laquelle Car- vilius attacha son nom, lorsque, en 293, il ajouta son propre temple à celui qu'avait fondé Servius3; la tentation qu'eut Q. Lutatius Cerco, consul en 241, de consulter à Préneste

les sortes de Fortuna Primigenia, et l'interdiction que lui opposa le sénat4; la supplication qui, après les prodiges de 218, fut adressée à la déesse de l'Algide, Fortunae in Algido5; d'autres prodiges, en 209 et 208, lorsque le signum qui ornait la couronne de Fors Fortuna tomba dans la main de la déesse et que, à Capoue, le temple de la Fortune fut, deux années de suite, frappé de la foudre6 : tels sont les seuls faits marquants qu'ait enregistrés l'annalistique ou que, suppléant à ses silences, nous aient transmis l'épigraphie et l'archéologie.

Faibles indices, et combien dispersés sur une étendue de près de trois siècles! A une exception près, représentée par Camille, les Ve et IVe siècles restent ainsi plongés dans une obscurité qui ne se dissipe que peu à peu durant les trois premiers quarts du IIIe siècle. Si bien qu'en fait notre connaissance de Fortuna se trouve concentrée sur deux époques : celle de Servius Tullius, qui coïncide, à l'area sacrée de S. Omobono, avec la construction des premiers temples, et sur laquelle, brodant autour des données historiques, la légende nous a abondamment informés; et l'époque républicaine à partir de la seconde guerre punique, où elle cède définitivement le pas à l'histoire. Entre les deux s'étend une longue lacune, dont la perte de la deuxième décade

1 Selon le titre qu'A. Piganiol a donné à l'un des chapitres de La conquête romaine, p. 109-136.

2 Cf. T.I, p. 256 et 261 sq. 3 Liv. 10, 46, 14.

4 Val. Max. 1, 3, 2. 5 Liv. 21, 62, 8. 6 Liv. 27, 11, 2-3 et 23, 2.

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«FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

de Tite-Live est loin d'être la seule responsable7, mais qui est le fait de Rome tout entière, dans cette phase si difficilement penetrable de son histoire culturelle. Mise à part la chronologie suivie que permettent de reconstituer les fouilles stratigraphiques de S. Omobono, cette histoire est placée sous le signe du discontinu, qui masque à nos yeux la continuité réelle de la vie religieuse et son incessante évolution, perceptible sur le terrain du Forum Boarium, mais invisible au fond des esprits et des cœurs.

Nous pressentons pourtant, à l'aube du IIIe siècle, que la Fors Fortuna de Carvilius, qu'il honore après ses victoires sur les Samni- tes et les Étrusques et son triomphe, et à laquelle il fonde un temple de manubiis, sur sa propre part de butin, n'est plus, ou, du moins, n'est plus seulement la déesse agraire et cosmique, la protectrice des humbles, que, selon la tradition, priait Servius au VIe siècle. Signe de temps nouveaux, encore que la révolution cultuelle qui se dessine alors se dissimule derrière un vocable traditionnel, pieusement conservé. Mais, si l'annalistique nous refuse son secours, nos sources d'information sur le culte et l'idéologie de la Fortune se transforment durant ces mêmes années : à une documentation essentiellement sacerdotale, aux fondations de temples, à l'analyse des rites et des épiclèses, ainsi qu'aux dédicaces épigraphiques, révélatrices d'une piété plus populaire, s'ajoute désormais l'immense moisson des faits littéraires, puisque les premières mentions de Fortuna apparaissent dès la naissance de la littérature latine, chez Naevius et chez Plaute. Ainsi, en cette même fin du IIIe siècle, par une coïncidence que l'on ne saurait tenir pour fortuite, une ère nouvelle s'ouvre simultanément dans l'histoire de l'hellénisme romain et dans l'histoire spirituelle de

na. En l'absence d'une chronologie procurée par les sources historiques, c'est en scrutant les témoignages de la littérature que nous pourrons tenter de déceler ces mutations in

sensibles, d'autant plus profondes qu'elles se laissent moins précisément dater : car c'est dans le silence de ces siècles obscurs que s'est accompli le fait majeur de i'hellénisation, la grande métamorphose qui, de l'antique et maternelle Fortuna des Latins, aboutit à faire une Tyché. Telle est la révolution idéologique qui, après de longs et souterrains cheminements, éclate au grand jour à l'extrême fin du IIIe siècle, et grâce à qui, revivifiée, la religion officielle de Fortuna retrouve sa puissance de création.

I - Les trois temples du Quirinal

Durant l'été de 204, alors que déjà Scipion était engagé dans la campagne d'Afrique, le consul P. Sempronius Tuditanus, qui commandait dans le Bruttium, rencontra à l'im- proviste les troupes d'Hannibal, sur le territoire de Crotone. Les deux armées étaient en pleine marche et, après un combat confus, au cours duquel ils furent repoussés, les Romains, qui avaient perdu douze cents hommes, se retirèrent dans leur camp. Mais le lendemain, Sempronius qui, dans la nuit, avait demandé au proconsul P. Licinius de le rejoindre, attaqua sur-le-champ : consul principio pugnae aedem Fortunae Primigeniae uouit, si eo die hostis fudisset; composque eius noti fuit. Vaincu, Hannibal, qui avait subi de lourdes pertes, ramena son armée à Crotone8. Dix ans plus tard, en 194, le temple fut dédié sur le Quirinal par Q. Marcius Ralla, nommé duumvir à cet effet9. Il n'y a pas lieu de

7 Ainsi, pour la période qui va de 293 à 219, est-ce par l'épigraphie et par Valère-Maxime que nous connaissons, respectivement, la reconstruction de Fulvius Flaccus et la tentative malheureuse de Lutatius Cerco. En revanche, même pour la période pour laquelle l'œuvre de Tite-Live est conservée, son information est peu abondante et incomplète : s'il mentionne la reconstruction et la dédicace du temple de Matuta par Camille après la prise de Véies (5, 19, 6 et 23, 7), il passe sous silence la reconstruction,

simultanée, du temple jumeau de Fortuna; et le seul fait relatif à l'histoire de la déesse dont il fasse état entre la retraite de Coriolan et la fin de la première décade est la construction du temple de Carvilius.

8 Liv. 29, 36, 4-9. 9 Liv. 34, 53, 5-6 : et aedem Fortunae Primigeniae in

colle Quirinali dedicami Q. Marcius Ralla, duumuir ad id ipsum creatus; uouerat earn decem annis ante, Punico bello, P. Sempronius Sophus consul, locauerat idem censor

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE

s'étonner devant la longueur de ce délai, ni d'y voir un indice du faible empressement que Rome aurait mis à accueillir en ses murs la Fortuna Primigenia de Préneste, la ville rivale, à qui l'aurait opposée un antagonisme religieux10. Il n'y a, en fait, rien d'anormal dans la durée des travaux et le temple du Qui- rinal est loin d'être un cas isolé : lorsque Tite- Live mentionne la dédicace du temple de Qui- rinus, en 293, par le consul L. Papirius Cursor, et qu'il tente, malgré le silence de ses sources, de préciser en quelles circonstances il fut voué, l'hypothèse la plus plausible lui paraît être que le fils accomplissait un vœu de son père, dictateur en 325 et 31011; à l'époque même qui nous intéresse, la Magna Mater, solennellement introduite à Rome en 204, ne reçut son temple du Palatin que treize ans après, en 191 12, et il fallut seize ans pour que

le temple de Iuuentas, voué en 207, fût enfin achevé et dédié, en cette même année 191 13.

De tels délais, si longs qu'ils puissent paraître, ne s'expliquent que trop bien par les impératifs économiques et financiers de la seconde guerre punique. La crise éclata dès le début des hostilités et le consul Flaminius tenta d'y parer par une loi sur les dettes, en 217. A partir de 215, les mesures se précipitent : la loi Oppia s'attaque au luxe des femmes; le taux de l'impôt sur le capital est doublé; l'État fait appel au crédit et confie aux sociétés de publicains le soin de ravitailler l'armée d'Espagne et même d'entretenir, toujours à crédit, les édifices publics14. Dans ces conditions, Rome avait des tâches plus urgentes que de bâtir des temples à ses dieux, même à ceux dont elle avait le plus besoin. Pendant les seize années que dura la guerre

(Le passage de Festus, 272, 23, qui semble se rapporter au même événement, est irrémédiablement mutilé et échappe à toute restitution ; cf. la 2e éd. de Lindsay, dans Glossarla Latina, IV, Paris, 1930, p. 344. Il est vraisemblable que c'est la mort seule qui empêcha Tuditanus de dédier le temple qu'il avait voué : on perd sa trace après 201-199, où il fut envoyé en ambassade auprès de Ptolé- mée V Épiphane; cf. Liv. 31, 2, 3-4 et Pol. 16, 34, 1-2). La dernière phrase de l'historien est doublement inexacte. C'est en 209 que P. Sempronius exerça la censure, avant d'avoir été consul (Liv. 27, 11, 7 et 36, 6). La seconde erreur porte sur son cognomen, Tuditanus, et non So- phus, comme Tite-Live l'indique correctement, quand il mentionne son élection au consulat, en 205 (29, 11, 10). Rien ne permet de croire que, comme ses illustres contemporains, Fabius Maximus Cunctator, Scipion l'Africain ou Scipion l'Asiatique, P. Sempronius ait porté deux surnoms, l'un héréditaire, l'autre personnel, que lui auraient valu son renom de philhellène ou ses talents de négociateur, lors de la paix de Phoenicé, en 205 (sur son rôle dans la première guerre de Macédoine, Liv. 29, 12, 2-16). En réalité, ce passage, le seul où Tite-Live le nomme ainsi, résulte d'une confusion, imputable au fait que le cognomen Sophus fut porté dans une autre branche des Sempronii : ainsi P. Sempronius Sophus, consul en 304 et censeur en 300, et son fils et homonyme, consul en 268 et censeur en 252. Sur l'ensemble de la famille, cf. l'article de la RE, s.v. Sempronius, II, A, 2, col. 1359 et suiv., dû pour l'essentiel à Münzer, qui a rédigé la notice relative à Tuditanus, n°96, col. 1443-1445 (également, n° 87, col. 1439 sq.).

10 A. Brelich, Tre variazioni, p. 14 sq., attire l'attention sur « la singolarità del grande intervallo tra voto e dedica del tempio» et l'interprète dans la perspective de la polémique religieuse qu'il suppose entre les deux cités. Peut- être, selon lui - mais ce n'est qu'une hypothèse parmi

d'autres -, ce délai, semblable à celui que l'on constate dans l'histoire de la Magna Mater, dont il est exactement contemporain, s'explique-t-il, dans les deux cas, par le caractère trop «exotique» des nouveaux cultes et par la nécessité de les réorganiser et de les romaniser; d'où le retard qu'aurait subi la dédicace des deux temples. Mais peut-on considérer comme «exotique» la déesse de Préneste, située à moins de quarante kilomètres de Rome, et mettre son culte si latin sur le même plan que le culte orgiastique de la Mère des Dieux? A l'encontre des théories d'A. Brelich, cf. les justes objections de G. Dumézil, Déesses latines, p. 79 et n. 2.

11 Liv. 10, 46, 7-8, dont l'hypothèse est reprise, sans la moindre critique, par Pline, NH 7, 213.

12 Sur la chronologie de son introduction, Liv. 29, 10, 5 et 8 (consultation des Livres Sibyllins, en 205); 14, ΙΟΙ 4 (arrivée à Rome de la pierre noire de Pessinonte, en avril 204); et 37, 2 (adjudication des travaux de son temple par les censeurs de 204); 36, 36, 3-4 (dédicace du temple du Palatin, en 191).

13 Liv. 36, 36, 5-6. Sur ces divers exemples, H. Bardon, La naissance d'un temple, REL, XXXIII, 1955, p. 166-182, en particulier p. 171 sq.

14 Sur la crise économique durant la seconde guerre punique et les publicains, dont c'est la première apparition dans l'histoire, C. Nicolet, A Rome pendant la seconde guerre punique : Techniques financières et manipulations monétaires, Annales (ESC), XVIII, 1963, p. 417-436; L'ordre équestre à l'époque républicaine, I, Paris, 1966, p. 321 ; et Rome et la conquête du monde méditerranéen, I, 2« éd., Paris, 1979, p. 253-255; M. H. Crawford, War and finance, JRS, LIV, 1964, p. 29-32; A. Piganiol, Conq. rom., p. 272-275 ; P. Marchetti, Histoire économique et monétaire de la deuxième guerre punique, Bruxelles, 1978, p. 262 sq.

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«FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

d'Hannibal, nous ne connaissons que quatre dédicaces de sanctuaires. Elles se situent, d'ailleurs, surtout au début du conflit, et leur construction fut dictée par les nécessités immédiates de la guerre. En 217, sous le coup des premiers désastres et de l'épouvante où Rome fut plongée par la défaite du lac Trasimène, Q. Fabius Maximus, nommé dictateur, commença par s'assurer le secours des dieux et par recourir à l'efficacité des rites, en vouant un uer sacrum, des jeux à Jupiter, et des temples à Vénus Érycine, mère d'Énée, donc de Rome, et à Mens, l'Intelligence divinisée, dont l'inspiration, jusque-là, avait si cruellement fait défaut aux généraux romains15. Puis on se rappela, et l'on s'en fit un scrupule religieux, que les travaux du temple de la Concorde, voué l'année précédente lors d'une mutinerie, n'avaient pas encore été adjugés, négligence qu'on répara sans retard16. Il fut dédié en 216; ceux de Vénus Érycine et de Mens, en 215 17. Ensuite, durant tout le reste de la seconde guerre punique, nous ne trouvons plus qu'une seule dédicace, celle du temple d'Honos et Virtus, dédié en 205; encore ne s'agissait-il que d'une reconstruction18.

Mais, sitôt terminées les épreuves de la guerre, Rome retrouve une activité architecturale d'autant plus intense qu'elle a plus longtemps été compromise. Aux années d'inaction forcée succède une politique de grands travaux, comme si la Ville, dans sa hâte de regagner le temps perdu, était saisie d'une véritable fièvre édilitaire : elle s'acquitte

en même temps de toutes ses dettes sacrées, elle mène de front la construction des temples voués aux dieux durant la guerre d'Hannibal et de ceux que, dans les années suivantes, ses généraux n'ont pas manqué de leur promettre et qui leur ont valu la victoire sur d'autres théâtres des opérations. Ainsi se succèdent, à une cadence rapide, les dédicaces des temples de Veiouis, de Junon Sospita19, de Faunus et de Fortuna Primigenia ou Fortuna Publica populi Romani en 194, de Victoria Virgo en 193, d'un nouveau temple de Veiouis en 192, de ceux de la Magna Mater et de Iuuentas en 191, enfin d'Hercules Musarum, que Fulvius Nobilior consacra au dieu pour la prise d'Ambracie, en 189, et qui dut être construit peu après son triomphe de 18720. Loin donc que ses travaux aient traîné en longueur, comme semblait le croire A. Brelich, le temple de Fortuna, achevé dès 194, appartient à la première série de sanctuaires que Rome ait dédiés après la paix avec Carthage. Par sa date et par sa signification, il s'accorde parfaitement avec le rythme des constructions de temples durant la même période, en cette époque de grandeur et de prospérité retrouvées, où Rome, après les angoisses mortelles de la seconde guerre punique, se couvre de temples neufs, où, après la seconde guerre de Macédoine et la libération de la Grèce, elle goûte une nouvelle fois l'ivresse de la victoire et prend une conscience toujours plus évidente de son destin universel.

Le vœu de Sempronius Tuditanus s'adres-

^Liv. 22, 9, 7-11 et 10, 10. 16 Liv. 22, 33, 7-8. 17 Sur la dédicace du temple de la Concorde in arce,

Liv. 23, 21, 7; des temples de Vénus Érycine et de Mens, 23, 31, 9.

18 Sur les vicissitudes de sa dédicace, Liv. 27, 25, 7-9; Val. Max. 1, 1, 8; Plut. Marceli. 28, 2; cf. Cic. nat. deor. 2, 61. M.Claudius Marcellus, qui avait voué un temple à Honos et Virtus à la bataille de Clastidium, en 222, prétendit s'acquitter de son vœu en consacrant aux deux divinités le temple d'Honos qui existait déjà près de la porte Capène. Ce à quoi s'opposèrent les pontifes. On trouva un compromis : Marcellus restaura le temple d'Honos et y ajouta une seconde cella pour Virtus (cf. Symm. epist. 1, 20, 1 : gemella facie). Mais le nouveau temple ne fut dédié que par son fils, seize ans après le vœu initial, précise Tite-Live (29, 11, 13). Cf. Platner-Ashby,

s.v., p. 258 sq. 19 Le texte de Liv. 34, 53, 3, Iunonis Matutae in foro

Holitorio, est manifestement fautif. La correction de Si- gonius, Iunonis Sospùae, qui s'impose (Wissowa, RK2, p. 188, n. 9; Platner-Ashby, s.v., p. 291, n. 1 ; Latte, Rom. Rei., p. 168, n. 5), s'appuie sur 32, 30, 10, où Tite-Live mentionne le vœu fait par C. Cornelius Cethegus, consul en 197, dans un combat contre les Insubres : uouit aedem Sospitae Iunoni. Paléographiquement, elle peut se justifier: Mat (ris Reginae Sosp)itae (cf. Latte, loc. cit.); mais on ne saurait exclure une confusion, imputable à Tite- Live ou à sa source : rappelons que, dans les lignes suivantes, il commet une double erreur, sur le surnom de P. Sempronius et sur la date de sa censure {supra, p. 4, n.9).

20 Cf. les listes chronologiques de Wissowa, RK2, p. 595 sq.; et de Latte, Rom. Rei., p. 417.

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE

sait à Fortuna Primigenia, autrement dit, à la Fortune de Préneste, et c'est sous ce même vocable que Tite-Live désigne le nouveau temple, lorsqu'il mentionne sa dédicace en 194, aedem Fortunae Primigeniae in colle Quirinali, ou les prodiges qui s'y produisirent en 169, in aede Primigeniae Fortunae quae in colle est21. Pourtant, ce n'est pas sous ce nom qu'il figure d'ordinaire dans les calendriers, à la date du 25 mai, celle de son natalis22. Les calendriers épigraphiques le désignent par des formules diverses, mais toujours complexes, et dont l'ampleur varie d'une rédaction à l'autre :

Fasti Antiates maiores : For[t{unaé)\ piopuli) R{omanï) Qiuiritium)23

Fasti Caeretani : Fortunae P(ublicae) piopuli) R(omani) Qiuiritium) in / colle Qui- rin(ali)

Fasti Esquilini : Fortun(ae) Publiciae) piopuli) R(omani) in collie)

Fasti magistrorum uici : Fortunae P(ublicae) p(opuli) R{pmani) / Quiritiium) in collie)

Fasti Venusini : Fortun(ae) Prim(ige- niae) in colile) 24.

Ovide, qui ne lui accorde qu'un rapide distique, reproduit pour l'essentiel la formule consacrée :

nec te praetereo, populi Fortuna poten- tis

Publica, cui templum luce sequente datum est25.

Assurément, le fait que la déesse ait été connue sous deux noms différents, qu'elle ait été à la fois Fortuna Publica et Fortuna Primigenia, fait problème, et nous aurons à revenir sur cette question qui relève de la théologie plus encore que de l'onomastique. Mais, malgré l'isolement des Fasti Venusini et bien que les calendriers ne soient pas tenus d'être exhaustifs, il est difficile de croire qu'il puisse s'agir de deux temples différents, situés sur la même colline, dédiés le même jour, mais sur lesquels la tradition épigraphique ou littéraire se serait curieusement partagée, au point de ne nommer, chaque fois, que l'un des deux, la plupart des calendriers, ainsi qu'Ovide, faisant mention de Fortuna Publica et d'elle seule, et les Fasti Venusini, de Fortuna Primigenia, mais sans signaler l'autre édifice26. Il est infiniment plus raisonnable, comme l'ont fait l'immense majorité des historiens modernes, de penser que nous avons affaire à deux dénominations différentes, non point équivalentes, mais complémentaires, et également authentiques, du même sanctuaire27, et que ce temple, encore qu'on en ait douté, était effec-

21 29, 36, 8; 34, 53, 5; 43, 13, 4-5. Parmi les multiples prodiges de 169, trois, qui furent signalés par leurs aedi- tui, se produisirent à Rome dans des temples de la Fortune : l'un in aede Fortunae, où l'on vit un serpent à crête (en l'absence d'épiclèse, on peut penser qu'il s'agit du temple du Forum Boarium; cf. le commentaire de Weis- senborn-Mùller, ad loc), les deux autres dans le temple de Fortuna Primigenia, où il poussa un palmier et où il tomba une pluie de sang.

22 Nous ignorons à quelle date fut livrée la bataille de Crotone. Tite-Live indique seulement, par un synchronisme avec les événements d'Afrique, qu'elle eut lieu en été : aestate ea, qua haec in Africa gesta sunt, P. Sempronius consul. . . (29, 36, 4). Mais nous croirions volontiers que c'était un 25 mai, et que la dédicace de 194 coïncida, dix ans plus tard, avec l'anniversaire même de la victoire. L'été commence avec le lever des Pléiades : le 9 mai selon Varron, RR 1, 28, 1; et Columelle, 11, 2, 39; le 10 selon Pline, NH 2, 123; 18, 222; 248; 280; le 13 selon Ovide, fast. 5, 599-602.

23 Où la rubrique est inscrite au 24 mai, erreur que les éditeurs rectifient par comparaison avec les autres

driers. »CIL I2, p. 211; 213; 221; 319. Degrassi, /./., XIII, 2,

p. 11; 57; 67; 87; 91; 461. 25 Fast. 5, 729 sq. 26 Les deux temples de Fors Fortuna, au premier et au

sixième mille de la Via Campana, dédiés l'un et l'autre un 24 juin, offrent un point de comparaison révélateur : les Fasti magistrorum uici, Amiternini et Esquilini (ces derniers mutilés) n'ont garde d'omettre le second et Ovide lui-même mentionne les templa propinqua que Servius aurait élevés à la déesse. Seuls parmi les calendriers du Haut-Empire, les Fasti Venusini font preuve de la même relative indépendance que pour le 25 mai et se bornent à indiquer Fords Fortunae. Cf. T. I, p. 199 et n. 2.

27 L'essentiel du problème (cf. infra, p. 1 1 sq.) porte assurément sur la coexistence des deux dénominations : Fortuna Publica, etc., et Fortuna Primigenia, en apparence si éloignées l'une de l'autre. Mais on observera que, même à l'intérieur de la première tradition, l'unité semble ne s'être jamais faite sur le nom de la déesse, tantôt, sous une forme plus développée. Fortuna Publica populi Romani Quiritium, tantôt seulement, sous une forme

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«FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

tivement celui qu'avait voué Tuditanus et qui, aux termes mêmes de Tite-Live, fut dédié en 194 in colle Quirinali28.

Dans cette perspective, la titulature de la déesse se composerait donc de trois éléments, que les diverses rédactions du calendrier reprennent avec plusieurs variantes et en les combinant différemment. D'abord, le titre qui définit ses compétences nationales et politiques de protectrice du peuple romain, fidèle, dans sa précision et jusque dans ses redondances (Publica - populi), aux usages du style officiel : Fortuna Publica populi Romani Qui- ritium. Ainsi revendiquée par la religion de l'État, Fortuna prend place parmi les divinités garantes de la communauté romaine, porteuses des mêmes titres prestigieux : les Pénates, Penates Publici ou populi Romani29, le Genius30 et Vesta, la Vesta populi Romani Quiri-

tium31. Ensuite, la localisation du sanctuaire sur le Quirinal, au voisinage de la porte Colline32, in colle Quirinali, ou, ce qui est suffisamment clair, in colle, puisque le Quirinal, de même que le Viminal qui le continue à l'est, ne fait pas partie des montes traditionnels, mais porte le nom de collis qui, souvent, et sans autre précision, suffit à le désigner33. Enfin, l'épiclèse Primigenia rappelle les origines prénestines de la déesse et en perpétue le souvenir, que sa romanisation n'a pas effacé : bien qu'elle ne figure pas sur tous les calendriers, la concordance des Fasti Venusini et des deux textes de Tite-Live garantit sa valeur canonique et son authenticité cultuelle.

De la comparaison des divers calendriers, il ressort qu'aucun d'eux n'a reproduit en son entier, dans sa gravité solennelle, mais incommode, l'ample et majestueuse formule par la-

abrégée, Fortuna Publica populi Romani ou Fortuna populi Romani Quiritium. De telles variantes semblent indiquer que jamais l'énoncé complet des titres de la déesse ne fut assujetti à des règles fixes - liberté qui justifie d'autant l'existence de la seconde tradition, représentée par les Fasti Venusini et par Tite-Live, qui la nomment plus brièvement Fortuna Primigenia.

28 Supra, p. 4, n. 9. 29 Les Pénates, outre leurs liens avec le penus Vestae,

recevaient un culte public sur la Velia, dans un temple qui date probablement du IIIe siècle, sans doute peu avant la première guerre punique (Varr. LL 5, 54; Dion. Hal. 1, 68, 1-2; cf. Platner-Ashby, s.v., p. 388 sq.; F. Castagnoli, // tempio dei Penati e la Velia, RFIC, XXIV, 1946, p. 157-165; G. Lugli, / templi dei Lari e dei Penati sulla «Velia», Mélanges Marouzeau, Paris, 1948, p. 401-408; De- grassi, /. /., XIIL 2, p. 520 sq., au 14 octobre). Le temple propre des Di Penates Publici (D.P.P sur des monnaies de la fin du IIe siècle; cf. Babelon, II, p. 471, n° 1 ; Grueber, I, n° 1314-1326; Sydenham, n°572; Crawford, I, p. 320, n° 312, 1) peut donc n'être que de quelque trois quarts de siècle antérieur à celui de Fortuna Publica et l'on constate, dans leurs dénominations usuelles, les mêmes variations que pour la déesse: ils sont, chez Tacite, ann. 15, 41, 1, Penates populi Romani, et le Feriale Cumanum mentionne, à la date du 6 mars, en souvenir de l'élection d'Auguste au grand pontificat, en 12 av. J.-C, une supplicatilo Vestae dis Pub(licis) Pienatibus) piopuli) R(omani) Qiuiritium) iCIL I2, p. 229; X 8375; Degrassi, /./., XIII, 2, p. 279).

30 Genius Publicus, qui recevait un sacrifice le 9 octobre iFast. Aru. et Amit., CIL I2, p. 214; 245; 331 ; Degrassi, /./., XIII, 2, p. 36 sq.; 194 sq.; 518); populi Romani, qui avait un temple sur le Forum (C*ss. Dio 47, 2, 3 et 50, 8, 2; CIL VI 248; cf. 36780); ou Genius urbis Romae, selon

l'inscription gravée sur un bouclier conservé au Capitole (Serv. Aen. 2, 351).

31 Ainsi nommée sur le monnayage de la guerre civile, émis en 68-69 par les légions de Germanie, puis par Vitel- lius empereur (Cohen, I, p. 343 sq., n° 364 et 367-368; 348, n°404; 350, n°432; 363, n° 89-91; Mattingly, I, p. 306- 308, n° 64 et 70-73; 387, n° 90; 392, n° 120-123; cf. p. CXCVIII-CC et CCXXIX). Sur les divinités porteuses de l'épithète Publicus, -a, cf. l'index de J. B. Carter, De deo- rum Romanorum cognominibus , p. 53 sq. : à celles que nous avons nommées s'ajoutent Félicitas, Fides, les Lares, Salus. Et, sur l'emploi de la formule complète, on comparera, par exemple, les sacra principia piopuli) Riomani) Quiritiium) nominisque Latini, quai apud Lau- rentis (c'est-à-dire à Lavinium) coluntur (CIL X 797), et le titre des prêtresses grecques, mais citoyennes, de Cérès : sacerdos Cereris publica piopuli) Riomani) Qiuiritium) (cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 397-399).

32 Sur ces délicats problèmes de topographie, inséparables de ceux que posent les deux autres temples du Quirinal, infra, p. 9 sq.

33 Sur le statut du Quirinal, Platner-Ashby, s.v., p. 436-438, et J.Poucet, L'importance du terme «Collis·» pour l'étude du développement urbain de la Rome archaïque, AC, XXXVI, 1967, p. 99-115. Le collis Quirinalis reste évidemment en dehors de la liste des montes compris dans le Septimontium ; ses Saliens, distincts des Salii Palatini de Mars, sont les Salii Collini, attachés au culte de Quirinus (Dion. Hal. 2, 70, 2; Liv. 5, 52, 7; cf. L. Gers- chel, Saliens de Mars et Saliens de Quirinus, RHR, CXXXVIII, 1950, p. 145-151); englobé par Servius dans la Rome des quatre régions (Liv. 1, 43, 13 et 44, 3), il en constitue, avec le Viminal, la troisième, la regio Collina (Varr. LL 5, 45 et 51).

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE

quelle Rome, avec la minutie et les précisions cumulatives propres à la langue rituelle, avait choisi de désigner la nouvelle Fortuna du Quirinal. Nous ne connaissons, de sa titulatu- re, que des versions abrégées, mais sans qu'une règle commune les ait ramenées à l'uniformité. Aussi les modernes, faisant la synthèse des renseignements épars qui leur sont parvenus, s'accordent-ils à reconstituer ainsi le nom complet de la déesse : Fortuna Publica populi Romani Quiritium Primigenia34; auquel il convient d'ajouter encore l'indication topographique, in colle Quirinali. On ne s'étonnera pas que, compte tenu des abréviations normales de la langue épigraphique aussi bien que des nécessités de l'usage courant, on se soit contenté, ordinairement, de l'appeler Fortuna Publica ou populi Romafii35, ou encore Fortuna Primigenia. Mais l'énoncé exhaustif et officiel de tous ses titres, même s'il ne va pas sans quelque emphase, à la romaine, ne s'en rattache pas moins aux traditions les plus vénérables de son culte latin. On remarquera que, jusque dans l'ordre des mots, la formulation élaborée par Rome suit la rédaction canonique de Préneste, Fortuna louis puer Primigenia : seule, l'affirmation du caractère national de la divinité s'y est substituée à sa filiation, sans intérêt pour une Rome peu soucieuse de théogonies, mais avide, en revanche, de se placer sous la tutelle d'une Fortune Primordiale et souveraine, ou, plutôt, de se l'annexer.

Au temple dédié en 194 s'ajoutèrent par la suite deux autres sanctuaires. L'un d'eux fut consacré à la déesse sous le même vocable de Fortuna Publica. L'épithète citerior, qui lui fut accolée pour le distinguer du précédent, offre un faible indice sur leur topographie : situé lui aussi sur le Quirinal, à l'extrémité de la ville, il était cependant moins éloigné que son homonyme du centre de la cité. Son natalis était célébré le 5 avril - aux nones, jour néfaste -, comme l'attestent le calendrier préjulien d'Antium :

Fort{unae) Publ(icae) ;

les Fasti Praenestini :

Fortunae Publicae citerió[r(\ / in colle3*;

et le distique d'Ovide :

qui dicet «quondam sacrata est colle Quirini

hac Fortuna die Publica», uerus erit37.

Mais nous ne savons rien de plus ni sur sa localisation exacte, ni sur la date et les circonstances de sa construction. Sur le troisième temple, nous sommes encore plus mal informés, faute de connaître de façon sûre non seulement son natalis, mais même sa dénomination. Il était suffisamment voisin des deux premiers pour que tout ce quartier du Quirinal, situé à proximité de la porte Colline, fût

34 L'interprétation formulée par Mommsen, CIL I2, p. 319, a été reprise par toute la critique ultérieure. Sur les trois temples du Quirinal et les divers problèmes, topographiques et cultuels, qui s'y rattachent, après l'essai de Jordan, Très Fortunae, Archäologische Zeitung, XXIX, 1871, p. 77-79; les études les plus complètes sont celles de Preller, Rom. Myth., II, p. 182 sq.; Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1515-1518; Hild, DA, II, 2, p. 1269- 1271; Warde Fowler, Roman Festivals, p. 124 et 254; VVissowa, RK2, p. 260 sq.; Otto, RE, VII, 1, col. 27-30; Frazer, Fasti, III, p. 256 sq.; et IV, p. 125; Platner-Ashby, s.v. Fortunae (Très), p. 216 sq.; Lugli, Monumenti antichi, III, p. 337 sq.; De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, I, p. 290 sq.; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 461 ; Radke, Die Got- ter Altitaliens, p. 134. Seuls, J.B.Carter, The cognomina of the goddess Fortuna, TAPhA, XXXI, 1900, p. 66 sq., et Latte, Rom. Rei., p. 178 sq., se refusent à admettre que la déesse du Quirinal ait pu être à la fois Primigenia et Publica populi Romani, et taxent d'erreur les Fasti

sini (infra, p. 11 sq.). 35 Sur les monnaies au type de Fortuna populi Romani,

infra, p. 28. Si elle n'est l'objet que de peu de dédicaces (Fortuna Publica : CIL I2 397 et IX 1543; III 1010; X 1558; populi Romani : VII 702), autour de son nom, en revanche, se développe un thème littéraire de grand avenir, exploité par Cicéron, imp. Pomp. 45; Catil. 1, 15; Mil. 83 et 87; Tite-Live, 1, 46, 5; 2, 40, 13; 6, 30, 6; 7, 34, 6; 28, 44, 7; 45, 3, 6; Tacite, hist. 3, 46, 3, etc. En outre, K. Latte, Rom. Rei., p. 178, n. 3, a sans doute raison de restituer populi Romani (plutôt que Publicae) sur l'autel de pépé- rin (CIL I2 656; VI 30870; Degrassi, ILLRP, n°95) dédié à Fortuna, [de] senati setite[ntia], par un T. Quinctius qui peut avoir été le consul de 123 av. J.-C. : de fait, sous le tribunat de C. Gracchus, quelle Fortune était-il plus opportun de prier que celle de l'État?

ibCIL I2, p. 235; 315; Degrassi, /./., XIII, 2, p. 8; 126 sq.; 437.

37 Fast. 4, 375 sq.

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10 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

appelé ad Très Fortunas, comme nous l'ap- prend incidemment Vitruve, qui cite l'un des trois édifices de cette région - mais lequel? - comme un bon exemple de temple in antis : huius autem exemplar erit ad Très Fortunas ex tribus quod est proxime portant Collinam38. Une épigramme de Crinagoras, recueillie dans l'Anthologie et qui appartient à la même époque, mentionne également les τρισσαί Τύχαι, peu éloignées des jardins de Salluste39. Deux indications topographiques qui se recoupent et qui, si elles sont insuffisantes pour identifier la troisième Fortuna du Quirinal, représentent en revanche un notable progrès par rapport aux sources précédentes, qui se contentaient de placer les deux premiers temples in colle, sans préciser davantage. Elles permettent en effet de situer les trois temples à l'extrémité nord-est de la colline, au

ge de l'actuelle Via XX Settembre et du ministère des Finances, ou de la Stazione Termini, sans toutefois qu'on puisse aller au delà de cette localisation d'ensemble du quartier ad Très Fortunas, et qu'il soit possible ni de déterminer l'emplacement exact de chacun des trois temples, ni de les reconnaître dans les divers vestiges d'édifices antiques découverts dans cette zone et qu'on a voulu tour à tour leur assigner40.

On a souvent, par ailleurs, cru pouvoir retrouver le troisième temple du Quirinal dans celui que mentionnent, à la date du 13 novembre, le calendrier préjulien d'Antium, Fort{unaé) Priimigeniae), et un fragment des Fasti fratrum Arualium dont le dernier mot ne peut malheureusement être restitué ou développé avec certitude, Fortuniae) Primiigeniaé) in c...41, c'est-à-dire, s'il faut en croire l'in-

38 3, 2, 2. 39Anthol. 16, 40, 1 sq.: γείτονες ού τρισσαί μυύνον

Τύχαι έπρεπον είναι, / Κρίσπε - Crispus qui, selon le poète, mériterait d'être comblé non seulement par les Trois Fortunes, ses voisines, mais par toutes les Fortunes du monde. Crinagoras était un contemporain d'Ovide. Quant au destinataire de l'épigramme, il n'est autre que C. Sal- lustius Crispus, le petit-neveu et héritier de l'historien, qui mourut en 20 ap. J.-C. (Tac. ann. 3, 30, 1-3; sur son immense fortune, cf. l'ode que lui dédia Horace, carm. 2, 2). Il semble que les célèbres jardins que Salluste possédait sur le Pincio aient englobé un domaine de moindre étendue qui, auparavant, avait appartenu à César (Ps. Cic. in Sali. 19; Obseq. 71, à la date de 17 av. J.-C. : horto- rum Caesaris ad portant Collinam ; cf. Platner-Ashby, s.v. Horti Caesaris (1), p. 265, et Horti Sallustiani, p. 271 ; et P. Grimal, Les jardins romains, 3e éd., Paris, 1984, p. 131- 133). C'est à ces jardins que Dion Cassius, 42, 26, 3-4, fait allusion lorsqu'il mentionne les prodiges qui eurent lieu en 47 av. J.-C. : la foudre frappa le Capitole, le temple de Fortuna Publica et les jardins de César, si bien que, sous la violence du coup, la porte du temple s'ouvrit d'elle- même. C'est certainement au temple principal du Quirinal, à celui de Fortuna Publica, Τύχη Δημοσία, situé tout près des jardins de César, non à celui de Fortuna Publica citerior, que se rapporte l'événement. Ce Τυχαΐον du Quirinal ne doit naturellement pas être confondu, comme on le faisait jadis, avec l'un des temples de Fors Fortuna au premier mille, voisin des autres jardins de César, ceux que le dictateur possédait sur la rive droite du Tibre et qu'il légua au peuple romain (cf. T. I, p. 205 sq. et n. 31).

40 La découverte, en 1872, près de la gare, juste à l'extérieur du mur servien, d'une grande statue au type de la Fortune (hauteur totale, 1,86 m), avec la corne d'abondance et le gouvernail, et la dédicace Fortunae sacrum / Claudiae Iustae (héroisée par assimilation avec la déesse),

et, surtout, d'un autel consacré Fortunae / Primigeni/ae (CIL VI 3679=30873; 3681=30875), tous deux de l'époque des Antonins, bien qu'ils n'aient pas été trouvés en place, dans l'enceinte même de l'édifice, mais seulement, selon toute probabilité, à son voisinage, a conduit Visconti, Due monumenti del culto della Fortuna sul Quirinale, BCAR, I, 1872-1873, p. 201-211, à situer dans cette zone le temple de Fortuna Primigenia voué par Tuditanus, ainsi que le quartier ad Très Fortunas. Lanciani, qui, dans ses observations Delle scoperte principali avvenute nei colli Quirinale e Viminale, Ibid., p. 223 sq.; 231-234; 248 sq.; pi. I-II, situe le temple et la zone ad Très Fortunas hors les murs, au lieu même des découvertes, entre les portes Colline et Viminale, attribue en outre (The ruins and excavations of ancient Rome, Londres, 1897, p. 421 ; Forma Vrbis Romae, Milan, 1893-1901, pi. 10) à l'une des deux autres Fortunes (proxime portam Collinam) le podium et les substructions découverts en 1887 à l'intersection de la Via Flavia et de la Via Servio Tullio; cf. toutefois Hülsen, dans H. Jordan- C. Hülsen, Topographie der Stadt Rom im Altertum, Berlin, 1871-1907, I, 3, p. 413 sq. et 430. Tandis que Bunsen, Beschreibung der Stadt Rom, III, 2, Stuttgart-Tübingen, 1838, p. 378, assignait à l'un des trois temples les magnifiques vestiges jadis mis au jour à gauche de la Via XX Settembre, en direction de la Porta Pia. Mais toutes ces identifications demeurent problématiques; cf. Lugli, Moz numenti antichi, III, p. 338; et la mise au point de M. San- tangelo, // Quirinale nell'antichità classica, MPAA, V, 1941, p. 136 sq., qui se borne à situer approximativement le quartier ad Très Fortunas dans le secteur où, par la suite, s'élevèrent en partie les thermes de Dioclétien.

41C/L V, p. 215; 335; Degrassi, /./., XIII, 2, p. 22; 42 sq.; 530. Il semble, d'après Degrassi et à voir la place de la cassure sur ses pi. IV et VI, qu'il s'agisse d'un développement, plutôt que d'une restitution, comme le croyait Mommsen.

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE 11

terprétation, communément admise, de Mommsen : in c[olle\. Mais il paraît beaucoup plus satisfaisant, selon l'intéressante suggestion présentée séparément par K. Latte42 et par A. Degrassi, de lire in C(apitolio) et de rapporter la notice des deux calendriers à un autre temple de Fortuna Primigenia, celui qui se trouvait sur le Capitole et dont Plutarque fait remonter la fondation jusqu'à Servius Tullius43 - datation qui inspire, il est vrai, un légitime scepticisme. On a pu ainsi, à propos de la Fortuna Primigenia du 13 novembre, envisager trois hypothèses, qui mettent en question toute l'interprétation du culte de Fortuna sur le Quirinal : la détermination du natalis des trois temples qu'elle y possédait et des épiclèses sous lesquelles elle y était vénérée, et le rapport de ces cultes du Quirinal, dont l'un au moins s'adressait à une Fortuna Primigenia, avec la déesse homonyme du Capitole. Ou bien la notice du 13 novembre se rapporte au temple principal du Quirinal, celui de Sempronius Tuditanus, dédié en 194 : soit que, à son natalis d'origine, célébré le 25 mai, se soit ajouté l'anniversaire d'une nouvelle dédicace, à la suite d'une reconstruction, ou, plus simplement, une fête secondaire44; soit qu'il s'agisse, selon la solution plus radicale de J. B. Carter, du riatalis même du temple, consacré à une Fortuna qui portait pour unique épiclèse Primigenia, et qui n'avait rien à voir avec la fête du 25 mai et la Fortuna Publica qui en était l'objet45. Ou bien il s'agit, selon l'interprétation classique, celle de Mommsen et de ses continuateurs, du troisième temple du Quirinal. Ou bien encore, et c'est cette théorie qui aura notre préférence, le temple auquel les calendriers font allusion était effectivement celui du Capitole.

Le véritable problème porte, en fait, sur les deux épiclèses conférées à Fortuna, Primigenia et Publica, et sur l'étendue de leurs

plois respectifs. La déesse de Tuditanus était l'une et l'autre à la fois, comme en témoigne la dualité de la tradition antique. D'où la tentation de lui rapporter aussi la notice du 13 novembre, et l'hypothèse d'une double fête, que nous n'avons pas cru devoir exclure a priori, mais qui soulève plusieurs objections. Outre que la conjecture, invérifiable, d'un second natalis ou d'une fête secondaire ne laisse pas de faire difficulté, dans le calendrier préjulien d'Antium, la fête du 25 mai (notée par erreur le 24) est dédiée For[t(unae)] p(opuli) R(omani) Q(uiritium), celle du 13 novembre, Fort{unae) Pr(imigeniae). Si voisines que puissent paraître les abréviations P(opuli) R(omani) et Primigenia), jugera-t-on vraisemblable, cependant, que, dans leur discordance, ces deux rédactions s'appliquent à une seule et même déesse et admettra-t-on que le même calendrier, à quelques mois d'intervalle, désigne la même divinité sous deux titres différents? D'autant que, lorsqu'on se trouve en présence, d'une part, de trois temples, et même de quatre, avec celui du Capitole, d'autre part, de trois natales inscrits aux calendriers, et qu'on tente, en essayant toutes les combinaisons possibles, de faire coïncider les deux catégories de documents, le simple bon sens dissuade d'attribuer à l'un de ces édifices deux jours de fête, pour laisser dans le vide religieux les deux derniers temples, arbitrairement privés de leur anniversaire par le bon plaisir des modernes. Il nous faut donc, en l'absence de preuve formelle du contraire, rendre son individualité à la Fortuna Primigenia du 13 novembre, qu'elle appartienne au Quirinal ou au Capitole, et reconnaître en elle une déesse distincte de la Fortuna Publica Primigenia du 25 mai, qui résidait sur le Quirinal.

L'hypothèse de J. B. Carter, qui dissocie les Très Fortunae du Quirinal pour attribuer

42 Latte, Róm. Rei., p. 178 et n. 4, qui remarque que l'abréviation Capit(olio) figure déjà aux Fasti Arualium, le 9 octobre.

43 Quest, rom. 74, 281 e ; Fort. Rom. 10, 322 f. 44 Cf. l'hypothèse de Henzen, Nuovi frammenti degli

Atti de' fratelli Arvali, Ann. Inst., 1867, p. 296, qui rapporte également la date du 13 novembre à la dédicace de 194. Sur des cas analogues, l'usage de dédier à nouveau

les temples, après leur restauration, et le fait que ce second natalis ne coïncidait pas nécessairement avec l'ancien, ou sur les deux fêtes de Fortuna Muliebris, cf. T.I, p. 204 et 361 sq.

45 The cognomina of the goddess Fortuna, TAPhA, XXXI, 1900, p. 66 sq.; cf. De deorum Romanorum cogno- minibus, p. 29 sq. et 53.

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12 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

leurs trois temples, le premier, à Fortuna Primigenia (celle de Tuditanus; natalis le 13 novembre), les deux autres à Fortuna Publica (25 mai) et Fortuna Publica citerior (5 avril), si claire et séduisante qu'elle soit en apparence, ne résiste pas davantage à l'analyse : avant même toute discussion de détail, et les critiques ne manquent pas, qu'on peut lui opposer, elle repose uniquement sur le postulat, éminemment fragile, que l'indication des Fasti Venusini, relative à une Fortuna Primigenia, que les autres calendriers nomment, pour le même jour, Fortuna Publica, serait une erreur pure et simple46. En revanche, la localisation du temple du 13 novembre sur le Capitole est une excellente solution, puisque nous savons effectivement qu'il y avait un temple de Fortuna Primigenia sur le Capitole, alors que nous ne le savons pas pour le Quirinal, en dehors de la première des Très Fortunae, déesse mixte, qui est déjà pourvue par la notice du 25 mai. Il semble donc, si l'on veut tenir compte de la totalité des témoignages antiques et réduire au minimum la part de l'hypothèse, qu'il faille, dans notre essai d'identification des trois Fortunes du Quirinal et de leurs trois temples, nous en tenir à l'interprétation de Mommsen qui réunit en un tout cohérent les indications fragmentaires de Tite- Live, des Fasti Venusini et du reste des calendriers et considérer, comme la thèse la plus probable, que le temple voué par Tuditanus

en 204 à la bataille de Crotone, et dédié en 194, était bien celui dont le natalis était célébré le 25 mai, et dont la déesse titulaire portait le double titre de Fortuna Primigenia et Publica.

Quant à la Fortuna Publica citerior du 5 avril, rien ne nous assure qu'elle ait eu, comme sa glorieuse voisine, le privilège de porter double surnom. Sans doute, lorsque Wissowa affirme que, nulle part, la seconde de ces déesses ne reçoit le nom de Primigenia, Otto croit-il pouvoir le taxer d'imprudence47, ajuste titre semble-t-il. En dehors d'Ovide, nous ne la connaissons que par le calendrier préjulien d'Antium et les Fasti Praenestini, ce qui ne permet pas de préjuger du nom qu'elle portait dans les autres calendriers. Or, sur cinq calendriers épigraphiques (y compris celui d'Antium) qui mentionnent le premier sanctuaire du Quirinal, il y en a quatre qui omettent l'épiclèse Primigenia. Pourtant, si délicat qu'il soit de raisonner sur d'aussi faibles nombres, ces considérations statistiques conduisent à la même observation : chez l'une et l'autre des deux Fortunes du Quirinal, le nouveau surnom, Publica, éclipse l'ancien, Primigenia', majoritaire dans le cas de la première, il est, à notre connaissance, seul attesté dans le culte de la seconde. Dissemblance qui ne s'explique que trop bien, et qui est le résultat d'une évolution. Si le cognomen Primigenia tend à disparaître de la titulature officiel-

46 Ce qui est toujours le moyen le plus sûr pour écarter un témoignage embarrassant. A cette première objection, on ajoutera :

2) Que la thèse de J. B. Carter se fonde sur le texte des Fasti Arualium, Fortun(ae) Prim(igeniae) in c[pllé], qui n'est qu'une restitution, ce dont l'auteur ne semble pas avoir conscience (cf., p. 67, «the very reliable calendar of the Arval brothers»); or cette restitution - ou développement -, nous l'avons vu, n'est pas certaine.

3) Carter ne raisonne que sur les calendriers, sans tenir compte des sources littéraires, c'est-à-dire de Tite- Live. Or ce dernier donne la même épiclèse et la même précision topographique, Primigeniae in colle Quirinali, que les Fasti Venusini, qui ne sont donc pas une source unique.

4) Même s'il ne s'agit que d'une présomption, la date estivale du 25 mai, natalis du temple, s'accorde mieux avec la bataille de Crotone que celle du 13 novembre.

5) Si nous suivons l'hypothèse de Carter, c'est donc au temple du 13 novembre qu'il faudrait rapporter le vœu

de Sempronius Tuditanus, la dédicace de 194 et les prodiges de 169: interprétation qui valorise le temple de Fortuna Primigenia, mais rejette dans l'inconnu le culte de Fortuna Publica populi Romani Quiritium, dont les origines mêmes deviennent indiscernables. Ce qui ne concorde ni avec la haute signification nationale que revêtait la déesse, ni avec son renom ultérieur, avec l'avenir, d'ailleurs plus politique que véritablement cultuel, qui lui était réservé, comme l'attestent l'amplification de son temple initial, accru, sur le Quirinal, d'un et même, croyons-nous, de deux temples secondaires, ainsi que la propagande faite autour de son nom et révélée par la numismatique, et, plus encore, le thème rhétorique que les orateurs ou les historiens développeront à l'envi autour de la Fortuna populi Romani.

6) Enfin, Vitruve et Crinagoras considèrent les Très Fortunae comme un tout, ce qui détourne de penser qu'elles aient pu se scinder entre une Fortune Primigenia et deux Publica, étrangères les unes aux autres.

47 Wissowa, RK2, p. 261 ; Otto, RE, VII, 1, col. 28.

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE 13

le de Fortuna Publica populi Romani Quiri- tium, ce n'est pas par hasard, ni uniquement parce que, placé au terme d'une si longue enumeration, il est la victime toute désignée des abréviations usuelles. Il est clair qu'à Rome, du moins, répétons-le, dans la langue officielle48, le surnom caractéristique de la déesse de Préneste tend à tomber en désuétude et l'on ne saurait s'étonner que la religion de l'État ait mis l'accent sur l'affirmation de sa nationalité romaine, qui était un caractère acquis, aux dépens de ses origines latines, qui, de Préneste, l'avaient amenée dans la Ville. Ainsi, avec le temps, l'épiclèse Primigenia en vint-elle à se perdre : à s'effacer peu à peu des titres officiels de la première Fortune du Quirinal, celle de Tuditanus, et à manquer, purement et simplement, à ceux des déesses homonymes ultérieurement créées à son imitation. Aussi, dans cette perspective, nous paraît-il hautement probable que la seconde déesse du Quirinal n'ait porté qu'une épiclèse unique, la seule que lui attribuent les sources antiques et qui faisait d'elle la Fortuna Publica citerior49, titulature dans laquelle la précision topographique, valable pour Rome seule, se substitue en quelque sorte au surnom pré- nestin de sa devancière, cependant que son

natalis, à la différence du 25 mai, qui nous a paru commandé par la date même de la bataille de Crotone, était placé en avril, qui était l'un des mois romains de Fortuna50, où il succédait, comme les nones aux calendes, et avec l'intervalle rituel de trois jours, au premier avril, fête de Fortuna Virilis.

Si les deux premières de ces déesses se détachent peu à peu de leur source prénesti- ne, à plus forte raison la troisième. Sans doute l'interprétation à laquelle nous nous rallions et qui supprime tout lien entre elle et la Fortuna Primigenia du 13 novembre, a-t-elle pour conséquence de la rejeter dans l'inconnu : non seulement nous ignorons la date de son natalis, mais nous pouvons, de surcroît, nous interroger sur son véritable nom. Si elle n'était pas une Fortuna Primigenia, était-elle, comme les deux autres déesses du même quartier, une Fortuna Publica? ou portait-elle un autre surnom? Car on ne saurait croire qu'elle n'en ait eu aucun et qu'elle n'ait été, sans plus, que Fortuna : à l'exception de la première et de la plus vénérable d'entre elles, la Fortuna du Forum Boarium, nommée sans épiclèse, les autres Fortunes de Rome possédaient toutes des surnoms distinctifs, que leur nombre rendait nécessaire51. Si elle reste, à

48 L'absence de témoignages épigraphiques sûrs et suffisamment nombreux, à l'exception des calendriers, ne permet guère de conclusion en ce qui concerne la piété populaire : nous ignorons de quel nom elle désignait la déesse du Quirinal et si elle priait plus volontiers en elle la Fortuna Publica ou la Fortuna Primigenia. Nous ne connaissons que peu de dédicaces à la Fortune de l'État (supra, p. 9, n. 35); encore (à l'exception du texte officiel et restitué, CIL I2 656; VI 30870) ne sont-elles pas de provenance romaine. Au moins deux inscriptions votives à Fortuna Primigenia, connues de longue date, ont été trouvées à Rome (VI 192; 193=30711. Une troisième, VI 194; XIV 2861, est d'origine incertaine : Rome ou Préneste? La quatrième, attribuée par erreur à Rome, VI 195, provient en réalité de Préneste, XIV 2871 ; cf. la note hypercritique de Dessau, CIL XIV, p. 295, n. 3). En outre, des deux inscriptions découvertes en 1872, la seule qui porte une épiclèse est dédiée à Fortuna Primigenia (supra, p. 10, n. 40). Si on la confronte avec l'usage de Tite- Live, qui persiste à nommer la déesse Fortuna Primigenia, il semblerait donc que, jusque sous l'Empire, son surnom prénestin eût conservé, dans la religion quotidienne, toute sa vitalité : ce qui ne surprendra pas, car Fortuna Primigenia, invoquée sous son épiclèse

nelle, devait parler bien davantage à la piété romaine que ne le faisait, dans sa froideur officielle, la Fortuna Publica populi Romani.

49 Si le calendrier prêjulien d'Antium, particulièrement succinct, ne porte, le 5 avril, que la mention Fort. Pubi., en revanche, les Fasti Praenestini, dus à Verrius Flaccus, sont plus complets et mentionnent en toutes lettres Fortunae Publicae citerio\ri\ / in colle : si la déesse avait joint à ce titre celui de Primigenia, il est permis de penser que le célèbre érudit ou l'ordonnateur de l'inscription, gravée sur le forum de Préneste, n'eussent pas manqué de citer ce surnom, commun à la seconde déesse du Quirinal et à la divinité poliade de la cité.

50 Cf. T. I, p. 403 et 474 sq. 51 Cf. la liste dressée par Platner-Ashby, p. 212-219, et

qui comprend quelque trente temples ou autels de Fortuna connus à Rome. En dehors du sanctuaire du Forum Boarium, aucun culte majeur n'est dédié à la déesse sous le seul nom de Fortuna, sans épiclèse. Les rares exceptions, plus apparentes que réelles, qu'on puisse relever, concernent des lieux de culte mineurs, cités par une source unique, inscription ou régionnaire (p. 215; cf. p. 310: Fortuna, ad lacum Aretis; et p. 217: Fortuna, templum nouum), ou encore des cultes mentionnés par des auteurs

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14 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

nos yeux, dans le quasi anonymat où la laissent Vitruve et l'épigramme de Crinagoras, si, parmi les Très Fortunae, elle n'est que la troisième d'une société divine où elle tient la place la plus modeste, il nous faut, pour la faire sortir de sa totale obscurité, tenter de préciser les rapports qui unissaient entre eux les trois temples du Quirinal. A cet égard, l'adjectif citerior, qui qualifie la seconde des trois déesses, et le nombre des témoignages qui sont parvenus sur chacune d'elles, constituent deux indices révélateurs. La première Fortune du Quirinal, née de la seconde guerre punique, auréolée du prestige de la victoire, possède la titulature pompeuse qui sied à sa dignité, et les historiens, Tite-Live, puis Dion Cassius52, relatent les circonstances dans lesquelles fut fondé son sanctuaire et les prodiges dont il fut le lieu par la suite. La seconde est déjà beaucoup plus effacée. Son nom est plus discret : Fortuna Publica, elle emprunte son épiclèse à la déesse précédente; Fortuna citerior, elle n'est désignée que par référence à elle, simple reflet d'un illustre modèle, qui ne parvient pas à conquérir son autonomie. Quant à la troisième déesse, nul ne la mentionne pour elle-même et, sans Vitruve et Crinagoras, nous ne serions pas même informés de son existence. Par son renom comme par sa date, elle est bien la dernière des trois Fortunes. Car l'adjectif citerior permet aussi de reconstituer leur chronologie relative : l'emploi du comparatif révèle que, pendant un certain temps du moins, il n'y eut dans cette partie du Quirinal que deux temples de Fortuna, ceux de Fortuna Publica, puis de Fortuna Publica citerior, auxquels vint s'ajouter, plus tardivement, celui de la troisième Fortune,

dont les sources ne nous ont pas transmis l'épiclèse53. Donc, trois édifices de construction successive et d'importance décroissante, que Vitruve et Crinagoras considèrent apparemment comme un tout, c'est-à-dire comme trois variantes du même culte. Croira-t-on, dans ces conditions, que la troisième Fortune, composante mineure de cet ensemble, ait joui d'une indépendance que n'avait pas su conquérir sa devancière, la Fortuna Publica citerior? Si elle portait une épiclèse, ce ne peut être que celle qui, déjà, désignait les deux autres déesses du voisinage : si bien qu'en elle aussi nous verrons une Fortuna Publica, la troisième de ce nom qui ait été honorée sur cette extrémité de la colline.

Ainsi, même au prix d'inévitables hypothèses, même s'il subsiste beaucoup d'incertitudes, croyons-nous pouvoir résoudre les problèmes de dénomination et d'organisation interne que posent les trois Fortunes du Quirinal. La plus illustre d'entre elles, accueillie sur la colline à la fin de la seconde guerre punique, était à la fois une héritière du culte prénestin, et une divinité nationale du peuple romain, double origine que reflète l'énoncé entier de ses titres et sa double épiclèse : Fortuna Publica populi Romani Quiritium Primigenia. A proximité de son sanctuaire furent successivement édifiés deux autres temples, moins bien connus, voués au même culte, et qui semblent n'avoir été que ses filiales. En l'état actuel de nos connaissances, il paraît extrêmement vraisemblable que les deux Fortunes secondaires du Quirinal, créées à la suite de la première et à sa ressemblance, l'une, que seule sa localisation distinguait de la précédente, l'autre, encore moins différenciée et

grecs, avec une épiclèse grecque, dont l'équivalent latin demeure problématique (p. 214: ή πάντων Τύχη; ρ. 215 sq. : Τύχη 'Αποτρόπαιος et Εύελπις).

52 Liv. 29, 36, 8; 34, 53, 5-6; 43, 13, 5; Cass. Dio 42, 26, 3-4 (supra, p. 7, n. 21, et 10, n. 39).

53 Sans qu'on puisse toutefois, avec Degering, Wann schrieb Vitruv setti Buch über die Architektur?, BPhW, XXVII, 1907, col. 1404 sq., conclure, des textes de Dion Cassius, Vitruve et Crinagoras, que le troisième temple du Quirinal n'était pas antérieur à l'époque augustéenne, aux années 27-26 av. J.-C. (contra, Otto, RE, VII, 1, col. 29). Le seul indice concernant le second temple est le calendrier préjulien d'Antium, dont la date a été abaissée

par A. Degrassi, /./., XIII, 2, p. 1 et 28 : après 84. Quant au troisième temple, s'il n'est attesté que par les sources augustéennes, encore fallait-il que sa construction fût alors assez ancienne pour qu'il eût eu le temps de donner son nom à tout le quartier, ad Très Fortunas, mais aussi qu'elle fût suffisamment postérieure à celle du second temple pour que le surnom de celui-ci, Fortuna citerior, se fût imposé comme dénomination traditionnelle. Aussi, sans prétendre serrer de trop près la chronologie, pour- ra-t-on proposer, pour les deux derniers temples, une date, assez haute pour le premier, nettement plus tardive pour le second, dans le cours du IIe siècle, à la rigueur, pour ce dernier, le commencement du Ier.

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE 15

qui ne semble pas avoir laissé de trace dans les calendriers, n'ont retenu parmi ses titres d'honneur que le plus spécifiquement romain et qu'elles n'ont, l'une et l'autre, ajouté à leur nom qu'un unique surnom, celui de Fortuna Publica. De cet ensemble triparti doit être séparée la Fortuna Primigenia que l'on fêtait le 13 novembre. Si, comme nous le croyons, cette Fortune est bien celle du Capitole, la spécialisation des deux surnoms, qui se dégage de notre analyse, offre l'avantage non négligeable de la clarté : à l'exception du culte majeur et complexe fondé en 204, l'usage officiel associait le nom de Publica aux Fortunes du Quirinal, tandis que celui de Primigenia appartenait en propre à la déesse du Capitole mentionnée par Plutarque

En dehors des rares témoignages que nous avons cités, celui de Plutarque et celui, conjectural, des calendriers, auxquels s'ajoute une inscription métrique de Préneste, la nature du culte capitolin de Fortuna, son antiquité et ses rapports avec le temple de Tuditanus nous restent indiscernables. L'existence de ce sanctuaire du Capitole ne suffit pas, cependant, à faire révoquer en doute l'idée, à peu près unanimement acceptée, selon laquelle c'est seulement en 204, avec le vœu de Sem- pronius Tuditanus, que Rome accueillit le culte de Fortuna Primigenia54. On se rappellera, en effet, qu'en 241 encore, sous le consulat de Q. Lutatius Cerco, le sénat de Rome le

mettait au nombre des cultes «étrangers», auspiciis alienigenis55. Il est donc difficile, sinon contradictoire, d'admettre qu'il ait existé, à cette date, sur le Capitole, un culte public, un culte d'État, de Fortuna Primigenia, c'est- à-dire de la Fortune de Préneste, censé remonter à Servius Tullius. En fait, on sait que quand Plutarque cite un sanctuaire «servien» de Fortuna, il convient de rectifier et d'entendre qu'il s'agit seulement d'un sanctuaire «ancien», en vertu de l'assimilation qui tend à mettre au compte de Servius tous les temples de Fortuna dont l'origine se perdait dans un passé plus ou moins lointain56. Dans ces conditions, le texte de Plutarque est susceptible de deux interprétations chronologiques. On peut envisager que cet édifice, réellement antérieur à 204 et qui, peut-être, existait déjà au temps de Lutatius Cerco, n'ait été à ses débuts qu'une fondation privée, prise en charge par l'État seulement après la naturalisation de la Primigenia en 204-194, et qu'ainsi le temple du Quirinal ait bien marqué l'introduction officielle à Rome de la Fortune de Préneste, qu'il soit bien le premier sanctuaire public qui lui ait été consacré dans la Ville. Toutefois, cette conjecture d'une chapelle privée ne s'accorde guère avec l'emplacement que les historiens modernes dans leur ensemble assignent au temple de Fortuna sur le Capitole, c'est-à-dire sur l'area Capitolina elle- même57, au voisinage, selon les propres ter-

54 Cf., en ce sens, les avis concordants de Wissowa, Otto, G. Radke (supra, p. 9, n. 34), et de C. Koch, Der romische Juppiter, Francfort, 1937, p. 49. A. Brelich fait, en revanche, de sérieuses réserves contre cette interprétation et semble disposé à considérer le temple du Capitole comme antérieur à celui du Quirinal. Mais il ne nie pas pour autant les origines prénestines de la Fortuna Primigenia du Quirinal, d'autant plus vraisemblables que d'autres cultes latins furent accueillis à Rome à la même époque : ainsi celui de la Junon de Lanuvium, dont le temple fut dédié en cette même année 194 (Tre variazioni, p. 14 et η. 7; cf. p. 30).

s' Val. Max. 1, 3, 2 (cf. T. I, p. 78-80). 56 Sur ce problème de méthode et sur la discriminat

ion entre les sanctuaires anciens de Fortuna, ceux dont l'attribution aux VIe-Ve siècles peut être tenue pour authentique, et les édifices postérieurs, cf. T. I, p. 196-198. Analogue est le cas de la Fortuna 'Ιδία, qu'on rend, à la suite de Carter, par Priuata : son culte, qui renvoie à celui de Fortuna Publica et ne peut donc être, en bonne

que, que postérieur à 194, est mis lui aussi par Plutarque au nombre des fondations serviennes (infra, p. 96 et 148).

57 Platner-Ashby, s.v. Area Capitolina, p. 48, et Fortuna Primigenia, p. 217 sq.; Lugli, Roma antica, p. 20 et 33; et, maintenant, P. Gros, Aurea templa. Recherches sur l'architecture religieuse de Rome à l'époque d'Auguste, Rome, 1976, p. 100 et pi. XII, 1-2, qui l'identifie avec le petit temple à abside des fragments 31, a-c, de la Forma Vrbis, voisin du temple rectangulaire de Jupiter Tonans. Clément d'Alexandrie y fait-il allusion, lorsqu'il reproche aux Romains d'avoir installé la Fortune dans un cloaque, lui adjugeant, «comme un temple digne d'elle, leurs latrines» (protr. 4, 51, 1; trad. C. Mondesert, 2e éd., Paris, 1949), et vise-t-il (cf. Preller, Rom. Myth., II, p. 183, n. 2; Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1518) la porta Stercoraria, située sur le cliuus Capitolinus et par laquelle on évacuait le «fumier» (stercus) du temple de Vesta (cf. Platner- Ashby, s.v., p. 417)?

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16 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

mes de l'inscription de Préneste, du temple de Jupiter Tonans :

tu, quae Tarpeio coleus uicina Tonanti, uotorum uindex semper, Fortuna, meo-

rum . . .58.

Aussi croira-t-on plutôt à un temple public, postérieur à celui du Quirinal, donc à 204- 194, et qui put être construit dans le courant, peut-être même dès le début du IIe siècle, date qui, à l'époque de Plutarque, pouvait déjà sembler fort reculée.

Quant au caractère propre de ce culte, on observera que son natalis du 13 novembre n'était pas isolé au calendrier : il coïncidait avec les ides et avec le natalis du temple de Feronia, sans doute aussi avec celui du temple de Pietas59. Il n'est pas surprenant que les autorités civiles et religieuses qui élevèrent un temple à Rome à Fortuna Primigenia et les fidèles qu'elle y possédait aient été sensibles à ses incontestables affinités avec Feronia, comme elle fécondante, guérisseuse, liée aux eaux et aux éléments naturels60. Mais, et ce sera un nouvel indice en faveur de la lecture in C(apitolio) que nous avons adoptée, le choix de la date, prise en elle-même, et celui du lieu sont plus révélateurs encore. Fêtée le

jour des ides, qui sont par nature feriae Ioui61, installée sur la colline jovienne par excellence, près de Jupiter Optimus Maximus, puis de Jupiter Tonans, la Fortuna Primigenia de Rome reste fidèle à ses origines prénestines : le temple qu'elle possède sur le Capitole perpétue le souvenir de l'antique liaison qui, à Préneste, unissait Jupiter et Fortuna62. Au contraire, les cultes du Quirinal, d'abord placés sous le patronage de la déesse prénestine, se sont progressivement détachés de son emprise, pour passer sous la tutelle de la Fortuna Publica dont Rome avait, entre-temps, élaboré la religion. Contraste que confirme l'inscription de la statue de Caesius Primus, dédiée par son fils Taurinus : la Fortuna Primigenia de Préneste et celle du Capitole sont invoquées par ce Prénestin du IIe siècle ap. J.- C. comme une seule et même déesse, ce qui n'est apparemment pas le cas de la Fortuna Publica du Quirinal, considérée, elle, comme intégralement romaine. Même si les événements qui inspirèrent la dédicace du deuxième et du troisième temple nous restent inconnus, ainsi que le natalis de ce dernier, même si la topographie des trois sanctuaires demeure trop confuse, nous percevons du moins l'unité qui rattachait ces fondations secondai-

™CIL XIV 2852. Ce sont les premiers mots de l'inscription dédicatoire de T. Caesius Primus (cf. T. I, p. 22, n. 75), qui font bien allusion à la topographie de Rome (Bucheler, Carmina Latina epigraphica, Leipzig, 1895- 1897, n°249; Wissowa, RK2, p. 261, n. 5; Otto, RE, VII, 1, col. 29), non, comme on l'a cru parfois (Jordan, Topographie der Stadt Rom, I, 2, p. 63, η. 64), à celle de Préneste. Sur le temple de Jupiter Tonans, voué par Auguste en 26 et dédié en 22, Platner-Ashby, s.v., p. 305 sq. ; Lugli, Roma antica, p. 32.

59 Cf. le calendrier préjulien d'Antium : [Eid]us, NP / [Fer]on(iae), Fort(unae) Pr{imigeniae), / [Pié\tati, selon la restitution proposée par G. Mancini, Scoperta di un calendario romano, anteriore a Giulio Cesare, NSA, 1921, p. 117, et adoptée par F. Castagnoli, Gnomon, XXXIII, 1961, p. 607, et Degrassi, /./., XIII, 2, p. 22 et 530. De même le calendrier des Arvales, Feroniae in [Ca]mp(o), etc. (CIL F, p. 215; /./., XIII, 2, p. 42 sq.). En dehors du terminus ante quem qu'offre le calendrier préjulien d'Antium (postérieur à 84, supra, p. 14, n. 53), on ne peut assigner aucune date au temple de Fortuna Primigenia sur le Capitole. Un indice pourrait, cependant, être tiré de l'ordre dans lequel les trois temples y sont inscrits. Si, comme on peut le conjecturer (Degrassi, /./., XIII, 2, p. 370 sq. ; cf. p. 496), il reproduit l'ordre chronologique dans lequel ils

furent dédiés, nous obtiendrions la séquence suivante : le temple de Feronia au Champ de Mars, selon toute probabilité le temple C du Largo Argentina, antérieur à 217; le temple de Pietas au Forum Holitorium, voué en 191, dédié en 181 (Platner-Ashby, s.v., p. 390; Lugli, Monumenti antichi, I, p. 362; Roma antica, p. 558; F. Coarelli, // tempio di Diana «in circo Flaminio» e alcuni problemi connessi, D Arch, II, 1968, p. 200-203); ce qui permettrait de situer le temple de Fortuna Primigenia entre 194 et 181.

60 Sur Feronia et ses liens - beaucoup moins étroits toutefois qu'on ne l'a dit - avec Préneste, T. I, p. 112 sq.

61 L'expression figure plusieurs fois aux calendriers (15 mars, 15 mai, 13 juin, 13 août, 13 septembre, 15 octobre, 13 novembre; cf. Degrassi, /./., XIII, 2, p. 329; 423; 458; 470; 494; 509; 521; 530) et, conclut Macrobe, Sat. 1, 15, 14-18 : Idus omnes Ioui.

62 Cf. Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1518; Carter, TAPhA, XXXI, 1900, p. 67. Ainsi, s'il est permis de proposer cette vision systématique du calendrier de Fortuna, le 25 mai, déterminé de façon autonome, ne se rattacherait qu'à la bataille de Crotone; le 5 avril, en revanche, serait entraîné par la vieille fête des calendes, consacrée à Fortuna Virilis; tandis que le 13 novembre, commun à Jupiter et à Fortuna, orienterait vers les cultes capitolins.

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE 17

res au sanctuaire principal de la déesse, unité qui transparaît dans la dénomination populaire ad Très Fortunas et qui est bien conforme aux traditions romaines. Déjà Fors Fortuna avait reçu deux temples sur la rive droite du Tibre, celui de Servius Tullius et celui de Car- vilius, en qui l'on peut voir une extension du précédent. Dans un esprit analogue, le culte public rendu à la déesse sur la colline s'articulait en trois parties, selon un système de concentration religieuse qui enrichit le sanctuaire originel de deux temples annexes et qui aboutit à faire du Quirinal l'un des hauts lieux du culte romain de Fortuna63.

II - De Fortuna Primigenia à Fortuna PUBLICA

Le vœu que P. Sempronius Tuditanus avait fait sur le champ de bataille de Crotone, face à Hannibal, s'adressait à Fortuna Primigenia. Le temple du Quirinal, dont on fêtait le nata- lis le 25 mai, figure aux calendriers sous la double mention : Fortunae Primigeniae et For- tunae Publicae populi Romani Quiritium. Quand la déesse avait-elle donc acquis cette titulature à la fois neuve et solennelle, inconnue jusque-là de son culte romain, et qui métamorphosait en une divinité nationale l'antique protectrice de Préneste? C'est, sans aucun doute, sous cette double invocation que le temple fut consacré en 194 : on ne saurait concevoir qu'une divinité change de nom au cours des siècles et, dès lors que son temple a été dédié, que la statue qui l'habite a reçu le nom sacré sous lequel l'invoquent les mortels, l'énoncé de ses titres a valeur rituelle, il est intangible et fixé pour l'éternité. C'est donc entre les années 204 et 194, entre le vœu de Tuditanus et le moment de la dédicace que s'est élaborée cette notion nouvelle, que Rome a pris conscience de sa propre Fortune.

63 Où elle possédait en outre, au Vicus Longus, un quatrième lieu de culte, le sanctuaire de Fortuna Εύελπις mentionné par Plutarque (cf. T. I, p. 271; infra, p. 210 sq.).

64 A qui, plus précisément, Rome fut-elle redevable de cette titulature et de la théologie qu'elle traduisait? Tuditanus lui-même, mort prématurément {supra, p. 4, n. 9),

Car la fondation cultuelle de 204-194 signifie beaucoup plus que la construction d'un nouveau sanctuaire, un de plus, à une divinité qui en possédait déjà de si nombreux dans la Ville. Dédiée à une déesse qui est, simultanément, Fortuna Primigenia et Fortuna Publica populi Romani, elle apparaît d'abord comme l'emprunt tardif d'une très vieille divinité latine que, dans le bouleversement spirituel de la seconde guerre punique, Rome décide d'accueillir officiellement en ses murs. Mais, plus encore, elle marque un tournant dans l'histoire du culte et signifie, avec éclat, l'apparition dans la religion romaine d'une idéologie de la Fortune : pour la première fois, elle est publiquement proclamée déesse tutélaire du peuple romain, garante de sa puissance et de la victoire de ses armées. Si grande est la portée de cette innovation que l'on comprend son caractère progressif, et le décalage, apparemment déconcertant, qui sépare l'initiative religieuse de Tuditanus et l'énoncé canonique transmis par les calendriers. Improvisé sous l'inspiration du moment, après un premier échec subi devant Hannibal, le vœu de Sempronius Tuditanus, tendu vers la victoire, ne vise qu'à l'efficacité, sans s'embarrasser de subtilités théologiques. Au contraire, dix ans après, dix années décisives qui, de l'Italie encore tenue par Hannibal, ont élargi l'horizon de Rome jusqu'à l'Orient hellénistique, la formule rituelle, élaborée par les pontifes, que le duumvir Q. Marcius Ralla prononce avec la double caution de l'autorité civile et religieuse, est le fruit d'une maturation réfléchie. Dernier acte de ce travail créateur, la dédicace de 194 apporte à la pensée romaine la révélation de nouvelles valeurs spirituelles : elle lui offre, sous le nom de Fortuna Publica, la divinité protectrice de la cité, répondante majeure de ses destinées, bref, la Fortune de la Ville que Rome, depuis les dernières années de la seconde guerre punique, attendait de posséder enfin64.

n'exerça aucun sacerdoce connu. Sans doute l'un de ses parents et contemporains, C. Sempronius Tuditanus, mort en 196 (Münzer, s.v., RE, II, A, 2, n°90, col. 1440), était-il pontife. Mais c'est au grand pontife en personne, P. Licinius Crassus Diues, qui fut justement consul en 205 et son prédécesseur dans le Bruttium (Liv. 29, 13, 1 et 3), ponti f ex maximus de 212 à 183, homme de ressource et le

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18 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

Mais, bien avant cet épilogue triomphant et la naissance officielle de la Fortune du peuple romain, le vœu de Sempronius Tudita- nus et l'accueil de Fortuna Primigenia ne peuvent être dissociés de l'autre introduction cultuelle de 204, celle de la Magna Mater, ni, plus généralement, du climat psychologique et religieux du second conflit contre Carthage. Refusée sous la première guerre punique, solennellement accueillie à la fin de la seconde, écartée avec hostilité en 241, appelée en renfort surnaturel en 204 : étrange renversement dans l'attitude de Rome à l'égard de la Fortune de Préneste, et qui ne peut se comprendre qu'à la lumière des événements dramatiques qu'elle vivait. Durant ces années terribles, Rome, sous l'épreuve répétée de la défaite, a comme mobilisé toutes les ressources du sacré. Elle multiplie, pour apaiser ses dieux, les rites exceptionnels, ceux dont l'efficacité, loin d'être amoindrie par un trop long usage, demeure intacte, si horrible soit-elle parfois : ainsi, en 217, le vœu d'un uer sacrum et le lectisterne des douze dieux et, après Cannes, l'ensevelissement d'un couple de Grecs et de Gaulois, enterrés vivants au Forum Boa- rium65. Elle fait appel à des divinités nouvelles, qui viennent accroître le nombre de ses défenseurs surnaturels et qui, à l'angoisse du

peuple romain, proposent le remède de l'espérance religieuse. Divinités exotiques comme Vénus Érycine, introduite dès 217 à l'instigation de Q. Fabius Maximus et qui entraîne dans son sillage le culte de Mens, abstraction divinisée dont le sanctuaire sera contigu au sien66; et comme la Grande Mère des Dieux, dont la venue à Rome, en 204, précède de quelques mois seulement le vœu de Tudita- nus67. Ou divinité latine, empruntée à un peuple voisin et de longue date présente à l'horizon de Rome : telle est Fortuna Primigenia, la dernière des trois déesses que Rome appelle en ses murs. Le vœu du consul de 204 n'est donc pas un acte isolé : il s'intègre à une politique continue, systématique et persévérante, d'ouverture aux cultes étrangers, aux divinités neuves, d'efficacité intacte elles aussi, que la cité cherche à acclimater et dont elle s'efforce de capter la faveur.

Simultanément, alors même qu'elle fait venir d'au delà des mers des déesses nouvelles, Rome se tourne, avec la même ferveur, vers les plus traditionnelles des divinités romaines ou latines. Dès l'hiver de 218, que marquent la défaite de la Trébie et l'annonce angoissante de nombreux prodiges, les décemvirs consultent les Livres Sibyllins et la cité se consacre tout entière aux cérémonies expia-

plus grand expert de son temps en matière de droit pontifical, iuris pontificii peritissimus (Liv. 30, 1, 6), et dont J. Heurgon (cf. n. suiv.), p. 43 sq., a tracé le portrait coloré, que l'on songera : au terme d'une nécessaire élaboration, il était exactement l'homme qu'il fallait pour prendre cette initiative féconde, qui cristallisa et fit aboutir les approximations antérieures.

65 Liv. 22, 10, 1-6 et 9; 57, 6. Cf. J. Heurgon, Le «Ver sacrum» romain de 217, dans Trois études sur le «Ver sacrum», coll. Latomus, XXVI, Bruxelles, 1957, p. 36-51; et P. Fabre, «Minime Romano sacro». Note sur un passage de lite-Live et les sacrifices humains dans la religion romaine, dans Mélanges Radei, REA, XLII, 1940, p. 419- 424; J. Gagé, Apollon romain, Paris, 1955, p. 243-251; C. Bémont, Les enterrés vivants du Forum Boarium. Essai d'interprétation, MEFR, LXXII, 1960, p. 133-146; R. Bloch, «Interpretation, IV: Hannibal et les dieux de Rome, dans Recherches sur les religions de l'Italie antique, Genève, 1976, p. 32-42; A. Fraschetti, Le sepolture rituali del Foro Boario, dans Le délit religieux dans la cité antique, Rome, 1981, p. 51-115; D. Briquel, Des propositions nouvelles sur le rituel d'ensevelissement de Grecs et de Gaulois au Forum Boarium, REL, LIX, 1981, p. 30-37; D. Porte, Les enterrements expiatoires à Rome, RPh,

LVIII, 1984, p. 233-243. 66 Liv. 22, 9, 10 et 10, 10; 23, 31, 9. A chaque étape de

la fondation, la subordination de Mens par rapport à Vénus est nettement marquée : c'est Q. Fabius Maximus, alors dictateur, qui voue le temple de Vénus, en tant que magistrat suprême de la cité, ut is uoueret cuius maximum imperium in ciuitate esset, et c'est encore lui qui sera nommé duumvir pour le dédier en 215; tandis que le temple de Mens, divinité secondaire, est voué par un magistrat de rang moins élevé, le préteur T. Otacilius, qui, deux ans plus tard, nommé lui aussi duumvir aux côtés de Q. Fabius, procédera également à sa dédicace.

67 Après la consultation des Livres Sibyllins, en 205, c'est au printemps de 204 que la pierre noire de Pessi- nonte débarqua à Ostie, qu'elle fut transportée à Rome et déposée dans le temple de la Victoire sur le Palatin, le 4 avril, la veille des nones, semble-t-il (selon la correction généralement admise à Liv. 29, 14, 14, pridie idus (mss.) Aprilis, car c'est en fait la veille des nones que commençaient les Megalesia, qui duraient du 4 au 10 avril, le 10 étant le natalis du temple, dédié en 191). Le combat de Tuditanus contre Hannibal, près de Crotone, date de l'été 204 (Liv. 29, 36, 4).

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE 19

toires : une lustration purifie la ville; des offrandes sont portées à la Junon de Lanuvium et à celle de l'Aventin; enfin, on prescrit une supplication à la Fortune de l'Algide, supplicano Fortunae in Algido, et, à Rome, un lectis- terne à Iuuentas, une autre supplication à Hercule et le sacrifice de cinq victimes adultes au Genius68. L'unité d'intention qui préside à ces mesures est incontestable. Les rites de 218 sont dédiés aux divinités de la génération et de la victoire, d'efficacité biologique et guerrière à la fois : à la Junon féconde et belliqueuse de Lanuvium, Seispes Mater Regina, et à celle qui, à Rome, porte le même titre, la Inno Regina de l'Aventin, glorieux butin de la guerre de Véies; à Iuuentas, la déesse des iuuenes, qui patronne la classe d'âge militaire, et qui, compagne d'Hercule, doit être déjà une Hébé; à Hercule lui-même, le héros à la virilité féconde, que Rome honore sous le nom de Victor ou Inuictus; au Genius, sans doute le Genius Publicus ou le Genius populi Romani; ainsi qu'à la Fortune de l'Algide, inconnue par ailleurs, mais qui, comme les divinités auxquelles, en l'occurrence, elle est associée, et comme toutes les autres Fortunes de Rome ou du Latium, était vraisemblablement apte à favoriser la fécondité humaine69 - et peut-être même à conférer la souveraineté et la victoire.

Les rites expiatoires de 218, accomplis sous le coup des premiers désastres, ceux du Tessin et de la Trébie, et de la crise prodigiale

qu'ils provoquèrent, seront, tout au long de la guerre, suivis de beaucoup d'autres70. Sans doute leur effet ne fut-il pas immédiat et, à Trasimène, à Cannes, les défaites continueront de s'enchaîner les unes aux autres. Rome, semble-t-il, avait accepté à l'avance cette longue période d'épreuves : le premier engagement de la guerre, qui eut lieu pendant qu'Hannibal passait le Rhône, s'acheva par la victoire des Romains, mais il fut si meurtrier qu'on y vit, ou que Tite-Live veut y voir un présage de la guerre qui commençait, guerre victorieuse pour Rome, mais sanglante et longtemps indécise71. Aussi, pour compléter les mesures religieuses de 218, l'un des préteurs reçut-il mission de faire aux dieux des vœux, si, selon la formule consacrée, pour les dix années à venir, la république restait en l'état où elle se trouvait72. Promesse qui s'adressait à l'ensemble des puissances divines, et non pas seulement à celles qui venaient de faire l'objet des rites d'expiation. Mais leur groupe figurait évidemment au premier rang de celles à l'égard de qui Rome venait de s'engager par le véritable contrat qu'est un vœu. Le contenu de ces uota decen- nalia n'est pas précisé, mais il est frappant de constater que, le Genius excepté, pour des raisons qui tiennent sans doute à son faible degré d'individualité, tous les dieux priés en 218 recevront l'hommage d'un temple au cours des années qui suivront : Junon Sospita, dont le temple, voué en 197 par le consul C. Corne-

68 Liv. 21, 62, 6-9. Sur la Fortuna in Algido, T. I, p. 184 sq. Pour une interprétation d'ensemble du passage et, plus généralement, sur tous les problèmes religieux de ce temps, cf., dans Rei. rom. arch., p. 457-487, l'étude que G. Dumézil a consacrée à « La religion pendant la seconde guerre punique».

69 L'importance des pertes humaines au cours de la guerre, révélée par les chiffres du cens (C. Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen, I, p. 86 et 89), confirmera le bien-fondé de ces mesures religieuses.

70 Tite-Live a tenu fidèlement la chronique religieuse de la guerre et des rites mis en œuvre, sur l'ordre des Livres Sibyllins, après chaque série de prodiges ou, circonstance exceptionnelle, à l'annonce d'un désastre (cf. 22, 9, 8 où, après Trasimène, Q. Fabius Maximus obtient que les décemvirs consultent les Livres, ce qu'on ne fait guère, précise l'historien, qu'à l'annonce de prodiges affreux, taetra prodigio). Expiations extraordinaires, aux

moments de grande tension : en 217 (22, 1, 15-20) et surtout après Trasimène (22, 9, 9-10 et 10, 1-10, avec le vœu du uer sacrum et de Grands Jeux à Jupiter, ainsi que des temples de Vénus Érycine et de Mens) ; après Cannes (22, 57, 6) et, en 207, lorsqu'on annonce l'arrivée d'Hasdrubal en Italie (27, 37, 6-15). Mais aussi, lorsque le plus rude de la crise est passé, moyens d'expiation ordinaires, qui ne sortent pour ainsi dire pas de la pratique habituelle du culte et dont il juge inutile d'exposer le détail (22, 36, 9; 24, 10, 13 et 44, 9).

71 Hoc principium simul omenque belli, ut summae re- rum prosperum euentum, ita haud sane incruentam anci- pitisque certaminis uictoriam Romanis portendit (21, 29, 4).

72 C. Atilius Serranus praetor uota suscipere iussus, si in decem annos res publica eodem stetisset statu (Liv. 21, 62, 10).

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20 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

lius Cethegus, dans la guerre contre les Insu- bres, sera dédié en 19473; Fortuna, Primigenia ou Publica, avec le vœu de Sempronius Tudi- tanus en 204 et la dédicace de 194; Iuuentas, à qui, lors de la bataille du Métaure, en 207, le consul M. Livius Salinator vouera un temple, dédié en 191 74; Hercule, enfin, à qui, plus tardivement, Fulvius Nobilior élèvera un temple après la prise d'Ambracie, en 189, sous le nom d'Hercules Musarum75. Sans doute un long délai s'est-il écoulé entre les cérémonies de 218 et la construction de ces sanctuaires. Sans doute, dans l'intervalle, un vœu nouveau a-t-il été nommément adressé, sur le champ de bataille, à chacune des divinités à qui le consul de l'année s'en remettait pour décider de la victoire. Mais une coïncidence aussi étroite entre les deux listes, celle des divinités invoquées en 218 et celle des dédicaces de temples à l'aube du IIe siècle, ne saurait être fortuite.

Les rites célébrés l'année du Tessin et de la Trébie ne furent pas des gestes sans lendemain, improvisés dans l'affolement des premières défaites : la continuité que nous constatons entre ces mesures et la politique cultuelle des décennies suivantes permet d'apprécier, à sa juste profondeur, la piété qui les inspira, et les résonances que les expiations et les vœux de 218, les unes apurant le passé, les autres engageant l'avenir, éveillèrent dans la conscience collective de Rome. Les dieux attendirent longtemps la réalisation des promesses qui leur avaient été faites. Mais n'en fut-il pas de même pour Jupiter? Le «printemps sacré» qui lui avait été voué en 217 ne fut accompli que vingt et un ou vingt-deux ans plus tard, en 19576 - à l'époque même où s'achevait la construction des temples que

nous avons cités. En 218, Rome avait imploré de ses dieux dix ans de survie. Ses épreuves s'étaient prolongées au delà de ce délai, mais elle avait finalement remporté la victoire et, vers 195-194, elle s'acquitta simultanément de tous les engagements sacrés, uer sacrum ou construction de sanctuaires, à échéance lointaine et d'ailleurs renouvelés entre-temps par les vœux particuliers de ses consuls, qu'elle avait contractés au début de la seconde guerre punique.

Parmi les divinités invoquées en 218, il en est deux qui se distinguent par la place eminente qu'elles occuperont durant la suite de la guerre : Junon et Fortuna. Junon, tout au long du conflit, fera l'objet d'expiations répétées; et ces rites, comme ceux de 218, se rapporteront avec constance à deux de ses cultes majeurs : ceux de Lanuvium et de l'Aventin. En 218, la première reçut une offrande de quarante livres d'or; la seconde, une statue de bronze dédiée par les matrones77. Au printemps de 217, après une nouvelle crise prodi- giale, la déesse est honorée avec l'ensemble de la triade capitoline et, en outre, on sacrifie des victimes adultes à la Junon Reine de l'Aventin et à la Junon Sospita de Lanuvium78. En 207, enfin, alors qu'Hasdrubal fait peser sa menace sur l'Italie, c'est encore Junon Reine que Rome tente de fléchir, par l'offrande d'un bassin d'or et de deux statues de cyprès et par la cérémonie solennelle au cours de laquelle un chœur de jeunes filles exécuta le carmen composé par Livius Andro- nicus79. Et c'est à la déesse de Lanuvium, Junon Sospita, que le consul de 197, C. Cornelius Cethegus, voua, sur le champ de bataille, le temple qu'il dédia en 194 au Forum Holito- rium80. Ainsi, la même année, Rome accueil-

73 Liv. 32, 30, 10 et 34, 53, 3 (sur l'établissement du texte, supra, p. 6, n. 19).

74 Liv. 36, 36, 5-6. 75 Cic. Arch. 27; Eumen. pro inst, schol., Paneg. 5, 7, 3

(éd. Galletier). 76 Liv. 33, 44, 1-2. Le grand pontife y constata d'ail

leurs une irrégularité (cf. l'art, cité de J. Heurgon, p. 43), si bien que le uer sacrum fut recommencé l'année suivante, en 194, et qu'à cette occasion l'on décida de célébrer aussi les Grands Jeux qui avaient été voués en même temps à Jupiter, en 217 (Liv. 34, 44, 1-3).

77 Liv. 21, 62, 8. 78 A quoi s'ajoutent deux cotisations symétriques, de

mandées, l'une, aux matrones, pour faire une offrande à Junon Reine, l'autre, aux affranchies, et destinée à Fero- nia, la déesse de leur catégorie sociale (Liv. 22, 1, 17-18).

79 Liv. 27, 37, 7-15. Cf. A. Abaecherli Boyce, The expia- tory rites of 207 B.C., TAPliA, LXVIII, 1937, p. 157-171; et J. Cousin, La crise religieuse de 207 avant J.-C, RHR, CXXVI, 1942-1943, p. 15-41.

80 Supra, p. 19 et n. 73. L'un des trois temples situés sous l'église S. Nicola in Carcere et, selon toute probabili-

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE 21

lit-elle officiellement le culte de deux déesses latines, la Junon de Lanuvium et la Fortune de Préneste, devenue la Fortuna Publica des Romains. Concordance symbolique et qui rapproche à nouveau, dans un même hommage, les deux déesses que Rome, déjà, avait simultanément priées au seuil de la guerre; comme si, assurée de son avenir, maintenant que le délai de dix ans qu'elle avait imploré était expiré depuis longtemps, elle avait voulu leur confirmer sa reconnaissance pour la libération du sol national.

Il est permis de penser que des raisons communes présidèrent au choix de ces deux déesses, «étrangères» l'une et l'autre, puis introduites dans la ville, et dont la destinée fut parallèle jusque dans leurs variantes : à celui d'une Junon, que Rome honora avec prédilection durant toute la seconde guerre punique et qui était tantôt la Regina, tantôt la Sospita, ainsi qu'à celui d'une Fortuna qui, elle aussi, mais ceci est un autre problème, fut successivement celle de l'Algide, puis la Primigenia de Préneste, enfin la Fortuna Publica populi Romani, sans négliger les deux formes sous lesquelles elle se manifesta épisodiquement, lors des prodiges de 209, puis de 208, qui frappèrent le temple de la Fortune de Capoue et, à Rome, la statue elle-même de Fors Fortuna81. Même après qu'elle eut été évoquée de Véies et fixée sur l'Aventin, les Romains n'oublièrent pas que leur Iuno Regina, avant de devenir leur protectrice, avait été celle de la ville étrusque : la preuve en est qu'ils édifièrent son temple à l'extérieur du pomerium, comme il convenait à une divinité d'origine étrangère. Quant à l'autre Junon, celle de Lanuvium, ou à la Fortune que les Romains allèrent supplier sur l'Algide, alors qu'ils avaient en leur ville tant de sanctuaires où ils eussent

pu la prier, la volonté de Rome d'honorer en elles les déesses de ses alliés latins est évidente. Telle est la réplique qu'elle oppose aux intentions d'Hannibal, affirmées dès le début de la guerre, de détacher d'elle les peuples de la confédération italienne, intentions qui se réaliseront pleinement après Cannes82. Mesures religieuses, d'efficacité essentiellement rituelle, destinées à apaiser les dieux irrités dont maints prodiges ont révélé la colère, les cérémonies de 218 ont aussi une portée politique : à la veille de nouveaux affrontements avec Hannibal qui s'apprête à descendre sur l'Étrurie, l'hommage de Rome aux deux Ju- nons et à la Fortune de l'Algide, déesses de la communauté étrusco-latine, vise à renforcer autour d'elle la cohésion de l'unité italique.

Ce n'est donc pas à n'importe quelles divinités, romaines, latines ou étrangères, que Rome demande secours et protection : même dans le désarroi de la défaite, elle agit en vertu d'un choix conscient, guidé par le sens le plus aigu et le plus sûr de la tradition nationale. Il en va de même avec les mesures religieuses de 217, destinées à parer, l'année suivante, à la défaite de Trasimène, ou avec celles qui, à la fin de la guerre, aboutiront à la venue à Rome de la Magna Mater et au vœu de Tuditanus à Fortuna Primigenia. La Vénus de l'Éryx à laquelle Q. Fabius Maximus voue un temple en 217 n'est pas seulement l'Astar- té phénicienne implantée en Sicile, c'est-à- dire la déesse de l'ennemi carthaginois, que Rome tente de se concilier83. Elle est avant tout la mère d'Énée et, à travers lui, du peuple romain tout entier, une divinité nationale que, fidèles aux enseignements de la légende troyenne, ses fils, les Énéades, installeront au Capitole, à l'intérieur du pomerium et sur la colline sainte vouée au culte de Jupiter. Elle

té, celui du milieu (Platner-Ashby, s.v., p. 291 ; Lugli, Monumenti antichi, I, p. 365; Roma antica, p. 556 sq.; Coa- RELLi, Roma, p. 318 sq.; et, maintenant, L. Crozzoli Απέ, / tre templi del Foro Olitorio, MPAA, XIII, 1981, en particulier p. 119).

81 Supra, p. 3 et n. 6. "Après la Trébie, avant même que l'hiver ne soit

achevé, Hannibal se hâte de passer en Étrurie : in Etru- riam ducit, earn quoque gentem, sicut Gallos Liguresque, aut ui aut uoluntate adiuncturus (Liv. 21, 58, 2). Après Trasimène, il fait enchaîner les prisonniers romains, mais

il libère les Latins sans rançon (22, 7, 5; cf. 13, 2; 58, 2). Après Cannes, enfin, fides sociorum, quae ad earn diem firma steterat, turn labare coepit, et Tite-Live énumère la longue liste des peuples alliés - presque toute l'Italie du Sud, et toute la Cisalpine - qui firent défection et passèrent aux Carthaginois (22, 61, 10-12). Cf. Pol. 3, 77, 3-7; 85, 3-4; 118, 2-6.

83 Selon l'interprétation d'A. Piganiol, Conq. rom., p. 277. Sur le caractère syncrétiste d'Aphrodite au mont Éryx, R. Schilling, La religion romaine de Vénus, p. 234- 239.

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22 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

est aussi, et ce second trait confirme, par l'expérience de l'histoire, la réalité du premier et de sa bienveillance maternelle à l'égard des Romains, la donneuse de victoire qui, en 248, leur a permis de prendre la citadelle de l'Éryx et de s'y maintenir jusqu'à la fin de la première guerre punique, malgré les assauts répétés d'Hamilcar84. La Magna Mater, importée de Phrygie grâce à l'alliance de Rome et d'Attale Ier, n'est pas moins liée au passé le plus lointain de la Ville et à sa volonté de renouer avec ses origines troyennes. D'autant que Cybèle, assimilée à Rhéa, comme elle Mère des Dieux, évoque à travers elle l'humaine Rhéa Silvia, la mère de Romulus et de Rémus, dont Attale II fera représenter la légende sur le temple de Cyzique85. Introduite elle aussi à l'intérieur du pomerium, accueillie sur le Palatin, la colline romuléenne par excellence, et adoptée par l'aristocratie romaine, Cybèle, malgré l'aspect barbare de son bétyle et de ses rites, jouira du statut entier des divinités nationales. Sans négliger les justifications historiques, le précédent que constitue l'alliance de l'Érycine avec les Romains durant la première guerre contre Carthage et le gage de salut qu'elle leur offrait pour la seconde, ni les arrière-pensées politiques, l'appui que la Grande-Mère de Phrygie prêtait aux interventions de la diplomatie romaine en Orient et, par ailleurs, la garantie qu'elle conférait aux prétentions des familles troyennes, Rome, dans les deux cas, fut inspirée par les mêmes traditions légendaires et par les mêmes besoins spirituels. En cette période où non seulement sa puissance, mais son existence immédiate sont menacées, l'appel aux divinités ancestrales, aux déesses mères du peuple romain que sont Vénus Érycine et la Magna Mater, constitue un retour aux sources par lequel Rome cherche non seulement à renforcer la conscience de son identité nationale, mais aussi à insuffler à ses membres une vie

nouvelle. Psychologiquement, il traduit un besoin plus fondamental encore, celui de la protection maternelle : d'où le recours à la mère originaire et à sa présence sécurisante, suprême refuge contre le drame de la guerre.

Il apparaît ainsi, quelles que soient leurs différences spécifiques - et elles sont considérables -, une continuité et une unité remarquables entre les quatre introductions cultuelles qui marquèrent ou suivirent immédiatement la seconde guerre punique. Introduction de quatre divinités qui, en quelque sorte, se groupent deux à deux : Vénus Érycine et la Magna Mater, par qui Rome fait retour à sa source troyenne, Junon Sospita et Fortuna Primigenia, par qui elle cherche à fortifier ses racines italiennes. Dans la crise psychologique et religieuse qu'elle traverse, alors que toute autre eût désespéré et douté d'elle- même, elle rassemble les deux éléments constitutifs de sa personnalité, Troie et l'Italie; elle s'appuie sur le double fondement, spirituel et politique, que lui offrent la légende troyenne et la réalité italienne. Mais un autre facteur, plus profond encore, assure l'unité des quatre cultes introduits, ceux de quatre déesses, déesses-mères de surcroît. Menacée jusque dans sa survie, Rome fait appel à des déesses maternelles et fécondes pour la protéger et pour la ranimer : dans une quête incessante, partout où elle entrevoit une lueur d'espérance, elle s'adresse tour à tour aux déesses lointaines, mères mythiques du peuple romain, aussi bien qu'aux déesses-mères des religions italiques, dont elle a, de longue date, reconnu le pouvoir86. A Vénus, mère d'Énée, et à Cybèle, la déesse de Phrygie qui est aussi la Mater deum Magna, vient ainsi s'ajouter la Junon de Lanuvium, dont la maternité est inscrite dans le triple surnom, puisqu'elle est non seulement Seispes, mais encore Mater et Regina - elle à qui fut associé, au moins dans un second temps, le serpent fécondateur qui,

84 Sur le culte de Vénus Érycine au Capitole, ses origines et sa signification. R. Schilling, op. cit., p. 239-254.

85 Sur l'introduction à Rome de la Magna Mater, H. Graillot, Le culte de Cybèle, mère des dieux, à Rome et dans l'empire romain, Paris, 1912, p. 25-69; et, maintenant, Tu. Köves, Zum Empfang der Magna Mater in Rom, Historia, XII, 1963, p. 321-347; F. Bomer, Kybele in Rom,

MDAI (R), LXXI, 1964, p. 130-151; J.Gérard, Légende et politique autour de la Mère des Dieux, REL, LVIII, 1980, p. 153-175.

86 Depuis la dissolution de la ligue latine, en 338, le culte de Junon Sospita à Lanuvium était devenu un culte de l'État romain, communis Lanuuinis municipibus cum populo Romano (Liv. 8, 14, 2).

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symboliquement, se love à ses pieds87. De même, lorsque, tardivement, elle invoque la Fortuna Primigenia de Préneste, Rome voit en elle la courotrophe bienveillante aux naissances humaines, la dispensatrice des sortes qui éclaire les hommes sur leur vie à venir, et la mère Primordiale de Jupiter, d'un Jupiter qui est non seulement l'Enfant adoré dans la cité latine, mais aussi le dieu majeur et polia- de de Rome : comme si, à travers lui, la déesse était appelée à bénir la ville qu'il protège et dont elle devient ainsi, comme au second degré, l'une des divinités tutélaires, l'une des mères surnaturelles. Le but que poursuit Rome lorsqu'elle implore ou qu'elle introduit sur son sol ces quatre déesses est chaque fois le même : ce qu'elle attend d'elles, c'est une re-naissance au sens propre du terme, par le recours aux mères des dieux qui sont aussi mères des hommes, qui, seules, peuvent ranimer Rome et, dans le péril où la tient Hannibal, la sauver en régénérant ses forces vitales.

Telles sont, en partie, les causes politiques et psychologiques qui, à deux reprises, en 218, puis en 204, incitèrent les Romains à invoquer la déesse Fortuna, d'abord celle de l'Algide, puis celle de Préneste, qui, toutes deux, étaient les déesses de leurs alliés latins et qui, maîtresses de la fécondité, étaient propres à conférer à Rome une vie nouvelle. Ces raisons, qui tiennent au contexte religieux de la seconde guerre punique, sont communes à

Fortuna et aux autres déesses dont le culte fut introduit dans la ville à la même époque. Mais il s'y ajoute d'autres raisons, particulières, celles-là, à Fortuna, à sa nature divine et au contenu de sa religion. Les grandes créations cultuelles ne sauraient se justifier par une explication univoque; mais, aptes par leur richesse à répondre aux appels et aux besoins multiples des hommes, elles peuvent revêtir plusieurs significations simultanées. Ainsi la Junon que les Romains ont priée avec tant de ferveur durant la guerre n'est-elle pas seulement la Mère féconde, mais aussi la Guerrière, armée du bouclier et de la lance, la déesse belliqueuse et souveraine, Seispes Mater Regina, qu'on vénérait à Lanuvium88 et dont ils attendaient qu'elle soutînt leurs légions et leur donnât la victoire. Bien plus, par une contradiction admirable et profonde, elle ne se contente pas d'être la déesse matronale de l'Aventin, ni la combattante de Lanuvium, favorable aux armes italiennes. Elle est aussi, en vertu d'une double et même d'une triple interpretano, à la fois l'ancienne ennemie de Troie, réconciliée avec ses descendants, et l'Uni poliade de Véies, devenue la Reine du peuple romain. Elle est encore et surtout la Tanit tutélaire de Carthage, donc une puissance à la fois amie et ennemie de Rome, une protectrice incertaine et qu'il faut, tout au long de la guerre, se concilier en lui témoignant des égards particuliers89. De même,

87 Sur la Junon de Lanuvium, A. E. Gordon, The cuits of Lanuvium, Un. of California Pubi in class. ArchaeoL, Π, 2, 1938, p. 21-41; et G. Dumézil, Iuno S.M.R., Eranos, LU, 1954, p. 105-119. Les rites du serpent, auquel une jeune fille allait, chaque année, offrir de la nourriture, semblent indiquer un culte de la fécondité (Prop. 4, 8, 3- 14: clamantque agricolae «fertilis annus erits>; Ael. nat. an. 11, 16).

88 Sur l'iconographie de la Junon de Lanuvium, E. M. Douglas, Iuno Sospita of Lanuvium, JRS, III, 1913, p. 61-72; G. Hafner, Der Kultbildkopf einer Göttin im Vatikan, JDAI, LXXXI, 1966, p. 186-205. La statue colossale du musée du Vatican et des monnaies qui la montrent telle que la décrit Cicéron, nat. deor. 1, 82, cum pelle caprina, cum hasta, cum scutulo, cum calceolis répandis (cf. le commentaire de Pease, ad loc, p. 418-420), couverte de la peau de chèvre, portant des chaussures à la poulaine, brandissant la lance, tenant un bouclier bilobe comme celui des Saliens et, parfois, debout sur un char au galop, sont reproduites dans Latte, Rom. Rei, pi. 8-10.

89 Contre l'interprétation trop étroite de Latte, Rom. Rei, p. 257, n. 3, qui voit en elle la «déesse des femmes», que prient les matrones désemparées, G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 463-469, a mis en lumière les aspects antithétiques de Junon durant la seconde guerre punique. h'interpretatio, à la fois Graeca et Punica, retrouve en elle, à l'époque même où Naevius compose le Bellum Poe- nicum, d'une part la Junon-Héra de la légende troyenne, la déesse de Didon et de Carthage, farouchement hostile aux Troyens et, à travers eux, aux Romains; d'autre part, une Héra-Tanit dont l'identification s'imposait aux Carthaginois eux-mêmes, comme le prouve l'hommage rendu par Hannibal à Junon Lacinia, en qui il reconnaissait l'équivalent gréco-italique de la déesse carthaginoise. En 205, Hannibal dédia un autel à Junon Lacinia dans l'illustre sanctuaire qu'elle possédait près de Crotone, et il y fit graver, en grec et en punique, une longue inscription qui relatait ses exploits (Liv. 28, 46, 16) et d'où Polybe, 3, 33, 18 et 56, 4, qui la consulta, tira le chiffre des forces dont disposait le Carthaginois. Cicéron, diu. 1, 48, raconte éga-

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l'attitude des Romains à l'égard de Fortuna ne saurait se définir en termes simples : à lui seul, le mouvement progressif qui les amène à se tourner d'abord vers la Fortune de l'Algide, puis vers la Primigenia et, enfin, à transformer cette dernière, l'antique déesse-mère de Préneste, en une Fortuna Publica propre au peuple romain et créée pour lui, cette hésitation ou cette évolution est déjà le signe des valeurs complexes qui, en cette fin du IIIe siècle, s'attachent à la religion de la Fortune.

Pourquoi, dans cette dévotion à Fortuna qui, avec une belle fidélité, se manifeste au début comme à la fin de la guerre et la place en quelque sorte tout entière sous sa tutelle, pourquoi avoir attendu si longtemps pour prier la Primigenia et avoir, en 218, préféré à cette toute-puissante déesse la Fortune infiniment moins illustre de l'Algide? Les raisons de ce choix sont certainement multiples, elles aussi, et elles ne nous apparaîtront en leur entier qu'à mesure que nous avancerons dans notre analyse. Mais il est probable, avant toute chose, que les fâcheux souvenirs de 241 ont joué dans un sens négatif pour écarter de la Primigenia l'hommage du peuple romain, en ce sinistre hiver de 218 : il eût été trop dangereux d'implorer la déesse de Préneste et de réveiller imprudemment sa colère, elle que le sénat de Rome avait offensée lorsque, à la fin de la première guerre punique, il avait refusé au consul Q. Lutatius Cerco le droit de consulter les sorts et de se laisser conduire, pour gouverner l'État, par des «auspices étrangers». Malgré ce déplorable précédent, Rome a-t-elle effectivement songé, en 218, à se tourner vers la Primigenia? La suite des événements peut le donner à penser. Au début de la seconde guerre punique, les souvenirs du premier conflit contre Carthage et de la victoire qui le couronna s'imposent avec une force vivante à la mémoire des Romains : quelques mois après, en 217, ils feront vœu d'élever un temple à la Vénus de l'Éryx, qui

les avait soutenus contre Hamilcar. Après la défaite de la Trébie, partagés entre le désir de faire appel à la plus illustre des Fortunes latines, puissante dispensatrice de la fécondité, et la crainte qu'éveille en eux l'attitude presque sacrilège qu'ils eurent jadis à son égard, les Romains reculent devant un recours direct à la Primigenia : ils s'arrêtent à une solution de compromis et, n'osant faire le pèlerinage de Préneste, ils vont porter leurs prières à la Fortune de l'Algide, comme à une autre incarnation, peu différente, de la même divinité. Sans doute est-elle éclipsée par le prestige incomparable de la Primigenia; elle en était cependant, géographiquement et, semble-t-il aussi, cultuellement, assez voisine pour que les Romains aient pu trouver en elle le substitut le plus proche de la grande déesse de Préneste et s'adresser à elle comme à une médiatrice toute désignée entre leur ville et la déesse Primordiale de leur alliée latine.

Tout se passe donc comme si la tentation prénestine qui, en 241, avait assailli Lutatius Cerco, s'était renouvelée en 218 et que Rome, cette fois encore, quoique pour d'autres raisons, ait jugé plus prudent de l'éluder, jusqu'à ce que, en 204 enfin, Sempronius Tuditanus pût y céder sans danger. Renversement spectaculaire, car le geste de Tuditanus, qui ouvre définitivement Rome au culte de la Primigenia, va beaucoup plus loin que les tentatives précédentes, occasionnelles et nécessairement limitées dans le temps, qu'il s'agisse de consulter les sorts ou d'accomplir le rite de la supplicatio. Geste libérateur aussi, car il semble qu'après lui les magistrats romains n'hésitèrent plus à prendre la route de Préneste et à aller interroger Fortuna Primigenia, si du moins il faut entendre à la lettre la phrase du De diuinatione où Cicéron constate que, de son temps, seuls les gens du peuple vont encore consulter l'oracle, mais que les magistrats ou les personnages en vue ne partagent plus guère ces superstitions90. Que s'était-il

lement qu'il voulut s'emparer de la colonne d'or massif (cf. Liv. 24, 3, 6) qui s'élevait dans le temple. Un songe, où la déesse lui apparut et menaça, s'il persistait, de lui faire perdre l'œil qui lui restait, le détourna de ce projet sacrilège, et il lui offrit, en expiation, la statuette d'une

vache, animal symbolique, précisément, de la Tanit carthaginoise. Cf., en dernier lieu, R. Bloch, Recherches sur les religions de l'Italie antique, p. 12 sq.

90 Fani pulchritudo et uetustas Praenestinarum edam nunc retinet sortium nomen, atque id in uolgus. Quis enitn

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donc produit entre 218 et 204, qui pût justifier ce changement d'attitude? C'est dans la chronique de la guerre que nous en trouverons l'explication. Après Cannes, la garnison de Casilinum, composée en majeure partie de Prénestins - ils étaient plus de cinq cents - soutint contre Hannibal un siège glorieux, qui se poursuivit pendant que le Carthaginois passait l'hiver dans les délices de Capoue. Contrainte par la famine de se rendre, elle fut libérée contre rançon et les survivants, la moitié environ, rentrèrent à Préneste avec leur préteur M. Anicius, dont Fortuna Primigenia avait exaucé la prière. On lui éleva, sur le forum de la ville, une statue qui le représentait couvert de sa cuirasse et la tête voilée, uelato capite, avec une inscription dont Tite- Live nous donne le texte, M. Anicium pro mili- tibus, qui Casilini in praesidio fuerint, uotum soluisse, et qui fut également fixée sous les trois statues que l'on dédia dans le temple de la Fortune. Les soldats prénestins furent récompensés par le sénat : ils reçurent pour leur valeur, ob uirtutem, double solde, cinq ans d'exemption de service et le droit de cité romaine, qu'ils refusèrent fièrement, par fidélité à leur patrie91. Cet épisode exemplaire, que Tite-Live raconte dans ses moindres détails, compensait partiellement l'humiliation subie à Cannes, comme si l'honneur romain avait été racheté par l'héroïsme des Prénestins, appuyés par leur déesse; bien mieux, après tant d'années de défiance ou de relations délicates, en un temps où l'union sacrée était plus que jamais nécessaire, il scellait la réconciliation de la Fortune de Préneste et du peuple romain92.

Sempronius Tuditanus pouvait donc avoir la certitude que Fortuna Primigenia accepterait son vœu, qu'elle consentirait à être

duite à Rome et à y recevoir un culte public. Mais le souvenir des Prénestins, sauvés par leur Fortune, et les événements déjà anciens du siège de Casilinum ne sauraient, à eux seuls, rendre compte du choix que fit le consul de 204. Ils ne jouent qu'un rôle de catalyseur et c'est ailleurs qu'il faut chercher les raisons profondes de l'attirance que la Fortune de Préneste exerça sur les magistrats romains du IIIe siècle et plus particulièrement sur Sempronius Tuditanus. Replacée à sa date, quelques mois à peine après l'introduction de la Magna Mater, dans son contexte militaire et géographique, celui de la longue résistance d'Hannibal, solidement implanté en Italie méridionale, l'initiative de Tuditanus nous semble pouvoir s'expliquer par trois raisons dominantes qui, toutes trois, touchent au domaine du sacré, mais à des degrés et sous des éclairages divers : l'une tient aux options politiques du personnage et à sa psychologie, peut-être même à sa dévotion individuelle; l'autre, essentiellement religieuse et même fonctionnelle, aux compétences spéciales de Fortuna Primigenia; la troisième, enfin, à la géographie cultuelle de l'Italie et aux rapports du sanctuaire de Préneste avec la Grande-Grèce.

La carrière politique de Sempronius Tuditanus s'est accomplie aux côtés de Fabius Maximus Cunctator : lorsqu'il obtint ses premières magistratures, l'édilité en 214, la preture en 213, et même la censure en 209, chaque fois, ces mêmes années, Fabius exerçait le consulat; et c'est ce même Fabius que, contrairement à tous les usages et contre la volonté expresse de son collègue, Tuditanus choisit, lors de sa censure, comme prince du sénat. Lié à Fabius et à son groupe politique93, Sempronius Tuditanus appartenait ain-

magistratus auî quis uir inlustrior utitur sortibus ? (diu. 2, 86-87). Sur le crédit qu'on peut accorder à ce témoignage, T. I, p. 81. En 167. le sénat acceptera avec empressement que Prusias offre, pro uictoria populi Romani, un double sacrifice au Capitole et à la Fortune de Préneste (Liv. 45, 44, 8-9 et 15), geste qui prouve combien était étroite, à cette date, la communauté cultuelle romano- prénestine.

" Liv. 23, 17, 7-20, 2. 92 Sur les relations entre Rome et Préneste aux IVe et

IIIe siècles, cf. T. I, p. 79 sq.

"Tuditanus, alors édile curule, fut, en 214, élu préteur pour 213 (Liv. 24, 43, 6-8). Or, l'un des consuls de 215, année où il fut élu à l'édilité, était un membre de la même famille, Ti. Sempronius Gracchus (23, 30, 18), qui, notons-le au passage, commandait, en 216, le camp romain près de Casilinum, comme maître de la cavalerie, et fit, par divers subterfuges, parvenir des vivres aux assiégés (23, 19, 3-12); l'autre était Q. Fabius Maximus, consul pour la troisième fois (23, 31, 14) et qui, à la fin de l'année, joua un rôle décisif lors des élections pour 214, où il fut lui-même réélu (24, 8, 1-9, 3). C'est lui qui, consul

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si à la faction rivale du clan des Scipions et l'on peut voir en lui un représentant de ce conservatisme éclairé qui, en matière religieuse, savait allier le traditionalisme et l'esprit de novation. N'est-ce pas Fabius lui-même, augure et dictateur, qui, en 217, avait ressuscité le rite archaïque et oublié - si jamais il avait été pratiqué? - du lier sacrum94 et, simultanément, fait créer à Rome deux cultes nouveaux, celui de Vénus Érycine et celui de Mens? Or, sans qu'il faille y voir le moindre indice d'un conflit cultuel, on a reconnu que les Scipions - rivalisant d'ailleurs, à cet égard, avec les Claudii - furent particulièrement intéressés à la venue de la Magna Mater, attitude qui s'accorde bien à leurs tendances hellénisantes. Lorsque, en 205, les decemvirs lurent dans les Livres Sibyllins que l'ennemi pouvait être chassé d'Italie et vaincu si l'on faisait venir de Pessinonte la Mère de l'Ida95, le consulat de Scipion touchait précisément à sa fin. Il avait, on s'en souvient, demandé la province d'Afrique; mais, après une rude semonce du vieux Fabius Cunctator, le sénat ne lui avait accordé que la Sicile, avec, s'il le jugeait nécessaire, la permission de passer en Afrique96. On ne manqua pas, à Rome, de rapprocher les deux faits et d'attribuer, après coup, la demande de Scipion, réclamant l'Afrique, à quelque pressentiment97, dont l'origine, bien sûr, ne pouvait être que

surnaturelle. Ainsi la révélation des décemvirs venait-elle à point nommé pour servir les desseins militaires de Scipion. On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que ce soit précisément son cousin, Scipion Nasica, qui ait été choisi par le sénat comme le plus digne, qui uir optimus in ciuitate esset, de recevoir sur le sol italien la déesse de l'Ida98. Ajoutons que, cette même année 204, Sempronius Tuditanus avait pour collègue au consulat un membre de la même gens, M. Cornelius Cethegus, avec qui il avait déjà exercé la censure, non sans qu'un grave dissentiment les ait opposés, lors de la désignation du Cunctator comme prince du sénat99.

Telles sont, parmi les intrigues de la politique intérieure romaine, les circonstances dans lesquelles Tuditanus fit vœu d'élever un temple à Fortuna Primigenia. Il n'est pas surprenant, pour des raisons tant de personne que de parti, que ses tendances religieuses aient été contraires à celles des Scipions. Mais ce serait une erreur que d'interpréter son geste à la seule lumière de la stratégie politique : nous y verrions plutôt l'expression d'une autre forme de piété, d'une sensibilité religieuse différente, beaucoup plus conforme au ritua- lisme du mos maiorum qu'à l'inspiration d'en haut ou au mysticisme qu'affichait un Scipion100. Est-ce un hasard si, retraçant le conflit des deux censeurs de 209, en désac-

pour la quatrième fois, présida les élections pour 213: elles portèrent au consulat son propre fils, Q. Fabius Maximus, et, de nouveau, Ti. Sempronius Gracchus (24, 43, 5). En 209, Fabius étant consul pour la cinquième fois (27, 6, 11), Tuditanus à qui le sort avait accordé, comme censeur, la désignation du prince du sénat, entra en conflit avec son collègue, M. Cornelius Cethegus. Ce dernier soutenait qu'il fallait, selon la tradition, choisir le plus ancien censeur vivant. Tuditanus l'emporta et nomma princeps senatus Fabius Maximus qui, disait-il, était à ses yeux, comme à ceux d'Hannibal, le premier citoyen de Rome (27, 11, 7-12). Tuditanus et Cornelius Cethegus se retrouveront d'ailleurs comme collègues au consulat, en 204 (29, 11, 10). Cf. Münzer, s.v. Sempronius, RE, II, A, 2, n°96, col. 1443-1445; Broughton, Magistrates, II, p. 616; et, sur ses attaches politiques, la discussion de F. Cassola, / gruppi politici romani nel IH secolo a.C, Trieste, 1962, p. 406 sq., qui, contre W. Schur, Scipio Afri- canus und die Begründung der romischen Weltherrschaft, Leipzig, 1927, p. 48 sq. et 71, et H. H. Scullard, Roman politics, 220-150 B.C., 2e éd., Oxford, 1973, p. 76 sq. et 94

(l'un l'alliant aux Scipions, l'autre tantôt aux Scipions, tantôt aux Claudii-Fulvii), fait sienne la position de Mun- zer.

94 Si oublié que, après la consultation des Livres Sibyllins et la rédaction du sénatus-consulte, le grand pontife rappela qu'il fallait consulter le peuple, sans l'ordre duquel on ne pouvait vouer un «printemps sacré» (Liv. 22, 10, 1-6). Sur la réalité du uer sacrum, cf. J. Heurgon, qui, dans la conclusion de son étude (supra, p. 18, n. 65), se demande si, dès les origines, le rite - ou le mythe? - a «jamais eu d'autre existence que rétrospective et légendaire ».

95 Liv. 29, 10, 5. Sur le contexte politique, Th. Kôves, ainsi que J. Gérard, cités supra, p. 22, n. 85.

96 Liv. 28, 40, 1-45, 8. 97 Cf. Liv. 29, 10, 6-7 : P. Scipionis uelut praesagientem

animum de fine belli, quod depoposcisset prouinciam Africani.

98 Liv. 29, 14, 6-11. 99 Supra, n. 93. 100 Scipion, au témoignage de Polybe, 10, 2, 9-12; 5, 5-

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cord sur le choix du prince du sénat, Tite-Live a prêté à Tuditanus une réplique qui est une véritable théorie de la signification sacrée du tirage au sort, comme manifestation de la volonté des dieux : Sempronius, cui di sortern legendi dédissent, ei ins libertini eosdem dedisse deos101? Qu'ils soient authentiques, fidèlement rapportés par sa source, ou librement reconstitués par l'historien, de tels propos ne suffisent sans doute pas à faire de Tuditanus un fidèle de la Fortune de Préneste et de ses sortes, mais ils le révèlent en tout cas particulièrement apte à comprendre les valeurs fondamentales de son culte, avec lesquelles il se trouvait spontanément en accord. Face à la Magna Mater exotique et revendiquée par le groupe des Cornelii, Sempronius Tuditanus reste fidèle aux anciennes divinités du La- tium : le choix qu'il fait, et qui lui est dicté par le péril de l'heure, peut apparaître comme celui d'un archaïsant, attaché aux vieux cultes de la communauté italique 102. Si peu de temps après l'accueil de la Magna Mater, appelée, fêtée par Rome tout entière et qui doit libérer l'Italie d'Hannibal, son initiative ne saurait passer pour la réaction d'un opposant ni celle d'un nationaliste attardé. Mais après l'aventure phrygienne, elle rétablit sagement l'équilibre, en ajoutant à la Grande Mère de l'Ida une autre Mère des Dieux, dont l'irréprochable latinité était bien de nature à rassurer les consciences. Politique de bascule qui n'est pas isolée à son époque : les décemvirs et le sénat n'agiront pas autrement, lorsqu'ils s'efforceront d'intégrer à la religion de Rome

le culte aberrant de la Magna Mater, par le biais d'une hellénisation qui, en quelque sorte, jettera un pont entre les rites ancestraux et ceux de la nouvelle venue. Dès 204, la politique religieuse suivie par Sempronius Tuditanus, consul du peuple romain, s'inscrit dans cette perspective : parmi les déesses italiques, Fortuna Primigenia, mère de Jupiter, lui apparaît comme la contrepartie nationale, comme l'équivalent le plus juste qu'il puisse trouver à la déesse étrangère - si bien que, à elles deux, les deux introductions cultuelles, et complémentaires, de 204 réalisent cette alliance entre la tradition et la novation, entre l'orientalisme et la latinité, mirage captivant que Rome a si souvent poursuivi.

Est-ce à dire que, une fois accueillie à Rome, Fortuna Primigenia y conserva, dans leur totalité, les traits et les pouvoirs qu'elle avait à Préneste? Il va de soi que son oracle ne la suivit pas. L'oracle prénestin était le bien inaliénable de son culte local : il était lié, non au temple proprement dit, mais à la grotte, non à un édifice créé par la main de l'homme, mais au site naturel, auquel l'attachait irréductiblement le mythe de l'invention des sorts. Son transfert ou son imitation à Rome étaient également impossibles : la distribution des sortes resta l'apanage de la Primigenia prénestine, comme le prouve la vaine tentative de Tibère, qui prétendit détruire les oracles voisins de Rome, mais dut y renoncer après un prodige effrayant, maiestate Prae- nestinanun sortium territus, puisque, transportés à Rome sous scellés dans Varca qui les

8; cf. 11, 7-8, et de Tite-Live, 26, 19, 4; cf. 41, 18-20 et 45, 9, faisait croire à ses soldats et à la foule qu'il était l'objet de visions nocturnes et que toutes ses entreprises étaient suscitées par une inspiration divine. Aussi, dit Polybe, bien des gens étaient-ils convaincus qu'il était en communication avec les dieux, non seulement durant son sommeil, mais même à l'état de veille. Calcul d'un homme supérieur, qui s'appuie sur la superstition pour renforcer son pouvoir, comme le pense Polybe? ou peut-être expression vraie d'une croyance personnelle, comme le propose Tite-Live, qui ne se prononce pas entre les deux hypothèses. Mais, plutôt que de retenir uniquement la thèse du charlatanisme, on verra la marque d'une religiosité authentique et d'esprit tout moderne dans l'autre détail que donne Tite-Live : depuis l'adolescence, avant toute action publique ou privée, Scipion allait seul et en

silence prier et méditer longuement au Capitole, d'où la croyance, qui se répandait, qu'il était, comme Alexandre, de naissance divine (cf. infra, p. 60).

101 27, 11, 11. 102 A la suite des travaux de Münzer, Römische Adels

parteien und Adelsfamilien, 2e éd., Stuttgart, 1963, p. 46 et suiv., sur l'entrée, à partir du IVe siècle, des nobles italiques dans la classe dirigeante de Rome, W. Schur, Fremder Adel in romischen Staat der Samniterkriege, Hermes, LIX, 1924, p. 470 sq., a tenté de montrer que les Sempro- nii Tuditani étaient originaires de Tuder en Ombrie. Si, malgré les critiques qu'elle a soulevées (cf. J. Heurcon, Capoue préromaine, p. 260), l'on pouvait retenir quelque chose de cette hypothèse, on comprendrait mieux encore la dévotion à Fortuna Primigenia de ce représentant de la noblesse plébéienne, d'origine italienne.

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renfermait, les sorts disparurent mystérieusement, et ne reparurent qu'après avoir été replacés dans le temple de Préneste103. Il ne semble pas, par ailleurs, que ni dans son culte du Quirinal, ni dans celui du Capitole, si proche qu'elle y fût de Jupiter, la Primigenia romaine ait officiellement possédé la double généalogie qui, dans la cité latine d'où elle était originaire, faisait d'elle à la fois la mère et la fille du dieu : indifférence bien romaine à toutes les théogonies, ou, plutôt, marque d'un temps où Fortuna, abstraction divinisée, tendait de plus en plus à perdre sa qualité primitive de déesse maternelle?

Quant à son iconographie, nous ne savons pas davantage sous quelle apparence elle était vénérée dans ses deux ou même ses quatre sanctuaires de la Ville. Aucune monnaie romaine ne nous est parvenue qui porte le nom de Fortuna Primigenia et qui permette même d'entrevoir le type de la statue qu'abritait son temple du Capitole. Quant à la Fortuna populi Romani, dont l'image apparaît dans la numismatique romaine au temps des guerres civiles et des bouleversements politiques, les seules monnaies qui aient été frappées à son effigie à la fin de la République, en 49 et 43, ne portent que la tête de la déesse, parée du diadème104. Sous l'Empire, aux mêmes fins de propagande, marquée d'idéologie ou de nostalgie républicaine, et dans la volonté de recréer l'unité de l'État autour d'un seul chef légitime, d'un nouveau princeps, le monnayage de Gaule, émis en 68, lors de la révolte de Vindex et de la défection de Galba, la montre debout, tenant la corne d'abondance et une couronne; celui de Nerva, assise, avec le sceptre et une gerbe d'épis105. La différence irréductible de ces deux représentations, libre variation sur le thème politique de la Fortuna populi Romani, et non reproduction fidèle de sa statue de culte, ne permet pas de reconstituer le type de l'image divine vénérée sur le Quirinal, du moins celle du temple principal, dédié en 194. Mais on peut tenir pour certain qu'à cette date, et quels qu'aient été ses attributs

culiers, la statue de la déesse qui y fut placée relevait d'un type hellénistique, encore qu'on ne puisse décider si, comme sur les monnaies de 68, elle s'apparentait plutôt à l'Agathe Ty- ché debout à la corne d'abondance, ou, comme sur celles de Nerva, au type assis dont la représentante la plus célèbre est la Tyché d'Antioche. Nous pouvons du moins avoir la certitude que ni la Fortuna Primigenia du Capitole, ni celle du Quirinal, ne rappelait la courotrophe de Préneste : lorsque Cicéron nous la montre, allaitant Jupiter et Junon, il présente ce groupe et le culte de Jupiter Puer qui s'y rattache comme des réalités spécifiquement prénestines, sans équivalent dans la religion romaine de la même déesse.

Il y eut donc un appauvrissement incontestable dans l'adaptation que fit Rome du culte prénestin. Dans le même temps où elle accueillait la Junon de Lanuvium sous ses traits irremplaçables et traditionnels, ceux de la guerrière couverte d'une peau de chèvre106, la religion officielle de l'État romain négligea les traits les plus originaux qui fondaient le prestige de Fortuna Primigenia dans la cité voisine : sa puissance de divinité oraculaire, qu'elle ne pouvait capter, mais aussi son type courotrophique et la généalogie absurde et fabuleuse qui l'unissait à Jupiter et à Junon. Alléguera-t-on, une fois encore, l'incapacité de Rome à la pensée mythique et symbolique? Ce serait oublier qu'au IIIe siècle elle est pleinement conquise par la mythologie grecque et que X inter pretatio Graeca et ses premiers poètes, Livius Andronicus et Naevius, lui ont ouvert le trésor mythique de la Grèce, où elle puise à pleines mains. A l'égard de Préneste, néanmoins, à la fois si proche et si lointaine, les conditions sont toutes différentes, et les possibilités d'une influence latine, paradoxalement, beaucoup plus limitées. A l'époque archaïque, il était trop tôt : le culte prénestin et sa théogonie, celle de la Mère Primordiale et de l'Enfant divin, étaient trop étrangers à la mentalité romaine pour qu'elle songeât à les emprunter. Mais, au IIIe siècle,

>°3 Suet. Tib. 63, 1 (cf. T. I, p. 83). ">«/>/. IV, 3-4; et infra, p. 85; 279; 284. 105 Infra, p. 85.

106 Wissowa, RK2, p. 188; Thulin, s.v., RE, X, 1, col. 1121.

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE 29

quand Rome, devenue sensible aux mythes, adopta la religion de Fortuna Primigenia, il était trop tard pour qu'elle admît, en tout ou en partie, la filiation légendaire qu'on lui attribuait dans son sanctuaire latin. Car ce qui a nui au mythe local de Préneste, c'est de n'être soutenu par aucun mythe grec. Trop pauvre pour séduire, du moins en l'état de délabrement où nous le connaissons, il ne pouvait, à cette date, conquérir une Rome qui, désormais bien instruite des fables helléniques, ne parvenait pas à reconnaître en Fortuna la mère de Jupiter et de Junon, tandis que, réciproquement, aucune tradition solide faisant de Tyché la fille de Zeus n'avait accoutumé les esprits, en dehors de Préneste, bien entendu, à voir en Fortuna la fille de Jupiter107. D'où le manque d'intérêt de Rome pour cette double théogonie, l'une, evanescente, l'autre, trop purement italique, ainsi que pour la représentation courotrophique de Fortuna qui lui était si intimement liée.

Est-ce donc un culte à ce point dénaturé que les Romains avaient fait leur, et la déesse Primordiale de Préneste, première mère des dieux et des hommes, avait-elle, auprès d'eux, perdu tous les signes de sa maternité divine? Wissowa, étrangement, lui dénie les caractères qu'il valorise, jusqu'à l'excès, chez les autres Fortunes : il se refuse à voir en elle une déesse-mère, ou une «déesse des femmes», mütterliche ou Frauengottheit, comparable aux déesses de Préneste, du Forum Boarium ou de la Via Latina, et, pour lui, la Fortuna Primigenia des Romains n'est déjà plus

qu'une déesse de la chance, une Glücksgöttin109. Jugement hâtif, qu'Otto hésite à partager109. En fait, nous avons une preuve que, dans le culte romain, l'épiclèse de Fortuna Primigenia n'était pas devenue purement formelle. Au Ier siècle encore, elle conservait sa signification maternelle primitive et, lorsque Cicéron veut, d'après son nom, dégager sa fonction, il le fait dans le sens de la plus authentique tradition prénestine : Primigenia a gignendo110. La lacune qui interrompt ici le texte ne permet pas de savoir en quoi consistait cette fonction maternelle : il nous est apparu qu'il fallait l'entendre absolument, et sans limitation de sens, comme celle d'une divinité primordiale de la génération. Mais, et même si l'on ne peut préciser à quel culte songeait Cicéron, celui du Capitole ou celui du Quirinal, le contexte, où ne figurent que des divinités romaines111, ne permet pas de douter qu'il s'agit de la Primigenia de Rome, à l'exclusion de celle de Préneste.

Si on le compare au culte archaïque de Préneste, le culte romain de Fortuna Primigenia révèle donc une libre transposition et même une modernisation qui, d'ailleurs, n'est peut-être pas uniquement le fait de Rome, mais dont elle a pu trouver l'exemple à Préneste même. Introduite dans la Ville, la déesse y a perdu ses caractères locaux, ceux qui faisaient son originalité et sa saveur archaïque, c'est-à-dire son oracle et sa double généalogie mythique. Mais ces transformations, après tout, ne lui furent point si dommageables. Déesse plus abstraite, sans mythologie,

107 Lorsque Pindare, 01. 12, 1, invoque la Tyché d'Hi- mère comme fille de Zeus Libérateur, on ne saurait y voir un véritable mythe, mais seulement une allégorie fugitive. Sur l'absence de mythe dans la religion de Tyché, T. I, p. 460.

™RK2, p. 261. 109 RE, VII, 1, col. 29. Mais il nous paraît peu probab

le, comme le voudrait P. Gros, Aurea templa, p. 100, que la Primigenia du Capitole ait été, comme celle de Préneste, considérée comme la nourrice de Jupiter. Augustin, ciu. 6, 7, p. 258 D., quid de ipso loue senserunt, qui eius nutricem in Capitolio posuerunt?, fait plus vraisemblablement allusion à une statue de la chèvre Amalthée; sinon, l'on comprendrait mal l'adjectif turpiorum, qui précède immédiatement.

110 Leg. 2, 28; cf. T. I, p. 36 sq.

111 Non seulement les diverses variantes de Fortuna honorées dans la ville, la Maîa Fortuna qui avait un autel aux Esquilles, Fortuna Huiusce Diei, Respidens, ainsi que Fors Fortuna, mais aussi Febris et son autel du Palatin, Jupiter, Stator et Inuictus, Saîus, Honos, etc. Les cultes de Fortuna que cite Cicéron sont tous relativement récents, postérieurs en tout cas à l'hellénisation, sauf celui de Fors Fortuna, dont il donne justement une définition anachronique et hellénisée, qui se réfère à l'idée de hasard : Fors, in quo incerti casus significantur magis. Mais cette interprétation «moderniste» ne rend que plus frappant le traditionalisme avec lequel il définit Fortuna Primigenia. Or il ne s'agit nullement de cultes vieillis, connus seulement des antiquaires : ce sont les cultes qu'on pratiquait couramment au Ier siècle, et tels qu'ils apparaissaient à la piété commune du temps.

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30 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

sans enfants divins, elle resta, au Capitole, liée à Jupiter, mais par des liens peut-être plus fonctionnels que génétiques. Surtout, au Quirinal, libérée de ces attaches trop exclusives, elle bénéficia de l'exceptionnelle promotion qui fit d'elle la Fortuna Publica populi Romani. Cependant, dans l'esprit de ceux qui introduisirent son culte comme dans celui de ses fidèles, la Fortuna Primigenia romaine n'en garda pas moins son caractère essentiel, celui de mère. Seulement, à la conception archaïque, au groupe émouvant de la courotro- phe allaitant ses nourrissons, s'est substituée une autre conception, plus abstraite elle aussi, plus impersonnelle, mais, en revanche, plus universelle de la maternité, celle-là même que l'on constate, par ailleurs, chez la Mater deum Magna, déesse mère par excellence, mais, elle aussi, sans généalogie. Dans la religion du IIIe siècle, Fortuna Primigenia est peut-être encore la mère des grands dieux, mais elle l'est désormais sans enfants individualisés, à moins qu'elle ne soit plutôt la mère et protectrice du genre humain, c'est-à- dire, avant tout, celle du peuple romain. Ce glissement de sens ne doit pas être particulier à Rome : autre signe des temps, sur la ciste prénestine du musée de Berlin, qui peut être elle aussi datée vers la première moitié, ou le milieu du IIIe siècle, la déesse n'est plus figurée sous les traits de la courotrophe, mais elle apparaît avec l'attribut de la royauté, debout et portant le sceptre112. Dans les deux cités, la maternité de Fortuna Primigenia reste donc l'élément fondamental de sa théologie, mais l'accent s'est déplacé et, à la Mère-nourricière de la piété archaïque, la religion du IIIe siècle tend à substituer une image nouvelle, celle de la Mère-souveraine.

C'est à elle essentiellement, n'en doutons pas, qu'est allé le vœu de Sempronius Tudita- nus, à l'instant où il engageait le combat contre Hannibal. Cette analyse de Fortuna Primigenia, suffisamment archaïque pour

tisfaire le traditionalisme romain, suffisamment rajeunie pour parler à la conscience des hommes du IIIe siècle, nous permet en effet de mieux pénétrer la seconde raison qui incita le consul de 204 à se tourner vers la déesse prénestine, de préférence à toute autre. Tudi- tanus, désireux de jeter dans la balance le poids d'une puissance divine encore intacte, eût pu créer un culte nouveau de Fortuna, comme le feront ses successeurs, les généraux du IIe siècle: Q. Fulvius Flaccus, qui, en 180, vouera un temple à Fortuna Equestris et le dédiera en 173, ou Q. Lutatius Catulus qui, en 101, à la bataille de Verceil, fera vœu d'en élever un à la «Fortune de Ce Jour», Fortuna Huiusce Diei113. Une autre solution s'offrait encore à lui : respectueux de la tradition nationale, Tuditanus pouvait construire un temple nouveau à l'une des anciennes Fortunes romaines, suivant l'exemple de Carvilius qui, au début du siècle, en 293, avait ajouté au vieux sanctuaire fondé par Servius un second temple en l'honneur de Fors Fortuna. En fait, la Primigenia dont il fit choix avait des vertus que ne possédait aucune des Fortunes romaines et qui, par suite, la rendaient irremplaçable. Sans doute, et depuis une haute antiquité, Rome était-elle richement pourvue en cultes de Fortuna. Mais, précisément, à la fin du IIIe siècle, ces déesses avaient trop vieilli pour répondre encore aux besoins des hommes de ce temps et il est significatif qu'aucune d'elles ne soit même nommée dans le théâtre de Plau- te114. Trop figées dans leur archaïsme pour pouvoir se renouveler, les Fortunes romaines avaient perdu leur vitalité en même temps que la structure révolue des classes d'âge sur laquelle elles étaient calquées. Ces anciennes divinités de la croissance et de la force vitale étaient elles-mêmes trop sclérosées pour imprimer à leur ville l'énergie neuve qui lui faisait défaut. De plus, les épiclèses «spéciales» qui leur avaient été conférées ou l'évolution fonctionnelle qu'elles avaient subie les écar-

112 Cf. T. I, p. 142-145. Est-ce dans cette attitude nouvelle, beaucoup plus proche de l'iconographie classique de la Fortune, et sous un type analogue, que nous devons nous représenter la statue cultuelle, sensiblement plus récente, du temple du Quirinal?

113 Sur le temple de Fortuna Equestris, Liv. 40, 40, 10; 42, 10, 5; sur celui de Fortuna Huiusce Diei au Champ de Mars, Plut. Mar. 26, 3 ; cf. infra, chapitre IV.

114 Cf. infra, p. 91.

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE 31

taient de la scène politique ou militaire : Fors Fortuna était trop liée à la plèbe et aux esclaves pour intéresser encore un Sempronius; la Fortune du Forum Boarium, dont aucune épi- thète ne limitait le champ d'action, appartenait trop exclusivement, elle aussi, à Servius et aux matrones; quant à Fortuna Muliebris, malgré son rôle dans la retraite de Coriolan, son épiclèse féminisante la rendait impropre à la guerre.

Ce dont Rome avait besoin, c'était d'une Fortune vigoureuse et apte à la défendre; ce que cherchait Tuditanus, c'était une Fortune omnipotente et agissante qui lui fît vaincre Hannibal. Déesse poliade de sa cité, Fortuna Primigenia comblait cette double aspiration. Une divinité poliade, surtout quand elle est par ailleurs mère des dieux souverains et qu'elle porte l'auguste surnom de Primigenia, «Primordiale», est la puissance suprême de sa ville. Elle en est à la fois la reine et la gardienne. Elle gouverne le sort de ses habitants, surtout si, déesse oraculaire, elle détient aussi le secret de leur avenir, et elle les protège contre leurs ennemis, double fonction que, quelques décennies avant l'invasion d'Hanni- bal, un artiste prénestin symbolisait en remettant le sceptre à Fortuna Primigenia et que le scholiaste d'Horace exprime en disant d'Anti- um, ville placée elle aussi sous le patronage de la Fortune : cinitas Fortunae ipsius tutela dicta est115. Par le biais de sa fonction poliade, la Fortune de Préneste concentrait donc en elle les deux pouvoirs de la souveraineté politique et de la force armée et l'épisode fameux du siège de Casilinum avait montré qu'elle ne refusait pas de mettre au service de Rome cette double compétence. En se liant à elle, au nom de l'État romain, par le contrat solennel qu'est un vœu, Tuditanus donnait à sa patrie une Fortune d'un type qu'elle ne possédait pas encore et qui répondait admirablement aux nécessités de la guerre : une Fortune d'efficacité à la fois politique et militaire, maîtresse et protectrice des cités, donneuse de primauté et de victoire. Les anciennes Fortunes romaines concouraient déjà au salut de la ville, mais leur action, d'ailleurs usée par le

temps, se morcelait au profit de groupes restreints, ceux des antiques classes d'âge. Seule la Primigenia, déesse de toute une cité, avait l'universalité nécessaire pour devenir la Fortune de l'État, la divinité nationale du peuple romain en son entier; seule, elle était assez dominatrice pour que sa tutelle, comme un puissant rempart, enveloppât l'ensemble de la cité. Il fallait donc transposer au bénéfice de Rome le culte local de Préneste et lui permettre d'avoir part, elle aussi, aux bienfaits inégalés que dispensait Fortuna Primigenia. Ainsi accueillie, elle ne trompa pas les espérances que Tuditanus avait placées en elle : dans l'immédiat, sur le champ de bataille de Croto- ne, et, à un peu plus longue échéance, avec le départ de l'armée punique abandonnant l'Italie, et la journée de Zama, elle accepta de lui donner, à lui, la victoire d'un combat particulier sur Hannibal et, à Rome, à l'issue de la guerre, la suprématie définitive sur Carthage.

Sans doute n'y avait-il point place à Rome pour une Fortune poliade : même devenue déesse souveraine et tutélaire de la Ville, la Prénestine ne pouvait s'arroger la fonction séculaire de la triade capitoline. On peut néanmoins se demander, et cela quelle qu'ait été la date de sa construction sur le Capitole, si ce souvenir n'a pas contribué, au moins autant que celui de sa parenté divine avec Jupiter, à faire placer l'autre temple de Fortuna Primigenia si près de celui du souverain céleste de Rome, au voisinage immédiat des dieux polia- des de la cité. Mais le rôle de protectrice nationale qui lui fut dévolu valait bien celui qu'elle jouait à Préneste, et le titre de Fortuna Publica populi Romani Quiritium qu'elle reçut en 194 était mieux qu'une compensation. Quant au choix du Quirinal pour édifier son temple, c'est, semble-t-il, dans cette perspective défensive et quasi poliade qu'on peut l'interpréter. Le Quirinal, nous l'avons vu, était l'un des lieux privilégiés de la religion romaine de Fortuna, puisqu'une densité cultuelle, qui ne peut se comparer qu'à celle des églises dans la Rome moderne, y rassemblait dans le même quartier et sans doute sur un faible espace trois temples dédiés à la déesse, ceux

115 Ps. Acr. ad Hor. carm. 1, 35, 1.

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des Très Fortunae. L'accumulation de ces trois sanctuaires, dont deux au moins étaient consacrés à la même Fortuna Publica, traduit certainement la vivacité d'impression qui, à l'origine, justifia l'implantation du culte en ce lieu. Pourquoi donc avoir assigné à la nouvelle déesse le séjour du Quirinal? Il est peu vraisemblable qu'un choix systématique ait présidé à l'installation des quatre divinités introduites pendant ou après la seconde guerre punique. Si Junon Sospita, accueillie d'ailleurs un peu plus tard, en 197, lors de la guerre contre les Insubres, reçut un temple au Forum Holitorium, donc hors du pome- rium, comme il convenait à sa nature guerrière, les trois autres déesses, traitées d'emblée en divinités nationales, les deux premières par la construction de leur sanctuaire à l'intérieur du pomerium, la dernière, au moins par son nom, puisque l'emplacement de son temple reste douteux, furent établies chacune sur une colline : Vénus Érycine sur le Capitole, auprès de Jupiter116, la Magna Mater sur le Palatin, berceau de la Rome romuléenne, et Fortuna Primigenia, devenue Publica, sur le Quirinal. On ne saurait trouver en elle la moindre composante sabine, ni davantage, en ces temps où l'archaïsme religieux se mêle volontiers aux innovations les plus hardies, voir, dans l'attribution simultanée d'un culte nouveau au Palatin et au Quirinal, une volonté d'équilibre entre les deux collines, souvenir lointain du synœcisme latino-sabin. C'est, en fait, une raison historique, et tirée de l'histoire contemporaine la plus brûlante, qui fit construire sur le Quirinal, à proximité de la porte Colline, le temple de Fortuna Primigenia.

Les jours pathétiques de 211, où l'on avait annoncé qu'Hannibal marchait sur Rome, étaient encore présents dans toutes les mémoires. L'ennemi, remontant la Via Latina et passant par l'Algide, avait gagné Tusculum, puis Gabies, tandis que Q. Fulvius Flaccus quittait Capoue pour venir défendre Rome et entrait dans la ville par la porte Capène. Hannibal, qui avait établi son camp sur l'Anio, s'avança vers la porte Colline, jusqu'au temple d'Hercule, à la tête de deux mille cavaliers; et de là, d'aussi près qu'il le pouvait, il contempla les remparts et la Ville, comme une proie qui lui était offerte. A Rome, c'était la panique, parmi les habitants et les paysans réfugiés d'alentour qui encombraient les rues avec leurs troupeaux. Une bataille allait s'engager, qui déciderait du sort de la ville : in qua urbs Roma uictori praemium esset. Mais les dieux, deux jours de suite, envoyèrent de telles averses mêlées de grêle qu'ils rendirent tout combat impossible. Voyant ses soldats frappés d'une crainte religieuse, Hannibal se retira et, dans sa colère, il mit à sac le sanctuaire de Feronia près de Capène117. Jusqu'à Hugo et Heredia, la vision épique d'Hannibal à la porte Colline n'a cessé de frapper les imaginations, antiques ou modernes118. Si peu d'années après la guerre, la présence du Carthaginois hantait toujours ces lieux, celui, de tous les quartiers de la ville, dont il s'était le plus approché : Rome, encore sous le coup de l'événement, avait la conviction qu'elle n'avait dû son salut qu'à un miracle.

Or l'itinéraire qu'avait suivi Hannibal en 211 119 était jalonné par les cultes et les souvenirs de Fortuna et il éveillait sans doute des

116 Sur l'association de Vénus Érycine et de Jupiter Capitolin, que traduisent l'emplacement du nouveau temple et la participation de la déesse aux Vinalia du 23 avril, R. Schilling, La religion romaine de Vénus, p. 248- 250.

117 Liv. 26, 9, 6-11, 9. Sur le pillage du lucus Feroniae et les traces laissées par le passage d'Hannibal, R. Bloch- G. Foti, Nouvelles dédicaces archaïques à la déesse Feronia, RPh, XXVII, 1953, p. 75.

118 Déjà Cicéron, fin. 4, 22; Silius Italicus, 12, 565 sq., et Pline, NH 34, 32, le montrent lançant son javelot contre la ville, dans un geste de vaine provocation, qui est un aveu d'impuissance, détail légendaire que n'ont pas transmis les historiens, ni Tite-Live, qui se contente

de rapporter le mot qu'on lui prête, potiundae sibi urbis Romae modo mentem non dari, modo fortunam (26, 11, 4), ni Appien, BH 40. Et, après Juvénal, 6, 290 sq., proxi- mus urbi / Hannibal et stantes Collina turre mariti, qui est la source de Hugo dans la «Lettre à une femme» de L'Année terrible, le tableau célèbre de Heredia, «Après Cannes», est une anticipation de ce qui ne s'est produit que cinq années plus tard, en 211.

119 Selon la version de Tite-Live, plus satisfaisante (E. W. Davis, Hannibal's Roman campaign of 211 B.C., Phoenix, XIII, 1959, p. 113-120), quoi qu'on en ait dit, que celle de Polybe, 9, 5, 8-9, ou moins incompatible (De Sanctis, Storia dei Romani, III, 2, 2e éd., Florence, 1968, p. 324-329) avec elle qu'on ne l'a cru.

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE 33

échos beaucoup plus lointains. Le défilé de l'Algide, qu'il avait traversé, était sous le regard d'une Fortune qu'en 218, justement, les Romains étaient allés supplier dans son sanctuaire local. Bien plus, la Via Latina qu'il avait empruntée, la porte Capène par laquelle son adversaire Fulvius Flaccus avait pénétré dans la ville, restaient célèbres dans la légende romaine et dans la topographie sacrée de la déesse : c'était la route prise jadis par un autre ennemi qui, lui aussi, avait campé aux portes de Rome et s'était finalement retiré sans combattre, c'était la porte par laquelle étaient passées les ambassades successives envoyées à Coriolan et, en dernier lieu, celle des femmes qui, mystérieusement guidées par leur Fortune, avaient obtenu son départ, comme en témoignait toujours le temple de Fortuna Muliebris, construit au quatrième mille de la Via Latina. Le retour des mêmes faits, dans une interprétation théologique de l'histoire et conformément à la logique du surnaturel, ne pouvait s'expliquer que par la même intervention divine. L'accumulation concordante des événements, la supplication de 218 à la Fortune de l'Algide, la retraite d'Hannibal qui répétait celle de Coriolan, voulue par Fortuna Muliebris en 488, enfin, la' défaite de ce même Hannibal, permise en 204 par Fortuna Primigenia, incitait à reconnaître déjà dans le départ de l'armée punique, en 21 1, la main de la déesse. Puissance défensive et donneuse de victoire, elle avait par deux fois libéré Rome du péril carthaginois, près de Crotone, sous les auspices de Sempronius Tuditanus et, auparavant, sous une menace ô combien plus pressante, devant la porte Colline, aux abords mêmes du Quirinal. Lorsque l'autorité civile et religieuse se préoccupa d'accomplir le vœu fait par Tuditanus, nul lieu n'était donc plus désigné que la colline pour recevoir le temple de Fortuna Primigenia, promue, en signe de reconnaissance, Fortune nationale du peuple romain.

Protectrice de la ville, souveraine, en particulier sur les choses de la guerre120, et déesse de la victoire, la Fortuna du Quirinal

rait officiellement une théologie nouvelle, que les Fortunes romaines antérieures contenaient peut-être déjà en germe, mais qui, en tout cas, n'avait pas encore été explicitée. Ce qui est neuf, également, dans l'histoire religieuse des années 218-194, c'est que les différences spécifiques des diverses Fortunes tendent à s'effacer. Les hommages qui, au cours de la guerre, leur sont rendus sous des épiclè- ses et en des lieux distincts, ne sont, en fait, que les manifestations particulières, mais substantiellement identiques, d'une même piété : la notion de culte local, si fortement enracinée dans la conscience archaïque, est peu à peu supplantée par l'avènement d'une religion nouvelle, celle de la Fortune. Dans l'esprit des dirigeants romains de la fin du IIIe siècle, la Fortune de l'Algide, la Primigenia de Préneste et la Fortuna Publica à laquelle ils donneront vie un peu plus tard, apparaissent en effet comme trois aspects sensiblement équivalents de la même déesse, comme trois variantes d'un même culte, qui s'adresse à la même divinité sous des noms différents : conception qui était tout à fait étrangère à la plus ancienne religion romaine, soucieuse au contraire de distinguer, jusqu'à la plus extrême minutie, entre la Fortune des femmes et celle des hommes, celle des adultes et celle des jeunes gens, etc., comme si le principe d'unité de ces divers cultes lui avait entièrement échappé ou que, plutôt, elle l'eût sciemment négligé au point de les tenir pour irréductibles l'un à l'autre. Aussi peut-on se demander si ces deux phénomènes concomitants qui bouleversent la religion de la Fortune à la fin de la seconde guerre punique, renouveau théologique et tendance à l'unification, ne sont pas le produit d'une seule et même cause, dans laquelle on soupçonnera légitimement l'action d'un facteur extérieur, celle de l'hellénisation. Telle est bien, en définitive, outre les composantes personnelles que nous avons reconnues et l'attirance que la déesse de Préneste ne cessa d'exercer sur l'esprit de ses contemporains, la troisième et dernière raison qui motiva le vœu de Sempro-

120 Fortuna per omnia humana, maxime in re bellica potens, selon l'expression de Tite-Live, 9, 17, 3.

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nius Tuditanus à une Fortuna Primigenia, qui deviendra la Fortuna Publica : l'influence du milieu culturel et religieux de l'Italie méridionale et, plus largement, du monde grec.

Car, même s'il n'a jamais porté le beau nom de Sophus que Tite-Live lui attribue par erreur, même s'il n'a pas le philhellénisme passionné, et critiqué, d'un Scipion121, Tuditanus n'en appartient pas moins à cette aristocratie hellénisée à qui la pensée grecque est aussi naturelle que le mos maiorum. Après Cannes où, tribun militaire, il s'était rendu célèbre pour avoir ramené à Canusium les survivants de la bataille en les faisant passer à travers l'ennemi122, après qu'il eut exercé l'édilité, la preture et la censure, la suite de sa carrière militaire et diplomatique lui a donné l'expérience personnelle des pays de langue grecque, où la Tyché et sa religion sont omniprésentes : envoyé comme successeur du proconsul P. Sulpicius Galba, c'est lui qui, en 205, négocia avec Philippe V la paix de Phoenicé, qui mettait fin à la première guerre de Macédoine 123. Et c'est là que lui parvint la nouvelle de son élection au consulat, où il avait été porté en son absence : P. Sempronius Tuditanus absens, cum prouinciam Graeciam habe- ret124. Une fois consul, Tuditanus reçut comme «province» le Bruttium où Hannibal, confiné, résistait obstinément. L'étoile du Carthaginois pâlissait de plus en plus et lorsque, à l'été de 204, Tuditanus rencontra son armée sur le territoire de Crotone, in agro Crotonien- si, où, désormais, se limitait son champ d'action, Home, d'un immense élan, était soulevée vers la victoire. La Magna Mater, gage de la faveur divine, venait d'arriver en ses murs et le débarquement de Scipion en Afrique

tait une allégresse qui anticipait sur le triomphe final125. Cet enthousiasme, néanmoins, n'allait pas sans fausses notes et les adversaires de Scipion, menés par Q. Fabius, n'omettaient pas de lui reprocher, outre sa conduite personnelle, le sacrilège de son légat Plemi- nius qui, lors de la prise de Locres, avait pillé le temple de Proserpine. Si bien qu'après la plainte des Locriens au sénat, la commission qu'on envoya sur les lieux fit rapporter au trésor de la déesse l'argent qui lui avait été dérobé et, en signe de réparation, célébrer une cérémonie expiatoire126. Pas plus que les habitants des opulentes cités de Grande-Grèce, les dieux n'étaient donc épargnés par les horreurs de la guerre et les plus illustres de leurs sanctuaires pouvaient être, tour à tour, honorés par les sollicitations des belligérants ou, le plus souvent, victimes de leurs exactions. Tel fut le sort non seulement du temple de Proserpine à Locres, mais aussi de celui de Junon-Héra au cap Lacinion : il était au pouvoir d'Hannibal qui, après avoir voulu le dépouiller de ses richesses, vénéra la déesse irritée comme si elle avait été la . Tanit de sa patrie127, puis, à la veille de s'embarquer pour l'Afrique, souilla affreusement son sanctuaire en y massacrant les soldats italiens qui refusaient de le suivre et s'y étaient réfugiés128.

Il serait vain, assurément, de prétendre que c'est de Crotone même ou de quelque autre cité précise de l'Italie méridionale que Tuditanus tira l'inspiration de vouer un temple à une Fortuna Primigenia derrière laquelle se profilerait la Tyché hellénistique. Mais Vager Crotoniensis où il se heurta à Hannibal en 204 aide à délimiter un horizon culturel qui n'est pas seulement celui du Bruttium et

121 Qui, à Syracuse, avait adopté le genre de vie des Grecs, pris leur costume, qui lisait leur littérature et fréquentait la palestre, non Romanus modo, sed ne militaris quidem cultus (Liv. 29, 19, 11-13).

122 Liv. 22, 50, 6-12; 60, 8-18. C'est par ce fait d'armes, resté fameux, que Tite-Live caractérise le personnage lorsque, édile en 214, il est élu à la preture (24, 43, 8).

123 Liv. 29, 12. 124 Liv. 29, 11, 10. 125 La commission que le sénat avait envoyée en Sicile

auprès de Scipion pour enquêter sur son comportement et sur le relâchement de la discipline revint enthousiasmée par ce qu'elle avait vu de ses préparatifs : adeoque

laetis inde animis profecti sunt tanquam uictoriam, non belli magnificum apparatum nuntiaturi Romam essent (Liv. 29, 22, 6).

126 Liv. 29, 8, 9-11; 18, 3-19, 9; 20, 10; 21, 4. Sur l'opposition de Fabius à toutes les entreprises de Scipion, cf. Plut. Fab. 25-26.

127 C'est auprès du sanctuaire, propter Iunonis Laci- niae templum, qu'Hannibal passa l'été de 205 (Liv. 28, 46, 16). Sur son attitude ambivalente à l'égard de la déesse et sur la double interpretatio dont elle était l'objet, supra, p. 23, n. 89.

128 Liv. 30, 20, 6.

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ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE 35

des dernières années de la guerre, mais qui, de Capoue à Tarente, de Bénévent à Crotone ou à Locres, s'étend à l'ensemble de la Campanie et de la Grande-Grèce, ainsi qu'à la Sicile et jusqu'à la Grèce propre, et qui recouvre les champs de bataille militaires et idéologiques de la seconde guerre punique, toutes ces années où Rome et ses adversaires ont éprouvé les retournements de la Fortune et où ces derniers ont, sur leurs monnaies, gravé son effigie129. Ainsi conçu, le vœu de Tuditanus constitue une entreprise de captation religieuse qui n'est pas sans rappeler celle de Yeuoca- tio : il ne s'agit évidemment pas, et pour cause, d'attirer à soi les dieux d'un ennemi qui ne combat pas, ou pas encore, sur son propre territoire, mais, dans un esprit voisin, en ces mois où la chance tourne, de gagner définitivement à Rome les divinités du pays où s'est implanté Hannibal, d'achever de détacher de lui les Tychés de ces villes grecques qui lui avaient ouvert leurs portes et de donner à la Ville sa propre Tyché, maîtresse souveraine du sort, dispensatrice du succès et de la victoire. De même, jadis, luttant contre eux avec leurs propres armes, Rome avait opposé aux Fortunes des Volsques Fortuna Muliebris, figurée par une double statue dans son temple de la Via Latina130. Ce faisant, Tuditanus assurait à sa patrie un double et nouveau patronage surnaturel qui n'était pas seulement le fruit d'un artifice religieux, à la recherche d'une efficacité accrue. En se plaçant sous une double caution divine, en faisant appel à la fois à la déesse de Préneste et, à travers elle, à la Fortune des Grecs de l'Italie du Sud, il était fidèle à l'esprit même du culte prénes- tin et à ses composantes historiques, puisque, par la double généalogie de Fortuna et de

Jupiter, expression mythique de l'éternel retour, et par le surnom de la déesse, Primigenia - Πρωτόγονος (-γόνη), ce dernier se rattachait à la pensée orphico-pythagoricienne de Grande-Grèce et, en particulier, à la région de Crotone, la «Mecque» du pythagorisme131.

A travers ces cheminements spirituels et ces multiples significations, nous entrevoyons maintenant par quelles voies put s'accomplir l'hellénisation de Fortuna. La déesse qui conquit Rome au tournant du IIIe et du IIe siècle, à la faveur de la crise religieuse qui ébranla la cité durant la guerre d'Hannibal, était réellement, et c'est sous ces traits qu'elle apparaît de prime abord, la Fortune-mère et toute-puissante, hellénisée de longue date, qui régnait à Préneste : la preuve en est que, devenue romaine, elle ne cessa pas de porter son nom local de Fortuna Primigenia. Mais avec elle, et même si cette dualité n'est pas immédiatement évidente, unie à elle en une symbiose hellénico-romaine qui est celle du temps et de la contrée où elle a pris forme, arrive une autre déesse qui lui est à la fois équivalente et supérieure et dont la figure, plus éclatante, ne tardera pas à rejeter dans l'ombre la vieille Primigenia des Latins. L'introduction cultuelle de 204-194 est à la fois le dernier acte ou, plutôt, l'épilogue de l'histoire des Fortunes archaïques, et le premier acte d'une nouvelle histoire de Fortuna. Car cette nouvelle venue, qui deviendra la déesse tuté- laire de la Ville et l'incarnation prestigieuse de ses hautes destinées, qui, sous peu, prendra officiellement le titre solennel de Fortuna Publica populi Romani Quiritium - celui que retiendra justement la postérité -, n'est autre, dans sa traduction latine, que la Tyché du peuple romain.

129 Sur le monnayage autonome de Capoue au type de la Fortune, infra, p. 64 sq. et PL IV, 2.

130 Cf. T. I, p. 372.

131 J. Carcopino, La basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, Paris, 1927, p. 162.

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CHAPITRE II

L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA

L'introduction de Fortuna Primigenia, appelée par le vœu de Sempronius Tuditanus en 204, et son intégration à la religion nationale sous le nom nouveau de Fortuna Publica po- puli Romani Quiritium, sous lequel elle reçoit son temple en 194, constituent, à Rome, le premier signe perceptible de l'hellénisation officielle de Fortuna. On ne saurait croire, cependant, que la Tyché grecque, dispensatrice de la victoire et protectrice des villes, se soit brusquement révélée à la conscience romaine sur les champs de bataille du Brut- tium. La rencontre de Tuditanus avec l'armée d'Hannibal, près de Crotone, ne fut que l'occasion déterminante qui cristallisa des tendances jusque-là diffuses ou inexprimées. A la fin du IIIe siècle, les Romains connaissaient le pouvoir de Tyché, ils s'étaient accoutumés à reconnaître en elle une puissance, sans doute plus considérable, mais proche, à bien des égards, de leur Fortuna et qui distribuait aux hommes des faveurs comparables aux siennes. Seulement, et même si, sans bien s'en rendre compte, ils assimilaient déjà les deux déesses, même s'ils commençaient à penser «Tyché» là où, selon la tradition, ils continuaient de dire «Fortuna», ils n'avaient pas encore éprouvé le besoin de sanctionner ces changements en dédiant à la Fortune hellénisée un culte nouveau qui plaçât sous sa protection le peuple romain tout entier. En fait, si la fondation de 204-194 ouvre une page nouvelle dans l'histoire de Fortuna, elle n'est pas pour autant un commencement absolu : elle est elle-même l'aboutissement d'une histoire sans doute déjà longue, mais qui nous

échappe entièrement. Elle n'est que l'événement visible qui consacre et, soudain, fait éclater au jour de lentes et imperceptibles transformations; et, si elle prend à nos yeux tant de relief, c'est surtout parce qu'elle est isolée. Le silence des sources nous laisse tout ignorer des faits qui l'ont préparée. Mais nous devinons que le vœu de 204 et la dédicace de 194 ont été précédés par une phase obscure de contacts préliminaires et d'insensibles rapprochements, par toute une hellénisation invisible et inconsciente dont l'annalistique romaine ne nous parle point, mais qui, seule, a rendu possibles ces innovations et qui, seule, permet de les comprendre.

De cette préhistoire, en quelque sorte, de l'hellénisation, les anciens ne nous disent rien qui soit clair et, si nous voulons faire parler les textes, ce ne peut être qu'en lisant à travers les lignes de leurs témoignages. Quant aux modernes, le sujet n'a guère retenu leur attention. Jamais encore, l'hellénisation de Fortuna n'a fait l'objet d'une enquête méthodique : elle est partout acceptée comme une évidence, comme une donnée de fait, qu'on ne se préoccupe guère d'expliquer, tant elle s'impose par elle-même. II nous appartient donc de rechercher comment s'est accompli le phénomène complexe et progressif par lequel Fortuna et Tyché ont été assimilées l'une à l'autre jusqu'à pouvoir s'identifier, phénomène que nous envisagerons sous ses deux aspects, l'un historique et géographique, l'autre essentiellement psychologique : par quelles voies le culte de Tyché a-t-il été importé dans la Ville, d'où lui est-il venu, et par quel-

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38 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

les routes, à travers quels relais culturels, a- t-il cheminé jusqu'à Rome? comment, d'autre part, les Romains l'ont-ils adopté, comment s'est faite leur conversion à des valeurs et à une religion nouvelles? et peut-on dater le ou les moments où s'est produite cette grande mutation? Mais, au préalable, avant de procéder à cette confrontation de Fortuna et de Tyché, il est indispensable, pour la clarté de l'analyse, que nous précisions ce qu'était dans le monde grec, à l'époque hellénistique, la religion de cette dernière, que nous tentions de retracer son histoire et de définir les traits essentiels par lesquels se caractérisait sa nature divine.

I - Tyché dans le monde grec : essai d'histoire ET D'ANALYSE CULTUELLE

L'entreprise est malaisée, pour plusieurs raisons. Si l'ensemble de la documentation est accessible, grâce même à des travaux récents, l'unique monographie qui lui ait été consacrée, et qui est la thèse d'Allègre, est non seulement ancienne - elle date de 1889 -, mais, dès sa parution, elle fut critiquée par Bouché- Leclercq, qui loua le sérieux de l'analyse, mais exprima son désaccord avec la synthèse ou, plutôt, l'absence de synthèse, qu'il reproche à l'auteur1. L'autre difficulté, de loin la plus grave, tient à la personnalité même de Tyché, si multiforme et si fuyante qu'on ne saurait la ramener à l'unité : difficulté que

nous ne connaissons que trop bien à propos de Fortuna, à qui la déesse grecque semble avoir transmis le mal dont elle souffrait. Avant de devenir véritablement une divinité, Tyché fut longtemps une abstraction, et elle le resta toujours dans une large mesure. D'où la difficulté de discerner, en elle, ce qui appartient réellement au culte et à la religion, et ce qui ne relève que de l'allégorie ou du lieu commun, de la spéculation intellectuelle ou de la figuration symbolique, tout ce qui, par suite, demeure étranger à la vie religieuse et ne se rattache qu'au concept de Tyché, un concept qu'il est, par ailleurs, singulièrement délicat de cerner. Nous nous efforcerons donc, sans négliger l'analyse du concept, de ressaisir avant tout la religion de Tyché, telle que la pratiquaient les Grecs, et telle qu'elle apparaissait aux Romains du IIIe siècle. Car, si nous voulons comprendre comment et pourquoi, en 204-194, ils l'identifièrent officiellement à Fortuna, il nous importe, au premier chef, de caractériser les formes contemporaines de son culte dans les pays de civilisation grecque.

Si grande était alors sa diffusion qu'on a pu dire du culte de Tyché qu'il était «le culte caractéristique du IIIe siècle»2. C'est en effet l'époque où, après n'avoir été, à ses débuts, qu'une simple nymphe, de condition subalterne, ou une abstraction personnifiée3, elle s'est élevée au premier rang, au détriment des Olympiens, et a conquis du même coup la primauté et la divinité dans toute sa plénitude.

1 F. Allègre, Étude sur la déesse grecque Tyché. Sa signification religieuse et morale, son culte et ses représentations figurées, Paris, 1889 (qui, malgré un abondant errata, n'est pas toujours sûr); cf. Bouché-Leclercq, Tyché ou la Fortune, à propos d'un ouvrage récent, RHR, XXIII, 1891, p. 273-307. Nous ne pouvons, dans le cadre limité de cette étude, indiquer qu'une bibliographie sélective du sujet. Les données littéraires, archéologiques et religieuses sont rassemblées par J. A. Hild, s.v. Fortuna, Τύχη, /: Tyché chez les Grecs, DA, II, 2, 1896, p. 1264-1268 et 1276 sq.; dans Roscher, V, 1916-1924, s.v. Tyche, les articles de L. Ruhl, col. 1309-1357 (témoignages littéraires, analyse du concept et culte), et O. Waser, col. 1357- 1380 (monuments figurés); et dans l'article plus récent de G. Herzog-Hauser, s.v. Tyche, RE, VII, A, 2, 1948, col. 1643-1689, où l'on trouvera une bibliographie plus complète et la référence aux innombrables études de détail

qui ont été consacrées à Tyché. Parmi les ouvrages généraux sur la religion grecque, nous renvoyons plus particulièrement aux analyses majeures de U. von Wilamo- witz-Moellendorff, Der Glaube der Hellenen, 3e éd., Bâle- Stuttgart, 1959, II, p. 295-305; et de M. P. Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, II, 3e éd., Munich, 1974, p. 200-210; également, A. J. Festugière, La religion grecque, dans Histoire générale des religions, Paris, Quillet, 1960, p. 554-557; et É. des Places, La religion grecque, Paris, 1969, p. 111-113. Sur l'iconographie de Tyché, outre les encyclopédies indiquées ci-dessus, J. G. Szilàgyi, s.v., EAA, VII, 1966, p. 1038-1041.

2 W. VV. Tarn, La civilisation hellénistique, trad, fr., Paris, 1936, p. 293.

3 Sur Tyché à l'époque archaïque et au Ve siècle, cf. T. I, p. 456-461.

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 39

C'est aussi l'époque où son culte, lent à s'élaborer, et après une évolution continue au cours de l'âge archaïque, puis des Ve-IVe siècles, apparaît définitivement constitué, avec ses diverses variantes. Tyché, dans la Grèce classique et hellénistique, est la Chance ou le Hasard qui gouverne l'univers et les destinées humaines. Facteur déterminant de l'histoire et de la politique, déesse ou concept agissant, être de raison ou déjà en voie de personnification, et les textes, d'ordinaire, ne laissent guère le moyen d'en décider4, c'est elle qui, aux individus et aux États, donne l'abondance, le bonheur, le succès, la richesse. A la veille de l'expédition de Sicile, le «bonheur», Γεύτυχία5, unanimement reconnu à Nicias, et la faveur de Tyché qui lui est acquise sont les gages de la victoire, pour laquelle il faut non seulement «prendre de sages résolutions, mais pour une part plus large encore bénéficier de la Fortune», et Alcibiade les vante autant que ses propres qualités, purement humaines, que sa jeunesse et ce qui passe chez lui pour extravagance : «Tant que j'en jouis, dit-il, tant que Nicias semble avoir la Fortune avec lui, usez sans réserve de notre utilité à l'un et à l'autre»6. C'est elle qui, déesse, donne à Xénophon et à ses compagnons l'inspiration salutaire qui leur permettra de se dégager d'une situation difficile7. Démosthène affirme sa bienveillance pour Athènes, elle qui, malgré la légèreté proverbiale de ses habitants, «a toujours fait pour nous plus que

nous ne faisions nous-mêmes», et qui lui ménage «alliances» et «occasions» favorables8. Et le peintre du IVe siècle qui, à la demande de ses ennemis, il est vrai, fit un portrait tendancieux du stratège athénien Timothée, fils de Conon, le représenta endormi, tandis que Tyché, cause unique de ses victoires, ramenait dans un filet les villes qu'elle prenait pour lui9.

Mais, plus encore qu'elle n'est bonne, elle fait le malheur des hommes : pour un bien, si l'on en croit Diphile, elle leur envoie trois maux10; elle est jalouse, cruelle et malfaisante, elle trahit leur confiance et les mêmes auteurs qui vantaient sa bonté soulignent sa rigueur. Si Athènes essuie des échecs, c'est, dit Démosthène, qu'elle subit sa part de la dureté universelle de Tyché et qu'en ce moment le sort qui règne «sur tous les hommes est douloureux et terrible»11. Et Eschine: «La Fortune seule pouvait me soustraire aux accusations. Or elle a voulu que je fusse associé à un délateur sauvage» qui ne recule devant ni la terreur ni le mensonge12. Surtout, et c'est la clef de sa conduite, Tyché est inconstante : elle est le caprice même, elle se plaît aux revirements soudains et aux brusques catastrophes. Déjà Œdipe, enfant trouvé et «fils du hasard», se proclamait, confiant et fier, le fils de Tyché : «je me tiens, moi, pour fils de la Fortune, Fortune la Généreuse, et n'en éprouve point de honte. C'est Fortune qui fut ma mère»13 - croyance illusoire, car il ne sait

4 Sur l'insuffisance des textes littéraires à cet égard, F. Stössl, s.v. Personifikationen, RE, XIX, 1, col. 1044 sq.; et É. des Places, op. cit., p. 112 : seuls, les témoignages cultuels apportent une réponse dépourvue d'ambigui- té.

5Thuc. 5, 16, 1; 7, 77, 2. Les traductions citées ci-dessous, et qui ont toutes été revues sur le texte grec, sont empruntées, chaque fois qu'il est possible, aux éditions des Belles Lettres; à défaut, par exemple pour les fragments de la comédie nouvelle, à celles qui ont été données par Allègre.

6Thuc. 6, 17, 1; et 23, 3, où Nicias souligne lui-même le rapport εύτυχήσαι - τγ\ τύχη. Cf. Dém. Paix 1 1, où l'orateur refuse de s'attribuer une clairvoyance exceptionnelle, et se reconnaît pour seuls mérites «une heureuse chance (δι εύτυχίαν), chose qui, je le vois bien, prévaut dans les affaires humaines sur l'habileté et sur le savoir», ainsi qu'une intégrité absolue.

7 An. 5, 2, 25, où la leçon donnée nommément par

Tyché est annoncée, en 24, par θεών τις. 8 Phil. 1, 12; Ol. 2, 2 (cf., en 1, θεών, θεία) - atouts que

la cité est cependant toute prête à laisser échapper. Sur Athènes, plus heureuse que sage, cf. les plaisanteries traditionnelles d'ARiSTOPHANE, Ass. 473 - 475 et Nuées 587- 589, et le fragment 205 Ko. (Kock, Comicorutn Atticorum fragmenta, Leipzig, 1880-1888, I, p. 314) d'EuPOLis: ώ πό- λις, πόλις, / ώς ευτυχής ει μάλλον ή καλώς φρονείς.

9 Avec des variantes, Plut. Sull. 6, 5 (cf., sur Timothée, stratège entre 378 et 354, la note de l'éd. Flacelière- Chambry, Les Belles Lettres, p. 330) ; reg. et imp. apopht. 187 b-c; Herod. malig. 856 b; et Ael. uar. hist. 13, 43.

10 Frg. 107 Ko. (II, p. 574), où le poète use de la métaphore du vin coupé d'eau : trois kyathes d'eau pour un de vin, tel est le mélange que verse Tyché.

11 Cour. 253. 12Ambass. 183. 13 Soph. Œd. R. 1080-1082. L'expression deviendra

proverbiale en latin, pour désigner l'homme heureux et

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pas, l'infortuné, que Tyché, après l'avoir élevé au trône, l'abandonnera. La comédie nouvelle ne tarit pas sur l'inconstance et sur la méchanceté de la volage déesse. «Tu ne trouveras point de famille qui n'ait ses malheurs, dit un personnage de Ménandre; aux uns, c'est la Fortune qui les donne; les autres les doivent à leur caractère»14. Et, dans un dialogue de Philemon : «- II suffit d'un instant pour tout perdre. - J'ai des biens, des maisons. - Oui, mais tu connais les vicissitudes de la Fortune. Du jour au lendemain, elle fait un mendiant de l'homme aisé . . .»15.

Si le pouvoir de Tyché est à ce point redoutable, c'est qu'elle est à la fois le Hasard et le Destin, une puissance fatale, en ce qu'elle est la force infrangible qui mène le monde, supérieure à toutes les volontés, divines ou humaines, mais une force aveugle, - aveugle et funeste, τυφλόν γε και δύστηνόν έστιν ή Τύχη, affirme Ménandre16 -, impersonnelle et mobile, qui ne connaît ni règles ni lois, qui échappe à toutes les prévisions de l'intelligence et ignore les valeurs morales. Tyché, au IVe et au IIIe siècle, chez les orateurs attiques et dans la comédie nouvelle, est la Reine du monde, l'incarnation souveraine du Sort. L'idée n'est pas sans précédents dans la littérature grecque. Déjà Jocaste qui, comme Tecmesse, voyait dans l'homme «le jouet du sort» ou du «destin», της αναγκαίας τύχης, τα της τύχης17, livré à l'imprévisible, et qui s'imaginait que les oracles augustes des dieux avaient perdu leur pouvoir, tentait de

rer Œdipe: «Et qu'aurait donc à craindre un mortel, jouet du destin, qui ne peut rien prévoir de sûr? Vivre au hasard, comme on le peut, c'est de beaucoup le mieux encore». Illusion que dissipera le dénouement de la tragédie. Car, au Ve siècle, les dieux et le Destin ont encore tout leur pouvoir, et celui de Tyché ne prévaut point contre eux. Ce qui est neuf à l'époque suivante, c'est que Tyché a conquis la première place, et que ce qui n'était que l'expression, populaire et non fondée, d'une «opinion», est devenu à la fois une religion et une philosophie. Chez Démosthène et ses contemporains, le recours à Tyché, qui revient avec la constance d'un credo sceptique, est le lieu commun, d'un usage inépuisable, qui permet à l'homme de plaider l'irresponsabilité et de rejeter toute faute sur le mauvais vouloir de la Fortune, abstraction, sans doute, mais dont la divinité s'affirme de plus en plus, et sur le malheur des temps. «La Chance, affirme Démosthène, est pour beaucoup, - je dirai plus - elle est tout dans n'importe quelle affaire humaine»18. Les Athéniens ont-ils été vaincus à Chéronée, c'est comme si l'on rendait l'armateur responsable du naufrage de son navire : «Mais, dirait-il, je n'étais pas pilote (et de même, moi non plus, je n'étais pas stratège) et je n'étais pas maître, κύριος, de la Fortune; c'est elle qui est maîtresse de tout», car, en toutes choses, le résultat dépend du vouloir de la divinité, ό δαίμων, τω θεω, non de celui de l'homme19. Eschine constate de même : «En réalité, la cause de la

envié, Horace, qui a la chance de partager les distractions de Mécène,

ludos spectauerat una, Inserat in campo: «Fortunae filins», omnes

(sat. 2, 6, 48 sq.) ; ou le riche parvenu, à qui tout réussit : plane Fortunae filius, in manu illius plumbum aurum fie- bat (Petron. 43, 7). Ainsi personnifiée, la Tyché dont Œdipe fait sa mère est incontestablement une déesse, et non une simple abstraction. De même dans les Limiers, v. 73, l'invocation de Silène à la Fortune et au «Génie qui met sur la bonne voie » : θεοί Τύχη [κ]αί Δαΐμον. . .

14 Frg. 623 Koe. (éd. Koerte-Thierfelder, Leipzig, 1957-1959). Sur Tyché chez Ménandre, et le cadre intellectuel dans lequel elle s'inscrit, T. B. L. Webster, Studies in Menander, 2e éd., Manchester, 1960, p. 198-201.

» Frg. 213, 6-8 Ko. (II, p. 533). 16 Frg. 463 Koe., qui conserve, contre la correction de

Usener, δυσήνιον, le texte transmis par Stob. ed. l, 7, 3. 17 Soph. Ajax 485; Œd. R. 977-979. 18 Ol. 2, 22. Chance qui, si elle n'est pas elle-même une

divinité, est au moins conférée par les dieux. Aussi l'orateur, à condition que les Athéniens fussent plus résolus, préférerait-il la fortune de leur ville, πόλεως τύχην, à celle de Philippe, tout εύτυχουντα qu'il est présentement, car les Athéniens ont plus de droits que lui à la bienveillance des dieux (Ibid.).

19 Cour. 194, passage particulièrement intéressant, car, outre que τύχη y reprend la «divinité», mentionnée, sous une forme encore vague, en 192 et 193, son nom y appelle la métaphore du pilote, οΰτ έκυβέρνων, qui lui est si fréquemment associée (infra, p. 43 et 47 sq.). Le même argument se retrouve en 303 : si la situation a été gâtée par «la puissance d'une divinité (encore anonyme) ou de la Fortune (le nom que prend cette même divinité quand elle se dévoile), δαίμονος τίνος ή τύχης, ou l'impéritie des

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ruine de la Phocide, ce fut d'abord la Fortune, la maîtresse de toutes choses, ή πάντων εστί κυρία. Ce fut ensuite la longueur de ces dix années de guerre»20, et Dinarque commente ainsi les projets de Charidème et de Démosthène : «Mais la Fortune a tellement renversé ce dessein qu'il en est sorti le contraire de ce qu'on en attendait»21. D'où la croyance au règne amoral de Tyché, κυρία, «maîtresse» du monde22, qui fait et défait à son gré les prospérités humaines et qui favorise les indignes aux dépens des gens de bien : «Tout ce que tu as appartient, non pas à toi- même, mais à la Fortune . . . Qui sait si elle ne va pas te dépouiller de ces biens pour les faire passer tous aux mains d'un autre qui en sera indigne?»23. Les «vicissitudes» de la Fortune, μεταβολαί, tel est bien le maître mot de son action : ώ μεταβολαΐς χαίρουσα παντοίαις Τύχη, ainsi que l'apostrophe un autre personnage de Ménandre24.

Nous sommes loin de l'hymne grandiose, qui chante le pouvoir de Tyché en vers si magnifiques et si gravement religieux que Stobée, qui cite ce fragment, provenant peut- être d'un hymne cultuel, l'attribue à Eschyle lui-même: «O Tyché, commencement et fin de tout pour les hommes, tu es assise sur le trône de la sagesse, et c'est toi qui donnes la

gloire aux travaux des humains; de toi nous vient le bien plus souvent que le mal, et la grâce brille sur ton aile d'or; ce que le plateau de ta balance nous accorde est ce qui peut être le plus heureux pour nous; tu mets fin à nos embarras, tu nous guides dans les ténèbres, tu es la meilleure des déesses»25. A la fin du IVe et au IIIe siècle, cependant, le règne de Tyché est celui du Hasard, plus souvent que de la Sagesse, du Hasard qui a supplanté toutes les autres puissances célestes et auquel les hommes s'abandonnent avec une résignation douloureuse ou désenchantée. L'éloge de Tyché, puissance souveraine, n'est pas le seul fait des lettrés. Au temps d'Épicu- re, le vulgaire, oi πολλοί, croit que Tyché est une divinité, θεός26 et, dans l'esprit de la foule, elle s'est substituée aux Olympiens ou à la Μοΐρα comme principe moteur du monde. Telle est la conséquence des grands bouleversements, intellectuels et politiques, du IVe siècle : la petite Océanide qui, chez les poètes archaïques, n'était guère plus qu'un nom, est devenue la divinité suprême; elle a comblé le vide laissé par le déclin des croyances traditionnelles. La critique des philosophes a sapé le prestige des Olympiens. La conquête d'Alexandre, la fin de l'indépendance des cités, la défaite du Grand Roi lui-même27 ont

généraux», ou la scélératesse des traîtres, «en quoi Démosthène est-il coupable?»

™Ambass. 131. 21 Contre Dém. 32 (trad. Bouché-Leclercq, art. cité,

p. 300 sq.). 22 Sur le même thème, également Dém. Sur les off. de

la Chersonese, 69; Eschn. Ambass. 118; cf., chez Ménandre, le prologue du Bouclier (Aspis, éd. C. Austin, Berlin, 1969, v. 147 sq.; Koe. I, p. 139, v. 19 sq.), où c'est la définition que donne d'elle-même la déesse; et le vers d'un poète tragique inconnu : πάντων τύραννος ή Τύχη εστί των θεών (frg. adesp. 506 Nauck-Snell, Tragicorum Grae- corum fragmenta, 2e éd., Hildesheim, 1964).

23 Mén. Dysk. 801-804 (trad. J. M. Jacques, 2e éd., Les Belles Lettres, 1976).

24 Frg. 630 Koe.; également frg. 348; Philemon (cité supra, p. 40) ; et Demetrios de Phalère {infra, n. 27).

25Stob. eel. I, 6, 13. Contre l'attribution du texte (admise par Allègre, op. cit., p. 43, dont nous citons la traduction), L. Ruhl, dans Roscher, V, col. 1311; Wilamo- witz, op. cit., II, p. 300 (fin du IVe siècle?); G. Herzog- Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1653. Cf. le papyrus égyptien, à peu près contemporain, du IIIe siècle, cité par A. J. Fes- tugiêre, dans l'Histoire générale des religions, p. 555 et

XIX, n. 18-20: «Déesse aux sandales ailées. . . ô Fortune toute puissante. . . premier principe et fin dernière de toutes choses». On remarquera que, depuis Homère, la balance d'or de l'arbitre souverain, qui sert à la pesée des «Kères» et des destinées individuelles, est, dans le texte transmis par Stobée, passée des mains de Zeus (//. 8, 69; 22, 209) à celles de Tyché.

26 L. à Ménécée 133-134. Mais, s'il ne partage pas l'erreur de la foule - την δε τύχην ούτε θεον ώς οι πολλοί νομίζουσιν ύπολαμβάνων -, le sage ne tombe pas pour autant dans l'erreur inverse, qui serait de la considérer comme une « cause inconsistante » : il sait que les événements se produisent du fait soit de la nécessité, soit de la fortune, από τύχης (qui n'est pas distinguée du hasard), soit de nous-mêmes, et ne croit pas qu'elle «donne aux hommes ni le bien, ni le mal. . . mais seulement qu'elle fait naître les causes qui sont à l'origine des grands biens ou des grands maux»; cf. les Pensées maîtresses 16 : «brève est l'intervention du hasard - βραχέα σοφω τύχη παρεμπίπτει - dans la vie du sage» (trad. Ernout, Commentaire de Lucrèce, I, p. CXIII sq. et CXVIII), qui se gouverne par la raison.

27 Cf. le fragment de Demetrios de Phalére (éd. F. Wehrli, Bâle, 1949, frg. 81, p. 22 sq. et 57 sq.), cité par

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ébranlé les bases de la civilisation et ruiné l'ordre ancien : la religion de la cité n'a pas résisté à cette crise politique qui était aussi une crise de la conscience grecque. Dans un monde que l'aventure d'Alexandre a fait naître à l'idée d'empire, le pouvoir universel de Tyché a remplacé celui des dieux locaux ou des divinités poliades. Mais il n'est pas de même nature : à l'ordre olympien, à la hiérarchie des anciens dieux, gouvernés par Zeus ou par le Destin, a succédé le chaos. Bienfaisante et malfaisante, capricieuse et fatale, aveugle et volontaire, abstraite et personnelle, Tyché reste un lieu de contradictions, qu'aucune armature intellectuelle n'a jamais sous-tendue, qu'aucune théologie n'a su amener à la clarté ni doter d'une substance métaphysique.

L'école péripatéticienne, cependant, a tenté de dominer cette anarchie. Contrairement aux philosophes qui se refusent à admettre l'existence de la fortune, pour ne voir en elle que l'irrationnel et la négation de toute causalité28, Aristote l'intègre à la théorie des causes par les deux notions voisines de chance, ή τύχη, et de hasard, το αύτόματον. La chance, ou fortune, et le hasard sont causes en ce que l'une et l'autre produisent des effets, mais des

effets qui ne sont ni nécessaires ni constants, ni même fréquents, et qui, normalement, auraient pu être produits, dans un cas, par la volonté réfléchie, dans l'autre, par la finalité naturelle : ce ne sont, en fait, que des causes accidentelles. Ainsi, lorsqu'un homme rencontre fortuitement son débiteur et recouvre sa dette comme s'il était venu dans cette intention, c'est par un effet de fortune (άπο τύχης). Mais lorsqu'un trépied tombe, de telle facon qu'après sa chute il se trouve debout, et peut ainsi servir de siège, c'est un hasard (αυτόματος)29. Ainsi élaborée par Aristote et par ses disciples30 qui lui donnèrent droit de cité parmi les sages, la doctrine péripatéticienne du hasard apportait à Tyché la caution nouvelle de la philosophie. Les échos s'en retrouvent dans la comédie, qui contribua à vulgariser ces notions pourtant si abstraites, comme en témoigne le fragment de Philemon: «Non, nous n'admettons pas de déesse Tyché; elle n'existe pas, il n'y a que le hasard, ταύτόμα- τον, ce qui se produit pour chacun, n'importe comment. C'est lui qu'on appelle Tyché»31. Pourtant, dans ce conflit de la pensée populaire et de la philosophie, c'est la seconde qui dut s'avouer vaincue; et c'est le successeur

Polybe, 29, 21, révélateur de la philosophie péripatéticienne de l'histoire et de l'impression profonde laissée par les événements imprévisibles qui, en quelques années, avaient changé la face du monde. Dans son traité Περί Τύχης, composé vers 280, Demetrios, méditant non sur «une longue suite de générations, mais uniquement [sur] les cinquante dernières années, [constatait] que la Fortune agit bien rudement», elle qui avait détruit la , nation perse «à laquelle presque toute la terre était soumise», et fait des Macédoniens les maîtres du monde: «Et pourtant la Fortune, qui se tient libre de tout engagement vis-à-vis de nous dans notre vie, qui déjoue toutes nos prévisions en innovant sans cesse, qui se plaît à manifester sa puissance par les coups les plus imprévus, a voulu aujourd'hui encore, à ce que je crois, faire savoir à tous les hommes qu'en livrant aux Macédoniens les richesses des Perses, elle ne leur en a, à eux aussi, concédé la jouissance que jusqu'au jour où il lui plairait d'en user autrement avec eux» (trad. D.Roussel, Bibl. de la Pléiade, Paris, 1970, p. 1049; cf. infra, p. 193). Paroles prophétiques, où Polybe voit comme l'annonce du sort réservé à la monarchie macédonienne, et de son effondrement sous le règne de Persée. Cf., en écho, la page brève, mais suggestive, d'A. Aymard, L'Orient et la Grèce antique, 6e éd., Paris, 1967, p. 481, sur le culte de Tyché, plus approprié que tout autre «à l'expérience même d'un

monde aventureux, qui avait vu se produire tant d'ascensions brusques suivies de non moins brusques catastrophes ».

28 Phys. 2, 4, 196 a 36, contre les philosophes qui «mettent en question leur existence (i.e. de la fortune et du hasard); rien évidemment, dit-on, ne peut être effet de fortune (από τύχης), mais il y a une cause déterminée de toute chose dont nous disons qu'elle arrive par hasard ou fortune». Philosophes qui doivent être les physiciens. Platon, pour sa part, admettait la réalité de Tyché et même sa divinité : ainsi les Lois, 6, 757 e, recommandent pieusement, lors du tirage au sort, d'invoquer par des prières la divinité et la Bonne Fortune, θεον και άγαθήν τύχην, « afin qu'elles dirigent le sort du côté le plus juste»; et, dans YÉpinomis, le conseil d'invoquer la divinité, θεόν (991 d), est repris, en 992 a, par «invoquer la Fortune», τύχην, qui lui est apparemment identique.

29 Sur le problème de la fortune et du hasard, cf. phys. 2, l'ensemble des chap. 4-6; également metaph. Κ 8, 1065 a 28; Λ 3, 1070 a 6.

30 Théophraste et Demetrios de Phalère (supra, n. 27). 31 Frg. 137 Ko. (II, p. 520). Le hasard, ταύτόματον, lui

aussi est un dieu, dit de même Ménandre, frg. 249 Koe. Cf., sur les rapports entre ταύτόματον et άπο τύχης, les remarques de E. G. Turner, dans Ménandre, Entretiens de la Fondation Hardt, XVI, Genève, 1970, p. 102 sq.

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même du maître, Théophraste, qui proclama la défaite de la sagesse et se soumit à l'opinion commune, en faisant sienne la maxime célèbre du tragique Chérémon, qui lui fut si vivement reprochée : uitam régit Fortuna, non sapientia32.

Pour les hommes de la fin du IVe et du IIIe siècle, Tyché demeura donc l'ultime recours, la puissance suprême et universelle devant qui abdiquent tous les pouvoirs de l'intelligence et de la religion : Sort et Destin, Hasard et Providence, elle est tout pour les mortels et, en cette vague expression du divin absolu, chacun peut trouver ce qu'il cherche - et ce qu'il apporte. «Renoncez à la raison. Car la raison de l'homme n'est rien : il n'y a que la Fortune, qu'on appelle ainsi un souffle divin, πνεύμα θείον, ou une intelligence divine, νους. C'est là le pilote universel qui tourne le gouvernail et sauve le navire. La prévoyance des mortels n'est qu'une fumée, un vain mot. Croyez ce que je dis, au lieu de vous indigner. Tout ce que nous pensons, disons, faisons, dépend de la Fortune; nous ne sommes qu'enrôlés sous ses ordres» : ces vers de Ménandre33, qui consacrent son empire, sont le triomphe de Tyché. Culte laïque et sceptique, rendu à une abstraction qui tend à n'être qu'une forme vide, la croyance en Tyché est, selon le mot de Nilsson, «la dernière étape dans la sécularisation de la religion»34. Abandonnée à l'irrationnel et à l'imprévisible, ballottée au gré de l'événement avec lequel elle se confond souvent, sans appui moral comme sans contenu mystique, la religion de Tyché est celle d'une époque de vide spirituel, le seul refuge qu'ait trouvé dans l'au-delà le monde hellénistique à ses débuts, alors que la

désintégration de la piété traditionnelle le laissait à son désarroi, et avant que les religions de salut et les cultes consolants des dieux orientaux ne viennent apporter aux âmes des certitudes nouvelles.

Telles sont les notions chaotiques et contradictoires que recouvre le concept de Tyché. Dans la vie religieuse proprement dite, son culte apparaît essentiellement sous trois formes : celui de l'Agathe Tyché, de la Tyché des villes et de la Tyché des souverains. Avec le IVe siècle, en effet, Tyché est réellement entrée dans la religion grecque. Elle a cessé de n'être qu'une nymphe ou une abstraction personnifiée pour devenir une déesse et jouir du statut entier attaché à ce nom. Elle reçoit désormais les honneurs divins et son culte qui, jusque-là, semble n'être attesté que de façon sporadique, se répand dans tout le monde grec. Mais, là encore, sa nature ondoyante et insaisissable fait qu'elle se présente simultanément sous plusieurs aspects, à la fois concordants et irréductibles l'un à l'autre. Agathe Tyché est la forme la plus générale que revêt la déesse : elle est la dispensatrice et l'incarnation de la «Bonne Fortune», la maîtresse de la chance et de l'heureux sort, l'universelle Tyché qu'implorent tous les hommes et aux faveurs de laquelle les humbles et les grands de ce monde aspirent également. C'est son nom que l'on invoque, rituellement et familièrement à la fois, sous forme d'exclamation, dans les banquets, où l'on boit à la «bonne chance» des convives comme chez nous à leur «santé»35. C'est son nom encore, si banal qu'il ne se distingue guère d'un simple adverbe, que prononcent, dans les circonstances les plus communes de la vie, les

32 Cic. Tusc. 5, 25 : uexatur idem Theophrastus et libris et scholis omnium philosophorum, quod in Callisthene suo laudarii illam sententiam. . ., d'après Chérémon, frg. 2 Nauck-Snell2 : τύχη τα θνητών πράγματ, ούκ ευβουλία.

33 Frg. 417 Koe. L'éditeur retranche les vers suivants, d'un poète inconnu, que Meineke (éd. minor, frg. 472) et Kock (frg. 483, III, p. 139) attribuaient également à Ménandre, et qui ont aussi été traduits par Allègre : «Oui, la Fortune gouverne tout - Τύχη κυβερνφ πάντα -, c'est à elle, à elle seule, qu'il faut donner le nom de sagesse et de Providence divine, si l'on ne veut pas se payer de vains mots».

34 Les croyances religieuses de la Grèce antique, trad.

fr., Paris, 1955, p. 101. 35 A la fin du repas, les convives buvaient, entre autres

divinités, à Agathos Daimon (Ath. 15, 692 f-693 e) et Agathe Tyché (693 a), d'après Nicostrate, qui, dans le Pandro- sos, après l'avoir fait invoquer par l'un de ses personnages, τύχάγαθη, poursuivait, en imitant Chérémon (supra, n. 32) : τύχη τά θνητών πράγμαθ', etc. Le même Athénée cite un fragment des Prétides de Théophilos, où un personnage rapporte l'arrivée, dans un festin, d'une coupe de vin d'une taille insolite : «il apporte une de ces coupes inventées par Thériclès : elle contenait plus de sept coty- les d'Agathe Tyché» (Ath. 11, 472 e). Cf. encore la parodie de 4, 156f.

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mortels avides de bonheur et de protection surnaturelle, et désireux de se prémunir contre le mauvais sort36. De même, dans la vie publique, les décrets, les textes officiels de toute nature s'ouvrent régulièrement par la formule consacrée Άγαθη Τύχη37. Il en existe une variante plus ancienne, θεός Τύχα, qui figure dès 540 sur une inscription de Pete- lia38; il est d'ailleurs douteux si Tyché est déjà, à cette date, conçue comme une authentique divinité, ou s'il ne s'agit que d'une formule de bon augure, équivalant à l'intitulé plus récent, άγαθη τύχη, ou au quod bonum faustum felix fortunaîumque (sit), que les Romains ne manquaient pas de prononcer avant toute action publique ou privée39. Quoi qu'il en soit, il est frappant de constater que, dès le VIe siècle, ce qui, dans l'histoire de Tyché, qui commence relativement tard, est une date très haute, en Italie méridionale, dans ce même Bruttium, si près de Crotone où, quelque trois siècles plus tard, P. Sempronius Tu-

ditanus vouera un temple à la première Fortune officiellement hellénisée de Rome, le concept de Tyché, à défaut de la déesse, a déjà pris la forme qu'il gardera dans la pensée classique et hellénistique - comme si, dans l'élaboration de la Tyché abstraite ou divine, les colonies grecques d'Occident avaient eu sur la Grèce propre une avance non négligeable.

Dès lors qu'elle parvint à l'existence, non seulement à la vie divine, mais même à cette forme de réalité et de personnification qui est celle de l'allégorie, Tyché fut dotée d'un type iconographique. Le créateur en fut Boupalos qui, vers 540, comme le rapporte Pausanias, sculpta pour la ville de Smyrne la première statue connue de Tyché, coiffée du polos, et tenant d'une main la corne d'Amalthée40. Tiendra-t-on pour fortuit le synchronisme de cette première représentation et de l'inscription de Petelia41? Le VIe siècle, de toute évidence, fait date dans l'histoire de Tyché et de

36 Les personnages d'ARiSTOPHANE emploient dans le même sens άγαθη τύχη! «à la bonne fortune», et τυχηρώς, comme l'on disait «Dieu vous garde!» (Ach. 250; Guêpes, 869; Ois. 435; 675; Thesmoph. 283; 305; Ass. 131). Τύχη άγαθη, «bonne chance!», est l'exclamation par laquelle Socrate invite Phèdre à prononcer l'éloge de l'Amour, ou accueille la nouvelle que le retour de la trière sacrée, qui permettra son exécution, est imminent (Plat. Banq. 177e; Criton 43 d). Également Xén. Hell. 4, 1, 14; Cyrop. 4, 5, 51. Chez Théophraste, le distrait, qui agit toujours à contretemps, s'écrie άγαθη τύχη quand on lui annonce la mort d'un de ses amis (Caract. 14).

37 Outre les nombreux témoignages épigraphiques (cf. les exemples cités par S. Reinach, Traité d'épigraphie grecque, Paris, 1885, p. 337 sq.; et les indices de Ditten- berger, Sylloge3, IV, p. 182 et 600, où l'on trouvera également d'autres emplois de la formule θεός τύχη), cf. Thuc. 4, 118, 11; Dém. 01. 3, 18; Eschn. Ctés. 154; et la parodie qu'en fait Aristophane, Ass. 131 ; ainsi que l'indication de Plutarque, de Stoic, repugn. 9, 1035 b, que ceux qui promulguent des décrets dans les cités mettent toujours en tête le nom de la Bonne Fortune.

38 CIG 4, avec le commentaire de Boeckh, p. 9-12, qui ponctue et traduit « Deus, Fortuna (adsint) ». G. Herzog- Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1646, n'hésite pas, en revanche, à considérer Tyché elle-même comme θεός. Pour la date, S. Reinach, op. cit., p. 15.

39Cic. diu. 1, 102, avec le commentaire de Pease, ad loc, p. 282.

40 Pausanias, 4, 30, 6 - mais on eût souhaité que, sur le polos, il fût plus explicite - ajoute que l'artiste indiquait ainsi les fonctions de la déesse, της θεοΰ τα έργα. Allègre, op. cit., p. 187, s'interroge sur la signification

cultuelle de la Tyché de Boupalos : la statue figurait-elle une Agathe Tyché, déesse du bonheur en général, ou était-elle déjà celle d'une Τύχη πόλεως, spécialement attachée à la protection de Smyrne? Poser la question en ces termes revient à s'enfermer dans un faux problème, dans la mesure où Allègre raisonne sur deux formes distinctes entre lesquelles le culte se partage à l'époque hellénistique, mais qui, à l'époque archaïque où il était en voie de formation, ne s'étaient pas encore différenciées. Allègre donne d'ailleurs lui-même la solution, lorsqu'il admet que la Tyché de Smyrne avait pour rôle de veiller «sur la prospérité de la commerçante et opulente cité» (loc. cit.). Il semble en outre qu'à ses débuts Tyché, déesse secondaire, soit restée dans l'ombre de Cybèle, la «Mère du Sipyle», qui était l'une des grandes divinités de Smyrne (H. Graillot, Le culte de Cybèle, p. 367-369), celle que la ville invoquait dans les traités qu'elle concluait avec Magnésie (CIG 3137, 61 et 70). Les monnaies de Smyrne associent, au droit, la tête tourelée de Cybèle et, au revers, une Tyché debout, coiffée du kalathos, tenant la patere et la corne d'abondance, dans laquelle on reconnaît la reproduction de la statue de Boupalos (Imhoof- Blumer, Griechische Münzen, ABAW, XVIII, 1890, p. 650, n°35O, pi. IX, 10; BMC, Ionia, p. 250, n° 131-132; 252, n° 143-145; 255, n° 160-164; pi. XXVI, 7 et 14; XXVII, 4). Ainsi s'expliquerait, si l'action de Tyché, dispensatrice de la prospérité, devait se conjuguer à celle de Cybèle pour assurer la fortune de Smyrne, qu'elle lui ait, à l'origine, emprunté ses attributs, le polos et surtout la couronne de tours, symbole commun à ces deux divinités protectrices des villes.

41 Sur le rayonnement de l'Ionie au VIe siècle, cf., pour les courants artistiques, A. Sommella Mura, PP,

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la formation progressive de son type divin. Ce peut être un nouvel argument en faveur du témoignage de Pausanias, qui a souvent été reçu avec scepticisme, bien qu'il n'y ait aucune raison sérieuse de mettre en doute la Ty- ché de Boupalos, dont l'existence, parfois tenue pour légendaire ou inexacte, est maintenant acceptée par les archéologues les plus autorisés42. Loin donc, comme on l'a prétendu, sur la base d'une chronologie d'ailleurs fort incertaine, que les premières marques du culte de Tyché et ses premières effigies, car, s'agissant de statues cultuelles, religion et plastique sont intimement mêlées, n'apparaissent qu'avec le début du IVe siècle, ou même

seulement avec l'époque hellénistique et l'âge des diadoques43, c'est, en fait, à partir du VIe siècle que l'on peut suivre Γ« histoire continue»44 de ses représentations.

Des deux attributs symboliques dont Boupalos, le premier, avait pourvu Tyché, le polos et la corne d'abondance qui déborde généreusement des fruits de la terre, cette dernière montre clairement en elle la dispensatrice de toutes les prospérités, de la fécondité opulente, de la richesse et du «bonheur». La s

ignification du polos, sa forme même et la terminologie de Pausanias, qui n'est pas forcément celle des archéologues d'aujourd'hui, ont été plus discutées. Faut-il ne voir, dans la

XXXII, 1977, p. 122 : la plastique de Grande-Grèce et d'Italie méridionale emprunte ses modèles à la Grèce de l'est; et, pour les courants religieux, E. Will, Aspects du culte et de la légende de la Grande Mère dans le monde grec, dans Éléments orientaux dans la religion grecque ancienne, Paris, 1960, p. 99 et 101, à propos de la diffusion de la Grande Mère de l'est à l'ouest et, plus précisément, de l'Ionie à Syracuse (deux noms, notons-le, Cybèle et Syracuse, que nous retrouvons à date haute dans l'histoire de Tyché).

42 A. Rumpf, Zu Bupalos und Athenis, AA, LI, 1936, col. 52-64; Ch. Picard, Le sculpteur Xénophon d'Athènes à Thèbes et à Megalopolis, CRAI, 1941, p. 204-226 (en particulier p. 224 sq.); et, plus généralement, sur l'iconographie de Tyché, R. Hinks, Myth and allegory in ancient art, Londres, 1939, p. 76-83. Sur les problèmes d'authenticité, soit que Boupalos lui-même fût tenu pour un artiste légendaire, soit qu'on crût que les statues archaïques mentionnées par Pausanias comme des Tychés représentaient, en fait, d'autres divinités, cf. T. I, p. 458 sq.

43 Ainsi M. P. Nilsson, Gesch. griech. Rei, II, p. 206- 208, qui, comme Wilamowitz, op. cit., II, p. 300 sq., situe au commencement du IVe siècle (aux alentours de 370) les Tychés de Thèbes, par Xénophon et Kallistonikos, et de Megalopolis (Paus. 8, 30, 7); ou, à date plus tardive encore, L. Morpurgo, Alessandro Macedone, Roma e la Fortuna romana, BCAR, LXIV, 1936 = BMIR, VII, p. 23- 28: «Τύχη non trova una rappresentazione figurata per lo meno fino all'età dei Diadochi». Une grande obscurité a longtemps régné sur la chronologie des statues de Tyché citées par Pausanias. Outre la statue de Boupalos et les divers xoana qu'il mentionne (T. I, loc. cit.), le débat a essentiellement porté sur les Tychés de Thèbes et de Messene. Sur la première, Pausanias, 9, 16, 1-2, rapporte ce que lui avaient dit les Thébains eux-mêmes : la statue était l'œuvre de deux sculpteurs, son visage et ses mains, de l'Athénien Xénophon, le reste, d'un artiste local, nommé Kallistonikos. Xénophon, indique-t-il par ailleurs, 8, 30, 10, était, avec Céphisodote, l'auteur de trois statues conservées à Megalopolis. Mais, des deux artistes de ce

nom, duquel s'agit-il? de Céphisodote le Jeune, fils de Praxitèle, ou de Céphisodote l'Ancien, son père, probablement? Contrairement à l'ancienne hypothèse, encore retenue par Wilamowitz et M. P. Nilsson, qui faisait de Xénophon le collaborateur du premier Céphisodote (daté par Pline, NH 34, 50; cf. 87, de la cent-deuxième olympiade, 372-369), Ch. Picard, art. cité, a montré que la Tyché de Thèbes, imitée de l'Eiréné de cet artiste (Paus. 9, 16, 2), devait en fait avoir été exécutée entre 346 et 338 et que c'est donc de Céphisodote le Jeune, alors débutant (son akmé ne daterait que de 296? cf. Plin. NH 34, 51 et 87, avec le commentaire ad loc. de H. Gallet de Santerre et H. Le Bonniec, p. 210, n. 13), que Xénophon s'assura la collaboration pour la triade de Megalopolis, dans la seconde moitié du IVe siècle. Non moins controversée fut la date de Damophon, auteur de la Tyché de Messene (Paus. 4, 31, 10), ainsi que de plusieurs statues de cette ville et de Megalopolis (4, 31, 6-7 et 10; 8, 31, 2 et 6), et qui a été assigné tantôt au IVe siècle (époque de la fondation de ces deux villes, respectivement en 369 et 370 av. J.-C), tantôt au IIe siècle av., tantôt au IIe siècle ap. J.-C. (cf. Frazer, Pausanias's description of Greece, Londres, 1898, IV, p. 378; Waser, dans Roscher, V, col. 1361). La découverte des sculptures de Lycosoura, œuvres de Damophon (Paus. 8, 37, 4), n'a qu'en partie clarifié le problème : même si le débat reste ouvert, c'est au IIe siècle av. (plutôt qu'ap.) J.-C. qu'on incline maintenant à situer son activité (M. Bieber, Damophon and Pliny, AJA, XLV, 1941, p. 94 sq. ; cf. The sculpture of the hellenistic age, 2e éd., New York, 1961, p. 158). C'est donc, après les effigies archaïques précédemment citées, aux œuvres de Praxitèle (né vers 395 et qui a travaillé jusque vers 330-320; cf. Ch. Picard, Manuel d'archéologie grecque. La sculpture, III, 2, Paris, 1948, p. 410 et 412, n. 1 ; A. W. Byvanck, La chronologie de Praxitèle, Mnemosyne, IV, 1951, p. 204-215) et de Xénophon et Kallistonikos que doit se limiter notre recensement des plus anciennes représentations connues de Tyché.

44 Ch. Picard, art. cité, p. 225.

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haute coiffure cylindrique que les archéologues désignent de ce nom45, que la parure magnifique, mais sans signification définie, qui sied à la puissance divine, et qui, comme ses vêtements, ses bijoux, ne vise qu'à rendre plus sensible sa majesté? Le πόλος de Pausanias, image de la «voûte céleste», selon l'un des sens qu'a en grec le substantif46, est-il bien, d'ailleurs, cette haute tiare, parfois richement décorée, ou n'est-il pas plutôt, comme on l'a prétendu, un diadème plus étroit tel que la Stéphane, ornée de rosettes qui symboliseraient les étoiles? signe de sa puissance cosmique, et quelle que soit sa forme exacte, il montrerait, en tout cas, en la Tyché de Smyrne une «Himmelskönigin»47. Le polos n'est-il enfin, selon l'interprétation la plus courante, qu'un équivalent du kalathos ou du modius48, dont Tyché, de fait, et jusque sur les monnaies de Smyrne, est fréquemment coiffée49, les trois termes pouvant être, suivant l'usage des archéologues, employés indifféremment l'un pour l'autre? Quoi qu'il en soit, aucun de ces attributs n'est particulier à la déesse : ils appartiennent à toutes les divinités de la fécondité agraire et tellurique, à toutes celles qui dispensent l'abondance nourricière et la fortune qui sont, pour les

bles mortels, les signes les plus tangibles de la faveur divine. Le polos, si énigmatique que reste son sens littéral, est attribué, par ce même Pausanias, à l'Aphrodite de Sicyone et à l'Athéna Polias d'Érythres en Ionie50. Le kalathos, signe d'abondance et de fertilité, surmonte la tête de Demeter, de Gé, de Cybèle, de l'Artémis d'Éphèse, d'Hécate51, non seulement des déesses, mais aussi des dieux orientaux comme l'Apollon d'Hiérapolis et Séra- pis52, et, dans la péninsule italienne même, par exemple, de Persephone et de la déesse- mère de Capoue53.

Quant à la cornucopia, symbole de tous les biens de ce monde, elle figure dans les mains de Pluton, le dieu «riche» par excellence, de Dionysos et de ses suivants, Satyres, Ménades, Silène et Pan, ou dans celles d'un dieu mineur comme Agathos Daimon54. Ce génie ancien de la religion populaire, donneur d'abondance et de prospérité, et dont le phallus et le serpent signifient les pouvoirs fécondateurs, est souvent associé à Tyché ou Agathe Tyché qui est son exact équivalent féminin et avec laquelle il finit par former couple55. Les deux divinités avaient un sanctuaire commun à Lébadée, en Béotie, près de l'antre de Trophonios56, et à Athènes, Agathe Tyché avait sa statue, due à

45 Cf. V. K. Müller, Der Polos, die griechische Gótter- krone, diss. Berlin, 1915 (sur Tyché, p. 98 sq.)·

46 Cf., par exemple, Aristoph. Ois. 179-184, ou Eur. Or. 1685. Tel est le sens adopté par les traducteurs de Pausanias, qui proposent «with a firmament» (Frazer) ou «with the heavenly sphere upon her head» (H. A. Orme- rod, coll. Loeb).

«C.Robert, Archäologische Miszellen, SBAW, 1916, 2, p. 14-20, qui a, contre Muller, soutenu la thèse de la sté- phané et pour qui πόλος, terme sans valeur technique, doit disparaître du lexique des archéologues. Cf., plus généralement, L. Ruhl et Waser, dans Roscher, V, col. 1344 et 1358.

48 Cf., avec Hild, DA, II, 2, p. 1277, les discussions d'ALLÈGRE, op. cit., p. 148; 187; 221 sq.; et de R. Hinks, op. cit., p. 76 sq., qui, comme Ch. Picard, art. cité, p. 225, substitue au polos de Pausanias le modius ou le kalathos, de signification plus claire.

49 G. Herzog-Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1687; pour les monnaies de Smyrne, supra, n. 40. Fortuna porte le modius sur une des terres cuites de Préneste (cf. T. I, p. 43 et PL VI, 2). Cf. les nombreux exemples de monnaies décrits par Waser, dans Roscher, V, col. 1366; 1370-1376; et des terres cuites de Myrina, du IIe ou du Ier siècle (E. Pottier- S. Reinach, Fouilles dans la nécropole de Myrina, BCH,

VII, 1883, p. 213, n° 65-66). 50 2, 10, 5; 7, 5, 9. 51 E. Saglio, s.v. Calathus, DA, I, 2, p. 812-814; et, s.v.

Kalathos, Hug, RE, X, 2, col. 1549 (n°2); et A. Longo, EAA, IV, p. 294 sq.

52 Macr. Sai. 1, 17, 67 et 20, 13. 53 P. Wuilleumier, Tarente des origines à la conquête

romaine, Paris, 1939, p. 396-398 et pi. XXVII, 2-3 et 6; G. Zuntz, Persephone, Oxford, 1971, p. 92; 152; 177; frontispice et pi. 24, c; J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 335.

54 E. Pottier, s.v. Cornucopia, DA, I, 2, p. 1514-1520. 55 Sur ses rapports avec Tyché, cf. en particulier le

bas-relief d'Athènes et les terres cuites du musée de Berlin décrits par Allègre, op. cit., p. 9 sq.; 138-141; 220 sq.; 228 sq. ; sur l'une des terres cuites, le dieu passe son bras autour du cou de sa compagne et un grand péplos recouvre le couple; également L. Ruhl, dans Roscher, V, col. 1337-1339; et G. Herzog-Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1680 sq.

56 Paus. 9, 39, 5 et 13, où elles étaient associées aux rites oraculaires : les fidèles devaient, avant la consulta-

, tion de l'oracle, pendant qu'ils étaient soumis aux rites de purification, passer un certain nombre de jours dans Γοΐκημα d'Agathos Daimon et Agathe Tyché, et c'est là

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 47

Praxitèle, près du Prytanée; il semble qu'elle ait formé un groupe avec l'Agathos Daimon du même artiste, puisque, par la suite, leurs deux statues de marbre, partageant le même sort, furent transportées à Rome et placées au Capitole57.

Ainsi pourvue du polos, ou du kalathos, et de la corne d'Amalthée, Tyché prenait rang parmi les dieux πλουτοδόται58, et son type iconographique était désormais fixé, tel précisément que l'avait créé Boupalos : celui de la déesse debout, tenant la corne d'abondance. C'est ce type fondamental qui a été, avec ses variantes, reproduit jusqu'à la fin de l'antiquité; et c'est encore aujourd'hui sous ces traits familiers que nous nous représentons le plus immédiatement la Fortune. Telle est aussi l'iconographie ordinaire d'Agathe Tyché, qui, le plus souvent, porte la corne d'abondance de la main gauche et tient dans la main droite une patere : il semble que ce type remonte à

Praxitèle et que ce soit celui qu'il avait donné à l'autre statue de la déesse qu'il avait exécutée pour Mégare et dont l'effigie cultuelle nous est connue par des monnaies59. Quant au gouvernail, qui deviendra l'un des attributs les plus fréquents de la déesse, on a cru parfois qu'il n'apparaissait dans ses représentations qu'à l'époque romaine et qu'il était lié au caractère de divinité marine qu'on voulait, simultanément, lui conférer60. De fait, la For- tuna-Tyché tenant de la main gauche la corne d'abondance et, de la droite, le gouvernail, deviendra le type de beaucoup le plus fréquent et, par là même, le plus banal de la déesse dans le monde romain61 et sur les monnaies grecques de l'Empire. Peut-être ce type universellement répandu remonte-t-il à un original célèbre, mais que nous ne connaissons plus, à une statue cultuelle créée par un maître renommé62, comme la Tyché de Mégare par Praxitèle et, plus encore, celle

qu'ils étaient ramenés, inconscients, la consultation une fois achevée.

"Plin. NH 36, 23. C'est à cette trop belle Agathe Tyché que se rapporte l'histoire romanesque contée par Élien, uar. hist. 9, 39, celle du jeune homme de bonne famille qui en tomba éperdument amoureux, au point que, n'ayant pu obtenir de l'acheter et désespérant de jamais la posséder, il se suicida. Cf. L. Ruhl, dans Ros- CHER, V, col. 1345; G. Herzog-Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1683; et, sur la conjecture, plus risquée, que les deux divinités auraient eu un temple commun, Allègre, op. cit., p. 141. Pour les réalités topographiques et archéologiques, cf. W. Judeich, Topographie von Athen, 2e éd., Munich, 1931, p. 304 sq.; et l'étude critique de A. Effenberger, Die drei Tyche-Statuen des Praxiteles - ein neues archäologisches Märchen, Klio, LUI, 1971, p. 125-128.

58 C'est ce thème symbolique que renouvelèrent et humanisèrent Xénophon d'Athènes et Kallistonikos, lorsqu'ils représentèrent pour le temple de Tyché à Thèbes la déesse tenant dans ses bras le petit Ploutos, comme si elle était «sa mère ou sa nourrice» (Paus. 9, 16, 1-2). Sur ce groupe et l'hypothèse de Ch. Picard, qui l'a retrouvé sur une amphore panathénaique, supra, p. 45, n. 43.

59 Paus. 1, 43, 6. Sur les monnaies de Septime Sévère et Géta (ainsi que Commode et Julia Domna) à l'effigie de la Tyché de Mégare {BMC, Attica, p. 123 sq., n° 51-52 et 58, pi. XXII, 5 et 9; reprod. dans Hild, DA, II, 2, p. 1277, fig. 3247) et sur la diffusion de ce type «praxitélien», Allègre, op. cit., p. 222 sq. (monnaies d'Athènes, terres cuites, vases). Également F. Imhoof-Blumer et P. Gardner, Numismatic commentary on Pausanias. I, JHS, VI, 1885, p. 56 sq. et pi. L, A, XIV : que la déesse soit représentée auprès d'un autel confirme qu'il s'agit bien d'une statue de culte (sur la signification du geste, J. Bayet,

Idéologie et plastique. I, MEFR, LXXI, 1959, p. 96-101 : la divinité qui sacrifie - à elle-même? - est le modèle de tous les sacrifices et la libation est «portée au plus haut degré quand c'est un dieu qui la pratique»).

60 Allègre, op. cit., p. 15 et 224-226; Hild, DA, II, 2, p. 1277; Furtwängler, Die Sammlung Sabouroff, Berlin, 1883-1887, I, commentaire de la pi. XXV; encore S. Weinstock, Divus Julius, Oxford, 1971, p. 124, à propos du quinaire de Sepullius Macer (44 av. J.-C. ; cf. notre PL IV, 5), qui est le premier exemple connu de Fortuna avec cet attribut : « Tyche was represented » de diverses manières, «but never with the rudder».

61 Cf. les descriptions complémentaires, d'une part, de Pétrone, 29, 6 : Fortuna cornu abundanti copiosa ; Arno- be, 6, 25 : Fortuna cum cornu pomis ficis aut frugibus autumnalibus pieno; Ammien Marcellin, 22, 9, 1 : munda- nam cornucopiam Fortuna gestans; Prudence, c. Symm. 1, 205: Fortunae. . . cum diuite cornu; et, d'autre part, de Fronton, p. 151, 1 Van den Hout : Fortunas omnis. . . cum gubernaculis, qui mettent l'accent, tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre des deux attributs les plus caractéristiques de la déesse ; ou enfin de Lactance, inst. 3, 29, 7, qui en donne une description complète : nam simulacrum eius cum copia et gubernaculo fingunt, tamquam haec et opes tri- buat et humanarum rerum regimen optineat.

62 Comme l'envisage G. Herzog-Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1684. Plus précis, R. Hinks, op. cit., p. 77, qui, devant les variantes si minimes qu'offre l'iconographie de Tyché, debout ou assise, avec la corne d'abondance, le mo- dius et le gouvernail, songe à un original fameux du début de l'époque hellénistique, indéfiniment reproduit au point de devenir le type canonique de la déesse, en placerait la création à Alexandrie, au cours du IIIe siècle.

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d'Antioche par Eutychidès. Mais, dans la symbolique et l'iconographie purement grecques de Tyché, le gouvernail, on ne l'a pas assez souligné, apparaît en réalité dès l'époque classique. Déjà Pindare attribuait à la déesse le double gouvernail et Eschyle la montrait, tenant la barre du vaisseau d'Agamemnon63. Anaxandride, dans le second quart du IVe siècle, faisait dire à l'un de ses personnages : «C'est la Fortune qui change notre condition ... la divinité tourne le gouvernail, οΐαξ, de notre destinée»64. C'est à la même époque qu'appartient la stèle de Tégée sur laquelle est gravé un décret de proxénie de la ligue arca- dienne, datable de 361, qui commence par la formule Θεός Τύχη et que surmonte un relief, représentant Tyché elle-même qui orne un trophée de la main droite, tandis que, de la gauche, elle tient le gouvernail65 : deux symboles qui renvoient à la même conception de la déesse, donneuse de souveraineté et de victoire. Le gouvernail, qu'il convient d'entendre dans un sens non point littéral, comme l'attribut d'une déesse marine, mais purement métaphorique,

signifie en effet qu'elle possède la maîtrise de toutes choses: il lui confère le «gouvernement» du monde66, il est symbole de domination universelle. D'où la faveur si considérable que connaîtra cet attribut, qui exprime parfaitement le caractère essentiel de la Fortune hellénistique et romaine, πάντων κυρία, souveraine capricieuse et sans rivale qui pilote la destinée des individus, des villes et des États. Si nous y ajoutons la roue, symbole de mouvement perpétuel et d'instabilité (déjà présente chez Sophocle)67, et la sphère, image de l'univers et signe de la puissance cosmique, sur laquelle repose souvent le gouvernail de la déesse, nous aurons dénombré les principaux attributs qui composent l'iconographie parlante de la Fortuna-Tyché gréco-romaine68. Sans doute leur nombre s'est-il accru, leur expressivité s'est-elle enrichie au cours des siècles; du moins leur signification est-elle en germe dans la conception que la piété de l'époque hellénistique à ses débuts se faisait de la déesse et qui, elle, n'a pas varié, celle d'une Tyché bénéfique, changeante et souveraine.

" Cf. T. I, p. 458. 64 Frg. 4 Ko. (II, p. 137). 65 Dittenberger, Sylîoge3, 183; cf. F. Hiller von Gaer-

tringen, Die Phylarchosinschrift von Tegea, MDAI (A), XXXVI, 1911, p. 349-360; ainsi que M. P. Nilsson, Gesch. griech. Rei, II, p. 207, et G. Herzog-Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1683. Sur' Tyché au gouvernail, cf. encore le relief du théâtre de Myra (L. Ruhl, dans Roscher, V, col. 1352) et la monnaie de Syracuse signalée infra, p. 54.

66 La même métaphore s'applique au deus stoïcien ; cf. Sen. epist. 107, 10, louent, cuius gubernaculo moles ista derigitur, d'après i'Hymne à Zeus de Cléanthe, Von Arnim, Stoicorum ueterum fragmenta, I, Leipzig, 1905, frg. 537, v. 2 et 35 : πάντα κυβερνών.

67 Plut. Demetr. 45, 3. Sur la «roue de Fortune», T. I, p. 211 sq. Analogue serait le sens des échelles que, selon Élien, uar. hist. 2, 29, Pittacos, l'un des sept sages, avait consacrées dans les temples de Mytilène, pour symboliser les variations incessantes de Tyché : ceux qu'elle favorise en montent les degrés, tandis que les malheureux les descendent.

68 L'iconographie de la déesse, pourvue de la sphère, du gouvernail et de la corne d'abondance, est analysée, à date tardive, il est vrai, par Plutarque, Fort. Rom. 4, 317 e-318 a; Dion Chrysostome, or. 63, 7, dans le premier des trois discours qu'il lui a consacrés; Galien, protrept. 2; Artémidore, oneir. 2, 37; mais ces divers textes s'inspirent de motifs traditionnels, et fixés de longue date (cf. infra, p. 194 sq., sur Pacuvius et le Tableau de Cébès). Les

anciens, oi παλαιοί, disent Dion et Galien, l'ont placée sur une sphère, que tous les auteurs interprètent comme un signe d'instabilité (μεταβολή, dit Dion). En réalité, si tel est bien son symbolisme second, la sphère sur laquelle la déesse se tient parfois debout, en équilibre apparemment instable, n'est pas, dans son sens originel et fondamental, signe de mouvement et de hasard inconstant, mais de pouvoir universel; ce qu'exprime clairement le gouvernail que, le plus souvent, la déesse pose sur elle, dans un geste qui signifie que la Fortune domine le monde. Cf. H. Hommel, Domina Roma, Antike, XVIII, 1942, p. 128; Ο. Brendel, Symbolik der Kugel, MDAI (R), LI, 1936, p. l- 95; et, maintenant, Symbolism of the sphere, Leyde, 1977. C'est avec le même sens que le globe figure dans la symbolique impériale, sur les monnaies ou, par exemple, sur une coupe du trésor de Boscoreale, qui montre Auguste tenant le globe dans la main. Signe de la puissance surnaturelle qu'exerce le cosmocrator, le globe est passé des empereurs romains aux empereurs byzantins et aux souverains du Moyen Age. Cf. G. Picard, Auguste et Néron. Le secret de l'Empire, Paris, 1962, p. 54 sq. On lui a, poursuit Dion Chrysostome, donné un gouvernail à diriger, parce que la Fortune gouverne la vie des hommes : το δε πηδά- λιον δηλοΐ δτι κυβερνςί τον των ανθρώπων βίον ή Τύχη. Quant à la corne d'abondance, elle symbolise le don de tous les biens, l'universelle et inépuisable prospérité. Cf. la précieuse iconographie réunie et commentée dans le catalogue de l'exposition Fortune, Lausanne, 1981 (en particulier p. 11).

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 49

Désormais en possession, sinon d'une «théologie», du moins d'une idéologie et d'un type figuré, canonique et symbolique, priée sous les traits et sous le nom d'Agathe Tyché, par lesquels les hommes qui l'invoquaient parvenaient à se rassurer, Tyché reçut des sanctuaires et un culte dont les témoignages, provenant des diverses cités du monde grec, peuvent être datés avec certitude du IVe siècle. C'est à cette époque que remontent le temple de Mégare, dont la statue cultuelle était l'œuvre de Praxitèle; à Athènes, celui d'Agathe Tyché, attesté par l'épigraphie, mais dont nous ne pouvons déterminer s'il avait pour statue cultuelle l'autre effigie de la déesse due à Praxitèle, celle qui se trouvait au voisinage du Prytanée et qui portait précisément cette épiclèse69; ainsi que le temple de Thè- bes, dont la Tyché portant le petit Ploutos fut exécutée par des sculpteurs de la génération suivante, Xénophon et Kallistonikos70. Elle avait ses prêtres ou ses prêtresses : une inscription d'Érythres en Ionie mentionne, vers 250, la vente d'une charge de prêtre d'Agathe Tyché71. A Athènes, elle recevait, dès la seconde moitié du IVe siècle, des sacrifices sanglants, que contrôlaient les épistates, chargés de l'administration des biens du temple. Nous connaissons les sommes, modestes à vrai dire (cent soixante drachmes, cent une drachmes et trois oboles), qu'entre 334/3 et 331/0 les hiéropes versèrent au trésor et qui provenaient de la vente des peaux des victimes sacrifiées à Agathe Tyché72. Détail infiniment précieux et qui infuse un peu de vie à l'abstraction qu'avait été Tyché et qu'elle paraît demeurer trop souvent. L'allégorie, la figure idéale, mais désincarnée, qu'avaient imaginée les poètes tend à prendre corps et à s'animer :

c'est au cours du IVe siècle que nous percevons les premiers signes de ce frémissement. Non seulement quand le ciseau de Praxitèle lui donne une grâce à rendre fou d'amour un jeune mortel, mais aussi sous une forme plus humble et plus pesamment matérielle : Agathe Tyché a bien quitté l'empyrée pour descendre dans la réalité quotidienne, dès lors que nous lisons les détails administratifs de son culte et les comptes de sacristie dont il faisait l'objet.

Outre cette personnalité universelle, mouvante, mais cependant unique, Tyché se fragmentait en autant de «Fortunes» particulières qu'il existait d'individus avides de recourir à sa protection ou en lesquels se manifestait son pouvoir : «II y a, je le vois bien, plusieurs Fortunes, constate un personnage de Philemon, et elles n'existent pas d'hier; c'est avec nos corps, lorsque nous naissons, que notre Fortune s'attache à nous; elle devient la sœur du corps (συγγενής); il n'est pas possible de prendre à un autre sa Fortune»73. La Tyché attachée à tout homme est ainsi, à la fois, sa protectrice individuelle, une sorte d'«ange gardien» qui veille sur lui, mais aussi la puissance irrémédiable de laquelle il tient sa destinée, bonne ou mauvaise; elle lui est liée, comme si elle était son «âme» ou, plutôt, elle est la parcelle de divin incluse en tout être, l'expression surnaturelle de son individualité, en ce qu'elle a de mystérieusement irréductible, qui fait qu'il est lui et non un autre. Proche du δαίμων74 ou du Genius des Latins, la Tyché personnelle est une réalité instable et diffuse, dont on ne saurait dire si elle est immanente ou transcendante, tant ces distinctions rigoureuses lui sont étrangères. A la fois tutelle contraignante et projection de l'indivi-

69 Paus. 1, 43, 6; Plin. NH 36, 23; Ael. uar. hist. 9, 39 (supra, p. 46 sq.).

7° Paus. 9, 16, 1-2 (supra, p. 45, n. 43). 71 Dittenberger, Sylloge3, 1014, 88; ainsi que les listes

de prêtres ou prêtresses de Tyché données par Allègre, op. cit., p. 173 sq., et G. Herzog-Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1677.

72 IG II2 1496, 76, 107, 148; Dittenberger, Sylloge\ 1029, 11, 43, 83. Le règlement de Lycurgue sur les trésors des temples et la réorganisation de divers cultes (a.

334/3?) mentionne également le ιερόν d'Agathe Tyché (IG II2 333, c 19; cf. les documents épigraphiques de l'éd. F. Durrbach, Les Belles Lettres, p. 12).

73Frg. 10 Ko. (II, p. 481). 74 Δαίμων et τύχη sont souvent liés et en viennent à

former un couple sémantique, désignant la puissance divine ou le génie qui fait la destinée d'un individu; ainsi chez Eschine, Ctés. 157, ou chez Plutarque, Démosth. 21, 3, cités infra, p. 50 sq.

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du, elle est la «personnalité» de l'homme, divinisée et exaltée, elle est sa «chance» et son «destin», la faveur mystérieuse qui le porte ou le mauvais sort qui s'acharne sur lui. Ty- ché se multiplie ainsi à l'infini, en une multitude de Tychés spéciales, elles-mêmes de puissance et de dignité fort inégales. Non seulement les individus, mais aussi les collectivités humaines, villes, familles et associations75 possèdent la leur, au point même qu'on a pu dire, non sans excès : «L'on en vint à donner une Tyché à chaque lieu, à chaque jour de l'année»76. Au-dessus des Tychés mineures qui veillent sur les simples particuliers, et dont le rayonnement est nécessairement modeste, s'élèvent ainsi d'autres Tychés, prestigieuses, de renom universel, et que les humbles mortels honorent de leur culte, car, déesses ou incarnations vivantes de la puissance divine, elles régissent aussi leur destinée : ce sont les Tychés de ces personnes morales qu'étaient, aux yeux des anciens, les cités et, à partir de l'époque hellénistique, les Tychés des souverains.

Dès la fin du Ve et le IVe siècle, ces Tychés personnelles jouent un rôle eminent et non dépourvu d'artifice chez les historiens et les orateurs. Tychés des villes, Tychés des grands hommes s'affrontent sur les champs de bataille de la guerre et de la politique. Après les premiers revers qu'elle vient d'essuyer, Gylip- pe et les stratèges pressent les Syracusains d'anéantir la flotte athénienne: «Contre une Fortune qui, chez nos pires ennemis, τύχην ανδρών πολεμιωτάτων, se trahit elle-même, jetons-nous cjonc avec colère»77. La Tyché d'Athènes et celle de Philippe sont antagonistes78 et Eschine accuse Démosthène, poursuivi par la mauvaise fortune, de mener la ville à

sa perte: plutôt que de «couronner le fléau de la Grèce», qu'ils se gardent au contraire du mauvais Génie et de la Tyché, τον δαίμονα και την τύχην, véritable fatalité «attachée aux pas de cet homme», car, comme s'il leur jetait un sort et qu'il fût porteur d'un maléfice, il fait tomber «tout ce qu'il touche, particulier, prince ou État démocratique, tous et chacun, dans des malheurs irréparables»79. Blessé au vif par ces calomnies, Démosthène réplique par une véritable théorie des Tychés personnelles et de leur pouvoir respectif. Il est convaincu que la Tyché d'Athènes est heureuse, et le Zeus de Dodone l'a dit, lui aussi, dans un oracle. Mais celle de l'humanité est, présentement, «douloureuse et terrible»; si donc Athènes a subi des échecs, en cela elle «n'a eu que sa quote-part du destin commun aux autres hommes», sans que la Tyché individuelle de l'orateur, «petite et sans importance», puisse l'emporter sur la Tyché collective de la cité, «heureuse et grande», tant il reste persuadé de «l'heureuse fortune de [son] pays», της αγαθής τύχης της πόλεως80, et que la responsabilité des événements n'incombe ni à sa «fortune» ou son «infortune», την έμήν είτε τύχην είτε δυστυχίαν, comme Eschine voudra l'appeler, mais au Sort impersonnel, τη τύχη, qui seul est cause de la défaite81.

Le conflit des diverses Tychés, celle d'Athènes et celles de ses ennemis, est donc exploité comme un ressort puissant qui dramatise l'histoire et annule les responsabilités humaines : le sort des cités, enjeu de cette lutte surnaturelle, échappe à l'emprise des hommes pour se débattre, loin d'eux, entre ces forces obscures et plus qu'humaines que sont leurs Tychés. Mais, malgré la tentative de Démosthène pour ordonner leurs compétences

75 Elle est honorée, sur une inscription de Panamara (G. Deschamps-G. Cousin, Inscriptions du temple de Zeus Panamaros, BCH, XII, 1888, p. 269 sq., n° 54), parmi les «dieux domestiques», les ένοικίδιοι θεοί: d'abord sont nommés, près de la Τύχη πατρίδος et de Demeter, les «grands dieux», puis les dieux privés du foyer. Zeus Kte- sios, de nouveau Tyché et Asclepios. Sur une inscription grecque de Rome, une famille honore sa Tyché spéciale, la Τύχη οίκου Ποπλίων {CIG 6187; IG XIV 1033). Une dédicace de Magnésie est consacrée à Γ Αγαθή Τύχη d'un collège de Smyrnéens, σύνοδος Σμυρναειτών, établis dans

la ville (CIG 3408). 76 G. Zoëga, Abhandlungen, Góttingen, 1817, p. 35 (cf.

Allègre, op. cit., p. 101). 77Thuc. 7, 68, 1. 78 Dém. 01. 2, 22 : την της ημετέρας πόλεως τύχην. . . ή

τήν εκείνου (cf. supra, p. 40, n. 18). "Ctés. 157; cf. 114. 80 Cour. 252 (qui est présenté comme un développe

ment περί της τύχης) - 255. 81 Cour. 270-271 et 300.

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rivales, on ne peut qu'être sensible au flou de ces représentations: pas plus que la «théologie» mouvante de la déesse Tyché, tour à tour hasard, destin, chance ou providence, le concept de Tyché personnelle ne peut être définitivement élucidé. La hiérarchie que Dé- mosthène instaure entre les diverses Tychés, celles des individus, celles des cités, celle de l'humanité, apparaît singulièrement fragile, en ces temps où la Tyché d'Athènes succombe devant celle de Philippe, puis d'Alexandre, enfin des diadoques. Du moins, par ce vain et provisoire effort de la raison, l'orateur visait- il à rassurer ses auditeurs sur leur destin, et d'abord à se rassurer lui-même, lorsqu'il exposait ses idées sur sa Tyché «personnelle», sur celle «de chacun de nous»82. Car ces allusions constantes à la Tyché des villes et à celle des hommes ne sauraient passer seulement pour des procédés rhétoriques : elles répondaient à la conviction intime et superstitieuse, à la hantise ou, au contraire, à la certitude exaltante, génératrice de confiance et d'audace, qu'à chacun était attachée, pour sa vie, une Fortune qui était son bon ou son mauvais génie, incarnation tangible et personnelle de la tout abstraite τύχη έκ του θείου, du «sort octroyé par la divinité»83, avec laquelle l'individu vit en symbiose, par une' union aussi étroite que celle du corps et de l'âme84, et qui fait la destinée de l'être qu'elle tient en sa puissance. Démosthène, comme tous les Grecs, partageait ces croyances qui s'acheminent vers la notion d'une Tyché personnelle, encore mal distinguée, de son temps, du sort, de la destinée, du bonheur ou de la malédiction propres à chaque individu, et qui ne s'accompliront pleinement que dans les Tychés surhumaines des grands, celles des villes et des rois. A Chéronée, malgré l'inscription de

bon augure, Άγαθη τύχη, qu'il portait en lettres d'or sur son bouclier, il jeta ses armes et s'enfuit lâchement. Depuis, dit Plutarque, pour conjurer le destin et la mauvaise fortune, τον ίδιον δαίμονα και την τύχην, qui lui étaient attachés, lui qui, quelques années auparavant, ne doutait pas de son ευτυχία85, il évitait de proposer ses propres décrets sous son nom et les présentait sous celui de ses amis, jusqu'à ce que, cependant, la mort de Philippe vînt lui rendre courage86, comme si, leur commun adversaire disparu, la Tyché de Démosthène et celle d'Athènes pouvaient relever la tête.

De quand date une telle croyance en la Tyché des villes, et quand commença-t-on de la représenter et de lui rendre un culte? Elle a certainement, et quoi qu'on en ait dit, pris naissance très tôt dans l'art et dans la pensée grecs. La Tyché au polos et à la corne d'abondance que Boupalos sculpta pour Smyrne vers 540, la «Tyché Salvatrice», Σώτειρα Τύχα, que, vers 470, Pindare invoque comme fille de Zeus Libérateur et dont il appelle la protection sur Himère, n'étaient sans doute pas encore, au sens propre, des «Tychés des villes»; mais il est clair que, dès le VIe siècle, l'idée d'une Tyché spéciale, protectrice des cités, Φερέπολις, «Soutien de la ville», comme la nommait ailleurs Pindare87, était en voie de formation. L'entité intemporelle, la vague figure allégorique qu'est si souvent Tyché semble, pour la première fois, prendre racine dans les cités des hommes. C'est à Smyrne, puis à Himère, villes qui, par la suite, resteront fidèles à leur Tyché88, que nous en percevons les premiers témoignages, venus d'Asie mineure et de Sicile qui seront, l'une et l'autre, deux terres d'élection pour le culte de la Tyché des villes89. La Tyché d'une ville, la

82 Cour. 255. "Thuc. 5, 104; 112, 2. 84 Cf., à partir de Cour. 256, le parallèle que fait l'ora

teur entre le destin, τύχη, d'Eschine et le sien : συμβιοϋν, χρήσθαι xfl τύχη (Ibid. 258; 266), le mortel «vit avec» le destin qui l'accompagne durant tous les instants de son existence.

85 Paix 1 1 (supra, p. 39, n. 6). 86 Plut. Démosth. 20, 2; 21, 3. 87 Pind. 01. 12, 1 sq.; Paus. 4, 30, 6 (cf. T. I, p. 458).

88 Cf. leurs monnaies à l'effigie de Tyché, B. V. Head, Historia numorum, 2e éd., Oxford, 1911, p. 594; et BMC, Ionia, p. 264, n° 233-240; 285 sq., n° 385-388 et 394; 290, n°417; 292, n° 426 et 429-430; 295, n°444 (temple tétras- tyle, abritant la statue de la déesse; pour les autres monnaies de Smyrne au type de Tyché: p. 250, n° 131-132; 252, n° 143-145; 254 sq., n° 159-164 - cf. supra, p. 44, n. 40 -; p. 262, n°224; 266, n° 246-247; 279, n°348; 280, n°354- 355; 290, n°418); infra, p. 54, pour Thermae Himerenses.

89 Sur la diffusion du culte en Asie et en Sicile, Allé-

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Τύχη πόλεως, selon la légende qui se lit parfois sur les monnaies90, est à la fois sa protectrice surnaturelle et son incarnation divinisée. Elle est réellement, comme l'étaient, jadis, les dieux poliades traditionnels, la divinité tuté- laire de la cité, dont elle gouverne la destinée et à qui elle accorde bonheur, chance et prospérité. Comme telle, et en tant que déesse particulière de la ville, elle est objet de culte, elle reçoit des dédicaces91 et des temples92. Mais elle est aussi et, de plus en plus, elle tend à n'être que cela, la personnification de la ville, l'emblème ou le symbole dont elle grave l'effigie sur ses monnaies et qui n'a guère plus de réalité personnelle que les armoiries de nos villes modernes ou les statues qui les représentent93.

C'est, semble-t-il, au cours du IVe siècle, que la notion, jusque-là velléitaire et sporadi- que, d'une Tyché des villes, distincte de la déesse du même nom, de l'universelle Tyché ou de la bienveillante Agathe Tyché, prit corps et reçut simultanément sa définition, claire et passionnée, et son type figuré. C'est à cette époque, dit Allègre, que «se développe et se répand, exprimée cette fois d'une manière

très nette, la croyance à des Fortunes spécialement chargées du sort des différentes villes»94. C'est alors que, dans ses discours, Dé- mosthène oppose avec fougue, comme deux ennemies, les Tychés rivales de Philippe et d'Athènes. C'est alors aussi, dans la première moitié du siècle (avant 364?), qu'apparaît, sur une monnaie d'Héraclée Pontique, l'effigie de la ville sous les traits d'une femme couronnée de tours95. La plus illustre, et de loin, de ces Tychés des villes est celle d'Antioche, dont le culte prit naissance peu après la fondation de la cité, en 300, par Seleucos Ier96. Sa statue colossale de bronze était l'œuvre d'Eutychidès - au nom prédestiné - de Sicyone, élève de Lysippe97. Elle représentait la Ville assise98 sur un rocher, qui figurait le mont Silpios et sur lequel elle s'appuyait de la main gauche, tandis que, de la droite, elle tenait une gerbe d'épis. Sa tête, voilée d'un himation richement drapé qui lui enveloppait le buste et le bras gauche, était surmontée de la couronne de tours qui devait rester l'attribut le plus caractéristique des Tychés des villes99. Elle posait le pied sur l'épaule d'un jeune dieu, dont le buste surgissait des eaux et qui per-

GRE, op. cit., p. 170-172 et 192-194. Les deux domaines se sont-ils développés indépendamment l'un de l'autre, ou peut-on supposer un lien entre ces deux foyers anciens du culte, et que c'est en Grèce d'Asie que l'abstraite Tyché commença de passer dans le culte et, de là, se propagea vers l'ouest?

90 Sur les diverses formules, Τύχη πόλεως, ou μητροπόλεως, ou avec le nom du peuple au génitif, par exemple Σμυρναίων Τύχη, Allègre, op. cit., p. 184; et Waser, dans Roscher, V, col. 1370 sq.

91 Ainsi le bas- relief trouvé à Myra, en Lycie, et qui représente Tyché avec la dédicace Τύχη πόλεως και Διΐ νεικαίω (CIG 4303 b; add. p. 1139).

92 Dont les plus célèbres sont l'édifice tétrastyle, τετρα- κιόναον, qui abritait la statue de la Tyché d'Antioche (Ma- lalas, chronogr. 8, p. 201 Dindorf; BMC, Galatia, p. 222, n° 600-601 ; 225 sq., n° 623-624 et 628-629; 229, n° 653-657; 231 sq., n°665 et 667-668; pi. XXV, 12 et XXVI, 4-5; T. Dohrn, Die Tyche von Antiochia, Berlin, 1960, pi. 31, 4-5) et le Τυχαΐον d'Alexandrie, décrit par Libanios, VIII, p. 529-531 Förster.

93 Sur les Tychés des villes et leur type figuré, outre Allègre, op. cit., p. 184-211 ; et L. Ruhl, dans Roscher, V, col. 1333 sq.; P.Gardner, Countries and cities in ancient art, JHS, IX, 1888, p. 47 sq. et 73-81.

9ΛΟρ. cit., p. 192. 95 BMC, Pontus, Paphlagonia, Bithynia. . ., p. 140, n° 12-

13 (B.C. 364-353); Head, p. 514 (circ. B.C. 394-352). Cf. Allègre, op. cit., p. 191 et 236; et, pour d'autres exemples, qui confirment la précocité de l'Asie en ce domaine, W. Deonna (cité infra, n. 99), p. 149-154.

96 Sur la Tyché d'Antioche, Allègre, op. cit., p. 171 et 194-203; L. Ruhl et Waser, dans Roscher, V, col. 1354 sq. et 1361-1366; d'après Malalas, chronogr. 8, p. 200 sq.; et 11, p. 276 Dindorf; la monographie citée de T. Dohrn, 62 p. et 48 pi.; G. Downey, A history of Antioch in Syria, Princeton, 1961, p. 73-75; et, pour une appréciation esthétique, op. cit., P. Gardner, p. 75-78 ; et R. Hinks, p. 78 sq.

97 Paus. 6, 2, 7, qui ajoute que les habitants de la ville rendaient à la statue de grands honneurs. La date que Pline, NH 34, 51, assigne à Eutychidès, la cent vingt et unième olympiade, 296-293, est vraisemblablement celle à laquelle fut achevée la statue, qui était son œuvre la plus célèbre.

98 Déjà Apelle avait représenté la déesse assise, et il s'était justifié de cette innovation qui renouvelait le type debout, créé par Boupalos, et qui avait dû paraître insolite, en disant, par plaisanterie, que le bonheur n'est pourtant pas chose stable (Stob, fiorii. 105, 60).

99 Cf. l'étude exhaustive de W. Deonna, Histoire d'un emblème : la couronne murale des villes et pays personnifiés, Genava, XVIII, 1940, p. 119-236, notamment, sur les Tychés tourelées et la Tyché d'Eutychidès, p. 127-140.

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sonnifiait l'Oronte100. Diffusée par les monnaies, l'image de la Tyché d'Antioche se répandit à travers tout l'Orient. Toutes les villes l'imitèrent et c'est sous les traits qu'Eutychi- dès lui avait donnés qu'elles représentèrent leur propre Tyché, avec, à ses pieds, la figure du fleuve local : elle apparaît ainsi en Cilicie, à Tarse, Mallos et Adana; en Lycaonie; en Pamphylie, à Aspendos; à Antioche de Pisidie; à Aphrodisias, en Carie, etc. ; jusqu'en Thrace, au nord, et, au sud et à l'est, en Arabie, dans le bassin de l'Euphrate, à Samosate, Édesse et Carrhae, et à Séleucie du Tigre101.

C'est sous la même effigie, celle de la Tyché d'Antioche et des villes syriennes, qu'est également représenté le Gad de Palmyre. Le sémitique Gad désigne la divinité syrienne de la Fortune102, entité qui peut être conçue soit comme un dieu, soit comme une déesse. Comme la Tyché des Grecs qui, sur les inscriptions bilingues, est son équivalent, le Gad est souvent la divinité d'un personnage ou d'une collectivité humaine, le dieu protecteur d'une tribu et, en particulier, celui du roi. Il en est le génie tutélaire, la «chance» et le destin, lié à l'heure de sa naissance, selon les spéculations astrologiques qui contribuèrent sans doute à répandre son culte dans le royaume

des Séleucides. Il peut aussi être la divinité d'une source ou celle d'une ville, analogue à la Τύχη πόλεως : d'où sa représentation, dans les temples de Doura-Europos influencés par les cultes de Palmyre, sous les traits d'une déesse couronnée de tours, assise, un lion à ses côtés, et posant le pied sur l'épaule d'une femme qui sort de l'eau et symbolise la source de l'oasis, autour de laquelle se développa la ville103.

La notion et le culte du Gad syrien sont-ils susceptibles d'éclairer les origines de la Tyché des villes, si liée à l'Asie, au demeurant? On peut en tout cas penser, devant la syncrèse des croyances helléniques et sémitiques dont elles offrent un nouvel exemple, que l'interférence de ces deux conceptions religieuses, communes aux Grecs et aux barbares, fut l'un des facteurs qui contribuèrent à diffuser aussi puissamment le culte des Τύχαι πόλεων à travers la monarchie séleucide.

L'immense rayonnement de la statue d'Eu- tychidès ne fut pas tel, cependant, qu'il ramenât à l'uniformité le type figuré de la déesse. La Tyché d'Alexandrie, celle de Constantinople, dont l'effigie, à travers maintes vicissitudes religieuses et politiques, subsista jusqu'au IXe siècle de notre ère104, les innombrables

100 Outre les monnaies (BMC, Galatia, p. LX-LXII; 158 sq., n° 57-61; 166-169, n° 131-132, 137, 140, 144, 146-149; 193, n°353; 205-210, n° 451-467, 470-483, 490-491; pi. XIX, 4; XX, 10 et 13; XXIV, 11 et 13; XXV, 1; et supra, n. 92), l'œuvre d'Eutychidès est connue par diverses répliques, dont la plus célèbre est la statuette de marbre du musée du Vatican, reproduite dans DA, II, 2, p. 1266, fig. 3237; Röscher, V, col. 1363, fig. 1; T. Dohrn, op. cit., pi. 2. Également le groupe des quatre statuettes d'argent du British Museum, représentant les quatre plus grandes villes du monde romain, Rome, Constantinople, Alexandrie et Antioche elle-même, cette dernière sous les traits de la statue d'Eutychidès (P.Gardner, op. cit., pi. V; cf. T. Dohrn, op. cit., pi. 3).

101 On trouvera des dénombrements de ces types monétaires dans Allègre, op. cit., p. 199 sq.; Waser, dans Roscher, V, col. 1364 sq.; T. Dohrn, op. cit., p. 12 et 52-58 (avec carte). On en signale une lointaine imitation jusque dans le bassin de l'Indus, sur une monnaie du «Grand Roi des Rois», Azès (Raoul-Rochette, JS, 1836, p. 202 sq.).

102 Dont le culte est attesté dès le VIIIe siècle, chez Isaïe, 65, 11. Sur la notion que représente le Gad et, en particulier, sur celui de Palmyre, R. Dussaud, Les religions des Hittites et des Hourrites, des Phéniciens et des

Syriens, coll. Mana, 1, H, Paris, 1949, p. 405 sq. et 409; F. Cumont, s.v., RE, VII, 1, col. 433-435 (qui note, par ailleurs, la traduction de Fortuna Caesaris par «Gadeh de Qêsar»); également, dans Études syriennes, Paris, 1917, La double Fortune des Sémites et les processions à dos de chameau, p. 263-276; R. W. Moss, s.v. Fortune (Biblical and Christian), dans Y Encyclopaedia of Religion and Ethics de J. Hastings, VI, p. 88 sq. ; F. Vigouroux, s.v. Gad, Dictionnaire de la Bible, III, 1, Paris, 1912, col. 24-26 (n°3).

103 Si le Gad de Palmyre est représenté sous ces traits constants, celui de Doura, qui lui fait pendant, varie, tantôt dieu, tantôt déesse. L'un des reliefs du temple des Gaddé le figure en Zeus, assis entre deux aigles, et couronné par Seleucos Ier Nicator (Dussaud, op. cit., p. 409). Les deux autres monuments de Doura sont reproduits par T. Dohrn, op. cit., p. 12; 38; 45; pi. 6 et 7, 1: le second relief du même temple, offert par le même dédi- cant en 159 ap. J.-C, qui représente le couronnement de la Tyché de Palmyre ; et, dans le temple des dieux palmy- réniens, la peinture du tribun Terentius, qui associe les deux Tychés de Palmyre et de Doura, désignées par leurs noms, sous les traits de deux déesses.

104 Allègre, op. cit., p. 203-206; Waser, dans Roscher, V, col. 1366-1369.

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Tychés des autres cités de l'Orient ou du monde hellénistique relèvent d'une iconographie composite où la déesse, tantôt assise comme la Tyché d'Antioche, tantôt, et le plus souvent, debout, selon le type créé par Boupa- los, est représentée avec des attributs divers qui lui sont communs avec la Tyché universelle ou l'Agathe Tyché. La corne d'abondance, le gouvernail, la patere, le kalathos, sont les plus fréquents; mais d'autres symboles, la gerbe d'épis, ou une proue de navire qu'elle tient dans la main ou sur laquelle elle pose le pied105, etc., peuvent à l'occasion lui être attribués, sans que sa signification permanente soit pour autant modifiée.

C'est sous ces traits, variables d'une cité ou d'une série monétaire à l'autre, mais cohérents dans leur symbolisme, qu'apparaissent, à l'autre extrémité du monde grec, les Tychés des villes de Sicile106. Représentées en buste ou en pied sur leurs monnaies, elles y sont à plusieurs reprises, depuis le IIIe siècle, associées à l'une des divinités principales de la cité qui figure au droit, tandis que, au revers, la Tyché spéciale de la ville semble, comme une médiatrice, appeler et diriger son action sur les citoyens dont elle a la garde : association révélatrice, analogue à celle de Cybèle et

de Tyché à Smyrne, et qui montre assez clairement par quels intermédiaires on passa d'une Tyché générale et encore modeste, dispensatrice de la prospérité et de l'heureux sort, à l'idée d'une Tyché spéciale, attachée à la destinée particulière de chaque ville comme son génie tutélaire. Les monnaies de Thermae Himerenses, qui fut fondée en 407 pour remplacer Himère, rasée en 409 par les Carthaginois, portent au droit la tête d'Héraclès et, au revers, une Tyché debout, peut-être l'héritière directe de celle qu'avait chantée Pindare, voilée et tourelée, tenant de la main droite la patere et, de la gauche, la corne d'abondance107. Entella, Lilybée, Palerme, Sé- geste, Syracuse représentent la leur, associée à Hélios, sur les monnaies d'Entella, à Pallas, sur celles de Palerme; figurant au droit de celles de Lilybée, avec, au revers, le trépied d'Apollon, autour duquel s'enroule un serpent, et sur celles de Ségeste, avec, au revers, Énée portant Anchise108. Associée à Zeus, la Tyché de Syracuse, debout et portant la couronne de tours, tient de la main droite le gouvernail et de la main gauche le sceptre, avec, derrière elle, une proue, sur un bronze postérieur à 212 109. Syracuse était, dans le monde grec, l'un des grands centres du culte de Ty-

105 Comme les Tychés de Sidé (F. Imhoof-Blumer, Kleinasiatische Münzen, II, Vienne, 1902, p. 338, n°18; 344, n° 39; pi. XI, 23 et XII, 2) et de Constantinople (Zona- ras 14, 4; cf. B. Pick, Die Personen- und Gòtternamen auf Kaisermûnzen von Byzantion, NZ, XXVII, 1895, p. 32 et n. 25 ; également Allègre, op. cit., p. 205 et 238).

106 Sur Tyché en Sicile, Allègre, op. cit., p. 171 sq. et 188 sq.; E. Ciaceri, Culti e miti nella storia dell'antica Sicilia, Catane, 1911, p. 236-239.

107 BMC, Sicily, par R. S. Poole, Londres, 1876, p. 84, n°7; Head, p. 147 (après 241). A cette figure debout (son n° 283), Mionnet, Description de médailles antiques, grecques et romaines, I, Paris, 1806, p. 242 sq., ajoute (n°284), toujours associée à Héraclès, une divinité semblable, à la corne d'abondance, mais tenant dans la main droite des épis (sur Héraclès à Himère, qui rattachait à la venue du héros l'origine de ses sources thermales, Ciaceri, op. cit., p. 156 et 277). Un autre type, BMC, p. 84, n°9-10; Head, p. 147, associe, au droit, la tête de Tyché voilée et tourelée, avec, derrière elle, la corne d'abondance, et, au revers, la statue de Stésichore, le grand poète d'Himère (après 146).

108 Entella: BMC, p. 61, n°8 (considérée comme Concordia?); Head, p. 138 : «city-goddess» (Ier siècle). Palerme : BMC, p. 122, n° 10, figure debout, tenant la patere

et la corne d'abondance; également Concordia?; Head, p. 163 (après 254); et, sur le culte d'Athéna à Palerme, Ciaceri, op. cit., p. 157. Lilybée : BMC, p. 95, n° 4-6; Head, p. 150 (Ier siècle); sur Apollon à Lilybée (cf. BMC, p. 95, n° 1-3), qui possédait un culte réputé de la Sibylle (cf. T. I, p. 69), Ciaceri, op. cit., p. 55 sq. (que nous ne saurions toutefois suivre, quand il identifie la tête voilée et tourelée du droit avec celle de la Sibylle; contra. Head: «the city-goddess»). Ségeste: BMC, p. 137, n° 59-61 (et, avec des revers différents, n° 62-64); Head, p. 167 (après 241); cf. R.Schilling. La religion romaine de Vénus, pi. XXVII, 3 et p. 429, «buste de Ségeste voilée et tourelée». Sur ces monnaies siciliennes au type de Tyché, B. Pace, Arte e civiltà della Sicilia antica, IH, Gênes-Rome-Naples, 1945, p. 648 et 658.

109 Infra, Pi. IV, 1 (cliché que nous devons à l'amabilité de Mr. I.A. Carradice, du Department of Coins and Medals du British Museum). Inexactement ou incomplètement décrite par Eckhel, Doctrina numorum veterum, I, Vienne, 1792, p. 246, comme tenant le gouvernail et la lance, «s[inistra] hastam» (dont la signification, d'ailleurs, rejoint celle du sceptre : A. Alfoldi, Hasta - Summa imperii. The spear as embodiment of sovereignty in Rome, AJA, LXIII, 1959, p. 1-27); encore L. Ruhl, dans Roscher, V, col. 1350; et G. Herzog-Hauser, RE, VII, A, 2, col.

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 55

ché. La déesse y possédait, au témoignage de Cicéron, un temple antique qui avait donné son nom, Tycha, à celui des quatre grands quartiers de la ville où il se trouvait110. Cicéron ne précise pas à quelle date avait été édifié ce temple qui, de son temps, avait disparu (fuit). Mais il est possible, par recoupement avec d'autres textes, d'affirmer qu'il existait déjà en 466 et de rattacher sa construction, aussi bien que celle du quartier qui portait son nom, au considérable développement urbain que connut Syracuse au début du Ve siècle, sous la tyrannie de Gélon et de Hiéron111. La coïncidence de cette datation avec la XIIe Olympique, composée vers 470, renforce le sentiment que la Tyché d'Himère, célébrée par Pindare, était, dès cette époque, beaucoup plus qu'un pur symbole ou une allégorie et qu'elle était, ou commençait d'être, dans la ville d'Ergotélès, l'objet d'un culte effectif.

Dès le premier tiers du Ve siècle, à Syracuse et sans doute aussi à Himère, Tyché était donc parvenue à l'existence religieuse, ce qui confirme, en ce domaine, l'avance de la Grèce d'Occident sur la Grèce propre112, où la grande diffusion de son culte n'est pas antérieure au IVe siècle.

Peut-être est-ce à la ferveur que, de longue date, Tyché inspirait aux habitants de Syracuse, qu'il faut rattacher ce que Plutarque nous rapporte de Timoléon, qui abandonna le pouvoir en 337. Attribuant tous ses succès à la Fortune, il avait coutume, aussi bien dans ses lettres à ses amis de Corinthe que dans les discours qu'il prononçait devant les Syracu- sains, de rendre grâces à la divinité de ce que, voulant libérer la Sicile des tyrans, elle avait accompli cette œuvre sous son nom113: affirmation banale, et qui pourrait passer pour une clause de style114, si nous ne savions

1687; BMC, p. 226, n° 688-689; et Head, p. 187, qui ne mentionnent pas la proue. Mais la Sylloge nummorum Graecorum (Danish National Museum), Sicily, II, Copenhague, 1942, n°907 et pi., plus complète: «behind, prow». Sur l'importance des cultes de Zeus à Syracuse, Ciaceri, op. cit., p. 136-141 et 143.

110 Verr. 4, 118-119: Ea tanta est urbs ut ex quattuor urbibus maximis constare dicatur. . . Tertia est urbs quae, quod in ea parte Fortunae fanum antiquum fuit, Tycha nominata est, in qua gymnasium amplissimum est et com- plures aedes sacrae, coliturque ea pars et habitatur fre- quentissime.

111 Cf. K. Ziegler, s.v. Tyche, 2) Stadtteil von Syrakus, RE, VII, A, 2, col. 1689-1691; Ciaceri, op. cit., p. 236 sq. Un passage de Diodore, 11, 68, 1, relatif à la chute des Deinoménides en 466, atteste, au prix d'une correction minime, que le quartier de Tycha, τήν όνομαζομένην Τύχην (mss. ίτύκην) et, a fortiori, le temple auquel il devait son nom, existaient dès la première moitié du Ve siècle, conclusion et datation qui s'accordent, en outre, avec un fragment obscur d'ÉPHORE (ap. Steph. Byz., s.v. Τύχη = F. Gr. H. 70 F 66), concernant la période postérieure aux guerres médiques : νησον Τυχίαν. Également Diod. 11, 92, 1-3 : les autels auprès desquels Douketios se réfugia en suppliant, en 450, seraient ceux de Tyché et de Némésis. Sur la prospérité et l'éclat culturel de Syracuse sous la tyrannie des Deinoménides, Gélon (485-478) et son frère Hiéron (478-467), qui en firent «la reine véritable, sinon toujours incontestée, de la Sicile grecque», M. P. Loicq-Berger, Syracuse. Histoire culturelle d'une cité grecque, coll. Latomus, LXXXVII, Bruxelles, 1967, p. 189- 199.

112 K. Ziegler, RE, VII, A, 2, col. 1691 (et, supra, p. 44, nos remarques sur l'inscription de Petelia). Outre la

cidence des deux dates, il existe des analogies non moins frappantes entre la Tyché de Syracuse, telle qu'elle figure sur la monnaie que nous avons décrite, tenant le gouvernail et le sceptre, et les pouvoirs que Pindare (cité infra, p. 76) prête à la déesse sur « les vaisseaux rapides, les guerres impétueuses ou les sages assemblées ». Définition qui conviendrait à merveille à la Tyché dominatrice et maritime de Syracuse, symbole de l'expansionnisme et des visées impérialistes de la grande cité sicilienne. Faut- il croire que l'effigie des monnaies reproduit la statue cultuelle du Ve siècle? que Pindare fond en une même représentation poétique les deux Tychés, celle de Syracuse et celle d'Himère, ou, plus précisément encore, que, s'il donne à la seconde les traits de la première, c'est parce que la Tyché toute neuve d'Himère lui serait venue de Syracuse, et à son imitation? L'histoire agitée de la cité rend fort crédible cette hypothèse : lorsque Hiéron eut vaincu et en eut chassé le tyran Thrasydée, il «se contenta d'exercer une suzeraineté sur les anciennes possessions de Théron, sans les assujettir brutalement; il leur octroya ou feignit de leur octroyer la liberté. Or, telle est bien la situation que semblent supposer les premiers vers de l'ode, avec l'invocation à Zeus Libérateur et à la Fortune Salvatrice-» (A. Puech, Les Belles Lettres, p. 140; cf. p. 142, n. 1) - situation qui, due aux Syracusains, s'accommode fort bien de l'influence bienfaisante de leur Tyché, adoptée par les habitants d'Himère.

113 Plut. Tim. 36, 4-6; de laude ipsius 542 e (cf. praec. ger. reip. 816 f). Sur la part de Tyché dans la carrière de Timoléon et la constante ευτυχία que Plutarque reconnaît à son héros, cf. la Notice de l'éd. Flacelière-Chambry, Les Belles Lettres, p. 8-11. Également Nep. Timol. 4, 3.

114 Πάντα γ εκείνος εις τήν τύχην άνηπτε τά κατορθού- μενα: sur les formules analogues dont Plutarque use à

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56 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

qu'elle s'accompagnait d'une authentique dévotion. Dans la maison dont la cité lui avait fait don, il lui éleva un sanctuaire sous l'épi- clèse dΆύτoματία, il lui offrait des sacrifices, et il consacra sa demeure elle-même à Aga- thos Daimon, dont le culte, rendu au dieu qui est son double masculin, apparaît comme complémentaire du sien115. Cet exemple relativement ancien d'un culte privé116 renforce ce que nous savons, par ailleurs, de la popularité en Sicile du culte de Tyché, sans qu'on puisse toujours, il est vrai, distinguer nettement les deux formes entre lesquelles il se partagera par la suite, celui d'Agathe Tyché et celui de la Tyché des villes. Mais cette indifférenciation même offre un indice de son antiquité : elle remonte à une époque où Tyché, dispensatrice, pour tous les êtres, de la prospérité et d'un heureux destin, était invoquée spécialement en faveur de la cité qu'elle protégeait, à une époque donc où, déjà en pleine possession de sa nature divine, elle était encore beaucoup plus, cependant, que la Ville personnifiée, que l'emblème, sans contenu religieux précis, auquel elle tendra plus tard à se réduire.

La troisième forme du culte de Tyché, celui de la Tyché des rois, est aussi, et pour cause, la plus tardive : c'est au cours du IIIe siècle que nous le voyons clairement se manifester dans les monarchies hellénistiques, où il est lié à l'élaboration progressive du culte royal et à la divinisation des souverains de leur vivant. La Tyché du roi, Τύχη βασιλέως, est l'incarnation de sa Fortune; elle est, comme pour tout homme, son génie tutélaire, la garante de son «bonheur» et de sa prospérité, et, à travers lui, de celle de son peuple. Mais

elle est aussi la source surnaturelle et quasi mystique de sa gloire et de ses triomphes. Elle est, enfin, l'expression visible et agissante de la divinité qu'il porte en lui, toutes valeurs qui se retrouveront, à Rome, dans le Genius, le Nu- men ou la Fortuna des empereurs. Une telle croyance a sa source dans la conception grecque de la Tyché personnelle, protectrice de chaque individu, et double divin de son humanité. De la Tyché de Philippe, redoutée par Démosthène et ennemie de celle d'Athènes, à la Tyché d'Alexandre ou à celle d'Antigone Do- son, dont les hommes ordinaires reconnaissaient l'existence117, il apparaît incontestablement une filiation. Mais en fait, si l'on s'éloigne de la monarchie macédonienne, régnant sur un peuple qui jamais n'admit que ses souverains fussent d'essence divine, pour envisager les dynasties lagide et séleucide où le culte de la Tyché royale se développa effectivement, qu'y a-t-il encore de commun entre cette religion et les anciennes croyances de la Grèce des cités? Entre la Tyché du roi et celle de n'importe lequel de ses sujets, il existe le même abîme qui sépare un mortel infime d'un dieu vivant. Le culte qu'on voue à sa Tyché n'est alors qu'une des formes du culte royal.

On prête serment par la Tyché du roi118 et les reines divinisées, vivantes ou défuntes, sont assimilées à la déesse dont elles empruntent les attributs. Ptolémée II voulut que sa sœur-épouse Arsinoé II, reine de 275 à 270, et qui fut divinisée, tant individuellement, comme déesse Philadelphe, que conjointement avec lui, fût représentée, sur ses statues, avec l'attribut principal de Tyché, la corne d'abondance remplie de toutes sortes de fruits119, symbole de l'âge d'or qu'elle fit régner sur

propos de ces deux grands favoris romains de la Fortune que furent Servius Tullius et Sulla, infra, p. 218 sq.

115 WiLAMOWiTZ, op. cit., II, p. 300 sq.; G. Herzog-Hau- ser, RE, VII, A, 2, col. 1658 et 1674 sq.

116 Dont on peut rapprocher celui que, au Ier siècle, Heius rendait à Messine dans le sacrarium domestique, fort ancien, qu'il avait hérité de ses ancêtres, à un xoanon d'Agathe Tyché, peruetus ligneum, Bonam Fortunam, ut opinor, si dépourvu de mérites artistiques que ce fut bien la seule statue qu'en dédaigna Verres (Cic. Verr. 4, 4 et 7; cf. infra, p. 92 sq.).

117 Ath. 6, 251 d : Doson (régent, puis roi, de 229 à 220) avait un parasite qui disait de son maître την 'Αντιγόνου Τύχην άλεξανδρίζειν.

118 Dans le Pont, où l'on jurait par «la Tyché du roi et le Men de Pharnace» (Strab. 12, 3, 31); chez les Séleuci- des, infra, p. 57 et n. 125.

119 Ath. 11, 497 b-c (cf. d-e), qui décrit ce κέρας comme un rhyton, plus riche encore de prospérités que la simple corne d'Amalthée (sur la difficulté de distinguer les deux types de cornes, E. Pottier, s.v. Cornucopia, DA, I, 2, p. 1514-1520).

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 57

l'Egypte120. A sa suite, Bérénice II de Cyrène, l'épouse de Ptolémée III Évergète, fut elle aussi divinisée et identifiée à Agathe Tyché; elle avait sa prêtresse qui portait le nom d'athlophore. Les monnaies des deux reines associent au droit leur effigie, avec le voile qu'a souvent Tyché - ainsi la Tyché d'Anti- oche -, et, au revers, son attribut divin, la corne d'abondance, double ou simple, pleine de fruits et d'épis121. De cette assimilation, devenue traditionnelle, entre les princesses lagides et la déesse, témoigne la série des œnochoés de faïence dites «à portrait de reine», dont les premiers exemplaires furent publiés dans les années I860122. Selon un type constamment reproduit depuis Arsinoé II jusqu'à Cléopâ- tre I, au commencement du IIe siècle123, elles représentent, modelée en relief d'après ses statues, la souveraine, figurée en Agathe Tyché, qui porte sur le bras gauche la corne d'abondance et, de la main droite, tient la patere124, avec laquelle elle fait une libation sur un autel. Des inscriptions complètent la scène : ainsi, sur l'œnochoé célèbre trouvée en Cyrénaïque, l'autel sur lequel sacrifie Bérénice II est dédié aux dieux Évergètes; au-dessus figure l'inscription Βερενίκης βασιλίσσης 'Αγαθής Τύχης.

Dans le royaume des Séleucides, les colons de Magnésie du Sipyle qui, au début du règne de Seleucos II (246-226), concluent un traité

avec les habitants de Smyrne, prêtent serment en invoquant Zeus, Gè, Helios, etc., tous les autres dieux et déesses, et la Tyché du roi Seleucos125. Mais le document le plus précieux que nous ayons, antérieur aux monarchies hellénistiques et même à la conquête d'Alexandre, est une inscription de Mylasa en Carie, qui date du milieu du IVe siècle environ et qui est dédiée à la Tyché «Épiphane» du Grand Roi : ό δήμος Τύχη έπιφανεΐ βασιλέως126. Remarquable par sa date, elle l'est plus encore par la lumière qu'elle jette sur les origines de la Tyché des rois. Car, sous le nom grec de Τύχη, sous l'hommage à la Tyché personnelle que le roi de Perse possède, comme tout être humain, transparaissent clairement les conceptions iraniennes qui, mêlées à ces notions grecques, sont l'autre source, plus mystique et plus profondément religieuse, de la croyance en la Tyché du souverain.

Pour le mazdéisme iranien, toute créature possède une fravasi, de nature complexe, qui est à la fois son génie tutélaire, son ange gardien (le sens propre du mot doit être «protection»), et son double céleste, son «moi» spirituel et sublimé. Comme esprits des ancêtres et des hommes pieux et justes, les fravasis recevaient un culte qui tenait une place essentielle dans la religion populaire127. Mis à part un caractère spiritualiste que n'a pas la τύχη

120 Sur la personnalité vigoureuse d'Arsinoé et sur ses dons politiques, Tarn, La civilisation hellénistique, p. 19 sq. et 57 sq.; ainsi que le livre de G. Longega, Arsinoe II, Rome, 1968. Callimaque prédisait que, sous leur règne commun, le pouvoir de Ptolémée s'étendrait du levant jusqu'au couchant (Hymne à Délos, 166-170).

121 BMC, The Ptolemies, p. 42-45, n° 1-6 et 8-40; 59 sq., n° 1-8 et 15; pi. VIII et XIII. Également E. Pottier, DA, I, 2, p. 1518, fig. 1961.

122 E. Beulé, Le vase de la reine Bérénice, JS, 1862, p. 163-172 et fig. (également reproduit par Hild, DA, II, 2, p. 1266, fig. 3236); F. Lenormant, Le vase de la reine Cléo- pâtre, RA, VII, 1863, p. 259-266 et pi. VII (largement périmé).

123 F. Courby, Les vases grecs à reliefs, Paris, 1922, p. 509-513; Ch. Picard, Une œnochoé de bronze doré «à portrait de reine» trouvée à Glanum (Provence), RA, XXXV, 1950, p. 135-146; et, maintenant, D.B.Thompson, Ptolemaic oinochoai and portraits in faience. Aspects of the ruler-cult, Oxford, 1973.

124 Sur le type de Tyché, créé par Praxitèle pour le

temple de Mégare, supra, p. 47. 125 CIG 3137, 61 ; Dittenberger, OGI 229, 61 ; sur l'in

scription célèbre du marbre d'Oxford, cf. L. Robert, Villes d'Asie mineure, Paris, 1935, p. 86 sq. Une monnaie de Demetrios Ier de Syrie (162-150) montre, au revers, la Tyché royale, trônant, qui tient un court sceptre et la corne d'abondance : de même que la Tyché d'Antioche figure la gloire d'une cité, cette déesse en majesté représente celle du souverain, commente P. Gardner, JHS, IX, 1888, p. 78 sq., qui croit y voir la reproduction d'une statue; cf. ses Types of Greek coins, Cambridge, 1883, p. 208 sq. et pi. XIV, 15; et L. Morpurgo, art. cité (supra, p. 45, n. 43), p. 26, fig. 1.

126 CIG 2693 b; cf. 2691 c. Il s'agirait, selon Boeckh, d'Artaxerxès II Mnemon (405-359).

127 Cf. G. Widengren, Les religions de l'Iran, trad, fr., Paris, 1968, p. 37-39, et passim; et J. Duchesne-Guillemin, La religion de l'Iran ancien, coll. Mana, 1, III, Paris, 1962, p. 8, notamment, où l'auteur résume l'exposé d'un Parsi contemporain (J. M. Unvala, paru en 1937); 37 sq.; 217 sq.; 328 sq.

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grecque, les deux notions sont, pour le reste, si proches, que l'on comprend qu'elles aient pu interférer sans peine. Mais il est une autre notion, spécifiquement iranienne, dont l'influence sur la Τύχη βασιλέως est plus directe encore. La «Tyché Épiphane», «Manifeste», du Grand Roi, à laquelle est accolée l'épithète qui, plus tard, deviendra l'un des noms de culte des monarques lagides ou séleucides n'est autre, certainement, que la traduction grecque du hvarenô, ou xvarnah, mazdéen128. Le xvarnah est le «halo», la «gloire», Γ« auréole» de lumière qui nimbe les dieux, les héros et les rois129. Il est le feu divin qui protège le souverain, le signe visible de sa légitimité, le gage surnaturel et la manifestation matérielle de sa chance et de sa «fortune». Il «illumine, dit Cumont, les souverains légitimes, et s'écarte des usurpateurs comme des impies, qui perdent bientôt avec sa possession la couronne et la vie. Au contraire, ceux qui méritent de l'obtenir et de le conserver, reçoivent en partage une prospérité constante, une vaste renommée et la victoire sur tous leurs ennemis»130. Tel est le charisme monarchique, signe, en Iran, de la grâce divine, et non d'une divinisation du roi, qui, des Achéménides, passa aux souverains hellénistiques, et, au premier chef, aux Séleucides, qui en firent leur «Fortune royale», avant d'échoir aux empereurs romains et de devenir la Fortuna

gusti. Au Ier siècle av. J.-C, Antiochos Ier, roi de Commagène, qui rattachait sa dynastie aux Séleucides, à Alexandre et aux Achéménides, plaçait sa propre image au milieu de celles des dieux traditionnels, Zeus Oromasdes, Apollon Mithra Helios, etc., et se donnait les titres d'Épiphane et de Τύχη νέα131, revendiquait encore, à travers ce nom divin, l'héritage du xvarnah iranien, assimilé à la Tyché des Grecs en un syncrétisme fécond, qui, jusqu'à l'Empire chrétien, devait soutenir l'idéologie royale et impériale.

Au IIIe siècle, donc, bienveillante et source puissante du Bonheur pour tous les mortels, divinité tutélaire des villes et des rois, le culte de Tyché est constitué dans sa plénitude. C'est sous ces trois formes, dans sa diversité et ses multiples significations, que pouvaient alors l'appréhender les Romains, soit dans leur cité même, où elle suivait les Grecs de toute sorte, esclaves, commerçants, envoyés officiels, qui se rendaient dans Wrbs, soit, directement, dans les pays de culture grecque où les appelaient, toujours plus loin, les nécessités de la conquête. Avant même de la voir honorée dans les cités d'Asie, où son culte était si florissant, avant d'apprendre à connaître en elle la divinité protectrice ou le double divin des monarques de l'Orient, conception étrangère à laquelle l'idéologie officielle de Rome devait, longtemps encore, demeurer rebelle, ils

128 Sur le hvarenô (transcription de Cumont) ou xvarnah (transcription, plus exacte, de Widengren), cf. F. Cumont, Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, Bruxelles, 1896-1899, I, p. 229 et 284-286; Widengren, op. cit., p. 52; 74-77; 179.

129 Zoroastre le possède également. On a même pu montrer que son xvarnah et sa fravasi, qui étaient les deux premiers éléments constitutifs de sa personnalité, se rattachaient l'un à la première, l'autre à la deuxième fonction, et le consacraient en tant que prêtre et que guerrier (tandis que le troisième, dont nous n'avons pas à nous préoccuper ici, le désignait en tant que pasteur); cf. Widengren, op. cit., p. 123. On sera par ailleurs tenté de rapprocher le xvarnah, non pour l'étymologie, mais pour le contenu et les effets, du κϋδος homérique, tel que le décrit É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, II, Paris, 1969, p. 57-69, «talisman de suprématie», «charme de puissance», prodigieux et magique.

130 Également Les mystères de Mithra, 3e éd., Bruxelles, 1913, p. 93-95. Le xvarnah est donc, par nature, un

nomène lumineux, visible et concret (que Widengren, op. cit., p. 367, traduit par «halo de fortune»), bien que certains aient tenté de le définir comme une notion uniquement abstraite, signifiant «chance», «richesse», «bonheur» {Ibid., p. 76). C'est, semble-t-il, confondre l'effet avec la cause; il n'en reste pas moins que ce sont là les bienfaits essentiels - comparables aux divers sens de fortuna en latin - que garantit le xvarnah royal, aussi bien au souverain qui en est auréolé qu'à la foule de ses sujets.

131 Dittenberger, OGl 383, en particulier 1. 61. Sur le gigantesque tombeau, sans proportion avec la puissance de son royaume, qu'Antiochos se fit construire au sommet du Nemrud-Dagh, sur ses statues, ses bas-reliefs et son inscription, qui sont des sources précieuses pour l'étude du syncrétisme et du culte des souverains au Ier siècle, cf. Cumont, Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, II, p. 89-91 et 187-189; et R. Ghirshman, Iran. Parthes et Sassanides, Paris, 1962, p. 57; 65-69; et fig. 71-80.

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 59

avaient^eu tout loisir de se familiariser avec sa définition première et avec les formes plus anciennes et plus accessibles de sa religion, celles d'Agathe Tyché et de la Tyché des villes, implantées de longue date et toujours vivantes aux portes mêmes de l'Italie, en Sicile et notamment à Syracuse. La notion même de Τύχη, qu'elle fût universelle ou personnelle, était assez proche de leur Fortuna, déesse véritable ou abstraction divinisée, pour que, entre ces deux dispensatrices de la destinée individuelle et de la faveur des dieux, toutes deux protectrices des êtres ou des groupes humains, donneuses de prospérité féconde ou de souveraineté politique, ait pu s'effectuer une assimilation lente et continue. C'est à partir, sans doute, de ces premiers rapprochements entre deux puissances divines de compétence et d'efficacité analogues, que dut s'accomplir l'identification, de plus en plus complète, qui aboutit à reporter sur Fortuna les autres caractères de Tyché, restés jusque-là extérieurs à son domaine : ainsi devint-elle la déesse de chance et de victoire, protectrice officielle de l'État romain, que nous voyons prendre place parmi les dieux de la cité en 204-194, sous le nom nouveau de Fortuna Publica populi Romani Quiritium.

II - «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRI- TiVM» : la Tyché du peuple romain

Nous avons tenté de préciser ce qu'était dans le monde grec le culte de Tyché, à l'époque où nous voyons Fortuna s'assimiler à elle clairement et définitivement. Mais le vœu de Sempronius Tuditanus, en 204, et la dédicace de 194, d'une part, le territoire de Crotone, d'autre part, où se localise l'événement, ainsi que la bataille contre Hannibal qui mit en branle ce processus, n'ont que valeur de signe : ils révèlent un fait nouveau, dont l'ampleur les dépasse largement. Ils ne représentent en effet que la partie apparente d'un phénomène dont il nous faut maintenant, à l'aide de ces faibles indices et de ce que nous savons, par ailleurs, du culte de Tyché, reconstituer la partie invisible, qui devait être de loin la plus considérable. Les points obscurs de cette interpretatio Graeca ne sont, de

fait, que trop nombreux. Au IIIe siècle, le culte de Tyché est répandu partout dans le monde hellénistique : peut-on, sur la vaste étendue de l'œkoumène, situer, de façon plus précise, le foyer originaire d'où il a gagné Rome? Tyché elle-même fut lente à se former : la date de sa naissance et le rythme de son histoire varient notablement d'un point à l'autre du monde grec. Entre l'inscription de Petelia, dans le Bruttium, et les primes débuts de son culte à Smyrne, vers 540, ou, réalité plus solide et moins lointaine, les premières manifestations de sa religion en Sicile, à Syracuse et sans doute aussi à Himère, au commencement du Ve siècle, puis l'expansion continue qui, au cours du IVe siècle, fit d'elle la divinité universelle qui devait supplanter les Olympiens et, finalement, conquérir le monde romain, peut-on, sur cette courbe de croissance ininterrompue, marquer le moment de ses premiers contacts avec la Fortune romaine et dater ainsi la phase d'hellénisa- tion latente qui précéda et prépara les événements de 204-194? Tyché, enfin, n'est pas un concept univoque. A la fois déesse bienfaisante de la chance et du succès, et maîtresse capricieuse du hasard, divinité tutélaire des villes, et protectrice surnaturelle des rois, elle pouvait se révéler aux Romains sous maints aspects dont les uns ne recueillaient, à cette date, que leur incompréhension ou leur indifférence, tandis que d'autres les attiraient puissamment. Il nous importe donc, dans ce creuset d'idées souvent contradictoires qu'était la religion de Tyché, de reconnaître les valeurs auxquelles les Romains furent immédiatement sensibles et qu'ils firent passer dans leurs propres croyances, à l'exclusion des formes de culte ou de pensée qu'ils négligèrent, au moins provisoirement.

Une première élimination permet d'écarter, d'emblée, un certain nombre d'ana- chronismes ou d'invraisemblances. Quelles qu'aient été, à la fin du IIIe et au début du IIe siècle, à l'époque même où elle élaborait le culte de Fortuna Publica, les relations de Rome avec l'Orient, qu'on songe à ses alliés ou amis de Pergame et de Rhodes, quelles qu'aient été en Asie l'antiquité et la splendeur du culte de Tyché, il est peu vraisemblable que Rome soit allée chercher si loin, et si

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60 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI Q VIRITI VM»

tard, ce que, depuis longtemps déjà, elle trouvait à portée de sa main. En fait, ce n'est ni d'Asie, comme la Magna Mater, ni de Grèce propre, mais bien de la Grèce d'Occident et, en particulier, de Sicile, comme tout incite à le penser, que la religion de Tyché a gagné Rome132. Ce qui n'exclut pas, évidemment, que le contact direct des Romains avec les grandes Tychés des villes d'Asie ait, par la suite, approfondi et enrichi leur conception de la déesse. Quant aux aspects du culte qui, de prime abord, les ont conquis, on ne saurait faire place, à cette date, à la Tyché des rois, ni même à la notion de Tyché personnelle. Ce serait jouer sur les mots que de voir en la Fortuna Publica populi Romani une transposition républicaine de la Fortune des souverains : Fortune du «peuple-roi», de la cité qui, peu à peu, conquiert la maîtrise du monde. Il n'est pas interdit de penser que, dans les années qui suivirent, les Romains, à Rome même ou en mission dans l'Orient hellénistique, aient fait le rapprochement entre la Fortune de leur peuple et celle du souverain lagide ou séleucide, entre la Chance surnaturelle qui di

vinisait les rois ou Γ« auréole» qui les nimbait de la grâce céleste, et la Fortune qui élevait Rome, elle-même «divine», au-dessus de

tes les nations. Mais il faudra attendre les imperatores du Ier siècle et le culte impérial pour que ces conceptions prennent réellement racine dans la religiosité romaine. Au début du IIe siècle, il ne peut s'agir, au plus, que d'interprétations secondaires, que de la méditation d'esprits cultivés sur un culte déjà existant, non de l'inspiration première qui a créé ce culte. Quant à la notion de «Tyché» personnelle, qui héroïse les grands hommes, elle reste elle aussi étrangère à la mentalité romaine traditionnelle, qui ne conçoit encore, sous le nom de fortuna, qu'une destinée individuelle de caractère égalitaire, différente, par son contenu, mais commune, par son principe, à tous les hommes. Le concept grec de Tyché, au sens de puissance divine qui habite un individu et le protège, et qui, pour les plus «heureux» d'entre les mortels, le voue au succès et lui forge une destinée exceptionnelle, se heurte, en outre, aux deux notions concurrentes et bien romaines que sont le Geni us et la félicitas. Sans doute Rome admire- t-elle et envie-t-elle la Fortune d'Alexandre. Quels rêves, par exemple, a-t-elle pu susciter chez un Scipion, fils supposé, comme lui, de Jupiter133? Les historiens, à la vive réprobation de Polybe, ne tardèrent pas à célébrer la

132 Cf., en ce sens, la suggestion de J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 223, limitée, à vrai dire, à un aspect du culte: «il semble que ce soit de Sicile que l'idée d'une Τύχη πόλεως a gagné l'Italie». Si, en effet, venant de Sicile, les témoignages non seulement numismatiques, mais cultuels, sont nombreux et sûrs, ils sont, pour la péninsule elle-même, beaucoup plus incertains. Il est difficile de croire, pourtant, que, comme le reste du monde grec, les villes de Campanie et de Grande-Grèce n'aient pas, à la fin du IVe et au IIIe siècle, été gagnées par l'expansion de Tyché, mais peu de preuves positives nous en sont parvenues. D'interprétation aussi problématique que l'inscription de Petelia {supra, p. 44) est l'expression de Bacchyli- de, 10, 115, σύν δε τύχςι: nom propre, d'où l'on peut conclure, comme y incline G. Giannelli, Culti e miti della Magna Grecia, 2e éd., Florence, 1963, p. 73-75, que Tyché aurait eu à Métaponte un culte joint à celui d'Artémis, dans le bois sacré où cette déesse possédait un autel? ou simple nom commun, évoquant les « prospere sorti toccate a Metaponto, da che Artemide vi pose la sua dimora»? (cf., en ce sens, C. Corbato, dans Santuari di Magna Grecia, IV Convegno di studi sulla Magna Grecia, Naples, 1965, p. 101). De même pour la dédicace de Naples, d'époque impériale, que M. Marius Epictetus consacra xfj Τύχη Νέας πόλεως (IG XIV 720; CIG 5792; cf. R. M.

terson, The cults of Campania, Pap. and Mon. of the Am. Acad. in Rome, I, 1919, p. 207), qui, plutôt que l'héritière d'une Tyché authentiquement grecque, conservée par ce «foyer vivant d'hellénisme» qu'avait été Naples «dans le monde romain » (J. Heurgon, Rome et la Méditerranée oc

cidentale jusqu'aux guerres puniques, 2e éd., Paris, 1980, p. 327), paraît être une entité plus romaine que grecque, la simple traduction du Genius de la cité. On notera toutefois le bronze de Rubi (Ruvo) qui associe, au droit, la tête de Zeus, et, au revers, une Tyché portant la patere et la corne d'abondance {BMC, Italy, p. 143, n°ll; Head, p. 49).

133 Liv. 26, 19, 5-8; cf. 38, 58, 7; Val. Max. 1, 2, 2; Sil. Ital. 13, 638-646; auct. de uir. ill. 49, 1-3. Sur les aspects plus qu'humains de la personnalité de Scipion, sciemment cultivés ou, du moins, acceptés par lui, sur l'inspiration divine dont il se prétendait favorisé (supra, p. 26), sur les récits merveilleux, ex annalibus sumpta (selon le titre de Gell. 6, 1), qui couraient à son sujet, sur les hommages sacralisants que lui rendirent les Espagnols, qui se prosternèrent devant lui en le saluant du titre de roi (Pol. 10, 38, 3 et 40, 2-9) - «royauté» purement morale qui l'élevait au-dessus du commun des hommes -, et, à Liter- ne, les pirates qui, postes ianuae tamquam aliquam reli- giosissimam aram sanctumque templum uenerati, lui bai-

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 61

«Chance» divine de l'Africain et à donner forme à sa légende surhumaine134. Mais, de son vivant, le sénat, lorsqu'il lui décerna le triomphe, ne lui reconnaissait que la félicitas traditionnelle du magistrat romain135. Tant, au tournant des IIIe-IIe siècles, ces spéculations héroïsantes et la croyance qu'une Fortuna de substance divine puisse s'attacher à un individu sont encore loin des esprits, du moins dans les cercles officiels.

Nous pouvons donc cerner de plus près les problèmes que nous dégagions ci-dessus. Si c'est de Sicile en particulier, où Syracuse, Hi- mère, Entella, Lilybée, Palerme, Ségeste, gravaient, depuis le IIIe siècle, son effigie sur leurs monnaies et, pour certaines d'entre elles, pratiquaient son culte de longue date, que Tyché et sa religion ont gagné Rome, il nous importerait de retracer, au moins sommairement, l'itinéraire qu'elle a suivi et d'en proposer une chronologie. Quant au contenu du culte, l'hésitation ne peut porter qu'entre ses deux formes les plus anciennes : la Tyché que Rome s'est assimilée et qu'elle a officiellement identifiée à sa Fortuna était-elle la

sance universelle et bénéfique que la Grèce adorait sous ce seul nom ou sous celui, plus rassurant et plus précis, d'Agathe Tyché, ou bien était-elle, sous l'autre forme, restreinte et particulière, qu'elle pouvait prendre, une Tyché des villes, c'est-à-dire l'incarnation divinisée de Rome? Si l'on cherche, parmi les cités de Sicile, celle à qui Rome, au delà du phénomène général et diffus de l'hellénisation, qui la gagne de plus en plus, pourrait être plus spécialement redevable de sa Fortuna-Tyché, c'est vers Syracuse que se portent tout naturellement les regards, elle qui fut l'une des villes les plus vastes et les plus puissantes du monde grec, elle qui, surtout, avait élevé un temple à la déesse dès le Ve siècle et qui, au IIIe, lui donnait comme attribut le gouvernail, image qui, précisément, sera par excellence celle de la Fortune romaine jusqu'à la fin de l'Empire : que le type romain de la Fortune au gouvernail, dont l'origine a paru si mystérieuse, et qui est attesté pour la première fois sur une monnaie de César en 44 136, rappelle celui sous lequel la Tyché de Syracuse était représentée au IIIe siècle est bien l'argument

sèrent la main et déposèrent sur son seuil les présents quae deorum inmortalium numini consecrari soient (Val. Max. 2, 10, 2), lui qu'Ennius immortalisait en lui «ouvrant toutes grandes les portes du ciel », apud Ennium sic loquitur Africanus :

si fas endo plagas caelestum ascendere cuiquam est, mi soli caeli maxima porta patet

(Lact. inst. 1, 18, 11; Ενν. uar. 23 sq. Vahl.), cf. J. Ay- mard, Scipion l'Africain et les chiens du Capitole, REL, XXXI, 1953, p. 111-116; A. Aymard, Polybe, Scipion l'Africain et le titre de «roi», Revue du Nord, XXXVI, 1954, p. 121-128 = Études d'histoire ancienne, Paris, 1967, p. 387-395; R. Etienne, Le culte impérial dans la péninsule ibérique d'Auguste à Dioctétien, Paris, 1958, p. 85-93; et la mise au point de R. Seguin, sur La religion de Scipion l'Africain, Latomus, XXXIII, 1974, p. 3-21, considéré comme médiateur entre les dieux et le peuple romain.

134 «Tous les historiens, dit-il, nous le présentent comme un homme favorisé par la Fortune, επιτυχή, et qui réussit le plus souvent dans ses entreprises avec le concours de circonstances imprévisibles et dues au hasard. Ces auteurs s'imaginent que les hommes de cette trempe paraissent ainsi posséder des dons plus divins, plus dignes d'admiration que d'autres, dont tous les actes sont prémédités» (10, 2, 5-6). De même 10, 5, 8 et 9, 2, sur les gens qui «attribuent aux dieux et à la Fortune», εις τους θεούς και την τύχην, les succès qui leur paraissent

inexplicables (trad. D. Roussel, Bibl. de la Pléiade, p. 619; 622; 625; cf. p. 1332, n. 1). Sur la critique de Polybe à l'encontre de ces historiens - grecs, certainement, comme Silenos, plutôt que romains, si difficile que reste leur identification - qui substituent à une causalité rationnelle la fortune et le hasard, P. Pédech, La méthode historique de Polybe, Paris, 1964, p. 344 sq.; et, plus généralement, sur la formation de la légende, R. M. Haywood, Studies on Scipio Africanus, dans Johns Hopkins Un. Studies in historical and political science, LI, 1, Baltimore, 1933, p. 9-29; F. W. Walbank, The Scipionic legend, PCPhS, XIII, 1967, p. 54-69; et A historical commentary on Poly- bius, II, Oxford, 1967, p. 191-197; 200 sq.; 204; H. H. ScuLLARD, Scipio Africanus, soldier and politician, Londres, 1970, p. 18-27 et 233-237. Mais on ne saurait écarter, avant l'annalistique latine du IIe siècle, la possibilité d'une hagiographie familiale, centrée autour de la personne de Scipion : le propre fils de l'Africain écrivit une histoire en grec, comme d'ailleurs ses deux contemporains, C. Acilius et A. Postumius Albinus, consul en 151 (Cic. Brut. 77 ; cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, I, Paris, 1952, p. 32 et 70-73).

135 Cic. fin. 4, 22 : senatus, cum triumphum Africano decerneret, quod eius uirtute aut felicitate posset dicere. . .

136 Cf. Pi. IV, 5. Sans doute le bronze de Syracuse que nous alléguons est-il d'époque romaine; mais qui croira que ce soit Syracuse qui ait emprunté à Rome les traits de sa Tyché, plutôt que l'inverse?

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62 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

le plus solide qui permette d'établir, de l'une à l'autre, une filiation directe. D'autant que, outre ces deux justifications, l'une cultuelle, l'autre iconographique, deux jalons se laissent reconnaître sur la route que, de Sicile jusqu'à Rome, put suivre la progression de Tyché en Italie. Il s'agit de Bénévent et de Capoue. Dans l'une et l'autre, la présence d'une Fortuna hellénisée, protectrice de la ville, est largement antérieure à 194, date de fondation du culte romain, et même à 204; de plus, et le rapprochement est révélateur, le fait que les émissions de Capoue, où figure la Tyché de la ville, s'inspirent du monnayage de Hiéron II, renvoie, cette fois encore, à la même source, à Syracuse.

Le document de Bénévent, trouvé aux environs de la ville, est une tablette de bronze, gravée de la dédicace archaïque Fortunai / Poblicai / sacra, et, dans la mesure où l'on peut se fier aux critères paléographiques, datable du IIIe siècle137. Ce que l'on sait de l'histoire de la ville à cette période permet de reconstituer, au moins dans ses grandes lignes, le contexte politico-religieux auquel se rattache la dédicace. C'est en 314, pendant les guerres samnites, qu'apparaît dans l'histoire la première mention de Bénévent, ville des Samnites, des Hirpins, plus précisément138, fondée par Diomède139, et que l'on nommait alors en latin Maleuentum140, d'après le nom que lui auraient autrefois donné les Grecs qui, dit-on, furent ses premiers habitants, et qui

semble avoir été, au nominatif, Μαλόεις ou Μαλοΰς141. C'est là, selon la tradition, que, en 275, Pyrrhus fut définitivement vaincu142. Une fois achevée la conquête de l'Italie, Rome y fonda en 268 une colonie latine, pour mieux garantir les communications entre Capoue et Venouse, et c'est alors qu'elle changea le nom sinistre de Maleuentum en celui de Beneuentum qui, effectivement, était de meilleur augure143. C'est donc de la colonie de Bénévent, de l'un de ses habitants ou, plus probablement, de ses magistrats, qu'émane l'inscription latine dédiée à Fortuna Publica. Quant à sa date, qui se situe, par conséquent, après le terminus de 268, fondation de la colonie, si approximative que reste cette chronologie, et même si on l'abaisse le plus possible vers les dernières décennies du IIIe siècle, elle attribue néanmoins à la Fortuna Publica de Bénévent une sensible antériorité sur celle de Rome, dont la naissance officielle ne date que de 194.

Quelles étaient les origines et la signification de la Fortune de Bénévent? Si obscures que soient les traditions conservées par Fes- tus et les mythographes, comme plusieurs villes d'Apulie, comme Argyrippa (Arpi), Canu- sium, Venouse, Venafrum, Equus Tuticus, qui passaient elles aussi pour avoir été fondées par Diomède, comme Luceria, où le héros avait consacré des offrandes dans le temple d'Athéna, comme les îles qui portaient son nom (les îles Tremiti) et où il aurait été ense-

137 CIL I2 397 (où elle est classée dans la «pars prior», parmi les «inscriptiones vetustissimae», la «pars posterior» allant «a bello Hannibalico ad C. Caesaris mortem»); IX 1543; Dessau, ILS, n°3681, qui note, à propos d'une autre inscription de Bénévent (n° 3096, n. 2), que la même formule de dédicace se lit «in aliis titulis valde antiquis»; Ernout, Recueil de textes latins archaïques, p. 46, n° 87; Degrassi, ILLRP, n° 112. Cf., sur la chronologie, la discussion de Garrucci, Dissertazioni archeologiche, I, Rome, 1864: Di Benevento e delle sue varie forme di governo, p. 97, qui la fait remonter aux premiers temps de la colonie et la date des Ve-VIe siècles de Rome, et pi. IX, 2 (les quatre trous de fixation sont encore visibles aux angles); Latte, Rom. Rei, p. 179, n. 2.

138 Plin. NH 3, 105 (infra, n. 143); une des tribus samnites, mais parfois distinguée du reste du Samnium (Liv. 22, 13, 1); cf. J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 26 et 83; et, maintenant, E. T. Salmon, Samnium and the Samnites, Cambridge, 1967, p. 23 sq. et 46-48.

139 Solin. 2, 10; Serv. Aen. 8, 9; 11, 246; Mart. Cap. 6, 642; Procop. bell. Goth. I, 15, 4-8; Steph. Byz. et Suidas, s.v. Βενεβεντός.

140 Liv. 9, 27, 14 : Maleuentum, cui nunc urbi Beneuen- tum nomen est. Sur Beneuentum, cf. Hülsen, s.v., RE, III, 1, col. 273-275; Nissen, Italische Landeskunde, II, 2, Berlin, 1902, p. 810-813; P. Rotta, s.v., dans De Ruggiero, I, p. 997-999.

141 Seul l'accusatif est attesté chez Festus-Paulus : Beneuentum, colonia cum deduceretur, appellari coeptum est melioris ominis causa. Namque earn urbem antea Graeci incolentes Μαλόεντον appellarunt (31, 17; cf. Steph. Byz., loc. cit. : Μαλοεντός).

142 Plut. Pyrrh. 25. Cf. P. Leveque, Pyrrhos, Paris, 1957, p. 516-529.

143 Pol. 3, 90, 8; Liv. per. 15; cf. 9, 27, 14; Vell. 1, 14, 7; Plin. NH 3, 105 : Hirpinorum colonia una Beneuentum, auspicatius mutato nomine, quae quondam appellata Maleuentum; Fest. 31, 17 et 458, 34; Eutrop. 2, 16.

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 63

veli144, Bénévent faisait partie légendaire de cette Italie diomédique qui, désormais, dans la réalité de l'histoire, était au contact des cités de Grande-Grèce et où la Via Appia prolongée assurait, depuis Tarente jusqu'à Rome, en passant par Venouse, Bénévent et Capoue, outre les liaisons stratégiques, la circulation des marchandises et des idées. C'est sur place, sans doute, que les colons latins installés à Bénévent conçurent l'idée d'ajouter au nom de Fortuna, une Fortune qu'ils avaient pu amener avec eux, mais qui paraît également attestée en pays osque avant la conquête romaine145, cette épiclèse nouvelle, directement imitée des Τύχαι πόλεων dont ils étaient maintenant si proches, mais sans que nous puissions, par manque de documents, élucider davantage le détail de cette innovation.

Quoi qu'il en soit, c'est à Bénévent qu'apparaît, avant Rome, le premier hommage religieux rendu en Italie à une Fortuna Publica, transposition de la Tyché des villes, et dont le nom indique assez qu'il faut voir en elle une divinité protectrice de l'État. Mais sur quel populus avait-elle mission de veiller? Était-ce déjà, comme le titre de son homologue romaine, Fortuna Publica populi Romani Quiritium, l'exprimera sans ambiguïté, sur le peuple et sur l'État romains, ou seulement sur la population locale et sur la ville de Bénévent? Dans la mesure où la Τύχη πόλεως personnifie la ville dont elle a la garde et incarne, en la divinisant, la conscience que ses citoyens ont de son individualité, la seconde de ces hypothèses paraît peu compatible avec le statut dépendant d'une colonie, romaine ou latine, ou d'une ville quelconque de la confédération italienne. Tyché qui, dans les vers de Pindare,

préside aux «guerres impétueuses ou [aux] sages assemblées», qui, par elle-même, est Salvatrice, et fille de Zeus Libérateur, remplissait auprès d'Himère le rôle symbolique qui devait, au moins fictivement, rester le sien : celui d'une garante de l'indépendance des cités. Mais, dans un monde qui n'est plus celui de la πόλις, mais de Y Imperium, une seule ville, la Ville par excellence, peut avoir sa Tyché ou sa Fortuna Publica, qui la protège, elle et ses habitants, mais aussi, à travers elle, toutes les autres villes qui en dépendent, toutes les colonies qui en émanent146. Avec ses institutions calquées sur celles de Rome, ses magistrats, consuls, préteurs et questeurs147, qui portent les mêmes noms que les siens, ses quartiers et ses rues148 qui reproduisent la topographie romaine, il semble que Bénévent, chargée d'assurer la domination de Rome sur le pays samnite149, n'ait eu d'autre ambition que d'offrir l'image la plus fidèle possible de la ville-mère150 à laquelle, colonie, elle devait sa naissance et ses terres et envers laquelle, confirmant ses intentions par ses actes, elle demeurera d'une fidélité exemplaire durant toute la seconde guerre punique151. Il semble donc que rien ne distingue, par leur fonction ou leur destination, la Fortuna Publica de Rome et celle qui, chronologiquement, l'a précédée, de Bénévent : elles étaient, l'une comme l'autre, Fortune du peuple romain, divinité tutélaire du seul État qu'il y eût dès lors en Italie, celui dont Rome était la tête, et, loin de déceler dans l'inscription gravée par la colonie quelque velléité d'affirmer sa personnalité locale, il faut sans doute y voir bien plutôt, comme le seront les quelques dédicaces consacrées sous l'Empire à la Fortuna Publi-

144 Sur la légende de Diomède en Italie, attestée dès le VIIe siècle av. J.-C. (chez Mimnerme; cf., en particulier, Strab. 6, 3, 9), G. Giannelli, op. cit., p. 53-59; J. Bayet, Les origines de l'Hercule romain, Paris, 1926, p. 72-74; J. Bérard, La colonisation grecque de l'Italie méridionale et de la Sicile dans l'antiquité, 2e éd., Paris, 1957, p. 368- 376.

145 Cf. T. I, p. 187-191. 146 Cf. Allègre, op. cit., p. 186 sq.; et J. Heurgon, Ca

poue préromaine, p. 224. 147 CIL I2 395-396; 1729; 1731; IX 1547; 1633; 1635-

1636.

148 Regio Esquilina; Viae nouae (CIL IX 1569; 1596). 149 Sur le rôle des colonies, latines en particulier, dans

la romanisation de l'Italie, E. T. Salmon, Roman colonization under the Republic, Londres-Southampton, 1969, p. 13-17; 55-66 (sur Bénévent : p. 63 et pi. 7).

150 Selon la formule d'AuLU-GELLE, 16, 13, 9: propter amplitudinem maiestatemque populi Romani, cuius istae coloniae quasi effigies paruae simulacraque esse quaedam uidentur.

151 Pol. 3, 90, 8 et 12-14; Liv. 22, 13, 1; 24, 12, 6; 14, 1-2; 16, 14-19; 17, 1; 25, 13, 4-12; 14, 2 et 12; 17, 1; 27, 10, 7-9; Val. Max. 5, 6, 8.

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ca152, un acte d'allégeance à la Fortune de l'État romain ou, comme disent les modernes, de l'État romano-campanien.

Ainsi, l'antériorité de Bénévent par rapport à Rome révèle que, dans la seconde moitié du IIIe siècle, l'idée d'une Fortune spéciale, protectrice de la cité ou de l'État, c'est-à- dire, en fait, de Rome et d'elle seule, était en germe dans la conscience italique, et sans doute aussi déjà dans la conscience romaine. Si elle est arrivée à éclosion dans la colonie latine de Bénévent plus tôt qu'à Rome même, c'est pour la seule raison que la ville provinciale était plus proche de la source grecque à partir de laquelle la notion d'une Tyché polia- de s'est répandue à travers la péninsule. Remarquons toutefois que nous ignorons la forme et la portée réelles qu'elle avait revêtues à Bénévent. Peut-être Fortuna Publica y avait- elle, dès le temps de la seconde guerre punique, si ce n'est auparavant, reçu un sanctuaire153. Mais peut-être aussi ne s'agissait-il que d'une dédicace de circonstance (celle d'une statue?), antérieure à tout culte constitué, hommage occasionnel à la Fortune de l'État romain. Entre ce premier état d'un culte qui se cherche, et la reconnaissance d'une divinité nouvelle, qui engage officiellement et définitivement l'État tout entier, même, à supposer qu'il eût existé, entre le premier temple

qu'elle aurait reçu dans une ville de province, et le sanctuaire du Quirinal, consacré en 194 à la majestueuse Fortuna Publica populi Romani Quiritium, non loin de la porte Colline où Rome avait vu apparaître Hannibal, le pas est d'importance; et l'on conçoit que Rome ait été plus lente à le franchir et à donner au culte - ce qu'elle seule pouvait faire - son expression définitive154.

Le second document, qui concerne la «Tyché de Capoue», confirme pleinement ces vues. Parmi le monnayage de Capoue, un bi- unx et une uncia portent au droit la tête d'une Tyché des villes, ceinte de la couronne crénelée, et, au revers, avec la légende osque Kapv, un cavalier cuirassé à la chlamyde flottante, dont le cheval se cabre155. On pourrait être tenté de chercher directement l'origine de ces bronzes, étudiés par J. Heurgon, à Syracuse, qui faisait figurer sur ses monnaies l'effigie de sa Tyché, avec sa couronne de tours; d'autant que le revers des pièces capouanes rappelle celui d'autres monnaies syracusaines de Hiéron II 156. Mais il existe, entre les types de Syracuse et de Capoue, un maillon intermédiaire qui donne tout son sens au monnayage de la cité campanienne : c'est une semi-once romaine de la réduction semi-librale, qui porte au droit une tête tourelée analogue, et, au revers, mais avec, cette fois, à l'exergue,

152 Et qui proviennent, elles aussi, de villes d'Italie ou des provinces; cf. CIL III 1010 (Apulum); X 1558 (Pouz- zoles, 46 ap. J.-C). '

153 Comme le croit probable R. M. Peterson, The cults of Campania, p. 7, η. 2.

154 Dans quelle mesure la Fortuna Publica de Bénévent a-t-elle, historiquement, frayé la voie au culte homonyme fondé à Rome en 194, nous l'ignorons. On peut toutefois remarquer que Sempronius Tuditanus et les Otacilii de Bénévent appartenaient au même groupe politique, celui de Fabius Cunctator, liens que renforçaient encore des mariages entre cette famille de la noblesse italique et les Fabii. Ainsi T. Otacilius Crassus, préteur en 217, pontife et augure, que le dictateur associa à son œuvre religieuse, puisque, tandis que lui-même vouait et dédiait le temple de Vénus Érycine, il lui faisait confier les mêmes tâches pour le temple de Mens (Liv. 22, 10, 10; 23, 31, 9), était-il son neveu par alliance (Liv. 24, 8, 11 - ce qui ne les empêcha pas de se brouiller). Cf. J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 285 ; et Rome et la Méditerranée occidentale, p. 311 ; F. Cassola, / gruppi politici romani nel III secolo a.C, p. 318-320 et 411 (avec, n. 17, la bibliographie);

F. Münzer, s.v. Otacilius, RE, XVIII, 2, col. 1856-1865; et Römische Adelsparteien, p. 63 sq.; 70 (avec, p. 71, les textes sur les Otacilii Maleuentani) - 76; 79-83, dont nous citons la conclusion: «Wenn griechischer Glaube und griechische Bildung bei den Oskern früher und tiefer Wurzel geschlagen hatten als in Rom, so haben Adelsgeschlechter oskischer Herkunft wie die Otacilier von Benevent bei ihrer Verpflanzung nach Rom Hand angelegt; die Übertragung des Kultes der Aphrodite vom Eryx ist ein Beispiel dafür». Sans qu'on puisse en percevoir les détails, il est vraisemblable que c'est dans ce même milieu, sous son double aspect politique et sacerdotal, que mûrit peu à peu l'idée, puis que prit naissance le culte de la Fortuna Publica populi Romani.

155 A. Sambon, Les monnaies antiques de l'Italie, Paris, 1903, p. 397, n°1028 (reprod. infra, PL IV, 2); 400, n° 1035-1036. Pour l'interprétation de ce monnayage, nous suivons l'étude de J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 214 et 222-224.

lS6BMC, Sicily, p. 215-217, n° 565-577; 579-597; Head, p. 185. Cf. Sambon, op. cit., p. 397.

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 65

Roma, un cavalier au galop brandissant un fouet157. Le type de ces bronzes, celui de la figure tourelée, qui n'est autre qu'une Tyché poliade, et celui du cavalier, provient donc de Syracuse et il a été successivement adopté par Rome, puis par Capoue. Dans quelle intention, par cette dernière? Les bronzes qu'elle a frappés au type de la Fortune, de sa Fortune, appartiennent à l'abondant monnayage autonome qu'elle a émis au cours de la seconde guerre punique, entre 216 et 211, pendant les années de révolte où, insurgée contre Rome, elle lui a emprunté ses propres types monétaires pour mieux s'égaler à elle, pour proclamer plus vigoureusement, contre elle, son indépendance retrouvée.

La Fortune de Capoue n'est donc pas une simple reproduction de la Tyché de Syracuse. Les circonstances exceptionnelles dans lesquelles elle apparaît sur le monnayage de la cité rebelle lui confèrent une signification politique et psychologique plus dense: «le fait que Capoue inscrive dans son monnayage autonome l'image de sa propre Fortune équivaut à la plus catégorique affirmation de souveraineté»158. Symbole de la ville qui s'est affranchie de Rome, la Fortune de Capoue est le porte-parole de l'indépendance campanienne, et c'est avec un irrépressible accent de triomphe que la cité se reconnaît en elle. L'effigie tourelée qu'ils voyaient sur leurs monnaies était- elle, pour les Capouans de la seconde guerre punique, celle de la déesse Fortuna, qui

dait parmi eux un temple dont nous savons seulement qu'en 209 et 208, après la reconquête romaine, il fut par deux fois frappé de la foudre159? N'était-elle, au sens où le sont si souvent les Τύχαι πόλεων, que la personnification glorieuse de la cité? Nous ignorons tout de son contenu religieux. Du moins sa portée idéologique est-elle claire : c'est celle que Pin- dare, interprète véridique des dieux, attribuait déjà à la Tyché d'Himère, maîtresse des assemblées populaires et des guerres impétueuses par lesquelles, fille de Zeus Eleutherios, elle assure la liberté des cités. Divinité tutélai- re ou symbole de la ville en lutte, la Fortune de Capoue incarnait son rêve de victoire et de domination. La ville elle-même, Ma altera Roma 16°, n'aspirait qu'à se substituer à Rome et à exercer, à sa place, Yimperium sur toute l'Italie : c'est là ce qu'Hannibal, parmi les hommes, lui avait promis 161 ; c'est aussi ce que, parmi les dieux, lui garantissait le talisman de sa Fortune poliade.

Pouvons-nous, à la lumière de cette interprétation, dégager le sens qu'avait, à Rome, la même figure tourelée? Sa datation et ses rapports chronologiques avec le type de Capoue, son identification même, toutes questions liées à celle, fort discutée, des dévaluations successives de la monnaie romaine, demeurent problématiques. C'est sans doute entre 217, date problable de la réduction semi-libra- le, et 215 (la seconde dévaluation de l'as étant datée de 214) 162, que se situe la frappe de la

157 Babelon, I, p. 30, n°43 : «buste tourelé de femme» (cf. p. 16 : à l'intérieur de la période 317-211, il n'est pas proposé de datation plus précise); Grueber, II, p. 138, n° 136 : «female bust r., turreted and draped» (cf. p. 135, n. 1 : daté de 268, et pourrait représenter « the city of Capua»); Sydenham, n°97: «female bust r. wearing bat- tlemented crown» (entre 205 et 195); Crawford, I, p. 150, n° 39, 5 : « female bust r., draped and wearing turreted crown» (217-215 B.C.).

158 J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 224. 159 Liv. 27, 11, 2 et 23, 2. Si, comme il est tentant de le

conjecturer, mais impossible de le démontrer (cf. T. I, p. 188 sq.), ce temple de Fortuna était voisin de celui de Mars et situé hors les murs ou, du moins, près des remparts, cette localisation, qui est bien dans la tradition des Fortunes italiques, conviendrait aussi parfaitement à une déesse de chance, et permettrait de définir la Fortuna de Capoue comme une divinité protectrice de la cité, qui assure à la guerre le succès de ses armes, rôle qui est

exactement celui d'une Tyché poliade. 160 Cic. leg. agr. 2, 86; cf. Phil. 12, 7. 161 Telles sont, par exemple, en Liv. 23, 6, 1-2, les

revendications des Campaniens : tempus uenisse ait, quo Campani non agrum solum ab Romanis quondam per iniuriam ademptum recuperare, sed imperio edam Italiae podri possint. . . Hannibal uictor. . . Italiae imperium Cam- panis relinquatur; et, en 23, 10, 2, les promesses faites par Hannibal, qui, inter cetera magnifica promissa, polli- citus breui caput Italiae omni Capuam fore, iuraque inde cum ceteris populis Romanum edam pedturum.

162 Sur cette chronologie, après J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 219 sq., cf. maintenant M. Crawford, Roman republican coinage, I, p. 43 ; R. Thomsen, From librai «aes graue» to uncial «aes» reduction, dans Les «dévaluations» à Rome, I, Rome, 1978, p. 9-22; et l'état de la question dans C. Nicolet, Rome et la conquête du monde mé

diterranéen, I, p. 166.

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pièce romaine, à l'effigie d'une «Tyché» po- liade. Imitation de la Tyché de Syracuse, assurément, que les numismates modernes, se bornant à la décrire, laissent volontiers à son anonymat163. Mais que représentait-elle aux yeux des Romains? et quel nom latin mettaient-ils sur cette effigie? Celui de Rome elle- même, vraisemblablement164, dont leurs di- drachmes portaient, depuis 264 environ, la tête casquée165 et qui, divinisée, deviendra la Τύχη 'Ρωμαίων et la Dea Roma. La tête féminine parée de la couronne crénelée est l'emblème de la ville et le symbole de la souveraineté romaine. Si, en passant de Syracuse à Rome, elle a cessé d'être une Τύχη, elle n'est pas pour autant devenue une Fortuna, la Fortune du peuple romain, et elle ne le deviendra jamais : l'effigie tourelée, celle d'une Tyché toute grecque, n'aura pas de suite dans l'iconographie officielle de la déesse, telle qu'elle apparaîtra sur les monnaies de la République et de l'Empire166. Peut-être, dans d'autres conditions, eût-elle pu incarner réellement la Fortune de la Ville, en recevoir le nom et jouir des mêmes honneurs divins que ses homologues grecques. A ce moment du IIIe siècle, la Fortune de Rome est un concept qui se dégage peu à peu, une création qui se cherche et qui n'a pas encore trouvé son expression définitive. De fait, c'est sous un autre type et sous un autre vocable que la cité fondera son culte : Fortuna Publica populi Romani, et non point Fortuna Vrbis. De même, quoique pour d'autres raisons, la Fortuna-Ty- ché de Capoue fut sans lendemain : née de la frénésie dé liberté qui avait secoué la ville, elle ne devait pas survivre à la reddition de 211.

Du moins, même si ces premières tendances hellénisantes, plus politiques que véritablement religieuses, n'ont pas abouti, les deux

types monétaires de Rome et de Capoue, symboliquement affrontés durant la seconde guerre punique, attestent-ils, avec la Fortuna Publica de Bénévent, que, dans le dernier tiers du IIIe siècle, un courant idéologique venu du sud, de Syracuse plus particulièrement, mais qu'on ne saurait réduire à ce foyer unique, même s'il fut le plus éclatant, et qui dut émaner de l'hellénisme occidental dans son ensemble, portait à travers l'Italie méridionale et centrale et jusqu'à Rome même, le concept d'une «Fortune Publique», divinité tutélaire de l'État, et l'image grecque de la Τύχη πόλεως, personnification idéale de la ville et incarnation de sa souveraineté. Ce ne sont encore, à ce moment, que des essais confus et dispersés, éphémères ou balbutiants, qui, du moins à Rome, ne s'unifieront et ne prendront la forme durable d'un culte officiel qu'à l'extrême fin de la guerre et dans les années qui suivront. Mais, quelque conjecturale que puisse en être l'interprétation, et imprécise la chronologie, les faits bruts, l'épi- clèse qui sera celle de la Fortune romaine, et le type grec de la Tyché des villes, déjà attestés l'une et l'autre, parlent d'eux-mêmes : si hésitants qu'ils soient, ces premiers témoignages, locaux et provinciaux, nous révèlent à quel point la notion grecque de Tyché, protectrice des cités, donneuse de «bonheur» et de victoire, était devenue familière aux Italiens et aux Romains du IIIe siècle qui l'avaient rencontrée en Campanie, en Grande-Grèce, en Sicile, et qui, bien avant d'aller lui rendre hommage chez eux dans son temple du Quiri- nal, appelaient déjà ses faveurs sur leurs villes en gravant son effigie symbolique sur leurs monnaies ou, dans un esprit plus manifestement religieux, en consacrant une dédicace à sa divinité.

On ne saurait s'étonner que cette helléni-

163 Ainsi Babelon, Sydenham (supra, n. 157); ou H. Zeh- nacker, Moneta, Rome, 1973, 1, p. 290-294, qui estime que ce «buste de déesse couronnée», qui n'est pas une production romaine urbaine, mais qui a été frappé dans un atelier auxiliaire italien, pourrait «avoir une valeur régionale»; le fait que l'on soit incité à en situer « l'aire de circulation plutôt en Italie du Sud» corrobore également les rapprochements proposés avec Capoue et Syracuse.

164 J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 223 ; M.

ford, op. cit., II, p. 719. H. Mattingly, Roman coins from the earliest times to the fall of the western empire, 2e éd., Londres, 1960, p. 15; 51 ; 281 et pi. II, 2, qui croit y reconnaître Cybèle, est ainsi amené à en proposer une date postérieure à la venue à Rome de la déesse, c'est-à-dire vers 203.

165 Infra, p. 77. 166 Sur les émissions au type de la Fortuna populi Ro

mani, supra, p. 28, et infra, p. 85.

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 67

sation latente ait été précipitée par le drame de la seconde guerre punique. Rome, allant de défaite en défaite, avait plus que jamais besoin de la chance surnaturelle que Tyché, maîtresse de la guerre et des affaires humaines, tenait entre ses mains. Les secours qu'elle reçut alors de Syracuse ne pouvaient que la confirmer dans cette attitude. En 216, entre Trasimène et Cannes, Hiéron, allié exemplaire, lui envoya des approvisionnements considérables, trois cent mille boisseaux de blé et deux cent mille d'orge, des renforts militaires, mille archers et frondeurs, mais encore et surtout, en présage favorable, omnium primum ominis causa, une Victoire d'or de deux cent vingt livres que Rome accepta avec empressement et qu'elle consacra au Capitole, pour qu'elle fût propice au peuple romain et qu'elle fixât définitivement son séjour dans la citadelle de la Ville167. Ainsi, dans la crise qu'elle traversait, en possession d'une Tyché et d'une Niké qu'elle devait l'une et l'autre à Syracuse, l'une naissante, et qui reçut alors de la grande cité sicilienne l'impulsion décisive, l'autre depuis longtemps déjà accueillie en ses murs168, Rome prenait-elle appui sur les idéologies complémentaires de la Fortune et de la Victoire. Constatation qui nous amène à reconsidérer l'histoire de la Fortune romaine au cours du IIIe siècle et à nous demander si, à la lumière de cet éclairage nouveau, nous ne pourrions déjà, dans les hommages successifs que lui avait rendus l'État, retrouver les antécédents du culte qu'il lui dédia en 204-194, c'est-à-dire les signes avant-coureurs de son hellénisation officielle.

Précisons que, dans cette enquête, nous nous attachons uniquement aux applications politiques de la religion de Fortuna, à

sion des grâces individuelles que, dans leur vie privée, les particuliers pouvaient implorer d'une Fortuna bénéfique et donneuse de chance, assimilée à Agathe Tyché. Dans l'ordre politique, le «bonheur» d'un État se définit moins par la paix, intérieure et extérieure, par un repos qui risque d'apparaître comme un vide, que par la victoire et la domination sur ses ennemis ou seulement ses voisins. Si la Tyché d'une ville est à la fois l'auteur surnaturel de sa prospérité et la figuration symbolique de sa personnalité, c'est le don de victoire que Rome devait attendre avant tout de sa Fortune : Rome, ville belliqueuse par naissance et par vocation, fille de Mars et de Ro- mulus, et qui ne trouve l'accomplissement de soi que dans la guerre; ville de soldats, pour qui la richesse naît de la conquête, promesse de terres nouvelles, source de butin et d'or. La faveur de la Fortune qui, pour l'individu, peut prendre les formes multiples de la richesse, du succès politique, de la promotion sociale, se ramène, pour la cité, à cette notion unique, source de tous les autres biens : celle de guerre, de triomphe, de victoire - Fortuna per omnia humana, maxime in re bellica po- tens, selon la formule de Tite-Live169. Aussi les élus de la Fortune, les êtres privilégiés en qui s'incarne le destin d'un État, sont-ils des généraux vainqueurs : Nicias, dont, lors de l'expédition de Sicile, le bonheur doit servir la cause d'Athènes, ou Timothée, à qui Tyché offrait les villes qu'elle avait prises pour lui dans un filet170, guerriers «heureux» l'un et l'autre, pour ne point parler de la Fortune légendaire des grands conquérants, Alexandre171 et César. Si nous voulons chercher dans la vie publique de Rome les indices d'une préhelléni- sation de Fortuna, c'est donc avant tout sur les faits de guerre et de victoire, preuves de la chance qu'elle dispense à la cité, que nous devons fixer notre attention.

167 Victoriam omenque accipere sedemque ei se diuae dare dicare Capitolium, templum Iouis Optimi Maximi. In ea arce urbis Romanae sacratam uolentem propitiamque, firmarti ac stabilem fore populo Romano (Liv. 22, 37, 5- 12).

168 Infra, p. 71 sq. 169 9, 17, 3. 170 Sur ces deux exemples, supra, p. 39.

171 Cf. par exemple les deux discours de Plut arque, Sur la Fortune ou la Vertu d'Alexandre. Le groupe du Tychaion d'Alexandrie représentait Tyché couronnant Gé, qui, elle-même, couronnait Alexandre (Libanios, VIII, p. 530 Forster), mentionné par Plaute dans la Mostella- ria, 775 sq., comme un exemple proverbial : Alexandrum magnum. . . aiunt maxumas /. . . res gessisse.

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Quand voyons-nous donc apparaître, dans le culte ou dans la tradition de Rome, les premiers liens entre Fortuna et l'idée de victoire? Ils ne figurent pas encore dans la légende ser- vienne : plus que ses premiers succès sur les Étrusques, in eo bello et uirtus et fortuna eni- tuit Tulli, les deux grands titres de gloire de Servius sont la constitution et l'enceinte de Rome, non des exploits militaires, et Tite- Live, après avoir exposé son œuvre de législateur et de bâtisseur, prend soin d'ajouter qu'il préféra agrandir l'empire par des négociations habiles plutôt que par les armes172. Servius est le favori de Fortuna, mais c'est, de préférence, par d'autres voies que se manifeste la chance qu'elle lui accorde : celles du succès personnel, de la promotion sociale, de la souveraineté pour lui-même et pour la Ville sur laquelle il règne - mais nous touchons là à d'autres aspects de la Fortune et de ses multiples pouvoirs. Si ce n'est pas dès le règne de Servius, fondateur de ses premiers temples, c'est immédiatement après lui, cependant, que, dans l'histoire de Fortuna, apparaît une légende de victoire : Servius passait pour avoir construit tous ses plus anciens sanctuaires, sauf un, celui de Fortuna Muliebris, et c'est à son propos, précisément, que la déesse intervient, pour la première fois à Rome, dans les affaires de la guerre.

Cherchant à apprécier l'historicité de l'épisode173, nous avons cru pouvoir conclure à l'authenticité, parmi les campagnes que, chaque année, les pillards volsques faisaient contre Rome, d'un raid particulièrement menaçant qui les aurait menés aux portes de la ville. Mais il est par ailleurs vraisemblable que le culte de Fortuna Muliebris, culte archaïque et féminin lié au système des classes d'âge, était antérieur à ces événements : c'est seulement après coup, parce qu'il se trouvait sur la route de l'ennemi, et sous le choc psychologique produit par l'invasion, que l'imagination collective s'en empara, qu'elle attribua à un miracle le salut inespéré de Rome et forgea l'épopée du traître Coriolan, qui servit d'aition au temple de Fortuna Muliebris. On

soupçonne combien, entre le début du Ve siècle, date des guerres volsques, et la fin du IIIe, où, dès la naissance de l'annalistique romaine, la légende était relatée par Fabius Pic- tor, l'élaboration, d'abord collective et populaire, puis littéraire et hellénisante, de la tradition a pu déformer les faits. En ce qui concerne la nature de Fortuna, il est probable que son culte primitif, celui d'une déesse maternelle et protectrice, garante à la fois des matrones et de la frontière, a été réinterprété en celui d'une donneuse de victoire. Mais cette évolution peut s'expliquer en dehors de toute hellénisation. On devine que le même processus s'est accompli à Préneste, où Fortuna, courotrophe et déesse de la fécondité, est aussi la divinité poliade de la ville, qui, par définition, écarte d'elle ses ennemis. Surtout, on constate qu'à Antium il a été poussé jusqu'au dédoublement de la déesse. Le caractère exemplaire du culte d'Antium tient à ce que les deux notions, dont la seconde n'est que le développement de la première, se sont scindées et que l'on assiste à une dichotomie des deux déesses, la Fortune mère et la Fortune combattante, réunies en un couple antithétique et complémentaire. Sans doute est-ce là l'extrême aboutissement du culte. Par elle- même, la Fortune latine joue à vrai dire dans la guerre un rôle plus négatif que positif : plus défensive que réellement belliqueuse, elle est déesse du salut plutôt que du succès et elle fait échapper les siens au péril plus qu'elle ne leur accorde le triomphe. Mais, d'une notion à l'autre, le glissement est aisé - et c'est effectivement ce qui s'est produit. Loin donc que l'intervention de Fortuna, cause surnaturelle de la victoire romaine sur Coriolan, soit un produit tardif de l'hellénisa- tion, elle est un des facteurs qui l'ont le plus évidemment favorisée. La légende de Fortuna Muliebris, auteur de la «chance» miraculeuse qui avait délivré la Ville, «Salvatrice» au même degré que la Σώτειρα Τύχα d'Himère, est, parmi les données du culte archaïque, l'une de celles qui se prêtaient le mieux à 17m- terpretatio Graeca; elle est l'un des multiples

172 1, 42, 3; et 45, 1 : ne semper armis opes adquireren- tur, consilio augere Imperium conatus est.

173 Cf. T. I, p. 370 sq.

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points de rencontre entre Tyché et Fortuna, qui ont préparé l'assimilation des deux déesses.

Mais laissons l'épopée et, dans le passage qui se fait graduellement de la légende à l'histoire, suivons la chronologie du culte de Fortuna, qui, désormais, repose sur des faits plus positifs. Non que leur interprétation soit toujours claire. La Fortuna dont Camille, en 396, puis M. Fulvius Flaccus, en 264, rebâtissaient le temple au Forum Boarium, l'un après la prise de Véies, l'autre après celle de Volsinies, commémorée de surcroît par le grand monument votif qu'il éleva au centre de l'area sacrée174, était-elle déjà, à leurs yeux, une déesse de victoire, ou, plus généralement, la déesse tutélaire, dispensatrice de toutes les formes de suprématie, à laquelle ils faisaient hommage de leurs triomphes, mais sans la lier spécialement au succès des armes, au point d'en faire l'une de ses fonctions essentielles? Problème des temples dédiés, pour faits de guerre, à des divinités qui ne sont pas spécifiquement guerrières et qui, plus encore que pour Fortuna, dont le cas est ambigu et a dû, précisément, évoluer avec les siècles, se pose pour sa compagne, la pacifique et matronale Mater Matuta, dont Camille fit vœu de reconstruire le temple, uouit Veiis captis se . . . aedem Ma- tutae Matris refectam dedicaturum17S, et qui partagea ensuite avec elle la reconnaissance de M. Fulvius Flaccus.

Pourtant, si l'on quitte ces reconstructions de temples anciens pour s'attacher aux constructions nouvelles, ce n'est pas un hasard si le premier des sanctuaires historiques de Fortuna - nous voulons dire le premier dont la date de fondation, connue par l'annalistique, puisse être tenue pour rigoureusement exacte, les données antérieures n'ayant qu'une valeur

approximative - si ce sanctuaire, celui de Fors Fortuna au sixième mille, est l'œuvre du consul et triomphateur Carvilius qui, après ses victoires de 293, en fit entreprendre la construction, de manubiis176. Il n'est pas inutile de revenir sur les circonstances et la signification de ce geste. Les deux consuls de 293, Carvilius, homme nouveau, et Papirius Cursor, fils du dictateur qui s'était déjà couvert de gloire contre le même ennemi, firent tous deux campagne dans le Samnium. Après d'éclatants succès, Papirius reçut les honneurs du triomphe, puis il dédia le temple de Quirinus, jadis voué par son père, comme l'établit Tite-Live, et il l'orna des splendides dépouilles prises aux Samnites, si abondantes qu'on en décora aussi le Forum et qu'on en distribua aux alliés et aux colonies voisines pour y embellir les temples et les lieux publics177. Carvilius, de son côté, s'illustra en s'emparant de plusieurs villes samnites178, dans la même contrée donc - est-ce une pure coïncidence? - d'où provient aussi l'inscription de Bénévent; puis il passa en Étrurie. Ce qui lui permit, par le surcroît de gloire et de butin qu'il en rapporta, d'égaler le triomphe de son collègue. Après quoi il mit en adjudication le temple de Fors Fortuna et se rendit d'autant plus populaire par la générosité avec laquelle il distribua à ses soldats une partie du butin que Papirius, au contraire, s'était signalé par son avarice 179.

On a le sentiment, à lire Tite-Live, d'une rivalité entre les deux collègues, qui transparaît jusque dans leurs actes religieux, et par laquelle Carvilius, le parvenu, cherche à s'égaler à l'aristocrate Papirius Cursor. Ce dernier, digne continuateur de son père, se borne à dédier le temple qu'il avait fait construire. Carvilius, qui n'était pas «né», et qui

»♦ Cf. T. I, p. 262 sq. 175 Liv. 5, 19, 6. 176 Liv. 10, 46, 14. Sur les faits, T. I, p. 242 sq. 177 Sur les exploits de Papirius, vainqueur de la fameuse legio linteata, Liv. 10, 38-42; sur son triomphe, sur la dédicace du temple de Quirinus et les dépouilles des Samnites, Ibid., 46, 1-9. Déjà Papirius le dictateur (8, 36, 3-12; 9, 40, 1-17), si l'on suit Tite-Live dans le parallèle constant qu'il fait du père et du fils (10, 38, 1 ; 39, 13-14; 46, 4), aurait, avec, de l'un à l'autre, une duplication

pecte, distribué aux changeurs du Forum les boucliers dorés des Samnites pour qu'ils en ornent leurs boutiques les jours de fête (9, 40, 16).

178 Velia, Palumbinum et Herculaneum (Liv. 10, 45, 8- 11), dont l'emplacement est malheureusement inconnu (mais un pagus Veianus et un pagns Herculaneus sont attestés, à Bénévent, précisément; cf. E.T.Salmon, Samnium and the Samnites, p. 272 sq.).

179 Liv. 10,46, 15.

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n'avait pas de tradition familiale à perpétuer, avait en revanche toute liberté pour innover et pour choisir, entre tous les dieux, l'objet de sa dévotion. A quelle divinité porte-t-il son hommage? A Fors Fortuna, la vieille déesse de la rive droite du Tibre, qui avait déjà au premier mille un temple fondé par Servius Tullius, auquel Carvilius, non loin de là, ajoute son propre sanctuaire : moyen habile de remplacer les ancêtres qu'il n'a pas et de se rattacher, au moins par cet héritage cultuel, au plus démocrate des rois de Rome. Affirmation, aussi, de ses origines plébéiennes, qu'il proclame fièrement en faisant hommage de ses succès à Fors Fortuna, la déesse de la plèbe. Le temple de Carvilius, héritier spirituel de Servius et adorateur plébéien de Fors Fortuna, s'inscrit ainsi dans la tradition romaine la plus ancienne. Mais cette fidélité au passé ne saurait dissimuler les aspects modernes et résolument créateurs de sa fondation. La Fors Fortuna de Carvilius est sans doute l'antique déesse servienne des promotions sociales, protectrice des esclaves et des petites gens, qui a porté au trône Servius Tullius, né lui-même dans la servitude. Mais elle est aussi, en ce début du IIIe siècle, et, à cette date, l'on ne saurait s'en étonner, la Tyché qui élève les humbles, qui a fait d'Œdipe, enfant trouvé, le roi de Thèbes, qui, d'un jour à l'autre, change l'esclave en citoyen et qui permet aux hommes de gravir les degrés de la réussite, sur l'échelle qui symbolise leur destinée180. En cela, Carvilius, homme nouveau, a bénéficié de ses faveurs comme n'importe quel mortel. Mais en tant que magistrat du peuple romain, que consul et triomphateur, il a

éprouvé d'autres bienfaits de Tyché : le succès, la chance opportune qui, s'ajoutant aux mérites humains, permet de mener à bien une entreprise181, bref, le don de victoire qui a couronné sa carrière. Telle est l'intention personnelle qui justifie l'action de grâces de Carvilius et le distingue de tous les autres dédi- cants, du roi Servius Tullius comme des modestes artisans ou paysans qui s'adressent à la déesse pour des raisons variées, mais assurément point pour des succès militaires.

Avant P. Sempronius Tuditanus, qu'il précède de près d'un siècle, avant Q. Fulvius Flaccus et Q. Lutatius Catulus182, Carvilius est ainsi le premier des généraux romains qui ait élevé un temple à Fortuna à la suite de ses victoires, qui, donc, l'ait officiellement traitée en dispensatrice de la chance et du succès des armes, fonction nouvelle qui ne peut s'expliquer que par la contamination de la déesse indigène et de la Tyché grecque183. Seulement, au début du IIIe siècle, cette hellénisa- tion reste voilée sous les apparences romaines les plus archaïsantes : sous le vieux nom de Fors Fortuna, pieusement conservé, et sous l'imitation de Servius Tullius, que souligne encore l'emplacement choisi pour le sanctuaire, prope aedem eius deae ab rege Seruio Tullio dedicatam 184. Dans le culte de Carvilius, un contenu nouveau se coule dans un moule antique et se dissimule sous l'illusion de la tradition. C'est pourquoi le changement n'y est pas immédiatement perceptible : on n'en apprécie l'étendue qu'après coup, à la lumière des innovations qui ont suivi et du culte clairement hellénisé de Fortuna Publica. Il faillit pourtant, remarquons-le, en être encore de même

180 Supra, p. 39 sq.; et, sur les échelles de Pittacos, p. 48, n. 67.

181 Eadem fortuna ab altero consule ad Cominium gesta res, dit Tite-Live, 10, 43, 1, lorsque, après avoir célébré les faits d'armes de Papirius, il passe aux succès remportés par son collègue.

182 Sur les cultes de Fortuna Equestris et Huiusce Diei, infra, chapitre IV.

183 La carrière de Carvilius n'est pas connue avant son premier consulat de 293 (cf. Munzer, s.v., RE, III, 2, n° 9, col. 1630). Avait-il, auparavant, eu des contacts avec les Grecs d'Italie méridionale, comme son collègue Papirius qui, selon P. Wuilleumier, Tarente des origines à ία

conquête romaine, p. 138, «avait eu sans doute affaire aux Tarentins sous les murs de Lucéria en 315-4»? On peut du moins déceler un nouvel indice de cette hellénisation lors de leur second consulat commun, en 272, lorsque Carvilius fit élever sur le Capitole une statue colossale de Jupiter et la sienne propre : événement que Pline, NH 34, 43, situe après son premier triomphe de 293 (cf. T. I, p. 242 sq.), mais que P. Wuilleumier, op. cit., p. 140, préfère rattacher à la prise de Tarente, où se trouvait précisément une statue colossale de Zeus (cf. Ibid., p. 163 et 281 sq.).

184 Liv. 10, 46, 14.

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 71

en 204. Spontanément, suivant la pente innée du conservatisme romain, Tuditanus avait agi comme Carvilius. Le vœu qu'il avait formulé, sur le champ de bataille de Crotone, s'adressait à une Fortune latine de type ancien, Fortuna Primigenia, jusqu'à ce qu'un hellénisme plus audacieux ou plus lucide eût dégagé les richesses latentes qu'il renfermait, compris que la signification poliade et souveraine de la Prénestine était identique à celle de Tyché, enfin, par une magistrale interpretano, transposé le culte grec de la Τύχη πόλεως en celui de Fortuna populi Romani, qui en était l'adaptation romaine la plus fidèle.

En fait, et c'est là ce que nous enseigne la fondation de Carvilius, l'hellénisation de Fortuna est sensiblement plus ancienne : dès que nous la voyons, au commencement du IIIe siècle, honorée comme donneuse de victoire, nous avons la preuve qu'elle est accomplie. Pourtant, ce n'est encore qu'une hellénisation invisible qui, sans prendre conscience d'elle- même, continue à prier Fortuna sous ses noms d'autrefois, alors même qu'elle lui attribue d'autres pouvoirs et attend d'elle d'autres bienfaits. A cet égard, l'initiative de Carvilius est parfaitement révélatrice de Y interpretatio Graeca et de la manière insensible dont elle s'est opérée : la signification de Fortuna, devenue la dispensatrice de la chance et du succès, s'est modifiée; mais ses fidèles romains ont le sentiment d'honorer toujours en elle la même déesse, immuable et inchangée. Carvilius lui-même en donne l'exemple le plus éclatant, qui, à la Fors Fortuna agraire et cosmique du solstice d'été, dont Servius, selon la tradition, avait organisé le culte185, juxtapose une déesse homonyme qui, en réalité, est une Tyché ou une Agathe Tyché, protectrice des généraux vainqueurs et source du bonheur pour le commun des mortels. Tel est, semble- t-il, le premier aspect sous lequel Tyché ait pénétré dans Rome : non point sous les traits, particuliers et individualisés, d'une Tyché des villes, mais sous ceux, universels, de la bonne déesse qui dispense la prospérité et tous les

biens enviables contenus dans la corne d'Amalthée.

En cela, la Fors Fortuna de Carvilius est encore loin d'avoir la majesté hautaine que revêtira, quatre-vingt-dix ou cent ans plus tard, la Fortuna Publica populi Romani, personnification divine de l'État romain. Protectrice des plébéiens et des esclaves, elle garde le caractère privé et familier d'une déesse accessible à tous, même aux plus déshérités. Cependant, dès 293, elle n'est pas sans se charger des valeurs officielles que confère inévitablement le choix d'un consul, même s'il est d'abord guidé par des considérations personnelles. Carvilius, plébéien et consul, a voulu honorer la divinité tutélaire de sa classe au moment où, après avoir conquis l'accès à toutes les magistratures, elle vient de briser les dernières exclusives qui lui fermaient encore les grands sacerdoces, le pontificat et l'augu- rat. Depuis la loi Ogulnia de 300, elle les partage à égalité avec les patriciens186: conquête et promotion religieuses qui entrent parfaitement dans le champ d'action d'une Fortuna- Tyché, déesse de tous les succès et de toutes les ascensions sociales. Mais le choix de Carvilius, vainqueur effectif d'un ennemi étranger, samnite et étrusque, et auréolé de gloire guerrière, a une résonance triomphale qui dépasse de loin le cadre de ces luttes intérieures : il permet de pressentir en Fortuna la cause surnaturelle des victoires humaines, le principe divin de la Chance qui couronne la uirtus d'un général et sans laquelle il ne peut vaincre. Cette conception, qui était en germe dans la légende de Fortuna Muliebris et de Corio- lan, mais sous une forme encore timide et défensive, reçoit alors pour la première fois à Rome, où elle est promise à un avenir si éclatant, son expression positive et conquérante, dont l'inspiration, à vrai dire, est plus grecque que romaine.

C'est à cette époque, en effet, au temps des guerres samnites et à l'aube du IIIe siècle, que Rome découvre l'idéologie hellénistique de la Victoire, créée par Alexandre et reprise par

185 Varr. LL 6, 17, qui rapporte à Servius lui-même l'institution du dies Fortis Fortunae.

186 Liv. 10, 6, 6-9, 2.

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les Séleucides, et qu'elle s'en empare avec ivresse187. La divinisation de la Victoire, les épithètes Victor et Inuictus ne jouaient à l'origine aucun rôle dans sa vie religieuse. Nous avons fait la même constatation, purement négative, pour le culte de Fortuna : sous ses aspects les plus anciens, ceux qui se rattachent à la tradition servienne, cette notion n'a point de part dans sa théologie et l'idée comme le don de victoire lui restent totalement étrangers. Or, coup sur coup, Rome multiplie les sanctuaires aux dieux de la victoire : ses généraux leur vouent des temples, Ap. Claudius Caecus, celui de Bellone, en 296, qu'il invoque sous cette épithète, Appius Bellonam Victricem identidem celebrans 188 , et, en 295, nommément, cette fois, Q. Fabius Maximus, celui de Jupiter Victor, à la bataille de Senti- num; elle dédie celui de Victoria sur le Palatin, en 294; et elle attribue à Hercule, mais sans que nous en connaissions la date exacte, les épiclèses Victor et Inuictus; témoignages cultuels que confirment ceux des premières monnaies romaines à l'effigie de la Victoire. Cette idéologie nouvelle n'a pas seulement pour adeptes les généraux ou les triomphateurs : elle gagne les grandes manifestations collectives de la vie religieuse que sont les jeux et, en cette même année 293 où Carvilius entreprenait le temple de Fors Fortuna, les Romains assistèrent pour la première fois aux ludi Romani une couronne sur la tête, en raison de leurs succès militaires, et, pour la première fois aussi, l'on offrit, suivant l'usage grec, translato e Graeco more, des palmes aux vainqueurs189.

On peut donc, de la fondation cultuelle de Carvilius, dégager plusieurs enseignements. Dès que Fortuna sort de l'histoire mêlée de légende, celle de Servius ou celle de Coriolan, pour entrer dans l'histoire positive, dans les toutes premières années du IIIe siècle, son hellénisation est chose faite. A la dispensatrice de fécondité, distributrice de la destinée personnelle et de la faveur divine, qu'elle était

dans la religion archaïque et que, ne nous y méprenons pas, elle continue d'être comme par le passé, s'est ajoutée une divinité maîtresse de la prospérité, du bonheur, de la chance, de la victoire, qui dérive directement de la Tyché grecque, sans que, cependant, les Romains aient le sentiment d'honorer en elle une déesse étrangère ou transformée : c'est par une évolution insensible, sans solution de continuité, que la Fortune romaine s'est enrichie de ces pouvoirs, sous cette forme nouveaux pour elle, mais virtuellement inclus dans la vaste et multiple notion de fécondité. Cette assimilation, populaire et spontanée, de Fortuna et de Tyché constitue une première phase, latente, imperceptible, de l'hellénisa- tion, qui nous échappe d'autant plus que, entre le sanctuaire de Fortuna Muliebris, daté par. la tradition de 488, et celui que Carvilius éleva à Fors Fortuna en 293, et en dehors de la transformation de l'area sacrée de S. Omo- bono, avec l'édification des temples jumeaux, au début de l'époque républicaine, puis leur reconstruction par Camille, nous ne savons rien de l'histoire du culte aux Ve et IVe siècles. Mais, précisément, ces premiers temples républicains du Forum Boarium, rebâtis par Camille, puis par M. Fulvius Flaccus, à la suite de leurs victoires de 396, puis de 264, nous offrent, si lâche soit-elle, les premiers fils d'une trame plus solide qu'on n'eût pu le croire, et où, à travers la permanence qui en est la donnée la plus apparente, se discernent les premières marques d'une évolution. Car tout suggère que, loin de se partager également entre les deux déesses, la dévotion de chacun des deux dédicants s'est en fait adressée spécialement à l'une ou à l'autre, et que ce n'est que par un effet secondaire que sa compagne, inséparable d'elle en raison de la gémellité des deux édifices, a bénéficié, en retour, d'un honneur qui ne lui était pas primitivement destiné. C'est vers Mater Matuta, sa légende en est garante, que s'oriente la religion de Camille, et c'est grâce à elle que Fortuna a sa

187 Comme l'a mis en lumière S. Weinstock, Victor and Inuictus, HThR, L, 1957, p. 211-247. Également J. R. Fears, The theology of Victory at Rome : approaches and problems, ANRW, II, 17, 2, Berlin, 1981, p. 736-826.

188 Liv. 10, 19, 17 et 21. 189 Liv. 10, 47, 3. Emprunt fait plutôt à la Grande-Grèce et, plus précisément, à Tarente, selon P. Wuilleumier, op. cit., p. 672; cf. p. 234.

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part de ce premier hommage. Mais, à l'inverse, les choix de ses descendants en font foi190, c'est, en 264, Fortuna qui attire à sa compagne l'offrande de Fulvius Flaccus vainqueur, une Fortuna qui, entre-temps, nous le savons maintenant par la fondation de Carvilius, s'est hellénisée, et qui, à l'imitation de Tyché, accorde désormais le don suprême de la victoire.

De cette capacité nouvelle de la déesse, nous trouvons la confirmation sur un miroir de Préneste191, d'autant plus précieux qu'il est le seul, avec la ciste du bain de Mars, où Fortuna figure sur les produits de l'artisanat pré- nestin, et qu'il est à la fois l'antithèse et le complément de cette dernière : mythe étrus- co-italique du bain de Mars, dans un cas, où Fortuna, toute souveraine qu'elle est, reste néanmoins mêlée au groupe des courotro- phes, face à une Victoria qui, elle, se tient auprès de la guerrière Menerua192; scène de mythologie grecque, au contraire, sur le miroir, où l'artiste, traitant la légende avec la liberté dont sont coutumiers les graveurs étrusques et latins, a représenté le triomphe de Hiaco (Jason?), monté sur un char attelé de quatre animaux qu'il a domptés, une panthère, un cerf, un griffon et un lynx, et couronné par une Victoire ailée, cependant que

Fortuna (sans attributs) et Menerua président à la scène et que, à l'exergue, Jason affronte le dragon gardien de la Toison d'or. A Préneste aussi, la notion de victoire193 commence donc à être associée au nom de Fortuna, d'une Fortuna-Tyché donneuse de chance, qui, aussi bien que l'Athéna casquée, armée du bouclier et de l'égide, patronne les succès des hommes et des héros.

Ainsi, au IIIe siècle, cultuellement attestée, à Rome, par le monument votif du triomphateur Fulvius Flaccus, et, à Préneste, annoncée, dès le IVe siècle finissant, par le miroir du triomphe de «Jason», qui en est comme l'anticipation mythologique (on ne s'étonnera pas que, dans ce cas précis, le symbolisme de la mythologie précède les réalisations du culte, ni que Préneste, ville de la Fortune, ait eu quelque avance sur Rome), l'idée de victoire fait-elle partie intégrante de la religion de Fortuna. Il est, toutefois, peu probable que ce pouvoir nouveau, dont vient de s'enrichir la Fortune non seulement romaine, mais latine, et plus généralement italique, soit, du moins sous cette forme, de beaucoup antérieur à l'initiative de Carvilius qui, dans la vie religieuse, en est le premier signe apparent. Le miroir de Préneste n'a, en effet, de valeur que prémonitoire. Sans doute, la Fortune qu'il

190 Sur ce contraste religieux de Camille et de Fulvius Flaccus, T. I, p. 263; 314, n. 326; et 327, n. 402.

191 Infra, Pi. I. CIL I2 2498. Autrefois au musée de la Villa Giulia ; maintenant à celui de Palestrina. Cf. G. Mat- THIES, Die pranestinischen Spiegel, Strasbourg, 1912, p. 54 sq.; 61; 67-69 et fig. 8; 98-100; 117 sq.; 120 (miroir A II 1; première moitié du IVe siècle); A. Della Seta, Museo di Villa Giulia, Rome, 1918, p. 478, n° 15697, et pi. LXIII (IIIe-IIe siècles); G. Quattrocchi, // museo archeologico prenestino, p. 39, n° 98; G. Iacopi, // santuario della Fortuna Primigenia e il museo archeologico prenestino, p. 20 et 59, fig. 48. La datation, comme pour l'ensemble des miroirs et des cistes de Préneste, reste controversée. Mais D. Rebuffat-Emmanuel et R. Lambrechts, que nous avons consultés et que nous remercions pour leur obligeance, s'accordent pour juger trop haute la datation de R. Adam, qui est récemment revenu, Recherches sur les miroirs pré- nestins, Paris, 1980, p. 74; 76; 81; 96, à la chronologie de Matthies : 380-360 pour le groupe A. Le miroir est sûrement de la seconde moitié du IVe siècle, plus précisément, pour R. Lambrechts, du dernier quart et même des dernières décennies de ce siècle (autour de 300 ou un peu avant). L'interprétation habituelle du sujet, Hiaco = Ja-

son, vient d'être remise en cause par L. B. Van der Meer, L'orientation du Foie de Plaisance, dans La divination dans le monde étrusco-italique (II), Caesarodunum, Supplément n° 54, 1986, p. 6, qui y reconnaît le triomphe de Iacchos. La lecture, effectivement, est beaucoup plus satisfaisante. Mais, compte tenu, d'une part, de la présence de Jason à l'exergue, du fait, d'autre part, que le triomphateur ne possède aucun attribut dionysiaque, nous nous demandons si le graveur n'a pas commis une confusion entre les deux personnages, qui a eu pour résultat une contamination, à contresens, entre leurs deux mythes.

192 Cf. T. I, p. 142-145. 193 Ce sont précisément, note S. Weinstock, art. cité,

p. 215, n. 19, les miroirs et les cistes de Préneste (CIL I2 550; 557; 563 - la ciste du bain de Mars -; 564; 568; 2498; XIV 4096; 4103; 4105-4106) qui, avec les deux dédicaces des Marses (I2 387-388; IX 3848-3849), offrent les premières attestations épigraphiques du nom de Victoria. A Rome, le culte doit remonter à la fin du IVe siècle : vœu, avant 305 (en 307? cf. infra, p. 121, n. 148) du temple du Palatin, et statue sur le Forum, mentionnée en 296 (Cass. Dio 8, frg. 36 [I, p. 105 Boissevain] = Zonaras 8, 1, 2).

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présente participe à l'idée de victoire. Mais son hellénisation toute neuve se révèle plus par le couple encore sans exemple que, dans cette scène triomphale, elle forme avec une Athéna guerrière et protectrice des héros que par des changements visibles dans sa propre personnalité. Toujours aussi peu différenciée, en ce dernier quart du IVe siècle, que l'antique Primigenia ou que la déesse voilée du Forum Boarium, cette Fortuna sans attribut parlant, qui n'a pas encore reçu le sceptre ou la corne d'abondance qu'elle portera sur la ciste du bain de Mars et sur l'une des terres cuites de Palestrina, doit être encore aux primes débuts de l'hellénisation.

L'initiative de Carvilius se situe à un stade plus avancé, au terme, sans nul doute, d'une phase préparatoire de contacts plus populaires, plus quotidiens, dont on peut précisément retrouver l'écho sur le miroir de Prénes- te, objet de la vie courante, qui précède la fondation consulaire. Perceptible, à Rome, à partir de 293, quand elle accède à l'expression officielle, cette forme plus précise, plus politique, plus spécialisée, de l'hellénisation, contemporaine de celle qui, à Préneste, a fait par ailleurs de la déesse Primordiale la fille de Jupiter, Fortuna Diouo fileta Primocenia, a dû s'accomplir au tournant du IVe et du IIIe siècle : tant elle coïncide parfaitement, par son contenu comme par sa date, avec le mouvement qui, en ces mêmes années, porte Rome tout entière vers le culte hellénistique de la Victoire. Auparavant, dans l'épopée des guerres volsques, Fortuna Muliebris avait, par l'intermédiaire des matrones, provoqué la retraite de Coriolan. Dans un passé plus lointain encore, Fortuna, amante et véritablement femme, avait choisi Servius Tullius et l'avait élevé au trône. Au IIIe siècle, c'en est fini de cette féminité et de ces passions humaines : Fortuna, comme Victoria et avec elle, devient la puissance abstraite qui accorde aux généraux romains la Chance et la victoire qui en découle, et c'est sous ces traits, froids et impersonnels, qu'elle pénètre réellement dans la vie politique de la Rome républicaine. Désormais, nul ne pourra plus vaincre s'il n'a la

Fortune avec soi : telle est la révélation qu'ont eue, en ce début du IIIe siècle, non seulement Carvilius, mais l'État romain tout entier. C'est déjà là, après les contacts liminaires que nous ne faisons qu'entrevoir, et, cette fois, grâce à Carvilius, nous en connaissons exactement la date, un second temps de l'hellénisation, riche de leçons politiques et militaires dont les dirigeants romains se souviendront, trois quarts de siècle plus tard, au moment de la guerre d'Hannibal.

A la lumière de ces premières conclusions, nous pouvons en effet relire, mais d'un autre regard, l'histoire de Fortuna durant la seconde guerre punique. Rappelons-en les lignes maîtresses194. Par deux fois, Rome a eu recours à elle en ces années d'épreuves : lorsque, dès le début de la guerre et l'hiver de 218, après la défaite de la Trébie, elle implora, par une supplicatio, la Fortune de l'Algide; puis, en 204, alors que le débarquement de Scipion en Afrique présageait que le conflit touchait à sa fin, lorsque Sempronius Tudita- nus fit vœu d'élever à Fortuna Primigenia le temple qui, dédié en 194, marqua simultanément l'entrée officielle, dans la religion romaine, de la Fortune de Préneste, et la création d'une Tyché du peuple romain, la Fortuna Publica populi Romani. L'esprit de continuité qui préside à ces deux initiatives et l'unité qui les rattache à l'ensemble des mesures religieuses contemporaines nous étaient déjà apparus à l'évidence, même si on ne les interprétait qu'en termes romains et dans le cadre de la religion traditionnelle. Mais leur clarté s'accroît encore, dès lors qu'on les envisage dans une perspective hellénisante. La Fortune de l'Algide ne fut qu'une, parmi d'autres, des multiples divinités dont les Romains invoquèrent l'appui durant l'hiver de 218. Divinités de la fécondité humaine et de la victoire, dont la protection s'avère nécessaire après les premiers désastres, pour réparer les pertes subies et pour changer la défaite en succès. Divinités, de surcroît, auxquelles Rome sera fidèle et à qui, la guerre achevée, elle construira des temples, dédiés au début du IIe siècle : ceux de la Junon Sospita de Lanu-

194 Supra, p. 18-21.

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vium, de Fortuna, à la fois Primigenia et Pu- blica, de Iuuentas, enfin d'Hercule, YHercules Musarum de Fulvius Nobilior. Seul, le Genius n'a point de part à ces nouveaux honneurs. Mais si, comme on le croit, c'est au Genius Publicus ou populi Romani que fut offert le sacrifice de 218 195, on peut se demander si la ferveur dont il avait d'abord bénéficié ne s'est pas ensuite reportée, précisément, sur la Fortuna Publica populi Romani, divinité plus prestigieuse et qui était alors dans toute sa nouveauté. A cette exception près, et c'est une seconde raison qui peut justifier l'éclipsé dont fut victime le Genius, toutes les autres divinités de 218, honorées avec prédilection par des lectisternes ou des supplications qui, l'un et l'autre, appartiennent au ritus Graecus, toutes ces divinités portent la marque de l'hellénisa- tion : Junon, la déesse guerrière de Lanu- vium, qui, de longue date, fut assimilée à l'Héra argienne196; Iuuentas, vieille déesse romaine, mais que son association avec Hercule désigne aussi comme une Hébé, jointe à son époux divin; Hercule, enfin, l'un des premiers dieux grecs de Rome, et qui n'est autre, sans doute, qu'un Hercules Victor ou Inuictus.

Dans ces conditions, la Fortune de l'Algide n'aurait-elle pas, elle aussi, subi l'empreinte de l'hellénisme? Sans doute, cette déesse des monts Albains, que nous connaissons par ce seul texte de Tite-Live, n'est-elle pour nous qu'un nom. Mais l'Algide, près de Tusculum, contrôlait le passage de la Via Latina, et l'on peut se demander si, placé à un point clef de la route par laquelle, remontant les vallées du Liris et du Sacco, les influences venues du sud pouvaient porter jusqu'à Rome ou à Pré- neste les souffles vivifiants de l'hellénisme, le sanctuaire qu'y possédait Fortuna n'a pas été l'une des étapes de l'itinéraire terrestre par lequel, venant de Sicile ou de Grande-Grèce, et indépendamment de la voie maritime, le

culte de Tyché, s'implantant au passage à Bé- névent et à Capoue, aurait pénétré dans le Latium197. Si cela était, nous comprendrions mieux encore la persévérance avec laquelle, durant la seconde guerre punique, Rome a cherché à se concilier les faveurs de la Fortune, c'est-à-dire, en fait, de la Tyché, donneuse de victoire, en s'adressant d'abord à la déesse de l'Algide, puis, directement, à celle de Pré- neste dont la première n'était que le substitut. Chaque fois, il faut comprendre l'hommage de Rome en termes â'interpretatio Graeca, et, là où Tite-Live, là où les magistrats, les prêtres et les généraux de Rome disaient Fortuna, entendre non seulement l'ancienne divinité latine de ce nom, mais aussi, à travers elle et surtout à travers la Primigenia, reconnaître Tyché, la plus puissante divinité du monde hellénistique.

Plus que toute autre, en effet, hellénisée par les courants mystiques venus de Grande- Grèce, ceux du pythagorisme, déesse poliade et véritable «Tyché» de Préneste, divinité souveraine qui, non seulement, donne le triomphe, mais qui, telle Tyché «reine du monde», porte le sceptre, comme l'attestent conjointement le miroir et la ciste qui ont fixé son image, Fortuna Primigenia était faite pour accorder à Rome la victoire qui, depuis tant d'années, lui échappait. Parmi les diverses justifications que nous avons proposées du vœu de Tuditanus, c'est bien celle-ci qui, en définitive, est la plus profonde : si, en 204, Rome a résolu d'accueillir en ses murs la Primigenia, c'est parce qu'elle reconnaissait en elle la plus hellénisée des Fortunes italiques. Rome avait déjà, chez elle, une Fortuna-Tyché, déesse bénéfique de la chance et dispensatrice de la victoire. Mais elle n'avait pas l'équivalent de la déesse de Préneste, à la fois Tyché des villes et maîtresse suprême des événements et des destins cycliques : c'est à elle, à cette Ty-

195Wissowa, RK2, p. 179; G.Dumézil, Rei rom. arch., p. 461.

196 J. Bayet, Les origines de l'Hercule romain, p. 74-78 ; J. Bérard, Les origines historiques et légendaires de Posi- donia à la lumière des récentes découvertes archéologiques, MEFR, LVII, 1940, p. 25 sq.

197 Sur l'importance de la route naturelle, qui, par les

vallées du Trerus (le Sacco) et du Liris (le Garigliano), traversait l'Apennin jusqu'à Casilinum, et qui allait devenir la Via Latina, pour assurer, à date ancienne, avant la construction de la Via Appia, les relations à travers toute l'Italie centrale et méridionale, depuis le Latium jusqu'à la Campanie et à la Grande-Grèce, J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 23.

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ché dominatrice et puissante sur tout l'univers, mais qui tourne son pouvoir au bénéfice d'une seule ville, que Rome a demandé la victoire finale sur Hannibal. L'autorité religieuse ne s'y est pas trompée, lorsque, explicitant les intentions secrètes de Sempronius Tuditanus, elle a hardiment ajouté à son vœu initial la titulature nouvelle de Fortuna Publica populi Romani Quiritium qui, enfin, dotait officiellement la Ville de la Tyché vers laquelle la portaient des aspirations jusque-là confuses.

C'est donc, sous le nom latin de Fortuna, la protection de Tyché que Rome n'a pas cessé d'appeler durant la guerre d'Hannibal, d'une Tyché qui était l'universelle dispensatrice de la victoire et de la suprématie, mais aussi une divinité plus précise qui, jadis, avait fait triompher la cause de l'hellénisme en sauvant le Grec du Barbare punique et qui, si elle le voulait, pouvait renouveler le même bienfait au profit de Rome, «ville grecque»198 et partie intégrante du monde hellénistique. On s'est demandé si les vers par lesquels Pin- dare, au début de la XIIe Olympique, a chanté la Tyché d'Himère, «Je t'en supplie, fille de Zeus Libérateur, protège Himère la puissante, Fortune salutaire. Car c'est toi qui sur mer gouvernes les vaisseaux rapides, et sur terre les guerres impétueuses ou les sages assemblées», si la généalogie et les pouvoirs qu'il prête à la déesse n'étaient que méditation poétique et jeu de symboles, ou si ces vers avaient une signification historique précise et

renvoyaient à un épisode récent de l'existence d'Himère199. L'ode, composée vers 470, est de peu postérieure au désastre mémorable, équivalent occidental des guerres médiques, qui, en 480, non seulement la même année, mais, dit la tradition, le même jour que Salamine, avait été infligé aux Carthaginois sous les murs de la ville, avait écrasé leur armée et détruit leur flotte et, du même coup, l'avait définitivement délivrée du tyran Terillos, inféodé aux Carthaginois200. Les épithètes que Pindare donne à Tyché et à Zeus, son père, le signifient clairement : les deux divinités ont sauvé Himère et lui ont rendu la liberté, extérieure et intérieure, en la faisant échapper au double péril de la mer et de la guerre terrestre. Si cette exégèse est exacte, si l'ode de Pindare fait allusion non seulement à la bataille de 480, mais aussi à un culte fondé peu après - à l'époque même où Syracuse aussi lui élevait un temple - pour rendre grâces à Tyché de la victoire d'Himère (peut-être point, d'ailleurs, sous la forme majeure d'un temple, mais sous celle, mineure, d'un autel ou d'une simple statue, et sous celle, non point d'un culte indépendant, mais dans l'ombre d'une divinité plus puissante, qui, précisément, pouvait être Zeus)201, l'espérance que la déesse grecque inspirait aux Romains prend dès lors un sens nouveau.

Maîtres de la Sicile arrachée aux Carthaginois depuis 241, les Romains, luttant contre Hannibal, se réfèrent à la première guerre

198 C'est Héraclide du Pont qui, à propos de la prise de Rome par les Gaulois en 390, parlait d'elle, vers le milieu du IVe siècle, comme d'une «ville grecque située près de la grande mer» (Plut. Cam. 22, 3; avec la note de l'éd. Flaceliêre-Chambry-Juneaux, p. 178, n. 1).

199 V. 1-5. Sur ce problème, cf. les éditeurs de Pindare, Boeckh (Leipzig, 1811-1821), puis A. Puech (Les Belles Lettres, dont nous citons la traduction), ad loc, qui admettent un lien entre l'ode de Pindare, la bataille de 480 et la libération de la cité qui s'ensuivit; Boeckh, surtout, qui croit, II, 2, p. 208 sq., que le culte de Tyché fut institué à Himère à cette occasion et qu'elle y reçut un autel, une statue ou un temple. Allègre, op. cit., p. 188, adopte cette interprétation. Cf. K. Ziegler, s.v. Himera, RE, VIII, 2, col. 1616 et 1620; et J. Heurgon, Capone préromaine, p. 224. Contra, Wilamowitz, op. cit., II, p. 298; et Ciaceri, op. cit., p. 239, qui ne croient pas que le texte de Pindare suffise à prouver l'existence, à Himère, d'un culte effectif

de Tyché. 200 Sur la bataille d'Himère, et l'histoire de la ville à

cette période, L. Pareti, Studi siciliani ed italioti, Florence, 1914, p. 113-172; T. J. Dunbabin, The western GreeL·, Oxford, 1948, p. 419 et 423-432; J. Bérard, La colonisation grecque de l'Italie méridionale et de la Sicile dans l'antiquité, p. 243 sq. ; E. Will, Le monde grec et l'Orient, Paris, I, 1972, p. 233-237.

201 Nous avions ci-dessus, p. 44, n. 40, avancé une hypothèse analogue à propos de Cybèle et de la Tyché de Smyrne. On a pensé que le grand temple dorique dont les ruines ont été dégagées à Himère, et qui fut construit en souvenir de la victoire de 480, pouvait avoir été dédié à Zeus Eleutherios (T. J. Dunbabin, op. cit., p. 429; J. Bérard, op. cit., p. 242). Que le Zeus célébré par Pindare ait reçu un temple, alors dans toute sa nouveauté, ne serait-il pas le meilleur indice en faveur d'un culte comparable, créé lui aussi en l'honneur de Tyché?

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 77

punique comme à un précédent exaltant et à un présage favorable pour l'avenir. Au temps où Naevius en écrit l'épopée, où les premiers annalistes dotent la cité d'un récit de son passé national, Rome a le sentiment ou, du moins, tente de se persuader que l'histoire recommence et que les mêmes causes produisent les mêmes effets. C'est fort de cette conviction que, en 217, Fabius Maximus voua un temple à Vénus Érycine, à la déesse qui, en 248, avait livré aux Romains son sanctuaire et la citadelle de l'Éryx et leur avait permis d'en rester les maîtres jusqu'à leur victoire définitive sur les Carthaginois. Sempronius Tuditanus, qui appartenait au même groupe politique que le dictateur, n'a-t-il pas tenté de renouveler le même geste, mais en s'adressant à une autre divinité202? Ce que Tyché avait fait une fois, elle pouvait le refaire : rempart des Grecs contre les Carthaginois à la bataille d'Himère, elle pouvait, à Crotone et sur cette terre grecque qu'était l'Italie méridionale, choisir le parti de Rome contre le même ennemi carthaginois. De même qu'Himère victorieuse lui avait consacré un culte, elle pouvait accepter le sanctuaire que lui offrait Rome et, si elle le voulait, s'y installer comme protectrice officielle de la cité et de l'État - ce qui advint effectivement.

Tel est le processus complexe par lequel Rome, après avoir découvert en Tyché la dis

pensatrice, commune à tous les hommes, de la prospérité et du bonheur, puis la déesse de victoire de qui dépend le sort des guerres, se donna enfin, à l'aube du IIe siècle, une

ne spéciale, attachée à sa sauvegarde et garante de ses destinées. Il nous faut maintenant apprécier les résultats de cette hellénisa- tion et tenter de définir le contenu idéologique, plus que véritablement religieux, du nouveau culte : la Fortuna Publica populi Romani est-elle l'exacte transposition d'une Tyché des villes ou, réinterprétée par Rome, a-t-elle subi la marque du milieu qui l'a accueillie et du génie national? La notion de Tyché poliade, quand on l'applique à Rome, souffre d'une ambiguïté irritante et d'autant plus significative. La personnification idéale de la Ville, ce qui est la définition même d'une Τύχη πόλεως, n'est pas, à Rome, la Fortuna Publica populi Romani, mais une autre abstraction, que l'on peut tenir pour sa rivale, et qui est Rome elle-même, ou la Dea Roma201. Sa tête, coiffée d'un casque ordinairement ailé et orné d'une protomé de griffon, figure depuis 264 environ sur les didrachmes de la république204. Mais elle n'est que l'emblème de la ville; elle n'en est pas l'incarnation divine et elle n'y reçoit aucun culte qui l'apparenterait à la Tyché d'une cité grecque. Si, aux IIIe-IIe siècles, Rome accède aux honneurs divins, c'est précisément en dehors de la religion romaine205 et dans des villes grecques qui rendent cet hommage à sa puissance impériale ou à ses vertus morales. Ainsi le célèbre statère d'argent de Locres, qui dut être frappé en 274, après le départ de Pyrrhus, et dont le revers représente, assise, armée du bouclier et de l'épée, Rome, couronnée par Πίστις, qui n'est pas une abstraction grecque, mais la tra-

202 Sur ces liens, et la possibilité d'une inspiration religieuse commune entre membres de la même tendance politique, supra, p. 21 sq. et 25 sq.

203 Sur la Dea Roma, Wissowa, RK2, p. 338-342; s.v. Roma, É. Maynial, DA, IV, 2, p. 875-878; et F.Richter, dans Roscher, IV, col. 130-164; Latte, Rom. Rei, p. 312 sq.; A. Bisi, s.v. Roma, ΈΛΑ, VI, p. 899-901; C. Fayer, // culto della Dea Roma. Origine e diffusione nell'impero, Pescara, 1976; R. Mellor, θεά 'Ρώμη. The worship of the goddess Roma in the Greek world, Gòttingen, 1975; et The goddess Roma, ANRW, II, 17, 2, Berlin, 1981, p. 950-1030.

204 R. Thomsen, Early Roman coinage, Copenhague, 1957-1961, III, p. 124-136; M.Crawford, op. cit., I, p. 39 sq. : l'émission, clairement datée, est de quelques années postérieure aux monnaies d'Arsinoé H, morte et divinisée

en 270, dont elle imite le système de marques de contrôle. Sur le type monétaire de Roma, A. Kluegmann, L'effigie di Roma nei tipi monetari più antichi, Rome, 1879, 61 p.; E. J. Haeberlin, Der Roma-Typus auf den Münzen der römischen Republik, Corolla numismatica. Numismatic essays Β. V. Head, Londres, 1906, p. 135-155; H. Zehnacker, Moneta, I, p. 330-338; M.Crawford, op. cit., Il, p. 721- 725.

205 Wissowa, RK2, p. 338-340: «also der Gedanke an eine Dea Roma der romischen Religion durchaus fremd ist»; et, plus loin : «Roma ist für die Römer kein Gegenstand der gottlichen Verehrung, sondern ein Bestandteil des bildlichen Ausdruckes, mit dem Dichtung und bildende Kunst schalten».

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duction de la Fides romaine206 : bel éloge de Rome, à qui le couronnement confère un caractère divin, qu'elle doit non seulement à la victoire de ses armes, mais encore et surtout à la Fides, personnifiée elle aussi, qu'elle respecte religieusement dans ses rapports, diplomatiques et militaires, avec les États étrangers207. De même, en 191, les Chalcidiens composèrent à la louange de T. Flamininus, qui était intervenu en leur faveur auprès du consul M'. Acilius Glabrio, un péan qui était encore chanté du temps de Plutarque et qui glorifiait, dans une commune divinisation, le grand Zeus, Rome elle-même, Titus, leur bienfaiteur (dont ils célébraient toujours le culte), et la Bonne Foi des Romains, 'Ρωμαίων τε Πίστιν208.

Mais c'est en Asie mineure qu'apparut véritablement, à l'époque même où Rome achevait le temple de Fortuna Publica, le culte de la Dea Roma, de la Τύχη 'Ρωμαίων209. C'est à Smyrne - pour qui Boupalos avait sculpté la première statue connue de Tyché, dotée de la corne d'abondance - que revient la gloire d'avoir aussi, la première, en 195 av. J.-C, élevé un temple à Rome divinisée, comme ses habitants le rappelaient encore avec fierté sous le règne de Tibère : seque primos

plum Vrbis Romae statuisse, M. Porcio consu- le210. Après elle, Alabanda en Carie construisit elle aussi un temple à la Dea Roma et institua en son honneur des jeux annuels, dont ses envoyés se faisaient un mérite auprès du sénat en 170211. A l'envi, les cités de Grèce et d'Asie imitèrent leur exemple et, au cours du IIe siècle, consacrèrent des temples et des jeux, les 'Ρωμαία212, à la nouvelle déesse, dont le culte se répandit dans tout l'Orient hellénistique : à Rhodes, Athènes, Delphes, Mégare, Chalcis, Magnésie du Méandre, à Éphèse, à Sardes et à Milet, où sont attestés des prêtres de Rome, etc. Seule, paradoxalement, Rome reste en dehors de ce vaste mouvement de divinisation. Si, sur le Capitole, son effigie est consacrée à Jupiter et au peuple romain, c'est une offrande qui émane des Lyciens213. La nouvelle statue de Jupiter, dans le Capitole reconstruit par Lutatius Catulus et dédié en 69, se borne à tenir dans la main une statuette de Rome214 et il faut attendre le règne d'Hadrien pour que, alors que tout l'empire honore en elle une déesse, dans la Ville même, le temple de Vénus et de Rome, le templum Vrbis Romae215, dédié en 136-137, devienne enfin le centre du culte rendu à Rome Éternelle216 et divine.

206 Head, p. 103 sq.; BMC, Italy, p. 365 sq., n° 15-17 (au droit, tête de Zeus). Pour la datation, fort discutée (à la fin de la seconde guerre punique, ou de la guerre de Pyrrhus), et l'interprétation, P. Leveque, Pyrrhos, p. 547; dont les conclusions sont adoptées par H. Zehnacker, Moneta, I, p. 335 et n. 4; et M. Crawford, op. cit., II, p. 724 sq. Cf. l'autel de Locres, d'époque impériale, CIL X 16, dédié Ioui Opti/mo Maximo / dus deabus/que in- mor/talibus et / Romae aeternae.

207 Sur Fides (Pistis), P. Boyancé, «Fides Romana» et la vie internationale, Institut de France, Séance publique des cinq Académies, Paris, 1962, p. 25-36; et Les Romains, peuple de la «fides», Lettres d'humanité, XXIII, 1964, p. 419-435 = Études sur la religion romaine, Rome, 1972, p. 105-119 et 135-152.

208 pLUT> Flam. 16. 209 F. Ceruti, Aspetti del predominio di Roma in Asia

Minore, RIL, XCI, 1957, p. 688-714; J. A. O. Larsen, Some early anatolian cults of Roma, Mélanges A. Piganiol, Paris, 1966, III, p. 1635-1643.

210 Tac. ami. 4, 56, 1. 211 Liv. 43, 6, 5 : Alabandenses templum Vrbis Romae se

fecisse commemorauere ludosque anniuersarios ei diuae instituisse.

212 Pfister, s.v., RE, I, A, 1, col. 1061-1063. 213 Cf. leur dédicace bilingue, Roma(m) Iouei Capitoli

no et poplo Romano {CIL I2 725; VI 372=30920; Ditten- berger, OGI, n° 551 ; Degrassi, ILLRP, n° 174, et la notice liminaire aux n° 174-181 a-b, I, p. 114-117). Cf. A. Degras- si, Le dediche di popoli e re asiatici al popolo romano e a Giove Capitolino, BCAR, LXXIV, 1951-52, p. 19 sq., n° 1, et, pour la date, 167, ou plutôt, selon l'auteur, l'époque sullanienne, la discussion des p. 38-45.

214 Cass. Dio 45, 2, 3; cf. Suet. Aug. 94, 8. 215 Ainsi nommé par Serv. Aen. 2, 227; cf. Amm. Marc.

16, 10, 14; SHA, H 19, 12 : templum Vrbis; Prud. c. Symm. 1, 221 ; Cassiod. chron., p. 142 Mommsen; Aur. Vict. Caes. 40, 26 : Vrbis fanum.

216 Ainsi qualifiée, pour la première fois, chez Tibulle, 2, 5, 23. Cf., par exemple, F. Cumont, L'éternité des empereurs romains, RHLR, I, 1896, p. 435-452; J. Gagé, Le «Templum Vrbis» et les origines de Vidée de «Renouatio», Mélanges F. Cumont, AlPhO, IV, 1936, I, p. 151-187; C. Koch, Roma aeterna, Gymnasium, LIX, 1952, p. 128- 143 et 196-209; R. Turcan, La «fondation» du temple de Vénus et de Rome, Latomus, XXIII, 1964, p. 42-55; K.J.Pratt, Rome as eternal, JHI, XXVI, 1965, p. 25-44; et, sur le concept à'Aeternitas et les monnaies d'Hadrien

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 79

Ainsi, au cours du IIIe siècle av. J.-C. et dans les premières années du IIe, l'idée d'une «Tyché de Rome» s'est-elle élaborée simultanément, mais sous deux formes bien différentes, dans les pays de culture grecque et dans la ville même. Si Rome a accepté et, sans nul doute, provoqué les hommages divinisants que les Grecs d'Italie, puis de Grèce propre et d'Asie, rendirent à sa Tyché, à la Dea Roma qui, représentation figurée et incarnation surnaturelle de sa toute-puissance, était une véritable Τύχη πόλεως, cette conception typiquement grecque lui restait étrangère. C'était, à ses yeux, l'expression spirituelle et religieuse de son impérialisme, non une conviction qu'elle pût partager. Rome sait qu'elle est une ville élue par les dieux, mais elle ne se pense pas encore comme une entité divine. Si l'effigie de Rome qu'ils gravent sur leurs monnaies n'est pour eux qu'un mode d'expression figurée, non un objet de culte, si Rome n'est une déesse que pour les étrangers soumis à leur pouvoir, non pour eux-mêmes, on voit mal comment les Romains, dédiant le temple de Fortuna Publica - un an à peine après que Smyrne eut consacré celui de la Dea Roma, ce qui exclut toute influence -, auraient pu considérer cette divinité nouvelle comme une pure et simple personnification de leur cité. En ce sens, la Fortuna Publica populi Romani n'est pas une Τύχη πόλεως. Si partielle que restent ces observations, puisque nous ne la voyons représentée que sur quelques monnaies, sans connaître sa statue cultuelle, et que, par ailleurs, le type iconographique des Τύχαι πόλεων n'a jamais été ramené à l'unité, on peut cependant noter que, ni sur les monnaies de la République, ni sur celles de l'Empire, où elle est identifiée par la légende

tuna P. R.2Ï1, la déesse, diadémée, n'apparaît avec la couronne tourelée qui, si elle n'est pas leur attribut constant, n'en est pas moins le signe le plus caractéristique des Tychés des villes et qui, précisément, a parfois été conférée à la Dea Roma218. La Fortuna populi Romani n'est donc ni le double divin de Rome, ni la personnalité surhumaine, immanente et insaisissable, attachée à la ville, ni la figure symbolique en laquelle elle s'incarne, sous la forme vide de substance religieuse qui est si souvent celle des Τύχαι πόλεων. Elle est la divinité tutélaire de Rome, sa protectrice céleste, distincte d'elle et transcendante; ou, plus exactement, abstraction divinisée, elle personnifie et concentre en elle la protection multiple des dieux qui l'entoure - en un sens qui est aussi celui des Tychés des villes, mais qui ne se rattache pas moins nettement aux traditions nationales de la religion romaine.

La composition de sa titulature peut en effet nous éclairer sur les origines et sur le sens de sa théologie. Sans doute ses titres officiels et redondants lui sont-ils communs avec d'autres divinités : avec Vesta, le Genius, les Pénates, tous Di Publici populi Romani Quiri- tium219. Ces formules, cependant, sont trop tardivement attestées pour que nous puissions juger si elles ont ou non influé sur la titulature de Fortuna, que nous sommes donc réduits à interpréter pour elle-même. L'énoncé au génitif, Fortuna populi Romani, jusqu'alors inusité dans le culte officiel de la déesse, pourrait passer pour un calque du grec, où c'est l'expression usuelle - Τύχη 'Ρωμαίων, comme l'on dit Τύχη Σμυρναίων, etc.220 -, si la formule complète, populi Romani Qviritivm, ne lui donnait sa résonance spécifiquement romaine. Mais c'est sans doute l'épithète Publica

et Antonin à la légende Roma{é) aeterna(e), J. Beaujeu, La religion romaine à l'apogée de l'Empire, Paris, 1955, p. 141-152 et 297 sq., avec la bibliographie.

217 Supra, p. 28; infra, p. 85. 218 A côté du type guerrier de Rome casquée, portant

le chiton court qui lui découvre le sein droit, telle une Amazone, existe le type de Rome pacifique, vêtue d'une tunique talaire et représentée avec les attributs d'une Tyché des villes, coiffée de la couronne crénelée et portant la corne d'abondance, le globe ou une Victoire; cf. E. Maynial, DA, IV, 2, p. 877; W. Deonna, Genova, XVIII,

1940, p. 168 sq. Une monnaie de Vespasien, particulièrement intéressante (Cohen, I, p. 398, n° 404 ; Mattingly, II, p. 187, n° 774), la figure en guerrière, mais dans une position dérivée de celle de la Tyché d'Antioche, assise sur les sept collines au pied desquelles, à gauche, la louve allaite les jumeaux, tandis que, à droite, le dieu du Tibre, tel l'Oronte, émerge à mi-corps des eaux du fleuve.

219 Sur ces formules et leurs variantes, supra, p. 8 et n. 29-31.

220 Supra, p. 52, n. 90.

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qu'il faut placer à l'origine de cette titulature développée. C'est elle qui figure, seule, dans la dédicace de Bénévent, Fortunai Poblicai sacra, antérieure à la fondation du culte romain. De toute évidence, elle a été forgée sur le modèle des épiclèses archaïques de Fortuna. De même que, dans ses cultes les plus anciens, une épithète distinctive précisait le signe particulier qui individualisait la déesse, Barbata, Viscata, ou, dans des cultes plus importants, le groupe humain qu'elle patronnait, Muliebris, Virilis, il parut nécessaire, lorsque cette nouvelle variante de Fortuna parvint à l'existence, de lui donner un surnom qui exprimât sa nature et ses fonctions. De même que Fortuna Muliebris était la déesse propre des mulieres, Fortuna Publica fut la divinité tutélaire du populus Romanus, de l'État romain tout entier; d'où le reste de l'énoncé, qui découla de cette épiclèse significative. Par son nom, la nouvelle déesse n'a rien de grec : elle n'est pas une Fortuna Vrbis, simple traduction d'une Τύχη πόλεως221. Sa titulature canonique n'a rien que de romain. Au début du IIe siècle, elle remet en vigueur les anciens usages et, par là même, elle insère la nouvelle Fortuna dans le groupe traditionnel et archaïque que formaient les Fortunes des classes d'âge.

Mais on ne saurait se limiter à ces considérations formelles : ce n'est pas seulement une règle de rédaction ancestrale, perpétuée par le conservatisme romain, ni le jeu des analogies verbales qui ont inspiré la titulature de cette Fortune récente. Elle touche au contraire au plus profond, au contenu politique et idéologique du nouveau culte. Rome, à qui tout était permis, eût pu, si elle l'eût voulu, se donner une Fortuna Vrbis et l'offrir à la vénération de l'univers, ou ériger, comme le fera Hadrien, des siècles plus tard, un templum Vrbis Romae. Si elle a choisi une autre formule, c'est de propos délibéré. Le concept de Tyché des villes a vu le jour dans la Grèce des cités et il reste lié au régime de la πόλις. Mais

il n'a plus de sens pour la Rome du IIe siècle, celle qui naît après la seconde guerre punique et qui, victorieuse de Carthage, accède à l'empire universel. Il est significatif, à cet égard, que le premier témoignage d'une offrande, peut-être d'un culte adressé à la Fortuna Publica provienne non de la ville elle-même, mais d'une colonie qui, par cet hommage, s'incline devant la domination du peuple romain. En substituant à la notion grecque de Τύχη πόλεως la notion romaine de Fortuita Publica populi Romani, Rome signifie le passage de la ciuitas à Yimperium. Le domaine sur lequel elle appelle la bénédiction des dieux, incarnée en Fortuna, n'est pas une ville bâtie par les hommes, liée à la terre et bornée dans l'espace, mais le populus Romanus lui- même, entité supérieure et vivante qui ne se confond pas avec les limites géographiques de Yurbs, mais qui est idéalement présent en tous les points de l'empire, partout où se manifeste la puissance de Rome, représentée par ses généraux et ses magistrats détenteurs des auspices et de Yimperium. On peut le dire sans craindre le paradoxe : toutes les villes ont leur Tyché, une cité de médiocre renom aussi bien que les capitales les plus fameuses du monde hellénistique, Antioche ou Alexandrie; mais le peuple romain seul a sa Fortune, incarnation de la faveur des dieux dont il est seul dépositaire. Loin donc d'avoir copié les Τύχαι πόλεων des villes grecques, concept anachronique, inadapté aux réalités politiques contemporaines et aux structures du monde occidental, Rome, alors même qu'elle s'en inspirait, a innové. Par une imitation originale, elle s'est donné une Fortuna Publica qui est la projection religieuse de son impérialisme et qui traduit, mieux, qui sacralise la conscience orgueilleuse qu'elle a d'elle-même. Si la Tyché d'une ville est l'expression surnaturelle de sa personnalité, la Fortuna Publica de Rome répond parfaitement à cette définition. Mais, fièrement isolée à l'écart, et au-dessus, des innombrables Τύχαι πόλεων du monde hellé-

221 Rome concevra, plus tard, l'idée d'une Fortuna Vrbis, non comme objet de culte, mais comme un double littéraire de la Fortuna populi Romani; cf. l'exemple remarquable de Liv. 3, 7, 1, où les di praesides ac Fortuna

Vrbis conjuguent leur action pour écarter de la ville les Volsques et les Èques, en les détournant sur Tusculum par l'appât du butin.

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 81

nistique, elle exprime l'unicité de Rome et, en cela, elle est le symbole d'une idéologie nationale et impériale qui ne doit rien à la Grèce.

Tournée vers l'avenir et l'expansion conquérante de Rome, libre transposition de la Tyché des villes grecques, la Fortuna Publi- ca populi Romani n'en reste pas moins l'héritière d'un très ancien passé cultuel; et la continuité qui la relie aux Fortunes des classes d'âge est peut-être plus frappante encore que l'hiatus qui l'en sépare. Car c'est sur leur modèle qu'a été élaboré non seulement son nom, mais aussi son contenu. La grande innovation de 194 a consisté, en fait, à donner à Rome une Fortune totale, alors qu'elle n'avait, jusque-là, connu que des Fortunes partielles. Aux déesses tutélaires des classes d'âge, masculines et féminines, chacune enfermée dans le groupe biologique et social qui fait sa spécialité, à la Fortune royale de Ser- vius et à la Fors Fortuna des plébéiens et des esclaves, succède une Fortune commune à tout le peuple romain, qui apparaît à la fois comme leur continuatrice et comme leur somme. Cette fidélité au passé revêt plusieurs aspects. Elle a sans doute, outre les raisons politiques que nous signalions, contribué à faire préférer la Fortuna populi Romani à une Fortuna Vrbis, plus grecque, mais aussi plus insolite aux yeux de la religion romaine. Les Fortunes archaïques étaient attachées à des collectivités vivantes, à tel point que leurs compétences, liées aux pratiques rituelles de «passage», étaient à l'origine au moins autant physiologiques que sociales. La Fortune du peuple romain perpétue certaines de ces valeurs, non sans une transposition qui est le fruit du temps et de l'évolution historique. Elle a pour tâche, elle aussi, de veiller non sur une ville de pierre, mais sur l'organisme vivant et humain, sur l'être collectif qu'est un populus, véritable corps politique, appelé à croître ou menacé de dépérir (qu'on songe aux affres de la seconde guerre punique), sain ou sujet aux maladies au même degré que les individus. En ce sens, la Fortuna populi Romani, qui rassemble en elle les attributions éparses et spécialisées des Fortunes archaïques, fait la synthèse de leurs pouvoirs : elle les prolonge et les majore, elle prend une

dimension nationale qu'elles n'avaient point; mais, même si elle les éclipse par son prestige politique et sa modernité hellénisante, elle n'en est pas moins la descendante de leur ancienne lignée. D'autre part, et sans que cet aspect soit contradictoire avec le précédent, elle est, comme elles, une abstraction divinisée, qui tire son existence non de la personnalité anthropomorphique et mythique qu'elle n'a point, ou que, détachée de Servius, elle n'a plus, mais des groupes humains qu'elle protège et qu'elle incarne. Les Fortunes des classes d'âge, surtout lorsque, avec le temps, elles eurent perdu leur signification biologique pour ne plus être que les divinités tutélaires des hommes, des femmes, des adolescents, étaient déjà très proches des Tychés «personnelles», celles d'un individu, d'une corporation ou d'une ville. Passant de la multiplicité des groupes sociaux à la totalité du populus, la nouvelle Fortuna Publica populi Romani, protectrice de l'État tout entier, prend sans heurt leur succession et leur relève.

Il est, enfin, un dernier point par lequel la Fortune hellénisée de 194 se révèle aussi bien fille de la tradition latine que de la pensée grecque. C'est par la théorie du destin dont elle est porteuse et par la définition même du concept de Fortuna, notion abstraite et divinisée, et non plus déesse personnelle. La Tyché d'une ville, comme celle d'un roi ou d'un individu, même le plus ordinaire, est la divinité spéciale qui est chargée de son bonheur, qui assure sa prospérité et sa «chance», au sens merveilleux que ce mot avait pris pour les Grecs de la fin du IVe ou du IIIe siècle, détachés des dieux de l'Olympe, dépourvus d'une religion qui nourrisse leurs âmes et réduits à se réfugier dans cette espérance. La «chance» est le don irrationnel et mystérieux que Tyché confère à ses favoris, le talisman de bonheur qu'elle leur remet, mais à titre précaire, sous la menace perpétuelle de le voir disparaître et de tout perdre avec lui. L'ancienne fortuna latine, nom commun, n'avait pas cet aspect fantasque de trésor fabuleux et presque magique que le caprice de Tyché se plaît à prêter aux hommes. Elle était, en un sens plus grave et plus authentiquement religieux, la «faveur» divine et la «destinée» individuelle de chacun

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d'entre nous222; destinée conférée à la naissance et dont on peut espérer qu'elle sera heureuse plutôt que malheureuse; faveur que la justice des dieux proportionne au mérite personnel de l'individu et dont l'exemple le plus éclatant est Servius, roi accompli, modèle du souverain, qui a dû le trône à ses qualités exceptionnelles, couronnées par l'amour et par la volonté bénéfique de Fortuna223.

Les deux conceptions, la grecque et la romaine, l'une amorale et instable, l'autre fidèle aux croyances ancestrales, n'en avaient pas moins assez de points de contact pour se rejoindre aisément et pour que Fortuna Publica populi Romani veillât au «bonheur» de Rome, c'est-à-dire à sa prospérité et surtout à sa puissance. Mais elle est plus encore. Élaboré à l'extrême fin de la seconde guerre punique et dans les années qui suivirent la victoire, puis virent l'intervention de Rome, de nouveau victorieuse, en Grèce et en Macédoine, le nouveau culte allie en lui jusqu'à les confondre les notions de «chance», de «destinée» et de «volonté propice» des dieux. Rome, vivant dans le cadre étroit de l'année, celui des travaux agraires, des magistratures et des campagnes militaires interrompues chaque hiver, étendant son regard, au plus, sur un lustrum de cinq ans, fut lente, on le sait, à concevoir

l'idée d'un destin à longue portée, fixé pour l'infini des temps224. Mais, au IIIe siècle, les prédictions de ses premiers poètes hellénisants, confirmées par l'expérience de la victoire, lui ont donné la révélation de son propre destin. Ainsi Naevius, qui fut le modèle dont s'inspira Virgile au début de YÉnéide, avait déjà, dans le premier livre du Bellum Poenicum, dépeint la tempête qui avait éprouvé les Troyens, les plaintes de Vénus auprès de Jupiter et la promesse magnifique du dieu : et sequuntur uerba louis filiam conso- lantis spe futurorum, dit Macrobe qui résume la scène225. Passant des prédictions divines à l'histoire contemporaine qui les réalisait, le même Naevius reconnaissait l'intervention du Destin dans l'élection au consulat de L. Caeci- lius Metellus qui, durant la première guerre punique, avait été, en 250, vainqueur d'Has- drubal à la bataille de Palerme :

fato Metelli Romae fiunt consules226.

Fortuna, déesse de la fécondité et des naissances, devenue par là même, dès les premiers temps de son histoire, distributrice des destins et de la faveur divine, était prête à assumer ce rôle auprès de Rome, mais avec une ampleur et une dignité qu'elle était loin

222 Cf. T. I, p. 432 sq. 223 C'est l'un des thèmes du livre de G. Dumézil, Ser

vius et la Fortune, Paris, 1943, repris dans Idées romaines, Paris, 1969, «Census», p. 103-124: Servius, roi «méritant», qui allie, en lui la uirtus et la fortuna, et «roi-censeur», est porté au trône par la «louange qualifiante» de ses sujets unanimes et, réciproquement, il fonde sa réforme sociale sur le même principe, celui de la « déclaration qualifiante », qu'exprime la racine * kens-,

224 Cf. G.Dumézil, Rei. rom. arch., p. 494-500; et, sur les vœux des consuls, annuels, à leur entrée en charge, et quinquennalia, Marquardt, Le culte chez les Romains, I, p. 3 17-320; cf. p. 315.

225 Sat. 6, 2, 31. Macrobe ne nous a pas transmis les expressions mêmes de Naevius, et nous ne pouvons juger jusqu'où Virgile était allé dans l'imitation littérale du vieux poète. Mais la réponse de Jupiter à Vénus est placée sous le signe du fatum :

Parce metu, Cytherea, manent immota tuorum fata tibi. . . Hic tibi (fabor enim, quando haec te cura remor-

det, longius, et uoluens fatorum arcana mouebo) (Aen. 1, 257-262).

226 Selon l'exégèse d'E. Marmorale, Naevius poeta, 2e éd., Florence, 1950, p. 58-91, qui a montré que ce vers provenait du Bellum Poenicum, non d'une comédie. Il fut écrit à la gloire de L. Caecilius Metellus, consul en 251, proconsul en 250, au triomphe de qui défilèrent les cent vingt ou cent trente éléphants capturés à Palerme, et qui, figure d'exception, s'illustra encore en 241, lorsque, devenu grand pontife, il sauva du feu le Palladium et y perdit la vue (cf. T. I, p. 445, n. 84). Ce n'est qu'après coup que le vers de Naevius fut détourné de son sens, « c'est par la volonté des dieux (cf. Non. 730, 25 : fatum. . . significan- tiam decreti habet ; également pro uoluntate) que les Metelli deviennent consuls à Rome» («per volontà degli dèi che volevano salvare Roma»), et qu'il prit la signification maligne qu'on lui donne d'ordinaire («per cieca volontà del caso», où le mérite personnel n'a point de part; ou, pire, «accidente voluto dal destino», «sventura»; on proposera: «c'est la fatalité que les Metelli deviennent consuls à Rome»), pour être appliqué, comme une satire, à Q. Caecilius Metellus, fils du précédent, et consul en 206. D'où la riposte, non moins célèbre, et à double sens elle aussi, des Metelli : dabunt malum Metelli Naeuio poe- tae.

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 83

d'avoir connues jusque-là. A la destinée terne et quotidienne, à la bienveillance des dieux, le plus souvent sans éclat que, dans la religion archaïque, elle a\'ait pour tâche de dispenser à tous les hommes, même aux plus effacés, se substitue un rôle nouveau, à la mesure du destin universel et privilégié dévolu à la Ville. Avec une résonance sacrée que n'a pas la Ty- ché hellénistique, la Fortuna populi Romani veille au «bonheur» de Rome, mais, plus encore, elle préside au destin unique qui l'élève au-dessus de toutes les nations et elle répand sur elle la bénédiction des dieux. Plus encore que la protectrice «spéciale» de la cité, au sens où le serait une Tyché, elle incarne la grâce divine qui a été conférée à Rome; elle personnifie la faveur des dieux concentrée à tout jamais sur la ville élue.

Ainsi, lorsque la dédicace de 194 consacra l'entrée officielle dans la religion romaine du concept hellénistique de Τύχη πόλεως, les Romains n'eurent-ils nullement conscience de recevoir, dans le temple du Quirinal, une divinité étrangère. Son accueil, depuis 204, avait été préparé par la médiation de la Primigenia, toute proche de l'horizon romain. Surtout, la notion grecque de Τύχη πόλεως avait été romanisée et réinterprétée à la lumière des valeurs nationales : chargée de la foi rayonnante qu'avait Rome en son destin de ville troyenne, et des traditions les plus archaïques du culte de Fortuna. Plus qu'une déesse importée et radicalement neuve, la Fortuna populi Romani apparaît, par sa forme aussi bien que par son contenu, comme la synthèse de données, de croyances, de souvenirs à la fois grecs et romains. Ce qui confirme à nouveau le mode naturel et spontané sous lequel dut s'accomplir Yinterpretatio Graeca. L'hellénisation de Fortuna n'est pas l'œuvre savante, artificielle ou autoritaire, de spéculations intellectuelles et théoriques. Elle s'est faite, au jour le jour, dans les échanges de la vie quotidienne, dans les transactions commerciales, sur les champs de bataille ou dans les villes d'Italie et de Sicile conquises par Rome, par la rencontre, puis la fusion de plus en plus complète de deux déesses déjà très proches, que leurs analogies fonctionnelles - le don de la fécondité ou de la prospérité, les idées de destin et de faveur propice -,

ainsi que leur nature d'abstractions divinisées prédisposaient à se confondre.

Si l'adoption de Tyché fut à ce point naturelle et comme invisible, si la Fortuna Publica populi Romani se rattache par tant de liens à la romanité, où donc est la nouveauté des années 204-194? Durant ces années, Rome a franchi une étape décisive de l'hellénisation. Jusqu'alors, avant Carvilius et même après lui, elle ne concevait la Fortune hellénisée que sous l'aspect général d'une Agathe Tyché, dans un premier temps déesse du bonheur et de la prospérité, puis, dans un second temps, dispensatrice de la victoire, mais sans que ses faveurs, auxquelles tous les hommes pouvaient prétendre, fussent réservées à un groupe ou à un être privilégié. C'est là la découverte de 204-194 : Rome a eu la révélation qu'une ville pouvait posséder sa propre Fortune, incarnation de sa souveraineté et gage de sa primauté sur les autres peuples. Cette idée d'une Fortune protectrice de l'État l'a gagnée progressivement, ainsi que les villes d'Italie centrale ou méridionale, Bénévent et Capoue par exemple, à la fin du IIIe siècle, au cours de la seconde guerre punique. Mais, restée à demi inconsciente, elle n'avait pas encore pris la forme cultuelle et officielle qu'impliquent la fondation d'un temple et l'attribution d'une épiclèse : en 194, c'est désormais chose faite. Auparavant, Rome n'avait qu'une Tyché incomplète, encore à l'état d'ébauche, l'équivalent latin de l'Agathe Tyché. Il lui manquait, en la personne d'une Τύχη πόλεως, une pièce maîtresse du culte. Elle vient de se la donner et nous pouvons dès lors considérer que, dans ses lignes majeures, le culte hellénisé de Fortuna est définitivement constitué. Il lui reste, sans doute, d'autres étapes à parcourir : la définition théologique de la nouvelle Fortuna-Tyché ne fait que s'esquisser; surtout, la troisième forme du culte hellénistique, celui qui s'adresse à la Tyché des rois, reste, pour l'heure, hors de la portée de Rome et inassimilable par la religion de l'État républicain. Mais, sous ces deux premières formes, l'identification de Fortuna et de Tyché est aussi profonde qu'elle pouvait l'être à cette date : un avenir brillant s'ouvre devant elle et, effectivement, elle va se poursuivre à un rythme rapide. Jusque-là, en effet, bien que la

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dévotion de Carvilius eût commencé de l'introduire dans la vie publique de Rome, la Fortune hellénisée n'y avait tenu qu'une place discrète, dissimulée derrière les cultes traditionnels. Désormais promue au premier rang de l'idéologie officielle, reconnue par les dirigeants, puis par les poètes de Rome comme l'un des facteurs du destin national, Fortuna va retrouver un prestige et une vitalité politiques qu'elle avait depuis longtemps perdus.

L'un des premiers résultats de l'hellénisa- tion fut en effet de réanimer le culte public de la Fortune romaine, toujours vivace dans la dévotion des particuliers227, mais stagnante, si ce n'est déclinante, dans la religion de l'État. Depuis la légende de Coriolan et la fondation du temple de Fortuna Muliebris, l'absence de documents ne nous a pas permis de suivre son histoire et il faut attendre le sanctuaire de Carvilius, dédié à une Fors Fortuna qui, précisément, est déjà hellénisée, pour retrouver un témoignage de l'expansion du culte. Mais il est facile de deviner combien le rayonnement des anciennes Fortunes avait dû souffrir de la disparition du monde archaïque d'où elles tiraient leur justification. Aux IIIe- IIe siècles, les Fortunes des classes d'âge, liées à des structures sociales périmées, n'étaient plus que des témoins vénérables, mais fossilisés, d'un passé révolu. De même, l'illustre Fortuna du Forum Boarium, déesse tutélaire du roi, avait vu son prestige politique sombrer avec la révolution de 509. Si, avant la Fortuna Publica du Quirinal, elle avait été, en tant que déesse royale et à travers la personne du souverain, la protectrice du populus Romanus tout entier, encore n'avait-elle rempli ce rôle qu'implicitement, et, de toute façon, la Rome républicaine avait volontairement écarté ces souvenirs. Seules, la légende de Servius, son amant, la majesté de sa statue, invisible sous ses toges royales, et la crainte superstitieuse qu'elle inspirait toujours maintenaient la gloire de son sanctuaire. Mais on peut se demander si, voyant le temple tout neuf qui lui avait été reconstruit après l'incendie de 213, les contemporains de Scipion

et de Tuditanus n'éprouvaient pas déjà, comme Denys d'Halicarnasse devant l'antique statue qu'il abritait228, le sentiment étonné d'un admirable anachronisme, miraculeusement préservé, mais infiniment éloigné des préoccupations de leur temps.

Le mérite du nouveau culte fut de donner à Rome une Fortune collective et politique qui répondait aux dimensions actuelles de l'empire et à la conscience glorieuse que la ville avait d'elle-même. Les Fortunes archaïques, patronnes du roi et des groupes sociaux, avaient eu jadis ces fonctions : elles ne les remplissaient plus, ou les remplissaient mal. Quant aux premiers aspects qu'avait revêtus l'hellénisation, ils s'étaient cantonnés dans la religion privée. L'initiative elle-même de Carvilius, rendant grâces à la déesse pour les victoires qu'elle lui avait accordées, bien que, émanant d'un consul, elle engageât l'État, n'était pas allée jusqu'à donner à tous les citoyens une Fortune en laquelle ils pussent se reconnaître et communier dans la grandeur de Rome. Ce résultat fut atteint par la création cultuelle de 194, qui fit renaître à Rome une religion collective de la Fortune, religion officielle sans doute, c'est-à-dire en partie artificielle, mais grandiose et exaltante. En adorant sa Fortuna Publica, le peuple romain s'enivrait de l'hommage qu'il se rendait à lui-même et à sa toute-puissance de peuple élu, placé sous la tutelle de la déesse qui, désormais, était attachée à sa sauvegarde et qui actualisait, dans le culte, le fatum révélé à la ville et les promesses divines dont Rome avait fait l'objet.

Ainsi furent assurés, grâce à l'hellénisation, non seulement le renouveau, mais, plus encore, la promotion de Fortuna, et cela pour toute la suite de son histoire. Car, si la nouvelle Fortuna popuîi Romani ressuscitait et prolongeait certaines des valeurs antiques du culte, elle acquérait une portée que n'avaient jamais eue ses devancières : elle devenait déesse nationale de tout le peuple romain; elle tenait entre ses mains non seulement les destins individuels, mais aussi le sort de

227 Sur les créations de la religion privée au IIIe siècle, cf. chapitre III.

228 Cf. T. I, p.277, n. 146.

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L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 85

l'État. Aussi son effigie est-elle le symbole monétaire des périodes de crise où, à la fois thème de propagande, enjeu politique dont les partis rivaux cherchent à s'assurer l'usage exclusif, et appel aux puissances surnaturelles, le recours à la Fortuna populi Romani vise à affermir les destinées chancelantes de l'État romain et à réaliser, autour de ce signe de ralliement religieux, une sorte d'union sacrée. Durant les guerres civiles où se consomme la ruine de la république, sa tête diadémée paraît par deux fois, en 49, avec la légende Fort. P. R., au droit d'un denier de Q. Sici- nius229, encore de frappe urbaine, avec, au revers, le caducée ailé, la palme ornée de bandelettes et la couronne de laurier, symboles de la félicitas et de la victoire qui, sous le commandement de Pompée, promettent le triomphe au parti républicain; et, avec le même type et la légende F. P. R., au droit d'un aureus de M. Arrius Secundus, qui date de 43, alors que, après la mort de César, le sénat essayait de s'arroger la frappe de l'or, et dont le revers, qui représente les décorations, couronne de laurier, hasta pura et phalères, accordées en 73 au préteur Q. Arrius, sans doute le père du monétaire, pour ses exploits dans la guerre de Spartacus, associe au symbole de l'État le rappel du passé et des gloires familiales, double refuge, en ces temps si troublés, contre les périls du présent230. Au delà des dissensions sanglantes qui déchirent Rome et son empire, contre les ambitieux qui aspirent au pouvoir personnel, la Fortuna populi Romani incarne la légitimité républicaine et la continuité du destin romain.

Lorsqu'elle reparaît dans la numismatique impériale, c'est sur le monnayage émis en Gaule entre mars et mai 68, durant la révolte de Vindex, soutenue d'Espagne par Galba : un denier qui porte au droit le buste d'Hercule Adsertor (allusion au surnom de Vindex) la représente, au revers, debout, tenant une couronne et la corne d'abondance, symboles de victoire et de prospérité pour l'État qui doit «refleurir» avec la déchéance de Néron, comme l'exprime la légende remplie d'espérance, Florente Fortuna P.R.231. Enfin, plusieurs émissions de Nerva, aurei, deniers et grands bronzes, associent, au droit, en 96 et 97, la tête de l'empereur et, au revers, la Fortuna P. R., diadémée et assise, dans l'attitude du repos et de la stabilité, tenant d'une main le sceptre, de l'autre, des épis, qui ne font point partie de son iconographie usuelle, mais qui, comme sur les effigies de Pax Augusti ou de Salus Publica, auxquelles elle s'apparente étroitement, sont le signe du bonheur et de l'abondance retrouvés, avec le rétablissement de la paix civile et le règne réparateur du nouveau prince232. Avec la chute, espérée ou réalisée, des tyrans sanguinaires, Néron et Domitien, le retour à la Fortuna populi Romani ouvre, ou semble ouvrir, une nouvelle ère de prospérité pour Rome et l'empire, pour qui elle continue de symboliser la restauration de l'État et le rétablissement de la liber- tas. Répondant à la Fortune propre de l'empereur, à la Fortuna August, qui, elle, est figurée debout, selon le type le plus courant, la coexistence de leurs deux effigies traduit bien la réussite du nouveau régime, qui, selon la

229 PL IV, 3. Babelon, II, p. 458 sq. et 460 sq., n°5; Grueber, I, n° 3947-3949; Sydenham, n°938; Crawford, I, p. 460, n°440, 1. Cf. H. Zehnacker, Moneta, I, p. 617.

230 PL IV, 4. Babelon, I, p. 219 sq., n° 1 ; cf. p. XLI sq.; Grueber, I, n°4209; Sydenham, n°1083; Crawford, I, p. 522, n° 513, 1. Cf. H. Zehnacker, Moneta, I, p. 519; 523; II, p. 771, qui, contre Babelon et Grueber, refuse la thèse du «slogan sénatorial» et n'interprète l'effigie du droit que dans le sens de «la gloire militaire et [de] la fierté gentilice».

231 Cohen, I, p. 343, n° 365; Mattingly, I, p. CLXXXIX; CXCIV sq., qui y voit une sorte de Fortuna Felix; 294 η. Cf. Mattingly-Sydenham, The Roman imperial coinage, I, Londres, 1923, p. 178 sq. et 184, n° 1 ; et É. P. Nicolas, De

Néron à Vespasien. Études et perspectives historiques suivies de l'analyse, du catalogue et de la reproduction des monnaies « oppositionelles» connues des années 67 à 70, Paris, 1979, II, p. 1312, n° 1; 1416, n°9; 1445, n°9; pi. I, 9 (quatre exemplaires connus).

232 Cohen, II, p. 8, n° 76-81 ; Mattingly, III, p. XXXVII sq. (qui hésite toutefois à interpréter les épis de la déesse); XLIV; p. 2, n°12; 6, n°40-43; 8 f; 15, n°90; 20, n° 110-111; 24*. Cf., ainsi que sur les émissions précédentes, A. Merlin, Les revers monétaires de l'empereur Nerva, Paris, 1906, p. 28-31, qui, dans tous les cas, interprète la Fortuna populi Romani comme un symbole « républicain », gage de restauration de l'autorité sénatoriale.

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formule de Tacite, sut allier les inconciliables : Nerua Caesar res olim dissociabilis mis- cuerit, principatum ac libertatem233.

Mais la postérité du culte fondé en 194 ne se limite pas à cette fidélité, plus apparente que réelle, aux traditions républicaines. Première Fortune officielle et politique de Rome, la Fortuna populi Romani contient en germe tous les développements futurs du culte et, à l'imitation de la Tyché hellénistique, déesse des cités et des rois et maîtresse de l'univers, elle est encore appelée à de plus hautes promotions. Protectrice du peuple souverain, dominateur tout-puissant du monde, elle a vocation pour devenir elle-même déesse universelle et souveraine, et pour exercer la même primauté, non plus seulement politique, mais aussi, dorénavant, métaphysique. Première Fortune «personnelle» de Rome, garante de l'impérialisme romain et symbole de sa vocation conquérante, elle introduit dans la religion de l'État l'idée, alors révolutionnaire, que certains êtres collectifs ou individuels, prédestinés et choisis par les dieux, peuvent avoir leur Fortune, qui les élève au-dessus de leur condition mortelle et leur confère un «bonheur» surhumain. De cette révélation

sortiront à leur tour d'autres nouveautés idéologiques, bien éloignées de leurs origines républicaines et qui, après la découverte de l'Agathe Tyché et de la Tyché des villes, ouvriront à Rome l'accès à la troisième forme du culte hellénistique, à la Tyché des rois et à ses transpositions romaines. De même que le peuple romain, vainqueur de tous ses ennemis, a sa Fortune, les imperatores triomphants du dernier siècle de la République, puis les empereurs, souverains légitimes de Rome, se donneront la leur : après la Fortuna Publica, les Romains adoreront la Fortuna Augusta et, à la Fortuna populi Romani, succédera la Fortuna Augusti, qui la reléguera dans l'ombre. Mais, qu'elles couronnent la Fortune du peuple romain née en 204-194 ou qu'elles l'éclip- sent, toutes ces créations religieuses découlent d'elle, en une suite ininterrompue. Avec les premières années du IIe siècle, après une longue période de latence où elle a lentement mûri, l'hellénisation de Fortuna est entrée dans sa phase ardente et les forces que, pendant des générations, elle a patiemment accumulées vont désormais jaillir avec une puissance qui ne connaîtra point de fin.

233 Tac. Agr. 3, 1.

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CHAPITRE III

EN MARGE DES CULTES OFFICIELS : LE TÉMOIGNAGE DE LA LITTÉRATURE ET LA RELIGION

POPULAIRE DE FORTUNA

La dédicace des temples fondés par des magistrats, Carvilius, puis Sempronius Tudi- tanus, pour révélatrice qu'elle soit de l'hellé- nisation de Fortuna, n'en laisse néanmoins appréhender que les aspects les plus officiels, ceux qui touchent aux relations nouvelles de la déesse avec l'État romain, auquel elle confère désormais victoire, prospérité et souveraineté. Mais elle relègue dans l'ombre les aspects plus intimes, plus personnels, de la transformation qui, dans la conscience individuelle des Romains, convertit peu à peu la Fortune archaïque en une Tyché donneuse de chance, mais aussi de malchance, tantôt bonne, tantôt mauvaise, maîtresse absolue du sort et des événements. Ce ne sont évidemment ni les sèches notices des calendriers, ni la chronique nationale du peuple romain transmise par les annalistes, ni les inscriptions encore si rares et, de toute façon, si brèves qui peuvent nous donner l'intelligence de ces métamorphoses secrètes et nous aider à percevoir l'écho qu'elles éveillaient dans les profondeurs de l'âme romaine. Par bonheur, les premiers textes littéraires, contemporains de l'hellénisation, peuvent nous révéler l'autre

face de ce diptyque et nous permettre une approche plus vivante, plus concrète de la réalité psychologique : seuls, ils peuvent nous introduire dans la familiarité de la religion privée et de l'expérience quotidienne, et nourrir de leur humanité les informations objectives que les sources historiques nous apportent sur la religion politique de Fortuna.

I - Les premiers témoignages littéraires : Naevius et Plaute

C'est avec le premier représentant de la littérature latine qu'apparaît aussi, vers le début du IIIe siècle, le premier exemple du nom commun fortuna, au sens de «destinée», dans le saturnien d'Ap. Claudius que nous ne connaissons que par la transcription que Sal- luste en donne, au style indirect : fabrum esse suae quemque fortunae 1 ; mais, déjà, cette morale si romaine de la fortune, morale volontariste et de la responsabilité, qui fait ou fera figure de lieu commun, paraît inspirée d'une source grecque2. Il faut, ensuite, attendre

1 Epist. 1, 1, 2. E. Baehrens, Fragmenta poetarum Ro- manorum, Leipzig, 1886, frg. 3, p. 36, restituait ainsi le vers : est unus quisque {aber ipse suae fortunae.

2 Des vers de même sens sont cités par Cicéron, parad. 34; Cornelius Nepos, Au. 11, 6: sui cuique mores fingunt fortunam hominibus; Non. 846, 24. Plaute dit de même.

Tri. 363 : nam sapiens quidem pol ipsus fingit fortunam sibi (également supra, T. I, p. 190, n. 220). Ces diverses maximes dérivent sans doute d'une source commune, en qui l'on reconnaîtra Philemon (F. Marx, Appius Claudius und Philemon, ZŒG, XL Vili, 1897, p. 217-220; H. Bar- don, La littérature latine inconnue, I, Paris, 1952,

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Naevius pour retrouver le vocabulaire de la fortune. Ni la déesse Fortuna, ni le nom commun, ni aucun autre mot de la même famille ne sont en effet attestés chez Livius Androni- cus : lacune qui n'est due, sans nul doute, qu'au hasard de la transmission des textes. Car, si l'on ne s'étonne pas de ne pas voir Fortuna nommée dans les fragments de Y Odyssée, où rien n'appelait sa présence, puisque Tyché ne figure pas chez Homère3, l'argument ne vaut que pour le poème épique, et pour le nom de la déesse; il ne saurait s'appliquer ni au substantif fortuna et à ses dérivés, ni aux fragments des tragédies et des comédies de Livius Andronicus.

En revanche, son contemporain Naevius nous offre un matériel déjà suffisant pour permettre l'analyse sémantique, puisque, chez lui, le substantif est attesté deux fois et qu'on y trouve également, une fois, l'adjectif fortu- natus. La provenance de ces trois textes nous est au moins approximativement connue. Les deux emplois de fortuna appartiennent au Bellum Poenicum, l'un, peut-être au chant I,

ei uenit in mentent hominum fortu- nas4,

l'autre au chant I ou au chant II, iamque eius mentem Fortuna fecerat

quietem 5,

ce qui n'empêche pas que leur interprétation reste obscure et qu'elle ait longuement donné matière à discussion. C'est sur le second de ces fragments que pèse l'incertitude la plus grave qui, d'emblée, nous introduit au cœur du débat et révèle toute l'ambiguïté du concept de fortuna. Problème de graphie, en effet, c'est-à-dire de signification : s'agit-il de fortuna, nom commun, ou, avec une majuscule, de Fortuna, la déesse6? La première solution, quoique défendue par certains éditeurs, qui, il est vrai, n'ont pas toujours formulé nettement le problème, nous semble la moins convaincante. Sujet d'un verbe d'action, Fortuna désigne une puissance agissante et personnelle, possédant le vouloir efficace et divin que les Romains appelaient numen7, et qui intervient en faveur d'Énée, eius, sur l'identité de qui tous les commentateurs sont d'accord. Dans quelles circonstances? L'attribution incertaine du fragment au chant I, ou au chant II, ne permet guère de le préciser : se rappor-

p. 24 sq.; L.Herrmann, Les « Sententiae » d'Appius Claudius Caecus, Hommages à J. Bayet, coll. Latomus, LXX, Bruxelles, 1964, p. 255-259; P. Grimal, Analisi del Tri- nummus e gli albori della filosofia in Roma, Dioniso, XLIII, 1969, p. 363-376; E. Flores, Letteratura latina e ideologia del HI-Η a.C, Naples, 1974, p. 10-12; F. Stoessl, Die Sententiae des Appius Claudius Caecus, RhM, CXXII, 1979, p. 18-23; B. Bilinski, Appio Claudio Cieco e l'aspetto sociale della sua sentenza «Fabrum esse suae quemque for- tunae », dans Letterature comparate. Studi E. Paratore, Bologne, 1981, I, p. 283-291), que Plaute imite dans le Tri- nummus.

3 Cf. T. I, p. 456. 4 Αρ. Prisc, CL Keil, Η, 199, 2. Ε. Η. Warmington,

Remains of old Latin, coll. Loeb, II, 1936; nouv. éd., 1957, frg. 54, p. 70 sq. ; E. Marmorale, Naevius poeta, 2e éd., Florence, 1950, frg. 18, p. 241; S. Mariotti, // «Bellum Poenicum» e l'arte di Nevio, Rome, 1955; reprod. 1970; frg. 48, p. 115; M. Barchiesi, Nevio epico, Padoue, 1962, frg. 20, p. 495; W. Strzelecki, Leipzig, Teubner, 1964, frg. 16, p. 7; A. Mazzarino, Cn. Naevi Belli Poenici cartni- nis fragmenta, 2e éd., Messine, 1969, frg. 46, p. 48.

5 Ap. Prisc., GL Keil, II, 242, 23. Ε. Η. Warmington, frg. 47, p. 66 sq.; E. Marmorale, frg. 30, p. 247; S. Mariotti, frg. 16, p. 102; M. Barchiesi, frg. 22, p. 496; W. Strzelecki, frg. 24, p. 1 1 ; A. Mazzarino, frg. 19, p. 35.

6 Les deux graphies sont, d'ailleurs, inégalement révélatrices des intentions des éditeurs. Seul, l'emploi de la majuscule, Fortuna, est parfaitement clair. Celui de la minuscule, en revanche, ne signifie pas nécessairement que l'éditeur opte pour le nom commun; il permet, le cas échéant, de laisser le problème en son entier, sans le trancher. D'où, parfois, des discordances entre le texte et la traduction, comme, par exemple, dans le passage de Terence, Eun. 1046 sq. :

... an fortunam collaudem, quae gubernatrix fuit,

quae tot res tantas tarn opportune in unum conclusit diem ?

où J. Marouzeau, Les Belles Lettres, qui n'accorde qu'une minuscule à cette Fortune incontestablement divine et personnifiée, traduit, à juste titre: «ou dois-je rendre hommage à la Fortune, qui a été l'ordonnatrice, qui a tellement à propos renfermé dans une seule journée tant de grandes choses?».

7 Selon la définition orthodoxe de numen, «volonté divine», «puissance agissante de la divinité», à l'exclusion des emplois poétiques, trop volontiers exploités par les modernes, où numen n'est plus que le synonyme de deus.

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EN MARGE DES CULTES OFFICIELS 89

tait-il encore au séjour d'Énée auprès de Di- don ou, déjà, aux épreuves qui l'assaillent en Italie8? Fortuna, plutôt que la chance, ou l'heureux cours des événements, nous paraît en tout cas, dans ce vers que l'allitération, Fortuna fecerat, et l'homéotéleute, mentem quietem, rendent doublement expressif, être la déesse elle-même, la puissante et déjà abstraite dispensatrice du sort qui, dans l'angoisse ou le malheur, est venue au secours du héros, la Fortune qui, en lui envoyant quelque événement favorable, «avait dès lors apaisé son cœur».

La frange d'incertitude qui entoure l'autre fragment est heureusement moins épaisse : si controversé qu'en soit aussi le contexte, la confrontation avec le chant I de YÊnéide, qui s'inspire de tout ce passage de Naevius, peut contribuer à en éclairer le sens, et, surtout, la

signification de fortuna y est plus immédiatement apparente. Appartient-il à la scène où Vénus, après la tempête, se plaint auprès de Jupiter du sort infligé aux Troyens, et où le dieu la rassure en lui dévoilant l'avenir? Et serait-ce, comme d'aucuns l'ont cru, la déesse ou, plutôt, le dieu qui, douloureusement, «se remémore la destinée des humains» qu'elle ou qu'il protège? Il est plus vraisemblable, toutefois, que et désigne Énée et que le vers, comme le croit E. Marmorale, se rattache à l'épisode de la tempête : c'est Énée lui-même qui, sauvé du naufrage, «se remémore la destinée» de ses compagnons qu'il croit morts. Fortuna n'a pas la valeur restreinte de «malheur». Le substantif a ici son sens classique le plus large : il désigne la «destinée» individuelle, le «lot» assigné à chacun d'entre nous et qui constitue le tout de son existence9, objet,

8 Ce fragment, d'après E. Marmorale, appartiendrait à l'épisode où, chez Naevius comme plus tard chez Virgile, Énée consultait la Sibylle de Cumes. Fortuna désignerait, dans ce contexte, la réponse favorable qu'il reçoit de l'oracle, «il responso favorevole dato dalla Sibilla ad Enea», «responso che aveva reso tranquilla l'anima sua», selon la traduction proposée par Marmorale, qui renvoie au commentaire de Baehrens, f rg. 22, p. 46 : « fortunam a Sibylla patefactam intellege». Il s'agit, en fait, de gloses plus que de traductions. Marmorale attribue à fortuna un sens qui n'est pas attesté et qui conviendrait bien davantage à fatum ou fata : les « arrêts » des dieux, le « destin » révélé par leur bouche. Si l'on veut à tout prix sauver cette interprétation et tenir fortuna pour un nom commun, désignant un principe, non une déesse, on ne peut guère, nous semble-t-il, l'entendre que comme le Destin bénéfique ou la Chance qui rassure Énée; mais quelle différence y aurait-il alors entre ces abstractions divinisées et Fortuna, divinité elle-même si abstraite? E. H. Warming- ton traduit, en un sens qui nous paraît beaucoup plus exact, «and by now Fortune had rendered quiet his mind», et se borne, pour le commentaire, à suggérer: «Aeneas in misfortunes?». A. Ernout, dont on regrettera qu'il ne commente pas le vers, reconnaît également en Fortuna, orthographié avec une majuscule, le nom de la déesse (Recueil de textes latins archaïques, p. 139, v. 14). De même A. Mazzarino, qui se demande « quis sit a (c'est nous qui soulignons) fortuna serenus redditus», et rapporte le fragment à l'arrivée d'Énée en Italie. W. Strze- lecki, qui rattache les fragments précédents (21-23) au séjour d'Énée à Carthage, renonce, p. XXVII, à interpréter notre texte, le fragment 24 de son édition, «quod frag- mentum ad nescio quod facinus ab Aenea perpetratum referri uidetur». S. Mariotti, en revanche, voit dans fortuna «il buon andamento (effettivo) delle cose»; et

M. Barchiesi, après avoir discuté longuement, p. 483-486, l'attribution du vers au chant I ou II, conclut en faveur du premier: après les affres de la tempête, Énée serait réconforté, soit parce qu'il retrouve les siens sains et saufs, soit par l'accueil de Didon, et fortuna serait, dans ce contexte, l'équivalent de res secundae, le bonheur ou la chance en relation avec la uirtus. Cf. la discussion de F. M. Lazarus, Fortuna in selected republican authors, University Microfilms, Ann Arbor, 1972, p. 114 sq. et η. 28.

9 Fortunas est un génitif archaïque, pro «fortunae», dit Priscien, GL Keil, II, 199, 4, normalement employé après un verbe qui marque le souvenir (cf. meminisse; de même, en Cic. fin. 5, 2 : uenit enim mihi Platonis in men- tern; cf. A. Ernout, op. cit., p. 139, v. 13). Les éditeurs divergent sur l'interprétation du texte de Priscien qui, après avoir cité le fragment de la Gigantomachie avec la mention Naeuius in carmine belli Punici I (Ibid., 198, 15), introduit notre passage par la seule indication in eodem : eodem (carmine) en général, et sans notation de livre, «dans le même poème»? ou «dans le même chant I», in eodem (carmine ι), ce qui paraît plus naturel? le débat reste ouvert. Contre W. Strzelecki, op. cit., p. XXVI, et A. Mazzarino, qui rattachent le vers à « l'archéologie » du Bellum Poenicum et voient dans et Jupiter, E. H. War- mington, qui songe plutôt à la partie historique du poème, traduit, de façon beaucoup plus vague, «he bethought himself of the fortune of men» et s'interroge sur le contexte: «anxieties of a commander?»; suivi par S. Mariotti. E. Marmorale entend fortuna dans un sens défavorable: «ed egli [i.e. Enea] ricorda la sventura dei suoi compagni», che crede perduti». M. Barchiesi, op. cit., p. 468-476, qui n'exclut pas qu'Énée soit déjà engagé dans les vicissitudes qu'il doit rencontrer en terre italienne, propose de la lex humanitatis une analyse particuliè-

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pour l'Énée de Naevius, aussi mélancolique et contemplatif que celui de Virgile, d'une méditation désenchantée sur la «condition humaine». Le troisième fragment, qui provient d'une comédie, soulève moins de problèmes métaphysiques. C'est un vers de la Tarentilla, par lequel les deux jeunes héros de la pièce, à moins que ce ne soient leurs esclaves, saluent l'arrivée de leurs pères :

salui et fortunati suis duo duum nostrum patres !

«salut à vous, et les dieux vous bénissent tous deux, nos pères à tous deux!»10, vers formulaire, directement tiré de la vie quotidienne, et qui, avec une duplication courtoise, souhaite «bonjour et bonne chance».

Si brefs qu'ils soient, ces trois textes n'en sont pas moins riches d'enseignements et, dans la mesure où l'on peut être assuré de leur sens, nous pouvons en tirer deux

sions majeures. Ils permettent de dégager nettement la structure sémantique de fortuna et de définir trois sens principaux. Tout d'abord, le nom de la déesse, Fortuna (noté sens I). Ensuite, un sens II, «faveur divine», «chance», indirectement attesté par l'adjectif fortu- natus, qui en est un dérivé. Enfin, un sens III, la «destinée», le «sort» que les dieux et Fortuna attribuent aux hommes. D'autre part, c'est par l'œuvre du Campanien Naevius que Fortuna fait son entrée dans la littérature latine, et les traits sous lesquels elle y apparaît sont loin d'être indifférents. Sans doute n'est-ce qu'un exemple, le seul qui ait survécu à la perte de la première poésie romaine. Il n'en est pas moins remarquable que la Fortune, que les écrivains de la République et de l'Empire invectiveront à plaisir comme une puissance dura, saeua, crudelis11, et qu'ils rendront responsable de tous les maux de l'univers, figure pour la première fois dans un tex-

rement riche. En fait, c'est chez Virgile que nous avons le plus de chances de trouver la réponse aux problèmes que pose le vers, puisque nous savons par Macrobe que tout le début de VÉnéide est inspiré du premier chant du Bellum Poenicum : In primo Aeneidos tempestas describi- tur. . . Hic locus totus sumptus a Naeuio est ex primo libro Belli Punici. Illic enim aeque Venus, Troianis tempestate laborantibus, cum loue queritur, et sequuntur uerba Iouis filiam consolantis spe futurorum (Sat. 6, 2, 31); et Servius Danielis commente ainsi le discours d'Énée à ses compagnons, ο sodi. . . (Aen. 1, 198 et suiv.) : totus hic locus de Naeuio belli Punici libro translatus est. Peut-on retrouver chez Virgile la postérité du vers de Naevius, ei uenit in mentem hominum fortunas, et, par là même, mieux comprendre le sens que lui avait donné le vieux poète? Les paroles d'encouragement qu'Énée adresse à ses compagnons, ο socii. . ., sont une feinte rassurante : curisque ingentibus aeger / spem uoltu simulât, dit Virgile {Aen. 1, 208 sq.). En lui-même, Énée se souvient de ses morts; il pleure sur ceux qu'il croit avoir perdus :

nunc Amyci casum gémit et crudeltà secum fata Lyci fortemque Gyan fortemque Cloanthum

(v. 221 sq.). Et, plus tard, lorsque, rendus invisibles par Vénus, Achate et lui retrouvent vivants à Carthage ceux qu'ils avaient crus morts, ils continuent, avant de se faire reconnaître, de se poser la même question : quae fortvna wins ? « quel a été le sort de leurs compagnons?» (v. 517). Tel était déjà, chez Naevius, le sujet de la méditation d'Énée, dont nous percevons, chez Virgile, un double écho : fata dans l'un des passages, fortuna dans l'autre, sont, comme il arrive si souvent, deux termes équivalents pour désigner

la «destinée» humaine. Par sa place, juste après le récit de la tempête, par sa valeur affective, marquée par la douleur, le premier texte correspond directement au fragment de Naevius : Amyci casum, fata Lyci, sont les variations de Virgile sur le thème de ì'hominum fortuna que lui proposait Naevius. Le second texte, où la joie des retrouvailles succède à la souffrance, est en contraste affectif avec l'original; mais, formellement, c'est lui qui en est le plus proche, et le singulier quae fortuna uiris dont use Virgile (à opposer, par exemple, au pluriel fata- que fortunasque uirum, en 6, 683) nous apparaît comme l'imitation directe du génitif singulier fortunas qu'avait employé Naevius.

10 Ap. Charis., GL Keil, I, 127, 5. Ribbeck, Scaenicae Romanorum poesis fragmenta, 2e éd., Leipzig, 1871-1873; reprod. Hildesheim, 1962, II, p. 21, v. 86; E. H. Warming- ton, frg. 82, p. 100 sq. : «good day, good luck to you, the two fathers of us two !» ; E. Marmorale, palliât, frg. 30, 8, p. 221, qui attribuerait plutôt le vers à l'un des esclaves: «salut à vous... pères de nos deux maîtres», «dei due nostri (padroncini)». Cf. Pl. Aul. 182 : saluus atque fortu- natus, Euclio, semper stesi où Mégadore et Euclion font assaut de politesse, au point que ce dernier trouve suspectes les flatteries de son voisin.

11 Dura : Cic. Mil. 87; Verg. Aen. 12, 677; Apul. met. 6, 28, 3; saeua : Catull. 64, 169; Mart. 4, 18, 7; Apul. met. 2, 13, 2; 5, 5, 2; 5, 9, 2; 7, 16, 1 ; 8, 24, 1 ; crudelis : Cic. Mil. 87; Hor. sat. 2, 8, 61; Petron. 114, 8, etc. Sur le thème littéraire des invectives contre la Fortune, que «l'on adore en l'insultant», cum conuiciis colitur, cf. en outre le célèbre passage de Pline, NH 2, 22.

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te latin sous l'image plus généreuse et plus digne d'elle d'une déesse apaisante et bienfaisante.

Après ces premiers tâtonnements, nous nous trouvons, avec Plaute, sur un terrain plus solide12 : le substantif est chez lui représenté trente-sept fois; en outre, plusieurs dérivés, dont les plus fréquents sont fortunatus et infortunium, et des formations qui se rattachent à la même famille, comme forte ou fortuito, permettent de mieux définir son champ sémantique. Sur les trente-sept emplois de fortuna recensés chez Plaute, quatorze, qui, compte tenu des répétitions du dialogue, se répartissent sur dix passages, désignent la déesse, ce qui est une proportion non négligeable; quatre relèvent du sens II et dix-neuf du sens III. Cinq épithètes révélatrices sont accolées au nom de Fortuna : Bona, Mala, Ob- sequens, Adiutrix, lucrifera. On constatera, sans surprise, qu'aucune d'elles n'est un legs de la religion archaïque : aucune matrone de la comédie plautinienne n'invoque Fortuna Muliebris; aucun esclave, Fors Fortuna. Toutes appartiennent à la seconde phase de son histoire cultuelle et qualifient une déesse qui n'est plus celle des «classes d'âge», mais une Fortune déjà profondément hellénisée. Quant à leur contenu, elles n'expriment plus, comme le faisaient les épiclèses archaïques, la fonction de la déesse, c'est-à-dire les liens qui l'unissaient à la catégorie biologique et sociale sur laquelle elle avait pour tâche de veiller et qui, par exemple, définissaient clairement Fortuna Muliebris comme la déesse des mu- lieres. Ces épithètes nouvelles de Fortuna sont, comme Hild les appelle d'une formule désuète, des «vocables tirés de sa nature morale»13, qui se réfèrent aux qualités personnelles de la déesse, on pourrait presque dire à sa «psychologie», et qui, presque unanimement, mettent en relief sa bienfaisance.

Les deux épithètes les plus frappantes de ce catalogue désignent la Bonne et la

se Fortune : figures antithétiques que les personnages de Plaute nomment par métaphore dans des intentions analogues, ce qui accentue encore leur symétrie; divinités familières qui visitent les humains et qui n'hésitent pas à hanter leurs maisons. Dans YAululaire, Eu- clion, qui s'apprête à sortir, confie la garde du logis à la vieille Staphyla, avec ordre de ne laisser entrer personne, pas même la Bonne Fortune. Précaution inutile, répond la vieille avec insolence, car jamais la déesse de la prospérité ne s'est approchée de la maison du pauvre Euclion : EVC. Profecto in aedis meas me absente nemi-

nem uolo intromitti. Atque edam hoc praedi-

co tibi : si Bona Fortuna ueniat, ne intromiseris.

STA. Pol ea ipsa credo ne intromittatur cauet. Nam ad aedis nostras nusquam adiit,

quamquam prope est14.

Situation inverse dans le Rudens où Labrax, le leno, s'en prend au mauvais sort qu'il a introduit chez lui sous les traits de Charmidès et qui lui a fait perdre tous ses biens dans le naufrage :

Malam Fortunam in aedis te adduxi meas.

Quidue in nauem inscensio? ubi perdidi etiam plus boni quam mihi

fuit15.

Déesse du bonheur et surtout de la richesse, les deux termes étant équivalents pour une humanité vulgaire dont les aspirations se bornent à la possession des biens matériels; ou puissance mauvaise qui ruine les prospérités humaines et envoie le malheur : ce sont là les deux conceptions banales et contradictoires de la Tyché hellénistique, personnification de la chance et de la malchance, que la comédie romaine a directement reçues de la νέα. Mais il ne s'agit pas seulement d'emprunts littérai-

12 Cf. notre étude, «.Fortuna·» et le vocabulaire de la famille de «fortuna» chez Plaute et Térence, RPh, LV, 1981, p. 285-307; LVI, 1982, p. 57-71, avec la bibliographie, en particulier P. R. Coleman-Norton, The conception of Fortune in Roman drama, Classical Studies to E.

Capps, Princeton, 1936, p. 61-71 ; et F. M. Lazarus, op. cit. p. 60-82.

13 DA, II, 2, p. 1273. 14 V. 98-102. 15 V. 501-504.

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res : les deux Fortunes, la bonne et la mauvaise, font partie intégrante de la religion ne 16

Bona Fortuna, de toute évidence, est le calque, fidèle au grec jusque dans l'ordre des mots, d' Αγαθή Τύχη. Sans doute, dans cet énoncé, l'adjectif qualificatif, qui précède le substantif, est-il à sa place habituelle, comme dans les groupes Bona Dea, Bonus Euentus, ou encore Mala Fortuna. Mais cette traduction littérale d' 'Αγαθή Τύχη contraste par ailleurs avec les dénominations canoniques des Fortunes latines et avec l'usage de la langue cultuelle, où l'épiclèse est postposée au nom de la divinité : Iuppiter Optimus Maximus, Fortuna Virilis, Equestris, etc. D'où le sentiment d'une anomalie, qui aboutira à ce que la langue épigraphique rétablisse l'ordre des mots considéré comme normal : Fortuna Bona11. Grecque par son nom, Bona Fortuna ne l'est pas moins par son contenu et, en passant du monde hellénistique au monde italique, sa théologie n'a subi aucun renouvellement. Bona n'est pas l'épithète d'« excellence» au sens qu'on a parfois voulu donner à cet adjectif dans l'ancienne religion romaine18. Appliqué à Fortuna, il exprime la qualité majeure que lui reconnaissent les hommes et qui lui attire leur dévotion : sa bonté, au sens moderne de l'expression, c'est-à-dire sa bienfaisance et son caractère bénéfique. Notions qui,

dans une conception philosophiquement plus élaborée de la nature divine, pourront aller jusqu'à faire d'elle une puissance providentielle, mais qui, dans la comédie de Plaute, permettent de définir Bona Fortuna, en un sens plus immédiat et plus simple, comme la divinité de la bonne chance et du sort propice.

Quelle était la place de cette Agathe Tyché romanisée dans la religion contemporaine de Plaute? L'allusion de Staphyla, quamquam prope est, à un temple ou une chapelle qu'elle possédait près de la maison d'Euclion provient vraisemblablement de l'original grec, sans doute YApistos de Ménandre19; à supposer même qu'elle se rapporte au culte romain de Bona Fortuna, elle est trop vague pour qu'on puisse en tirer la moindre conclusion. Mais, autant que nous puissions le savoir, Bona Fortuna n'a jamais eu dans le monde romain le rayonnement et l'universalité d'Agathe Tyché dans la religion grecque. Nous ne lui connaissons aucun temple à Rome, ce qui n'implique évidemment pas qu'elle n'en possédait point, mais seulement que ses sanctuaires ne relevaient que de la religion privée ou du moins que, si elle avait pris rang dans la religion publique, sa place y restait relativement secondaire. Si les textes mentionnent ses statues cultuelles, ce sont, précisément, des œuvres grecques : le vénéra-

16Preller, Rom. Myth., II, p. 187; Peter, dans Ros- CHER, I, 2, col. 1511-1513; Hild, DA, II, 2, p. 1273 sq.; Wis- SOWA, RK2, p. 262; Otto, RE, VII, 1, col. 30; Latte, Rom. Rei, p. 182.

17 Cf. les exemples cités ci-dessous, p. 93, n. 22. Sur la place de l'adjectif, déterminatif ou qualificatif, cf. les analyses de J. Marouzeau et les nombreux exemples qu'il cite dans L'ordre des mots dans la phrase latine, I : Les groupes nominaux, Paris, 1922, p. 13-118; également Traité de stylistique latine, Paris, 1935 (5e tir., 1970), p. 326- 329. L'adjectif, dans Bona Fortuna (ou Fortuna Bona), n'a pas seulement valeur de qualificatif, qui exprime une qualité permanente et en quelque sorte normale de la déesse, inhérente à sa nature (comme dans Bona Dea, où les deux termes forment un groupe indissociable). Dans le cas d'une déesse comme Fortuna, dont il existe plusieurs cultes distincts, l'épiclèse joue le rôle d'un adjectif déterminatif et, comme telle, elle est postposée au substantif. Elle permet en effet, selon la définition même de l'adjectif déterminatif, de classer à l'intérieur d'une catégorie, c'est-à-dire de situer cette variante particulière de

Fortuna parmi toutes les autres, et de distinguer Fortuna Bona des déesses homonymes, mais avec lesquelles elle ne saurait se confondre, telles Fortuna Muliebris, Primigenia, Adiutrix, Salutaris, etc.

18 Selon la thèse de J. Marouzeau, exposée dans deux communications, CRAI, 1956, p. 347 sq.; et REL, XXXIV, 1956, p. 40 sq.; et développée dans « Iuppiter Optimus» et «Bona Dea», Eranos, LIV, 1956, p. 227-231 : ni Optimus, épithète de Jupiter, ni bonus, dans le nom de Bona Dea, n'exprimeraient la bonté, c'est-à-dire la bienveillance de la divinité; les deux adjectifs {optimus est à rapprocher de ops, opulentus) ne signifieraient que Γ« excellence» et l'éminence, la richesse et la fécondité. Cf. cependant la réfutation de R. Schilling, A propos de l'expression «.Iuppiter Optimus Maximus», Acta philologica, III (mem. N. I. Herescu), Rome, 1964, p. 345-348 = Rites, cultes, dieux de Rome, Paris, 1979, p. 354-357. Également A. Pa- riente, Optumus, Emerita, XLII, 1974, p. 111-120.

19 T. B. L. Webster, Studies in Menander, 2e éd., Manchester, 1960, p. 120-127; An introduction to Menander, Manchester, 1974, p. 119-122.

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ble et fruste xoanon que renfermait le sacrarium d'Heius à Messine, de haute valeur sacrée, mais d'un intérêt artistique si mince que Verres l'avait laissé à son possesseur20; ou le célèbre groupe de Bona Fortuna et Bonus Euentus, c'est-à-dire d'Agathe Tyché et Aga- thos Daimon, que Praxitèle avait sculpté, peut-être pour le temple de la déesse voisin du Prytanée, et qui avait été transporté à Rome et placé au Capitole21. Nous n'avons conservé aucune inscription qui lui ait été consacrée sous la République; même sous l'Empire, son corpus épigraphique, compte tenu de la généralité de son surnom, demeure finalement modeste, preuve d'une religion dont la vitalité est médiocre, à tel point que ses fidèles éprouvent le besoin de renforcer son nom et de préciser son action en lui ajoutant une seconde épiclèse, Fortuna Bona Salu- taris, Fortuna Bona Domestica, ou Redux, comme s'ils voulaient, par ce redoublement, accroître la substance de la divinité qu'ils honorent22.

Mala Fortuna, son double négatif - l'ordre des mots, adjectif-substantif, est le même et s'oppose terme à terme à Bona Fortuna - a des origines plus complexes. La notion qu'elle incarne est toute grecque; c'est celle de l'inquiétante, de l'hostile Tyché dont il faut constamment se défier, de la «maie chance» qui détruit le bonheur qu'elle a accordé et se plaît à persécuter les malheureux dont elle fait ses victimes23 : lieu commun de la littérature grecque, que Plaute n'a pas seulement emprunté à la pièce de Diphile dont s'inspire le Rudens24, mais qu'il pouvait lire à tout instant chez les poètes de la comédie nouvelle. Pourtant, chez les Grecs, la Mauvaise Fortune, κακή ou πονηρά Τύχη25, est restée une abstraction; ils n'ont pas fait d'elle une déesse et se sont contentés, sagement, de porter leurs hommages à Agathe Tyché, ainsi nommée, sans doute, parce qu'elle était réellement bienfaisante, mais aussi par antiphrase et pour métamorphoser, par la parole, en une puissance bienveillante, la divinité maligne

20 Cic. Verr. 4, 7 : unum peruetus ligneum, Bonam For- tunam, ut opinor. Preller, Rom. Myth., II, p. 187, n. 4 (de même Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1512), doute que la maison du Mamertin C. Heius ait abrité une Agathe Tyché grecque. Mais, depuis le début du IIIe siècle, les descendants des mercenaires d'Agathocle avaient eu tout loisir de s'helléniser: les autres statues du sacrarium d'Heius sont toutes des œuvres d'art grecques, de Praxitèle, Myron ou Polyclète (Cic. Verr. 4, 4-5). Cf. O. Rossbach, Das Sacrarium des Heius in Messana, RhM, LIV, 1899, p. 277-284.

21 Plin. NH 36, 23 (supra, p. 46 sq. et 49). On retrouve le couple des deux divinités représenté en Bretagne (Caerleon) sur un relief, avec la dédicace [For]tun(a)e et Bono Eue/nto (CIL VII 97 ; R. G. Collingwood- R. P. Wright, The Roman inscriptions of Britain, I, Oxford, 1965, p. 109, n° 318).

22 Nous possédons deux dédicaces romaines : Fortunae Bon(ae), et Fortunae Bonae Salutari (CIL VI 183-184); d'Ama, en Ombrie: Fortunae Bon. (XI 5611); de Dacie: Fort. Bonae Domestic(ae) (III 1009); de Pannonie supérieure: Bonae Fortunae (III 4355); de Glanum, B(onae) F(ortunae), développement que confirment la mention uoto et une roue sculptée (XII 993 ; H. Rolland, Inscriptions antiques de Glanum, Gallia, III, 1944, p. 177, n°22); de Tarraconaise : Fortunae Bonae Reduci (A Ep. 1968, 233). Également, de Volubilis : Genio et Bonae Fortun[aé\ / Imp. Caes. M. Aur. Probi (1920, 44). Mais l'en-tête développé ou abrégé, Bona Fortuna, B.F., qui apparaît fréquemment dans les provinces orientales de l'empire, n'est que la traduction littérale d"Aya9fl Τύχη: en amont

de l'île de Méroé, sur le Nil: Bona Fortuna dominae / reginae in multos an/nos féliciter. . . (CIL III 83 ; cf. Lep- sius, RA, I, 1844, p. 577, qui pense qu'il s'agit de la reine éthiopienne de Méroé plutôt que d'une impératrice romaine). Également CIL III 249 = 6753, 251, 313, 347 = 6996, 383 = 12245, 6058 = 6900, 6902, 7195, 12336; X 3075 (? Touzzoles); A Ep. 1933, 90; 1961, 88; 1967, 477 et 479; 1972, 595 = 1982, 864; 1979, 625. A sa suite, le sentiment de la relativité des choses a donné naissance à une Fortuna Melior (CIL XI 4116, 4216, 4391, 4770; XIV 2873; A Ep. 1937, 178; cf. A. Degrassi, La dedica alla a Fortuna Melior» del tesoro di Marengo, Athenaeum, XVII, 1939, p. 227-232).

23 Sur l'antithèse des deux Fortunes, les contradictions d'une déesse tantôt Bonne, tantôt Mauvaise, et le problème de son identité - car en quoi Bona Fortuna diffère- t-elle de Félicitas? - cf. le développement d'AuGUSTiN, du. 4, 18, p. 167 D.

24 Comme Plaute lui-même nous l'apprend dans le prologue : huic esse nomen urbi Diphilus / Cyrenas uoluit (v. 32 sq.). Mais on ignore le titre de l'original grec (cf. T. B. L. Webster, Studies in later Greek comedy, 2e éd., Manchester, 1970, p. 165).

25 Comme le constate Allègre, Étude sur la déesse grecque Tyché, p. 178; cf. p. 182, les surnoms de Tyché ne sont pas très nombreux. Sur la «Mauvaise Fortune», cf. les exemples réunis par C. F. H. Bruchmann, Epitheta deo- rum quae apud poetas Graecos leguntur, Suppl. au Roscher, VII, p. 213-215. Mais ce sont là (de même le Ta- bleau de Cébès, 8, 2; et Artémidore, oneir. 2, 37) des épi- thètes sans valeur cultuelle.

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qu'elle n'était que trop souvent. Les Romains, eux, avaient l'antique usage de diviniser les forces mauvaises et, sans recourir aux vertus détournées de l'euphémisme, de leur rendre un culte, directement, sous leur nom redoutable : calamités agricoles comme Robigus, ou menaces pour la santé publique comme Fe- bris ou Mefitis, le démon féminin des exhalaisons sulfureuses. Pour les philosophes, le culte de ces entités malfaisantes était aussi reprehensible que celui qu'on avait parfois rendu à des vices érigés en abstractions divinisées. Mais c'est à leur réprobation que nous devons de connaître l'existence de l'autel qui avait été élevé à Mala Fortuna aux Esquilies.

Cicéron le cite à deux reprises, dans des textes parallèles du De legibus et du De natura deorum, où il le rapproche d'autres cultes de même nature : du vieil autel de Febris au Palatin, et du sanctuaire d'Orbona, voisin du temple des Lares26. Le second passage est repris, presque mot pour mot, par Pline l'Ancien27, qui ne s'écarte de sa source que sur deux points, mais particulièrement significatifs : le choix du verbe et l'ordre des mots. Pline précise qu'il s'agit d'un culte public - pu- blice. . . dicatum est -, donc célébré au nom de l'État et à son profit. L'expression, qui paraphrase le simple consecratam employé par Cicéron, a, pour le lecteur moderne,

ge d'expliciter le sens technique du verbe:. consecrare ne s'applique en effet, en droit religieux, qu'aux objets ou aux lieux, ara, aedes, etc., qui relèvent du culte public2*, définition qui, comme le prouve la concordance des deux textes, vaut donc non seulement pour le Febris fanum (la seule notice de Pline pouvait laisser un doute à cet égard), mais pour l'ensemble de l'énumération, y compris l'ara Ma- lae Fortunae Esquiliis. Toutefois, si cette divinité locale et mineure, sans temple, honorée par un simple autel, avait pénétré jusque dans la religion de l'État, nous ignorons à quelle date et sous quelle forme se fit cette accession. Le culte fut-il, dès son institution, pris en charge par l'État romain? ou, privé à ses origines, ne fut-il intégré à la religion publique et célébré par ses soins qu'à une date plus récente? Le texte de Plaute ne prouve qu'une chose : qu'à l'époque où fut joué le Rudens, le culte de Mala Fortuna existait déjà à Rome; mais il ne permet pas de préciser quel était, à cette date, le statut légal de la déesse et de ses sacra. Le fait, cependant, que le culte ne fasse l'objet d'aucune autre attestation dans le monde romain et que, à Rome même, aucune inscription ne nous soit parvenue en l'honneur de la Mala Fortuna, plaide en faveur de la première hypothèse et incite à considérer que cette déesse, restée par la suite

26 Leg. 2, 28 : araque uetusta in Palatio Febris et altera Esquiliis Malae Fortunae detestando, atque omnia eius modi repudiando sunt; nat. deor. 3, 63 : Febris enim fanum in Palatio et (Orbonae ad) aedem Larum et aram Malae Fortunae Esquiliis consecratam uidemus.

27 NH 2, 16: ideoque etiam publiée Febris fanum in Palatio dicatum est, Orbonae ad aedem Larum, ara et Malae Fortunae Esquiliis. Il existait à Rome trois sanctuaires de Febris : celui du Palatin, le second in area Marianorum monumentorum, le troisième au Vicus Longus (Val. Max. 2, 5, 6). Orbona, déesse qui prend en charge les parents qui ont perdu leurs enfants (Arnob. 4, 7; cf. Tert. nat. 2, 15, 2), avait son temple sur la Velia.

28 Le droit pontifical distingue, dans la «dédicace», les deux opérations rituelles (simultanées) que sont la dedi- catio et la consecratio : au sens strict, la première est faite par le magistrat, qui agit au nom de l'État (Varr. LL 6, 61 : aedis sacra a magistratu, ponti f ice praeeunte, dicendo dedicatur) - ou par le simple particulier, qui n'agit qu'en son nom personnel -, la seconde, par le pontife qui, seul, consecrat (Cic. dom. 119: uerbo pontificis. . . consecrari; inst. Iust. 2, 1, 8 : sacra sunt, quae rite et per pontifices deo consecrata sunt), et qui n'intervient que dans les actes du

culte public. D'où la distinction entre les res sacrae, « propriété des dieux publics» (Bouché-Leclercq), qui ont fait l'objet de la consecratio (Fest. 348, 34 : sacrum aedifi- cium, consecratum deo ; Gaius inst. 2, 5 : sacrum. . . quod ex auctoritate populi Romani consecratum est; Marcian. dig. 1, 8, 6, 3: sacrae autem res sunt hae, quae publice consecratae sunt, non priuate : si quis ergo priuatim sibi sacrum constituent, sacrum non est. . .), et les res religio- sae (cf. ap. Fest. 424, 13 la définition d'AELius Gallus : ait sacrum esse, quocumque modo - quodcumque more Lach- mann - atque instituto ciuitatis consecratum sit. . . quod autem priuati[s\ suae religionis causa. . . deo dedicent, id pontifices Romanos non existimare sacrum), fondations des particuliers, qui n'ont fait de leur part l'objet que d'une dédicace et qui ne relèvent que du culte privé; ainsi le fanum que Cicéron projette d'élever à la mémoire de Tullia ne peut-il être que quasi consecratum (Att. 12, 19, 1). Cf. Bouché-Leclercq, Manuel des institutions romaines, Paris, 1886, p. 521-524; Marquardt, Le culte chez les Romains, I, p. 174 sq. et 321-326; Wissowa, s.v. Consecratio et Dedicatio, RE, IV, 1, col. 896-902; IV, 2, col. 2356- 2359; RK2, p. 385 sq.; 473; 477; L. Koep, s.v., RLAC, III, col. 269-274 et 643-647.

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à l'écart de la religion populaire, et fruit en quelque sorte indirect de l'hellénisation, était une création de la religion d'État elle-même, instituée à une fin qui doit être en relation étroite avec sa localisation sur l'Esquilin.

Ni Cicéron ni Pline ne nous indiquent en quel point exact de la colline s'élevait l'autel de la Mauvaise Fortune, et aucune source épi- graphique ou archéologique n'a permis aux topographes modernes de compléter leurs renseignements29. Mais, d'une manière générale, la sinistre Mala Fortuna des Esquilies ne s'accordait que trop bien à l'atmosphère pesante des lieux où l'on célébrait son culte. La colline dont Mécène devait faire l'un des quartiers les plus élégants de Rome, couvert de parcs et de demeures aristocratiques, était restée, jusqu'au temps d'Auguste, une région déshéritée et malsaine. C'est au campus Es- quilinus qu'avaient lieu les exécutions capitales30. C'est là aussi que s'étendait le vaste cimetière où, dans des fosses communes (puti- culi), l'on ensevelissait sommairement les miséreux dont les bêtes dispersaient les ossements blanchis. C'est sur ce charnier, terrain d'élection pour leurs œuvres diaboliques, que se donnaient rendez-vous sorcières et magiciennes31 et, quand Horace veut, d'un trait, caractériser la colline où il va rendre visite à Mécène, un adjectif lui suffit : atras Esquilias, «les funèbres Esquilies»32. Non loin de là se

trouvait, sur le Cispius, le bois sacré de Mefi- tis, présence aussi peu rassurante que celle des morts et de Mala Fortuna elle-même. Me· fitis est la divinité non seulement romaine, mais italique, des émanations sulfureuses, si fréquentes sur cette terre volcanique, et des exhalaisons pestilentielles33. Quel était, parmi ce redoutable voisinage, le rôle particulier de Mala Fortuna, elle aussi divinité topique des sombres Esquilies? Déesse de la destinée, était-elle la funeste Fortune des condamnés à mort et des esclaves suppliciés extra portant (Esquilinam)? Distributrice de la maladie et de la mort, l'autel qu'elle avait reçu était-il une dédicace de circonstance, qui lui aurait été faite, par exemple, et le caractère public de son culte se justifierait alors particulièrement bien, à l'occasion d'une épidémie, qu'elle aurait eu, selon l'antique ambivalence du sacré, le double pouvoir de propager et d'arrêter? Nous ne pouvons l'entrevoir que sous son aspect le plus général, qui n'est pas le moins effrayant : aussi lugubre que les sorcières qui rôdaient autour du cimetière de l'Esquilin et que les fantômes qui le hantaient, elle était, et ceci suffit à la définir, la déesse du mauvais sort et du malheur, celle qui répand sur les mortels les innombrables fléaux auxquels ne peut échapper l'humaine condition.

Quoi qu'il en soit, c'est dans son rapport à

29 Platner-Ashby, s.v., p. 216; Lugli, Monumenti antichi, III, p. 425.

30 Suet. Claud. 25, 3. Chez Plaute lui-même, c'est extra portant (Esquilinam) que l'on brûle les cadavres, que les esclaves expirent sur le patibulum, et que l'on va chercher les bourreaux, qui demeurent sur place (Cas. 354; Mi. 359; Ps. 331). Cf., chez Tacite, l'exécution «à l'antique » d'un des mages et astrologues persécutés sous Tibère : extra portam Esquilinam. . . more prisco aduertere (ann. 2, 32, 3). Cf., sur le passé de l'Esquilin, la description de U. E. Paoli, Vita Romana, trad, fr., 2e éd., Paris, 1960, p. 53 et 56; et, sur la terminologie, Esquiliae (Esqui- linus), Platner-Ashby, s.v., p. 202 sq.; Lugli, Monumenti antichi, III, p. 410-415.

31 Sur les puticuli de l'Esquilin, Varr. LL 5, 25. C'est là,

quo modo tristes albis informem spectabant ossibus agrum,

qu'HoRACE place la scène de magie des deux sorcières, dont l'intervention de Priape brise les enchantements et

qui, prises de panique, s'enfuient en une course grotesque (sat. 1, 8, 14 et suiv.).

32 Sat. 2, 6, 32 sq. 33 Sur le lucus et Vaedes de Mefitis sur l'Esquilin,

Varr. LL 5, 49, et Fest. 476, 11. Pline, NH 2, 208, et Ser- vius, Aen. 7, 84, décrivent les vapeurs sulfureuses et les émanations d'acide carbonique que personnifie Mefitis, et qui pouvaient être mortelles, comme celles de la grotte d'Ampsanctus (cf. Verg. Aen. 7, 563-571) chez les Hirpins, près de laquelle elle avait un temple, ou qui provoquaient le délire prophétique. Mefitis possédait plusieurs autres lieux de culte, particulièrement en pays osque, à Potenza, à Capoue, et même, plus tardivement, à Crémone. Cf. Wissowa, RK2, p. 246; et Latte, Róm. Rei, p. 190 sq., avec les références épigraphiques. Les inscriptions de Vaglio, en Lucanie, sont étudiées par M. Lejeune, Notes de li

nguistique italique, XXIII : Le culte de Mefitis à Rossano di Vaglio, REL, XLV, 1967, p. 202-221 ; cf. p. 40-42 (publication poursuivie depuis); également R.Schilling, Rites, cultes, dieux de Rome, p. 303-306; et P. Poccetti, Mefitis, AION (ling.), IV, 1982, p. 237-260.

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Bona Fortuna qu'elle trouve toute sa signification : l'une aiguise les angoisses humaines, l'autre les apaise; l'une tourmente, l'autre rassure; et si Bona Fortuna, déesse du bonheur comme Agathe Tyché, veille à la sauvegarde de l'individu, Mala Fortuna, qui reçoit un culte apotropaïque dans un lieu habité par les forces mauvaises, a les mêmes pouvoirs, mais négatifs, sur les existences personnelles qu'elle peut accabler ou épargner. Les Romains ont ainsi dédoublé en deux figures opposées, janiformes, pourrait-on dire, la déesse que les Grecs ne concevaient que dans l'unité, si contradictoire qu'elle fût. C'est là qu'est la marque de la religion nationale et son originalité créatrice. Rome, avec le génie analytique qui la pousse à fragmenter, à dissocier le réel, pense ses dieux par couples : couples masculin-féminin, comme Cerus-Ceres, Porno- Pomona, Tellumo-Tellus; ou, dans le monde des abstractions divinisées, couples antithétiques qui expriment les aspects contraires d'une même notion. Face à la Bona Fortuna reçue des Grecs et dont elle a adopté le culte sans modification, elle a inventé une Mala Fortuna. De même, nous savons que, à la Fortuna Publica, déesse tutélaire de l'État, elle a juxtaposé une Fortuna Priuata, Τύχη 'Ιδία, spécialisée dans la protection des particuliers, et qui possédait un sanctuaire sur le Palatin34. Nous ignorons à quelle époque ces cultes seconds furent constitués. La seule chronologie que nous puissions établir est relative : ils sont, de toute évidence, postérieurs aux cultes premiers par opposition auxquels ils furent créés. Fortuna Priuata n'a pu voir le jour qu'après Fortuna Publica, qui reçut son temple en 194. Et Mala Fortuna, du fait surtout

qu'elle appartient à la religion publique, suppose l'existence antérieure, à Rome, d'un culte déjà fermement implanté de Bona Fortuna, qui, elle, ne semble pas avoir franchi les bornes de la religion privée. Mais, si nous tentons de passer de la chronologie relative à la chronologie absolue, la date des pièces de Plaute, telle qu'on peut la reconstituer, nous est, selon les cas, d'un secours inégal35.

Que YAululaire, où se trouve l'allusion à Bona Fortuna, ait été, semble-t-il, représentée en 19436, ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà sur l'hellénisation du culte. C'est cette même année que fut dédié sur le Quirinal le temple de Fortuna Publica, la Tyché du peuple romain. Le synchronisme des deux témoignages, l'un littéraire, l'autre cultuel, a le mérite de confirmer l'emprise qu'avait, au début du IIe siècle, la Fortune hellénisée, tant dans la religion officielle que dans la piété privée; il ne nous révèle cependant rien sur la phase précédente de son histoire, celle au cours de laquelle elle s'identifia progressivement à la Tyché des Grecs. Le Ru- dens, en revanche, où apparaît Mala Fortuna, serait sensiblement antérieur; c'est entre 211 et 206 qu'il aurait été joué37. Évaluation précieuse et qui permet de supposer, sans invraisemblance, que le culte de Mala Fortuna aurait existé à Rome dès avant la seconde guerre punique38. Si nous poursuivons le raisonnement, en remontant de proche en proche, il faudrait en conclure que Bona Fortuna, transposition fidèle d'Agathe Tyché, y était déjà, à cette date, assez ancienne pour que les Romains eussent eu le temps de créer, à partir d'elle et à son image, sa contrepartie maléfique en la personne de Mala Fortuna. Ce qui

34 Nous ne la connaissons que par les deux listes des cultes de Fortuna, transmises par Plutarque, Fort. Rom. 10, 322 f; Quest, rom. 74, 281e. Son sanctuaire devait remonter à une date assez ancienne pour qu'on en eût attribué la fondation à Servius Tullius.

35 Sur la chronologie de Plaute, l'étude la plus sûre reste celle de K. H. E. Schutter, Quibus annis comoediae Plautinae primum actae sint quaeritur, Groningue, 1952. Également E. Paratore, Plauto, Florence, 1961, p. 25-27; F. Della Corte, Da Sarsina a Roma. Ricerche plautine, 2e éd., Florence, 1967 (Ie éd., 1952), p. 47-69.

36 K. H. E. Schutter, op. cit., p. 21-29 et 154.

37 K. H. E. Schutter, op. cit., p. 129-134 et 154. 38 Cette datation approximative, dans le courant du

IIIe siècle, permet de faire porter uetusta sur l'ensemble de la phrase et justifierait l'antiquité commune que Cicé- RON reconnaît ainsi aux deux autels de Febris sur le Palatin et de Mala Fortuna aux Esquilies (cf. supra, p. 94, n. 26). C'est, remarquons-le, à peu près à la même époque qu'il faudrait faire remonter les inscriptions de Vaglio, en Lucanie, relatives à Mefitis : pas «plus bas que le début du IIe siècle» (REL, XLV, 1967, p. 41) - c'est-à-dire, vraisemblablement, au IIIe siècle.

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nous donnerait, pour les débuts de Bona Fortuna, une date relativement haute dans le IIIe siècle, et peut-être même encore plus précoce.

Outre la Bonne et la Mauvaise Fortune, une autre variante de la même déesse, Fortuna Obsequens, figure dans ÏAsinaria. Les deux esclaves, Liban et Léonide, qui sont parvenus à extorquer au marchand le prix de vente des ânes, s'amusent du jeune Argyrippe, le fils de leur maître, avant de se décider à lui remettre la somme. Ils se font supplier, comme s'ils étaient des dieux: «Car pour toi, je suis la Sauvegarde», nam ego tibi Salus sum, affirme Liban d'un air goguenard. Moi aussi, rétorque Léonide, il faut m'implorer. Et sous quel nom? demande Argyrippe, qui entre dans leur jeu :

AR. Quern te autem diuom nominem? LE. Fortunam atque Obsequentem. AR. lam istoc es melior. LI. An quid est \plim\ homini

Salute menus'? AR. Licet laudem Fortunam, tarnen ut ne

Salutem culpem. PH. Ecastor ambae sunt bonae,

conclut Philénie, la jeune maîtresse d'Argyrip- pe, qui assiste à la scène. Mais lorsque les deux compères, jouant jusqu'au bout leur rôle divin, disent au jeune homme de faire un souhait et lui promettent amour et argent, Argyrippe n'a que cette réponse désabusée :

ut consuere, homines Salus frustratur et Fortuna 39.

Fortuna Obsequens est une authentique déesse, et non une fiction littéraire née de l'esprit inventif de Plaute. A Rome même, elle possédait deux lieux de culte : un temple sur le Capitole, assez ancien pour que, selon Plu- tarque, sa fondation fût attribuée à Servius Tullius40; et, dans un uicus de la Ie Région {Porta Capena), auquel elle avait donné son nom41, un sanctuaire de moindre importance, chapelle ou peut-être simple statue. Nous ne connaissons qu'une inscription de Rome en son honneur42; mais une dédicace de Cora, dans le Latium, qui émane des censeurs de la cité et qui remonte à l'époque républicaine43, ainsi que deux inscriptions de Corne, d'époque impériale44, attestent que son culte était également diffusé en Italie45. Obsequens est

i«. 716-719 et 727. *°Fort. Rom. 10, 322 f ; cf. Quest, rom. 74, 281 e. 41 Ni les topographes (Platner-Ashby, s.v., p. 217) ni

les historiens de Fortuna (Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1512; Hild, DA, II, 2, p. 1274; Wissowa, RK2, p. 262; Otto, RE, VII, 1, col. 31; Latte, Rom. Rei, p. 179) ne font état du temple du Capitole et tout se passe comme si, confondant les deux sanctuaires, ils rapportaient aussi les indications de Plutarque au second lieu de culte, mentionné par la Basis Capitolina de 136 (CIL VI 975). Le texte de Plutarque, Fort. Rom. 10, 322 f, έν Καπετωλίφ, est pourtant formel. Objectera-t-on que cette précision topographique ne s'applique qu'au premier sanctuaire nommé dans la phrase, celui de Fortuna Primigenia, à l'exclusion du second, celui de Fortuna Obsequens? Ce serait oublier que tous les temples ou autel énumérés dans ce passage y figurent avec leur localisation et que, justement, comme nous l'avons montré (T. I, p. 271), c'est l'ordre topographique qui sert de principe de classement à cette liste, à la différence de celle des Questions romaines, fondée sur l'ordre alphabétique. D'ailleurs, dans le même texte, Fort. Rom. 10, 323 a; cf. Quest, rom. 74, 281 e ; Plutarque situe, cette fois sans ambiguïté possible, le temple de Fortuna Respiciens aux Esquilles. Or, nous savons par ailleurs qu'il existait aussi un uicus Fortunae Respicientis et, par suite, un lieu de culte de cette déesse, sur le Palatin, dans

la Xe Région (CIL VI 975 ; Curios, et Not. Reg. X). Le cas de Fortuna Obsequens, honorée sur le Capitole et dans la Ie Région, est identique, et ce n'est que justice de lui rendre les deux lieux de culte qu'elle avait, simultanément ou successivement, possédés dans Rome.

42 CIL VI 191 : Fortunae / Obsequenti / L. Rufinus / U.S. Le lieu exact de sa découverte est inconnu. Le même L. Rufinus, édile curule, fit à Préneste une dédicace à Fortuna Primigenia (XIV 2866) : dévotion qui témoigne de l'unité divine de Fortuna, à travers la diversité de ses surnoms. Mais on ne saurait reconstituer davantage, à grand renfort d'hypothèses (E. Groag, Die romischen Reichsbeamten von Achaia bis auf Diokletian, Vienne- Leipzig, 1939, p. 18 sq.; contra, A. Degrassi, BCAR, LXVII, 1939 = BMIR, X, p. 177 sq.), la carrière de ce jeune magistrat.

«Cf. T. I, p. 185. 44 CIL V 5246, dédiée par les décurions uoto pro / salu

te ciuium / suscepto; 5247 (cf. T. I, p. 182, n. 167). 45 Fortuna Obsequens figure sur les monnaies émises

lors des Vicennalia d'Antonin, debout, tenant de la main gauche la corne d'abondance et, de la main droite, une patere ou le gouvernail, seul ou reposant sur un globe ou une proue; Cohen, II, p. 308 sq., n° 385-395; Mattingly, IV, p. 78, n°541; 135, no915f; 138 sq., n° 931-937; 271, n°1682; 280, n°1737; 347 sq., § et n°2046 *-2047; 351,

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pourtant une épiclèse rare, que Fortuna ne partage, à notre connaissance, qu'avec trois autres divinités : Vénus, Jupiter et Hercule. Participe-adjectif a'obsequi, «céder», «condescendre» aux désirs de quelqu'un, obsequens signifie à la fois «obéissant», «déférent», en parlant, par exemple, d'un fils soumis aux volontés paternelles46, et, réciproquement, «complaisant», pour exprimer l'indulgence d'un père47, ou «propice», «favorable», quand il s'applique à la bienveillance de la divinité. C'est, dit R. Schilling qui analyse sa signification dans le culte de Vénus, un «concept bipolaire», qui «traduit la qualité d'être accessible aux demandes, propice aux prières; il suppose logiquement une initiative humaine au départ, à laquelle répond la divinité. L'homme cherche à fléchir, la divinité se laisse fléchir»48. La même réciprocité se retrouve dans le substantif obsequium, qui signifie à la fois l'hommage révérenciel du fidèle et la volonté propice que le dieu lui témoigne en retour49. On s'explique l'embarras des auteurs grecs devant cette notion complexe, typiquement latine, sans analogie dans le culte de Tyché et dont ils ne pouvaient proposer que des équivalents imparfaits. Les uns, dit Plutarque, rendent ce surnom par l'adjectif Πειθήνιος, d'autres par Μειλίχιος; lui-même, dans les

Questions romaines, choisit cette seconde solution, Τύχη Μειλίχια50, tandis que les glossaires traduisent par Τύχη 'Υπήκοος51, toutes épithètes qui rendent approximativement la même idée: «docile», «bienveillant» (doux comme le miel).

Mais, plus encore que le sens propre de l'épiclèse, c'est la qualité de ses emplois qui nous importe. Loin d'être, comme on pourrait logiquement s'y attendre, le lot universel de toutes les divinités, Obsequens, «Propice», est d'un usage restreint, et cette rareté même a, au moins dans ses emplois les plus anciens, maintenu intacte sa densité religieuse. La langue sacrée en a fait le privilège de quatre divinités, Jupiter, Vénus et Fortuna, et, accessoirement, Hercule, si bien qu'on peut se demander quels sont les caractères communs qui, à l'intérieur d'un cercle si étroit, leur ont fait réserver un tel titre d'honneur. Son attribution à Jupiter, à l'époque impériale52, se justifie aisément : c'est en tant que souverain des dieux et des hommes, que dieu des sum- ma5i, occupant le plus haut degré de la hiérarchie divine, que les hommes aspirent à se le rendre «propice» et cherchent à s'assurer la faveur du dieu Très bon, Très grand, qu'il est par excellence54. Quant à Vénus Obsequens, elle est invoquée sous ce nom à Tibur

n° 2059-2060; 354 sq., n°2071 et 2078-2079; et P. L. Strack, Untersuchungen zur romischen Reichspragung des zweiten Jahrhunderts, III : Die Reichspragung zur Zeit des Antoninus Pius, Stuttgart, 1937, p. 158 sq.; 206 sq., n°337 et 346; 292-295, n°1156, 1163 et 1176, qui considère qu'elle protégeait les convois de blé d'Afrique et souligne son aspect maritime. En fait, le symbolisme de la corne d'abondance, pleine des produits de la terre, et la nature la plus générale de Fortuna, dispensatrice de la prospérité, ainsi, peut-être, que le rôle de garante des voyages outre-mer qu'elle assume sous l'Empire, en tant que Fortuna Redux, suffisent à expliquer la fonction économique particulière qui lui est dévolue. Quant au choix d'Anto- nin, confiant cette mission tutélaire à Fortuna Obsequens plutôt qu'à toute autre Fortune, il se justifie par l'une des constantes de sa politique religieuse : l'attachement à faire revivre les vieux cultes du Latium (cf. J. Beaujeu, La religion romaine à l'apogée de l'Empire, p. 291-298). C'est dans la mesure même où elle était, au IIe siècle ap. J.-C, une très ancienne divinité, que Fortuna Obsequens a bénéficié de la piété archaïsante d'Antonin.

46 Ainsi chez Plaute, Ba. 459; et chez Terence, Heaut. 152; 259, etc. Cf., s.v., les exemples du Thesaurus, IX, 2, col. 188 sq.

47 Comme en Ter. Hec. 247 : etsi ego meis me omnibus scio esse adprime obsequentem, repris, au vers suivant, par mea facilitas. C'est ainsi, rappelons-le, qu'A. Ernout traduit, chez Plaute, As in. 716, l'épiclèse de Fortuna, «la Fortune complaisante», et, en Ru. 260, où il s'agit de Vénus, bonam atque obsequentem deam, « une déesse bonne et complaisante».

48 R. Schilling, La religion romaine de Vénus, p. 27-30, auquel nous renvoyons pour toute cette étude.

49 Cf. les exemples cités par R. Schilling, op. cit., p. 29 et n. 1-2.

50 Supra, p. 97, n. 40. 51 Goetz, Corp. gloss. Lat., III, 291, 13. 52 Sur deux dédicaces de Cisalpine, l'une provenant de

Forum Livi et datée de 170 ap. J.-C, l'autre trouvée entre Ravenne et Faenza (CIL XI 619; 658).

"Infra, p. 142, n. 46. 54 Sur le débat autour de l'épithète Optimus et le pro

blème de sa signification morale - implique-t-elle ou non la «bienfaisance» de la divinité? -, supra, p. 92, n. 18. Cicéron, en tout cas, commente clairement le double surnom du dieu romain : propter beneficia. . . Optimum, propter uim Maximum (dom. 144). Même si la croyance en des dieux bons et vertueux est une exigence de la pen-

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et à Terracine55 et, à Rome, elle possède un temple près du Grand Cirque depuis le début du IIIe siècle. Il fut entrepris en 295, pendant la troisième guerre samnite, par le fils d'un des consuls, Q. Fabius Gurges, lui-même édile curule, qui le dédia sous ce vocable quelques années plus tard, après la fin de la guerre, parce que, dit Servius Danielis, la déesse «s'était montrée propice à ses vœux»56. Mais le choix de Fabius Gurges, ajoute R. Schilling, ne se comprend pleinement que si on le rapproche du vœu que, cette même année 295, son père, le consul Q. Fabius Rullianus, fit à la bataille de Sentinum, et par lequel il promit à Jupiter Victor de lui construire un temple57. La coïncidence n'est pas fortuite : si Jupiter, dieu souverain, donne directement la victoire, Vénus Obsequens, la déesse «propitiatoire»58, joue le rôle d'une médiatrice entre le dieu «Vainqueur» et les humains. L'on peut même se demander si l'inégale dignité des deux magistrats n'a pas influé sur la nature de leurs rapports avec les dieux : Fabius Rullianus, le consul, traite sans intermédiaire avec la divinité; son fils, qui n'est encore qu'édile, recourt à la grâce surnaturelle de Vénus, au charme incantatoire qu'elle personnifie59 et dont l'action, toute-puissante sur le cœur des immortels, les déterminera à lui accorder la victoire.

C'est ainsi que, dans les premières années du IIIe siècle, Vénus commence à prendre place dans l'idéologie de la Victoire que Rome adopte avec un enthousiasme dont témoignent les temples qu'elle édifie successivement en l'honneur de Bellone en 296, de Jupiter Victor en 295, de Victoria en 294 60, et, ajoutons-le, de Fors Fortuna, à qui Carvilius rend grâces en 293. Vénus n'est pas encore, par elle-même, une déesse Victrix ni une dispensatrice de la chance bénéfique61. Mais, auprès de Jupiter qui, seul, détient l'autorité suprême, elle est la puissance souverainement «propice» dont les hommes attendent l'intercession de la victoire. C'est dans le même sens qu'on peut songer à interpréter l'autel consacré à Hercule Obsequens par un magister uici des environs de Tusculum62 : dédicace isolée, d'époque impériale, qui peut traduire une extension tardive de l'épiclèse, aux dépens de sa densité primitive, et qui paraît se référer à un Hercule lui aussi médiateur et «souverain», ou qui prétendait l'être, peut-être une variante locale de l'Hercule Victor, comme lui pro- pitiateur de victoire, et qui s'attribua cette épiclèse prestigieuse par la même volonté impérialiste qui l'avait poussé, ailleurs, à s'arroger le surnom «primordial» de la déesse de Préneste et à devenir un Hercule Primige- nius63.

sée philosophique plus qu'une tradition religieuse romaine, elle était déjà partagée par Plaute et ses contemporains. Les dieux de Plaute font preuve de bienveillance et de pitié à l'égard des hommes et c'est selon une loi de justice que, dans le prologue du Rudens, Jupiter gouverne l'univers (cf. J. A. Hanson, Plautus as a source book for Roman religion, TAPhA, XC, 1959, p. 65 sq.). Dans la même pièce, quand Plaute fait allusion à une obsequen- tem deam qui est précisément Vénus, il commente son surnom en accumulant les expressions qui évoquent la bonté et la protection divines : bonam, haud grauatam patronam, benignamque multum (Ru. 260 sq.). Telles étaient aussi les vertus de Jupiter Obsequens, dieu favorable et tout-puissant, Optimus et Maximus. On peut même se demander si l'épiclèse Obsequens, géographi- quement limitée au pays cisalpin, n'y serait pas un commentaire ou un équivalent local de ses deux titres romains, dont elle recouvre, à elle seule, la double signification.

"CIL XIV 3569; I2 1553 (NSA, 1894, p. 102 sq.), qui authentifie X 855 *.

56Liv. 10, 31, 9; Serv. Aen. 1, 720: Obseqvens Venus,

quant Fabius Gurges post peractum bellum Samniticum ideo hoc nomine consecrauit, quod sibi fuerit obsecvta.

57 Liv. 10, 29, 14. Cf. R. Schilling, op. cit., p. 28 et 94 sq.

58 La formule est de R. Schilling, op. cit., p. 94 ; cf. p. 30 : «avec l'auréole d'une déesse de propitiation».

59 Sur le vocabulaire religieux de la famille de Vénus - uenus, ancien neutre personnifié au féminin, et sur la sémantique de uenerari, uenia, uenenum, R. Schilling, op. cit., p. 30-59 ; ainsi que, en réponse aux critiques qui lui ont été opposées, les articles réunis dans Rites, cultes, dieux de Rome, p. 290-333.

60 Supra, p. 71 sq. 61 Comme elle le sera auprès de Sulla, sous le nom de

Vénus Felix, et de Pompée, sous celui de Vénus Victrix. 62 Eph. Ep. IX 685 (du début de l'Empire, plutôt que

de la fin de la République ; cf. T. Ashby, The classical topography of the Roman Campagna, III, 2, PBSR, V, 1910, p. 296).

63 Comme nous avons tenté de le montrer dans «.Pri- migeniusT>, ou de l'Originaire, Latomus, XXXIV, 1975, p. 952-973.

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Peut-on déceler des valeurs analogues en Fortuna Obsequens, la seule divinité, avec Vénus, qui soit attestée sous cette épiclèse dès l'époque républicaine, comme si les deux déesses avaient été les premières à la posséder, et qu'elle ne se fût étendue que plus tard à Jupiter, de plein droit, et à Hercule, par une captation d'une légitimité plus douteuse? Nous ignorons tout de la date et des circonstances dans lesquelles son culte fut fondé à Rome. Seul, le dialogue animé de YAsinaria nous révèle ce qu'elle représentait pour un Romain du IIIe siècle. Sans doute ne saurait- on le prendre à la lettre : une scène de comédie n'est pas un traité théologique. Mais elle n'est pas moins précieuse, dans la mesure où, justement, elle nous fait connaître la conception vulgaire que l'on avait de la déesse et les humbles bienfaits qu'on en attendait dans la vie quotidienne, à cent lieues des dédicaces officielles ou des spéculations de la doctrine pontificale. La rivalité plaisante des deux esclaves, tous deux candidats à la dévotion d'Ar- gyrippe, recouvre une concurrence cultuelle, apparemment imaginaire, entre Salus, la «Sauvegarde» personnifiée, la déesse de la «conservation» et du bien-être personnel, et Fortuna Obsequens. Cette dernière, d'emblée, prend l'avantage : iam istoc es melior, reconnaît spontanément Argyrippe qui, sans pour autant mépriser Salus, chanterait plus volontiers les louanges de Fortuna - licet laudem Fortunam -, si Philénie ne trouvait un compromis diplomatique qui renvoie dos à dos les deux rivales : ecastor ambae sunt bonae.

Car c'est bien de «bonté» divine qu'il s'agit, au double sens de «bienveillance» et d'« efficience». L'adjectif, au positif ou au comparatif, revient comme un leitmotiv dans le dialogue, melior, melius, bonae, et la pierre de touche qui permettra à Argyrippe d'éprouver la bonté des deux déesses, c'est précisément le bienfait dont elles le combleront : sciarti, ubi boni quid dederint6*. Or, c'est sous les mêmes traits que, dans le Rudens, la

tresse de Vénus, qui accueille les deux jeunes naufragées, leur dépeint la déesse secourable dont elle est la servante : bonam atque obse- quentem deam. . . benignamque multum65. Déesse «bonne et propice», dont la «bienveillance», benignitas, est le caractère dominant: telle est la définition de la Vénus Obsequens romaine. Si l'on passe d'un registre à l'autre, de la scène pathétique du Rudens à la parodie divine que jouent les esclaves de YAsinaria, on peut l'appliquer mot pour mot à Fortuna Obsequens, aussi «bonne» que Vénus, et «meilleure» encore que Salus. Pourquoi cette supériorité sur la déesse de la Sauvegarde, spécialiste parfaitement compétente dans son domaine, mais dont la dignité ne s'élève pas au- dessus de l'honnête moyenne? La différence qui les sépare réside précisément dans l'épi- clèse valorisante que possède Fortuna : Salus n'est que bonne; Fortuna, comme Vénus, est à la fois Bona atque Obsequens - formule binaire qui offre en même temps une duplication et une gradation, comme si la qualité particulière de bienveillance contenue dans Obsequens constituait la forme suprême de la «bonté» divine.

Pour les trois divinités auxquelles elle s'applique régulièrement, ainsi que, peut-on le penser, pour Hercule, l'épiclèse Obsequens a donc une valeur constante et un sens homogène : elle exprime l'alliance des deux qualités de bonté et de puissance, portées, en une même personne divine, à leur degré le plus eminent. Iuppiter Optimus Maximus les possède, en quelque sorte par nature et par définition. Hercule, à son image, les revendique. Vénus, elle, y a des droits mieux assurés. Si elle partage avec lui le titre d'Obsequens, c'est comme médiatrice de la grâce divine : le titre prestigieux qui lui est conféré se justifie à la fois par l'efficacité souveraine du charme ma· gico-religieux qu'elle détient, et par ses liens cultuels avec Jupiter, à qui elle est associée dans les deux fêtes des Vinalia. Et Fortuna? Dispensatrice aux hommes de la faveur divi-

MAsin. 717 (melior, melius) et 719 (bonae, boni); cf. supra, p. 97.

65 V. 260 sq. Mais qui est la mystérieuse Dea obsequens d'Aquilée (CIL V 814), invoquée par une femme, comme

Vénus Obsequens - une Vénus «propice» aux amours? - l'est en CIL XIV 3569 par Julia Gratula, que R. Schilling, La religion romaine de Vénus, p. 202, croit être «une âme en peine».

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ne, une nuance, tout au plus, la sépare à cet égard de Vénus. Néanmoins, si c'est leur proximité à Jupiter qui a valu aux deux déesses l'attribution de ce surnom, il faut nécessairement, pour elle, passer par l'intermédiaire de l'hellénisation. Les rapports complexes de la Fortune de Préneste avec Jupiter n'ont pas à intervenir dans le culte romain de Fortuna Obsequens; d'autre part, ni par leur nature, ni par leur fonction, les Fortunes archaïques n'avaient vocation à dominer l'ensemble de la collectivité divine. En revanche, la Fortune du IIIe siècle, maîtresse toute-puissante du sort des humains et assimilée à une Tyché qui est la reine du monde, se rapproche insensiblement de Jupiter et du rang suprême. Elle ne représente encore aucune menace pour le pouvoir des dieux traditionnels, au contraire de la Tyché hellénistique qui a dépossédé les Olympiens de leur éclat. Mais, signe avant-coureur d'une évolution décisive, Fortuna, promue déesse Obsequens, a franchi un degré nouveau de la hiérarchie divine et, désormais, elle est en passe d'accéder à la souveraineté.

Pouvons-nous, pour conclure, assigner une date à cette transformation, et déterminer quand Fortuna reçut ce titre, qui imprimait la marque romaine au pouvoir de Tyché? L'Asi- naria fut probablement jouée en 21266; mais ce n'est là qu'un terminus ante quern, qui atteste que le culte de Fortuna Obsequens avait alors sa place dans la religion romaine, sans qu'on puisse pour autant préjuger de la date à laquelle il fut fondé. En l'absence d'informations directes, seul le raisonnement par analogie et les affinités de Vénus et de Fortuna paraissent susceptibles de nous éclairer67.

La possession d'une épiclèse commune est loin, en effet, d'être le seul lien qui existe entre les deux déesses. Rappelons que, lorsque fut institué le culte de Vénus Verticordia, c'est aux calendes d'avril, jour déjà consacré à Fortuna Virilis, que fut placée sa fête68. A l'époque classique, elles ont une théologie voisine : l'une et l'autre, elles accordent le succès et c'est à Vénus que Sulla, dictateur Felix et Épaphrodite, demandera la victoire et vouera un attachement dont il frustrera du même coup Fortuna, devenue pourtant la déesse de la Chance. Ce n'est donc pas un hasard si elles portent un surnom identique, Obsequens. Mais laquelle des deux le reçut la première? Nul document ne permet de le dire; pas plus que pour Jupiter, dont cette épiclèse n'est attestée qu'en dehors de Rome, et relativement tard, à plus forte raison pour Hercule. On peut penser, cependant, que l'attribution de ce vocable traduit la découverte simultanée d'un même pouvoir aux mains des deux déesses. Si Vénus prend officiellement le nom d'Obsequens dès 295 et si son temple du Grand Cirque lui est dédié dans les années suivantes, c'est parce que Fabius Gurges l'a trouvée «propice» à ses vœux durant la troisième guerre samnite. Dans le même temps, Carvilius reconnaît en Fors Fortuna la déesse hellénisée qui confère le don souverain de la victoire et il entreprend son temple en 293. Ce synchronisme, et l'entrée presque contemporaine de Vénus et de Fortuna dans le domaine de la guerre et de la victoire, donnent à penser que leurs cultes évoluent alors dans un sens comparable et à un rythme voisin. Si bien que, sans prétendre serrer de trop près une chronologie qui nous échappe, il ne pa-

66 Après L. Radermacher, Die Zeit der Asinaria, RhM, LVIII, 1903, p. 636-638, K. H. E. Schutter, op. cit., p. 14- 20 et 154, qui, bien entendu, ne met pas en doute son attribution à Plaute.

67 Dans leur jeu d'esclaves bienfaiteurs de leur maître, Liban et Léonide mettent en parallèle Salus et Fortuna, qui réapparaissent associées en Cap. 864 : idem ego sum Salus, Fortuna. . . Les affinités de Salus et de Fortuna, qui doublent celles que la déesse entretient avec Vénus, seraient-elles susceptibles d'offrir un nouvel indice chronologique? C'est en 302 que le temple de Salus fut dédié sur le Quirinal (Liv. 10, 1, 9), à une date peu éloignée des

débuts de Vénus Obsequens. Mais ce synchronisme, d'ailleurs relatif, n'est qu'apparent. Le temple de Salus fut élevé sur la partie du Quirinal qui portait le nom de collis Salutaris, ce qui indique que la déesse y possédait un lieu de culte depuis une époque beaucoup plus reculée (Plat- ner-Ashby, s.v. Quirinalis collis, p. 437; et Salus, aedes, p. 462).

68 Pour la date (érection d'une statue entre 217 et 204, et d'un temple en 114) et les rapports du culte avec celui de Fortuna Virilis, cf. T. I, chapitre VI, en particulier p. 375-377.

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raît pas invraisemblable de fixer pour les debuts de Fortuna Obsequens une date à peu près semblable. C'est donc, semble-t-il, dans les premières décennies, peut-être même les premières années du IIIe siècle qu'il faudrait placer l'apparition de cette Fortune complexe, spécifiquement latine par son nom, mais de contenu très hellénisé, qui intègre à la pensée religieuse romaine l'héritage de Ty- ché, assimilé et comme recréé.

Entre Fortuna Obsequens et Fortuna Res- piciens existe au moins l'analogie formelle qu'elles doivent à leurs épiclèses, de consonance et de formation identiques, puisque ce sont, l'une et l'autre, des participes-adjectifs. Fortuna Respiciens n'apparaît chez Plaute que sous la forme indirecte, mais claire, d'une allusion, qui joue sur la valeur concrète de son surnom: déesse quae respicit, qui «se retourne pour regarder» les humains, qui «pose sur eux son regard» bienveillant. Dans les Captifs, Hégion, qui revient chez lui, aperçoit le parasite Ergasile qui frappe à sa porte. Il l'appelle, par son nom. Mais Ergasile, qui ne l'a pas vu, se demande qui l'interpelle : ERG. Ergasilum qui uocat? HE. Respice. ERG. Fortuna quod tibi nee facit nee

faciet, [hoc] me tubes. Sed quis est?

HE. Respice ad me : Hegio sum. . ,69.

L'épiclèse est bien attestée par ailleurs et, jusque sous l'Empire, elle figure parmi les

ples classiques qui se présentent immédiatement à l'esprit des écrivains, lorsqu'ils énu- mèrent les surnoms variés de Fortuna. Ainsi chez Cicéron qui, dans le même texte du De legibus où il condamnait l'usage de déifier les vices et les fléaux, comme Febris ou Mala Fortuna, accepte ensuite comme légitime la divinisation des abstractions bénéfiques, Sa- lus, Spes ou Fortuna : Fortunaque sit Huiusce Diei. . . uel Respiciens ad opem ferendam, uel Fors. . . uel Primigenia. . .70. De même chez Fronton qui, après avoir nommé les deux déesses d'Antium, étend aux autres Fortunes, par amplification rhétorique, l'usage du pluriel : dicendum est de Fortuna aliquid? omnis ibi Fortunas Antiatis, Praenestinas, Respicien- tis, balnearum etiam Fortunas omnis cum pen- nis, cum roteis, cum gubernaculis reperias71. A Rome, Fortuna Respiciens, Τύχη 'Επιστρεφόμενη, selon la traduction de Plutarque, avait un temple aux Esquilies, qui aurait été fondé par Servius Tullius72. Sur le Palatin, dans la Xe Région, elle avait un autre sanctuaire, peut-être une simple chapelle ou même seulement une statue, qui avait donné son nom au uicus Fortunae Respicientis73. Nous possédons plusieurs inscriptions qui lui furent dédiées sous l'Empire, à Rome74, à Asculum dans le Picenum, à Ravenne, à Modène, à Pisaurum, et jusqu'en Germanie supérieure et inférieure75.

Quelle valeur convient-il d'accorder à son épiclèse? Faut-il la prendre à la lettre, comme feint de le faire, chez Plaute, le parasite Erga-

69 Cap. 833-835. 70 Leg. 2, 28. 71 Front, p. 150, 21 Van den Hout. 72 Quest, rom. 74, 281 e ; Fort. Rom. 10, 323 a. Dion Cas-

sius, 42, 26, 4, qui mentionne un prodige survenu dans ce temple en 47 av. J.-C, tient l'épiclèse pour intraduisible en grec et commet d'ailleurs un contresens quand il tente de l'expliquer et que c'est aux hommes qu'il attribue le devoir de respicere (en tenant compte de ce qui se trouve aussi bien derrière que devant eux). Contre l'hypothèse de F. Coarelli qui tient 'Επιστρεφόμενη pour la traduction de Redux, cf. T. I, p. 266, n. 92 (en fait, cette dernière épiclèse est rendue, dans les Res gestae, 11, par Σωτήριος, ou, avec plus d'exactitude, par Έπαναγωγός, chez Cass. Dio 54, 10, 3). Sur Fortuna Respiciens, Peter, dans Ros- CHER, I, 2, col. 1513; Hild, DA, II, 2, p. 1274; Wissowa, RK2, p. 262; Otto, RE, VII, 1, col. 31; Latte, Rom. Rei,

p. 182, n. 1. 73 CIL VI 975 (Basis Capitolina) ; Curios, et Not. Reg. X.

Ni l'un ni l'autre des deux sanctuaires ne peuvent être localisés avec plus de précision; cf. Platner-Ashby, s.v., p. 218; et Vicus Fortunae Respicientis, p. 573; Lugli, Monumenti antichi, III, p. 424; Roma antica, p. 446.

74 CIL VI 181. Les deux côtés de la base supportant la statue que M. Aur(elius) Ctesias Iunior avait dédiée à Fortuna à la suite d'une vision en songe, exs uisu, portent deux inscriptions parallèles : Fortunae Augustae Praesenti; Fortunae Augustae Respicie\ntï\ - deux dénominations équivalentes sous lesquelles le fidèle invoque la même divinité.

75 CIL IX 5178; XI 347 (son authenticité est cependant douteuse); 817; 6307; XIII 6472, par un centurion de la legio Vili Augusta, en 148 ap. J.-C; AEp. 1956, 243 (Cologne).

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sile, et comme le suggère Carter76, qui verrait volontiers en Respiciens un surnom populaire, tiré d'une particularité de la statue divine, si, comme il le remarque lui-même, l'existence des inscriptions votives, de toute provenance, que nous avons citées n'infirmait cette hypothèse? Nous ne connaissons pas, en effet, de représentations de Fortuna Respiciens, qui ne figure pas dans la numismatique romaine. Mais on ne saurait croire que son iconographie ait beaucoup différé de celle des autres Fortunes, toutes semblables, quelle que soit la variété de leurs surnoms; aussi bien, quand il la mentionne, Fronton ne la distingue-t-il pas de ses homologues, toutes ramenées au type uniforme et composite de la Fortuna-Tyché ailée, ayant pour attributs la roue et le gouvernail. Respiciens n'a nullement le sens descriptif et concret que Carter a eu la tentation de lui donner, comme si la statue cultuelle qui représentait la déesse sur l'Esquilin ou sur le Palatin l'avait montrée tournant la tête et «regardant derrière» elle77. Diffusée hors de Rome, dans plusieurs villes d'Italie et jusque dans la lointaine Germanie, cette épiclèse n'a rien d'un surnom local, appliqué à un modeste culte de quartier. Loin d'avoir cette signification occasionnelle et en quelque sorte anecdotique, elle exprime au contraire, en un sens abstrait et figuré, l'une des qualités

verselles et permanentes de Fortuna, déesse «protectrice» et «secourable», selon la définition même qu'en donne Cicéron : Respiciens ad opem ferendam™.

Respicere est en effet d'un emploi fréquent, à toutes les époques, pour désigner le fait de «tourner les yeux» sur un être ou un objet, de «prendre garde» à lui, de le considérer avec égard ou intérêt. Dans la vie sociale et les rapports entre les individus, il exprime l'attention bienveillante que l'on porte à autrui et à ses affaires79. Mais, plus encore, dans la langue religieuse, pour caractériser les relations des hommes et des dieux, il signifie le «regard» favorable que la divinité laisse tomber sur les mortels, l'attention bénéfique qu'elle concentre sur eux et qui les entoure d'une protection d'autant plus efficace qu'ils demeurent placés sous sa vue.

Di homines respiciunt : bene ego hinc praedatus ibo,

«les dieux viennent en aide aux humains: je m'en irai d'ici avec un beau butin», se dit à part soi Gripus, le pêcheur du Rudens, qui a pris dans son filet la valise remplie d'or du leno80. Employé avec un adjectif indéfini dans des formules qui varient à peine d'un texte à l'autre - deus respiciet nos aliquis*1, nisi quis

76 The cognomina of the goddess Fortuna, TAPhA, XXXI, 1900, p. 65.

77 Une pierre gravée, publiée par E. Braun, Impronte gemmarie di monumenti tornati in luce dal 1835 in poi, Bull. Inst., 1839, p. 106, n° 92, et portant une Fortune assise qui regarde derrière elle, représente-t-elle Fortuna Respiciens (cf. Peter, dans Röscher, I, 2, col. 1513)? Plutôt qu'à une reproduction de sa statue, on songera à une réinterprétation expressive de son surnom, entendu au sens propre, qu'il a souvent perdu (cf. Ch. Guiraud, Les verbes signifiant «voir·» en latin, Paris, 1964, p. 16 sq. et 76 sq.).

78 Leg. 2, 28 ; dont on rapprochera la Fortuna Opifera de Tibur (CIL XIV 3539).

79 Ainsi, dans le Truculentus, Diniarque, l'amant que Phronésie a évincé au profit du militaire, se plaint de ses dédains, me nemo magis respiciet, ubi iste hue uenerit (ν. 340), tandis que son rival est entouré d'égards : illum Student iam (v. 337); illum inhiant omnes, UH est animus omnibus (v. 339). Dans le même sens, Aul. 231. Chez Té- rence, Pamphile va pouvoir épouser l'Andrienne; mais que son bonheur ne soit pas égoïste, lui demande son ami

Charinus : age, me in tuis secundis respice (Andr. 975). De même, dans les Adelphes : nam hercle alius nemo respicit nos (v. 353), qui fait écho à nos coluit maxime du vers précédent; cf. v. 932; et Heaut. 70; 919. Chez César, les assiégés d'Alésia ne doivent pas songer qu'à eux-mêmes : sed in consilio capiendo omnem Galliam respiciamus (BG 7, 77, 7); et, avant la guerre civile, le consul Lentulus met en garde les sénateurs favorables à César : sm Caesarem respiciant atque eius gratiam sequantur (BC 1, 1,3). Quant à Martial, humble client, quelle peut être son attitude à l'égard d'un noble patron? qui me respiciet, dominum regemque uoeabo? (10, 10, 5).

80 Ru. 1316; cf. le jeu de scène de Poe. 408 sq. : Respice. / Respexit. Idem edepol Venerem credo facturant tibi. La même conception positive du «regard» divin, qui ne fait pas seulement échapper au malheur, mais qui confère le bonheur, se retrouve chez Térence, dans la stupéfiante révélation de Chrêmes : Ο Iuppiter! / Di nos respiciunt; gnatam inueni nuptam cum tuo filioì (Phorm. 816 sq.).

81 Pl. Ba. 638. C'est la réponse confiante de Pistoclère à son ami Mnésiloque, dont l'inquiétude, egone ut opem

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nos deus respexerit*2 -, respicere exprime le secours providentiel que, dans les cas désespérés, l'homme attend de la divinité qui voudra bien jeter les yeux sur lui et qui, seule, pourra le sauver83. Par cet appel à la toute- puissance du regard divin, respicere se réfère à l'ensemble de notions religieuses ou magico- religieuses dont on trouve une expression positive dans l'architecture du temple étrusco- italique, du haut duquel les dieux, depuis le podium surélevé où se dresse leur demeure, veillent sur tout l'espace que peut embrasser leur vue, et une contrepartie négative dans la hantise de Yinuidia deorum, du «mauvais œil» dont la jalousie maléfique des dieux frappe le bonheur des mortels84. Mais, dans une conception plus réglée de la divinité, il définit le gouvernement providentiel auquel les dieux soumettent l'univers qu'ils «regardent», jugeant chacun selon ses mérites et selon la pie- tas dont il témoigne à leur égard. Ainsi chez Térence où, dans X'Hécyre, le vieux Phidippe enveloppe dans la même réprobation toutes les courtisanes, qui font fi des dieux et de la morale et qui, par un juste retour des choses, sont exclues de la faveur divine :

nee pol istae metuunt deos neque eas respicere deos opinor85.

Dans cette perspective, Fortuna Respiciens est bien la déesse secourable que définissait Cicéron, celle qui vient en aide aux humains et qui pose sur eux son «regard» tutélaire. En cela, elle appartient à la même lignée que la bienveillante Bona Fortuna et que Fortuna Obsequens, «Propice» et presque souveraine.

A quand pouvait remonter son culte? La date des Captifs, qui appartiennent à la fin de la carrière de Plaute et durent être joués vers 191-19086, n'autorise aucune conclusion. Pas plus que le jeu de mots allusif qui, dans le dialogue d'Hégion et d'Ergasile, ne la désigne que de façon indirecte : était-ce alors, au début du IIe siècle, un culte déjà assez ancien pour être solidement implanté dans la ville? ou, au contraire, un culte de création récente, que son actualité même mettait en lumière? La plaisanterie de Plaute, comprise de tous les spectateurs, permet en tout cas d'apprécier la popularité dont jouissait, dès cette époque, Fortuna Respiciens. Avait-elle, déjà, deux sanctuaires à Rome, l'un sur l'Esquilin, l'autre sur le Palatin? Le premier, attribué à Ser- vius Tullius, est vraisemblablement le plus ancien. Mais nous devrons nous résigner à ignorer pourquoi il fut précisément élevé aux Es- quilies, dans le même quartier que l'autel de Mala Fortuna : coïncidence fortuite? ou volonté réfléchie d'opposer à la Mauvaise Fortune une déesse favorable et bénéfique qui pût contrebalancer sa néfaste influence? En dépit eie toutes les inconnues qui l'entourent, un fait ressort nettement de l'analyse : c'est le caractère insolite de l'épiclèse. Bona, Mala, font, dans le culte de Fortuna, figure d'épi- thètes relativement banales : tous les dieux antiques sont soit bons, soit méchants, ou, plutôt, sont l'un et l'autre tour à tour. Obsequens, malgré sa rareté et les privilèges surnaturels dont elle est le signe, n'en est pas moins le lot commun de Jupiter, de Vénus et de Fortuna, ainsi que d'Hercule. Mais cette

mihi ferre putem posse inopem te? (v. 637), s'exprime en des termes identiques à ceux qu'emploie Cicéron, leg. 2, 28 : ad opem ferendam.

82 Cic. AU. 1, 16, 6. Cf. 7, 1, 2 : nisi idem deus, qui nos melius quant optare auderemus Parthico bello liberauit, respexerit rem publicam.

83 Cf. Ter. Andr. 642 : Charine, et me et te inprudens, nisi quid di respiciunt, perdidi. Chez Virgile, la Liberté personnifiée a enfin fait sortir Tityre de l'esclavage : Li

berias, quae sera tarnen respexit inertem (eel. I, 27; cf. 29); et Énée, qui voit brûler ses vaisseaux, implore Iuppiter omnipotens : si quid pietas antiqua labores / respicit hu- manos (Aen. 5, 688 sq.). Cf. la prière d'HoRACE à Mars : siue neglectum genus et nepotes / respicis, auctor (carm. 1, 2, 35 sq.).

84 Cf. la définition de Cic. Tusc. 3, 20 : nomen inuidiae, quod uerbum ductum est a nimis intuendo fortunam alte- rius. J. Vendryes, Teutomatos, CRAI, 1939, p. 475, souligne également, à propos de la racine * teu-, tueri, intueri, la valeur protectrice du regard, qui n'est pas limitée au mauvais œil: «II y a aussi un bon œil; et l'organe de la vision peut servir à désigner par métaphore une puissance souveraine, protectrice et bienfaisante».

85 Hec. 772. 86 K. H. E. Schutter, op. cit., p. 39-48 et 154. P. Grimal,

Le modèle et la date des «Captiui» de Plaute, Hommages à M. Renard, coll. Latomus, 101, Bruxelles, 1969, I, p. 394- 414, parvient aux mêmes conclusions et pense, plus précisément, que la pièce dut être jouée aux Ludi Romani de septembre 190.

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dernière est, à notre connaissance, mis à part un Hercule occasionnel, d'époque impériale87 - qui, l'enquête progressant, se révèle décidément grand captateur d'épiclèses -, la seule divinité que la religion romaine ait honorée de façon stable sous le titre de Respiciens, la seule dont elle ait à ce point exalté le «regard» secourable.

Tous les dieux, sans doute, ont le pouvoir de protéger ainsi les hommes sur lesquels ils consentent à abaisser leurs yeux : chez Virgile, chez Horace, c'est ainsi que Jupiter, le souverain, Mars, le père du peuple romain, et même une abstraction divinisée comme Liberias peuvent, s'ils le veulent, les soustraire au malheur. Mais, d'ordinaire, c'est aux dieux en général ou, ce qui revient au même, à quelque dieu non individualisé, deus aliquis, nisi quis deus, c'est-à-dire à la puissance divine «en soi», qui transcende les personnifications anthropomorphiques, que s'adresse l'espoir ou la prière des mortels en détresse. Dès lors, le rôle particulier de Fortuna Respiciens et sa relation à l'ensemble de la collectivité divine nous apparaissent clairement. Lorsque les dieux compatissants se laissent fléchir par les supplications humaines, lorsque, comme le dit dans le Rudens le pauvre Gripus, di homines respiciunt, c'est par l'entremise de Fortuna Respiciens que leur faveur parvient jusqu'aux mortels : c'est à elle qu'ils confient le soin de réaliser leur volonté bénéfique et de transmettre aux hommes, par la vertu propre de son «regard», la grâce divine dont elle est, comme Vénus, comme Fortuna Obsequens, la médiatrice et l'incarnation agissante.

Fortuna reste fidèle à son rôle de déesse secourable, qui vient en aide aux humains dans leurs peines, quand on l'invoque sous le nom d'Adiutrix. Dans le Poenulus, Agorasto- clès, qui vient d'apprendre que la jeune courtisane qu'il aime et sa sœur sont en réalité de naissance libre, et carthaginoises, cherche comment les rendre à leur condition

re : il faudrait pour cela des témoins! Mais Milphion, son esclave, l'invite à plus de hardiesse :

Quid tu mihi testisi quin tu insistis for- titer?

Aliqua Fortuna fuerit adiutrix tibiss.

La Fortuna Adiutrix du Poenulus est-elle l'ancêtre lointaine de celle qui, sous l'Empire, recevra deux dédicaces, l'une, à Rome, où elle est associée à Tutela, autre déesse de la protection individuelle, à la suite d'un vœu qu'elles avaient exaucé89, l'autre, plus elliptique encore, à Vérone90? Nous ignorons si, entre le texte de Plaute et la première de ces inscriptions, il n'y a qu'une simple rencontre, ou si, par delà les siècles, il y a de l'une à l'autre filiation effective. Fortuna Adiutrix n'est pas autrement connue. A la différence des Fortunes que nous avons étudiées précédemment, qui possédaient des sanctuaires à Rome et un corpus épigraphique de quelque ampleur, nous ne savons même pas si elle était l'objet d'un culte stable, organisé, qui lui était rendu sous cette épiclèse, ou si le surnom qui lui est attribué sur cette inscription votive, de provenance romaine, n'est qu'une épithète occasionnelle et sans valeur canonique, jaillie de la ferveur d'un fidèle qui lui exprimait son action de grâces personnelle. Faute d'éléments de comparaison, nous ne pouvons donc déceler si, dans le Poenulus, la remarque de Milphion se référait à un culte réel de Fortuna Adiutrix dont nous trouverions là la première manifestation, ou si, par un simple adjectif sans portée religieuse, elle n'avait d'autre intention que de stimuler l'esprit d'entreprise de son jeune maître, en faisant miroiter à ses yeux l'«aide» éventuelle de la Fortune.

Quant aux traits sous lesquels apparaît la déesse, ils n'ont pas changé par rapport aux épiclèses précédentes : c'est toujours la même divinité «bonne», «propice» et favorable. Son rôle, pourtant, s'est fait plus précis, et les mo-

87 CIL IX 4673, de Réate, relative au terrain de sépulture du collège funéraire des cuhores Herculis Resp(icien- tis); cf. J. P. Waltzing, Étude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains, Bruxelles-Lou- vain, 1895-1900, III, p. 413, n° 1585 (et I, p. 285-293).

88 Poe. 972 sq.

89 CIL VI 179 : Fortunae Adiutri/ci et Tutelae Val. / Flo- rentinus / u.l.s.

90AEp. 1932, 66: Fortunae / Adiutrici; cf. NSA, 1931, p. 161 (en lettres du Ier siècle, gravées sur une grande plaque de pierre, de 1,85 χ 0,60 m.). Peut-être également CIL III 5314?

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dalités de son action, plus évidentes. C'est en effet le premier texte où nous voyions, chez Plaute, Fortuna intervenir autrement que dans le jeu gratuit du dialogue, et où elle ait quelque rapport avec l'économie de l'action dramatique. Qu'elle soit Bona, Mala, Obse- quens, ou même, par allusion, Respiciens, elle n'était nommée que par une transposition plaisante de l'ordre humain à l'ordre divin : un visiteur survenant en l'absence d'Euclion, ou Charmidès, l'hôte du leno dans le Rudens, l'un aussi bienfaisant que la Bonne Fortune, l'autre aussi funeste que la Mauvaise; l'esclave d'Argyrippe, providence de son maître comme le serait Fortuna Obsequens, car il va lui donner de l'argent; ou le parasite Ergasile qui ne daigne pas se retourner pour jeter les yeux, tel Fortuna Respiciens, sur l'inconnu qui l'interpelle.

Dans le Poenulus, c'en est fini de ces métaphores : l'aide que Milphion promet à son jeune maître est bien celle de la déesse Fortuna, et ce ne sont pas paroles en l'air. Car elles se réalisent aussitôt, par l'arrivée inopinée du Carthaginois91, qui va retrouver tout à la fois son neveu, Agorastoclès lui-même, puis ses filles, et faire le bonheur des jeunes gens en mariant Agorastoclès et Adelphasie : suite de hasards providentiels, comme Tyché seule sait en susciter, et qui montrent en Fortuna Adiutrix l'une de ses transpositions romaines, la donneuse de chance qui se plaît à ourdir les intrigues les moins prévisibles, et qui couronne de succès les entreprises humaines, à la seule condition qu'elles soient menées par des gens de cœur, fortiter. C'est là, dans cette trame d'événements que Plaute a reçus de son modèle hellénistique - le Karchedonios de Ménandre, ou celui d'Alexis92? -, qu'est la note romaine. Là aussi, dans la juxtaposition de fortiter et à! Adiutrix, qu'est l'intérêt majeur du texte: car le conseil «énergique» de Milphion à Agorastoclès est une variation de

Plaute sur le vieux proverbe national, «fortis Fortuna adiuuat», ut est in uetere prouerbio, selon l'expression de Cicéron93. Sans doute est-il détourné de son sens : nous ne le voyons qu'à travers la vision déformante d'un esclave, pour qui agir «avec résolution» implique la ruse et non le courage viril. Mais c'est, à la date approximative de 189-188, à laquelle dut être représenté le Poenulus94, le premier exemple attesté du célèbre proverbe qui contient la morale romaine de la Fortune, cité, dès cette époque, ce qui accroît encore son intérêt, sous la forme allusive par laquelle on se réfère souvent aux vieux adages populaires : le proverbe, au temps de Plaute, avait déjà derrière lui un long passé, ce qui confirme pleinement l'antiquité que lui attribue Cicéron.

Dans le Persa, enfin, c'est Fortuna qui apporte sa caution divine aux promesses mirifiques par lesquelles l'esclave Toxile va berner Dordale, le leno. Son maître, a-t-il imaginé, lui envoie une captive - fausse, bien entendu -, si belle qu'elle fera la fortune du leno qui l'achètera :

Nescis quid te instet boni, neque quam ubi Fortuna faculam lucri-

fera adlucere uolt. - Quae istaec lucrifera est Fortuna9*?

interroge sottement Dordale ébahi, mais intéressé, qui n'a jamais entendu parler de cette Fortune «productrice de gain», création verbale née de la seule imagination de Plaute. Sur les cinq ou plutôt, en comptant Fortuna Respiciens, les six adjectifs qui accompagnent chez Plaute le nom de la déesse, cet hapax est la seule épithète de fantaisie, qui n'ait point de répondant dans le culte. Mais, son surnom mis à part, rien ne distingue la Fortuna lucrifera des déesses authentiques auxquelles elle est associée : cause du bien, quid boni, qui arrive aux hommes, tout autant que Fortuna

91 A l'optimisme vigoureux de Milphion (v. 973), Agorastoclès ne répond que par la lassitude : incipere multost quam impetrare facilius (v. 974). Mais Milphion n'a pas le temps de relever ce propos découragé; car il aperçoit le Carthaginois, dont il trace, dès le v. 975, le portrait satirique.

92 T. B. L. Webster, Studies in Menander, p. 132-139; An introduction to Menander, p. 153 sq.

9iTusc. 2, 11. 94 K. H. E. Schütter, op. cit., p. 119-125 et 154. 95 Per. 514-516. La pièce, selon K. H. E. Schutter, op.

cit., p. 113-118 et 154, est de peu postérieure à 196.

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Obsequens96, elle n'est qu'une variante mercantile de Bona Fortuna, source, comme elle, de la richesse et des bonheurs inespérés.

En outre, Fortuna est nommée sans épiclè- se dans plusieurs passages97, dont deux sont particulièrement significatifs. Pseudolus, servi par une chance insigne, vient de rencontrer l'envoyé du militaire. A défaut de l'argent qu'il n'a pu lui extorquer, il a réussi à intercepter la lettre du militaire au leno, avec le cachet qui lui permettra de se faire remettre la jeune femme aimée de son maître. Pseudolus exulte : l'Opportunité en personne, ipsa Opportunitas , n'aurait pu le combler davantage, car c'est une corne d'abondance, remplie de mille ressources, que cette lettre :

nam haec aliata cornu copia<e>st, ubi inest quidquid uolo".

Déjà Pseudolus avait combiné ses plans; mais la prise qu'il a faite change tout :

Sed profecto hoc sic er it : centum doctum hominum consilia sola haec

deuincit dea, Fortuna. Atque hoc uerum est : proinde ut

quisque Fortuna utitur, ita praecellet atque exinde sapere eum omnes

dicimus. Bene ubi quoi [di]scimus consilium accidisse,

hominem catum eum esse declaramus, stultum autem illum,

quoi uortit male".

L'aubaine qui vient d'échoir à Pseudolus, esclave doctus s'il en est100, le laisse cependant rêveur : il reconnaît bien là la main de Fortuna, ou plutôt de Tyché. Déesse qui triomphe de toutes les prévisions des hommes, comme le souligne l'allitération haec deuincit dea ; qui couronne de succès ou voue à l'échec leurs entreprises; qui modèle à leur insu leurs opinions, reflets illusoires de ses propres décrets : dans cet hymne à la toute-puissance de la Fortune, qui s'achève en méditation philosophique, on reconnaît, ponctués par les affirmations sentencieuses de la sagesse populaire, hoc sic erit, hoc uerum est, les lieux communs de la comédie nouvelle. Cette Fortune devant qui l'intelligence humaine est frappée d'inanité, que ce soit dans ses desseins réfléchis, consilia, ou dans ses jugements, n'a nulle racine dans la pensée romaine; elle n'est autre que la Tyché hellénistique, la Chance impénétrable et l'Irrationnel divinisé. Le ton même du passage, celui de la parodie philosophique101, trahit ses origines. Doctus, sapere, stultus jouent vraisemblablement sur un double registre. Ce sont à la fois les expressions plautiniennes qui caractérisent l'intelligence rouée de l'esclave fertile en ruses102, ou son contraire; mais aussi les équivalents de σοφός et de φαύλος, qui, dans l'original grec, devaient avoir le sens philosophique qui sied à ce débat sur la vanité de la Sagesse et la suprématie de la Fortune, la seule réalité qui compte au monde103.

96 Cf., Asin. 719, le «bienfait» qu'Argyrippe attend de Fortuna Obsequens et de Salus: sciarti, ubi boni quid dederint.

"Nous ne rappellerons que pour mémoire Asin. 718 et 727 (supra, p. 97), qui ne sont que des reprises du v. 716: Fortunam atque Obsequentem. En Cap. 864, Erga- sile énumère une série de divinités : Salus, Fortuna, Lux, etc. ; et en Poe. 623 sq., le leno, qui répond au salut que lui adressent les témoins, poursuit sur le ton de l'insulte : fortunati omnes sitis - quod certo scio / nec fore nec Fortunam id situram fieri, jeu de mots étymologique qui rend à fortunatus sa valeur originelle: «comblé par la faveur divine » que dispense Fortuna.

98 Ps. 671. Et d'énumérer triomphalement tous les trésors qu'elle renferme : ruses, tromperies, argent, et maîtresse pour son jeune maître.

99 Ps. 677-682. 100 En particulier en 385, où Pseudolus recherche,

pour le seconder, un autre lui-même : hominem astutum,

doctum, cautum et callidum; et 1243, où son maître Simon, qui le juge supérieur à Ulysse en personne, le dépeint nimis illic mortalis doctus, nimis uorsutus, nimis malus.

101 Sed iam satis est philosophatum, conclura brusquement Pseudolus au v. 687.

102 Sur doctus chez Plaute et ses rapports avec sapiens et σοφός, A. Hus, «Docere·» et les mots de la famille de <s.docere-s>, Paris, 1965, p. 167-186.

103 Selon T. B. L. Webster, Studies in later Greek comedy, p. 210-216, l'original du Pseudolus serait une pièce de Ménandre, peut-être le Katapseudomenos. Dans ce cas, la parenté d'inspiration entre le texte de Plaute et le fragment de Ménandre cité supra, p. 43, ne serait pas fortuite : dérision de la prévoyance humaine, Tyché, seule véritable sagesse, sont les thèmes communs des deux passages, qui, tous deux, apparaissent comme des paraphrases du vers fameux de Chérémon que Théophraste avait fait sien, uitam régit Fortuna, non sapientia, traduit Cicéron

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II n'est pas jusqu'à l'iconographie de Ty- ché qui ne nourrisse l'imagination visuelle de Pseudolus. Sa joie éclate en métaphores : c'est un bienfait digne d'Opportunitas, la divine occasion dont il s'est saisi sur-le-champ; c'est une corne d'abondance, remplie de tous les trésors de la terre, qui est tombée entre ses mains. Une image appelle l'autre : de la cornu copia à la déesse dont elle est l'attribut, l'esprit agile de Pseudolus passe spontanément, et c'est, pour lui, une révélation. La divinité providentielle qui vient de le combler n'est pas une Opportunitas, abstraction de fantaisie104. C'est Fortuna elle-même, la toute-puissante maîtresse de la Chance, que, nous en avons là la preuve indirecte, mais peut-être d'autant plus précieuse, tant l'enchaînement des idées est naturel, les Romains du temps de Plaute se représentaient avec les pouvoirs et la nature de Tyché, mais aussi, comme les Grecs leurs contemporains, sous ses traits, en l'occurrence ceux d'une Agathe Tyché à la corne d'abondance. Pseudolus, en effet, aurait tort de se plaindre : il n'a pas perdu au change et, si la Fortune a balayé ses projets initiaux, ce n'est pas pour le faire malignement échouer, mais pour le conduire au succès, car l'aubaine qu'elle lui offre dépasse de loin tous les plans qu'il avait pu échafauder. Le doctus, après tout, n'est-il pas celui qui Fortuna utitur, celui qui a la Fortune pour soi, et qui sait s'en servir? Rien, donc, d'inquiétant dans l'action imprévisible de la déesse : si elle intervient dans les affaires humaines, ce n'est point pour persécuter les mortels, jeux cruels auxquels Tyché ne se livre que trop souvent. Si hellénisée qu'elle soit, la Fortuna de Pseudolus n'a retenu que les aspects favorables de son homologue grecque : complice des esclaves astucieux et entreprenants, elle ressemble fort à la Fortuna Adiutrix du Poe- nulus, celle qui «vient en aide aux hommes de cœur» - fortis Fortuna adiuuat.

Dans les Captifs, en revanche, Tyndare, qui se fait passer pour son maître Philocrate, rappelle à Hégion dont, maintenant, ils sont tous deux les esclaves, les vicissitudes de la condition humaine :

Sed uiden? Fortuna humana fingit ar- tatque ut lubet;

me qui liber fueram seruum fecit, e summo infimum.

Qui imperare insueram, nunc alterius imperio obsequor105.

Que la Fortune façonne à sa guise le sort des humains, qu'elle ruine leurs prospérités et les précipite du premier rang au dernier, c'est là un autre lieu commun de la comédie hellénistique106, qui s'ajuste sans effort à la conception romaine de la Fortune, dispensatrice aux hommes de leurs fortunae, de leurs lots individuels. Mais la Fortune rigoureuse des Captifs n'est-elle donc que la Tyché-Ha- sard, la puissance suprême, amorale et capricieuse, qui se situe au plus bas degré de la réflexion grecque? Elle n'est pas, en fait, la souveraine absolue du monde. Il est, poursuit Tyndare qui songe au propre fils d'Hégion, prisonnier en Elide, un dieu, garant de la justice ici-bas :

est profecto deus qui quae nos gerimus auditque et uidet 107.

Il veillera à ce qu'il soit traité de la même façon que les esclaves d'Hégion : bien, s'il est généreux, mal, si lui-même les maltraite. L'inspiration stoïcienne du passage, la doctrine du Portique qui affleure à maintes reprises dans les propos et la conduite de Tyndare108 excluent qu'il faille entendre Fortuna au sens de l'opinion vulgaire. Elle n'est pas le hasard, mais un autre nom du destin. D'où son attitude, sans révolte, envers la divinité qui l'avait comblé de biens précaires et qui l'en a dépouillé : c'est la noble soumission du sage à la

(Tusc. 5, 25; cf. supra, p. 43) - Théophraste dont Ménandre fut le disciple.

104 Également personnifiée en Cure. 305 et Men. 137: Ο mea Commoditas, ο mea Opportunitas !

105 Cap. 304-306. 106 Sur le thème des «vicissitudes» de Tyché, cf. en

particulier les fragments de Philemon et de Ménandre

cités supra, p. 40 sq. 107 Cap. 313. 108 L'idée, en particulier, que les châtiments divins ne

frappent les hommes qu'en ce monde, et non dans l'autre. Cf. P. Grimal, Hommages à M. Renard, I, p. 395-398, qui reconnaît dans l'original de Plaute une pièce de Po- seidippos.

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loi de Fortune et aux choses qui ne dépendent point de nous. Tel quel, c'était un langage que pouvait entendre le public de Plaute, même si, dans son immense majorité, il restait étranger à ces spéculations philosophiques. Si exceptionnelle qu'elle soit, par sa gravité et ses implications métaphysiques, aussi exceptionnelle que l'est la pièce elle-même dans le théâtre de Plaute, la Fortune des Captifs n'avait rien qui pût choquer ou déconcerter le spectateur romain. Elle n'est pas le tyran déréglé qui, chez Juvénal, soumet l'univers à ses jeux de bascule :

Si Fortuna uolet, fies de rhetore consul; si uolet haec eadem, fiet de consule rhe

tor™.

Si elle gouverne la destinée des hommes, c'est en accord avec le vouloir, supérieur au sien, d'un deus auquel les contemporains de Plaute, comme d'ailleurs les stoïciens, donnaient le nom de Jupiter, Yimperator diuum atque hominum qui, le poète l'avait déjà montré dans le prologue du Rudens, régit le monde selon la loi de la justice110.

Divinités de la Chance ou du Destin, implicitement figurées avec la corne d'abondance, la Fortuna du Pseudolus et celle des Captifs conservent, jusque dans leur nom, la marque indélébile de leur origine grecque : elles ne portent pas d'épiclèse, comme Tyché, dont elles ne sont que la traduction latine. Au contraire des Fortunes précédentes, Bona, Obsequens, Respiciens, elles n'ont pas de «nom de culte» qui les intègre à la religion nationale; purs produits de l'esprit grec, elles restent, l'une et l'autre, des Fortunes littéraires. Ce qui est doublement nouveau, à la fois dans l'histoire de Fortuna et dans celle du théâtre de Plaute. Les deux pièces sont des œuvres de sa vieillesse, presque exactement contemporaines : elles datent, le Pseudolus de 191, les Captifs de 191 ou 190 in. Vingt ans les séparent de YAsinaria, jouée sans doute en 212, où Plaute nommait Fortuna Obsequens,

ou du Rudens, qui doit avoir été composé entre 211 et 206, où il faisait allusion à Mala Fortuna : presque la durée d'une génération, durant laquelle le rythme de l'histoire s'est accéléré, puisque Rome est passée des affres de la seconde guerre punique à l'intervention dans l'Orient hellénistique et à la guerre contre Antiochus et les Étoliens. Fortuna participe à cet élargissement, tant spirituel que politique, de l'horizon romain : de l'hellénisme essentiellement religieux qui jusque-là était le sien, et qui se manifeste dans les premières comédies de Plaute, elle s'ouvre à un hellénisme culturel dont les perspectives sont plus ambitieuses. A partir du IIe siècle, les écrivains romains entreprennent de spéculer sur la nature et le pouvoir de la Fortune au sein de l'univers, et l'histoire de Fortuna devient celle d'un concept autant que d'une divinité. Si inattendu que cela paraisse, c'est chez Plaute que nous percevons les premiers signes de cette transformation; non certes qu'il en soit l'initiateur, mais il reflète l'évolution intellectuelle qui est "celle de Rome après les guerres puniques. Le stoïque Tyndare, et même l'esclave Pseudolus, doctus à sa manière, ont déjà le goût qui, après eux, n'abandonnera plus la littérature romaine, de moraliser sur la Fortune : preuve qu'elle n'a pas seulement pris place dans la réflexion des sages, ou dans la pensée de l'aristocratie hellénisée, formée aux disciplines intellectuelles de la Grèce, mais que, dès cette époque, la «philosophie» populaire de la Fortune était suffisamment répandue à Rome pour que les personnages des plus récentes comédies de Plaute s'en fissent les échos ou les porte-parole.

Quelle est cette conception gréco-romaine de la Fortune, que nous voyons alors s'ébaucher? Elle est simple, plus simple encore que ne l'est l'idéologie hellénistique contemporaine, et elle ne s'embarrasse pas de ses contradictions. Loin, d'ailleurs, de réfuter l'ancienne théologie de Fortuna, elle lui a succédé sans solution de continuité. Entre les multi-

109 7, 197 sq. 110 Ru. 9-29. 111 Le Pseudolus est (avec le Stichus) une des deux

comédies de Plaute datées par un fragment de

lie ; cf. la Notice d'A. Ernout, Les Belles Lettres, p. 8, n. 2 ; K. H. E. Schutter, op. cit., p. 126-128 et 154; et supra, p. 104.

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110 «FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»

pies Fortunes archaïques, dispensatrices fragmentaires de la faveur des dieux et de la destinée des hommes, et la nouvelle Fortuna- Tyché, dépositaire unique de la chance et du destin qu'elle personnifie, il n'y a nul antagonisme, mais une fusion sans réserve. Le changement qu'apporte l'hellénisation se manifeste, à cette date, moins dans le fond que dans la forme; et, plutôt que de bouleverser les vieilles idées romaines sur la Fortune, elle se borne à en donner une expression plus unitaire et plus systématique, qui leur faisait encore défaut. Si les passages de Plaute relatifs à la dea Fortuna ne sont pas assez étoffés pour qu'on puisse élucider entièrement l'ensemble de notions qu'elle englobe, le vocabulaire qui lui est apparenté, fortuna, le nom commun, et les mots de la même famille, fournissent une contre-épreuve révélatrice et apportent un matériel plus complet qui permet de délimiter avec plus de précision son champ sémantique.

Sur les trente-sept emplois de fortuna que nous avions notés chez Plaute112, quatorze, que nous venons d'étudier, se rapportent à la déesse. Quatre se rattachent au sens II et désignent le principe impersonnel qui gouverne les existences humaines. Concept efficient qui, au plan des notions et des valeurs, est le double et même, à la limite, la transposition intellectualisée de la Fortune divine, ces «fortunes» abstraites revêtent, dans trois des quatre passages relevés, l'aspect de la «chance» favorable, associée soit à la rassurante spes, soit à la uirtus romaine, ou opposée à une natura qui est, en fait, une transcription de la φύσις grecque113. Une seule fois, dans les Captifs, fortuna perd cette signification positive

pour prendre le sens neutre de «sort», tantôt bon, tantôt mauvais, et s'appliquer aux variations de la «destinée»114 qui a réduit Philocra- te à la servitude. Quant au sens III qui recouvre les diverses «fortunes» vécues par les hommes, leurs fortunae, souvent nommées au pluriel emphatique, la répartition de ses dix- neuf emplois n'est pas moins lumineuse. Onze d'entre eux désignent le «lot» indifférencié qui est attribué à chaque individu : soit l'ensemble de sa «destinée», tour à tour bonne ou mauvaise, secundae ou miserae fortunae, soit, dans les instants cruciaux où se joue toute une existence, sa «situation» du moment115. Quatre fois, fortuna s'applique à un «bonheur» d'une qualité rare116; quatre fois également, il prend le sens de «malheur»117.

Le bilan est éloquent et, si l'on compare ce que cette analyse sémantique nous révèle de la Fortune romaine avec ce que représentait Tyché dans la pensée hellénistique, leurs d

ivergences ne sont pas moins frappantes que leurs points de rencontre. Dans le concept de fortuna (au sens III) et dans les lots que la Fortune distribue aux hommes, le bien et le mal s'équilibrent avec une rigueur statistique qu'on ne pouvait souhaiter plus parfaite : quatre emplois d'un côté, quatre de l'autre. Le Romain du temps de Plaute vit sa destinée comme un tout, telle que la lui envoient les dieux : ni la réflexion philosophique, ni le pessimisme inné de l'âme grecque ne le portent à s'interroger longuement sur le sens de la condition humaine, sur l'injustice et le tragique des hominum fortunae11*; et, si le thème des vicissitudes de l'existence ne lui est pas inconnu, il fait dans la comédie plautinienne une apparition si discrète, et si hors de pro-

112 Supra, p. 91 et n. 12. 113 Ep. 331 sq.: uerum aliquid aliqua aliquo modo /

alicunde ab aliqui aliqua tibi spes est fore mecum fortu- nam (sur spes et fortuna, infra, p. 208-213); Poe. 1328: igaudeo et uolup est mihi). . . quomque e uirtute uobis fortuna optigit; Ibid., 302 : aurum, id fortuna inuenitur, natura ingenium bonurn.

114 Cap. 245 : per fortunam incertam et per mei te erga bonitatem patris. . .

115 Au sens global de «destinée»: Asin. 629; Most. 48; Tri. 363; Tru. 219 et 709; précisé par un adjectif: Cist. 1 14 et 557 (?); Ru. 185 {miserae); Sti. 300 (secundas fortu-

nas). Au sens ponctuel de «situation»: Cap. 958; Ru. 674. 116 Ru. 523 et 533; Tru. 372; frg. I 17. 117 Asin. 515; Ba. 1108; Cas. 161 ; Mi. 125. 118 A l'exception du Rudens, 185 et suiv., nimio homi

num fortunae minus miserae memorantur, où Palestra, jetée par le naufrage sur un rivage inconnu, proteste contre la récompense que reçoit ainsi sa «piété exemplaire » : hancine ego partem capio ob pietatem praecipuam ? (v. 190). Mais, nous l'avons vu, les notions de justice et de rétribution divines sont fondamentales (cf. le prologue) dans cette pièce imitée de Diphile.

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EN MARGE DES CULTES OFFICIELS 111

pos119, qu'on ne saurait croire qu'il éveille, à cette date, des échos bien profonds dans la sensibilité romaine populaire120. L'analyse des «fortunes abstraites», au sens II, conduit à des conclusions identiques. Le contemporain de Plaute, comme son ancêtre de la Rome archaïque, garde une vision optimiste de la Fortune et de son action en ce monde : elle est essentiellement pour lui, dans trois emplois sur quatre, l'incarnation de la Chance bénéfique. La notion du «sort» impersonnel et de sa variabilité s'esquisse timidement dans les Captifs, l'une des dernières œuvres de Plaute, qui date de 191 ou 190, et dans un contexte abstrait et moralisant qui révèle l'imitation de l'original grec. Sens rare, représenté par un unique exemple, sens nouveau qui exprime une idée neuve : la découverte des caprices de la fortune, conçue comme le sort contraignant et changeant, qui s'impose à la pensée romaine au début du IIe siècle, est encore, à cette date, une adaptation du concept grec de τύχη, qui se situe au niveau de la vulgarisation «philosophique». A cette notion exceptionnelle et tardive dans le théâtre de Plaute121, il reste à parcourir le chemin qui fera d'elle l'un des lieux communs les plus familiers à la sagesse populaire.

Quant aux sens de «hasard» areligieux ou d'« adversité», qui deviendront si fréquents dès l'époque de Cicéron, ni l'un ni l'autre n'existent encore dans la sémantique de fortuna. Ce n'est d'ailleurs, du moins pour la première de ces lacunes, que l'aspect particulier d'un phénomène plus général. Si la pensée romaine, peu sensible aux vastes spéculations

théologiques ou métaphysiques, mit longtemps à concevoir un Destin surnaturel et intemporel, qui fût aux dimensions de l'univers, c'est plus tardivement encore qu'elle découvrit le «hasard», entendu en son sens philosophique, comme l'absence de cause et l'irrationnel pur, comme l'anarchie suprême qui livre le monde au chaos. Ce qui ne surprend pas, car ces deux principes d'explication du réel appartiennent à deux âges différents dans l'histoire de la réflexion antique, dans la mesure où le Destin, sous la forme des fata louis ou des fata deum, peut laisser subsister la souveraineté des dieux, tandis que le hasard, négateur de leur ordre, de leur volonté ou de leur providence, arrache aux Olympiens leur pouvoir sur le monde. Casus, qui n'apparaît qu'une fois dans le théâtre de Plaute, y a sa valeur première de nom d'action et ne désigne que la «chute», le «fait de tomber»122. Parmi les formations apparentées à fortuna, ni forte fortuna, ni fortuito n'ont cette acception philosophique : les deux adverbes expriment tout au plus, et, qui plus est, de façon sporadique, le mystère qui enveloppe les événements imprévisibles et improbables123; mais ils n'impliquent en rien la toute- puissance d'un Hasard absolu qui se serait substitué aux dieux traditionnels dans le gouvernement de l'univers.

Telles sont, chez Plaute, les notions essentielles par lesquelles se définit l'idée de «fortune». De la Tyché hellénistique, de celle qui domine la comédie nouvelle, la pensée romaine du IIIe et des toutes premières années du IIe siècle n'a retenu qu'une image partielle et

119 C'est la soubrette Astaphie qui, dans le Truculentus, résume cruellement l'histoire de Diniarque, qui s'est ruiné par amour pour sa maîtresse, dum fuit dédit, nunc nil habet; quod habebat, nos habemus (ν. 217), et conclut d'un ton sentencieux, actutum fortunae soient mutari, ua- ria uitast (v. 219), comme si Diniarque était une victime de la fatalité, alors qu'en fait il est pleinement responsable de son sort.

120 C'est sur ce thème, pourtant, que, chez Tite-Live, 45, 41, repose le discours que Paul-Émile prononça, après son triomphe sur Persée et la mort de ses deux fils, et dont l'historien nous dit, 45, 42, 1, qu'il fit une profonde impression sur le peuple assemblé. Mais c'est en 167 qu'eurent lieu ces événements : la sensibilité des Romains avait eu, alors, tout loisir de s'affiner (sur les rapports

entre le discours authentique et le texte refait par Tite- Live, infra, p. 168).

121 L'idée de variation, associée au concept de fortuna, n'apparaît donc, au total, que trois fois dans tout le théâtre de Plaute : en Cap. 304, au sens I, et 245, au sens II, ainsi que, au sens III, en Tru. 219. Elle ne concerne ainsi qu'une très faible minorité d'exemples, qui appartiennent tous trois à la fin de la carrière de Plaute, le Truculentus pouvant être daté de 189 (K. H. E. Schutter, op. cit., p. 149-154; et O. Musso, Sulla datazione del «Truculentus» di Plauto, SIFC, XLI, 1969, p. 135-138).

122 Ps. 1280. 123 Forte fortuna n'est représenté que deux fois, en Ba.

916 et Mi. 287; fortuito, une seule fois, en Aul. 163. For- tuitus, adjectif, n'est pas attesté chez Plaute.

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somme toute rassurante : celle de l'Agathe Ty- ché, de la Bonne Chance, qui commence à peine à se dégrader en une Mala Fortuna, liée, il est vrai, au cadre local des Esquilies, ou en divinité du Sort variable et mélangé, mais sans jamais se transformer ni en l'implacable Hasard, ni en la terrible Malchance qui forment l'autre face, négative, de la Tyché grecque. Fortuna, d'ailleurs, est encore loin d'avoir, à cette époque, son omniprésence et son omnipotence. Elle donne la chance et elle préside à la destinée des individus, comme d'autres dispensent les fruits de la terre ou régnent sur les activités de la guerre. Mais elle n'a rien d'une puissance suprême : c'est Jupiter qui, parmi les dieux et les hommes, reste l'unique imperator12* et l'on chercherait en vain, dans toute l'œuvre de Plaute, une expression qui, de près ou de loin, rappelle la κυρία . . . Τύχη de Ménandre 125, arbitre et dominatrice universelle. Par sa place dans la comédie plautinienne, on ne saurait non plus la comparer à Tyché, partout présente dans la νέα sur laquelle elle exerce un empire tyran- nique : objet de réflexions sentencieuses, de propos moralisateurs ou de soumission résignée, la comédie nouvelle, dit M. P. Nilsson, «est pleine de discours sur Tyché»126. Rien de tel chez Plaute : c'est à peine si, dans deux passages d'inspiration évidemment hellénistique, Pseudolus, doctus au double sens du mot, et le Sage Tyndare s'attardent, l'espace de quelques vers, à philosopher sur la Fortune. Quant à se plaindre d'elle, nul n'y songe et aucun personnage de Plaute ne se venge, par la parole, d'une Fortune injuste qu'il n'a pas encore appris à rendre responsable de tous ses maux.

Laissons, pour finir, les chiffres parler d'eux-mêmes. Fortuna, nommée quatorze fois dans l'œuvre de Plaute qui nous a été conservée, vient sans doute très loin derrière un Jupiter, dominateur par vocation, ou même derrière Vénus, dont l'importance s'explique aisément dans des comédies dont le sujet

mun est un amour contrarié et dont deux, de surcroît, le Poenulus et le Rudens, se passent non loin d'un de ses temples127. Mais, si l'on cherche un ordre de grandeur, sa fréquence est analogue à celle d'Hercule (nommé vingt et une fois), de Neptune (dix-neuf fois, dont onze dans le seul Rudens), et identique à celle de Junon, la reine des dieux, qu'on ne saurait tenir pour quantité négligeable et dont le nom, lui aussi, est prononcé quatorze fois. Les résultats des deux analyses, sémantique et numérique, concordent exactement : ils situent Fortuna au rang qui lui revient légitimement parmi les grands dieux, ni inférieure, ni supérieure à eux, mais leur égale dans un Olympe gréco-romain que ni le doute ni l'impiété n'ont encore ébranlé.

Fortunes «cultuelles» d'une part, Fortunes «littéraires» de l'autre: les deux images que le théâtre de Plaute donne de la Fortune finissent ainsi par se recouvrir et elles recomposent le tableau fidèle de ce qu'était à Rome, au tournant des IIIe - IIe siècles, la religion vivante et quotidienne de Fortuna. Sur les cinq ou plutôt, une fois explicitée l'allusion à Fortuna Respiciens, les six épithètes qui sont accolées à son nom, quatre, Bona, Mala, Obse- quens, Respiciens, appartiennent sûrement au culte. Une cinquième, Adiutrix, s'y rattache peut-être également. Seule la sixième, Fortuna lucrifera, est le fruit de l'imagination de Plaute. Sur ce seul point déjà, celui des surnoms de la déesse, l'exactitude documentaire l'emporte de très loin sur les libertés de la création poétique; ce qui permet d'apprécier à sa juste valeur l'authenticité du témoignage de Plaute sur la religion de Fortuna. Il en va de même pour la «philosophie» hellénisée de la Fortune qu'il a reçue de ses sources grecques, mais qui se trouve chez lui ramenée à la mesure de la réalité romaine contemporaine : la place que Fortuna tient dans la comédie plautinienne n'y est pas majorée ni artificiellement exaltée à l'imitation de Tyché; elle répond au rôle que les Romains, au temps de la

124 Ru. 9 : qui est imperator diuum atque hominum Iuppiter; cf. Amph. 1121.

125 Supra, p. 40 sq. et n. 22. 126 Les croyances religieuses de la Grèce antique,

p. 101. 127 Cf. les exemples répertoriés par G. Lodge, Lexicon

Plautinum, Leipzig, 1924-1933, s.v., et Hanson, op. cit., p. 62.

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seconde guerre punique et dans les années qui suivirent, lui assignaient effectivement dans le gouvernement du monde. Car, et c'est là, en définitive, le résultat le plus probant de cette enquête, l'analyse sémantique du concept profane de fortuna et le contenu théologique des épiclèses attestées chez Plau- te conduisent à des conclusions rigoureusement identiques.

Comment pouvons-nous donc, d'après le théâtre de Plaute, esquisser le tableau de la religion romaine de Fortuna à la fin du IIIe et à l'aube du IIe siècle? Nous devons, tout d'abord, prendre conscience de ses limites. Ce n'est pas chez lui que nous trouvons les aspects politiques et officiels du culte : la Fortuna Primigenia, puis Publica, de Sempronius Tuditanus, accueillie à Rome entre 204 et 194, n'a laissé aucune trace dans ses œuvres, dont elle est pourtant l'exacte contemporaine. La Fortune victorieuse, donneuse de gloire militaire, n'y figure pas davantage. Seules y sont à l'honneur les Fortunes familières, celles à qui vont, dans les mille soucis de la vie quotidienne, les prières du spectateur moyen de Plaute; celles qui ont un temple ou une petite chapelle dans son quartier, comme Bona Fortuna qui, dans YAululaire, habite près de la maison d'Euclion, ou celles qu'il rencontre dans la ville au détour de son chemin, quand ses affaires le mènent au uicus Fortunae Obse- quentis ou Respicientis. Tous ces cultes, dont aucun ne figure au calendrier, appartenaient- ils à la religion publique? Il est difficile de le croire. A l'exception de Mala Fortuna, aucune preuve sûre ne permet en tout cas de l'affirmer. En dehors des notices brèves et erudites que Cicéron, Pline et Plutarque ont consacrées à ces Fortunes, les seuls témoignages vivants que nous ayons sur elles, ceux de Plaute et des inscriptions votives, ne nous font connaître que les formes populaires de leur religion128, celles par lesquelles, dans l'obscurité de la vie privée, elles recueillaient les faveurs modestes et spontanées de la piété

commune. Nous ne trouvons pas non plus, chez Plaute, le moindre souvenir des Fortunes archaïques. Il convient, sans doute, de faire la part du hasard : un culte comme celui de Fors Fortuna gardait, nous le savons par les inscriptions et par Ovide, la ferveur des esclaves et de la menue plèbe. Mais il s'agit, précisément, d'un culte spécialisé129. Pour le reste, le silence de Plaute est éloquent : dans leur généralité, les Fortunes archaïques, toujours honorées par le conservatisme romain, n'appartiennent plus cependant, pour l'homme du IIIe siècle, à la religion vivante de Fortuna. Celles qui, dans la conscience populaire, les ont éclipsées, celles dont, dans l'échange du dialogue, plaisant ou persuasif, les noms jaillissent naturellement, ce sont les Fortunes hellénisées qui, toutes, gravitent autour des mêmes notions : la chance ou la malchance, l'heur et le malheur.

Quant à la part respective de ces deux composantes, elle est claire : la bonté de Fortuna, donneuse de chance et de bonheur, l'emporte de façon écrasante sur sa malignité. Laissons, là encore, parler les chiffres. Sur quatre ou cinq Fortunes divines, Bona, Mala, Obsequens, Respiciens, Adiutrix, une seule est malfaisante. Sur quatre «fortunes abstraites» (sens II), trois désignent la chance; une seule, le sort variable. Sur dix-neuf «fortunes humaines», destinées vécues par les mortels (sens III), quatre seulement se définissent par le malheur. Les caprices de la Fortune seraient-ils une légende? Chaque fois, nous retrouvons une proportion constante : le bien, dans la nature et dans l'action de Fortuna, l'emporte sur le mal dans un rapport de trois ou quatre contre un130; ou, si l'on préfère, le pourcentage d'échec ou de malheur ne dépasse pas 20 à 25%, taux d'imperfection nécessaire dans toute destinée humaine, et que bien des mortels pourraient envier aux fidèles romains de la Fortune! Qu'est-ce à dire, si ce n'est que le Romain du temps de Plaute n'éprouve nullement l'inquiétude tremblante

128 Sauf pour Fortuna Obsequens, honorée, mais dans des villes d'Italie, non à Rome, par les censeurs de Cora et les décurions de Come {supra, p. 97).

129 Qui, d'ailleurs, réapparaît chez Térence (infra,

p. 185-187). 130 Diphile affirme exactement l'inverse de Tyché, qui

donne un bien pour trois maux (un kyathe de vin pour trois d'eau); cf. supra, p. 39.

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qui paralyse tant de ses contemporains grecs, assujettis au joug fantasque de Tyché? Il n'y a là, de sa part, ni hybris, ni optimisme chimérique. Il est indéniable que, parfois, la Fortune est Mauvaise. Il le sait, mais cette idée ne l'obsède pas. D'où sa lucidité confiante en ses dieux, ou plutôt en lui-même, en sa uirtus et sa pietas. La uirtus attire la fortuna : e uirtute uobis fortuna optigli, selon la maxime bien romaine que Plaute prête au militaire du Poenu- lus 131, et les hommes de cœur qui agissent for- titer peuvent compter sur l'appui de Fortuna Adiutrix. Quant à Mala Fortuna, dès lors qu'elle l'a reconnue, isolée, honorée, la religion romaine a fait tout ce qui était en son pouvoir pour se prémunir contre elle. Neutralisée par la pietas, apaisée par les hommages auxquels elle a droit et qu'elle reçoit, au nom de l'État, sur son autel des Esquilies, elle est intégrée au système contractuel de la pax deo- rum et le Romain, conscient d'avoir rempli tous ses devoirs envers elle, peut regagner le champ de ses activités, l'âme rassurée, d'autant que, par un surcroît de précaution, Fortuna Respiciens est là qui, non loin d'elle, veille en son temple des Esquilies et peut, par son «regard» favorable, refréner les impulsions malfaisantes de sa redoutable voisine.

En définitive, la Fortune hellénisée du IIIe siècle apparaît essentiellement comme la protectrice bienveillante qui assure le bonheur des humains. Si nous la comparons à la Fortune archaïque, il y a à la fois continuité dans sa nature et renouveau dans ses alliances surnaturelles. Comme ses devancières de l'époque royale, la Fortuna du temps de Plaute reste la bonne déesse qui dispense la faveur divine ou la chance heureuse. Mais si, jadis, la plus étroite de ses alliances l'unissait à Mater Matuta, par l'intermédiaire des notions de maternité et de fécondité, c'est dans une autre partie du monde des immortels qu'elle œuvre désormais. La possession d'un surnom commun, Obsequens, la rapproche de Vénus,

la déesse «propice» qui diffuse la grâce divine. Surtout, dans les deux passages où, chez Plaute, elle est nommée avec une autre divinité, c'est à la même compagne que, par une répétition significative, les deux fois, le poète l'associe : à Salus, l'abstraction tutélaire qui veille à la «conservation» des êtres. Dans YAsinaria, d'abord, où, nous l'avons vu, les deux compères, Léonide et Liban, en possession de l'argent qui va sauver les amours du jeune Argyrippe, s'amusent à ses dépens. Maîtres de son bonheur, ils sont pour lui, l'un, Salus en personne, l'autre, Fortuna Obsequens132. Le second texte appartient aux Captifs. Le parasite Ergasile a aperçu au port Philopolème, le fils d'Hégion, libéré de sa captivité, et, avec lui, l'esclave fugitif qui avait autrefois enlevé son second fils. Stupéfiante nouvelle, et qui va rendre au malheureux père la félicité133!

Nam ego nunc tibi sum summus Iuppiter, idem ego sum Salus, Fortuna, Lux, Laetitia,

Gaudium 134,

lance triomphalement Ergasile, qui s'étourdit lui-même de sa verve volubile et qui accumule, en une double trilogie, tous les dieux bienfaisants qu'il incarne : d'abord les dieux de la destinée et du «salut» personnel, Jupiter, le «souverain» de qui dépend le sort de tout homme, Salus, la spécialiste de la «conservation», et Fortuna; puis, dans un second temps, les dieux joyeux du bonheur, personnifications de fantaisie. Au centre de l'énuméra- tion, Fortuna, qui participe des deux groupes, en assure l'unité, puisqu'elle est à la fois, elle aussi, une déesse de la prospérité, et que son action se conjugue à celle de Salus pour garantir le bonheur et la sauvegarde de l'individu.

Ainsi se dégage du théâtre de Plaute une vision remarquablement cohérente de la Fortune, où s'équilibrent l'hellénisme et la roma- nité. Ni la variété de ses surnoms et de leur

131 Poe. 1328. La même formule reparaît dans les Origines de Caton, au terme du long épisode où il célèbre l'héroïque Q. Caedicius, émule romain de Léonidas, qui, durant la première guerre punique, se sacrifia avec quatre cents hommes, et qui, plus heureux, mais moins illustre que lui, survécut à ses nombreuses blessures : dû

inmortales tribuno militum fortunam ex uirtute eius dede- re (Gell. 3, 7, 19; Peter, Hist. Rom. rei, I, frg. 83, p. 80).

132 Asm. 716-718 (supra, p. 97). 133 Vin te faciam fortvnatvm? lui demande à dessein

Ergasile (Cap. 858). 134 Ibid., 863 sq.

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contenu, ni l'existence d'une Mala Fortuna ne compromettent l'unité du culte. Que Fortuna soit à la fois Bonne et Mauvaise, il n'y a là, pour un ancien, ni scandale, ni contradiction. C'est la nature commune de tous les dieux antiques. Argyrippe, à qui ses esclaves promettent la réalisation de ses souhaits, reste sceptique. L'expérience le prouve : la bienveillante Salus déçoit l'espoir des hommes tout aussi bien que la Fortune, dont ce n'est donc nullement le triste privilège -

ut consuete, homines Salus frustratur et Fortuna 135.

Les dieux de Virgile n'agissent pas autrement et, quand Arruns, adorateur d'Apollon, demande à son dieu la victoire sur Camille et le retour dans sa patrie, celui-ci ne lui accorde que la première et la moindre partie de sa prière et, impitoyable, il laisse l'autre se dissiper dans les airs136. Mise à part l'unique exception de Mala Fortuna, exception qui, notons-le bien, était normale pour la pensée religieuse de l'antiquité, les autres épithètes sous lesquelles les personnages de Plaute désignent la déesse sont toutes des variations sur le thème initial de la Bona Fortuna. Ils peuvent à leur guise, selon leur préférence personnelle ou l'inspiration du moment, lui donner ses surnoms cultuels, Obsequens, Respiciens, peut-être Adiutrix, qui perpétuent l'ancien usage romain des Fortunes à épiclèse; ou forger, à leur imitation, une épithète pittoresque comme lucrifera; ou encore, la nommer simplement Fortuna. Peu importe : toutes ces Fortunes, pour eux, sont équivalentes. Pour leurs ancêtres du VIe ou du Ve siècle, Fortuna Muliebris et Fortuna Virilis étaient deux figures divines absolument distinctes et étrangères l'une à l'autre dans l'exercice de leurs fonctions. Mais, entre tous les aspects bénéfiques de Fortuna, le contemporain de Plaute ne perçoit plus aucune différence de nature : la preuve en est que la déesse bienfaisante qui

se joint à Salus pour protéger les mortels peut être tour à tour, et indifféremment, Fortuna Obsequens ou Fortuna, sans épiclèse137. Avec ou sans surnom, et par delà leur diversité formelle, ce qui domine, c'est l'unité fondamentale de la représentation : dans tous ces cas, Fortuna, toujours semblable à elle-même, se définit comme la déesse favorable qui répand le bonheur et la prospérité.

Quelle est alors, s'ils recouvrent plus ou moins la même réalité, la raison d'être de ces multiples surnoms? Ils répondent à un double besoin psychologique de la piété romaine. D'abord, à une volonté d'exactitude scrupuleuse. Ainsi s'explique l'accumulation, autour du nom unique de Fortuna, d'une pluralité d'épithètes de signification voisine, puisque toutes se rattachent à l'idée de faveur et de bonté, mais dont aucune n'est la répétition pure et simple de la précédente; chacune d'elles, au contraire, met l'accent sur l'une des formes particulières par lesquelles se manifeste la bonté de la déesse : par l'intermédiaire de son «regard» divin, de sa volonté «propice», ou de son «aide» efficace. D'où cette prolifération d'épithètes analogues, mais non identiques, par laquelle le Romain, juriste né, cherche à appréhender et à énumérer, en une liste exhaustive, les divers modes d'action par lesquels Fortuna exerce son pouvoir, et les dénominations correspondantes sous lesquelles il est, par conséquent, tenu de lui rendre un culte. Mais la multiplication de ces surnoms ne répond pas moins à une exigence d'expressivité. Les épiclèses différentes sous lesquelles ses fidèles invoquent Fortuna sont autant de portes par lesquelles ils tentent d'avoir accès jusqu'à la bienveillance de leur déesse et, dans ces rapports avec les dieux, la surenchère est de mise tout autant que dans les relations avec les hommes.

Le peuple qui, ayant à désigner le dieu inconnu qui avait «parlé» pour annoncer l'approche des Gaulois, avait créé pour lui le nom

l"Asin. 727. 136 Aen. 11, 785 et suiv. : audiit et uoti Phoebus succedere partent mente dédit, partent uolucris dispersit in auras (794 sq.).

137 En Asin. 716 (Fortuna Obsequens) et 718 ou 727 (Fortuna seule). En Cap. 864 et Poe. 624, Fortuna est également nommée sans épiclèse, sans qu'on puisse noter la moindre différence dans sa signification.

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double d'Aius Locutiusl3S, ou qui, au Jupiter du Capitole, avait conféré une double épiclè- se, formée de deux superlatifs, Optimus Maxi- mus, ne pouvait se contenter, pour exprimer la bienveillance de la Fortune, du nom unique, et un peu plat dans sa simplicité, de Bona Fortuna. Il lui fallait plus de richesse dans le nombre, et de plénitude dans l'expression. Telle est, dans le culte hellénisé de Fortuna au IIIe siècle, la marque de la romanité. Sur les cinq épiclèses dont nous connaissons l'existence, une seule, Bona, est un emprunt direct au grec; les quatre autres, Mala, Obse- quens, Respiciens, Adiutrix, sont déjà des créations romaines, sans équivalent dans le culte de Tyché. Nous comprenons mieux, de ce fait, le statut relativement effacé de Bona Fortuna dans la religion romaine139, sans commune mesure avec le rayonnement d'Agathe Tyché dans la religion hellénistique. Cette dernière, pratiquement seule, étant donné le petit nombre des surnoms de Tyché, à exprimer l'aspect bénéfique de la déesse, a concentré sur elle tous les hommages qui s'adressaient à la bienveillante maîtresse du monde. A Rome, en revanche, Bona Fortuna s'est heurtée à la concurrence de cultes analogues, de même esprit que le sien : il était inévitable que prières et actions de grâces se partagent entre ces Fortunes voisines et que Bona Fortuna pâtisse de la multiplication même, c'est-à-dire du succès, de ces cultes qui, à l'origine, étaient dérivés du sien.

Ainsi, dès le IIIe siècle, constatons-nous dans la religion hellénisée de Fortuna un foisonnement et un morcellement cultuels qui continuent ceux de la période archaïque et préfigurent ceux de l'époque impériale, où les épithètes conférées à la déesse continueront de se multiplier indéfiniment. Ce phénomène permanent, si caractéristique du génie religieux de Rome, semble être apparu très vite dans le culte hellénisé de la Fortune. Sitôt Bona Fortuna accueillie à Rome, et son nom grec traduit en latin, l'esprit de la religion nationale a retrouvé son indépendance et sa vitalité inventive. L'emprunt initial une fois réalisé, loin de se borner à une docilité

ve, il s'est immédiatement mis à l'œuvre. Alors dut commencer la phase active de l'hel- lénisation. Alors durent s'élaborer les cultes neufs dont nous lisons les noms dans le théâtre de Plaute, document du plus haut prix pour l'hellénisation de Fortuna, puisqu'il nous offre non seulement un tableau de son culte au IIIe siècle, mais encore, si nous savons l'interpréter, une esquisse de son histoire.

II - Genèse et chronologie de l'hellénisation

Nous avons suivi, comme deux itinéraires parallèles, la double histoire de Fortuna au cours du IIIe siècle : son histoire officielle, politique et militaire, qui part de la fondation du second temple de Fors Fortuna par Carvilius, en 293, et qui aboutit au vœu de Sempronius Tuditanus en 204 et à la dédicace du temple de Fortuna Publica en 194; son histoire populaire, d'autre part, telle qu'elle s'est jouée dans la piété privée des Romains et que les échos nous en sont parvenus grâce au théâtre de Plaute. La masse de documents rassemblés au cours de cette enquête est déjà considérable, tant par le nombre des cultes recensés que par la durée sur laquelle elle s'étend, puisqu'elle couvre la totalité du IIIe siècle, et même davantage, si nous lui fixons pour terme la mort de Plaute, en 184. A cette date, l'hellénisation de la déesse est assez ancienne pour avoir eu le temps de donner naissance non seulement à une Bona Fortuna ou à la Fors Fortuna de Carvilius, l'une si grecque, l'autre encore si romaine d'apparence, mais aussi à tous ces cultes de Fortuna Mala, Obse- quens, Respiciens, Publica, peut-être aussi Adiutrix, dont l'abondance même révèle que leur création s'est étalée sur une période relativement longue. Substituer à cette analyse bipartie des faits une vision d'ensemble, à ces évaluations approximatives l'établissement d'une chronologie aussi précise et serrée que possible, bref, recomposer dans son unité l'hellénisation de Fortuna et en retracer les phases majeures, psychologiques et historiques, telle est l'entreprise que nous devons

Liv. 5, 32, 6 et 50, 5. 139 Pour les faits, supra, p. 92 sq.

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EN MARGE DES CULTES OFFICIELS 117

maintenant tenter, en confrontant les résultats partiels que nous avons obtenus.

Les points de repère chronologiques qui sont donnés directement par les sources sont peu nombreux : ils ne concernent que les fondations officielles, celles des temples de Fors Fortuna en 293 et de Fortuna Publica en 204- 194. Quant aux pièces de Plaute, elles nous font connaître les cultes de Fortuna qui étaient vivants à Rome à l'époque de leur représentation, mais elles ne nous enseignent rien sur la date de leur apparition. Aussi les renseignements qu'on peut en tirer sont-ils de valeur inégale, et faut-il soumettre à une critique préalable ces indices qui seraient sans force s'ils restaient isolés, mais qui, en raison de leur concordance, prennent valeur de témoignages probants non seulement sur la religion, mais aussi sur la «philosophie» de Fortuna. Les données les plus précieuses sont celles que fournissent - si nous nous fondons sur la chronologie établie par K. H. E. Schütter, quelle qu'y soit la part de la conjecture - les pièces les plus anciennes de Plaute : YAsi- naria, jouée en 212, qui mentionne Fortuna Obsequens, et le Rudens, joué entre 211 et 206, où figure Mala Fortuna. Il y a, en revanche, peu à tirer de YAululaire qui, en 194, nomme Bona Fortuna : attestée à date passablement tardive dans le théâtre de Plaute, mais qui, de toute évidence, doit être placée très haut dans la chronologie relative de ces cultes hellénisés. De même pour la Fortuna Respiciens des Captifs, joués en 191-190, et la Fortuna Adiutrix du Poenulus, en 189-188 : cultes récents à ces deux dates, ou largement antérieurs aux pièces qui leur font place? Il est impossible de le préciser. En revanche, sur un autre terrain, non plus celui des cultes, mais celui de la spéculation moralisante, la chronologie du théâtre de Plaute retrouve toute sa signification; et ce n'est sans doute pas un hasard si la réflexion de Pseudolus sur les centum doctum hominum et l'action imprévisible de la Fortune, si la méditation de Tyndare, Fortuna humana fingit artatque ut lubet, appartiennent à des pièces récentes et

exactement contemporaines, toutes deux bien postérieures à la fin de la seconde guerre punique et qui, déjà, se rattachent à la littérature du IIe siècle: le Pseudolus, joué en 191, et les Captifs, en 191 ou 190.

Si nous tentons de combiner les vraisemblances internes et les éléments externes de datation, il semble que nous puissions, pour l'hellénisation de Fortuna et son histoire, proposer la reconstitution suivante. Il importe, en premier lieu, d'établir la filiation complexe de ses cultes et de déterminer, autant que faire se peut, leur succession généalogique. C'est évidemment de Bona Fortuna qu'il convient de partir et c'est elle que nous tiendrons pour l'ancêtre commune des Fortunes hellénisées. Non que le théâtre de Plaute fournisse un critère sûr qui permette de dater son apparition. Mais la logique et la psychologie religieuse s'accorderont pour considérer comme la plus ancienne cette déesse qui est aussi la plus proche de ses origines grecques, puisque son nom est la traduction littérale d"Aya^ Τύχη, et pour reconnaître dans les autres cultes, ceux-là gréco-romains et beaucoup moins dépendants de la source hellénique, des innovations postérieures. Après elle, fut divinisée son contraire, Mala Fortuna, qui reçut un autel aux Esquilies et qui s'oppose à elle en un couple manichéen. Déesse sans grand renom, que nous ne connaissons, après Plaute, que par Cicéron et par Pline, elle représente la réaction de la superstition romaine à la découverte de la Tyché grecque et de son ambivalence : à une divinité double jusqu'à la contradiction, il fallait rendre un culte double et l'honorer également sous ses deux aspects, favorable et redoutable. De quand peut-on dater ce culte? On ne peut que le situer à l'intérieur de limites chronologiques très lâches : postérieur à celui de Bona Fortuna, et antérieur aux années 211-206, entre lesquelles dut être joué le Rudens. Ce qui permettrait, sans trop de risque, de placer les débuts de Mala Fortuna et l'érection de son autel au plus tard au cours des dix premières années de la guerre d'Hannibal140, peut-être même, si l'on

140 On pourrait se demander, considérant la date de 211, s'il n'y a pas un lien entre l'autel de Mala Fortuna et

le grand événement qui bouleversa Rome cette année-là : la marche d'Hannibal jusque sous les murs de la ville, qui

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considère l'expressivité populaire de la métaphore qui renvoie à un culte familier, bien intégré à la religion contemporaine, avant le commencement de la seconde guerre punique, mais sans qu'on puisse davantage en préciser la date au cours du IIIe siècle. Mala Fortuna assume à elle seule, et elle y suffit, les valeurs négatives du culte, qui sont les moins nombreuses dans la pensée romaine du IIIe siècle. Fille inquiétante de Bona Fortuna, elle représente ainsi, à elle seule, l'une des branches de sa descendance et elle n'aura pas de postérité immédiate. Plus tard, cependant, elle reprendra vie sous une forme nouvelle, lorsque se multiplieront les Fortunes maléfiques, si nombreuses non point tant dans la religion que dans la littérature et l'idéologie romaines.

A cette divinité solitaire s'oppose le groupe plus étoffé des Fortunes bienfaisantes, Obse- quens, Respiciens, peut-être aussi Adiutrix, descendantes fidèles et bien rómanisées de Bona Fortuna, dont elles forment la seconde lignée (étant bien entendu que nous procédons ici à un dénombrement, et non à l'établissement d'une chronologie, et que ces diverses lignées, les diverses branches de cet arbre généalogique, loin de se succéder l'une à l'autre, ont pu se former simultanément et croître, ensuite, à des rythmes différents). Seule, la date de la première d'entre elles, Fortuna Obsequens, a quelque chance d'être précisée : elle est en tout cas antérieure à 212, année où fut sans doute représentée Y Asina- ria, et, compte tenu de ses analogies avec Vénus Obsequens, dont le culte remonte à 295, nous proposerions volontiers pour elle une date sensiblement voisine, peut-être un peu plus tardive, vers le commencement du IIIe siècle. Enfin, la troisième lignée des Fortunes

hellénisées comprend les divinités officielles, donneuses de victoire. La première, mais qui n'ose pas encore dire son nom et qui se dissimule sous des traits archaïsants, est la Fors Fortuna de Carvilius, qui, dès 293, se charge de cette fonction nouvelle. Mais il faut attendre l'extrême fin du IIIe siècle et même le début du IIe pour qu'après un long et insensible cheminement, accéléré par la crise de la seconde guerre punique, cette idée neuve aboutisse à la création du culte de Fortuna Publica populi Romani, en 204-194. Désormais, Rome est en pleine possession d'une Fortune d'un type différent, qui correspond non plus à l'Agathe Tyché, commune à tous les humains, mais à une Tyché des villes, divinité nationale et tutélaire dont la protection se concentre sur l'État romain.

Au seuil du IIe siècle, à une date qu'on peut abaisser jusqu'aux environs de 194-184, c'est-à-dire jusqu'à la dédicace du temple du Quirinal ou à la mort de Plaute, il existe ainsi, dans la religion romaine de Fortuna, trois familles cultuelles dont la formation et les rapports chronologiques ne se laissent toutefois que difficilement préciser. De l'autel de Mala Fortuna aux Esquilles, ou du sanctuaire de Fortuna Obsequens - celui du Capitole, ou celui de la Ie Région? déjà, nous ignorons leur antiquité relative -, lequel fut, par exemple, dédié le premier? La date probable des pièces de Plaute qui les mentionnent (avant 212 pour la Fortuna Obsequens de YAsinaria; avant 211-206 pour la Mala Fortuna du Rudens) est trop voisine pour fournir un indice; et les hypothèses que nous avons cru pouvoir formuler, vers le début du IIIe siècle pour Fortuna Obsequens, avant la seconde guerre punique pour Mala Fortuna, sont beaucoup trop vagues, la seconde surtout, pour que nous

ébranla les Romains à un point tel qu'ils dédièrent, à l'extérieur de la porte Capène, un sanctuaire à une obscure entité, Rediculus, qui avait causé la «retraite» d'Hannibal (ex eo loco redierit, Fest. Paul. 355, 7; cf. Fest. 354, 25), et que nous avons proposé d'expliquer par les mêmes souvenirs le choix du Quirinal pour la construction du temple de Fortuna Publica (supra, p. 32 sq.). Effectivement, nous lisons chez Tite-Live, 26, 10, 5-6, que, tandis qu'Hannibal, à la porte Colline, longeait les remparts de Rome, les consuls envoyèrent une troupe de déserteurs

numides aux Esquilies, pensant que nul n'était plus apte qu'eux à combattre au milieu des jardins, des tombeaux, des chemins creux qui couvraient ce quartier. Cette interprétation s'accorderait avec le culte improvisé qu'implique souvent un autel et avec le caractère public que lui reconnaissent Cicéron et Pline (supra, p. 94). Mais ne s'agit-il pas seulement d'une coïncidence fortuite? L'heureuse conclusion de l'épisode et le départ d'Hannibal ne justifient guère l'érection d'un autel à Mala Fortuna, l'incarnation du sort défavorable.

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puissions en déduire dès maintenant un système de datation complet, embrassant simultanément toutes les formes du culte. Nous devons au préalable tenter de suivre, au double rythme de la religion populaire et de la religion officielle, le processus de l'hellénisation et les étapes psychologiques et historiques de son développement.

Comment Rome découvrit-elle l'existence de Tyché? comment lui fit-elle une part, de plus en plus considérable, dans sa religion, en l'assimilant à Fortuna? L'« événement», si c'en fut un, se perd non dans la nuit des temps, mais dans la grisaille de la vie quotidienne. C'est au fil des jours, dans la routine des activités familières, dans les transactions du port ou du forum, dans les mille échanges du commerce, de la diplomatie et de la guerre, que la plèbe bilingue141 et composite de Rome, son prolétariat urbain, mêlé d'affranchis et d'esclaves hellénisés, sa jeunesse, que le développement de la conquête envoie faire campagne en Italie méridionale, son aristocratie dirigeante, en relations amicales ou belliqueuses avec les villes de Campanie, de Grande-Grèce, de Sicile, ont appris, peu à peu, à connaître Tyché, la déesse de la bonne chance, et à l'identifier sur ses représentations, tenant l'image prometteuse de la corne d'abondance. Qui dira, par exemple, quelle put être l'influence, sur la diffusion de la déesse, du rituel et banal άγαθη τύχη, exclamation de bon augure et formule toute faite qui devait revenir à tout propos dans la conversation des Grecs142? De petits faits comme celui-là, si humbles soient-ils, ont parfois plus de pouvoir, pour changer l'âme d'un culte et renouveler la substance d'une divinité, que toutes les spéculations des théologiens. Car c'est sous la forme spontanée d'une assimilation populaire que se fit la rencontre des deux déesses et que, tout naturellement, les Romains qui entendaient les Grecs invoquer Αγαθή Τύχη traduisirent son nom en celui de Bona Fortuna et se mirent,

eux aussi, à lui rendre un culte. Ni l'autorité civile, ni l'autorité religieuse, celle des pontifes ou des decemvirs sacris faciundis, n'eurent de part dans cette interpretatio Graeca. Elle est l'œuvre anonyme de la conscience collective qui, d'elle-même, reconnut les affinités qui unissaient sa Fortuna à la Tyché des Grecs et les identifia l'une à l'autre. On peut penser, d'ailleurs, que les premiers fidèles romains de Bona Fortuna ne percevaient nullement la révolution religieuse dont ils étaient les auteurs ou les instruments : portant leurs prières et leurs sacrifices à une Bona Fortuna que n'honoraient pas encore leurs ancêtres, ils ne devaient avoir d'autre sentiment que d'avoir accru d'une unité le nombre de leurs Fortunes nationales, sans pressentir les changements à long terme qu'ils avaient introduits dans son culte.

Quels furent les fondements théologiques de Y interpretatio Graeca, c'est-à-dire les analogies de nature et de fonction qui justifièrent l'assimilation des deux déesses? Il faut, pour la comprendre, être attentif à l'évolution interne des Fortunes romaines. Sinon, la subite métamorphose de la déesse-mère qu'était initialement Fortuna en une Tyché donneuse de chance resterait un phénomène absurde et inexplicable. Les Fortunes du IVe siècle ne sont plus celles du VIe ou du Ve siècle. Détachées de l'organisation archaïque des classes d'âge, vidées peu à peu de leur contenu biologique, elles ont été de moins en moins invoquées comme déesses des naissances et de la vie physiologique pour devenir, de plus en plus, les déesses des destinées et d'une fécondité que la plèbe urbaine, coupée du monde rural et des mystérieuses gestations de la terre, se représente moins, désormais, comme un épanouissement vital que comme la manifestation bénéfique de la faveur des dieux, signifiée par la réussite matérielle et sociale. Divinités de plus en plus abstraites, dont la personnalité mythique et la maternité se sont

141 Sur la place du grec, langue de l'aristocratie ou, plutôt, des milieux populaires, P. Boyancé, La connaissance du grec à Rome, REL, XXXIV, 1956, p. 111-131; cf. A. Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine, Paris, reprod., 1977, p. 106-117; J. Kaimio, The Romans and the Greek language, dans Commentationes humana-

rum litterarum, LXIV, Helsinki, 1979, passim; M. Dubuis- SON, Problèmes du bilinguisme romain, LEC, XLIX, 1981, p. 27-45.

142 Cf. les exemples relevés supra, p. 44, n. 36, en particulier chez Aristophane.

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peu à peu évanouies, déesses tutélaires attachées aux divers groupes sociaux, elles jouent dès lors un rôle qui les apparente de très près à la Tyché grecque, abstraction divinisée, elle aussi, qui gouverne les destinées des individus et des États, et qui dispense toutes les formes de la prospérité, succès, bonheur, argent. Destin personnel, chance d'origine surnaturelle ou bénédiction des dieux, prospérité ou fécondité, telles sont les notions maîtresses communes aux deux déesses et par lesquelles, avant même d'entrer en contact avec Tyché, Fortuna s'en était progressivement rapprochée jusqu'à pouvoir se confondre avec elle.

Tels sont aussi les aspects simples et immédiatement assimilables que la religion romaine a, pour commencer, retenus de la Tyché grecque. Ce sont ceux que nous retrouvons chez Plaute, témoin fidèle de son temps. Les domaines où Fortuna manifeste sa puissance sont, chez lui, bien définis et peu nombreux; mais ils touchent aux préoccupations majeures de l'existence : l'amour et l'argent. Amours passagères des jeunes gens qui espèrent l'aide de Fortuna Obsequens, sous la forme, d'ailleurs, d'une bourse bien garnie, ou celle de Fortuna Adiutrix; ou, et, cette fois, il n'y a plus rien qui puisse choquer la granitas romaine, affection paternelle d'Hégion qui va, par la grâce conjointe d'Ergasile et de Fortuna Respiciens, retrouver ses deux fils. Argent que Bona Fortuna elle-même, sa voisine, n'a pas donné à l'avare Euclion, ou que Mala Fortuna, mauvaise conseillère en la personne de Charmidès, a fait perdre au leno du Ru- dens avec tout son avoir. Et quand Plaute invente une épithète, une seule, pour qualifier la déesse, c'est, précisément, lucrifera qu'il l'appelle, surnom qui parle de lui-même. Nous sommes loin de la Tyché affinée et in

tellectualisée de la comédie nouvelle, objet d'un débat dont nous percevons encore les échos à travers les fragments de Philemon et de Ménandre, qui la définissent tour à tour comme le Hasard et comme la Providence, de celle dont Théophraste proclamait le triomphe peu philosophique sur la sagesse. Entre

la Tyché des Grecs à l'esprit subtil, formés à l'école de la philosophie et de la rhétorique, et celle que la rusticité des Latins est alors capable de concevoir, il y a un abîme. Il est à la mesure de l'immense décalage intellectuel et moral qui sépare le monde grec, au début de l'époque hellénistique, et la psychologie fruste du Romain, «barbare» encore malhabile au maniement des idées. Synchronisme significatif : à la date de la mort de Ménandre, en 292, ou de Théophraste, en 287, Rome vient tout juste de recevoir le second temple de Fors Fortuna, que Carvilius a entrepris en 293 et qui, consacré à la déesse hellénisée de la chance et de la victoire, reste cependant si attaché aux traditions archaïques par son nom, son emplacement et sa signification plébéienne.

A cette date, néanmoins, et c'est la fondation de Carvilius elle-même qui nous en donne la preuve, la première hellénisation de Fortuna était chose faite; bien mieux, elle commençait, grâce à l'initiative du consul, à pénétrer, discrètement il est vrai, dans la religion officielle. A quand peuvent donc remonter ses primes débuts, la phase initiale et obscure qui, par un rapprochement graduel, allant de la découverte jusqu'à l'emprunt, aboutit à l'adoption par la piété populaire d'Aga- thé Tyché devenue Bona Fortuna - la première forme sous laquelle la religion de Tyché ait pénétré dans Rome? En l'absence de tout document permettant une datation certaine, l'évolution interne du culte comme l'histoire générale de la civilisation romaine incitent à proposer, comme le moment à la fois le plus propice et le plus vraisemblable, la fin du IVe siècle. C'est alors que, après une période d'« interruption», moins longue toutefois qu'on ne l'a dit, après ce qu'on a appelé, non sans excès, Γ« hiatus» du Ve siècle et qui, en fait, a marqué leur affaiblissement, non leur arrêt total, on assiste, avec le commencement du IVe siècle, à la renaissance des influences grecques dont le courant, de nouveau, parvient, de plus en· plus intense, jusqu'à Rome143. Relations politiques que Rome, en-

143 Pour une appréciation équilibrée des faits, cf. A. Pi- GANIOL, Histoire de Rome, 6e éd., Paris, 1977, p. 52; 58; 65-

67; et Conq. rom., p. 109 sq.; 136 et 199-203; P. Grimal, Le siècle des Scipions, 2e éd., Paris, 1975, p. 36-38. Les impor-

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gagée dans les guerres samnites depuis 343, et désormais maîtresse de la Campanie, entretient avec les villes grecques de l'Italie méridionale, avec Naples, son alliée depuis 326, puis avec Tarente et même avec Rhodes144. Influences culturelles, qui transparaissaient dans l'œuvre d'Ap. Claudius Caecus, le père de la littérature latine, dont les sentences en vers saturniens étaient d'inspiration pythagoricienne, mais également imitées de la comédie nouvelle, en particulier de Philemon145. Influences religieuses qui, continuées et amplifiées au cours du IIIe siècle, aboutiront à la formation d'une unité spirituelle gréco-romaine146.

A l'ancienne séparation des divinités nationales et des dieux étrangers introduits dans la ville, se substitue progressivement une symbiose des éléments grecs et romains : le culte d'Hercule à l'Ara Maxima, resté jusque-là gen- tilice, est nationalisé par Ap. Claudius en 312, et c'est désormais le préteur urbain qui, chaque année, officie au Grand Autel, Graeco ritu147. Réciproquement, les divinités romaines, assimilées aux Olympiens, deviennent de plus en plus grecques. Les temples se multiplient en l'honneur des abstractions divinisées, ce qui implique que ces divinités impersonnelles, figurées par des statues de culte, sont, elles aussi, gagnées par l'anthropomorphisme des dieux grecs, non seulement celles

qui ressortissent à l'idéologie hellénistique de la victoire, comme Victoria elle-même, dont le temple fut dédié en 294 sur le Palatin par le consul L. Postumius Megellus qui l'avait fait entreprendre lors de son édilité148, mais également, dès la fin du IVe siècle, une vieille divinité italique comme Salus, dont le temple fut voué en 311 et dédié sur le Quirinal en 302 149, ou une entité comme Concordia à qui, en 304, au plus vif des discordes entre patriciens et plébéiens, Cn. Flavius dédia une aedi- cula de bronze au Forum, et qui n'est pas seulement la continuatrice de celle à qui Camille aurait déjà élevé un temple en 367, mais aussi un équivalent latin de l'Homonoia grecque et même, plus précisément, pythagoricienne et tarentine150. Si, parallèlement à X interpretano Graeca, nous considérons l'autre forme de l'hellénisation, l'accueil de divinités nouvelles, ce n'est plus seulement en Italie méridionale que Rome va chercher ses modèles. Elle a, désormais, des contacts directs avec la Grèce propre, et c'est à Épidaure même qu'en 292 elle ira chercher le serpent sacré d'Esculape qui recevra son temple, en 291, à l'extrémité de l'île Tiberine151.

A la lumière de ces faits, nous percevons mieux comment, dans sa première phase, l'hellénisation de Fortuna se rattache à l'histoire culturelle de son temps. A l'extrême fin du IVe siècle, nous pouvons considérer que ce

tations de céramique grecque à Rome reprennent aux alentours de 400 ; cf. F. Coarelli, dans Roma medio r

epubblicana, Rome, 1973, p. 96-99; et notre essai de mise au point, dans Religion romaine et religion latine : les cultes de Jupiter et Junon à Frenesie, REL, LX, 1982, p. 87 sq.

144 Sur le «traité» de 306 avec Rhodes, Pol. 30, 5, 6; ainsi que Liv. 45, 25, 9, avec les commentaires de F. W. Walbank, III, Oxford, 1979, p. 423-426, et P. Jal, Les Belles Lettres, 1979, p. 119, n. 16; après M. Cary, The early Roman treaties with Tarentum and Rhodes, JPh, XXXV, 1920, p. 165-173; cf. maintenant P. Grimal, op. cit., p. 45, n. 1 ; et J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale, p. 326 sq. et 336 sq.

145 Cic. Tusc. 4, 4. Sur l'influence de Philemon, supra, p. 87, n. 2.

146 Cf. la synthèse de W. Hoffmann sur les relations de Rome avec les villes grecques d'Italie du Sud, Rom und die griechische Welt im 4. Jahrhundert, Philologus, Suppl. XXVII, 1, 1934, et plus particulièrement, sur les influences religieuses et les transformations de la religion romaine au tournant du IVe et du IIIe siècle, les p. 68-103;

également E. Bayer, Rom und die Westgriechen bis 280 v. Chr., ANRW, I, 1, Berlin, 1972, p. 305-340.

147 J. Bayet, Les origines de l'Hercule romain, p. 248- 274; cf. R. E. A. Palmer, The censors of 312 B.C. and the state religion, Historia, XIV, 1965, p. 293-324; E. Ferenc- zy, The censorship of Appius Claudius Caecus, A Ant. Hung., XV, 1967, p. 27-61 (notamment p. 37 sq.).

148 Liv. 10, 33, 9. L'édilité curule de L. Postumius ne peut être datée qu'approximativement : avant son premier consulat de 305; peut-être en 307? cf. Broughton, Magistrates, I, p. 165; II, p. 608.

149 Liv. 9, 43, 25; 10, 1, 9. Le temple fut décoré de fresques par un C. Fabius qui en reçut le surnom de Pictor et fut l'un des ancêtres de l'annaliste (Val. Max. 8, 14, 6; Plin. NH 35, 19).

150 Cf. T. I, p. 139; en outre, Ovid. fast. 1, 637-644; Plut. Cam. 42, 4-6.

151 Liv. 10, 47, 7; per. 11. Cf. M. Besnier, L'ile Tiberine dans l'antiquité, Paris, 1902, p. 135-244; M. Guarducci, L'Isola Tiberina e la sua tradizione ospitaliera, RAL, XXVI, 1971, p. 267-281.

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processus est en voie d'achèvement. Les Romains ont eu la révélation de Tyché, dont ils ont reconnu la parenté avec leur Fortuna - une Tyché que les Grecs qui fréquentaient Rome ont propagée jusque dans leur Ville et qu'eux-mêmes ont ainsi découverte, soit à leur contact, soit de leurs propres yeux, dans l'Italie méridionale où, depuis les guerres samnites, leur présence est permanente. Dans les dernières décennies du IVe siècle, Tyché leur était devenue assez familière, elle exerçait sur eux une attirance assez forte, pour que son culte pût pénétrer dans la religion romaine et y être accueilli sous le nom de Bona Fortuna. Alors put commencer la deuxième phase de l'hellénisation : l'expansion de son culte romanisé dans la religion nationale, et la floraison de ces Fortunes gréco-romaines dont nous devinons le premier exemple, encore flou, encore indécis, car il vient à peine d'éclore, dans la Fors Fortuna de Carvilius, qui allie, non sans gaucherie, l'archaïsme latin et la novation hellénisante. C'est de ce moment, de 293, date plus symbolique que réelle, car les mouvements de la conscience religieuse ne se laissent pas décomposer avec tant de rigueur et la transition, en fait, dut être insensible, de 293, donc, que nous ferions dater le passage de la première à la seconde phase de l'hellénisation : c'est alors, du moins, que nous constatons le passage de l'adoption réceptive à la création autonome, et que Rome, puisant toujours son inspiration dans le modèle grec, commence à l'interpréter suivant les tendances propres de son génie religieux.

Objectera-t-on à notre hypothèse que nous proposons, pour les débuts de l'hellénisation, une date trop haute, et que la chronologie même de Tyché, la formation si «tardive» de son culte dans la religion grecque rendent impossible son apparition si «précoce» dans la religion romaine? Elle ne paraîtra invraisemblable qu'à ceux qui, à tort, abaisseraient jusqu'au IIIe siècle la promotion religieuse de Tyché. Assurément, c'est l'époque où sa religion connaît son plus grand essor et où elle éclipse les autres divinités du panthéon

nique. Mais point n'était besoin qu'elle accédât à de si hautes destinées pour conquérir aussi la ferveur des Romains : Zeus, «pére des dieux et des hommes», n'est pas le seul à avoir contaminé leur religion par Y interpreta- tio Graeca, et maintes déesses, qui n'étaient pas des «souveraines», ont su s'y faire une place et influer sur leurs homologues latines, Diane, Cérès ou Vénus, par exemple. En fait, nous avons suffisamment de preuves de l'ampleur qu'avait prise, dès le IVe siècle, le culte de Tyché, non seulement dans l'Orient lointain et les villes d'Asie mineure, mais en Grèce propre, où nous connaissons, à Athènes, les sacrifices sanglants qui lui furent offerts dans les années 334 et suivantes, et où Praxitèle sculptait ses statues pour les temples d'Athènes et de Mégare152. Surtout, ce serait oublier qu'aux portes mêmes de l'Italie la religion de Tyché avait en Sicile le prestige d'une haute antiquité, puisqu'elle était, dès le premier tiers du Ve siècle, honorée à Himère et, plus encore, à Syracuse, et que, dans cette dernière ville, Timoléon, qui renonça au pouvoir en 337, lui avait consacré un sanctuaire domestique : Tyché, nous le voyons par cet exemple, n'était pas seulement une figure du culte officiel, mais elle recevait aussi les témoignages, plus authentiquement personnels, de la piété privée. Le rappel de ces quelques faits nous paraît amplement confirmer la chronologie que nous avons proposée et qui fixe aux dernières décennies du IVe siècle l'implantation définitive de Tyché dans la religion romaine et sa transformation en Bona Fortuna. Trop basse, elle serait impuissante à expliquer la floraison des cultes hellénisés de Fortuna dans la Rome du IIIe siècle, qui commence dès 293 avec la Fors Fortuna de Carvilius. Trop haute, elle ne l'est certainement pas, si l'on considère combien Tyché était, de longue date, présente à l'hellénisme italique. Au contraire, on sera tenté de voir, dans cette conquête pacifique qui a mené la Tyché grecque jusque sur les bords du Tibre, l'aspect le plus occidental de la prodigieuse expansion que son culte a connue dans le monde méditerranéen du IVe et du IIIe siècle.

152 Cf. les faits cités supra, p. 49 et 54-56.

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EN MARGE DES CULTES OFFICIELS 123

On peut toutefois se demander, si tout préparait les deux déesses à se confondre, si Fortuna était déjà si proche de Tyché, avant même que cette dernière ne fût connue des Romains, quels avantages ils trouvèrent dans l'hellénisation : où était la supériorité de Tyché sur Fortuna? qu'apportait-elle de nouveau à la religion de la déesse romaine? Tyché, au contraire de toutes les autres divinités qui furent accueillies à Rome ou assimilées aux dieux indigènes, n'avait ni mythologie ni personnalité vivante qui pût émouvoir ou charmer les Romains. Mais elle avait un pouvoir plus merveilleux encore qu'exprimait la corne d'abondance, la cornu copia, disaient-ils dans leur langue, d'où ses bénédictions symboliques et ses bienfaits immédiatement perceptibles se répandaient sur les mortels : elle dispensait la «chance», le don de prospérité, de «bonheur», de succès, bref, tout ce qui est de nature à combler les aspirations vulgaires de l'humanité moyenne. Non que ces notions fussent nouvelles pour la conscience romaine, ni inconnues à la religion de Fortuna. Mais précisément : c'est là que fut le mérite de Yin- terpretatio Graeca. Les anciennes Fortunes romaines avaient pour tâche de transmettre la «faveur des dieux» aux diverses classes d'âge qu'elles patronnaient et aux individus qui les composaient : elles pouvaient rendre l'homme fortunatus et le «combler», fortunare, de la grâce divine dans tout ce qu'il entreprenait. Rome, d'autre part, possédait l'antique notion de la félicitas qui, du sens primitif de «fécondité», en passant par celui de «valeur bénéfique», avait fini par désigner la «capacité de succès» que les dieux octroient, en raison de sa pietas, au populus Romanus et, à travers lui, au magistrat républicain, détenteur légitime, mais provisoire, des auspices153. Qu'avait donc à souhaiter Rome, qui pût compléter cet édifice, et que pouvait-elle attendre de Tyché, qu'elle ne trouvât déjà dans son propre système de valeurs? Beaucoup, en fait; car la religion grecque de la chance apportait des

ponses à des besoins ou des désirs que les vieilles conceptions romaines n'avaient su satisfaire. Les aspects populaires de la félicitas, confisquée par l'idéologie officielle, demeurent en effet obscurs. Telle qu'elle nous apparaît, elle est réservée à une élite. Conférée aux magistrats cum imperio, elle est le privilège d'une aristocratie de la naissance ou de la politique. L'individu, l'homme du commun restent démunis face à ces exclusives. Trouve- t-il des compensations dans les cultes traditionnels de Fortuna? A peine. Sans doute, les deux notions de «faveur» divine - la conviction simple que rien n'arrive de bon à l'homme, rien ne lui réussit sans la sanction bénéfique des dieux - et de «chance» surnaturelle sont-elles sensiblement identiques, et le concept de fortuna (au sens II) les recouvre aussi bien l'une que l'autre. Mais, dans leur expression, la supériorité de Tyché sur l'ancienne Fortuna est éclatante. Tel est l'apport de la première hellénisation : ce qu'elle a donné à la religion romaine de Fortuna, ce n'est pas une idée neuve, mais la formulation nouvelle d'une expérience ancestrale.

\! interpretano Graeca, par la création de Bona Fortuna, le double romain d'Agathe Tyché, a eu pour premier résultat de rassembler en une divinité unique et définie des notions qui, jusque-là, restaient soit abstraites et impersonnelles, sous le nom de la félicitas, soit diffuses et dispersées entre les Fortunes des classes d'âge, multiples et spécialisées. Elle en a donné une expression individuelle et, pourrait-on dire, démocratique, qui a transformé les relations du fidèle avec sa divinité. A la félicitas aristocratique de l'homme d'État, qui n'est qu'une délégation de la félicitas publique, celle que détient le peuple romain et qui est la conséquence de sa pietas, de sa «situation de bon rapport avec les dieux»154, s'ajoute désormais une chance accessible à tous, même au plus humble particulier. A la sauvegarde collective dévolue par les Fortunes archaïques, se substitue une protection person-

153 Sur ces notions, cf. la mise au point de H. Fugier, Recherches sur l'expression du sacré dans la langue latine, Paris, 1963, p. 31-44, qui reprend les travaux antérieurs, notamment ceux de H. Ericsson, H. Erkell, H. Wagen-

voort; et, maintenant, G. P. Calasso et L. Zieske (infra, p. 217, n. 8).

154 H. Fugier, op. cit., p. 43.

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nelle, à la mesure des besoins, des aspirations, des exigences spirituelles de chacun. Le don surnaturel du «succès» est offert à tout individu, à la seule condition qu'il sache se concilier la bienveillance de Bona Fortuna. Mais l'hellénisation a fait plus encore. Elle a scellé l'unité de Fortuna, en la dotant d'un type iconographique accordé à cet esprit nouveau.

A la différence de celles de Préneste ou d'Antium, nous connaissons mal l'iconographie des anciennes Fortunes romaines : divinité double comme l'était Fortuna Muliebris, dont l'une des deux effigies avait sans doute un caractère courotrophique, ou déesse voilée et trônant comme la Fortune du Forum Boa- rium, aucune de ces représentations ne signifiait la prospérité et l'abondance heureuse des biens matériels. La grande réussite de l'hellénisation, du moins dans sa première phase, fut d'allier dans le même culte la clarté de la représentation intellectuelle et l'exactitude de sa traduction plastique. Les Fortunes archaïques étaient des divinités complexes et multi- fonctionnelles qui, avec l'usure du temps, se dissolvaient dans la confusion : amante de Servius et garante de la souveraineté royale, dispensatrices maternelles de la vie et de la croissance biologiques, patronnes de rites de passage qui tombaient en désuétude, sources de la faveur divine et de la destinée, leur indifférenciation confinait à l'universalité. Sans doute la Tyché des Grecs, avec son ambivalence et son instabilité, n'était-elle pas plus claire. Mais, pour l'instant, Rome n'en avait cure et ces subtilités équivoques ne sortirent pas du cadre de l'hellénisme. Ce que la piété pragmatique du Romain vit d'abord en elle, ce fut la bénéfique Agathe Tyché, la donneuse de chance et de bonheur, et c'est d'elle seule que, avec un sens bien romain de l'utile, elle s'empara pour l'introduire dans la religion nationale, sous ses traits grecs, avec la corne d'abondance qui figurait ses bienfaits dans leur réalité tangible. Vision attirante, et qui explique pour une large part la force de propagation du culte hellénisé.

Les Romains, de longue date, les concepts de félicitas et de fortuna, dans son acception ancienne, nous en donnent la preuve, aspiraient à définir une doctrine de la chance. Mais rien n'assure qu'ils n'aient pas souffert, inconsciemment, de ses imperfections, partagés qu'ils étaient entre, d'un côté, le système pietas- félicitas, logiquement sans défaut, mais d'une déplorable froideur, et dont la rigueur théologique ne laissait nulle place au rêve et aux folles espérances qu'éveille, même dans l'esprit le plus rassis, le mot de «chance», et, de l'autre côté, leurs anciennes divinités, maintenant trop floues pour offrir une prise sûre à l'action humaine. Telles furent, n'en doutons pas, les causes profondes de l'hellénisation, c'est-à-dire, en définitive, ses motivations psychologiques. Sur ce point, comme sur tant d'autres, l'hellénisme permit aux Romains de prendre conscience d'eux-mêmes, en leur révélant, avec une évidence lumineuse et une force efficace qu'ils ne soupçonnaient pas, la Chance sous une forme sensible et universelle à la fois, incarnée en une divinité unique, donc plus aisée à capter, et bonne, donc plus accessible aux prières et aux sacrifices, également accueillante à tous les individus, quel que fût leur âge, leur sexe ou leur condition sociale.

En outre, cette découverte arrivait à son heure. Lorsqu'elle se produisit, si notre chronologie est exacte, dans les dernières décennies du IVe siècle, Rome, déjà maîtresse de la Campanie, était plongée dans l'aventure éprouvante des guerres samnites - la seconde, de 326 à 304, qui se rallumera pour la troisième fois, de 298 à 290 - et des campagnes réitérées contre l'Étrurie - c'est en 310 que Q. Fabius accomplit l'exploit de franchir la forêt Ciminienne, réputée impénétrable, inuia atque horrenda155. On comprend qu'un peuple dont la puissance connaissait une expansion aussi continue, mais au prix de mille efforts, de luttes acharnées, coupées de succès et de revers, et dont la conquête fut le fruit d'une longue patience, ait accueilli, comme une espérance vivifiante, la religion de la

155 Liv. 9, 36, 1. Cf. J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale, p. 321 ; 327; 332.

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Chance. Même si elle ne revêtait encore que les formes non officielles de la dévotion privée, elle venait à point nommé pour soutenir la tension des énergies romaines, en offrant à la piété du citoyen-soldat, dans un présent laborieux et menacé, la promesse divine du succès qui le payerait de toutes ses peines, fortis Fortuna adiuuat. L'emprise nouvelle de Fortuna sur les consciences, la croissance si rapide de son culte hellénisé n'eussent sans doute pas été telles si, alors même qu'elle ne répondait encore qu'aux aspirations de l'individu, elle n'avait été en accord avec les grands mouvements collectifs de l'histoire contemporaine.

Dès 293, en effet, commence une période nouvelle, ce que nous avons appelé la phase active de l'hellénisation156: à la réception de la déesse grecque, dont le nom fut d'abord simplement traduit en latin, succède la création de cultes mixtes, d'inspiration gréco-romaine, qui explicitent progressivement les aspects complexes de la Tyché hellénistique, mais en les réinterprétant selon les tendances de la religiosité nationale. Nous pourrions dire, sans jouer sur les mots, qu'à l'apparition de la Tyché romanisée succède l'ère des Fortunes hellénisées. L'année 293, qui voit la fondation du second temple de Fors Fortuna par Carvilius, marque, à tous égards, un tournant dans l'histoire de la déesse. Ce culte de transition est dédié à une divinité qui est, par son nom, la dernière des Fortunes archaïques et, simultanément, par son contenu, la première des Fortunes hellénisées. Car, avec elle, et c'est là que nous saisissons le passage, d'ailleurs sans rupture, de la première à la seconde phase de l'hellénisation, la religion de la Fortune s'enrichit d'une idée neuve : au delà de la Bonne Fortune, dispensatrice bienfaisante de chance, de succès, de richesse aux particuliers, Rome vient de reconnaître aussi en Fortuna une déesse de victoire, source de «bonheur» pour ses magistrats et ses généraux, et c'est par le biais de cette découverte, décisive pour l'avenir de son culte, que la Fortune hellénisée, initialement accueillie par la religion privée, commence à s'introduire

dans la religion de l'État romain. Dès lors, à partir de cette date capitale, les prémices de son développement futur sont posées et les trois familles cultuelles que nous avons identifiées vont se constituer peu à peu au cours du IIIe siècle.

Aucune source historique ne nous permet de dater exactement leur apparition et c'est seulement par hypothèse que nous pouvons reconstituer leur chronologie relative et, à plus forte raison, absolue. La lignée des Fortunes bénéfiques a dû se former dès le début du IIIe siècle : il semble que, pour Fortuna Obsequens, on puisse raisonnablement proposer une date qui se situerait peu après les années 295-293 (Vénus Obsequens, puis Fors Fortuna). Quant à Fortuna Respiciens et Adiutrix, sur lesquelles la méthode comparative elle-même ne nous est d'aucun secours, nous pouvons admettre, mais sans autre preuve, qu'elles se sont succédé dans cet ordre, qui est aussi (coïncidence fortuite?) celui des pièces de Plaute dans lesquelles elles sont nommées. La lignée maléfique représentée par Mala Fortuna et attestée dans le Rudens, vers 211-206, selon K. H. E. Schutter, peut être antérieure à la seconde guerre punique. Mais nous ne saurions préciser davantage sa chronologie. Il nous paraît toutefois vraisemblable, compte tenu de ce que nous révèle l'étude du culte aussi bien que l'analyse sémantique, que la conscience romaine, surtout sensible aux vertus bénéfiques de la Fortune, n'ait découvert que plus tard ses funestes pouvoirs. Ce qui permettrait, mais comme une simple probabilité, sans plus, de considérer que le culte de Mala Fortuna peut être postérieur à celui de Fortuna Obsequens.

C'est seulement, et là nous retrouvons une chronologie sûre, qui repose sur les données de l'annalistique, dans les années 204-194 que la troisième lignée cultuelle, ébauchée par Carvilius en 293, se détache du tronc commun et, sous l'inspiration des cités de Sicile et, plus particulièrement, de Syracuse et de sa Tyché, s'épanouit dans la Fortuna Publica po- puli Romani, non seulement donneuse de victoire, mais protectrice de l'État et transposi-

156 Supra, p. 116.

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tion romaine de la Tyché des villes. Mais déjà, en ces premières années du IIe siècle, l'atmosphère du culte a changé. Autre temps, autre religiosité. A la Tyché de Rome, qui couronne le triomphe de la déesse dans la religion officielle, répondent, dans les dernières pièces de Plaute, vers 191-190, des méditations «philosophiques» sur la nature de la Fortune et ses rapports avec la volonté des hommes. Rome n'est plus la ville héroïque et pieuse du IIIe siècle, la combattante austère des guerres puniques, mais la capitale d'un empire méditerranéen : après les tensions de l'énergie guerrière, elle s'abandonne au «loisir» de la spéculation intellectuelle. Ainsi s'ouvre, avec le passage d'un siècle à l'autre, la troisième phase de l'hellénisation. La première fut celle de l'accueil. La seconde, qui remplit tout le IIIe siècle, celle des créations cultuelles. La troisième, qui s'esquisse dès le début du IIe siècle, sera celle des développements idéologiques.

Rome a désormais, autant qu'elle pouvait le faire à cette époque, complété sa définition religieuse de la Fortune. Elle reconnaît en elle une protectrice universelle, de qui dépend la destinée des personnes, leur réussite, leur bonheur et leur prospérité, ainsi que la puissance, la victoire et la souveraineté des États. Des trois formes que nous avions décelées dans le culte hellénistique, Agathe Tyché, Tyché des villes, Tyché des rois, elle possède maintenant les deux premières dans leur plénitude, la troisième demeurant évidemment, pour des raisons tant spirituelles que politiques, hors de sa portée pour des générations encore. Le concept de Fortuna reste en accord avec le degré d'évolution des formes cultuelles. Mise à part Mala Fortuna, isolée dans cet ensemble unanime, les relations du Romain avec la déesse sont celles de la confiance. Telle est l'attitude que lui inspire, à juste titre, une Fortune fondamentalement bonne et équitable, qui règle sa propre conduite sur les mérites des humains, e uirtu- te uobis fortuna optigli, selon l'expression que Plaute prête à l'un des personnages du Poenu-

lus, et qui n'est autre qu'une paraphrase, un peu plus abstraite, du proverbe fortis Fortuna adiuuat, auquel il est fait allusion dans la même pièce, jouée, rappelons-le, vers 189-188. Les deux formules traduisent-elles l'influence de l'hellénisation? Elles rendent un son si au- thentiquement romain, elles sont si conformes à la morale traditionnelle de Rome qu'on sera plutôt tenté d'y voir un legs du mos maiorum, conservé avec une indéfectible fermeté au milieu même des flottements introduits par l'hellénisme. Car, vers le même temps, il apparaît dans la sémantique de fortuna un sens nouveau: celui de «sort» changeant157, qui coexiste avec la «chance» moralisante, mais qui, en fait, remet en cause les fondements éthiques de son action. C'est donc un point d'équilibre, précaire par définition, qui est atteint en ces années 194-188. Dès l'époque de Plaute, la morale romaine de la Fortune est en place, avec ses deux formules maîtresses, e uirtute fortuna, fortis Fortuna 158, qui ne varieront plus. Mais, par ailleurs, l'unité spirituelle de Fortuna est en voie de se distendre : la variabilité du sort commence à s'y faire jour; et le temps n'est pas loin où deux notions majeures de la Tyché hellénistique, celles de souveraineté et de hasard, encore inconnues de la Fortune romaine du IIIe siècle, vont s'introduire dans sa définition. A la mort de Plaute, en 184, Rome a une morale de la Fortune; il lui reste à s'en donner une métaphysique. Ce sera l'œuvre de l'âge suivant, dont le début du IIe siècle préfigure les développements, désormais plus idéologiques que religieux.

Le IIIe siècle fut donc un grand moment dans l'histoire de Fortuna : c'est de cette époque que datent la plupart de ses cultes hellénisés, dont nous avons tenté de retracer la formation successive, selon une chronologie aussi serrée que possible. Sans doute, nous ne devons pas nous leurrer quant à la solidité de l'édifice. Faute de documents assez précis pour permettre l'établissement d'une chronologie certaine, nous avons fait ce qui était en

157 Supra, p. HOsq. 158 Sur leur corrélation, J. Hellegouarch, Le vocabul

aire latin des relations et des partis politiques sous la

République, 2e éd., Paris, 1972, p. 248 : fortis est l'adjectif qui correspond à uirtus.

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EN MARGE DES CULTES OFFICIELS 127

notre pouvoir pour atteindre au moins la vraisemblance : c'était la seule voie qui s'ouvrait à nous, si nous voulions progresser dans la compréhension des faits. Entre une poussière de données éparses, donc inintelligibles, et le risque d'une reconstruction cohérente, mais grevée d'hypothèses, puisqu'elle repose essentiellement sur la chronologie, elle-même hypothétique, du théâtre de Plaute, c'est le second parti que nous avons choisi, sans nous en dissimuler les dangers, et dans l'espoir que la découverte de faits nouveaux vienne confirmer notre système d'interprétation - ou, peut- être, le démentir. De cet ensemble d'hypothèses, il émerge toutefois quelques points plus sûrs. Depuis le temple de Carvilius, en 293, jusqu'à celui de Sempronius Tuditanus, en 204-194, l'hellénisation de Fortuna s'est poursuivie, tout au long du IIIe siècle, en un progrès continu. A défaut d'une chronologie que les sources antiques ne nous livrent pas, le nombre élevé des cultes nouveaux recensés tant chez Tite-Live que dans le théâtre de Plaute suffirait à le prouver. Il est évident que, le branle une fois donné, l'évolution dut être rapide et que les innovations cultuelles se succédèrent à un rythme soutenu. Ce qui justifie, au moins dans son principe, l'essai d'une chronologie suivie que nous avons tenté. Dès lors que nous savions, par la lecture de Plaute, que la Rome du IIIe et du début du IIe siècle possédait quatre, peut-être même cinq cultes de Fortuna inspirés par l'analogie de Tyché, la tentation était grande de rechercher dans quel ordre, puis, poussant plus loin nos investigations, à quelle date ils avaient successivement fait leur apparition.

Si conjecturaux que soient les résultats obtenus, nous constatons du moins le rôle majeur que joua, dans ce processus, l'hellénisation spontanée ou «populaire» du culte. Pour Fortuna Obsequens, par exemple, nos conclusions personnelles nous amènent à proposer une date légèrement postérieure à 295-293. Mais, même si nous restons sur un terrain plus positif et si nous nous contentons d'observer qu'elle existait déjà en 212, année où dut être jouée YAsinaria, son avance sur le vœu de Sempronius Tuditanus qui, en 204, ne s'adressait encore qu'à Fortuna Primigenia et, à plus forte raison, sur la dédicace du temple

de Fortuna Publica en 194, demeure importante et révélatrice. Il n'est pas surprenant que la religion privée, plus libre, plus disponible à toutes les nouveautés, se soit transformée avec plus de hâte et d'audace que la religion officielle, freinée par tant d'obstacles et de scrupules et tenue à plus de circonspection. En tout cas, ce que nous pouvons en retenir, c'est que la conversion de Rome à la religion de Fortuna-Tyché fut avant tout l'affaire des Romains eux-mêmes, qui n'obéirent à aucune impulsion venue d'en haut, mais s'abandonnèrent avec enthousiasme à l'attraction puissante qu'exerça, sur ce peuple voué à l'action et à la conquête, la croyance à la Chance divine et à la garantie surnaturelle du succès. De là les cultes multiples par lesquels, avec une ardeur de néophytes, ils s'empressèrent de capter à leur profit la force surhumaine dont leur religion nationale pressentait l'existence, mais dont ils ne prirent pleine conscience qu'à la lumière de l'hellénisme, d'abord lorsqu'ils en eurent, au contact quotidien des Grecs, la révélation empirique, puis, avec une richesse et une profondeur accrues, dès les premières productions du théâtre latin, lorsque leur littérature naissante fit œuvre de propagande religieuse et culturelle, en diffusant la réflexion plus largement humaine que Tyché avait inspirée aux maîtres de la comédie hellénistique.

L'hellénisation de Fortuna fut tardive, c'est incontestable. Mais pouvait-il en être autrement? On ne saurait faire grief à la déesse romaine d'un retard qui n'est pas son fait, mais qui reproduit seulement, et avec un décalage singulièrement réduit, l'évolution de son homologue grecque. Fortuna était présente à Rome, dès l'aube du VIe siècle, sur l'area sacrée de S. Omobono. Mais, au contraire de tant d'autres divinités italiques qui, dès la fin de la période royale, furent gagnées par l'hellénisme et qui s'enrichirent de la substance de dieux grecs qui avaient sur elles des siècles d'avance, la Fortuna de l'époque archaïque ne trouvait, dans la religion grecque, aucun point de référence, aucun modèle qui pût lui insuffler sa vie et son humanité. Ce n'était pas l'Océanide chantée par Hésiode, ni la Chance plus abstraite d'Alcman et d'Archiloque, ou la θεός Τύχα, en admettant que ce fût déjà une

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divinité personnelle, dont on lit le nom, vers 540, sur une inscription de Petelia, ou encore la Tyché subordonnée à Cybèle dont Boupa- los, dans le même temps, sculptait l'effigie pour Smyrne, qui pouvaient avoir quelque influence sur la déesse-mère, la courotrophe dispensatrice de l'avenir et des destinées, qu'était à cette date Fortuna dans ses sanctuaires de Rome ou de Préneste. C'est seulement lors de la «seconde» hellénisation de la religion romaine, avec la reprise active des influences grecques qui suivit le ralentissement du Ve siècle, que Fortuna subit le sort commun des divinités de Rome et de l'Italie et qu'elle fut, elle aussi, assimilée à une Tyché qui, entre-temps, était devenue une véritable déesse et dont le culte s'était propagé à travers tout le monde grec.

Mais, dès que le premier rapprochement s'est opéré entre les deux déesses, tout se passe comme si Fortuna avait hâte de regagner les siècles perdus. C'est au IVe siècle que Tyché conquiert réellement sa place dans la religion grecque. Dès le IVe siècle finissant, elle est adoptée par les Romains. Sans doute leur fallut-il plus de temps pour accepter le concept de la Tyché des villes, qui tient déjà tant de place chez les orateurs attiques et qui, dès avant 350, s'incarne dans la numismatique grecque sous les traits d'une femme parée de la couronne tourelée159. Mais, si l'on considère le rôle que joua, pour populariser cette notion, la Fortune d'Antioche, dont Eu- tychidès exécuta la statue pour la ville fondée en 300 seulement, le fait que Rome ait attendu les années 204-194 pour adapter ce culte à son usage n'apparaît plus comme de la

teur, mais simplement comme un délai raisonnable, nécessaire à l'accueil et à la roma- nisation d'une idée qui, pour la Ville, était encore si neuve. Si bien que, à la limite, replacée dans son temps et dans ses conditions particulières, qui ne sont pas celles du reste de la religion romaine, l'hellénisation de Fortuna, tardive dans son commencement, finira par nous apparaître rapide et même relativement «précoce» dans ses réalisations, si nous entendons par là qu'elle a suivi fidèlement et à un faible intervalle l'épanouissement de Tyché dans la religion grecque.

Quant à ses résultats, ils ne furent pas moins remarquables. Loin d'avoir été absorbée par l'hellénisme, d'être devenue le pâle reflet d'une Tyché elle-même abstraite et presque désincarnée, Fortuna n'a rien perdu de sa belle vitalité latine : nombreux dans la religion archaïque, ses cultes le sont restés dans la religion hellénisée. Bien mieux, au contact stimulant d'une pensée nouvelle, elle a retrouvé une force d'expansion qui ne s'était plus guère manifestée depuis le début du Ve siècle et qui, tout au long du IIIe siècle, s'affirme par la création de cultes neufs et originaux. Tyché, certes, en est l'inspiratrice, mais le modèle qu'elle propose est librement suivi. Très vite, la religion hellénisante de Fortuna, née au IIIe siècle, a été reprise par la romanité et, au point de jonction des deux cultures, elle est parvenue à un équilibre, à une maturité désormais assez maîtresse d'elle-même pour que le IIe siècle commençant puisse accomplir la grande tâche qui lui est réservée : l'élaboration d'une idéologie gréco-romaine de la Fortune.

159 Supra, p. 52.

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DEUXIÈME SECTION

FORTUNA-TYCHÉ

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CHAPITRE IV

LES CULTES DU IIe SIÈCLE

L'histoire des sanctuaires de Fortuna au IIe siècle s'enchaîne sans rupture à celle du IIIe siècle. Elle s'ouvre en effet, en 194, par la dédicace du temple de Fortuna Publica populi Romani au Quirinal, voué par le consul Sem- pronius Tuditanus en 204, à la bataille de Cro- tone. C'est également, nous a-t-il paru, au cours du IIe siècle que durent être édifiés le second et, sans doute aussi, le troisième temple que la déesse possédait sur la même colline, et qui valurent à cet ensemble le surnom collectif de Très Fortunae. Mais, outre leur date, nous ignorons dans quelles circonstances furent élevés ces deux derniers temples, consacrés l'un à Fortuna Publica citerior, l'autre à une déesse dont le surnom est discuté et qui nous a semblé être aussi une Fortuna Publica plutôt qu'une Fortuna Primigenia1. En dehors de ces deux édifices, mal connus et qui ne font que prolonger le culte majeur fondé à la suite du vœu de Tuditanus, les cultes nouveaux du IIe siècle se réduisent à deux : celui de Fortuna Equestris, à qui Fulvius Flac- cus voua un temple en 180, durant la guerre contre les Celtibères, et celui de Fortuna Huiusce Diet, qui possédait à Rome deux sanctuaires, dont on attribue généralement le premier à Paul-Émile, tandis que le second, le

seul que nous connaissions avec certitude, fut l'œuvre de Lutatius Catulus qui en fit le vœu en 101, à la bataille de Verceil.

Sanctuaires promis par des généraux dans le feu du combat, comme l'était déjà celui de Tuditanus, à une Fortuna qui, sous ses surnoms variés, est toujours et partout la donneuse de victoire. Fonction dominante qu'illustrent également, offrandes plus modestes, mais toutes de même intention et de même origine, les dédicaces, prélevées sur le butin, ou les sacrifices dont l'écho est parvenu jusqu'à nous durant cette même période : l'objet consacré de praidad par le tribun militaire M. Furius, à Tusculum, à une Fortuna qui, comme lui maîtresse des combats, partage avec Mars l'hommage de cette prise de guerre; la construction, à Rome, en 196, de deux fornices édifiés devant les temples de Fortuna et de Mater Matuta par L. Stertinius qui, après Camille et M. Fulvius Flaccus, restaurateurs de leur area sacrée en 396, puis 264, honora ainsi d'une manière nouvelle les deux déesses traditionnelles du Forum Boarium, en leur élevant, de manubiis, des arcs triomphaux qui étaient, en fait, les substituts du triomphe auquel son action en Espagne ne lui permettait pas de prétendre; la dédicace, à

1 Sur ces trois édifices, supra, p. 6-15, en particulier 14, n. 53, sur les arguments qui nous permettent de proposer cette datation. Le second temple se situe entre les dates limites de 194 et 84. Le troisième, qui lui est postérieur et ne nous est connu que par les sources augustéen- nes, Vitruve et Crinagoras, peut donc remonter soit au IIe, soit au Ier siècle. Mais le déclin, au Ier siècle, de la

gion romaine de Fortuna qui, à notre connaissance, ne reçut aucun sanctuaire nouveau dans la ville entre le temple de Catulus, voué en 101, et l'autel de Fortuna Redux, en 19 av. J.-C, est peu favorable à la seconde hypothèse. Nous proposerions donc, pour le troisième temple du Quirinal, la fin du IIe siècle.

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132 FORTUNA-TYCHÉ

Préneste, en 192, par L. Quinctius Flamininus, alors consul, d'un autre objet pris à Leucade après sa victoire de 197; le sacrifice, enfin, de Prusias à la Fortune de Préneste, en 167, pro uictoria populi Romani dans la troisième guerre de Macédoine2. Telle est la forte unité spirituelle qui, après la diversité des cultes du IIIe siècle, sous-tend au IIe siècle la religion officielle de Fortuna dont l'activité, de plus en plus, se concentre dans ce rôle unique et essentiel.

I - Fortuna Equestris

C'est à la faveur des rudes guerres que Rome soutint contre les Celtibères3 que Fortuna Equestris vit le jour, en 180. Surpris dans un défilé par les barbares, le proconsul4 Q. Fulvius Flaccus n'eut que le temps de ranger ses troupes et de leur adresser une brève exhortation, alors que, déjà, on engageait le combat. Il fut acharné, mais avec des fortunes diverses : atrox ubique proelium, sed uaria fortuna erat. Les Celtibères avaient ébranlé et presque enfoncé les lignes romaines, lorsque Fulvius Flaccus fit donner la cavalerie légionnaire, dont la charge brisa la formation en coin de l'ennemi. Déjà, il cherche à fuir; et, quand la cavalerie alliée des ailes, enflammée par la bravoure des cavaliers romains, se lance avant même d'en avoir reçu l'ordre sur les Celtibères, elle achève leur déroute. Alors, le succès arraché, le général romain embrasse

du regard sa victoire et il remercie les dieux : tune uero Celtiberi omnes in fugam effundun- tur, et imperator Romanus auersos hostes contemplatus aedem Fortunae Equestri Ioui- que Optimo Maximo ludos uouit. Après s'être ainsi couvert de gloire, Fulvius Flaccus, dont le commandement était venu à expiration, partit pour l'Italie5.

De retour à Rome, il célébra son triomphe et, élu consul pour 179, il se préoccupa aussitôt de remplir le double vœu qui, en même temps que lui, engageait tout l'État. Le sénat décida donc de célébrer les jeux et des duumvirs furent chargés de faire construire le temple. Le butin rapporté d'Espagne devait pourvoir à cette double munificence. Mais le sénat, se méfiant des dépenses excessives auxquelles n'étaient que trop enclins les généraux, limita strictement la somme consacrée à ces jeux, qui n'en furent pas moins célébrés pendant dix jours avec une grande magnificence6. En 173, le temple était achevé. Fulvius Flaccus, qui avait été élu censeur l'année précédente, surveillait avec un soin jaloux, facie- bat enixo studio, dit Tite-Live, la construction de son temple, qu'il considérait comme son œuvre personnelle, et dont il voulait faire le plus vaste et le plus magnifique de Rome. Il s'avisa que la beauté de l'édifice serait grandement rehaussée s'il était couvert de marbre, luxe insolite dans une ville où, en 179 encore, on venait de faire stuquer les colonnes du temple de Jupiter Capitolin et où le premier temple de marbre ne date que de 1467.

2 Cf. T. I, p. 80 et 123 (Préneste); 183 sq. (Tusculum); 251 et 267, n. 92 (Forum Boarium).

3 Sur l'ampleur de la première guerre contre les Celtibères (181-179), Liv. 40, 30, 1 : Magnum bellum ea aestate coortum in Hispania citeriore. Ad quinque et triginta milia hominum, quantum numquam ferme antea, Celtiberi com- parauerant.

4 On sait que les annalistes donnent aux gouverneurs des deux provinces d'Espagne, préteurs revêtus de l'im- perium proconsulaire, tantôt le titre de proconsul (Valerius Antias), tantôt celui de praetor ou propraetor (Claudius Quadrigarius). Cf., après A. H. Me Donald, JRS, XLIII, 1953, p. 143 sq., P. G. Walsh, Livy. His historical aims and methods, Cambridge, 1961, p. 134. Aussi Tite- Live nomme-t-il Fulvius Flaccus, préteur en 182, puis prorogé dans son commandement, tour à tour praetor (40, 30, 4; 31, 1) et proconsul (40, 39, 1).

5 Liv. 40, 39-40. 6 Liv. 40, 43, 4-7; 44, 8-12; 45, 6. 7 Liv. 40, 51, 3 (à propos des censeurs de 179) : aedem

louis in Capitolio columnasque circa poliendas albo lo- cauit. C'est en 146 que Q. Caecilius Metellus Macedonicus construisit au Champ de Mars, près du Cirque Flaminius, le temple de Jupiter Stator, le premier temple en marbre de Rome et l'entoura, ainsi que le temple plus ancien de Junon Regina {infra, η. 13; il n'y a dans cette zone qu'un seul temple de Junon Regina, dédié en 179 par le censeur M. Aemilius Lepidus, et non deux comme on l'a souvent cru, en supposant, à tort, que le Macédonique avait élevé deux temples, l'un à Jupiter Stator, l'autre à Junon Reine) dont il était voisin, d'un quadruple portique à la manière hellénistique (Vell. 1, 11, 3-5; cf. Vitr. 3, 2, 5), porticus Metelli, qu'Auguste remplaça par le portique d'Octavie.

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 133

Fulvius Flaccus partit donc pour le Brut- tium et fit dépouiller de la moitié de sa toiture de marbre (ce qui donne quelque idée des dimensions respectives des deux édifices) l'illustre temple de Junon Lacinia, près de Cro- tone, que ni Pyrrhus ni Hannibal n'avaient eu l'audace de profaner. Les alliés, impressionnés par l'autorité du censeur, n'osèrent rien dire. Le scandale finit pourtant par éclater, et le sénat se saisit de l'affaire. On y tonna contre l'abus de pouvoir et le sacrilège dont Fulvius Flaccus s'était rendu coupable et l'on décida, à l'unanimité, que les plaques de marbre seraient remises en place et des sacrifices expiatoires offerts à la déesse. Les cérémonies furent accomplies; mais les plaques, qu'on avait déposées dans l'enceinte du sanctuaire, y demeurèrent, parce qu'on ne trouva pas, ou qu'on n'avait pas suffisamment cherché, d'artisan qui fût capable de refaire la toiture8. Ce fâcheux incident n'empêcha pas Fulvius Flaccus de dédier le nouveau temple9, le 13 août

de la même année10, et de donner à cette occasion quatre jours de jeux scéniques et un jour de jeux au cirque. Sa fin, cependant, fut tragique. Il mourut dès l'année suivante, en 172. Il venait d'apprendre que, de ses deux fils qui servaient en Illyrie, l'un était mort, l'autre, gravement malade, et, lorsque, le matin, ses esclaves pénétrèrent dans sa chambre, ils l'y trouvèrent pendu. On disait d'ailleurs communément que, depuis la fin de sa censure, sa raison s'était altérée : tel fut le châtiment dont Junon Lacinia frappa le sacrilège qui avait dépouillé son temple11.

Le temple de Fortuna Equestris se trouvait au Champ de Mars, donc à l'extérieur du po- merium, emplacement qui convenait parfaitement à une divinité née dans le tumulte de la guerre et qui resta liée aux équités Romani. Nous savons par Vitruve, qui le cite comme exemple de temple systyle12, qu'il se trouvait au voisinage du théâtre de Pompée, ainsi que du Cirque Flaminius13. Après l'épisode mou-

8 Cet exemple achevé d'impiété est rapporté avec complaisance par Tite-Live, 42, 3. Cf. Val. Max. 1, 1, 20 (sous la rubrique de neglecta religione), et, d'après Varron, Fest. 358, 30 et 360, 3 (cf., pour une restitution plus complète, la 2e éd. de Lindsay, dans Glossarla Latina, IV, Paris, 1930, p. 386 sq.). Sur Hannibal au cap Lacinion, supra, p. 23, n. 89.

9 Liv. 42, 10, 5. 10 Le natalis du temple n'est connu que depuis la dé

couverte du calendrier préjulien d'Antium (Degrassi, /./., XIII, 2, p. 16 et 495). Il ne figure pas aux calendriers impériaux {infra, p. 135).

11 Liv. 42, 28, 10-12: uolgo Iunonis Laciniae iram ob spoliatum templum alienasse mentem ferebant. Cf. Val. Max., loc. cit.

12 Dont l'entrecolonnement est égal à deux fois le diamètre des colonnes : systylos est, in qua duarum columna- rum crassitudo in intercolumnio poterit conlocari. . . que- madmodum est Fortunae Equestris ad theatrum lapideum (3, 3, 2). Tous les historiens et les topographes (Preller, Rom. Myth., II, p. 184 sq.; Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1520 sq.; HiLD, DA, II, 2, p. 1269; Wissowa, RK2, p. 262; Otto, RE, VII, 1, col. 33 sq.; Platner-Ashby, s.v., p. 215; Lugli, Monumenti antichi, III, p. 60-62 et 67; De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, I, p. 291; Latte, Róm. Rei, p. 179; Degrassi, /./., XIII, 2, p. 495) reconnaissent dans ce dernier le théâtre de Pompée, le premier théâtre de pierre que Rome ait connu (cf. la remarque de Platner- Ashby, s.v., p. 515: «as it was the only stone theatre in Rome until that of Marcellus was built and always the most important »), à l'exception de F. Castagnoli, // Campo Marzio nell'antichità, MAL, I, 1948, p. 164 et 166 sq.,

qui veut y voir le théâtre de Marcellus (contra, Degrassi, loc. cit.). Mais on objectera à F. Castagnoli la date à laquelle écrit Vitruve, si conjecturale qu'elle soit encore. Schanz, Geschichte der römischen Literatur, II, 4e éd., Munich, 1935, p. 387 sq., fixait l'ensemble de l'œuvre dans d'étroites limites : entre 25 et 23 av. J.-C. Pour P. Thiels- cher, s.v. Vitruvius, RE, IX, A, 1, 1961, n°2, col. 432 et 459, la composition du De architectura s'étale sur une vingtaine d'années, approximativement entre 34 et 14 av. J.-C; le livre III serait antérieur à 33 (mais la déduction, tirée de 3, 2, 5, où est encore mentionné le portique de Metellus, repose sur une confusion entre la porticus Oc- tauia et la porticus Octauiae). Sujet encore trop controversé pour que P. Ruffel et J. Soubiran l'abordent dans leur article, Vitruve ou Mamurra?, Pallas, XI, 1962, p. 123-179 (avec, p. 144, n. 30, un état de la question). Cf. maintenant P. Gros, Aurea templa, p. 198 (également 21, 116, 214), qui situe la composition des livres III et IV entre les années 32 et 28-27. En outre, si le théâtre qui devait prendre le nom de Marcellus fut commencé par César, il ne fut utilisable qu'à partir de 17, où on y célébra une partie des Jeux Séculaires, et complètement achevé et dédié qu'en 13 ou en 11; cf. Platner-Ashby, s.v., p. 513; F. Coarelli, Roma, p. 272. Aussi jugera-t-on infiniment plus vraisemblable que, vers 32-28, l'indication de Vitruve se rapportait au théâtre de Pompée qui, lui, existait depuis plus de vingt ans.

13 Obsequens, 16, signale, à la date de 156, le prodige dont il fut l'objet : in circo Flaminio porticus inter aedem Iunonis Reginae et Fortunae tacta, et circa aedificia plera- que dissipata. On hésite souvent (par exemple Peter, Otto ; sans compter Hild ou Latte, qui n'en font pas même

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134 FORTUNA-TYCHE

vementé de sa construction, l'histoire ultérieure du sanctuaire est mal connue. Julius Obsequens le mentionne à l'occasion de deux prodiges, survenus en 156 et en 92 14, date après laquelle on perd sa trace. Le nom de la déesse ne reparaît que chez Tacite, en 22 ap. J.-C, lorsque les chevaliers romains voulurent s'acquitter d'un vœu qu'ils lui avaient fait pour la guérison de Livie, donum quod pro ualitudine Augustae équités Romani uouerant Equestri Fortunae, et qu'on se trouva pris d'un scrupule religieux : où devait-on, en effet, déposer cette offrande, consacrée à une divinité qui possédait de nombreux sanctuaires à Rome, mais, dit Tacite, aucun sous ce surnom, nullum tarnen tali cognomento erat? On résolut la difficulté en découvrant, fort opportunément, qu'il existait à Antium un temple de Fortuna Equestris, et l'on y plaça l'ex-voto15.

Ainsi, entre l'époque de Vitruve qui, si imprécise que reste la chronologie de son œuvre, aux environs, pour la partie qui nous concerne, de 30 av. J.-C, mentionne, au présent, un temple qui existait toujours, quemad-

modum est Fortunae Equestris, et 22 ap. J.-C, l'édifice du Champ de Mars avait disparu, et il n'avait pas été reconstruit. A quand peut donc remonter cet événement, et faut-il croire qu'il ait été à ce point oublié de tous16 que ni les largesses impériales, ni les riches chevaliers n'eussent pourvu à sa reconstruction? Ce serait tirer du récit de Tacite une conclusion hâtive. On a depuis longtemps suggéré que le temple de Fortuna Equestris avait dû être détruit par l'incendie qui, à une date autrefois tenue pour incertaine, car Tacite ne l'indique pas expressément, et que l'on a située soit sous le règne de Tibère, soit même plutôt sous celui d'Auguste17, avait ravagé le théâtre de Pompée, dont il était tout proche. En fait, et l'on ne peut que s'étonner qu'une telle évidence soit restée si longtemps inaperçue, la date exacte de cet incendie est connue : c'est très précisément en 21 ap. J.-C. qu'il eut lieu, et, justement, dans le chapitre qui suit l'épisode que nous avons rappelé, la guérison de Livie et l'exécution du vœu des chevaliers, Tacite rapporte les mesures que prit Tibère pour restaurer le théâtre de Pompée18. Il était donc

état), sans raison, nous semble-t-il (cf. Platner-Ashby ; Lugli, de loin le plus affirmatif; Castagnoli; De Sanctis; Degrassi, favorables à l'identification), à reconnaître dans ce temple celui de Fortuna Equestris. Sans doute Obsequens ne précise-t-il pas l'épiclèse de la déesse. Mais il n'y avait à cette date, dans cette partie du Champ de Mars, qu'un temple de Fortuna : celui de Fulvius Flaccus - le second, celui de Fortuna Huiusce Diei, n'y ayant été construit par Catulus qu'en 101. Il faudrait donc, si problématique que reste le détail de la topographie, situer le temple de Fortuna Equestris entre le Cirque Flaminius et le théâtre de Pompée, non loin du temple de Junon Regina dont il était séparé par un portique, que nous n'hésiterons pas à identifier avec la porticus Octauia, construite en 167 par Cn. Octavius pour commémorer sa «victoire navale» sur Persée, et dont Pline, NH 34, 13, nous dit qu'elle était ad circum Flaminium; de même Vell. 2, 1, 2 : in circo (cf. infra, PL II, le plan de cette partie méridionale du Champ de Mars, d'après F. Coarelli, avec cependant, sur la configuration de la porticus Octauia, les réserves de F. Zevi, L'identificazione del tempio di Marte «in circo» e altre osservazioni, dans L'Italie préromaine et la Rome républicaine. Mélanges J. Heurgon, Rome, 1976, II, p. 1052-1055). Le temple de Fulvius Flaccus était ainsi l'un des nombreux sanctuaires construits tout autour du Cirque Flaminius par des généraux vainqueurs, emplacement qui s'explique par le rôle que jouait l'édifice dans la célébration du triomphe, puisque c'est de là que partait

le cortège des imperatores ; cf. F. Coarelli, Roma, p. 271 sq.

14 16 (cf. n. préc.) et 53. 15 Tac. ann. 3, 71, 1. 16 Comme le suggère Latte, Rom. Rei., p. 179, n. 3 :

«im J. 22 n. Chr. war er so vergessen, dass die equi- tes. . . ».

17 Peter, dans Röscher, I, 2, col. 1521 (avec la bibliographie antérieure) : « unter Tiberius oder vielleicht noch unter Augustus...» Hild, DA, II, 2, p. 1269, n'a même plus cette hésitation: «sous le règne d'Auguste». Ni les historiens de la religion romaine, ni les topographes plus récents n'ont retenu cette hypothèse ancienne, dont les mérites nous semblent pourtant évidents. Platner et Ash- BY, s.v., p. 215, gardent un vague prudent : «it must have been destroyed before 22 A.D.». Lugli, op. cit., Ill, p. 61, n'a conservé que la partie caduque de l'ancienne théorie : il s'en tient à l'hypothèse d'une datation augustéenne, mais sans établir le moindre lien entre l'incendie du théâtre de Pompée et la destruction du temple de Fortuna Equestris, dont les causes lui restent inconnues.

18 La date est donnée par la Chronique de saint Jérôme, a. Abr. 2037, c'est-à-dire 21 de l'ère chrétienne, Pom- pei theatrum incensum (p. 172 Helm); cf. Platner- Ashby, s.v. Theatrum Pompei, p. 516, et Lugli, op. cit., III, p. 73 sq., qui, cependant, n'établissent aucune relation entre cet incendie et la destruction du temple de Fortuna Equestris, mentionnée en l'an 22. De fait, si l'on doutait

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 135

parfaitement normal, en 22, que le temple de Fortuna Equestris, incendié l'année précédente, n'eût pas encore été rebâti, pas plus, d'ailleurs, que le grand édifice dont il était voisin. Ce qui fait disparaître toute difficulté du texte de Tacite. Autant, si l'on accepte, pour l'incendie, la datation augustéenne que garde encore Lugli, il eût été absurde d'imaginer les chevaliers romains promettant une offrande à une déesse dont le temple n'existait plus depuis au moins huit ans, et se voyant ensuite dans l'impossibilité matérielle de s'acquitter de leur vœu, autant leur inconséquence, toute surprenante qu'elle est, se trouve ramenée à de plus modestes proportions, dès lors qu'on admet que la disparition du sanctuaire était chose récente et vraisemblablement, dans leur esprit, toute provisoire.

Mais il faut, pour comprendre pleinement les faits, revivre l'affolement qui s'empara de tous, lorsqu'on sut que les jours de Livie étaient en danger, et la surenchère qui suivit pour obtenir des dieux sa guérison. Tibère, qui n'avait pourtant rien d'un fils modèle, revint à Rome précipitamment. Le sénat décréta des supplications et des jeux qui seraient organisés par les quatre grands collèges sacerdotaux et, exceptionnellement, par les Au- gustales19. A cet hommage officiel des sénateurs, les chevaliers, le second ordre de l'État, ne pouvaient moins faire que d'ajouter le leur20. D'autant qu'ils se devaient, à travers sa veuve, d'honorer la mémoire d'Auguste, bienfaiteur d'un ordre équestre rénové, qui avait réformé son organisation, y avait recruté les

plus élevés des fonctionnaires impériaux et avait même ressuscité ses traditions les plus prestigieuses en rétablissant l'usage de la transuectio equitum, qui s'était perdu à la fin de la République21. Les chevaliers firent leur vœu à Fortuna Equestris, sans réfléchir à ses conséquences, ou persuadés que le temple serait très vite reconstruit, et, pris au dépourvu, ils ne s'avisèrent qu'après coup de l'impasse dans laquelle ils s'étaient enfermés. Ainsi, une fois admise cette interprétation des faits, qui se jouèrent en l'espace de quelques mois, d'un an au plus, se trouve supprimée la contradiction que n'ont pas évitée nos prédécesseurs : car, si le culte de Fortuna Equestris s'était interrompu depuis de longues années, en même temps que son temple gisait en ruines, comment expliquer le vœu des chevaliers romains qui prouve justement qu'assez avant sous le règne de Tibère il demeurait toujours vivant à Rome?

Incendié en 21, non restauré en 22, le temple de Fortuna Equestris le fut-il dans les années qui suivirent immédiatement? On peut en douter, car, après cette affaire, nous n'entendons plus parler de lui. Tibère, malgré ses promesses et les quinze années de règne qu'il avait encore devant lui, n'acheva pas la reconstruction du théâtre de Pompée et laissa ce soin à ses successeurs22. Aussi tout porte- t-il à croire que le temple voisin de Fortuna Equestris fut victime de la même négligence. Mais par la suite? Son natalis ne figure dans aucun des calendriers impériaux. Mais cet argument lui-même n'a rien de décisif. En fait,

de l'exactitude de Jérôme, la date donnée pour l'incendie est doublement confirmée par Tacite : le théâtre de Pompée existait toujours en 20 ap. J.-C. où, durant son procès, Lepida y provoqua une manifestation de sympathie en sa faveur (ann. 3, 23, 1); et, en 22, les paroles prononcées par Tibère, qui promit de rebâtir à ses frais le théâtre et félicita Séjan de ce que labore uigilantiaque eius tanta uis unum intra damnum stetisset (3, 72, 2-3), attestent que la catastrophe était toute récente. Quant à la maladie de Livie, elle peut être assez exactement datée, vers le mois de mai 22 : peu après qu'elle eut dédié, le 23 avril, une statue du divin Auguste près du théâtre de Marcellus (Tac. ann. 3, 64, 1-2; cf. Fast. Praen., CIL I2, p. 236 et 316; Degrassi, /./., XIII, 2, p. 130 sq. et 447.

19 Tac. ann. 3, 64. L. Apronius suggéra même de leur adjoindre les fétiaux, proposition qu'écarta Tibère. Sur

l'érection de l'autel de Pietas Augusta à cette occasion, CIL VI 562; cf. R. Bloch, L\Ara Pietatis Augustae», MEFR, LVI, 1939, p. 81-120. Il ne fut d'ailleurs dédié que par Claude, en 43 : preuve de l'empressement que, une fois passé le péril, on mit à satisfaire les dieux! C'est apparemment sous l'effet de la même négligence que le temple de Fortuna Equestris ne fut pas relevé de ses ruines.

20 A. Stein, Der römische Ritterstand, Munich, 1927, p. 60, souligne le parallélisme des deux ordres, qu'on retrouve dans d'autres sacrifices ou vœux faits pro salute senatus, equestris ordinis, etc.

21 Suet. Aug. 38, 3. Sur la portée de ses réformes, S. J. De Laet, La composition de l'ordre équestre sous Auguste et Tibère, RBPh, XX, 1941, p. 509-531.

22 Caligula ou Claude (Suet. Calig. 21,1; Claud. 21, 1).

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la comparaison des calendriers de l'Empire et du calendrier préjulien d'Antium, et le dénombrement des cultes inscrits respectivement dans les uns et les autres ne permettent aucune conclusion sûre23. Si bien qu'entre les deux hypothèses qu'il est possible d'envisager, nous ne pouvons, faute de documents, qu'avouer notre incertitude. Ou bien, reconstruit par Tibère ou par ses successeurs en même temps que le théâtre de Pompée, le temple de Fortuna Equestris poursuivit sous l'Empire l'existence obscure de tant de cultes qui sombrèrent peu à peu dans l'oubli. Ou bien, et le silence qui se fait alors sur lui renforce cette hypothèse, qui paraît plus plausible, sans qu'elle soit pour autant démontrable, victime de l'incendie de 21 et, plus encore, de l'incurie du pouvoir impérial et de la désaffection de ses fidèles, qui ne se soucièrent pas de le relever de ses ruines, il disparut définitivement dès cette date. Du moins, du texte de Vitruve au règne de Tibère, pouvons- nous prolonger d'environ cinquante ans, par rapport aux évaluations antérieures, l'histoire connue du temple de Fortuna Equestris. Quant au vœu des chevaliers, son interprétation reste subordonnée au destin de l'édifice.

Ou bien il constitue le dernier témoignage actif d'un culte qui, dans les années ultérieures de l'Empire, bien que toujours pratiqué dans un temple reconstruit, végéta plus qu'il ne vécut. Ou bien, consacré à une déesse qui, depuis une date récente, il est vrai, n'était plus à Rome qu'un fantôme sans temple, et qui devait le rester, il appartient déjà à l'histoire posthume de Fortuna Equestris. Il atteste en tout cas, quel que fût alors son degré de vitalité et quel qu'ait été son sort par la suite, que le culte de Fortuna Equestris, né en 180 du vœu de Fulvius Flaccus, était toujours en honneur au sein de la religion romaine officielle, dans les années 21-22 ap. J.-C.

Il n'est pas inutile, pour comprendre la signification originelle du culte, de revenir sur la personnalité du fondateur et sur la portée de son vœu24. Singulier personnage, dé

concertant jusqu'à la contradiction, et qui, tel que Tite-Live nous en a laissé le portrait, fut par deux fois au moins un objet de scandale pour ses contemporains. Dès ses débuts dans la vie politique, il se signale par un orgueil sans frein, qui n'a d'égal que son obstination : en 184, à peine élu édile curule, il prétend

23 Le calendrier préjulien d'Antium (Degrassi, /./., XIII, 2, p. 16) donne une liste relativement abondante de temples qui, outre celui de Diane sur l'Aventin, avaient leur natalis le 13 août: Dianae, Vortu(mno), / Fort(unae) Equestri), Herc(uli) Vic(tori), / [Cas]t(ori), Poll(uci), Came(nis). Pour que nous puissions conclure avec certitude du silence des calendriers impériaux que le temple de Fortuna Equestris ne fut pas reconstruit après 21-22, il faudrait que deux conditions fussent réunies : 1° Que l'on connaisse exactement la date de rédaction de ces calendriers, de façon à les classer en deux groupes : avant 21 ; après 21. 2° Que l'on puisse, à titre de contre-épreuve, mener la même enquête sur les autres sanctuaires mentionnés au calendrier préjulien d'Antium, ce qui supposerait que l'histoire de chacun d'eux fût connue. Conditions qui, on s'en doute, sont loin d'être remplies : les calendriers impériaux ne peuvent être datés que de façon très imprécise (après 7 ap. J.-C. pour les Fasti Vallenses, et jusqu'entre 23 et 37 pour les Fasti Antiates ministrorum, selon A. Degrassi); et nous ne connaissons, pour l'époque impériale, l'histoire d'aucun des temples cités (cf. Plat- ner-Ashby, s.v.). Nous pouvons cependant, avec toutes les réserves qui s'imposent, faire les observations suivantes. Diane, de loin la plus vénérable de ces divinités, est omniprésente dans les calendriers : Fast. Amit., Vail., Ant., Al- lif., Rust., et jusqu'au calendrier de Philocalus, en 354 ap.

J.-C. (CIL V, p. 325; /./., XIII, 2, p. 494-496). Les autres divinités, de moindre renom, y sont mentionnées au moins une fois, à deux exceptions près : non seulement Fortuna Equestris, mais aussi les Camènes, qui, elles non plus, n'apparaissent plus dans les calendriers impériaux. Les Camènes avaient eu, dans leur bois voisin de la porte Capène, une aedicula de bronze que leur aurait dédiée Numa et qui, frappée par la foudre, fut ensuite transportée dans le temple d'Honos et Virtus, puis dans celui d'Hercules Musarum (Serv. Aen. 1, 8). Elle fut remplacée par un temple où le poète Accius se fit élever une statue, in Camenarum aede (Plin. NH 34, 19) : c'est à cet édifice, comme l'atteste la concordance des dates, que se réfère sans nul doute la notice du calendrier préjulien d'Antium. Avait-il disparu dès l'époque d'Auguste? On peut être tenté de le croire. Mais qui nous assure, cependant, que ces vieilles divinités italiques n'ont pas été, au cours du Ier siècle de l'Empire, victimes d'une déchéance plus lente et plus progressive, que nous voyons consommée à l'époque de Juvénal où, tandis qu'un bassin de marbre, ainsi, sans doute, que des rocailles «embellissaient» la grotte des Camènes (cf. T. I, p. 6, n. 18), la colonie juive avait envahi leur sanctuaire (Juven. 3, 13 sq.)?

24 Sur la carrière de Q. Fulvius Flaccus, Münzer, s.v., RE, VII, 1, n°61, col. 246-248.

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aussitôt se présenter à l'élection complémentaire qui doit pourvoir au remplacement d'un des préteurs, mort peu après son entrée en charge. Opposition du consul, résistance du sénat, rien n'y fit : il fallut, devant le succès que laissaient présager la campagne de Ful- vius Flaccus et sa popularité, renoncer à l'élection et s'en tenir, cette année-là, au nombre de cinq préteurs25. Élu deux ans après à la preture et envoyé en Espagne citérieure, il y est, en 180, l'occasion de nouveaux soucis pour le sénat : ses soldats, las d'un service qui n'a que trop duré, menacent de déserter ou de se révolter, si on ne les ramène en Italie en même temps que leur général26. Enfin, couronnement de ses incartades, l'affaire du temple de Junon Lacinia, qui étonne moins, après le précédent de 184! Vandale et homme de culture27, prêtre, membre du plus eminent des collèges sacerdotaux, car il était pontife depuis 18028, et sacrilège, créateur de Fortuna Equestris, et spoliateur de Junon Lacinia, tel fut l'étrange fondateur du nouveau culte du Champ de Mars. Bref, l'un de ces aristocrates insolents qui ne savent se plier à aucune loi, ni divine, ni humaine, et qui ne connaissent d'autre règle que leur bon plaisir ou leur ambition29.

On ne saurait attendre de la piété d'un tel homme qu'elle se coule dans les moules

tionnels; et le double vœu qu'il adresse à Fortuna et à Jupiter est pour le moins paradoxal. Un uotum a, d'ordinaire, valeur conditionnelle : c'est un contrat que le magistrat ou le simple particulier passe avec la divinité et qui relève de la prière de demande - do ut des, donnant donnant. L'homme s'engage, si le dieu satisfait à sa requête. Ainsi fit Sempro- nius Tuditanus, lorsqu'il voua un temple à Fortuna Primigenia, si eo die hostis fudisset; ainsi P. Cornelius Scipion, propréteur en Espagne en 193, qui se conforma, lui aussi, à cette canonique du uotum, et dont le vœu, par sa formulation, est exemplaire : in hoc discrimine ludos Ioui, si fudisset cecidissetque hostis, praetor uouit30. Fulvius Flaccus, lui, ne pose pas de condition : avant d'avoir rien demandé, il a déjà tout obtenu, non point si fudisset, mais tune uero Celtiberi omnes in fu- gam effunduntur, selon l'expression même de Tite-Live31. Et, s'il promet, ce n'est point, comme Scipion, en un «instant critique», ni, comme Tuditanus, principio pugnae, au moment où, après son échec de la veille, ce dernier engageait lui aussi la partie décisive, mais alors que, déjà, il est en possession de sa victoire, compos uoti, eût-il pu dire, à la romaine. Conduite insolite, et qui implique un sentiment nouveau des relations entre les hommes et les dieux32. Faut-il, pour l'appré-

25 Liv. 39, 39. 26 Liv. 40, 35, 3-36, 12. "Après les jeux qu'il avait voués à Jupiter et qui

furent célébrés durant dix jours en 179 (Liv. 40, 45, 6), mais dont nous ne connaissons pas le programme, il en donna de nouveau en 173, à l'occasion de la dédicace du temple : aedem Fortunae Equestris. . . dedicami et scaeni- cos ludos per quadriduum, unum diem in circo fecit (42, 10, 5). Disproportion qui n'est pas unique à l'époque (cf. 40, 52, 3 : en 179, pour la dédicace des temples de Junon Reine et de Diane près du Cirque Flaminius, on donna respectivement trois et deux jours de jeux scéniques et un seul jour de jeux au cirque), et qui atteste le goût qu'avait alors le public pour les représentations théâtrales, au point de les préférer aux jeux du cirque. Mais il est vraisemblable que la personnalité du magistrat qui les célébrait influait sur le choix du programme, et l'on comparera ces jeux à ceux que Fulvius Nobilior, le constructeur du temple d'Hercules Musarum, esprit hellénisé s'il en fut, donna en 186 et qui, malgré la présence de nombreux artistes grecs, laissèrent surtout un grand souvenir parce qu'on y vit, pour la première fois, une lutte

tes, nouveauté de caractère purement grec, et une chasse de lions et de panthères (39, 22, 1-2).

28 Liv. 40, 42, 11 ; cf. 42, 28, 10 et 13. 29 Sur d'autres exemples contemporains, cf. le chapit

re de G. Bloch - J. Carcopino, dans l'Histoire romaine de Glotz, Des Gracques à Sulla, 3e éd., Paris, 1952, p. 37-43 : «Les nobles au-dessus des lois».

30 Liv. 29, 36, 8 {supra, p. 4); 35, 1, 8. 31 40, 40, 10 {.supra, p. 132). 32 On ne saurait rapprocher le vœu de Fulvius Flaccus

de celui de Fabius Rullianus, promettant un temple à Jupiter Victor à la bataille de Sentinum (Liv. 10, 29, ΠΙ 4), malgré l'interprétation qu'en donne G.Dumézil, Rei. rom. arch., p. 206: «le consul patricien fait son vœu à Jupiter Victor non point, certes, dans une panique. . . ni même, comme il est usuel, au moment décisif, in ipso discrimine; il le fait quand la bataille est pratiquement gagnée et qu'il n'y a plus qu'à liquider l'ennemi». En fait, la victoire est encore loin d'être acquise : si Fabius a mis les Samnites en déroute, les Gaulois, malgré la deuotio de Decius Mus, demeurent inébranlables - Galli testudine facta conferii stabant. C'est contre eux, seul moyen d'en

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cier, nous en tenir à la lettre du récit livien, et accepter comme authentique ce qui n'est peut-être que mise en scène littéraire, reconstruction personnelle de l'écrivain, d'autant plus insidieuse qu'elle donne l'illusion parfaite de la vérité historique? L'épisode est cependant trop conforme à ce que nous savons par ailleurs du tempérament de Fulvius Flaccus pour que nous ayons de sérieuses raisons de mettre en doute sa réalité. Car, dans ce vœu en quelque sorte a posteriori, si contraire à l'usage qu'il suit l'événement au lieu de le précéder33, le personnage apparaît tout entier, tel dans son action de grâces qu'il a été dans sa vie politique et qu'il sera dans sa tâche de bâtisseur : animé d'un sens de l'ini- tiative humaine aigu jusqu'à la démesure. Sa victoire, il l'a gagnée par ses seules forces et celles de ses hommes; et si c'est aussi Fortuna qui la lui a donnée, c'est à titre de don gratuit, qui permet l'exercice absolu des mérites humains. De là, dans les rapports contradictoires que Fulvius Flaccus entretient avec les dieux, une liberté qui ne s'embarrasse pas des scrupules de la religio traditionnelle et dont les effets sont aussi riches de contrastes que l'individu lui-même.

Car, à cette forme de marchandage qu'est un uotum contractuel, Fulvius Flaccus substitue une libre reconnaissance de la faveur divine qui ne va pas sans grandeur : la divinité, généreuse, a donné; le magistrat, non moins généreux, donne de son plein gré, sans qu'aucune promesse l'y contraigne. Mais, inversement, il manifeste à l'égard des châtiments divins une indifférence insultante qui le situe dans la lignée des grands impies, de ceux qui, de Denys de Syracuse à Sulla, ont pillé sans

scrupule les trésors des dieux, tout en se prévalant de leurs bienfaits34. Expression d'un tempérament individuel, sans aucun doute, qui, peut-être, a déjà retenu les leçons des sceptiques grecs et s'est laissé contaminer par leur impiété, mais où il serait vain de chercher une référence à un système philosophique précis. Pourtant, dans cette «religion» à double face, la contradiction est moins brutale qu'il n'y paraît. Ces dieux inaccessibles aux passions humaines, insensibles aux promesses comme aux offenses, sont-ils encore des êtres personnels? ou seulement, et sous une forme qu'on peut qualifier soit de dégradée, soit d'épurée, des forces abstraites et désincarnées, dont toute la réalité semble s'être réfugiée dans leur nom, tandis que le contenu en est devenu singulièrement flou? Même dans son aspect désintéressé et qui appelle l'estime, dans la gratitude révérencielle qu'il témoigne à Jupiter et à Fortuna, la religion de Fulvius Flaccus n'a rien d'une piété intériorisée, non plus que des échanges charmeurs de la «prière vénusienne»35. Les dieux sont repoussés à l'arrière-plan de l'histoire pour que s'affirme d'autant le primat de l'action humaine. Et, pour remplir les formes vides de la religion d'État, il n'y a plus, désormais, que la volonté de puissance des individus. Pour Fulvius Flaccus, en avance sur ses contemporains qu'il scandalise, mais si représentatif, en réalité, d'un temps où les croyances et les forces morales de Rome fléchissent, la religion, de par les dimensions surnaturelles qu'elle confère aux réalisations humaines, devient le mode d'affirmation d'une personnalité. C'est ainsi qu'il convient de comprendre les jeux qu'il voue à Jupiter Optimus Maximus et qui, avec

venir à bout, que Fabius lance les forces surnaturelles de Jupiter Victor, tandis qu'il ordonne de les prendre à revers et que lui-même, avec ses ressources humaines, se jette à la poursuite des Samnites.

33 Usage que Tite-Live précise lui-même : in ipso discrimine, quo tempio, deis inmortalibus uoueri mos erat, uouerat Ioui Victor i, si legiones hostium fudisset. . . (10, 42, 7, à propos de L. Papirius, promettant au dieu une petite coupe de vin miellé). Pour d'autres formules typiques de uotum, également, 10, 19, 17: Appius (Claudius) in medio pugnae discrimine. . . : «Bellona, si hodie nobis uictoriam duis, ast ego tibi templum uoueo»; 32, 30, 10:

consul principio pugnae uouit aedem Sospitae Iunoni, si eo die hostes fusi fugatique fuissent.

34 Sur Denys, exemple traditionnel d'impiété, Cic. nat. deor. 3, 83-84; Val. Max. 1, 1, ext. 3. Sur la «religion» de Sulla, infra, p. 232.

35 Selon les deux courants que R. Schilling, La religion romaine de Vénus, p. 54 sq., distingue et oppose dans la prière romaine : la rigueur juridique de la prière contrat, fondée sur la fides, et, fondé sur le uenus, l'appel à la grâce divine, qui essaie de fléchir la puissance supérieure.

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les jeux votifs traditionnels, promis dans les formes régulières et au bénéfice de l'État romain, n'ont de commun que le nom36. Fulvius Flaccus est au contraire, suivant l'exemple donné par Scipion, l'un des premiers généraux, en ce début du IIe siècle, qui ait, de sa propre autorité, promis des jeux votifs, loin de Rome et sans l'aveu du sénat37 : manifestation d'un individualisme qui désagrège non seulement les pouvoirs politiques traditionnels, mais aussi les forces collectives de la religion nationale. La même inspiration, essentiellement individuelle, est à l'origine de l'autre vœu de Fulvius Flaccus : du temple que, vainqueur grâce aux équités, il offrit, par un choix logique, mais tout personnel, à une Fortuna Equestris dont il était le créateur.

Quels furent les motifs qui le guidèrent dans cette fondation, et qui poussèrent cet esprit, au fond si peu religieux, à imaginer le culte de Fortuna Equestris pour lui faire hommage de sa victoire? Là encore, et avant que, le culte institué, nous ne puissions analyser les fonctions de la nouvelle déesse et ses rapports avec l'idée de Chance, force nous est de nous en tenir au récit que nous a laissé Tite-Live. La référence aux dieux, dans la relation de l'historien comme dans le vœu de

Yimperator, n'a que valeur de conclusion. Ils ne sont nommés qu'au terme de l'épisode, pour recevoir la reconnaissance des mortels : rien, dans le combat, qui se rapporte à leur action, à un soutien qu'ils auraient apporté aux Romains ou à une inspiration dont ils auraient favorisé leur général. Au contraire : la victoire de Fulvius Flaccus fut acquise par les seules forces humaines. Ses facteurs furent le sang-froid38 et la science du général, et la valeur des exécutants, Yanimus et la uirtus, les dons supérieurs dont les barbares, qui n'ont pour eux que leur traîtrise, sont dépourvus, et qui sont l'apanage des armées romaines : scelus et perfidiam Ulis, non uirtutem nec animum accessisse, tels sont les quelques mots que leur chef a tout juste le temps de leur adresser avant le combat. Ces deux atouts joueront leur rôle, successivement, dans la bataille. Quand les légions commencent à plier, sed uaria fortuna erat, Fulvius Flaccus court vers ses cavaliers, equo aduehitur ad legiona- rios équités, et leur explique la manœuvre qu'il a conçue : qu'ils doublent les escadrons et, pour que le choc soit plus rude, qu'ils débrident leurs chevaux. Puis quand, n'obéissant qu'aux ordres de leur chef et à leur propre uirtus, ils ont bousculé l'ennemi, les cava-

36 Cf. A. Piganiol, Recherches sur les jeux romains, Strasbourg-Paris, 1923, p. 75-91. Les jeux votifs sont, conformément à la tradition, promis à Rome même, au nom de l'État, par un magistrat, consul ou préteur, ou par un dictateur, avec l'autorisation du sénat et selon la formule que lui dicte le grand pontife (Liv. 4, 27, 1 ; 31, 9, 6-9; 36, 2, 2-3; 42, 28, 9), non pour obtenir sur-le-champ une victoire particulière, mais lors de périls exceptionnels (Tite-Live, 31, 9, 10, précise qu'à la date de 200 huit fois seulement, octiens ante ludi magni. . . uoti erant) et afin, dans les cinq ou dix années à venir - uota quinquen- nalia ou decennalia -, d'assurer la conservation de l'État, si. . . res publica eodem statu fuisset (22, 9, 10; 27, 33, 6 et 8; 30, 27, 11; 42, 28, 8).

37 Scipion l'Africain le fit par deux fois, en Espagne, en 206, et en Afrique, en 204-202 (Liv. 28, 38, 14; 31, 49, 4). Après lui et à son imitation, son cousin P. Cornelius Scipio Nasica voua des jeux en Espagne en 193 (35, 1, 8, cf. supra, p. 137; avec, dans A. Piganiol, op. cit., p. 82, une confusion entre les deux P. Cornelius Scipio). Mais lorsque, consul en 191, il demanda de l'argent au sénat pour les célébrer, on repoussa cette requête inouïe et illégale, nouum atque iniquum, et il lui fut répondu qu'ayant voué des jeux de son propre chef et sans l'autorisation du

sénat, inconsulto senatu, il devait les célébrer à ses frais (Liv. 36, 36, 1-2); premières escarmouches qui préludent au procès des Scipions : à défaut de s'attaquer directement à l'Africain, on s'en prend à son entourage. Ensuite, Fulvius Nobilior et le frère de l'Africain, Scipion l'Asiatique, célébrèrent en 186 les jeux qu'ils avaient voués, l'un dans la guerre d'Étolie, à la prise d'Ambracie (39, 5, 7-10 et 22, 1), l'autre durant la guerre contre Antiochus (39, 22, 8-10) - comme si vouer des jeux en son propre nom était un privilège que, seuls, les Scipions et les Fulvii eussent encore osé s'arroger.

38 Si prévenu que soit Tite-Live, ou sa source, à l'égard de cet être excessif, il le dépeint comme un chef accompli, remarquable par ses qualités de caractère et sa maîtrise de soi. Surpris par les Celtibères dans une position défavorable, enfermé dans un défilé, malgré le trouble qui s'est emparé de l'armée et qu'il calme aussitôt, primos tumultus. . . sedauit, Fulvius Flaccus reste impavide et range pour le combat ses troupes à qui il communique son sang-froid : sine ulla trepidatione instruxit (40, 39, 7-8). De même en 40, 4 : quant trepidationem ubi Flaccus conspexit; suit alors la manœuvre et le combat de cavalerie qui allait décider de la victoire.

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liers des ailes, qui sont des alliés, gagnés par la contagion de la uirîus romaine, et ipsi uir- tute eorum accensi, parachèvent leur triomphe. Victoire mémorable de la cavalerie légionnaire, Romanorum equitum tam memorabile f acinus39, à qui les alliés n'ont servi que d'appoint. Victoire à la romaine, où de la uir- tus découle de droit, comme sa juste conséquence, la fortuna, le succès mérité. La reine des batailles, c'est donc la uirtus, non point la fortuna, qui peut être uaria, et qui n'est fixée, stabilisée, quand elle se concrétise dans le culte permanent d'une Fortuna Equestris, que par celui des deux adversaires qui fait montre d'une «valeur» supérieure40.

Telle qu'elle est exprimée par Tite-Live, cette théorie de la juste victoire s'accorde trop bien à la psychologie religieuse de Fulvius Flaccus et à la pensée même de ses contemporains pour qu'on y voie une interprétation intellectuelle et anachronique de l'historien. Elle reconnaît, entre la uirtus des hommes et la fortuna qu'ils obtiennent des dieux ou de l'événement, un rapport de cause à effet, qui a les caractères d'une loi naturelle et nécessaire, inhérente à l'ordre du monde. Nulle place, dans ce système, pour le caprice mouvant d'une Fortune-Hasard. Ni même pour la Chance, si elle signifie la réussite gratuite et imméritée, le succès imprévu et comme miraculeux. La Fortuna de Fulvius Flaccus n'est pas une divinité accessible qu'on puisse fléchir par des promesses. Elle n'est plus qu'un principe impersonnel : la Justice distributive des dieux qui, par son approbation, sanctionne la uirtus des humains et leur décerne la victoire, légitime couronnement de leurs efforts, justice abstraite qui opère sans défaillance ni repentir, puisque ses effets sont fonction directe de la «valeur» des hommes.

nition que confirme, dans les faits, l'attitude constante de Fulvius Flaccus, dont nous avons tenté, en dépit des apparences, de montrer la cohérence interne. Nul souci, chez lui, d'acheter la bienveillance des dieux; mais aussi, et réciproquement, nul souci de leur colère. Car les dieux personnels et volontaires d'autrefois, jouissant de leur libre arbitre, s'effacent derrière des puissances abstraites et neutres, sans vindicte ni complaisance, sensibles aux seuls mérites positifs de l'homme d'action, du général qui met l'ennemi en déroute, ou de l'homme d'État qui brûle les étapes de la vie politique. Aux dieux individuels se substitue un système de concepts qui s'articulent avec la rigueur propre aux abstractions : la uirtus, la «valeur» de l'homme ou du combattant, si amorale soit-elle quand elle est mise en pratique par un Fulvius Flaccus, entraîne de soi la fortuna, c'est-à-dire l'adhésion des puissances célestes. Parallèlement, au culte des immortels se substitue une religion de l'efficacité humaine, devenue la seule valeur, plus forte que la volonté des pouvoirs établis, que le poids des tabous et des traditions les plus sacrées.

Fulvius Flaccus avait-il, à la suite des Grecs, médité sur les rapports de Γάρετή et de la τύχη41? N'avait-il consulté que les leçons du mos maiorum, accumulées par une expérience centenaire? Il est frappant que nous retrouvions chez lui, sous une forme exacerbée, la doctrine romaine la plus orthodoxe de la Fortune : avant d'être illustré par Fulvius Flaccus dans l'histoire contemporaine, c'est par Plaute que fut énoncé, quelques années auparavant et pour la première fois à notre connaissance, le principe e uirtute fortuna, que Caton reprendra, presque mot pour mot, dans les Origines*1. Il vaut aussi bien pour de

"40, 39,9; 40, 1-9. 40 Aux Celtibères, redoutables guerriers (cf. 40, 40, 3 :

cuneo impressionem fecerunt, quo tantum ualent genere pugnae, ut, quamcumque partent perculere impetu suo, sustineri nequeant), mais qui ne s'élèvent pas jusqu'à la uirtus romaine, Tite-Live ne reconnaît que la ferocia (40, 39, 5 : eo ferocius saltum insederunt; et, en 40, 35, 13, Ti. Sempronius, le nouveau préteur d'Espagne citérieure, dépeignait la province qu'il venait de recevoir, prouinciam ingenio ferocem).

41 La part respective du hasard, τύχη, αύτόματον, et de

la volonté courageuse des hommes, αρετή, ανδρεία, εύψυχία, etc., dans la causalité historique est un des thèmes consacrés de l'historiographie et de la rhétorique grecques, qui l'interprètent d'ailleurs dans des perspectives diverses et contradictoires (ainsi Thuc. 2, 87; Pol. 1, 59, 4-6 et 63, 9; 18, 28, 5-8; 31, 30, 3, etc.; cf. les exemples réunis par G. Herzog-Hauser, s.v. Tyche, RE, VII, A, 2, col. 1663 sq.).

42 PL. Poe. 1328; Caton, ap. Gell. 3, 7, 19 (cf. supra, p. 114 et 126).

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faibles femmes, comme les jeunes héroïnes du Poenulus, joué, pense-t-on, en 189-188 - où il est, d'ailleurs, placé dans la bouche du militaire -, que pour le valeureux Q. Caedicius, le Léonidas romain de la première guerre punique, déjà si lointaine, dont Caton, qui, ne l'oublions pas, vient d'achever sa censure de 184- 183, célébrera l'exploit au soir de sa vie. Par leur date, la victoire de Fulvius Flaccus et la création du culte de Fortuna Equestris se situent entre ces deux textes littéraires; et, si elles reçoivent d'eux l'estampille de la roma· nité, elles les enrichissent, en retour, du commentaire vivant de l'actualité. Sans doute est- ce une vision idéale de l'histoire qui s'affirme à travers ce principe, et l'on ne saurait se persuader que la réalité fangeuse ait toujours obéi à une théorie aussi sublime, ou aussi froidement efficace. Pourtant, de Plaute à Caton, en passant par Fulvius Flaccus, ainsi que par Ennius, ses applications sont si universelles, il reçoit la caution d'esprits si peu chimériques que nous devons bien l'accepter comme l'un des dogmes les mieux enracinés de la pensée romaine43. Maintes fois contredit, non seulement par les faits, mais par les écrivains mêmes de Rome qui, pas plus que les Grecs, n'échapperont aux incohérences de Fortuna- Tyché, il atteste, par son témoignage, la croyance intrépide du Romain dans le bien- fondé de sa prodigieuse réussite.

Quelle est donc, dans la pensée de Fulvius Flaccus, étayée par ce système apparemment si rationnel et qui se passerait si aisément de leur présence, la place qui revient aux dieux, nommément désignés comme bénéficiaires de son double vœu, Jupiter et Fortuna? Si lointains qu'ils soient, elle reste, malgré tout, conforme aux valeurs traditionnelles. D'en haut, au-dessus de cette victoire acquise sans leur intervention, ils n'en demeurent pas moins les garants de ce principe abstrait de rétribution auquel ils président. Surtout, sans

eux, le magnifique succès de Fulvius Flaccus resterait incomplet, puisque réduit à la seule mesure humaine. La prière votive qui le conclut lui confère cette nécessaire transcendance : elle lui donne son aura surnaturelle, qui ne peut venir que de la sacralisation de la victoire. Au delà des affrontements entre les combattants, elle exprime ce qu'il y a, par définition, de «surhumain» en toute victoire, par laquelle des hommes l'emportent sur d'autres hommes. D'où le choix des deux divinités auxquelles elle s'adresse. C'est en l'honneur de Jupiter Optimus Maximus que sont, selon l'usage, célébrés les jeux votifs : de même, en 191, en vue de la guerre contre Antiochus, puis, de nouveau, en 172, à la veille de la troisième guerre de Macédoine, des jeux lui furent promis dans les formes légales, non point par un général agissant de sa propre initiative, comme le fit Fulvius Flaccus, mais à Rome, par l'un des consuls, selon la formule que lui dicte le grand pontife, en exécution d'un sénatus-consulte et au nom du peuple romain44. Jupiter, conformément à sa nature, est alors invoqué comme le dieu majeur et poliade de Rome, celui qui préserve les destinées de la Ville, et comme le Souverain qui donne la victoire et qui accorde le triomphe. C'est à son temple que montera Yimpera- tor triomphant, c'est à lui qu'il s'identifiera dans la pompe surhumaine de son cortège : c'est donc vers lui que, dans la fièvre de la bataille qu'il vient de remporter contre les Celtibères, Fulvius Flaccus fait monter l'hommage de sa victoire.

A Jupiter, destinataire constant des ludi magni, peuvent s'adjoindre des divinités particulières, dont le choix s'inspire des circonstances, des nécessités de l'heure, ou de la volonté personnelle du magistrat ou du général qui les voue. Ainsi, en 217, lorsque, pour parer aux conséquences du désastre de Trasimène, Fabius Maximus, dictateur, fit vouer de

43 Nous le retrouvons dans le passage exactement contemporain cTEnnius, ann. 197-201 Vahl. (infra, p. 172 sq. et 175-178).

"Liv. 36, 2, 2-5; 42, 28, 8-9 (cf. supra, p. 139, n. 36) : les jeux voués en 172 le sont selon la formule consacrée, (si) res publica decent annos in eodem statu fuisset. La

tradition sera encore suivie dans des circonstances particulièrement graves, lors de la guerre des Cimbres, de la guerre des Marses et par Auguste, après le désastre de Varus; cf. Suet. Aug. 23, 2: uouit et magnos ludos Ioui Optimo Maximo, si res publica in meliorem statum uertis- set, quod factum Cimbrico Marsicoque bello erat.

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grands jeux à Jupiter et des temples à Vénus Érycine et à Mens, à la déesse de Sicile, mère des Énéades, qui les avait déjà secourus dans la première guerre punique, et à l'Intelligence divinisée, dont Rome avait tant besoin pour réparer la temeritas de ses premiers généraux45. De même, Fulvius Flaccus, dont les équités viennent de mettre l'ennemi en fuite, associe dans la même reconnaissance Jupiter Optimus Maximus et Fortuna Equestris, le dieu suprême, cause de toute suprématie46, honoré sous son nom de toujours, et, dotée d'une épiclèse neuve, la déesse de victoire, médiatrice de la faveur divine : c'est elle qui transmet aux hommes ses bienfaits surnaturels, en une chaîne continue qui s'étend de Jupiter aux équités Romani et dont elle est le maillon central. Association qui est dans la nature des deux divinités, mais qui fait date dans l'histoire de Fortuna. C'est la première fois que nous voyons, à Rome, Jupiter et Fortuna unis dans le même hommage cultuel. Jusqu'alors, s'il existait entre eux des liens, ils étaient d'un tout autre caractère : liens de mère à fils, ou de père à fille, généalogiques et particuliers à la théologie prénestine, sans équivalent à Rome dans le culte de Fortuna Primigenia, qu'il lui soit rendu sur le Quirinal ou sur le Capitole47. Ce qui les réunit, désormais, c'est l'idée de victoire. Leurs nouveaux liens sont d'ordre fonctionnel : dans le vœu de Fulvius Flaccus, Jupiter et Fortuna forment un couple divin de la victoire auquel, quelques années après, Prusias s'adressera de nouveau, lorsque, venu à Rome en 167, il s'acquittera des vœux qu'il avait faits à Jupiter Capitolin et à la Fortune de Préneste, lors de la troisième guerre de Macédoine, ea uota pro uictoria populi Romani esse4*. Jointe à Jupiter, le souverain universel, elle qui, depuis le

siècle précédent déjà, était déesse Obsequens, «propice», comme ne le seront, dans toute l'histoire de la religion romaine, que Jupiter lui-même, Vénus, la personnification de la «grâce» divine, et, tardivement, Hercule, Fortuna, maîtresse de chance et de victoire, vient de faire un pas de plus sur la voie qui, insensiblement, la mène à la souveraineté.

Reste à comprendre le qualificatif qui lui fut conféré. Fulvius Flaccus est, à notre connaissance, le premier général romain qui ait inventé un culte en l'honneur de Fortuna. Avant lui, Carvilius, consacrant un temple à Fors Fortuna, puis Sempronius Tuditanus, faisant vœu d'en élever un à Fortuna Primigenia, s'étaient tournés vers des divinités traditionnelles de Rome ou du Latium. Après lui, Fulvius Flaccus n'aura qu'un émule : le créateur du culte de Fortuna Huiusce Diei, en qui on a prétendu reconnaître Paul-Émile, mais qui fut, beaucoup plus probablement, Luta- tius Catulus lui-même, vainqueur à la bataille de Verceil en 101. Pourquoi avoir fondé un culte neuf, alors que Fortuna avait déjà tant de surnoms divers qui eussent parfaitement convenu? Cette volonté d'être original s'inscrit dans l'individualisme ombrageux de Fulvius Flaccus : le général qui, comme les Sci- pions, vouait des jeux à Jupiter sans l'aveu du sénat et qui voulait bâtir le plus beau temple de Rome49, ne pouvait reprendre à son compte un culte auquel un autre eût déjà attaché son nom. Mais cette entreprise, si personnelle soit-elle, n'eût pas été possible dans un autre milieu, et dans des conditions politiques et religieuses différentes. Fulvius Flaccus appartient à une famille où, de père en fils, on a le culte de Fortuna et où l'on prend une part active à la gestion ou à la rénovation de sa religion. C'est son propre grand-père, M. Ful-

45 Liv. 22, 9, 10; 10, 7 et 10 (supra, p. 6 et 18). Cf. 22, 25, 12 où le Cunctator résume devant le sénat les deux premières années de la guerre : biennique clades per te- meritatem atque inscitiam ducum acceptas referret.

46 Le dieu des summa, selon la définition de Varron, ap. Aug. ciu. 7, 9, p. 285 D., reprise par G. Dumézil, Rei rom. arch., p. 114 et 191 sq., et qui l'oppose à Janus, le dieu temporel des prima. C'est à Jupiter encore que, censeur en 174, Fulvius Flaccus fera construire deux temples à Pisaurum et à Fundi (Liv. 41, 27, 11).

47 Si, comme nous avons tenté de le montrer, supra, p. 16 et n. 59, le temple de Fortuna Primigenia sur le Capitole doit pouvoir être daté entre les années 194 et 181, les deux conjonctions, l'une topographique, sur la colline jovienne de Rome, l'autre votive, dans l'action de grâces de Fulvius Flaccus, de Fortuna avec Jupiter, seraient donc exactement contemporaines.

48 Liv. 45, 44, 8-9. 49 Liv. 42, 3, 1 : ne ullum Romae amplius aut magnifi-

centius templum esset.

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 143

vius Flaccus, qui, en 264, après la prise de Volsinies, reconstruisit les temples de Fortuna et de Mater Matuta au Forum Boarium et éleva au centre de leur area sacrée le grand monument votif sur lequel il disposa nombre des statues de bronze enlevées à la ville étrusque. A la génération suivante, c'est sa mère, Sulpicia, qui dédia la statue de Vénus Verti- cordia, complémentaire, à ses origines, du vieux culte de Fortuna Virilis50: piété héréditaire, mêlée de fidélité au passé et de volonté de renouveau, et que le vainqueur de 180 prétendit à la fois continuer et marquer de son empreinte propre.

A l'examiner de plus près, le culte de Fortuna Equestris n'a effectivement rien d'une création ex nihilo. Il s'inspire des modèles traditionnels, Fortuna Virilis, précisément, Fortuna Muliebris, et c'est par analogie avec ces cultes archaïques et à leur imitation que son nom a été formé. Bien plus, si nous cherchons, parmi les cultes anciens de Fortuna, celui dont il se rapproche le plus par ses origines, c'est encore à Fortuna Muliebris qu'il nous faut songer, telle du moins que l'annalis- tique l'a représentée. De même que le temple de Fortuna Muliebris fut fondé pour commémorer la victoire des mulieres romaines, des matrones qui repoussèrent Coriolan, et pour rendre hommage à leur gloire féminine51, de même, celui de Fortuna Equestris perpétue le souvenir de la charge glorieuse des Romani équités. A l'époque de Fulvius Flaccus, Γ« histoire» de la défaite de Coriolan, l'épopée de la guerre contre les Volsques, élaborée par la tradition, racontée par Fabius Pictor52, avait déjà reçu sa forme définitive, celle où nous la lisons chez Tite-Live, Denys d'Halicarnasse ou Plutarque, et l'on conçoit fort bien que le vainqueur des Celtibères, désireux d'assurer sa gloire et celle de ses troupes, ait sciemment imité cet illustre précédent. Dans les deux cas, en effet, identique jusque dans ses épiclèses, immédiatement parlantes, et qui valent définition étymologique, Fortuna, Muliebris ou

Equestris, joue le même rôle, de signification complexe : déesse de chance, elle accorde le succès aux matrones et aux cavaliers dans leur périlleuse entreprise; déesse de victoire, elle permet à Rome de triompher de ses ennemis par leur intermédiaire; déesse tutélaire des «classes» sociales, elle veille sur le groupe des mulieres et sur celui des équités. Telle est, effectivement, la double fonction que l'on peut deviner en Fortuna Equestris : déesse qui préside aux exploits des Romani équités et qui est, en un sens plus large, devenue la protectrice de l'ordre équestre tout entier.

Déesse des cavaliers? ou des chevaliers? On ne peut esquiver cette irritante question, tant elle jaillit des textes eux-mêmes. Fortuna Equestris offre en effet ce paradoxe que, de son histoire, nous ne lisons que le commencement et la fin. Du récit développé de Tite-Live au bref compte rendu de Tacite, son existence, dont la réalité nous échappe, s'inscrit tout entière entre deux événements : elle s'ouvre sur le fait d'armes des cavaliers, en 180 av. J.- C, et se ferme sur la pieuse offrande de Vordre équestre en 22 ap. J.-C. - deux définitions qui, par leur contenu social, diffèrent du tout au tout. Comment est-on passé de l'une à l'autre? et que représentait au juste le culte de Fortuna Equestris dans la société et la religion romaines aux deux derniers siècles de la République, puisque, dès le premier quart de siècle de l'Empire, elle nous devient insaisissable? Aucun document explicite ne nous permet de le savoir. Mais le IIe siècle, qui voit l'apparition de ce culte nouveau, est aussi celui où, progressivement, l'ordre équestre se sépare de la noblesse sénatoriale. Coïncidence fortuite? On croira difficilement qu'il n'existe aucun lien entre les deux faits. Mais lequel? Le récit même de Tite-Live, il faut l'avouer, ne nous laisse guère deviner les intentions du fondateur. Les équités y sont nommés cinq fois : dès que l'infanterie donne les premiers signes de fléchissement, Fulvius Flaccus re-

50 Cf. T. I, p. 262 sq. et n. 68; 377, n. 19. 51 Cf. la conclusion de Tite-Live, 2, 40, 11-12: non

inuidenint laude sua mulieribus uiri Romani - adeo sine obtrectatione gloriae alienae uiuebatur — : monumento

quoque quod esset, templum Fortunae Muliebri aedifica- turn dedicatumque est.

« Liv. 2, 40, 10.

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joint en hâte, equo aduehitur, ses cavaliers, et il les exhorte, legionarios équités, duarum le- gionum équités, ce qui est suffisamment clair. La suite, le souvenir des cavaliers romains d'autrefois, quod saepe Romanos équités, l'émulation entre Romains et alliés, et alani équités, postquam Romanorum equitum tarn memorabile f acinus uidere52, ne l'est pas moins. Les deux notations, que Tite-Live répète avec insistance, legionarii (legionum), Romani équités, opposent, sans ambiguïté possible, la cavalerie légionnaire, formée de citoyens romains, aux diarii équités, alliés latins ou italiens.

Si nous le prenons à la lettre, et nous ne saurions en user autrement, sous peine de rejeter, par hypercritique, le seul document que nous possédions sur le culte à l'époque républicaine, le texte de Tite-Live invite donc à voir en Fortuna Equestris la déesse de tous les équités indistinctement, c'est-à-dire non seulement des équités equo publico qui forment la classe des «chevaliers», mais aussi des simples cavaliers légionnaires, de tous ceux qui, sans appartenir à l'ordre équestre, «font leur service dans la cavalerie», equo merer e, selon l'expression consacrée54 : à la

fois, donc, des Romani équités, selon la pure définition de fait que leur applique Tite-Live, et des équités Romani, selon le titre d'honneur officiel que leur reconnaît Tacite55. Sans oublier, bien entendu, l'aristocratie sénatoriale qui a, elle aussi, le cheval public et à laquelle appartient, par sa naissance, le fondateur, qui participe, au premier chef et par définition, au culte institué par ses soins.

Fulvius Flaccus n'est pas, en effet, l'un de ces hommes nouveaux fraîchement issus de l'ordre équestre et à qui leur accession récente aux honneurs n'a pas fait oublier la «classe moyenne» d'où ils tireraient leurs origines. Les Fulvii, originaires de Tusculum, sont au contraire l'une de ces vieilles familles de la noblesse plébéienne où, depuis cinq ou six générations56, l'on «se passait le consulat de main en main»57. Fondé par un membre de la nobilitas, le culte de Fortuna Equestris n'a donc rien, à ses débuts, d'un culte de classe, au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Ou plutôt, il recouvre plusieurs classes sociales simultanément. Ce qui, compte tenu de la structure de l'ordre équestre au commencement du IIe siècle, nous amènera à en proposer la définition suivante58. Il rassemble ou a

" Liv. 40, 40, 4-9. 54Liv. 27, 11, 15; cf. 5, 7, 5 et 13; Val. Max. 2, 7, 15.

Cf. C. Nicolet, L'ordre équestre à l'époque républicaine, Paris, 1966-1974, I, p. 53 et 67 sq.

"Ann. 3, 71, 1 (supra, p. 134). Sur l'équivalence des deux titulatures, eques Romanus et equo publico, C. Nicolet, op. cit., p. 177-188. L'usage de Tite-Live sert de contre-épreuve, qui (cf. C. Nicolet, op. cit., p. 173, critiquant les vues de H. Hill, Livy's account of the «équités», CPh, XXV, 1930, p. 244-249) ne donne jamais le titre d'equites Romani aux simples cavaliers légionnaires.

56 Cf. l'introduction de Münzer à l'article Fulvius de la RE, VII, 1, col. 229, et l'arbre généalogique de la famille, col. 231 sq. Le premier Fulvius dont le nom figure dans les Fastes fut consul en 322 av. J.-C. Depuis, ses descendants se sont régulièrement transmis le consulat de père en fils, à une exception près (C. Fulvius Curvus, édile en 296 - et mort prématurément?). C'est le propre père de Fulvius Flaccus, quatre fois consul, et Fulvius Flaccus lui-même, déconsidéré par le scandale de sa censure et l'affaire du temple de Junon Lacinia, qui marquent successivement l'apogée et le déclin de la famille, après quoi les Fulvii cèdent la place à d'autres groupes politiques (infra, p. 150, n. 87).

57 Sall. lug. 63, 6 : consulatum nobilitas inter se per manus tradebat.

58 Nous suivons, au cours de cette analyse, les démonstrations et les conclusions de C. Nicolet dans sa thèse sur L'ordre équestre et, en particulier, p. 100 sq., la définition qu'il donne de l'ordre aux deux derniers siècles de la République. La question que nous posons, déesse des cavaliers, ou des chevaliers? n'aurait guère eu de sens autrefois, où l'on identifiait les deux catégories, militaire et sociale, et où, sous la dénomination abusive d'equites equo priuato, l'on assimilait les riches citoyens, servant à leurs frais dans la cavalerie, aux seuls véritables équités Romani, les équités equo publico, avec lesquels ils auraient formé l'ordre équestre. C'est à ces derniers seuls, comme l'a montré C. Nicolet, aux membres des dix-huit centuries équestres, bénéficiaires du cheval public (les équités equo priuato, appellation qui n'est attestée dans aucun texte antique, n'ayant d'existence que dans les théories des historiens modernes), que s'applique l'expression ordo equester, prise au sens propre, le seul qui ait jamais existé. Quant aux simples équités légionnaires, au demeurant triés sur le volet, ils étaient recrutés sur la liste de ceux qui devaient equo merere (supra, n. 54), en fonction de leur fortune : ils justifiaient en effet d'un cens supérieur au reste de la première classe et égal à celui de l'ordre équestre (400 000 sesterces), auquel, quoique remplissant les conditions.de fortune, nécessaires, mais non suffisantes, pour en faire partie, ils n'apparte-

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prétendu rassembler dans un sanctuaire commun, sous le signe de la victoire, les membres de la noblesse sénatoriale, non seulement ses iuniores, à l'âge où, avant de briguer les honneurs, ils font leur service militaire, mais aussi les magistrats et les sénateurs qui gardent le cheval public; non seulement les hommes nouveaux, mais aussi les nobles de vieille souche, comme l'étaient les Fulvii. D'autre part, les équités Romani, les chevaliers au sens étroit, les membres de l'ordre équestre au sens où on l'entendra par la suite, et cela également quel que soit leur âge, iuniores ou seniores. Enfin, les cavaliers légionnaires, recrutés parmi les citoyens les plus riches de la première classe, puisqu'on exige d'eux le cens équestre. Définition, donc, remarquablement ouverte, puisque tout se passe comme si Ful- vius Flaccus avait voulu, outre les membres de son propre groupe social, la noblesse sénatoriale à laquelle il appartenait, réunir dans le même culte, culte militaire, et non culte de classe, les chevaliers et la fraction la plus opulente de la plèbe, c'est-à-dire regrouper sous l'égide de Fortuna Equestris, et autour de l'arme aristocratique qu'est la cavalerie, une élite non point de la naissance, mais de la fortune.

Quelles intentions secrètes poursuivait-il? Il n'était pas, semble-t-il, de ceux qui nourrissent quelque grand rêve social ou politique, dont l'histoire aurait balayé les chimères et jusqu'au souvenir. Mais on imagine mal que cet ambitieux, si impatient, à peine parvenu à l'édilité, de revêtir la preture qui s'offrait à sa portée, se soit borné à fonder en quelque sorte une association cultuelle d'anciens combattants. Fulvius Flaccus est, à bien des égards, le prototype de ces imperatores du Ier siècle qui s'affranchissent des lois communes et qui, par ailleurs, honoreront de leur piété une Vénus dont ils feront leur protectrice personnelle, pour mieux légitimer, grâce à l'auréole du

sacré, leurs aspirations au pouvoir. Ni le degré d'évolution de Fortuna, ni les mœurs politiques du temps ne permettaient à Fulvius Flaccus de telles libertés, mais il n'ignorait pas, tout comme ses contemporains, le poids que peut avoir la religion, mise au service d'une carrière d'homme d'État, et son efficacité comme soutien d'une propagande. Il y a aussi, en lui, du popularis, à voir la manière dont, en 184, il pousse sa candidature illégale en s'appuyant sur le peuple contre les magistrats et le sénat, du moins s'il faut en croire la tradition, très hostile à son égard, que reflète Tite-Live59. En 180, prêt à regagner l'Italie, il prépare déjà son élection au consulat, qui aura lieu quelques mois plus tard. Or un fait, qui n'est pas si ancien, nous montre quelle pouvait être l'influence électorale des équités, cavaliers ou chevaliers, qui, en 207, lors du triomphe des deux consuls après la victoire du Métaure, couvrirent d'éloges leurs légats L. Veturius et Q. Caecilius, et exhortèrent la plèbe à les porter au consulat pour l'année suivante, hortatosque esse plebem ut eos consules in proximum annum crearent, ce qui advint effectivement60. Déjà, en chef prudent, mais aussi en homme politique avisé, Fulvius Flaccus avait soutenu devant le sénat les revendications de ses soldats, qui demandaient à rentrer en Italie en même temps que lui61 : geste populaire, qui devait éviter une révolte de l'armée, mais aussi lui permettre de ramener avec lui autant d'électeurs et d'agents électoraux.

Dans ces conditions, il est vraisemblable que Fulvius Flaccus, grand seigneur démagogue qui ne manquait pas d'ennemis dans son propre milieu, et d'autant plus soucieux de sa propagande, aura voulu, à court terme, élargir ses assises électorales et, à plus lointaine échéance, se concilier les chevaliers, l'élite de la plèbe et les puissances d'argent, en jouant sur l'ambiguïté que recelait le nom de Fortu-

naient cependant pas. Cf. J. Gaudemet, Institutions de l'antiquité, 2e éd., Paris, Sirey, 1982, p. 299-304.

59 Cf. le vocabulaire caractéristique qu'il emploie (39, 39, 9-14) pour décrire les manœuvres électorales de Fulvius Flaccus, qui joue de sa popularité contre les autorités légitimes : populi Romani beneficium; fauorem populi,

tantum fauorem; tanto studio, avec ses variantes, studia ciuium suorum pour le candidat, devenus praua studia hominum aux yeux du sénat.

60 Liv. 28, 9, 19. Cf. C. Nicolet, op. cit., p. 128. 61 Liv. 40, 35, 3-7; cf. 36, 10-11 et 40, 14-15.

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na Equestris, apte à recouvrir une double réalité sociale : aux membres de l'ordre équestre, il proposait un culte honorifique qui, s'ajou- tant à celui de Castor et Pollux, leur conférait la protection d'une divinité nouvelle, dont le nom même, Fortuna Equestris, magnifiait en le sacralisant le prestige de Yordo equester; aux plus riches d'entre les plébéiens, à cette fraction de la première classe à qui la possession du cens équestre permettait de servir comme équités, il offrait du même coup une promotion cultuelle flatteuse, puisqu'il créait à leur intention l'équivalent de ce qu'était pour les équités equo publico le sanctuaire de Castor (ou des Castores) et que, en les rassemblant autour de la même déesse, il paraissait les rapprocher des privilèges aristocratiques de l'ordre équestre, «seconde noblesse de Rome»62, et de sa dignitas.

Ce libéralisme religieux, qui dissimulait des arrière-pensées électorales, porta-t-il ses fruits? Dans l'immédiat, on constate du moins que, contrairement à leurs prédécesseurs de 184, Caton et son collègue Valerius Flaccus, et à leurs successeurs de 169, qui restèrent célèbres par les haines qu'ils s'attirèrent de la part des publicains63, la censure de Fulvius Flaccus et de Postumius Albinus, en 174- 17364, ne fut marquée par aucun démêlé avec les puissantes sociétés de publicains, qu'ils appartinssent ou non à l'ordre équestre65. Par la suite, cependant, une fois que le sanctuaire de Fortuna Equestris eut été dédié et sa religion régulièrement organisée, rien ne nous apprend jusqu'à quel point les intentions de Fulvius Flaccus, mort peu après, en 172, furent réalisées et ce qu'il en advint dans la pratique du culte. A en juger par les événements de 22 ap. J.-C. et par la dédicace des équités Romani pour la guérison de Livie, il apparaît, à l'époque d'Auguste et de Tibère, comme un culte d'encadrement de l'ordre équestre, et de

lui seul. On serait donc passé, en l'espace de deux siècles, de la définition ouverte qu'avait conçue le fondateur à la définition restreinte que suggère le texte de Tacite: divinité commune, à l'origine, à tous les équités, Fortuna Equestris ne serait plus, à la fin de son histoire, que la divinité spécifique d'une classe sociale, celle des équités equo publico, déesse des cavaliers devenue la déesse des chevaliers. Il est vraisemblable que, dès ses débuts, l'ordre a dû prendre en main les destinées du culte et qu'il y a joui d'une position prépondérante, celle que lui assurait sa stabilité d'« organisation permanente, alors que les cavaliers légionnaires... recrutés à chaque levée»66, n'avaient ni le même poids social, ni la même continuité. Mais l'évolution qu'on devine s'explique essentiellement par les transformations de la société romaine : elle fut parallèle à celle de l'ordre équestre lui-même.

C'est en effet au cours du IIe siècle que l'ordre équestre a vu se préciser ses frontières et qu'il s'est progressivement constitué en tant que classe, opposée à la noblesse sénatoriale, et consciente d'elle-même, de ses limites comme de ses privilèges. La rupture est consommée entre les deux ordres depuis la loi judiciaire de C. Gracchus qui enleva les tribunaux aux sénateurs pour les «transférer aux chevaliers»67, et depuis le plébiscite red- dendorum equorum qui fit obligation aux membres du sénat de rendre leur cheval public68 : auparavant, les sénateurs faisaient aussi partie des centuries équestres; désormais, la qualité de sénateur et l'appartenance à l'ordre équestre sont incompatibles. A cette fermeture vers le haut, correspond une séparation vers le bas : par un privilège qui remonte peut-être à C. Gracchus, et non sans vicissitudes à l'époque de Sulla, l'ordre dispose au théâtre de places spéciales, qui font suite à celles des sénateurs et qui l'isolent de la

62 C. Nicolet, op. cit., p. 318; cf. p. 457. "Liv. 39, 44, 8-9; 43, 16,2-7. 64Liv. 41, 27, 1-2; 42, 10, 1-4. 65 Sur ce problème, et malgré l'équivalence qu'on éta

blit habituellement entre publicains et chevaliers (cf. Liv. 43, 16, 1-2; Cic. Verr. 3, 168 : publicani, hoc est. . . équités Romani), voir le chapitre plus nuancé de C. Nicolet, dont

le titre est à lui seul significatif : « Les chevaliers dans les publica», op. cit., p. 317-340.

66 Ibid., p. 49. 67 Varr. ap. Non. 728, 19; Vell. 2, 6, 3 et 32, 3. 68 En 129, selon la thèse traditionnelle; peu après 123,

selon C. Nicolet, op. cit., p. 103-111.

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plèbe69, distinction honorifique, donc d'autant plus précieuse, et qui constituait le signe visible de sa digniîas. On conçoit que ces mêmes chevaliers aient répugné à frayer dans un culte commun avec de simples plébéiens, si riches fussent-ils. D'autant que, vers le même temps, le recrutement de l'armée romaine subit de profondes modifications. La cavalerie légionnaire traditionnelle disparut avec la réforme de Marius, puis ce fut le tour, après la guerre sociale, de la cavalerie des alliés italiens, que remplaça désormais la cavalerie auxiliaire, d'origine extra-italique, formée d'Espagnols, de Numides, de Gaulois, etc.70. Dès lors, l'ouverture du culte de Fortuna Equestris aux équités romains, aux riches citoyens de la première classe (les Romani équités de Tite-Live), telle que l'avait conçue Fulvius Flaccus, perdait toute raison d'être. Avec l'extinction de la cavalerie légionnaire, le recrutement inférieur, ou tenu pour tel, des simples équités, fidèles plébéiens de Fortuna Equestris, se tarit de lui-même, et son culte, devenant dès lors un véritable culte de classe, demeura tout entier aux mains de l'ordre équestre. Ainsi s'explique l'offrande officielle qu'il fit, en tant que tel, quod. . . équités Romani uouerant Equestri Fortunae, à sa déesse tutélaire en 22 ap. J.-C. : à cette date, les frontières de l'ordre équestre et celles du culte de Fortuna Equestris coïncidaient exactement.

Quel rôle remplissait-elle auprès de lui? et quelle était son importance dans la vie de l'ordre ou, plus généralement, dans celle des équités, chevaliers ou non? Ni le texte de Tite-Live,

qui ne nous fait connaître que la préhistoire du culte, ni celui de Tacite, qui nous le montre déjà moribond, ne l'indiquent expressément. Déesse de victoire, c'est-à-dire de chance et de succès dans le domaine où agissent originellement les équités, et qui est celui de la guerre; patronne surnaturelle de l'ordre et des cavaliers : telle est la double définition, vague au demeurant et, dans sa seconde partie, peu éloignée de celle d'un Genius, qu'on en a donnée, la critique insistant tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre de ces deux aspects71. Elle n'a toutefois, sous cette dernière forme, rien de substantiellement nouveau dans la religion romaine de la déesse : Fortuna Equestris renoue, après des siècles, avec la vieille tradition des Fortunes des classes d'âge, puis des classes sociales, attachées à la protection d'un groupe humain particulier, à la conservation et à la prospérité duquel elles ont pour mission de veiller et à qui elles empruntent d'ordinaire leur épiclèse, formée d'après son nom, Fortune des hommes, Virilis, des femmes, Muliebris, de la menue plèbe et des esclaves, Fors Fortuna. Ce qui est neuf, en 180, c'est que, pour la première fois, la Fortune des équités relève d'une définition exclusivement sociale, coupée de ces racines biologiques dont la religion romaine a perdu le souvenir avec le déclin des Fortunes archaïques, mères fécondes et vivifiantes. Héritière, si l'on veut, des Fortunes des classes d'âge, mais en qui le contenu de la notion de «classe», désormais sociale et même militaire, a totalement changé. De plus, Fortuna devient la déesse tutélaire d'un groupe res-

69Cic. Mur. 40; Ascon. Corn. 70, p. 78 Clark = p. 61 Stangl; Vell. 2, 32, 3.

70Marquardt, De l'organisation militaire chez les Romains, dans Mommsen-Marquardt, Manuel des antiquités romaines, trad, fr., XI, Paris, 1891, p. 154-157; cf., maintenant, J. Harmand, L'armée et le soldat à Rome de 107 à 50 avant notre ère, Paris, 1967, p. 39 sq. et 46-51; et, sur un problème particulier, mais qui constitue une mise au point applicable à l'ensemble de cette période, M. Ram- baud, La cavalerie de César, Hommages à M. Renard, coll. Latomus, Cil, Bruxelles, 1969, II, p. 650-663 : même si un corps de cavalerie permanent continue d'être attaché à chaque légion, ces alae ne sont plus que de recrutement provincial, Gaulois de Narbonnaise ou Espagnols, qui a remplacé le recrutement romain de jadis.

71 Cf. les définitions de Preller, Róm. Myth., II, p. 184: «einen der zahlreichen Erfolge. . . durch welche die romische Ritterschaft so oft das Gluck der Schlachten entschied»; Peter, dans Röscher, I, 2, col. 1520 sq., qui en fait l'exemple type des Fortunes, donneuses de chance, que vénèrent «einzelne Klassen der Bevölkerung» et la définit comme «die Glücksgöttin des Ritterstandes»; Wissowa, RK2, p. 262: «die Verkörperung des glucklichen Erfolges der romischen Reiterei, nicht wesentlich verschieden etwa von einem Genius equitum Romanorum»; Otto, RE, VII, 1, col. 13: «die Schutzgottin der gesamten Ritterschaft»; cf. col. 33 sq. : «ihre eigene F., ahnlich dem Genius»; Latte, Rom. Rei., p. 179: «ein einzelner Erfolg einer besonderen Fortuna zugeschrieben».

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treint, qui jouit des privilèges d'une élite72. Cela aussi est neuf : alors que la religion archaïque se partageait entre quelques grandes Fortunes, qui patronnaient de vastes portions de la société humaine, avec Fortuna Equestris s'amorce un mouvement de spécialisation dont on trouve l'équivalent dans le culte de Tyché, elle aussi protectrice des associations et des familles73, mais qui, dans son principe, est essentiellement romain74. A mi-chemin entre les Fortunes socio-biologiques de l'époque royale et les Fortunes militaires de l'Empire, que quelques légions ou cohortes vénéreront comme leurs divinités tutélaires75, Fortuna Equestris, patronne d'un groupe guerrier, apparaît, en 180, comme une résurgence inattendue de la religion archaïque, d'autant moins prévisible que le IIIe siècle fut, au contraire, l'ère des Fortunes universelles, bienfaitrices communes de tous les hommes, sans distinction de classe.

Quelle fut la cause de cette renaissance, et pourquoi se produisit-elle à cette date? On songe, évidemment, au grand événement qui, au tournant du IIIe et du IIe siècle, modifia le culte romain de la déesse : à la création, entre 204 et 194, de la Fortuna Publica populi Romani. De même qu'elle aura son contraire dans l'obscure Fortuna Priuata du Palatin, déesse domestique, vouée, à ce qu'il semble, à la protection des particuliers, et qui, mentionnée par Plutarque, n'est pour nous qu'un nom76, de même, les groupes sociaux vont se donner leur propre Fortune, à l'image de celle de l'État. La Fortune du peuple romain était la somme des anciennes déesses, patronnes de la société archaïque; bientôt vont apparaître les Fortunes des collectivités, puis celles des individus,

sues de sa division. A peine Fortuna vient-elle d'atteindre à l'unité nationale que, de nouveau, elle commence à se fractionner. Son histoire alterne ainsi, en un mouvement pendulaire, entre l'unification et la dispersion : la Fortuna Equestris des cavaliers et de l'ordre équestre est, à notre connaissance, le premier exemple de ces Fortunes «spéciales» en qui sa divinité commence à se décomposer. Est-ce à dire que, dès cette date, rien ne la distingue plus d'un Genius, simple «génie» tutélaire et double divin de l'être qu'il protège? et Fortuna Equestris, l'adjectif valant génitif adnominal, comme dans la redondance Publica-populi Romani, ne serait-elle, selon la formule de Wisso- wa, que l'équivalent d'un hypothétique Genius equitum Romanorum, dont rien, cependant, n'atteste par ailleurs l'existence? Si proche qu'elle soit de lui par sa fonction, elle s'en distingue toutefois par deux caractères essentiels à sa nature : nommée à l'imitation des Fortunes archaïques, Virilis, Muliebris, elle appartient à une famille divine dont elle est l'authentique descendante et à laquelle le Genius, entité mineure, est étranger; d'autre part, si elle vise, comme lui, à la sauvegarde et à la conservation des êtres, elle dispense le don surnaturel de victoire et ce bienfait transcendant est, là encore, hors de la portée d'un modeste Genius.

Car la grande nouveauté du culte de 180, c'est que, pour la première fois, une Fortune romaine se définit par l'idée de Chance et tend à se réduire à cette seule notion : Chance permanente des équités dans la vie civile comme sur les champs de bataille, ou personnification du succès particulier qu'ils remportèrent contre les Celtibères, ces deux défini-

72 Hild, DA, II, 2, p. 1269, considère «le temple de Fortuna Equestris·» comme «le premier qui ait approprié le culte de cette déesse à une caste distincte».

73 Supra, p. 50. 74 Cf. la juste remarque de G. De Sanctis, Storia dei

Romani, IV, 2, I, p. 291 : en dépit des influences grecques qui le transforment peu à peu, le concept de Fortuna garde l'empreinte de la religiosité romaine, «cercandone sempre determinazioni specifiche e concrete», comme l'atteste précisément Fortuna Equestris.

"CIL IH 3315; 10992; VI 216 = 30718; VII 617; XIII 6677; 7787.

76 Quest, rom. 74, 281 e; Fort. Rom. 10, 322 f: 'Ιδίας

Τύχης ιερόν, censé remonter à Servius Tullius. Cf. Prel- ler, Rom. Myth., II, p. 183 sq.; Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1518; Hild, DA, II, 2, p. 1274; Wissowa, RK2, p. 262; Otto, RE, VII, 1, col. 30; Latte, Ròm. Rei, p. 182. Une autre postérité de la Fortuna Publica populi Romani apparaît à Tibur où, sous l'Empire, on honorait encore une Fortuna Praetoria (CIL XIV 3540) : survivance de l'époque, antérieure à la guerre sociale, où la ville était gouvernée par des préteurs (cf. T. I, p. 182, n. 167), et qui dut représenter, en son temps (au IIe siècle?), une adaptation locale, à l'usage de la cité et de ses magistrats, de la Fortune plus eminente qui veillait sur l'Vrbs (cf. CIL XIV 3554 : dis praet. Tiburt.).

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tions, l'une large, l'autre plus étroite, se recouvrent en réalité, du moins aux origines militaires du culte fondé par Fulvius Flaccus, où elles ne font qu'un avec l'idée de victoire. Déesse tutélaire des cavaliers-chevaliers et déesse de victoire, et, à ce niveau de spécialisation, s'agissant des choses de la guerre, les deux se confondent, Fortuna Equestris est la Chance divine des équités, qui préside à leurs triomphes : plus encore que l'incarnation divinisée de leur succès, elle est la source surnaturelle de leur victoire, considérée comme un don des dieux, la puissance souveraine qui, un jour critique de 180, leur a octroyé le succès des armes et qui, prolongeant ses bienfaits jusqu'à assurer la tutelle entière de leur groupe militaire et social, leur accorde la même réussite dans les entreprises et les compétitions de la vie civile. Avec elle, c'est la première fois que la notion de Chance fait officiellement son entrée dans le culte d'une Fortune romaine et suffit à définir cette abstraction divinisée, sous une forme extrêmement spécialisée et redoutablement efficace que n'avaient ni ses devancières, les Fortunes bénéfiques du IIIe siècle, Bona, Obsequens, Res- piciens, d'acception, au moins théoriquement, beaucoup plus large, ni son illustre contemporaine, la Fortuna Publica populi Romani de 194, que son rôle d'incarnation divine du peuple romain situe très au-dessus du don unique et exclusif de la chance. Patronne d'un groupe restreint, à qui elle confère la chance et dont, par-delà cette faveur, elle assure la totale protection : telle est la triple définition, novatrice dans ses deux premiers aspects, plus traditionnelle sous le troisième, qu'on peut donner de Fortuna Equestris en ce début du IIe siècle.

Quant au culte qu'elle recevait effectivement de ses fidèles, et sur lequel ni Tite-Live, ni Tacite ne nous informent, nous ne possédons sur lui qu'un unique document, et

lièrement elliptique : le calendrier préjulien d'Antium, le seul d'entre les calendriers romains où elle figure, aux côtés d'autres divinités dont les temples avaient le même natalis, célébré le 13 août, le jour des ides. Ce sont, dans l'ordre, Diane et Vertumne, tous deux honorés sur l'Aventin, Fortuna Equestris elle- même, l'Hercule Victor ou Inuictus de la porta Trigemina, Castor et Pollux, in circo Flaminio, comme le précisent les calendriers impériaux, enfin les Camènes77. Surabondance de dédicaces et groupement de divinités dont certaines n'ont manifestement aucun rapport entre elles, tandis qu'on peut s'interroger sur les relations que d'autres avaient toute chance d'entretenir. Et d'abord, pourquoi avoir fait choix du 13 août pour dédier le nouveau temple, en 173? Nous savons que, lorsque fut achevé le temple de Fortuna Huiusce Diet, voué par Ca- tulus en 101 à la bataille de Verceil, le jour choisi, sans doute par Catulus lui-même, pour la dédicace, fut l'anniversaire de sa victoire, le 30 juillet78, et l'on peut conjecturer que tel était aussi le cas du temple de Fortuna Publica sur le Quirinal, dédié le 25 mai, jour qui était, selon toute probabilité, l'anniversaire de la bataille de Crotone, remportée par Sempro- nius Tuditanus79. Rien n'atteste que Fulvius Flaccus ait fait de même pour Fortuna Equestris. Au contraire; encore que nous ne disposions, pour reconstituer la chronologie, que de deux termini, extrêmement lâches l'un et l'autre, la campagne, prématurément interrompue, qu'il commença au printemps de 180, et sa candidature aux élections consulaires pour 179.

Tite-Live nous dit que, comme son successeur, Ti. Sempronius Gracchus, tardait à venir le remplacer, Fulvius Flaccus fit sortir ses troupes de leurs quartiers d'hiver et commença à ravager le pays des Celtibères. Sur ces entrefaites, on lui annonça l'arrivée prochaine de Gracchus et, de fait, lorsque, après le combat où il s'illustra grâce aux équités, il regagna Tarragone, il l'y trouva qui l'y atten-

77 Degrassi, /./., XIII, 2, p. 16 (supra, p. 136, n. 23); cf. Fast. Allif., AmiU, p. 180 sq., 190 sq., 494-496; et CIL I2, p. 217, 244, 325 : Vortumno in Auentino; Herc[uli\ Inuicto ad portant Trigeminam; Castori Polluci in circo Flaminio.

Ce dernier temple est également mentionné par Vitruve, 4, 8, 4.

"Infra, p. 154. 79 Supra, p. 7 et n. 22.

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dait depuis deux jours80. Si lent qu'ait été Gracchus à rejoindre sa province, on ne saurait repousser ces événements jusqu'à la première quinzaine d'août et au plein été. Sans doute Tite-Live précise-t-il qu'au début de ce printemps, ueris principio huius, la levée de légions nouvelles, puis la mort d'un des consuls et l'élection de son successeur retardèrent toutes les affaires81. Mais faut-il supposer que ce retard ait été aussi considérable? En 182 déjà, où il avait fallu procéder à d'importantes levées de troupes, il semble que les nouveaux préteurs aient quitté Rome vers l'époque des Parilia, aux environs du 21 avril82. Un printemps avancé, donc; l'approche, à l'extrême rigueur le commencement de l'été83 : il semble difficile qu'on puisse aller au delà de cette période pour la brève campagne de Fulvius Flaccus contre les Celtibères. Quant à l'époque présumée de son retour à Rome, nous savons seulement que, resté hors de la ville dans l'attente de son triomphe, il fut élu consul, puis, quelques jours après, y rentra solennellement en triomphateur84. Mais, en ce début du IIe siècle, les comices consulaires n'avaient lieu d'ordinaire qu'en janvier ou février85, date si éloignée et de la campagne du printemps précédent et du futur natalis du 13 août qu'on ne peut en tirer aucune conclusion pour le problème qui nous intéresse. Il semble en tout cas que, compte tenu de ce que nous enseignent les seuls événements militaires d'Espagne, au printemps de 180, il faille rejeter tout rapport chronologique entre le succès remporté par les équités sur les Celtibères et la dédicace du 13 août 173, qu'on ne saurait tenir pour l'anniversaire de leur victoire.

En revanche, un autre synchronisme - M. Torelli l'a opportunément signalé86 - rapproche la dédicace du temple de Vertumne sur l'Aventin, construit par M. Fulvius Flaccus, le vainqueur de Volsinies en 264, et le grand-père du consul de 179, et celle du temple de Fortuna Equestris bâti par son petit- fils, toutes deux, à un siècle de distance, célébrées le 13 août. C'est là, n'en doutons pas, que se trouve la véritable raison du choix de Q. Fulvius, fixant la date de dédicace de son propre temple, et révélant du même coup ses intentions les plus profondes. Sous couleur de commémorer l'exploit collectif accompli par les équités en Espagne, sous son commandement, le temple du Champ de Mars était avant tout destiné à exalter sa gloire personnelle et, avec lui, en ce commencement du IIe siècle où ils dominaient la vie politique romaine87, les gloires familiales et triomphales des Fulvii88.

Quant aux autres divinités simultanément fêtées le 13 août, il semble qu'on puisse encore déceler entre elles certaines affinités. Ni la Diane de l'Aventin, la plus ancienne de leur groupe, ni les Camènes n'ont de titre à retenir davantage notre attention. Mais que signifie la rencontre, en ce même jour, de trois divinités qui se rattachent à l'idée de victoire : Fortuna Equestris elle-même, née de l'heureux combat des équités contre les Celtibères, Hercule, qui la porte jusque dans son nom, Victor ou Inuictus, enfin, le couple des Dioscures, introduits à Rome après la bataille du lac Régule, devenus les dieux protecteurs des cavaliers, et dont l'apparition miraculeuse se renouvela plusieurs fois par la suite à l'occasion de victoires romaines89? On tiendra difficile-

80Liv. 40, 39, 1-4; 40, 13-14. 81 Liv. 40, 37, 8. 82 Liv. 40, 2, 1-5. 83 Entre le 9 et le 13 mai {supra, p. 7, n. 22). 84 Liv. 40, 43, 4-5. 85 Le 18 février, date déjà «plus tardive que d'habitu

de», en 188 et 172 (Liv. 38, 42, 1-2; 42, 28, 1-4), seulement le 10 mars en 179 (40, 59, 4-5), mais dès le 26 janvier en 170 (43, 11, 6). Cf. A.K.Michels, The calendar of the Roman Republic, Princeton, 1967, p. 58.

86 Studi di topografia romana, p. 74, η. 31 (cf. T.I, p. 262 et η. 63 et 65).

87 Cf. T. Frank, dans Cambridge Ane. Hist., VIII, p. 372,

qui souligne la place des Fulvii parmi les groupes qui «assumed the leadership» après le procès des Scipions. Également Münzer, Romische Adelsparteien, p. 208-212; H. H. Scullard, Roman Politics, p. 177-194; 312.

88 M. Fulvius Flaccus s'était précisément fait peindre en costume de triomphateur dans le temple de Vertumne (T. I, p. 262, n. 65).

89 Sur la bataille du lac Régule et sa légende : Liv. 2, 19-20; Dion. Hal. 6, 13; Plut. Aem. 25, 1-4; Flor. 1, 5, 2-4. Après sa victoire sur Philippe V de Macédoine, Fla- mininus dédia des boucliers d'argent à Castor et Pollux dans le temple de Delphes (Plut. Flam. 12, 11). Après la bataille de Pydna, ils apparurent à Rome pour annoncer

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ment pour fortuite une telle coïncidence90. Malheureusement, ni leur culte, ni celui d'Hercule ne sont suffisamment connus pour en éclairer le sens et pour montrer comment, historiquement, de tels liens auraient pu se former. Le 12 août est fête majeure de l'Hercule romain et, si délicat qu'il soit de préciser la topographie, l'antiquité et le natalis de ses divers sanctuaires91, il semble néanmoins qu'il faille rassembler dans une même unité cultuelle ses deux fêtes des 12 et 13 août. Mais les Dioscures? Est-ce à l'imitation du dieu Invincible, et en vertu de liens mystérieux entre divinités d'origine grecque, qu'ils auraient reçu, ce même jour, la dédicace de leur temple in circo Flaminio? On croira plutôt que c'est le natalis de Fortuna Equestris qui les aura attirés à cette date, tant sont

étroites les relations qu'on peut reconnaître par ailleurs entre les deux sanctuaires.

Tout les rapproche en effet : le lieu et la modernité, bâtis tous deux à proximité du Cirque Flaminius, dans un quartier qui se couvrait de monuments magnifiques, centre aristocratique d'un urbanisme de prestige92; la fonction, voués tous deux aux divinités protectrices des riches équités, à Castor et Pollux, depuis toujours les dieux cavaliers par excellence93, et à Fortuna Equestris, devenue après eux la patronne de l'ordre équestre; la simultanéité de leurs fêtes, enfin. Dans ces conditions, et si énigmatique que nous demeure le culte des Dioscures au Champ de Mars, il est difficile de croire que les équités qui, au cours de la même journée, allaient offrir des sacrifices aux deux sanctuaires, n'aient pas établi de

la défaite de Persée, non sans se heurter à l'incrédulité des mortels (Crc. nat. deor. 2, 6; Val. Max. 1, 8, 1; Flor. 1, 28, 14-15); puis, de nouveau, la victoire de Marius sur les Cimbres et les Teutons (Plin. NH 7, 86; Flor. 1, 38, 19-20); enfin, ils apparurent en Syrie pour annoncer l'issue de la bataille de Pharsale (Cass. Dio 41, 61, 4).

90 De même, le natalis du temple des Camènes, que Numa aurait fondé dans le vallon d'Egèrie, coincide avec celui du temple de Diane sur l'Aventin : à Némi, déjà, Egèrie était associée à Diane, et elle régnait sur une source du nemus Aricinum (Ovid. fast. 3, 275).

91 Sur l'ensemble de ces questions, en particulier sur celle de savoir si les notices des calendriers au 12 août concernent le culte de l'Ara Maxima, ou un autre sanctuaire d'Hercule voisin de l'Autel, l'aedes Aemiliana Her- culis ou le temple d'Hercules Pompeianus, Degrassi, /./., XIII, 2, p. 493 sq., ainsi que, sur la chronologie relative des divers temples dédiés le 13 août, p. 495 sq. (également H. H. Scullard, Festivals and ceremonies of the Roman republic, Londres, 1981, p. 171-175). Contre J. Bayet, qui voyait dans le temple de la porta Trigemina le plus ancien qu'Hercule ait possédé à Rome (Les origines de l'Hercule romain, p. 275-278 et 475-477; déjà critiqué par J. Toutain, Observations sur le culte d'Hercule à Rome, REL, VI, 1928, p. 200-212), A. Degrassi, se fondant sur l'ordre dans lequel les natales des divers temples sont inscrits au calendrier (cf. p. 370 sq.) et qui doit reproduire la succession de leurs dédicaces, tient le temple d'Hercule ad portam Trigeminam pour postérieur à celui de Fortuna Equestris. De fait, on le reconnaît maintenant dans le temple rond d'Hercule Victor, dit Oliuarius, construit hors de la porta Trigemina par le marchand M. Octauius Herrenus à' la fin du IIe siècle ou au début du Ier (F. Coa- relli, Roma, p. 313 et 321-324; F. Rakob-W. D. Heil- meyer, Der Rundtempel am Tiber in Rom, Mayence, 1973, p. 35-39). Quant au temple de Castor et Pollux in circo Flaminio, qui, à la différence du temple archaïque du

Forum, voué en 499 et dédié en 484 au seul Castor, aedes Castoris, au cavalier divin devenu le patron des équités Romani, tandis que Pollux le pugiliste, dont la spécialité athlétique n'intéresse nullement les Romains, demeure dans son ombre, il est consacré aux deux jumeaux et représente un stade plus hellénisé de la légende et de la religion romaines, qui, désormais, ne séparent plus les Dioscures. Contre les historiens qui le font d'ordinaire remonter au IIIe siècle (J. Bayet, op. cit., p. 279, n. 1 ; Wis- sowA, RK2, p. 270 et 595; Latte, Ròm. Rei, p. 416; également Lugli, Monumenti antichi, III, p. 62, qui se borne à suggérer que «data l'antichità del culto nel Foro, anche il tempio del Campo Marzio doveva essere di età remota»), après la construction du Cirque Flaminius - peut-être serait-il l'œuvre de Flaminius lui-même (G. De Sanctis, op. cit., IV, 2, I, p. 264) -, outre Degrassi, cf. maintenant F. Coarelli, Roma, p. 272 : « inizi I sec. a. C. ».

92 J. Bayet, op. cit., p. 352. Cf., dans Strab. 5, 3, 8, la description de ce que sera l'ensemble monumental du Champ de Mars sous l'Empire.

93 Quelles que soient leurs spécialités respectives, l'un dompteur de chevaux, l'autre pugiliste, d'où l'effacement qu'il connut d'abord à Rome, les deux jumeaux sont, l'un et l'autre, dieux «cavaliers» (Théocr. 22, 23 sq.). Tous deux firent, selon la tradition romaine, boire leurs chevaux à la fontaine de Juturne et c'est en cavaliers, armés de la lance et vêtus de la trabea, qu'ils figurent à maintes reprises dans le monnayage romain; cf. les types reproduits par Ch. Peyre, Castor et Pollux et les Pénates pendant la période républicaine, MEFR, LXXIV, 1962, p. 433- 462 (fig. 4-6) ; également Le culte de Castor et Pollux à Rome pendant la période républicaine. Recherches sur la vie d'une légende dans les textes et sur les monuments figurés, Annuaire EPHE (IVe Section), 1962-1963, p. 257- 267 ; ainsi que le chapitre de M. Albert, Le culte de Castor et Pollux en Italie, Paris, 1883, p. 81-89, sur «Castor et Pollux divinités équestres».

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liens entre les divinités tutélaires qui assuraient conjointement la sauvegarde de leur ordre. Il est, en revanche, frappant de constater que rien ne rattache les deux temples du Champ de Mars à l'antique aedes Castoris du Forum et aux cérémonies dont elle était le lieu : ni à son natalis, qu'il ait été fêté le 27 janvier94 ou, peut-être, le 15 juillet, ni à la transuectio equitum, la grande procession militaire et sacrée qui, le 15 juillet, après un sacrifice célébré au sanctuaire du Forum, menait les équités Romani du temple de Mars, ou d'Honos, à la porte Capène, jusqu'au Capitole, en passant par le Forum et le temple de Castor95, itinéraire qui, même à date récente, ignore le second temple de Castor et Pollux et celui de Fortuna Equestris.

Tout se passe donc comme si la dévotion de l'ordre équestre s'était partagée, aux deux derniers siècles de la République, entre deux centres religieux, topographiquement et cultuellement distincts, et que tout, de ce fait même, exposait à entrer en concurrence : l'illustre et archaïque sanctuaire du Forum, auréolé des souvenirs mythiques de la bataille du lac Régule, proche de la fontaine de Jutur- ne où l'on avait vu les Dioscures abreuver et baigner leurs chevaux, sanctuaire officiel de l'ordre où une inscription, gravée sur une table de bronze, commémorait l'octroi du droit de cité aux équités Campani, en 340 96, et non loin duquel avait lieu, sur le Forum même, le census equitum, l'inspection par laquelle les censeurs mettaient à jour la liste des chevaliers97; de l'autre côté, les deux temples récents du Cirque Flaminius, l'un, du premier quart du IIe siècle, l'autre, plus tardif encore, sans doute du début du Ier siècle, avec leur fête conjointe aux ides d'août, et dont le culte nous est encore plus mal connu pour le second que pour le premier. Centre secondaire à tous égards, qui n'avait ni l'antiquité de X aedes Castoris, ni son prestige officiel, ni sa

te signification religieuse. Auprès de ce sanctuaire majeur, les nouveaux temples du Champ de Mars ne pouvaient jouer qu'un rôle mineur, ce qui explique le demi-échec et le relatif effacement où semble avoir vécu le culte de Fortuna Equestris.

Culte de circonstance, créé pour les besoins de l'opportunité politique, subordonné aux visées personnelles de son fondateur et à la glorification héréditaire des Fulvii, trop ambitieux à ses origines et qui, pour avoir voulu embrasser trop d'intérêts différents, les a finalement mal étreints. Lorsque, renonçant à étendre sa tutelle sur le groupe disparate des «cavaliers», ses premiers fidèles, il se spécialisa dans la protection des équités Romani, il ne constitua plus qu'une duplication, somme toute inutile, du sanctuaire principal de l'ordre, celui du Forum, avec le rayonnement duquel il n'était pas en mesure de rivaliser : jamais, de fait, il ne compta parmi les grands cultes romains de Fortuna, et l'on ne saurait voir en lui l'équivalent, pour les chevaliers, de ce qu'était Fors Fortuna pour les plébéiens et les esclaves. Il eut, un temps, assez de vitalité, cependant, pour essaimer jusqu'à Antium et pour y donner naissance à cet autre culte de Fortuna Equestris dont nous parle Tacite98 et qu'on ne saurait confondre, comme on l'a fait autrefois, avec l'une des deux grandes Fortunes de la ville. Ce n'était rien de plus qu'une gloire locale, dont l'existence, jusque-là restée inaperçue, ne fut découverte qu'après enquête et dont le seul mérite, aux yeux des équités Romani, fut de leur permettre de résoudre un épineux problème de droit religieux.

Ce vœu paradoxal, que les chevaliers adressèrent en 22 ap. J.-C, pour la guérison de Livie, à une déesse dont le temple avait brûlé l'année précédente en même temps que le théâtre de Pompée99, est pour nous le dernier acte de l'existence de Fortuna Equestris : ultime témoignage sur l'assoupissement, puis

"Fast. Praen. et Verul, CIL l2, p. 232; 308; Degrassi, /./., XIII, 2, p. 116 sq.; 160 sq.; 403 sq.; Ovid. fast. 1, 705- 708. Mais, si l'on en croit Tite-Live, 2, 42, 5, le 15 juillet. Dans ce cas, le natalis indiqué par les calendriers ne serait que celui du temple reconstruit par Tibère en 6 ap. J.-C.

«Cf. la description de Denys d'Halicarnasse, 6, 13, 4;

également Plin. NH 15, 19; Val. Max. 2, 2, 9; auct. de uir. ill. 32, 3.

96 Liv. 8, 11, 16; cf. J. Heurgon, Capone préromaine, p. 179 sq.

97 C. Nicolet, op. cit., p. 69-72. 9*Ann. 3, 71, 1 (cf. T. I, p. 155 sq.). "Supra, p. 134.

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 153

l'extinction d'un culte dont nous n'entendons plus parler par la suite. Mais, une fois précisée la date de la destruction du temple et expliquée l'étrange irréflexion dont firent preuve les chevaliers, il vaut la peine d'éclair- cir un dernier point d'histoire cultuelle et de psychologie religieuse : pourquoi avaient-ils, en l'occurrence, choisi Fortuna Equestris, plutôt que, par exemple, le temple de Castor au Forum, qui leur eût épargné tant de perplexité, et, par suite, quelle signification revêtait pour eux la déesse? Son choix s'imposait, semble-t-il, pour plusieurs raisons, d'inégale valeur. D'abord, les affinités toutes naturelles entre la mère du prince et une divinité féminine comme Fortuna, plus proche d'elle que le belliqueux Castor du Forum Romain. Ensuite, des justifications fonctionnelles : sous l'Empire, Fortuna, avec ou sans l'épithète Sa- lutaris, est couramment invoquée comme déesse de la santé physique100; surtout, en tant que Fortuna Redux ou Fortuna Augusta, elle est la protectrice par excellence de l'empereur et de la maison impériale101. Le vœu que les chevaliers romains avaient adressé à leur Fortune pro ualitudine Augustae faisait la synthèse de ces différents aspects ou plutôt, au delà de sa diversité et de ses multiples spécialisations, il retrouvait l'unité permanente de la déesse, souveraine toute-puissante sur les destinées individuelles, protectrice des collectivités humaines, divinité tutélaire du souverain et des siens.

Ainsi faite la part de l'émotion, de l'esprit d'émulation et des entraînements collectifs, ainsi que d'autres facteurs, moins irrationnels, la légèreté, bien humaine, dont les chevaliers firent preuve en la circonstance, n'en est pas moins riche d'enseignements sur la profondeur réelle de leur religion. A l'époque de Tibère, le culte de Fortuna Equestris était assez vivant dans la conscience de ses fidèles pour que, sitôt connue la maladie de Livie, leur premier mouvement fût de se tourner vers elle. Mais il ne l'était plus assez pour

qu'ils prissent soin de rebâtir son temple et de le restaurer dans l'ancienne splendeur où Ful- vius Flaccus l'avait établi. Les événements de 21-22 font ainsi office de révélateur. Au début de l'Empire, les chevaliers gardaient à Fortuna Equestris la vénération acquise qu'inspirent les cultes traditionnels. En fait, ce n'était là qu'une façade déjà bien lézardée, encore que son délabrement ne fût point visible. L'incendie de 21 allait mettre cette piété à l'épreuve : les apparences, jusque-là sauvegardées, s'écroulèrent en même temps que l'édifice qui leur servait de support matériel. Le vœu qu'ils firent en 22 pour la guérison de Livie fut le dernier sursaut de leur religion, inspiré par le loyalisme officiel plus que par une authentique dévotion de classe à Fortuna Equestris.

De 180 av. à 22 ap. J.-C, il ne semble donc pas, si l'on considère comme l'hypothèse la plus vraisemblable que le temple incendié ne fut pas relevé de ses ruines dans les années qui suivirent, que le culte de Fortuna Equestris ait vécu plus de deux siècles : brève existence si on la compare à celle de Castor, le grand patron de l'ordre équestre, ainsi que de Pollux, dont le culte, né en 499 (ou 496) av. J.-C, existait toujours dans l'empire chrétien du IVe siècle102. Ce fut là, précisément, le malheur de Fortuna Equestris, de n'avoir jamais été qu'une répétition, sur le mode mineur, du culte des Castores. Pourtant, elle est un jalon irremplaçable sur l'itinéraire romain de For- tuna-Tyché; et son importance, historique et idéologique, est considérable pour la formation de la Fortune classique. En même temps que Fortuna, pour la première fois jointe à Jupiter dans une manifestation du culte romain, poursuit sa marche progressive vers la souveraineté, les hommes éprouvent le besoin de la rapprocher d'eux et de se l'attacher par des liens personnels. C'est ainsi que, après la Fortune commune de l'État, Fortuna Publica populi Romani, et avant la Fortune individuelle des imperatores, celle de Pompée, puis

100 Salutaris : CIL III 3315; VI 184; 201-202; XIII 6678; 7994; AEp. 1902, 143; associée à Esculape et Hygie, ou Salus: III 12579; VII 164; VIII 8782; XIII 6621.

101 Sur l'autel de Fortuna Redux, cf. T. I, p. 150 sq. et

177 sq. Le culte de Fortuna Augusta et le temple qui lui fut dédié sous ce nom sont attestés à Pompéi à la date de 3 ap. J.-C. (CIL X 824; cf. 825, en 45 ap. J.-C).

102 Curios, et Not. Reg. Vili.

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154 FORTUNA-TYCHÉ

de César, la religion romaine a vu naître une Fortune intermédiaire, par son objet et sa définition, spécialisée dans la protection exclusive des équités : non point encore celle des êtres d'exception, des rares élus de la divinité, mais déjà celle d'une élite militaire et sociale, qui reçoit comme un privilège la bienveillance tutélaire de la Fortune. Conception aristocratique, sans doute, de la faveur divine, mais qui, du moins à ses origines, peut se prévaloir des Fortunes archaïques, Virilis et Muliebris, et qui se vulgarisera, quand d'autres groupes humains revendiqueront, à leur tour, la protection spécifique de la déesse. L'histoire de la Fortune romaine n'est faite ni de ruptures ni de révolutions. Alors même qu'elle ouvre les portes de l'avenir le plus neuf, elle se donne l'apparence de perpétuer le passé et, en fait, elle assure sans défaillance la continuité d'une tradition religieuse : c'est ce que fit, en son temps, et quelque limitée qu'elle ait été dans sa durée, la Fortuna Equestris de Fulvius Flaccus.

II - Fortuna «Hvivsce Diei»

Fortuna possédait à Rome deux sanctuaires sous ce vocable, l'un sur le Palatin, l'autre

au Champ de Mars. Seul, ce dernier nous est relativement bien connu. Lors de la bataille de Verceil qui, en 101, aux Campi Raudii, mit aux prises ses troupes et celles de Marius avec l'immense armée des Cimbres, Q. Luta- tius Catulus voua ce temple à la déesse, την Τύχην της ημέρας εκείνης, selon la traduction littérale de Plutarque103. C'est apparemment lui qui, quelques années plus tard, au tout début du Ier siècle - la date exacte est inconnue104 -, en fit aussi la dédicace, le jour anniversaire de sa victoire, un 30 juillet, comme l'attestent les calendriers : Fortunae Huiusce [D]iei / in Campo 105. Le sanctuaire de Catulus, qu'on désignait aussi couramment sous le nom à'aedes Catuli106, était, si c'est bien à lui, comme nous nous efforcerons de le montrer, qu'il faut rapporter les textes de Pline l'Ancien, célèbre par les œuvres d'art qu'il renfermait et qui devaient faire de lui l'un des grands temples-musées de la Ville 107. Nous savons d'autre part, par le texte de Varron dont on doit l'exégèse à P. Boyancé, qu'il avait la forme circulaire d'une tholos. Tel est le bilan, somme toute léger, de nos connaissances. Quant à nos ignorances, ou nos hésitations, elles portent essentiellement sur deux points. Le temple étant situé in Campo par les Fasti

103 Mar. 26, 3. 104 Un terminus ante quern est donné par la date de la

mort de Catulus, qui dut se suicider en 87, durant la terreur que firent régner Marius et Cinna. Mais il est vraisemblable que la dédicace du temple, qu'il avait non seulement voué, mais fait bâtir, d'où son surnom à'aedes Catuli, est sensiblement antérieure : elle doit remonter aux premières années du Ier siècle. C'est ce que suggère l'activité architecturale déployée par Catulus qui, avec les dépouilles des Cimbres, se fit en outre élever, sur la partie nord du Palatin, une maison magnifique (Plin. NH 17, 2; cf. Val. Max. 6, 3, 1 c; Plut. Mar. 23, 7), à laquelle il adjoignit un portique public non moins célèbre, monu- mentum ou porticus Catuli, qui, détruit par Clodius, fut restauré par décision du sénat (Cic. Verr. 4, 126; dom. 102; 114; 116, avec la Notice de P. Wuilleumier, Les Belles Lettres, p. 15 sq.; Cael. 78; Ait. 4, 2, 3-5; 3, 2; cf. Plat- ner-Ashby, s.v., p. 175 et 421).

105 Fast. Allif. ; cf. Fine. : Fort. / Huiusque (graphie qui se retrouve sur la Basis Capitolina) Diei (CIL I2, p. 217; 219; 323; Degrassi, /./., XIII, 2, p. 47; 178 sq.; 488). La date de la bataille de Verceil, le 30 juillet (101), est donnée par Plutarque, Mar. 26, 8 : trois jours avant la nouvelle lune (c'est-à-dire les calendes) du mois Sextilis.

106Varr. /?/? 3, 5, 12.

107 Égal, par la qualité de ses trésors artistiques, au portique construit sur le Palatin par le même Catulus. On a parfois rapporté (Urlichs, critiqué par Peter, dans Ros- CHER, I, 2, col. 1514 sq.; H. Bornecque-G. Rabaud, Verr. 4, 126, Les Belles Lettres, p. 80, n. 1) au temple de Fortuna Huiusce Diei l'éloge que, dans le De signis, Cicéron, en présence, il est vrai, de Q. Lutatius Catulus, fils du précédent et juge au procès de Verres, fait du monumentum Catuli', quand il cherche parmi les meilleures «galeries d'art» de Rome celle où l'on pourrait admirer une œuvre comparable à la Sapho de Silanion que Verres avait dérobée aux Syracusains, c'est le monumentum Catuli qui, avec le temple de Félicitas et le portique de Metellus, se présente immédiatement à sa mémoire (Ibid., 126). Mais la comparaison avec d'autres textes prouve qu'il s'agit bien du portique du Palatin, nommé Catuli monumentum en Cael. 78 (cf. dom. 102 et 114, où monumentum reprend porticus qui le précède). Des formules de ce genre ne sont d'ailleurs pas laissées à la fantaisie de l'orateur : ce sont des dénominations sans valeur officielle, mais fixées par l'usage courant, de même que le temple d'Ho- nos et Virtus, élevé par Marius avec les dépouilles des Cimbres et des Teutons, était aussi appelé monumentum Mari (Cic. Plane. 78; diu. 1, 59; cf. Sest. 116).

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 155

Allifani, est-il possible de le localiser plus précisément parmi les édifices du Champ de Mars? Ce premier problème peut être tenu pour résolu, si, comme on n'en doute plus désormais, il convient de reconnaître le sanctuaire de Fortuna Huiusce Diei dans l'un des quatre temples de l'area sacrée du Largo Argentina. Le second problème, beaucoup plus incertain, porte sur ses rapports avec l'autre temple de Fortuna Huiusce Diei, celui du Palatin, que les modernes considèrent généralement comme l'œuvre de Paul-Émile : d'où le doute qui subsiste sur le fondateur du culte et son antiquité, institué soit par Paul-Émile en 168, ce qui réduirait Catulus à n'être que son imitateur, soit, comme nous le pensons, par Catulus lui-même, qui en fut en 101 le véritable créateur.

Alors qu'aucun topographe moderne, ni Platner et Ashby, ni même Lugli, qui écrit cependant après l'exploration de l'area sacrée du Largo Argentina, n'avait proposé d'emplacement précis pour le temple de Catulus108, P. Boyancé a attiré l'attention sur le passage des Res rusticae où Varron décrit la magnifique volière qu'il possédait dans sa villa de Casinum, si vaste que, outre des bassins, elle renfermait une tholos, dont il compare la

lonnade circulaire à celle de Yaedes Catuli109. Quelle peut être cette aedes? non, comme on l'a cru autrefois, la maison (on attendrait alors le pluriel) que Catulus s'était fait bâtir sur le Palatin, mais bien (au singulier) le temple de Fortuna Huiusce Diei, dont cette remarque incidente nous révèle l'architecture caractéristique. Il suffirait dès lors, pour l'identifier, et suivant l'indication des Fasti Allifani, in Campo, de découvrir au Champ de Mars un édifice remontant au début du Ier siècle, et qui réponde à cette description. P. Boyancé a proposé de le reconnaître dans le temple Β du Largo Argentina, le seul temple circulaire de l'area sacrée (Pi. III), hypothèse qui, si discutée qu'ait été l'attribution des quatre temples républicains, est aujourd'hui admise par tous les spécialistes, car elle s'accorde rigoureusement avec les données archéologiques et la chronologie de l'édifice, qui peut être daté, dans sa première phase, des environs de 100 av. J.-C, et elle peut être de surcroît confirmée par la découverte des fragments d'un acrolithe colossal, trouvés entre les temples Β et C, en particulier la tête d'une divinité féminine, qui appartenait probablement à la statue cultuelle du premier et qui serait ainsi celle de la «Fortune de Ce Jour»110.

108 Platner-Ashby, s.v., p. 216; Lugli, Monumenti amichi, III, p. 64 sq.; 67; cf. Otto, RE, VII, 1, col. 32 : «seine Lage ist unbestimmbar».

109 RR 3, 5, 12 : inter eas piscinas tantummodo accessus semita in tholum, qui est ultra rutundus columnatus, ut est in aede Catuli. . . « Entre ces bassins, il y a seulement accès par un passage dans un tholus, qui est au delà, colonnade en cercle, telle qu'elle est dans Yaedes Catuli», traduit P. Boyancé, dans son article Aedes Catuli, MEFR, LVII, 1940, p. 64-71 = Études sur la religion romaine, Rome, 1972, p. 187-193.

110 Sur les fouilles de l'area sacrée du Largo Argentina, dégagée en 1926-29, cf. entre autres, parmi une nombreuse bibliographie, G. Marchetti-Longhi, Gli scavi del Largo Argentina, BCAR, LXXVI, 1956-58, p. 45-98, sur le temple B; et L'area sacra del Largo Argentina (Itinerari dei Musei, Gallerie e Monumenti d'Italia, n° 102), Rome, 1960, qui, seul, persiste à voir dans le temple B (p. 24 sq. et 55-65) celui de Junon Regina (encore dans Gli scavi dell'Area sacra del Largo Argentina. Evoluzione e trasformazione dell'area dei templi dall'età imperiale all'inizio del Medio Evo, BCAR, LXXXII, 1970-1971, p. 23, 56, 60 sq.) ; Lugli, Monumenti antichi, III, p. 23-50 et 66-70. Depuis, on tend à identifier le temple A avec celui de Junon Curritis, ou de Juturne (dû l'un à Q. Lutatius

co, consul en 241, l'autre à C. Lutatius Catulus, en 242); et à assigner le temple B à Fortuna Huiusce Diei; le temple C, le plus ancien, de la fin du IVe ou du début du IIIe siècle, à Feronia; le temple D, aux Lares Permarini; cf. F. Castagnoli, // Campo Marzio nell'antichità, MAL, I, 1948, p. 169-175; et s.v. Roma, EAA, VI, p. 824-826; F. Coarelli, L'identificazione dell'Area sacra dell'Argentina, Palatino, XII, 1968, p. 365-373 (qui souligne, comme un important élément de confirmation, que, de la Villa Publica, où se situe le dialogue du livre III de Varron, l'on pouvait voir, à faible distance, le temple circulaire de l'Argentina) ; Roma, p. 280-285 ; dans Roma medio repubblicana, p. 1 17-121 ; et, dans L'area sacra di Largo Argentina, I, Rome, 1981, p. 9-51 : Topografia e storia; G. Lugli, RAL, IX, 1954, p. 62; et La tecnica edilizia romana, Rome, 1957, I, p. 468; 472 (ainsi que l'iconographie de E. Nash, Pictorial dictionary of ancient Rome, I, p. 136-150), qui admettent tous l'identification du temple B et reconnaissent dans l'acrolithe la statue cultuelle de Fortuna (statue assise, à laquelle convient la grande base qui occupe le fond du sanctuaire, cf. PL III, 2), dont la main droite, la seule qui ait été retrouvée, pouvait, à en juger par son geste, avoir tenu la cornu copia. Il est à peine besoin d'opposer cette area sacrée, qui rassemble des édifices hétérogènes, d'âge et d'architecture différents, à l'unité qui, à

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156 FORTUNA-TYCHÉ

Plus obscur est le problème des rapports de Yaedes Catuli avec l'autre sanctuaire dédié à la même déesse sur le Palatin, d'autant que l'existence de ce second lieu de culte n'est attestée qu'indirectement par le Vicus Huiusce Diei de la Xe Région auquel il avait donné son nom et qui est mentionné sur la .Basis Capitolina de 136 ap. J.-C. m. On rapporte souvent à ce temple du Palatin le texte de Pline qui, dans le livre XXXIV où il traite de l'art du bronze, dénombre les chefs d'œuvre de Phidias et, en particulier, trois statues du maître, une «Minerve» et deux statues vêtues du pallium, qui avaient été dédiées la première par Paul-Émi- le, les deux autres par Catulus, ces dernières, dans le temple de Fortuna Huiusce Diet : fecit . . . et aliam Mineruam, quant Romae Paulus Aemilius ad aedem Fortunae Huiusce Diei di- cauit, item duo signa, quae Catulus in eadem aede, palliata ...112. Texte singulier: il aurait donc existé un temple de Fortuna Huiusce Diei bien antérieur à celui de Catulus, puisque Paul-Émile déjà, qui mourut en 16O113, l'avait enrichi d'un bronze de Phidias, probablement prélevé sur l'extraordinaire butin qu'il avait rapporté de la troisième guerre de Macédoine114. D'où la double conclusion, logique en apparence : 1) que ce premier temple n'est autre que celui du Palatin; 2) qu'il aurait été non seulement embelli, mais fondé par Paul-Émile, en témoignage de

naissance pour sa victoire de Pydna, en 168. Mais comment expliquer l'intervention ul

térieure de Catulus in eadem aede, selon les mots mêmes de Pline? Faut-il supposer, comme on l'a fait depuis la fin du siècle dernier, que Catulus, non content d'édifier son propre sanctuaire au Champ de Mars - in Campo, comme l'indiquent les Fasti Allifani -, aurait aussi soit agrandi, soit même restauré ou reconstruit, soit seulement enrichi des deux statues de Phidias le temple précédemment élevé à Fortuna Huiusce Diei sur le Palatin et qui, selon l'opinion la plus répandue, aurait été bâti par Paul-Émile, à moins que ce dernier, comme plus tard Catulus, ne se soit borné à y consacrer la Minerve mentionnée par Pline? Telle est, avec ses variantes et sous une forme plus ou moins accentuée, la thèse classique, admise, à des degrés divers, pratiquement par tous les historiens, qui s'en tiennent à l'interprétation suivante : il existait à Rome deux sanctuaires de Fortuna Huiusce Diei, égaux en prestige, celui de Catulus au Champ de Mars et un autre plus ancien, sur le Palatin, dont la date est inconnue, mais qui, successivement orné de statues grecques consacrées par Paul-Émile, puis par Catulus lui-même, pourrait être effectivement l'œuvre du vainqueur de Persée. C'est à ce temple du Palatin que se rapporte le texte de Pline que nous avons cité115. Il en irait de même pour un

toute époque, caractérise celle de S. Omobono, avec ses deux temples jumeaux et contemporains. Mais on aura aussi noté la continuité familiale qui rapproche les temples A et B, fondés tous deux par un Lutatius, Catulus ou Cerco.

^CIL VI 975. 112 NH 34, 54 (cf. le commentaire, ad loc, de H. Gallet

de Santerre et H. Le Bonniec, Les Belles Lettres, p. 216, n. 7-11). La suite du texte, et alterum colossicon nudum, n'est pas claire {.alterum. se justifierait par opposition aux duo signa. . . palliata, qui ne formeraient qu'un seul et même groupe); mais, quoi qu'il en soit, cette «statue colossale nue» ne concerne plus le temple de Fortuna Huiusce Diei.

113 Liv. per. 46; cf. la didascalie des Adelphes de Terence, qui furent représentés aux jeux funèbres donnés en son honneur (éd. Marouzeau, Les Belles Lettres, III, p. 102).

114 Sur la splendeur inouïe de ce butin, Liv. 45, 33, 5-7; Plut. Aem. 32; Vell. 1, 9, 6.

115 Après Preller, Rom. Myth., II, p. 186 sq., fort dépassé (puisqu'il situe, sans raison, le second temple de

Fortuna Huiusce Diei au Grand Cirque), mais qui assigne à juste titre au temple de Catulus les diverses œuvres d'art citées par Pline, on peut, dans l'adhésion à la vulgate, distinguer plusieurs degrés de conviction. Les thèses les plus extrêmes sont celles de Urlichs (réfuté par Peter, cf. ci-dessous), qui conjecturait que Catulus, outre le temple du Champ de Mars, avait aussi agrandi le temple du Palatin en y adjoignant le monumentum Catuli; et surtout de Aust, De aedibus sacris populi Romani, Marbourg, 1889, p. 26 et 32, qui dénie toute indépendance au temple de Catulus : ce dernier se serait borné à restaurer et à entourer d'un portique le temple primitivement construit par Paul-Émile sur le Palatin. Plus modérés, Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1514 sq.; Hild, DA, II, 2, p. 1269 sq.; Warde Fowler, Roman Festivals, p. 164 sq.; Otto, RE, VII, I, col. 32, acceptent la thèse dans son ensemble et attribuent à Paul-Émile nommément le temple du Palatin, orné de statues, peut-être aussi restauré (Warde Fowler, Otto) par Catulus. De même Platner-Ashby, s.v. Fortuna Huiusce Diei, p. 216; P. Boyancé, op. cit., p. 67; De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, 1, p. 291 sq.; Degras-

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 157

second passage qui complète le premier, mais ne modifie en rien les données de la question : lorsque, un peu plus loin, Pline mentionne huit autres statues de bronze, œuvres de Pythagoras, cuius signa ad aedem Fortunae Huiusce Diet septem nuda et senis unum laudata sunt116, et même si Platner et Ashby et les éditeurs de Pline se demandent auquel des deux sanctuaires il convient de les assigner, la grande majorité des commentateurs entend, cette fois encore, qu'il s'agit du temple du Palatin.

Telle quelle, cette solution de compromis ne laisse pas de faire difficulté et l'on reste perplexe devant l'exégèse des deux textes de Pline et, notamment, le rôle qu'elle attribue à Catulus dans l'embellissement du temple qu'aurait fondé Paul-Émile. Il paraît bien étrange que le triomphateur de Verceil, pouvant offrir aux dieux deux statues de Phidias, ait choisi pour les dédier le temple bâti par son prédécesseur, homonyme et donc rival du sien, plutôt que celui auquel il avait attaché son nom, Yaedes Catuli du Champ de Mars. Et s'il fut aussi, comme il est permis de le conjecturer, le donateur des huit statues de Pythagoras, pourquoi les avoir également placées dans un temple qui n'était pas le sien, ou avoir partagé ses largesses entre les deux édifices? Faut-il croire, selon la suggestion de

Aust, adoptée par Warde Fowler et par Otto, que Catulus, dévot de Fortuna Huiusce Diei sous toutes ses formes, aurait aussi, dans la générosité de son cœur, restauré le temple construit par Paul-Émile, et devenu en quelque sorte son œuvre par adoption? Ou supposer, comme ne l'excluent ni P. Boyancé, ni G. De Sanctis, que Pline aurait pu commettre une confusion, facile au demeurant, entre les deux sanctuaires? Ou encore, hypothèse psychologiquement vraisemblable, mais invérifiable, penser que Catulus, attaché de longue date au culte de la Fortune, lui aurait fait cette offrande dans le temple de Paul-Émile à une époque antérieure à la bataille de Verceil, avant donc d'avoir sujet de lui dédier, en son nom personnel, un nouveau sanctuaire sous le même vocable? La piété à l'égard de Fortuna semble avoir été une tradition de famille chez les Lutatii, dans la branche cadette des Cercones, il est vrai : l'un d'eux fut le consul de 241, Q. Lutatius Cerco, celui qui prétendit consulter les sorts de Préneste et se heurta à l'interdiction du sénat117; et le C. Lutatius Cn. f. / Cerco / q(uaestor) dont le nom, au début de l'Empire, semble-t-il, et si laconique que soit son inscription, figure sur une base de grandes dimensions trouvée à Préneste même, est sans nul doute l'un de ses descendants118. Mais ce rapprochement qui, à sup-

si, /./., XIII, 2, p. 488; G. Radke, Die Götter Altitaliens, p. 133. Beaucoup plus sceptiques, en revanche, apparaissent Wissowa, RK2, p. 262, «vielleicht auch einen zweiten, alteren auf dem Palatin», sans même citer le nom de Paul-Émile ; Lugli, Monumenti antichi, III, p. 64 sq., qui hésite à rapporter à l'un plutôt qu'à l'autre les indications de Pline : « uno sul Palatino più antico » ; et les commentateurs de Pline, H. Gallet de Santerre et H. Le Bon- niec, loc. cit., qui admettent l'existence d'un temple « plus ancien» sur le Palatin, mais sans mentionner son hypothétique attribution à Paul-Émile. Tel est le point de rencontre minimum sur lequel tous, ou à peu près, s'accordent : la distinction des deux «temples» (au sens étroit, aedes), et l'antériorité du temple du Palatin, donc du culte de Fortuna Huiusce Diei par rapport à la fondation de Catulus. Seuls, G. Lugli, Fontes, VIII, p. 75, et F. Coa- relli, dans L'area sacra. . . de 1981, rejettent maintenant l'existence du temple du Palatin pour ne conserver qu'un seul temple de Fortuna Huiusce Diei dans Rome, celui du Champ de Mars (ce dernier, toutefois, convainc peu, quand il attribue la dédicace de la statue à l'un des Aemi- lii du Ier siècle).

116 NH 34, 60. Cf. le commentaire de H. Gallet de Santerre et H. Le Bonniec, ad loc, p. 229 sq., η. 1-5; et Plat- ner-Ashby, loc. cit. F. Coarelli a depuis réhabilité l'hypothèse de Urlichs, qui y voyait les Sept contre Thèbes et Amphiaraos ; ces statues étaient, selon lui, placées sur les deux longs soubassements qui, de chaque côté de l'escalier central, flanquent la façade.

117 Val. Max. 1, 3, 2. Cf. T. I, p. 78-80. 118 CIL XIV 2929; questeur de Rome, y commente

Dessau. Découverte par Fernique en 1877 et depuis perdue, elle a été diversement décrite : grande base, selon le CIL; «un cippo», trouvé dans les ruines d'un nymphée d'époque impériale, «in contrada stessa degli Arcioni» (c'est-à-dire à la base du sanctuaire; cf. T. I, Plan II), selon les NSA, 1877, p. 328; «un piédestal en travertin orné de triglyphes et de rosaces» comme le podium du temple à abside, trouvé, selon le rapport de Fernique, Les dernières fouilles de Préneste, RA, XXXV, 1878, p. 233 sq.; cf. Étude sur Préneste, p. 44, «au pied et dans l'axe du temple de la Fortune», sans qu'il soit possible de déterminer s'il appartenait «à la décoration générale du temple» ou au nymphée dont on dégagea les

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158 FORTUNA-TYCHÉ

poser qu'il vaille pour Catulus, peut être de grand intérêt pour la genèse du culte, ne contribue en rien à résoudre la question de topographie et d'histoire proprement romaines qui nous occupe. Tant, de toutes les hypothèses qu'on peut émettre, aucune n'est sûre ou réellement satisfaisante, ni ne fait progresser dans la solution du problème.

En fait, les points faibles ne manquent pas dans la thèse traditionnelle, qui ne s'appuie sur aucune source antique et qui n'a été élaborée que pour justifier le texte de Pline et l'allusion déconcertante qu'il fait à une dédicace de Paul-Émile ad aedem Fortunae Huiusce Diet. Sur quoi se fonde-t-elle, en effet, pour lui attribuer la création de ce sanctuaire? Sur le postulat que, s'il y a dédié une statue, c'est qu'il devait aussi l'avoir construit. Raisonnement spécieux, qu'infirme immédiatement la dédicace ultérieure faite par Catulus in eadem aede. L'ensemble de la théorie n'est pas plus solide, qui, dans son désir d'éviter une absurdité chronologique, et si ingénieuse soit-elle, ne repose en réalité que sur le raisonnement suivant : le temple cité par Pline, et à propos duquel est nommé Paul-Émile, ne peut être celui du Champ de Mars, construit par Catulus; donc, c'est celui du Palatin, et il est nécessairement plus ancien que Yaedes Catuli. Là s'arrête la vulgate, à laquelle certains ajoutent que, si Paul-Émile y fit une dédicace, c'est sans doute qu'il en était aussi le fondateur. Suite de propositions qui, s'enchaînant avec une apparente rigueur, reconstituent de toutes pièces l'histoire supposée de ce sanctuaire.

Mais que savons-nous, à la vérité, du lieu de culte consacré à Fortuna Huiusce Diet sur

le Palatin? Il n'est attesté qu'à date tardive, en 136 ap. J.-C, et aucun calendrier ne nomme ce sanctuaire dont nous ne connaissons pas l'importance, qui pouvait, sans doute, être un véritable temple, mais aussi bien une modeste chapelle, aedicula, ou un simple sacellum à ciel ouvert, si ce n'est même uniquement une statue de la déesse119. A supposer qu'il eût existé dès l'époque républicaine, dès le IIe siècle av. J.-C, ce serait une gageure que d'attribuer aussi à cet édifice sans renom les huit statues de Pythagoras que Pline mentionne dans le second texte. Car tout se passe comme si, pour mieux valoriser le sanctuaire du Palatin, les tenants de la doctrine classique avaient systématiquement dépouillé de ses trésors artistiques le temple de Catulus, laissé à la nudité de son architecture. Or on s'étonnera, face aux excès de leur zèle, que, s'il s'était réellement trouvé dans Rome deux temples de Fortuna Huiusce Diet, également célèbres, peut-être également riches d'œuvres d'art, Pline ne les ait pas distingués l'un de l'autre, soit par leur emplacement, soit par le nom de leur fondateur. De fait, dans les deux textes que nous avons cités, il parle de Yaedes Fortunae Huiusce Diei comme d'un édifice sans homonyme dans la Ville et sur lequel aucune confusion n'était possible. Quant au surnom usuel à'aedes Catuli qui lui était donné, il n'implique pas nécessairement l'existence de deux temples qu'il eût permis de différencier120. Outre que cette appellation, sans valeur officielle, avait le mérite d'abréger le titre long et incommode de la déesse, elle est un gage de la célébrité de l'édifice et du lien que l'opinion continuait d'établir entre lui et l'illustre personnage qui l'avait consacré121.

vestiges; assignée à la fin du IIe ou au début du Ier siècle av. J.-C. - datation depuis rectifiée - par Fernique, qui croit à des relations d'hospitalité ou de patronat entre Préneste et les Lutatii. Sur l'ensemble de la famille, Münzer, s.v. Lutatius, RE, XIII, 2, col. 2067 et suiv., en particulier n° 10, col. 2094, sur le donateur de notre inscription (également Otto, RE, VII, 1, col. 27), «wohl in der ersten Kaiserzeit», et n° 13, col. 2094 sq., sur le consul de 241, frère du C. Lutatius Catulus consul l'année précédente. Les liens semblent être restés étroits entre les deux branches de la famille, qui descendent des deux frères, et que le temple A du Largo Argentina,

auprès duquel Catulus édifia vers 100 sa propre tholos, soit l'oeuvre de l'un ou de l'autre, l'emplacement choisi atteste la persistance des liens entre les diverses générations des Lutatii, parents en ligne directe ou collatérale.

119 Platner-Ashby, s.v., p. 216; et s.v. Vicus Huiusce Diei, p. 573; Lugli, Roma antica, p. 413 et 446.

120 Comme le pense P. Boyancé, op. cit., p. 67, qui y voit «une raison de plus pour rendre compte» de cette dénomination.

121 Cf. les remarques de P. Boyancé lui-même, op. cit., p. 65-67.

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 159

Ainsi le temple de Jupiter Stator au Champ de Mars portait-il le nom d'aedes Metelli122, d'après son fondateur Q. Caecilius Metellus Macedonicus, dont la forte personnalité avait marqué la vie politique romaine au milieu du IIe siècle123; de même, Yaedes Pompei Magni, construite, ou plutôt reconstruite en l'honneur d'Hercule par le Grand Pompée124.

Dans ces conditions, nous ne voyons aucune raison sérieuse de ne pas rendre à Yaedes Catidi du Champ de Mars ce qui, à l'évidence, lui revient : les huit statues de bronze de Pythagoras que cite le second texte de Pline. Quant à l'épineux problème que pose le premier texte, si l'on s'en tient à une solution aussi fragile que la thèse traditionnelle, c'est faute d'avoir une hypothèse meilleure à proposer. Mais, dès lors que la localisation sur le Palatin du temple qu'il concerne et, plus encore, sa construction par Paul-Émile apparaissent comme extrêmement douteuses, ne sera-t-on pas tenté de rapporter aussi à l'édifice du Champ de Mars ce premier texte de Pline, celui où il énumère les trois statues de Phidias qui faisaient la gloire du sanctuaire? La tentative n'est peut-être pas aussi absurde qu'il y paraît de prime abord, malgré la présence de la Minerve dédiée par Paul-Émile, mort près de soixante ans avant le vœu de Catulus.

On aura noté la différence de rédaction, négligée par nos devanciers, et pourtant si apparente qu'on s'étonne qu'elle n'ait pas été davantage soulignée, qui, dans ce premier texte, sépare les deux propositions relatives : la Minerve, d'une part, quam Paulus Aemilius ad aedem Fortunae Huiusce Diei dicauit; les duo signa palliata, d'autre part, quae Catulus

in eadem aede. . . Or la thèse traditionnelle repose tout entière sur une traduction identique, qu'elle soit explicite ou implicite, des deux expressions, rendues toutes deux par «.dans le temple de»125. D'où l'utilisation opportune du temple du Palatin, «dans» lequel Paul-Émile aurait dédié la statue de Phidias. Mais est-ce bien le sens du texte, et l'opposition de ad et de in, qui est, théoriquement, celle de la proximité et de l'intériorité, ne permet-elle pas de proposer une autre traduction et d'entendre que la statue de Paul-Émile, qu'au temps de Pline on voyait toujours «.près du temple», donc à Y extérieur de l'édifice, avait été érigée par son donateur à cet emplacement, dès avant la construction de Yaedes, au contraire des deux autres statues que Catulus, le fondateur du sanctuaire, y aurait dédiées, à Yintérieur, son œuvre de bâtisseur une fois achevée? C'est, selon toute vraisemblance, le raisonnement qu'a tenu Latte, lorsqu'il remarque, en termes qu'on eût souhaités moins allusifs, que, de ce que Pline situe le lieu où, de son temps, s'élevait l'Athéna de Phidias, par rapport au temple de Fortuna Huiusce Diei, il ne s'ensuit naturellement pas que ce temple existait déjà à l'époque où Paul- Émile consacra la statue126.

Cette interprétation n'a, en soi, rien que de vraisemblable. On comprend aisément que, sur le Champ de Mars, couvert de monuments somptueux, auxquels chaque génération ajoutait son apport, on ait, malgré l'anachronisme apparent de l'expression, situé la statue de Paul-Émile par référence au temple plus récent de Catulus, au voisinage duquel elle se trouvait : l'accumulation, dans la Rome du IIe siècle av. J.-C, à plus forte raison dans

122 Ou aedes louis Metellina (Plin. NH 36, 40; Fest. 496, 23).

123 Sur le Macédonique, adversaire à la fois des Sci- pions et des Gracques (Cic. Brut. 81; Plut. Ti. Gracch. 14, 4), et sur son rôle politique, G. Bloch - J. Carcopino, Des Gracques à Sulla, p. 182 sq.; 223; 227; 232; 239. Outre ce temple, le premier de Rome qui fût entièrement de marbre {supra, p. 132, n. 7), c'est aussi à lui qu'on devait la porticus Metelli, célèbre pour ses œuvres d'art (Vell. 1, 11, 3; Plin. NH 34, 31 et 64).

124 Ou temple d'Hercules Pompeianus (Vitr. 3, 3, 5; Plin. NH 34, 57).

125 Ainsi Warde Fowler, Roman Festivals, p. 165: «a

temple... in (nous soulignons) which he dedicated»; Platner-Ashby, s.v., p. 216 : «this temple in which L. Aemilius Paullus and (later) Q. Lutatius Catulus set up statues by Phidias»; De Sanctis, op. cit., IV, 2, I, p. 292, n. 742 : « in un sacrario di Fortuna huiusce diei ». C. VV. Strawn, Natural history XXXIV 19, 54 and the area sacra of Largo Argentina, PP, XXXIII, 1978, p. 192-194, distingue avec raison in et ad; mais on ne saurait le suivre quand il rattache la dédicace de Paul-Émile au temple D, celui des Lares Perniarmi.

126 Rom. Rei., p. 179 et η. 4, où Latte ne fait toutefois nulle mention du sanctuaire du Palatin et des théories antérieures que nous avons rappelées.

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160 FORTUNA-TYCHÉ

celle de l'Empire, sur ses places, dans ses rues et à l'intérieur de ses temples, des innombrables œuvres d'art enlevées aux cités grecques et qui encombraient la ville127, rend l'explication d'autant plus plausible. Cette hypothèse, liée à la densité architecturale du Champ de Mars, se justifie mieux encore dans le cadre restreint d'une area sacrée comme celle du Largo Argentina, où des édifices différents par leur âge et leur origine finissent par se fondre au sein d'une même unité topographique et religieuse. D'où l'image qu'en donne Pline, dont le propos est de dresser un catalogue des œuvres de Phidias, non de retracer une histoire de l'urbanisme romain : il offre une vision synchronique du Champ de Mars, tel qu'il apparaissait à son époque, et non tel que les siècles l'avaient constitué, avec ses édifices successifs, restaurés et remaniés au cours des temps, et qui, au Ier siècle de l'Empire, couverts d'une même patine, harmonieux et composites, ne forment plus qu'un seul ensemble monumental.

La conjecture que nous défendons repose uniquement sur la différence de ad et de in. Or n'est-ce pas, dira-t-on, accorder beaucoup de crédit à une nuance de l'expression qui peut, dans la pensée de Pline, n'avoir eu aucune signification particulière? Les exemples ne manquent pas où, dans la langue courante, ad et l'accusatif n'a pas d'autre sens que «dans» et équivaut purement et simplement à in et l'ablatif, en particulier dans des locutions usuelles et des formules toutes faites, comme ad aedem, ad templum, etc.128. Mais faut-il tomber dans l'excès inverse et en

conclure que dans tous les cas, et jusque dans la langue littéraire, les emplois non seulement de in et de ad, mais même de ante, seraient pratiquement interchangeables, si bien qu'on ne saurait se régler sur l'usage des prépositions pour situer avec exactitude l'emplacement des œuvres d'art que signalent Pline ou Cicéron soit à l'air libre, devant la façade ou sur le côté du temple, soit sous le péristyle, soit à l'intérieur même de la cella? On opposera par exemple, chez Tite-Live, aux expressions réitérées, fixées par l'usage, comme se- natus ad aedem Bellonae (Apollinis) datus est129, qui s'appliquent aux séances du sénat, lorsqu'il se réunit dans la cella de certains temples, une indication de lieu précise, relative à un acte cultuel comme le sacrifice sanglant, ad aedem Saturni Romae immolatum est, offert à Saturne sur l'autel extérieur à son temple130, et où ad a manifestement le sens de la proximité.

Mais quand Cicéron qui, après avoir, dans les Verrines, fait allusion, d'une manière générale, aux dépouilles que Marcellus avait rapportées de Syracuse, quae. . . ad aedem Honoris et Virtutis. . . uidemus, mentionne plus tard l'un des objets particulièrement célèbres de ce butin, la sphère d'Archimède, quant. . . posue- rat in tempio Virtutis Marcellus idem131, ou que Pline, dans les trois passages où il cite les tableaux fameux de Timomachos, l'Ajax et la Médée que César avait dédiés au temple de Vénus Genetrix, les place successivement in tempio Veneris Genetricis, ante Veneris Gene- tricis aedem, in Veneris Genetricis aede132, faut-il les taxer d'imprécision et traduire uni-

127 Qu'on se rappelle les mesures que les autorités devaient prendre périodiquement pour la dégager: en 179, le censeur M. Aemilius Lepidus, qui restaura les colonnes du Capitole, en fit enlever des statues, des boucliers et des objets de toute sorte (Liv. 40, 51, 3); les censeurs de 159 firent ôter du Forum toutes les statues des anciens magistrats, sauf celles qui avaient été élevées par une décision du peuple ou du sénat (Plin. NH 34, 30). Auguste, de même, fit déplacer celles qui encombraient l'area Capitolina et les transféra au Champ de Mars (Suet. Ca- Hg. 34, 1).

128 Leumann-Hofmann-Szantyr, Lateinische Grammatik, II, Munich, 1965, p. 219, qui soulignent le caractère «volks- und sondersprachlich» de la construction (sur cette généralisation de ad, cf. les critiques des puristes et

des grammairiens, Lucil. 1216 Marx; et Diomède, GL Keil, I, 415, 7; ainsi que V. Vaananen, Introduction au latin vulgaire, 3e éd., Paris, 1981, p. 112). Cf. les exemples du Thesaurus, s.v. ad, I, col. 522.

129 26, 21, 1; 28, 9, 5; 30, 21, 12 et 40, 1; 33, 24, 5; 39, 4, 2. Parallèlement à in aede Apollinis {Bellonae), etc., en 31, 47, 6; 34, 43, 2; 37, 58, 3; 39, 29, 4; 41, 6, 4 et 17, 4.

130 22, 1, 19. Sur l'autel de Saturne, Platner-Ashby, s.v. Saturnus, ara et aedes, p. 463.

^Verr. 4, 121; rep. 1, 21. 132 NH 7, 126; 35, 26 et 136. De même pour les œuvres

de Praxitèle, les Thespiades, en marbre, et d'autres statues, en bronze, qui se trouvaient ad aedem Felicitatis (Cic. Verr. 4, 4 et 126; Plin. NH 36, 39) ou ante Felicitatis aedem (Plin. NH 34, 69).

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 161

formément, comme on n'aurait que trop tendance à le faire, par «dans le temple de. . .»? Qui ne voit que les prépositions varient en fonction du substantif et que l'opposition majeure qui justifie leur diversité est celle du templum et de Yaedes, les œuvres citées pouvant être exposées soit à l'intérieur du péribo- le, de l'enceinte inaugurée du sanctuaire, sous le portique ou en plein air, en tout cas à l'extérieur de la cella, in tempio, mais ad aedem, soit à l'intérieur même de l'édifice, à la fois in aede et in tempio, ou, à tout le moins, sous le péristyle qui le précédait133? A plus forte raison, et sans prétendre nier l'ambiguïté de ad qui, loin d'avoir une valeur unique et constante, peut signifier tantôt «près de», tantôt «dans», lorsque, pour revenir au passage de Pline qui est à l'origine de ce débat, il use successivement dans la même phrase, avec le même substantif, des deux prépositions, on peut penser que ce n'est pas au hasard, mais avec leur valeur locale précise, qui s'accorde exactement à la chronologie : nulle confusion n'est alors possible, et la phrase se fonde sur le jeu de leur opposition, in s'appliquant à la dédicace du fondateur, ad à une dédicace plus ancienne, antérieure à la construction de l'édifice.

Nous croyons donc pouvoir entendre, sans forcer le sens du passage, et conformément à la syntaxe rigoureuse des prépositions, en prenant simplement le texte à la lettre, que, si l'offrande de Catulus in aede, «dans le temple», est nécessairement postérieure à l'achèvement du sanctuaire, celle de Paul-Émile, faite seulement ad aedem Fortunae Huiusce Diet, «à proximité», au sens le plus classique du tour, n'implique nullement la construction préalable du temple qui, loin d'avoir abrité

l'Athéna de Phidias, ne sert à Pline que de point de repère pour mieux la localiser134. Évidemment, aucune explication ne parviendra à dissiper l'étrangeté du texte, obscur à force d'être elliptique, et qui, par ce raccourci d'expression, semble annexer bizarrement la statue de Paul-Émile à un édifice de près de soixante-dix ans plus tardif: soit parce que ces éléments de datation étaient connus de tous et qu'il était donc inutile d'y insister; soit, plutôt, parce que, nous l'avons vu, Pline ne se préoccupe pas de l'histoire du temple de Fortuna Huiusce Diei, mais de celle des trois statues de Phidias, et qu'il lui suffit de retracer sommairement leurs vicissitudes et de mentionner l'endroit où l'on pouvait les admirer dans Rome.

A l'appui de cette interprétation, nous pouvons produire un passage de Procope, qu'on hésite d'ordinaire, mais sans raison sérieuse, nous semble-t-il, et faute de l'avoir lu attentivement, à rapporter au temple de Fortuna Huiusce Diei135. En fait, bien qu'il ne mentionne pas le nom complet de la déesse, le texte est beaucoup plus précis qu'on n'a bien voulu le dire et son analyse réserve des surprises. Procope raconte que Diomède, le fondateur mythique de Bénévent, remit à Énée le Palladium qu'il avait dérobé aux Troyens, puis transporté en Italie. On ne savait ce qu'était devenue par la suite la précieuse effigie, mais il en existait une étrange réplique de pierre que, du temps de Procope encore, l'on montrait à Rome «dans le sanctuaire de la Fortune». Tel est le texte dont font état les commentateurs et, de fait, si on se borne à le citer sous cette forme, le passage allégué et la statue de pierre qu'il mentionne n'ont qu'un rapport fort lointain, pour ne pas dire inexistant,

133 Tel était précisément le cas des tableaux de Timo- machos, placés devant la façade du temple de Vénus Genetrix. Les objets de prix, cuirasse incrustée de perles et collections de bagues et de pierres précieuses, étaient à l'intérieur, in tempio et, plus précisément, in aede (Plin. NH 9, 116 et 37, 11). Cf. R. Schilling, éd. du livre VII de Pline, Les Belles Lettres, ad loc, p. 195, n. 2; et La religion romaine de Vénus, p. 309; 313, n. 1 ; 328, n. 1.

134 H. Gallet de Santerre admet d'ailleurs implicitement cette possibilité dans l'Introduction au livre XXXIV de Pline, p. 66: «l'Athéna de Phidias, dédiée par Paul-

Émile, près du temple de la Fortune de Ce Jour et les deux statues revêtues du pallium, œuvres du même artiste, consacrées dans ce même temple par Catulus». Cf. la traduction de H. Rackham, coll. Loeb: «which Aemilius Paulus dedicated at the temple. . . ; which Catulus erected in the same temple».

135 Ainsi Platner-Ashby, s.v., p. 216; Lugli, Monumenti antichi, III, p. 64 sq.; De Sanctis, op. cit., IV, 2, I, p. 292, η. 743. Mais, dans leur commentaire au livre XXXIV de Pline, p. 216, n. 7, H. Gallet de Santerre et H. Le Bon- niec acceptent ce rapprochement.

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avec l'Athéna de Phidias. Mais Procope, et tout se passe comme si on ne l'avait pas lu jusqu'au bout, poursuit, et il précise que cette statue de pierre était elle-même placée devant une autre statue de bronze d'Athéna qui se trouvait à ciel ouvert, à l'est du temple136. Même s'il n'indique pas quel était, nommément, ce sanctuaire de la Fortune, d'où le scepticisme des modernes qui, en l'absence d'épiclèse, se refusent à voir dans le temple celui de Fortuna Huiusce Diei plutôt que de toute autre Fortune, les détails que donne Procope et leur concordance avec le texte de Pline sont tels qu'on ne peut douter qu'il s'agit bien du temple de la Fortune de Ce Jour.

Ce n'est pas la soi-disant copie du Palladium, sculpture de pierre qui a seule retenu l'attention des commentateurs, qui nous intéresse; mais l'autre statue de la même déesse, celle de bronze, qui ne peut être que l'Athéna de Phidias, déjà nommée par Pline. Or, elle se trouve, comme nous l'avions déduit de l'emploi de ad, non pas dans le temple lui-même, in aede, eût dit Pline, mais à l'extérieur, à l'air libre et à proximité de l'édifice, ad aedem, et, qui plus est, à l'est de ce dernier, ce qui, compte tenu de l'orientation de l'area sacrée du Largo Argentina (PL III), permet de la placer, d'une manière extrêmement satisfaisante, juste devant la tholos, sur le terrain libre qui s'étendait au pied de Yaedes Catuli. Ainsi se trouve exactement réalisée la condition que nous dégagions -ci-dessus, celle qui permettra à Pline le raccourci d'expression qui est à l'origine de toutes nos difficultés : la statue de Phidias, rapportée à Rome par Paul-Émile après la bataille de Pydna, fut bien dédiée par lui au Champ de Mars, tout près de l'emplacement où, quelque soixante-dix ans plus tard, devait s'élever le temple de Catulus. Quant au texte de Procope, il atteste de façon émouvante la longue destinée de ce sanctuaire, le dernier qui fut construit dans la Rome républicaine en l'honneur de Fortuna; au VIe

siècle ap. J.-C, survivant à la chute de l'Empire et aux invasions barbares, il existait toujours, avec les œuvres d'art, ou ce qu'il en restait, qui avaient fait sa gloire : une mystérieuse statue de pierre, entourée des souvenirs fabuleux d'Énée et de la guerre de Troie, et l'Athéna de Phidias, alors millénaire, qui s'élevait toujours près de lui.

La solution que nous proposons remet en cause un certain nombre d'idées reçues; et on lui reprochera peut-être de reposer sur des faits trop menus, et d'interprétation trop subtile, pour qu'on puisse l'admettre sans réserve. Pourtant, ce qui n'eût été qu'une conjecture plausible, fondée sur un détail de sémantique, nous paraît devenir une quasi-certitude, dès lors qu'elle est confirmée par un second document qui, malgré sa date tardive et l'atmosphère mythique dont il s'enveloppe, est singulièrement parlant, à la seule condition qu'on accepte de le lire jusqu'au bout et sans préjugés. Nous pouvons donc, croyons-nous, tenir pour assurée cette solution qui, tout bien pesé, laisse infiniment moins de part à l'imagination que la thèse traditionnelle. Ainsi se trouve dissipée la légende d'un Paul-Émile fondateur du culte de Fortuna Huiusce Diei, légende née d'une expression obscure de Pline et si injuste pour Catulus, son seul véritable créateur, qu'elle le ravalait à n'être plus qu'un épigone du vainqueur de Pydna. Du même coup, l'étonnement disparaît que pouvait susciter l'attitude de ce même Catulus, témoignant au temple de Paul-Émile un intérêt égal à celui qu'il accordait au sien; et l'unité de nos connaissances se reconstitue, puisque nous concentrons à nouveau auprès de l'illustre aedes Catuli tous les chefs-d'œuvre de la statuaire grecque que l'interprétation antérieure dispersait arbitrairement entre les deux sanctuaires homonymes.

Nous estimons donc, en définitive, qu'il n'y eut à Rome qu'un seul grand temple de Fortuna Huiusce Diei, celui que Catulus voua en 101 à la bataille de Verceil et qu'il cons-

136Procop. bell. Goth. I, 15, 9-14, et notamment 11: εικόνα δε αύτοϋ λίθφ τινί έγκεκολαμμένην δεικνύουσι και ές έμέ έν τω της Τύχης ίερω, ου δη προ του χαλκού της 'Αθηνάς αγάλματος κείται, όπερ αΐθριον ές τα προς εω του

νεώ ϊδρυται. Platner-Ashby et Lugli, loc. cit., ne signalent que cette réplique en pierre du Palladium, ce qui fait perdre au texte de Procope tout son prix.

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 163

truisit au Champ de Mars, celui dont Varron évoquait l'image caractéristique et familière à tous les Romains, celui dont, plus tard, Pline dénombrait les trésors artistiques, et dont nous voyons toujours les ruines au centre de l'area sacrée du Largo Argentina : il convenait de rendre à Yaedes Catuli non seulement sa primauté chronologique et religieuse, mais aussi la splendeur que lui attribuent les textes et dont les vestiges semblent avoir subsisté jusqu'à l'antiquité la plus tardive. Quant au sanctuaire mineur de la Xe Région, fondé après Yaedes Catuli et à son imitation, temple, chapelle, simple autel ou même statue, que ne mentionnent ni les calendriers, ni les sources littéraires, il faut le rejeter à l'obscurité d'où l'ancienne interprétation l'avait provisoirement tiré. Situé dans un uicus du Palatin, avait-il quelque rapport avec la maison privée de Catulus ou avec son portique, le monu- mentum Catuli, qui se trouvaient sur la même colline137? En tout cas, filiale ou simple duplication du temple majeur du Champ de Mars qui lui avait donné naissance, exactement comme la Fortuna Equestris de Fulvius Flac- cus avait son double, mais plus éloigné, dans un temple secondaire d'Antium, ce ne devait être qu'un modeste culte de quartier, dont il est impossible de préciser la date et sur lequel, mise à part l'indication de la Basts Capitolina, nous ne possédons aucun témoignage direct.

L'hésitation qui a longtemps subsisté sur la personne de son fondateur n'a eu

sement aucune incidence sur la signification qu'il convient d'accorder au culte. Avec Fortuna Huiusce Diet, nous voyons se poursuivre le cycle des spécialisations sans fin de la déesse, héritage de la religion archaïque avec lequel Rome avait renoué dès le début du IIe siècle en se donnant une Fortuna Equestris, et qu'elle continue de faire fructifier en associant la Fortune à des actions, des personnes et même, dans le cas présent, des moments particuliers 138. Faut-il y voir, comme l'a pensé Preller, l'influence du Καιρός grec, à l'imitation duquel elle aurait incarné l'occasion propice et éphémère, la chance favorable, mais changeante, qui se renouvelle d'un jour à l'autre139, fille de la versatile Tyché, dont l'action bénéfique s'exerce dans l'instant, en «ce jour- ci» et pas au delà, car demain, déjà, sa roue aura tourné? ou, en des termes plus romains, comme le croit Wissowa, la personnification du numen inconnu qui détermine l'heureuse issue de chaque journée 140, ou encore la déification de la Chance qui illumine un jour privilégié? Il est indéniable que, comme toutes les Fortunes donneuses de chance du IIIe et du IIe siècle, elle est, par sa conception, tributaire de l'hellénisation. Mais, par sa formulation, elle reste toute romaine : rien, dans son nom, ne rappelle celui du Καιρός hellénique; elle n'est pas davantage la traduction de quelque «Tyché de ce jour» que, même s'ils l'imaginaient sous l'aspect de l'éphémère, les Grecs ne connurent jamais sous cette dénomination141. Sa titulature, en revanche, avec le génitif adnominal qui la distingue des autres va-

137 Comme l'envisage Lugli, Fontes, VIII, p. 75. 138 Wissowa, RK2, p. 262, qui souligne la romanità de

cette conception; de même De Sanctis, op. cit., IV, 2, I, p. 291.

139 Telle est la doctrine de ce qu'on peut appeler l'ancienne école, formulée par Preller, Rom. Myth., II, p. 186, et suivie par Peter et Hild, loc. cit. {supra, p. 156, n. 115). Sur Kairos, abstraction divinisée, qui possédait un autel à Olympie, et qui est surtout célèbre par la statue de bronze qu'en avait exécutée Lysippe (la sphère sur laquelle il était placé et que, dans sa course, il touchait de la pointe des pieds, en signe d'instabilité, symbolisme qu'il partage avec Tyché, est sans doute une adjonction postérieure à l'original), Lamer, s.v., RE, X, 2, col. 1508-1521; cf. Ch. Picard, Manuel d'Archéologie grecque. La sculpture, IV, 2, II, Paris, 1963, p. 553- 565.

140 A cette « nouvelle école » se rattachent, outre Wissowa, loc. cit.. Otto, RE, VII, 1, col. 32, qui écarte tout rapprochement avec Kairos; cf. Platner-Ashby, s.v., p. 216; Latte, Rom. Rei, p. 179; G. Radke, Die Gotter Altitaliens, p. 133.

141 P. Boyancé, op. cit., p. 67, n. 1 (= Études sur la religion romaine, p. 189, n. 3), signale un curieux rapprochement avec le Pap. Lond. 121 : χαίρετε, Τύχη και δαιμον του τόπου τούτου και (ή) ένεστώσα ώρα και ή ένεστώσα ήμερα και πάσα ήμερα (Κενυον, Greek Papyri in the British Museum, I, p. 100, 1. 505). Le parallèle est effectivement singulier. Toutefois, il y a loin entre le fait de juxtaposer, de façon épisodique, la toute-puissante Tyché, maîtresse du sort, et l'heure et le jour présents, et celui de dégager le concept de «Fortune de Ce Jour», de le formuler par un nom divin, et de lui consacrer un culte permanent.

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riantes de Fortuna, a ses répondants dans le culte romain : c'est à la Fortuna populi Romani qu'elle fait songer, ou au Genius loci qui, si l'on ne considère que la forme, équivaut à peu près, dans le domaine spatial, à ce qu'est la Fortuna Huiusce Diet dans l'ordre temporel.

A quelle source Catulus, puisque c'est bien lui, nous l'avons établi, qui fut le créateur du culte, a-t-il puisé l'inspiration qui, dans le plus pur style du juridisme romain, avec la lourde précision de la particule épideictique, lui a dicté le nom de sa déesse? Il est regrettable que Plutarque ne nous ait pas transmis la formule même du vœu par lequel il s'était engagé à son égard142. Mais, si nous le rapprochons d'autres uota, en particulier de celui de Sempronius Tuditanus promettant d'élever un temple à Fortuna Primigenia, si EO die hostis fudisset 143, il est clair que Catulus n'a fait que transposer l'une des formules classiques par lesquelles les généraux romains s'en remettaient au pouvoir des dieux pour décider, en «ce jour», de la victoire. Absence d'imagination créatrice et incapacité du Romain à faire vivre une divinité nouvelle, à lui donner une personnalité unique et irremplaçable, et à l'animer d'une énergie surnaturelle144? Sans doute, puisque le même vocable se rencontre déjà à un second exemplaire, non seulement dans le temple du Champ de Mars, mais aussi dans le uicus du Palatin, et qu'il eût pu, en droit, se multiplier indéfiniment. A défaut de transcendance divine, la Fortuna Equestris de Fulvius Flaccus gardait une densité humaine, qu'elle devait à son nom et au groupe de fidèles qu'elle patronnait. En l'espace de quatre-vingts ans, Fortuna, qui s'est coupée de l'humanité, a encore gagné - ou perdu - en abstraction : entité épurée à l'extrême et dépersonnalisée, elle n'est plus que la maîtresse invisible des jours, puissance lointaine que les hommes ne

çoivent, désormais, qu'à travers les événements qu'elle leur envoie.

Sans doute est-elle toujours l'incarnation de la Chance, puisqu'elle s'est manifestée à Catulus sous les espèces d'une déesse bénéfique et donneuse de victoire. Mais rien ne la sépare plus désormais de l'idée de Destin. On peut se demander, en effet, sous quelle forme s'exerce ce pouvoir «temporel» de la Fortune. Existe-t-il une multiplicité de Fortunes isolées, assignées chacune à une journée particulière? Ou faut-il affirmer la permanence d'une Fortune unique, qui peut varier dans le détail de ses applications, mais qui reste fondamentalement une, à travers la diversité de ses manifestations? Autrement dit, est-ce la durée seule qui se morcelle, ou retrouve-t-on aussi, dans la juxtaposition de plusieurs «Fortunes de ce jour», cette fragmentation du divin qui a inspiré aux Romains tant de numina spécialisés? De même, par exemple, que Junon, protectrice des femmes, se dissocie en une pluralité de Iunones individuelles.

Autre question, corollaire de la précédente : l'intervention de la Fortune se manifeste- t-elle au fil de chaque jour, si insignifiant qu'il soit, ou se limite-t-elle à quelques moments exceptionnels, non à la routine du quotidien, mais aux journées majeures, de vaste portée historique, de celles qui se gravent dans la mémoire collective de l'humanité145? Cicéron, le seul écrivain qui, en dehors de Pline et de Plutarque, ait fait allusion à la Fortuna Huiusce Diei, commente ainsi son nom : nam ualet in omnis dies146. Définition de philosophe, sensible à l'universalité du concept, et qui affirme à la fois l'unicité de la déesse et les applications illimitées de son pouvoir. Mais cette conception banale de la Fortuna Huiusce Diei, qui suppose l'équivalence de tous les «jours», tous placés sur le même plan, répond-elle bien aux intentions de Catulus? En droit, chaque jour a sa Fortune. Mais

142 II se borne à montrer, Mar. 26, 3, Catulus levant les mains vers le ciel et promettant de consacrer un temple à la Fortune de Ce Jour.

143 Liv. 29, 36, 8. De même en 32, 30, 10. Cf. supra, p. 138, n. 33.

144 G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 56. 145 Warde Fowler, Roman Festivals, p. 165 : «specially

concerned. . . with the events of particular famous days». De même G. Radke, op. cit., p. 133 : «dem historisch einmaligen Glucksgeschenk».

146 Leg. 2, 28. «Chaque jour a la sienne», traduit excellemment G. Dumézil, Fêtes romaines d'été et d'automne, p. 244.

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 165

il semble bien que cette définition théorique soit restée lettre morte : en fait, dans la réalité de l'histoire, une seule de ces Fortunes, deux au plus, sont parvenues à l'existence cultuelle. En premier lieu, celle qui présida à la bataille de Verceil, la seule dont le contenu historique et religieux soit incontestable. Quant à la seconde, une fois écarté tout rapport entre elle et la bataille de Pydna, il ne faut sans doute voir en elle qu'une pâle imitation de la déesse de Catulus et du Champ de Mars : un simple doublet de la Fortune de Verceil, objet d'un second culte sur le Palatin, ou la fondation, toute personnelle, de quelque dédicant anonyme, qui aura voulu à la fois rendre grâces à la Fortune et perpétuer le souvenir d'un «jour» unique entre tous, le plus important de sa modeste existence, que lui avait généreusement octroyé la déesse147. En tout cas, même avec cette duplication, nous sommes loin du pullulement infini des Genii de toute sorte, Genius loci, theatri, etc.148. Là encore, même si les deux conceptions, celle du Genius (loci) et de la Fortuna (diei) semblent au départ équivalentes, elles diffèrent tant dans la pratique de la vie cultuelle que nous devons chercher, pour la Fortuna Huiusce Diei de Catulus, autre chose que cette plate et uniformisante définition, presque dégradante dans sa banalité.

Nous nous étions demandé précédemment si la piété de Catulus n'avait pas été orientée de longue date vers la déesse Fortuna par quelque tradition de famille, créée dès le IIIe

siècle par Q. Lutatius Cerco, consultant malheureux, au moins en intention, des sortes de Préneste, peut-être aussi fondateur du temple A du Largo Argentina, dédié à Junon Curritis, à qui le vainqueur de Verceil se serait explicitement référé comme à un modèle ancestral et religieux, et continuée au début de l'Empire par le questeur C. Lutatius Cerco149. Telles sont, sans doute, les causes premières et lointaines du geste de Catulus. Mais c'est surtout, il va sans dire, dans les circonstances particulières de la «journée» où il s'illustra comme général que nous devons chercher les origines immédiates du culte. Plutarque a laissé une relation puissante de la bataille de Verceil et de l'invasion des Cimbres150. L'année précédente, en 102, Marius avait écrasé les Ambrons et les Teutons dans la double bataille d'Aix, avec un tel carnage, dit Plutarque, que les Massaliotes se servirent des ossements des morts pour enclore leurs vignes. Mais, à peine dissipée cette première épouvante, l'arrivée des Cimbres jeta Rome dans de nouvelles angoisses. Catulus, consul avec Marius en 102, fut prorogé avec mission de leur barrer la route. Mais l'insuffisance de ses effectifs le força de faire retraite et d'évacuer la plaine du Pô. C'est seulement quand Marius, appelé en renfort, eut fait sa jonction avec lui, qu'il put accepter la bataille que leur offrit devant Verceil, aux Campi Raudii, le roi des Cimbres, Boiorix. Avant d'engager le combat, Marius, pour sa part, voua aux dieux une hécatombe, tandis que Catulus promettait d'élever un

147 R. Paribeni, Noterelle epigrafiche, BCAR, XLIII, 1916, p. 168 sq., a proposé d'interpréter l'inscription gravée sur la plinthe d'une statuette mutilée de la Fortune assise (la tête et les bras manquent), découverte en 1865 sur le Palatin, [Co]rnelius Anton. . . / \Fo\rtune Camcesi d.d. (CIL VI 185 = 30709), comme une déformation de Campesi : épiclèse qui traduirait la volonté du dédicant, rendant hommage à Fortuna Huiusce Diei, dans son sa- cellum du Palatin, de rappeler en même temps Vaedes majeure qu'elle possédait au Champ de Mars. L'explication, si elle était verifiable, confirmerait l'hypothèse, que nous défendons, du lieu de culte mineur du Palatin, secondaire par rapport au temple principal du Champ de Mars.

148 Cf. le choix significatif de Dessau, ILS, n°3646- 3674. Nullus locus sine Genio, dit Servius (Aen. 5, 95); de même Fest. Paul. 84, 7 : Genium esse putarunt unius-

cuiusque loci deum; et Prud. c. Symm. 2, 446-449 : cum portis, domibus, thermis, stabulis soleatis adsignare suos Genios, perque omnia membra Vrbis perque locos Geniorum milia multa fingere. . .

Rien de tel, à notre connaissance, pour Fortuna. 149 Supra, p. 157. 150 Mar. 23-27. Plutarque, dont la source principale doit

être Posidonius, fait également allusion aux Mémoires de Sulla, qui prit part à la bataille. Mais il ne connaît qu'indirectement le Liber de consulatu et de rebus gestis qu'avait rédigé Catulus (cf. la Notice de l'éd. Flacelière-Chambry, p. 83-85). Sur l'ensemble des faits, C. Jullian, Histoire de la Gaule, III, Paris, 1909, p. 88-91 ; G. Bloch-J. Carcopino, Des Gracques à Sulla, p. 341 sq.; R. G. Lewis, Catulus and the Cimbri, 102 B.C., Hermes, CII, 1974, p. 90-109.

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temple à la «Fortune de Ce Jour»: double vœu prononcé, selon la formule latine, in ipso discrimine, car la lutte commençait dans des conditions critiques pour les Romains, qui, s'étant élancés sans que leurs chefs pussent les retenir, risquaient d'être victimes de la ruse des barbares et d'être pris en étau entre leur cavalerie et leur infanterie.

La déesse entendit la prière de Catulus et lui donna l'aide dont il avait besoin. Car le déroulement de la bataille déjoua non seulement les espérances des Cimbres, mais toutes les prévisions de Marius. Trop sûr de lui, lors du sacrifice qui précéda le combat, il s'était écrié, à la vue des entrailles des victimes : «la victoire est à moi»; et, malignement, il avait laissé à Catulus le commandement du centre et placé aux ailes ses propres légions, calculant qu'elles envelopperaient l'ennemi et lui attribueraient ainsi toute la gloire du succès, aux dépens de Catulus. Duplicité qui se retourna contre lui. Car il s'éleva tant de poussière, en cette chaude journée de juillet, que Marius perdit de vue l'ennemi et erra à sa recherche, tandis que Catulus soutenait seul le choc des barbares. Plus de cent mille d'entre eux se firent massacrer. Leurs femmes, spectacle tragique, montées sur leurs chariots, vêtues de robes noires, achevaient les fuyards, puis se tuaient elles-mêmes. Les troupes de Marius pillèrent leurs bagages, mais c'est au camp de Catulus que furent portées les dépouilles des combattants, et c'est les javelots de ses soldats, qui portaient gravé le nom de leur général, qu'on retrouva sur le champ de bataille, preuve patente qui eût dû apaiser la rivalité des deux camps romains, dont chacun revendiquait pour son chef l'honneur de la victoire. Pourtant, c'est à

rius seul qu'en revint toute la gloire, c'est lui que le peuple, à son retour, surnomma troisième fondateur de Rome et c'est à lui seul qu'il eût voulu accorder le triomphe. Ce que Marius, toutefois, refusa, soit, dit Plutarque, qu'il jouît avec modération de sa prospérité, soit, plutôt, qu'il craignît les soldats de Catulus, prêts à prendre fait et cause pour leur général, si on avait prétendu le frustrer de sa victoire.

On comprend mieux, dans ces conditions, l'humilité de Catulus à l'égard de la Fortune, si éloignée de l'hybris dont Marius se rend coupable, si différente aussi de la fierté conquérante dont, quatre-vingts ans plus tôt, Fulvius Flaccus avait fait preuve dans son combat contre les Celtibères, n'invoquant les dieux qu'une fois la victoire assurée, pour leur rendre grâces d'un succès acquis par ses seules forces, non pour les appeler à son secours151. Catulus, homme d'honneur, mais général médiocre152, qui sait sacrifier sa réputation personnelle à l'intérêt de sa patrie153, n'a pas la stature d'un Marius. Partageant le commandement avec lui, il est, sur tous les plans, en état d'infériorité devant son illustre collègue et rival. Ses troupes sont, de loin, les moins nombreuses154. Grand lettré, amateur d'art, philhellène et philosophe155, il n'a ni sa personnalité brutale, mais puissante, ni ses prestigieux états de service, ni son passé politique : Marius, en 101, gère son cinquième consulat; Catulus, qui a été son collègue l'année précédente, n'est parvenu qu'avec peine à la plus haute des magistratures, après trois échecs électoraux. A l'antipathie personnelle qui séparait cet homme du monde raffiné de Marius, qui, de sa vie, n'avait «sacrifié aux Grâces»156, s'ajoutait le souvenir tout frais de

151 Supra, p. 139. 152 «Catulus, collègue de Marius, un honnête homme,

mais peu efficace à la guerre», le dépeint Plutarque, Sull. 4, 3 (trad. Flacelière-Chambry).

153 Plut. Mar. 23, 5-6. Aux nombreux éloges de Cicé- RON, Plane. 12; Mur. 36; de orat. 3, 9: uirum omni laude praestantem ; Brut. 132, etc., on ajoutera Vell. 2, 22, 4 : et aliarum uirtutum et belli Cimbrici gloria. . . celeberrimus.

154 Vingt mille trois cents hommes, contre les trente- deux mille de Marius (Plut. Mar. 25, 6).

155 Sur sa biographie. Münzer, s.v. Lutatius, RE, XIII,

2, n° 7, col. 2072-2082. Cf. l'attachant portrait qu'en a tracé H. Bardon, La littérature latine inconnue, I, p. 115-124. Sa conception de la Fortune se rattache-t-elle à une doctrine philosophique précise? Autant qu'on puisse en juger d'après Cicéron, il semble avoir fait preuve d'un syncrétisme philosophique, qui préfigure celui de Cicéron lui- même, et qui s'oriente à la fois vers le platonisme (de orat. 3, 21 et 129), le péripatétisme d'Aristote et de Théo- phraste (Ibid., 2, 152; 3, 182 et 187), et la Nouvelle Académie de Camèade (Acad. pr. 2, 148).

156 Selon la formule de Plutarque, Mar. 2, 3-4, qui

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 167

leur dernière campagne : Catulus était l'homme qui avait dû reculer devant les Cimbres et leur livrer les campagnes de la Vénétie et de la Lombardie, qu'ils mirent à sac; Marius était celui qui, à Aix, avait écrasé les barbares du nord, sauvé la Provence et l'Italie. Né dans une famille où l'on avait le culte héréditaire de la Fortune, conscient de ses faibles mérites militaires et de l'insuffisance de sa nirtus, dépourvu, enfin, de la félicitas, non seulement traditionnelle, liée à la possession des auspices, mais aussi personnelle et déjà impérato- riale de Marius157, en l'absence de l'un et l'autre de ces dons qui, de soi, peuvent entraîner le succès des armes, Catulus ne pouvait, pour obtenir la victoire, compter que sur la faveur de la Fortune, de la Chance souveraine et gratuite. Comment, se connaissant tel qu'il était, n'eût-il pas été ébranlé, lorsqu'il vit l'immense marée des Cimbres, armés de leurs casques monstrueux, qui figuraient des mufles de bêtes sauvages, surmontés d'aigrettes qui les faisaient ressembler à des géants, déferler sur le champ de bataille comme une mer infinie, prête à tout submerger, Rome, son empire et, avec elle, le monde civilisé? Et comment n'eût-il pas élevé sa prière vers la puissance surnaturelle capable, plus que toute autre, de retourner la face des choses?

Telle est la vision historique et dramatique qui a donné naissance au culte de Fortuna Huiusce Diet. Elle n'était pas, dans l'esprit de Catulus, le numen quotidien des jours heureux et sûrs, de ceux où l'humanité poursuit, sans surprise, une existence terne et tranquille dont le cours est tracé à l'avance, se bornant à saisir les menues occasions qui passent à sa portée. Sans doute, vénérée à Rome dans l'harmonie sereine de son sanctuaire du

Champ de Mars, paré des bronzes de Phidias et de Pythagoras, a-t-elle pris ce visage équilibré et rassurant, celui de la chance ou du destin tout-puissant, mais accessible, que, chaque jour, in omnis dies, affirme Cicéron, l'on peut capter et qui offre aux mortels l'espérance quotidiennement renouvelée du bonheur. Mais elle avait, à ses origines, un accent plus poignant et plus âpre. Née de l'horreur suscitée par l'invasion des Cimbres, elle était la divinité impénétrable qui, à des moments par elle mystérieusement choisis, fait basculer le sort du monde. Les instants auxquels elle préside sont les heures suprêmes et solennelles qui scellent le destin d'une nation, les «jours» pathétiques où l'univers vacille sous le coup d'un grand cataclysme, puis revient, de par la volonté de la Fortune, à sa position première, dans l'ordre retrouvé des choses humaines. Dans ces amples oscillations de l'histoire, les prévisions des hommes, et même leurs mérites, sont de peu de poids. Catulus l'avait vécu par l'amère expérience des mois précédents où, le rapport des forces lui étant contraire, il avait dû, quelles que fussent ses capacités, battre en retraite devant les Cimbres. Il savait aussi que la gloire et la justice ne vont pas nécessairement de pair et qu'ayant eu toute la peine de la bataille, il risquait fort de ne pas en avoir tout l'honneur : sinon, ses soldats eussent-ils pris la précaution de graver son nom sur leurs javelots, pour qu'en cas de contestation, ce qui advint effectivement, on pût départager qui, de ses troupes ou de celles de Marius, avait réellement remporté la victoire? Catulus, formé à l'école des philosophes grecs, est l'un de ces généraux romains qui ont pesé l'inanité de l'action humaine devant le pouvoir de la Fortune.

paraphrase, non sans esprit, le conseil vainement répété de Platon à Xénocrate : « Mon cher Xénocrate, sacrifie donc aux Grâces ! ».

157 Cf. J.C.Richard, La Victoire de Marius, MEFR, LXXVII, 1965, p. 69-86, qui souligne la supériorité des auspices de celui-ci, alors consul, sur ceux de Catulus, qui n'était que proconsul, et la part secondaire de ce dernier dans une victoire qui, en strict droit politique et religieux, avait été remportée sous les auspices du seul Marius, ce qui justifiait ses prétentions à s'arroger le monopole du triomphe. D'où le recours de Catulus à une

tuna donneuse de Chance qui, en l'absence de la félicitas, peut seule le hausser au niveau de Marius et compenser son infériorité au plan de la légitimité religieuse. Mais cette Fortuna n'est en rien sa protectrice personnelle : Catulus est un esprit trop modéré pour cela et qui ne préfigure nullement les imperatores du Ier siècle, élus par une divinité à laquelle ils vouent leur prédilection. Au contraire, la Fortune dont il est le créateur est la plus impersonnelle qui soit. Chance pure, qui préside au «jour» qui passe, sans considération du mortel, quel qu'il soit, qui agit en cet instant.

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168 FORTUNA-TYCHÉ

Nous lui connaissons au moins deux illustres devanciers : Paul-Émile et son fils, Sci- pion Émilien. Paul-Émile, avant même d'en faire personnellement l'épreuve, semble avoir été hanté par un pressentiment funeste de l'instabilité des choses humaines, analogue à celui qui étreindra Polybe devant la destruction de la monarchie macédonienne. La bataille de Pydna, comme celle de Verceil, fut l'une de ces journées qui changent la face du monde et où l'on sent tourner la Fortune qui, après avoir livré l'empire perse aux coups d'Alexandre, faisait à son tour tomber son royaume sous les coups des Romains158. Après avoir pleuré sur les vicissitudes de la condition humaine159, Paul-Émile, lorsqu'il reçut Persée dans son camp, en tira cette leçon à l'usage des jeunes gens de son entourage : ideo in secundis rebus nihil in quem- quam superbe ac uiolenter consulere decet nec praesenti credere fortunae, cum, quid uesper ferat, incertum sit160. Lui-même en donna bientôt l'exemple tragique. Après avoir perdu les deux fils qui lui restaient, l'un avant,

tre après son triomphe, il prononça devant le peuple un discours mémorable, dont Valère- Maxime nous a transmis un fragment, où il opposait son «bonheur» de général et d'homme d'État à sa «fortune» personnelle, et où il rappelait combien la Fortune changeante accable ceux qu'elle a d'abord favorisés. Ces paroles se retrouvent, suffisamment proches, chez Tite-Live et chez Plutarque161, pour qu'on les fasse, selon toute vraisemblance, remonter à une source commune, à Polybe, qui, s'il ne les avait lui-même entendues, devait au moins les tenir de témoins directs162, circonstance qui, à défaut d'exactitude littérale, garantit l'authenticité d'ensemble de leur inspiration. Elles peuvent, aussi, expliquer la créance qu'on accorda si généralement à l'interprétation de Pline que nous avons réfutée : la journée de Pydna, comme celle de Verceil, était digne d'avoir sa Fortune propre, Fortuna Huiusce Diei, et si Paul-Émile ne fut pas, historiquement, le fondateur du culte, psychologiquement, il eût pu l'être163.

Quant à Scipion Émilien, tout jeune

158 Cf. l'aveu de Polybe, 29, 21, à propos des paroles prophétiques de Demetrios de Phalère {supra, p. 41, n. 27) qui, dit-il, lui reviennent sans cesse à l'esprit quand, retraçant la chute de Persée, il se remémore les conquêtes d'Alexandre et la domination toute temporaire que, cent cinquante ans auparavant, la Fortune avait concédée aux Macédoniens, devenus les maîtres du monde.

159 Liv. 45, 4, 2 et 4 : au reçu de la lettre de Persée, et ipse inlacrimasse dicititr sorti humanae; mais après l'avoir lue : miserationem omnem stultitia ignorantis for- tunam suam exemit.

160 Ibid., 8, 6. Cf. Pol. 29, 20; Diod. 30, 23, 1; Plut. Aem. 27.

161 Tite-Live, dont le discours, construit sur le double thème de la publica félicitas et de la priuata fortuna (45, 41, 1-2; cf. 9: defunctam esse fortunam publicam, et 12: uestra félicitas et secunda fortuna publica), par lequel il s'ouvre et se conclut, met fortement l'accent sur les excès périlleux (7 : nimia iam fortuna) et les variations de la Fortune : illud optaui ut, cum ex summo retro uolui Fortuna consuesset, mutationem eius domus mea potius quant res publica sentirei {Ibid., 8); Plut. Aem. 36, 2-9. Cf., sur l'utilisation commune de Polybe par les deux historiens, la Notice de l'éd. Flacelière-Chambry de Plutarque (1966), p. 65; et, plus particulièrement, sur l'importance de la source polybienne chez Tite-Live (ainsi que chez Diodore et Plutarque), là même où l'on eût pu s'attendre à une source annalistique, l'Introduction de P. Jal au livre XLV (1979), p. X-XIV; XXVI-XXIX; XXXIV; et

p. 166, n. 20. Mais plus précieux encore est le fragment authentique conservé par Valère-Maxime, 5, 10, 2, d'un ton plus religieux et plus traditionnel, et qui provient d'une source différente, latine celle-là. Pour une confrontation de ces textes parallèles, infra, p. 204 sq.

162 Sans doute Q. Fabius Maximus ou Scipion Émilien, selon P. Pédech, La méthode historique de Polybe, p. 352, à qui nous renvoyons pour toute cette analyse.

163 Si l'on cherche à mieux pénétrer la psychologie religieuse de Paul-Émile et sa défiance à l'égard de la Fortune éphémère et funeste, qui ourdit tant de maux pour l'humanité (cf. Val. Max., cité infra, p. 204), on pourrait songer à rapprocher deux autres gestes religieux, contemporains, du même personnage : la consécration, après les fêtes d'Amphipolis, des dépouilles prises à l'ennemi, entassées en un monceau énorme, auquel il mit lui-même le feu après avoir prié Mars, Minerve, Lua Mater, et les autres dieux quibus spolia hostium dica- re ius fasque est (Liv. 45, 33, 1-2); puis, après son retour à Rome, celle de l'Athéna de Phidias, aliam Mineruam, quam Romae Paulus Aemilius. . . dicauit (Plin. NH 34, 54), sur l'area sacrée du Largo Argentina. Sans doute l'offrande des dépouilles des Macédoniens s'adresse-t-elle à une Minerve qui, associée à Mars et à Lua Mater, la Dissolution divinisée (G.Dumézil, Déesses latines, p. 99-115), est avant tout la déesse guerrière (à moins qu'on ne voie en cette Minerve un équivalent de Nerio; cf. G.Dumézil, op. cit., p. 102; et Rei. rom. arch., p. 282 et 312 sq.). Mais l'intérêt manifesté à la même divinité, par la dédicace du

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LES CULTES DU IIe SIÈCLE 169

alors164, il n'oublia pas la leçon qu'il avait entendue de la bouche de son père : lors de la chute de Carthage, il la formula, en des termes semblables, à l'adresse de ses compagnons, quand Hasdrubal vint se rendre à lui165, et il avait, dit Panétius, coutume de répéter que, de même qu'on dresse les chevaux trop fougueux, il faut dresser par la raison et l'apprentissage de la philosophie les hommes trop confiants dans leur prospérité, ut perspicerent rerum humanarum imbecillita- tem uarietatemque fortunae166. Or Catulus, né vers 150, fit, semble-t-il, ses premières armes au siège de Numance, où il aurait été admis dans l'entourage de Scipion Émilien167. Nous aurions là, dans ce cas typique de la formation du jeune Romain, d'autant plus digne d'intérêt que Catulus fut orphelin de père dès l'enfance, instruit simultanément par les leçons vivantes de ses aînés et par l'enseignement théorique de la philosophie grecque, un bel exemple de filiation spirituelle. Mais ce qui, chez Paul-Émile et Scipion Émilien, est resté à l'état de méditation philosophique et historique, a, dans la pensée du vainqueur de Verceil, habité lui aussi d'un sentiment angoissé de l'éphémère, de la chance donnée non pour une vie, ni même pour la durée d'une magistrature - la félicitas -, mais pour une journée, pris forme cultuelle, peut-être justement parce qu'une tradition familiale, ancienne chez les Lutatii, l'inclinait à tourner sa dévotion vers la Fortune.

On mesure le chemin que la pensée romaine a parcouru depuis le vœu de Fulvius Flac- cus à Fortuna Equestris en 180. Le nom

même du culte qu'il avait créé associait l'action courageuse des hommes, des équités romains, aux décrets de la Fortune. De la fondation de Catulus, toute mention des hommes et de leur mérite a disparu : si la victoire fut acquise, ce fut par l'efficacité de la Fortune, non par la leur, qui n'est rien sans la sanction de la Divinité. A la relation de cause à effet uir tus- fortuna, qui mettait au premier plan l'initiative humaine, à la croyance en la maîtrise des mortels sur l'événement, grâce à leur uirtus qui entraîne, de soi, l'acquiescement de la Fortune, s'est substituée l'omnipotence de la déesse, dont le poids souverain est désormais celui d'une puissance fatale. Là où, naguère, le moralisme romain affirmait sa foi en la consécration de la uirtus par la fortuna, il y a maintenant, par un total renversement des valeurs, compensation de la uirtus, ou de son absence, par la fortuna, la chance gratuite et irrationnelle, qui ne se mérite ni ne s'explique, et qui, seule, peut contrebalancer l'insuffisance des mérites humains. A l'extrême fin du IIe siècle, les certitudes triomphantes de Rome sur les rapports de la uirtus et de la fortuna, sur la victoire, couronnement des «vertus» d'une nation, commencent à s'effriter. Déjà, la croyance de Catulus en la Fortune est l'expression d'une philosophie plus que d'une religion. Ce qui explique que le temple qu'il a voué en 101 soit, pour nous, le dernier que la déesse ait reçu à l'époque républicaine : entre sa dédicace, au début du Ier siècle, et la fondation du principat, nous ne connaissons pas d'autre sanctuaire nouveau qui, à Rome, lui ait officiellement été consacré168.

bronze de Phidias, engage à reconnaître aussi en elle la Sagesse divine, l'incarnation surnaturelle de la ratio, honorée par le vainqueur de Persée comme la puissance antagoniste de la fortuna. Dans l'esprit de Paul-Émile, qui, homme de culture et homme de guerre, rend cet hommage à la Pensée armée, leur action s'oppose terme à terme, comme celle de l'ordre et du chaos, de l'intelligible et de l'irrationnel, toutes deux à l'œuvre non seulement dans le domaine de la guerre, mais, d'une façon générale, dans le cours de l'histoire et des existences individuelles, où l'une contribue à maintenir le jeu stable de la félicitas, tandis que l'autre renverse malignement les prospérités acquises.

164 II avait dix-sept ans (Liv. 44, 44, 3; cf. Plut. Aem. 22, 4).

165 Pou 38, 20, 1-3. 166 Cic. off. 1, 90. 167 Münzer, s.v., RE, XIII, 2, col. 2072 sq.; cf. H. O. Si

mon, Vita Q. Lutatii Q. f. Catuli, Festschrift zu der dritten Sacularfeier des Berlinischen Gymnasiums zum grauen Kloster, Berlin, 1874, p. 85; et R. Büttner, Porcius Licinus und der litterarische Kreis des Q. Lutatius Catulus, Leipzig, 1893, p. 132.

168 Sous cette double réserve, cependant: 1) Que nous ignorons à quelle date furent dédiés le deuxième et le troisième temple de Fortuna Publica sur le Quirinal, ainsi que le second sanctuaire de Fortuna Huiusce Diet au Palatin. Mais, à supposer qu'ils appartiennent, par leur construction, au Ier siècle (comme, d'ailleurs, l'aedes Catuli elle-même), ce qui est extrêmement douteux et en

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170 FORTUNA-TYCHÉ

Avec lui s'achève l'histoire cultuelle de Fortuna sous la République : désormais, la préoccupation qu'elle éveille dans l'âme des humains se traduira par les spéculations de l'esprit beaucoup plus que par les hommages de la piété traditionnelle.

Ainsi, une fois éliminé le pseudo-temple de Fortuna Huiusce Diei attribué à Paul-Émile, les fondations cultuelles du IIe siècle en l'honneur de Fortuna se réduisent à deux : celle de Fulvius Flaccus en 180; celle de Catulus en 101. Aux deux extrémités du siècle, leurs rapports ambivalents se définissent à la fois par l'unité et l'antithèse. Unité fonctionnelle : car ces cultes voués par des généraux à des fins militaires ressortissent tous deux à l'idée de victoire, par laquelle se traduit dans la religion officielle la toute-puissance de la Fortune. Mais aussi, à rebours, contradiction

logique : l'action humaine, la tutelle d'un groupe d'hommes méritants, étaient exaltées par le culte de Fulvius Flaccus; celui de Catulus, à l'inverse, consacre le pouvoir absolu de la Fortune sur le cours des événements - Huiusce Diei -, comme si l'action humaine était annihilée devant sa puissance souveraine. Ce renversement de perspective ne peut se justifier que par une majoration de la Fortune romaine, qui s'est accomplie entre-temps. L'hiatus chronologique de ces quatre-vingts ans, qui séparent le culte de Fulvius Flaccus et celui de Catulus, se double d'un hiatus spirituel non moins considérable, qui ne peut s'expliquer que par la révolution idéologique du IIe siècle, révolution qui, dans l'intervalle, a bouleversé les conceptions romaines sur la nature et l'efficacité de la Fortune.

tout cas indémontrable, ce ne seraient, du point de vue théologique, que des prolongements des cultes du IIe siècle. 2) Que nous ne connaissons pas davantage les

tuaires privés qui, dans la même période, ont pu être consacrés à la déesse, à Rome même, par les particuliers.

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CHAPITRE V

D'ENNIUS À ACCIUS : LA NOUVELLE IDÉOLOGIE DE LA FORTUNE

Era. . . Fors Ennius, ann. 197 Vahl.

Les premières constatations que suggère une étude sémantique de fortuna dans la littérature, c'est-à-dire, en fait, dans la poésie latine du IIe siècle1, confirment entièrement les conclusions partielles que l'on pouvait déjà tirer de l'histoire cultuelle de cette période. Précisons d'abord l'étendue du matériel dont nous disposons : il s'élève, au total, à cinquante-huit emplois de fortuna, nom divin ou nom commun, auxquels il convient d'adjoindre quinze exemples de fors qui n'intéressent pas moins notre sujet2. Abondance toute relative et qui donne une idée des immenses lacunes de notre information : Plaute, dont le théâtre nous avait fourni trente-sept exemples, représente, à lui seul, à peu près les deux tiers de tous les écrivains du IIe siècle réunis. D'autant que, sur cette somme, des fragments aussi minces que ceux, Térence excepté, des divers poètes comiques, ou même de Caton n'ont guère d'intérêt que statistique. Or, sur la totalité des emplois recensés, qui regroupe ceux de fors et de fortuna, la proportion de ce que

nous avions appelé, chez Plaute, les «Fortunes cultuelles», est infime. Nous n'avons dénombré, chez tous les auteurs du IIe siècle, que quatre allusions à la déesse Fortuna désignée par l'un des authentiques «noms de culte» sous lesquels on l'invoquait dans la religion contemporaine; et si, sur ces quatre exemples, les plus riches de sens, qui tous trois concernent Fors Fortuna, apparaissent chez Térence, puis, sur un autre mode, chez Lucilius, ce n'est sans doute pas un hasard, alors que, de formation plus récente, la Bona Fortuna d'Afranius n'est déjà plus qu'une clause de style, qui tend vers la négation3. Nous ne saurions donc attendre de la littérature latine du IIe siècle l'équivalent de ce que nous avions trouvé chez Plaute : un complément irremplaçable à l'histoire officielle de la déesse, telle que nous la faisait connaître l'an- nalistique. On n'observe plus trace, dans la poésie du siècle suivant, de cette religion populaire de Fortuna qui donnait tant de prix au témoignage de Plaute. Ce qui ne signifie

1 Nous n'avons relevé, d'après les indices de Caton (par H.Jordan, Leipzig, 1860; et R. Krumbiegel, à l'éd. H. Keil du De agri cultura, Leipzig, 1884-1897), des fragments des historiens (H. Peter, Historicorum Roma- norum reliquiae, I, 2e éd., Leipzig, 1914; reprod. Stuttgart, 1967) et des orateurs (E. Malcovati, Oratorum Ro- manorum fragmenta liberae rei publicae, 4e éd., Turin, 1976-1979; index établi par H. Vretska, T. II), que quatre exemples en prose : deux chez Caton (sens II et III), l'un dans les Origines {supra, p. 114, n. 131; et RPh, LV, 1981, p. 299), l'autre, fortunas secundas, dans un des discours de sa censure, Ad litis censorias (Malcovati, I,

frg. 122, p. 49); un exemple chez Paul-Émile (sens I; supra, p. 168, et infra, p. 204); un chez Caelius Antipa- ter, in statu fortunae rei p. (sens III; Peter, I, frg. 47, p. 173). Pour l'ensemble de l'analyse sémantique et des thèmes littéraires, nous renvoyons à nouveau à P. R. Co- leman-Norton, The conception of Fortune in Roman drama, et à la dissertation de F. M. Lazarus, Fortuna in selected republican authors {supra, p. 89, n. 8, et 91, η. 12), p. 83-171.

2 A l'exclusion des forte purement adverbiaux, que nous n'avons pas à prendre en compte ici.

3 Infra, p. 185, n. 54.

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172 FORTUNA-TYCHÉ

pas nécessairement que, peu à peu délaissée par la piété des Romains, elle ait perdu la place qu'elle occupait naguère dans leur vie religieuse. Nous ne devons pas perdre de vue la diversité des genres littéraires auxquels appartiennent les fragments qui nous sont parvenus: s'il est naturel de trouver dans la comédie, proche des réalités de l'existence quotidienne, dans celle de Flaute surtout, l'expression vivante et pittoresque de cette religiosité populaire, on ne saurait évidemment, à la lecture d'Ennius, de Pacuvius ou d'Ac- cius, découvrir tant de familiarité plébéienne ni formuler la même exigence à l'égard des genres sublimes que sont l'épopée et la tragédie. Mais il n'en est pas moins révélateur d'un notable changement spirituel que, d'un siècle à l'autre, l'accent de la production littéraire romaine se soit déplacé de la religion vers l'idéologie qui, désormais, s'articule autour des deux notions de souveraineté et de hasard, auxquelles il convient d'adjoindre celle, encore à ses débuts, de «fortune personnelle».

I - Ennius et l'accession à la souveraineté

Ennius, pater Ennius, selon l'expression d'Horace et de Properce4, tiendra dans cette étude une place d'honneur : il ne la doit pas seulement à sa priorité chronologique, ni à son importance statistique5, mais, sur deux points au moins, il a initié, dans toute la force religieuse du terme, le public romain à une conception nouvelle de la Fortune, plus étroitement calquée sur la Tyché grecque que tout

ce qui l'avait précédé dans la pensée romaine. Le texte essentiel est, à cet égard, celui où, au livre VI des Annales, Pyrrhus, faisant assaut de générosité avec les ambassadeurs romains, conduits par Fabricius, qui viennent pour conclure le rachat des prisonniers après la bataille d'Héraclée, refuse toute rançon et leur adresse ce discours «royal et digne de la race des Éacides»6 :

Vosne uelit an me regnare era quidue ferai Fors

uirtute experiamur. Et hoc simul accipe dictum :

quorum uirtuti belli fortuna pepercit, eorundem me libertati parcere certum

est. Dono, ducite, doque uolentibus cum

magnis dis1.

Que Vera Fors d'Ennius, la «Fortune souveraine», «maîtresse» des hommes et des choses, soit bien la déesse qu'honorait la tradition nationale, à laquelle elle emprunte d'ailleurs son vieux nom latin, Fors, repris ensuite par belli fortuna, ressort clairement du contexte : elle n'est pas, si abstraite soit-elle, quelque evanescente et diffuse entité, Sort, «Être suprême» ou Destinée areligieuse, mais, jointe aux «grands dieux» dont le vouloir se confond avec le sien, elle reste une divinité et garde sa pleine réalité surnaturelle. C'est de la Fortune, reine du monde, que procède tout pouvoir temporel. C'est elle qui, aux États et aux individus, donne la victoire et la suprématie politique qui en découle : le regnum, dit le Grec Pyrrhus, roi d'Épire, là où un Romain

4 Hor. epist. 1, 19, 7; Prop. 3, 3, 6. 5 Ennius est représenté par quatorze emplois (treize

de fortuna, et un seul de fors, mais capital), nombre qui n'est dépassé au IIe siècle que par Térence (quatorze fortuna, cinq fors), et qui prend toute sa signification si l'on met en balance les quelque onze cents vers qui nous sont parvenus de son œuvre avec les six comédies complètes de Térence.

6 Cic. off. 1, 38, qui cite le passage; cf. Liv. per. 13 : C. Fabricius missus ad eum a senatu, ut de redimendis cap- tiuis ageret. . . captiui sine pretto remissi sunt; Val. Max. 2, 7, 15; Flor. 1, 13, 15 : captiuosque indulgenter habuit et sine pretto restituii; Plut. Pyrrh. 20. Sur les divergences entre les sources et la réalité des faits, A. Piganiol, Conq. rom., p. 207 sq.; Ο. Skutsch, Studia enniana, Londres,

1968, p. 10 sq. («lecture» de 1951); P. Leveque, Pyrrhos, Paris, 1957, p. 341-370, qui admet pour authentiques les négociations de 280-279, et que Pyrrhus libéra effectivement des prisonniers sans rançon; F. W. Walbank, dans CR, XIX, 1969, p. 332-334.

1 Ann. 197-201 Vahl. (J. Vahlen, Ennianae poesis reliquiae, 3e éd., Leipzig, 1928; reprod. Amsterdam, 1963; cf. p. CLXXVII sq.); 189-193 Warm. (E. H. Warmington, Remains of old Latin, coll. Loeb, I, 1935; nouv. éd., 1956); 117-121, p. 69 sq. Heurgon (J. Heurgon, Ennius, Paris, C.D.U., «Les Cours de Sorbonne», 1958); p. 50 sq. Magno (P. Magno, Quinto Ennio, Fasano di Puglia, 1979); 186- 190, p. 87 Sk. (O. Skutsch, The «Annals-» of Q. Ennius, Oxford, 1985; cf. p. 328 et 347-353).

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D'ENNIUS À ACCIUS 173

eût, peut-être, plus justement pensé «Yimpe- rium». Mais ces dons de la Fortune, celui, en particulier, de l'empire universel, ne sont pas conférés au hasard : ils se règlent sur la uirtus des humains. D'où l'invite chevaleresque que Pyrrhus adresse à ses adversaires romains : puisque sa victoire d'Héraclée n'a pas tranché l'issue de la guerre, toujours indécise, uirtute experiamur. Courage, valeur, mérite : telle est la pierre de touche, Γ« épreuve» dont use Fortuna pour élire les plus dignes d'entre les mortels, et ceux qui, de cette ordalie de la uirtus, sortiront vainqueurs, le seront non seulement de fait, mais aussi de droit - légitimes dominateurs du monde.

Déjà, ce «jugement de Dieu» s'est accompli dans l'histoire : les prisonniers dont Fabricius est venu négocier le rachat n'ont pas dû leur salut aux incalculables «hasards de la guerre». La fortuna belli, du même ordre que le Mars belli*, est le principe abstrait et mystérieux émané de la déesse Fortuna, le «sort des armes» qu'elle édicté selon son vouloir souverain, mais non selon son bon plaisir, et qui, sur les champs de bataille, décide, efficace et sans appel, de la victoire et du destin des combattants9. Or, ceux dont elle a épargné la vie sont, de ce fait même, désignés comme des guerriers valeureux : en vertu du principe fortis Fortuna adiuuat, le salut qu'elle leur a octroyé n'est que la juste récompense de leur courage10; aussi Pyrrhus, respectueux de la volonté divine, les épargne-t-il à son tour -

pepercit, parcere - et les rend-il à la liberté. Ainsi Ennius formule une philosophie ou une éthique de l'histoire où la victoire couronne la supériorité morale des nations et des individus et dont les deux pivots sont Vera Fors, d'une part, et, de l'autre, la uirtus des humains : le pouvoir est donné par les dieux aux meilleurs d'entre les mortels. Malgré l'atmosphère héroïque qui entoure la scène, ce n'est pas là une noble chimère que Pyrrhus aurait rêvée, inspirée par l'image d'Achille, son ancêtre, ou par celle d'Alexandre. Ni une conception sublime, mais éphémère, esquissée par Ennius pour magnifier le geste généreux du roi qui, de fait, selon la tradition, renvoya les prisonniers sans rançon. C'est l'intime conviction d'Ennius que nous lisons ici, de ce Messapien devenu citoyen de Rome, et plus romain par l'esprit que les plus purs fils de Romulus.

Il n'y a, dans les fragments de son œuvre qui nous ont été conservés, que deux autres passages où il fasse allusion à la déesse Fortuna. L'un, qui provient du livre IX,

. . . mortalem summum Fortuna repente reddidit e summo regno ut famul olti-

mus esset11,

appartient au discours que, dans les Annales comme chez Tite-Live, Hannibal devait adresser à Scipion, lors de leur entrevue avant la bataille de Zama. Le thème en est identique : les brusques retournements de Fortune, en

8 Avec lequel elle est parfois associée : Cic. de orat. 3, 167 (sur la métonymie Martern belli esse communem); Sest. 12; Phil. 10, 20; fam. 6, 4, 1; Liv. 5, 12, 1; 8, 11, 6; 8, 23, 8; 8, 31, 5; 10, 28, 1 (communis adhuc Mars belli er at necdum discrimen fortuna fecerat); 28, 41, 14; 30, 30, 20 (uim fortunae Martemque belli communem).

9 C'est le premier emploi attesté de cette expression qu'on retrouve fréquemment, en particulier chez les historiens, et avec une valeur à peu près constante. La fortuna belli, qui ressortit originellement au sens II et à la catégorie des «fortunes abstraites», est le facteur impénétrable du succès qui, penchant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, dépasse les prévisions et l'entendement humains, et que nul mortel ne peut maîtriser, source des heurs et des malheurs de la guerre. Cf. Cic. Verr. 5, 132; Marc. 15; Brut. 135 (fortuna belli... inuidia populi); ad Brut. 1, 10, 2; Caes. BG 1, 36, 3; 2, 16, 3 (belli fortunam templare, experiri); BC 2, 6, 1; 2, 32, 6; Sall. Cat. 57, 5;

or. Lep. 5; Liv. 3, 61, 4; 5, 12, 1 (Martern communem belli fortunamque accusante); 9, 41, 5; 21, 1, 2 (adeo uaria fortuna belli ancepsque Mars fuit); Tac. hist. 2, 27, 2, où les cohortes des Bataves pèchent par ύβρις - superbe agebant - en prétendant omnem belli fortunam in ipsorum manu sitam, tandis que, chez Lucain, 4, 402 et 712; 6, 593, la belli Fortuna, redivinisée par le poète, se rapproche du sens I et tend à redevenir un aspect particulier de la déesse Fortuna, en tant qu'elle manifeste son pouvoir à la guerre, comparable, en quelque sorte, à la Fortuna Huiusce Diei ou à la Fortuna loci. Cf. Thesaurus, s.v. bel- lum, II, col. 1843.

10 C'est exactement le sens du mot de Caton (supra, n. 1) : dii. . . fortunam ex uirtute eius dedere.

"Ann. 312 sq. Vahl. (cf. p.CXCII); 313 sq. Warm.; 176 sq., p. 90 Heurgon; p. 117 Magno; 312 sq., p. 97 Sk. (cf. p. 475 et 489-493, sur le texte, cité par Non. 157, 8, qui «cannot be restored with any certainty»).

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174 FORTUNA-TYCHÉ

qui nul ne doit placer sa confiance12. Ces mouvements soudains, repente, sont un fait d'expérience; d'où l'emploi du parfait, qui achève de donner à la sentence son allure gnomique. L'avertissement se teinte de menace : que Scipion ne se croie pas au-dessus des coups de la Fortune, l'inconstance dont Hannibal, son aîné, a déjà été victime l'atteindra à son tour. Fait d'expérience, aussi, dans l'autre acception du terme : les caprices de la Fortune ne s'expliquent pas; ils se constatent, ou ils s'éprouvent. Pour le public romain du début du IIe siècle, ce n'est déjà plus une idée neuve. Nous l'avons vue exprimée chez Plaute qui, dans les Captifs, prête à Tyndare la même réflexion sur la Fortune qui, à son gré, abaisse le sort des humains :

. . . artatque ut lubet; me qui liber fueram seruum fecit, e

summo infimum 13.

Pour un homme comme Ennius, dont la

formation intellectuelle est tout hellénique, ces lieux communs de la pensée grecque font partie des vérités premières, enseignées dès le berceau ou les premiers rudiments de la culture. Sa représentation de Fortuna-Tyché, instable et destructrice des grandeurs humaines, est purement grecque. L'utilisation rhétorique qu'il en fait ne l'est pas moins : c'est l'excuse traditionnelle dont usent généraux ou orateurs pour se disculper de leurs erreurs ou de leurs échecs, en les rejetant sur Tyché, dont la fantasque mobilité - repente - et le goût pour les extrêmes - e summo regno fa- mul - sont causes de tous leurs malheurs14.

Le troisième et dernier texte où Ennius ait caractérisé l'action de la Fortune appartient encore aux Annales, au discours que, au livre XIV, Antiochus vaincu adressait à ses sujets :

Infit : «o dues, quae me Fortuna fero sic

contudit, indigno bello confecit acerbo^.

12 Maximae cuique fortunae minime credendum est (Liv. 30, 30, 18). Le thème, sur lequel est construit tout le discours (cf. 9; 11-12; 15; 20-22), est posé dès le début, hoc quoque ludibrium casus ediderit fortuna (§ 5), et repris une dernière fois, avant l'énoncé des propositions de paix, § 23, où il est soutenu par l'exemple funeste de Regulus : nec cohibendo efferentem se fortunam. . . D'où cette autre leçon qu'Hannibal enseigne à Scipion et qu'il a apprise dans l'alternance du bonheur et du malheur: ut rationem sequi quam fortunam malim (§ 10). Tite-Live n'a-t-il fait que développer des lieux communs de la rhétorique, à la suite de Polybe, sa source, qui, déjà, avait rapporté le discours d'Hannibal et les avertissements répétés qu'il lançait à Scipion sur l'instabilité de la Fortune (15, 6, 6-7, 1)? Pourtant, l'analogie d'Ennius et de Polybe, pour qui toute imitation est exclue, incite à penser que les propos - dignes d'un général hellénistique - prêtés au Carthaginois ont un fondement authentique. Quelle qu'y soit la part de Γ« arrangement personnel», Polybe a dû connaître l'entretien des deux généraux tant par les souvenirs de Laelius que par les historiens grecs d'Hannibal (P. Pédech, La méthode historique de Polybe, p. 274-276), tandis qu'Ennius a pu en recueillir des échos encore plus directs, dans l'entourage de l'Africain, de Scipion Nasica, par exemple, avec qui il en usait familièrement (Cic. de orat. 2, 276), ou, mieux encore, de Scipion lui-même, avec qui il était personnellement lié (Cic. Arch. 22).

13 PL. Cap. 304 sq. (cf. supra, p. 108 sq.). 14 L'argument se trouve chez Ennius, au livre VIII : et rursus multae fortunae forte recumbunt; haudquaquam quemquam semper fortuna secuta est

{ann. 288 sq. Vahl., cf. p. CLXXXIX; 285 sq. Warm.; p. 49 sq. Magno), où, croit-on, après le désastre de Cannes, il était employé (dans une délibération du sénat?), mais à une fin inverse, pour réconforter les Romains dans leurs revers, par le rappel de ceux d'autrui, et leur laisser espérer un nouveau retour de Fortune, cette fois dans un sens favorable (259 sq., p. 93 Sk., qui, toutefois, p. 430 et 440 sq., rapproche de Liv. 22, 41, 2-3). D'autres variations sur le même thème se lisent dans une tragédie, peut-être le Thyeste :

. . . Poi mihi fortuna magis nunc défit quam genus. Namque regnum suppetebat mi, ut scias quanto e loco, quantis opibus, quibus de rebus lapsa fortuna accidat

(se. 354-356 Vahl.; 363-365 Warm.; 338-340, p. 144 Joe. - H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, Cambridge, 1967; nouv. éd. 1969 -; cf. p. 394 sq. et 418; p. 184 Magno; cf. G. Paduano, // mondo religioso della tragedia romana, Florence, 1974, p. 48), avec la même juxtaposition de la «chance» (sens II) et de la «destinée» individuelle et prestigieuse (sens III); ainsi qu'au livre I des Annales, dans le songe d'Ilia (ann. 45 sq. Vahl.; 42 sq. Warm.; 30 sq., p. 30 sq. et 35 Heurgon; p. 40 Magno; 44 sq., p. 73 sq. Sk., cf. p. 200) :

ο gnata, tibi sunt ante gerendae aerumnae, post ex fluuio fortuna resistei.

15 Ann. 394 sq. Vahl. (cf. p. CXCIX); 381 sq. 210 sq., p. 105 sq. Heurgon; p. 124 Magno.

Warm. ;

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D'ENNIUS À ACCIUS 175

La fin du premier vers16 est vraisemblablement altérée. Parmi les diverses corrections possibles, Vahlen adopte, presque à regret, semble-t-il, ferocis (au nominatif : « quelle Fortune farouche»), excellente du point de vue paléographique, mais non sans citer les arguments de poids qui plaident en faveur d'une troisième solution, ferocem, de loin la meilleure et la plus riche de sens, que retiennent J. Heurgon et P. Magno. Car, si ferox n'est pas une des épithètes usuelles de la Fortune17, le groupe ferocem contundere, l'adjectif en fin de vers, le verbe à l'initiale du vers suivant, est en revanche attesté chez Virgile, où il est dû sans doute à l'imitation d'Ennius, et, de là, dans le Corpus Tibullianum; et il se retrouve, à travers des variantes, chez Cicéron et chez Tite-Live, avec le même caractère formulaire qui incite à l'adopter pour le texte d'Ennius18. Me Fortuna ferocem / contudit : la Fortune a donc «abattu l'orgueil» d'Antiochus, juste châtiment dont, telle Némésis, elle frappe les superbes. Pourtant, son ΰβρις est telle que la défaite elle-même ne l'a pas éclairé : comme naguère Hannibal, il se croit victime de Tyché et de son arbitraire. Au lieu de se soumettre à la sanction divine, Antiochus, dans son aveuglement, se révolte encore contre la «guerre injuste», «imméritée», indigno bello, à laquelle vient de succomber sa puissance.

Y a-t-il concordance, une fois admise cette correction, entre les trois images de la Fortune que nous voyons s'esquisser à travers les fragments d'Ennius? Que le poète, «demi- grec» par sa naissance et sa culture19, l'ait conçue chaque fois sous les traits de la Tyché

souveraine aux revirements imprévus, qui arbitre les grands conflits de l'histoire, la guerre de Pyrrhus, qui donnera à Rome la domination sur l'Italie, celle d'Antiochus, qui prélude à la conquête de l'Orient, et, plus encore, la seconde guerre punique, n'a rien qui doive surprendre. Mais le problème crucial, esquivé par Hannibal et à peine entrevu par Antiochus, dans l'aveu éphémère qui lui échappe et sur lequel il revient dès le vers suivant, est celui de la responsabilité humaine : les catastrophes dont Tyché frappe les puissants de ce monde n'ont-elles pour cause que son caprice, ou sont-elles le châtiment mérité que les hommes s'attirent eux-mêmes par leurs fautes ou leurs crimes? La révolte orgueilleuse d'Antiochus ou la maxime universelle et résignée d'Hannibal n'ont à cet égard que valeur relative : langage passionnel ou habilement persuasif, qui est celui des ennemis de Rome. Si, au delà de ces apparences, nous voulons atteindre la réalité, ou plutôt, au delà de cette vérité partielle, parvenir à la vérité profonde, c'est à un autre adversaire, loyal et idéalisé celui-là, à Pyrrhus, ou encore à d'autres affirmations du poète que nous devons nous fier.

Que la Fortune soit changeante est un fait indéniable. Mais qu'elle change sans raison n'est qu'une croyance erronée de l'humanité : elle porte ses faveurs là où se trouve la uirtus la plus authentique - uirtute experiamur, selon l'épreuve que Pyrrhus est prêt à tenter. Telle est la conviction qu'exprime par ailleurs le poète dans un fragment du livre VII,

fortibus est fortuna uiris data20,

16 Cité par Priscien, GL Keil (qui corrige en ferox sic), II, 518, 14. Le texte des manuscrits, fero sic, que garde Warmington, n'est pas incompréhensible : on peut admettre que fero se rapporte également à bello, «une guerre cruelle». Mais cette cascade d'adjectifs, fero, indigno, acerbo, paraît si peu satisfaisante à l'éditeur anglais qu'il corrige, cette fois sans nécessité apparente, indigno en indignum (on n'acceptera pas davantage P. Magno : indigne). O. Skutsch, 385 sq., p. 104, n'est pas plus convaincant, qui, p. 535 et 548-550, propose de corriger fero en foro et conjecture qu'il s'agit d'un discours de l'Africain, en relation avec le procès des Scipions (déjà Studia enniana, p. 14-16; contra, H. D. Jocelyn, The poems of Quintus Ennius, ANRW, I, 2, Berlin, 1972, p. 1008, n. 197).

17 Elle ne figure ni dans les listes du Thesaurus, s.v. fortuna, VI, col. 1185-1188 et 1192 sq.; ni dans les Epitheta deorum quae apud poetas Latinos leguntur de J. B. Carter, Suppl. au Röscher, VII, p. 38 sq.

18 Verg. Aen. 1, 263 sq. : populosque ferocis / contun- det; Tib. 3, 6, 13 sq.: Me (Bacchus) ferocem / contudit. Également, Cic. rep. 6, 3 : qui contuderit. . . ecfrenatam illam ferociam ; Liv. 27, 2, 2 : ferocem uictoria Hanniba- lem contuderit; 27, 12, 11 : contunderent ferociam hostis.

19Suet. gramm. 1, 2: antiquissimi doctorum qui idem et poetae et semigraeci erant - Liuium et Ennium dico. . . ; cf. Fest. 374, 8 : Ennius. . . utpote Graecus Graeco more usus.

20Ann. 257 Vahl.; 254 Warm.; p. 110 Magno; 233, p.90Sk. (cf. p. 368 et 413 sq.).

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176 FORTUNA-TYCHÉ

«la chance est donnée aux hommes de cœur», nouvelle variation sur le proverbe fortis Fortuna adiuuat, dont nous avons déjà lu une première paraphrase, celle de Plaute dans le Poenulus21. Le vers d'Ennius est trop isolé pour qu'on puisse en reconstituer le contexte22. Aussi bien, dans la forme dépouillée sous laquelle il nous est parvenu, il se suffit à lui- même. Cette fois encore, le parfait d'expérience confère à la sentence sa valeur intemporelle : lorsque Ennius évoque la Fortune et son action dans le monde, le langage qu'il parle le plus volontiers est celui de la maxime, frappée pour l'éternité, et ces maximes ne se contredisent point entre elles. Un seul mot lui a suffi pour condamner l'orgueil d'Antiochus et sa coupable démesure : ferocem. Si nous cherchons à travers les fragments des Annales le jugement historique qu'il a porté sur les Carthaginois, un vers, isolé lui aussi, mais suffisamment explicite, évoque les mutilations infligées aux cavaliers romains durant la bataille de Cannes :

is pernas succidit iniqua superbia Poeni23.

De la ferocia à l'iniqua superbia, il n'y a qu'un pas : si l'une est l'usage criminel de la suprématie, l'autre n'est déjà plus, dans ses excès, qu'une caricature dépravée de la uirtus24. Une nation qui traite ainsi ses ennemis s'exclut d'elle-même, à jamais, de l'empire du monde : c'est ce qu'aurait dû comprendre Hannibal,

mortalem summum . . . e summo regno, du faîte d'où il a été précipité pour avoir violé la loi morale qui règle les mouvements de la Fortune.

Dans sa théorie de la Fortune; assez souple pour épouser un réel qui, à travers les vicissitudes de l'histoire, est lui aussi mouvant, la pensée d'Ennius est donc constante avec elle- même. Elle est conforme aux croyances de l'aristocratie romaine, au lien de la uirtus et de la fortuna qui s'exprime, dans la littérature contemporaine, aussi bien dans le Poenulus de Plaute que dans les Origines de Caton et qui, si nous en croyons le récit de Tite-Live, a joué un tel rôle dans le culte que Fulvius Flaccus, vainqueur en 180 grâce à la uirtus des équités légionnaires, institua en l'honneur de Fortuna Equestris. Elle est aussi, en un sens plus large, conforme à la théologie officielle de la Fortune, celle qui, au tournant du IIIe et du IIe siècle, a inspiré le culte de Fortuna Publica populi Romani : de même que Rome, en se donnant sa Fortune propre, gage de la faveur divine dont elle était l'élue, affirmait sa vocation surnaturelle à l'hégémonie, de même Ennius fonde moralement sa domination, lorsqu'il la montre choisie par Vera Fors et la volonté des grands dieux, uolentibus cum magnis dis, en raison de sa uirtus pour gouverner le monde. Il n'y a là, semble-t-il, rien que de romain. Les Grecs n'ont pas méconnu l'accord qui peut exister entre les dons de la Fortune et les mérites humains25. Mais

21 Pl. Poe. 972 sq. (cf. supra, p. 105 sq.). 22 Au delà du sujet d'ensemble du livre VII, depuis le

simple résumé de la première guerre punique (déjà traitée par Naevius ; cf. Cic. Brut. 75-76) jusqu'au commencement de la seconde. W. H. Friedrich, Zur altlateinischen Dichtung, Hermes, LXXVI, 1941, p. 113-116 (suivi par S. Timpanaro, Per una nuova edizione critica di Ennio, SIFC, XXIII, 1948, p. 38, et par O. Skutsch, loc. cit.), veut y voir l'adresse d'un général, qui pourrait être Hannibal, à ses soldats.

"Ann. 286 Vahl. (cf. p. CLXXXIX); 282 Warm.; p. 114 Magno; 287, p. 94 Sk. (cf. p. 431 et 462 sq.). Tite- Live a raconté la ruse horrible, bien digne de la perfidie punique - Punica fraude -, des cinq cents déserteurs numides qui passèrent dans les lignes romaines, puis les prirent à revers, coupant les jarrets des cavaliers : terga- que ferientes ac poplites caedentes (22, 48, 1-4; cf. Val. Max. 7, 4, ext. 2) ; si bien qu'après la bataille les Carthaginois retrouvèrent des blessés encore vivants, succisis fe-

minibus poplitibusque (Liv. 22, 51, 7). On relèvera aussi les vers d'ENNius, ann. 221 Vahl.; 237 Warm.; p. 108 Magno; 214, p. 89 Sk. (cf. p. 367 et 381-383) : Poeni suos soliti dis sacrificare puellos; 274 sq. Vahl.; 272 sq. Warm.; p. 113 Magno; 474 sq., p. 114 Sk. (cf. p. 633 sq.): at non sic dubius fuit hostis / Aeacida Burrus. Selon W. H. Friedrich, art. cité, p. 116 sq., les deux premiers mots de Cicé- RON, off. 1, 38, Poeni foedifragi , crudelis Hannibal, reliqui iustiores. Pyrrhi quidem de captiuis reddendis illa praecla- ra. . ., dans le passage même où il reproduit le discours de Pyrrhus aux ambassadeurs romains, seraient également - avec leur adjectif composé caractéristique - une citation d'Ennius.

24 Cf. la distinction {supra, p. 140, n. 40) que Tite-Live établit entre la uirtus des Romains et la ferocia barbare des Celtibères.

25 Mais, entre les divers parallèles grecs, sentences occasionnelles, variant au gré des poètes, et qui adoptent volontiers la forme négative : ούκ εστί τοις μη δρώσι

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jamais ils ne l'ont élevé à la hauteur d'un système d'explication de l'histoire et du monde. Jamais ils n'ont répété, avec la ténacité de la vieille morale romaine dont Caton est le plus pur représentant, que la nirtus entraîne la fortuna octroyée par les dieux. Jamais ils n'ont donné à cette robuste croyance la forme définitive d'un proverbe, enraciné dans la sagesse populaire et dont l'énoncé même, avec sa vigoureuse allitération, fortis Fortuna adiuuat, qui joue en outre, par paronomase, sur l'un des noms les plus anciens de la déesse, Fors Fortuna, atteste les origines nationales : ce n'est pas dans l'imitation tardive d'un hellénisme de culture, mais au vieux fonds de la romanité et du mos maiorum qu'il faut aller les chercher. Sur ce point, Ennius n'a donc pas innové : il a repris les idées maîtresses du milieu qui l'avait adopté, celles qu'il voyait à l'œuvre dans les deux grandes créations de la religion contemporaine de Fortuna. Son mérite est ailleurs : c'est lui qui, le premier à notre connaissance, en des vers à l'accent solennel et passionné à la fois qui, bien plus que les brèves formules de Plaute ou de Caton, resteront gravés dans la mémoire romaine, a donné forme poétique, exemplaire et presque mystique, à cette croyance en l'union de la uirtus et de la fortuna, double source de la grandeur de Rome.

Mais ce qui, dans ces mêmes vers, une fois faite la part de la tradition, est profondément neuf, ce que nul avant lui n'avait dit en latin, c'est que la Fortune est «souveraine», «maîtresse» absolue de l'univers, des hommes et

des événements : era est la traduction du grec κυρία, qui, chez Démosthène, Eschine ou Mé- nandre, est de règle pour exprimer la suprématie de Tyché, reine du monde26. Le lent mouvement d'ascension qui, peu à peu, au cours du IIIe siècle, avait élevé Fortuna, déesse de victoire et de primauté politique, vers le premier rang parmi les immortels, est désormais parvenu à son terme : elle a rejoint Tyché, dont elle est maintenant l'égale par le prestige et le pouvoir. Pouvons-nous assigner une date à cette grande innovation religieuse et idéologique, qui a définitivement modifié le statut de Fortuna au sein de la collectivité divine? Le problème est lié à la chronologie malheureusement imprécise des Annales. On n'admet plus guère aujourd'hui qu'Ennius en aurait entrepris la rédaction dès son arrivée à Rome, où Caton, questeur, l'amena en 204. C'est sans doute seulement après la guerre d'Étolie et son retour à Rome, en 187, qu'il commença de composer son grand poème épique27. Nous savons en tout cas qu'en 172, alors âgé de soixante-sept ans, il travaillait au livre XII28. La composition des six derniers livres, XIII à XVIII, se place donc durant les dernières années de la vie du poète, mort en 169 ou, plutôt, en 16729 : c'est à cette époque qu'appartient le seul fragment que nous puissions dater avec quelque exactitude, les plaintes d'Antiochus vaincu qui faisaient partie du livre XIV.

Quant aux livres antérieurs, le travail rapide qui fut celui d'Ennius à l'extrême fin de son existence incite à ne pas en étaler la ré-

σύμμαχος τύχη; ού τοΐς άθύμοις ή τύχη ξυλλαμβάνει (Soph. frg. 407 et 927 Pearson; 374 et 841 Nauck-Snell2) ; ώς τοΐσιν (πασιν γαρ) ευ φρονοΰσι συμμαχεί τύχη (Eur. frg. 598 Nauck-Snell2; puis Mén. mon. 462 Meineke; 637 Jäkel, Leipzig, 1964); ainsi que le développement de Philemon, frg. 53, 1-5 Ko. (II, p. 491); et l'affirmation permanente et positive du proverbe romain, les ressemblances, qui ne vont pas au delà de l'analogie, sont trop lâches pour qu'on puisse y voir la source de la formule latine.

26 Supra, p. 40 sq. 27 Sur la date des Annales, postérieures aux Hedypha-

getica (eux-mêmes écrits après 189), O. Skutsch, Studia enniana, p. 38 sq.; et The «.Annals·» of Q. Ennius, p. 3-6; S. Mariotti, Lezioni su Ennio, Pesaro, 1951; reprod. Turin, 1968, p. 11 - 18; H. D. Jocelyn, ANRW, I, 2, p. 997-

999; E. Flores, Letteratura latina e ideologia del III-II a.C, Naples, 1974, p. 89 et 92.

28 Gell. 17,21,43. 29 La date traditionnelle de 169, indiquée par Cicéron,

Brut. 78 et Caio 14, serait bien celle de sa dernière tragédie, le Thyeste, mais non de sa mort, survenue un peu plus tard, en 168-167 (Hier, chron. a. Abr. 1849, p. 140 Helm; cf. E. Badian, Ennius and his friends, dans Ennius, Entretiens de la Fondation Hardt, XVII, Genève, 1972, p. 154; G. D'Anna, Una nuova proposta sull'argomento dei libri XVII-XVIII degli «Annales» di Ennio, Athenaeum, LI, 1973, p. 355-376, en particulier 361-365; article repris dans Problemi di letteratura latina arcaica, Rome, 1976, p. 145-171), plus précisément, dans les premiers mois de 167 (R. Rebuffat, «Vnus homo nobis cunctando restituit rem», REL, LX, 1982, p. 159).

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daction sur un nombre trop considérable d'années: entrepris après 187, achevé en 172, on peut estimer que l'ensemble des douze premiers chants fut composé de façon à peu près régulière, au rythme approximatif d'un livre par an30. Dans ce cadre théorique, le discours de Pyrrhus au livre VI, c'est-à-dire le texte majeur qui nous révèle l'accession de la Fortune à la souveraineté, se situerait donc aux environs de 180. Datation plus ou moins factice, dans la mesure où elle porte sur les fragments d'une œuvre que nous ne saurions reconstituer dans sa totalité et qui, de surcroît, exprime la pensée d'une vie, non l'idée d'un moment, aussi vite évanouie qu'elle était apparue. Cette réserve faite, Vera Fors d'En- nius est donc, à quelques années près, l'exacte contemporaine du double vœu de Fulvius Flaccus qui, en 180, promit, d'Espagne, des jeux à Jupiter et un temple à Fortuna Eques- tris. Synchronisme d'autant plus frappant qu'Ennius était le protégé d'un membre de la même famille, de Fulvius Nobilior qui l'emmena dans la guerre d'Étolie et dont le fils lui fit, en 184, accorder la cité romaine. Non seulement la date, mais l'inspiration concordent entre ces deux hommages, l'un cultuel, l'autre littéraire, émanés d'un même milieu, le clan des Fulvii, et qui, tous deux, témoignent de la promotion surnaturelle de la déesse : à l'alliance, en une commune action de grâces, de Jupiter Optimus Maximus et de Fortuna Equestris, répon4 l'équivalence qu'Ennius établit entre les deux divinités souveraines, de

niveau égal désormais, Jupiter omnipotens, altitonans, summus ou supremus21, et la Fortune «maîtresse» de toutes choses. Quant à la maxime fortibus est fortuna uiris data, énoncée au livre suivant, elle est sensiblement postérieure au Poenulus qui dut être joué en 189- 188 : c'est chez Plaute que nous trouvons la première allusion à l'adage national fortis Fortuna adiuuat, et ce fait, pour menu qu'il soit, n'est négligeable ni pour les origines, ni pour l'histoire de la sentence, où le génie populaire latin a renfermé une partie de sa conception de la Fortune. Enfin, le fragment du livre IX (complété par celui du livre VIII) sur la variabilité de la déesse et les retournements de sa faveur se laisse dater peu après 18032 : après le précédent isolé du Carmen Ne- lei33, après les textes tardifs de Plaute dans les Captifs et le Truculentus, vers 190-189, avant les méditations de Paul-Émile vainqueur de Persée, puis cruellement frappé au jour de son triomphe, le thème, encore rare au début du siècle34, est en passe de devenir traditionnel.

La nouvelle théologie de la Fortune dont Ennius est le premier représentant a donc porté la déesse au sommet de la hiérarchie divine : dans un système qui n'est plus celui de la mythologie traditionnelle, discréditée par l'évhémérisme, mais une religion philosophique - où d'ailleurs le Jupiter omnipotens ou supremus garde sa primauté de dieu cosmique, maître des éléments35 -, la Fortune, qui provoque la défaite de Pyrrhus, d'Hanni-

30 Rythme qui, ensuite, s'accélère légèrement : un peu moins .d'un livre par an avant 172 (douze livres en quinze ans), un peu plus après (six livres en cinq ans) - les données chronologiques, même approximatives, s'ajustent sans difficulté. Cf. J. Heurgon, op. cit., p. 12 sq.; E. Flores, op. cit., p. 97 sq. ; O. Skutsch, The «.Annals » of Q. Ennius, p. 675.

31 Ann. 458; 541; se. 209; uar. 40 Vahl. Ann. 451; se. 219; hedyph. 7, p. 408 sq.; spur.? 11, p. 450 sq. Warm. Ann. 238, p. 115 sq.; uar. 17, p. 201-203 Heurgon. P. 86; 166; 204 Magno. 447, p. Ill, et 554, p. 122 Sk. (cf. p. 604 et 700 sq.).

32 Cf., sur la date du livre VIII, E. Flores, op. cit., p. 100; également O. Skutsch, The «Annals» of Q. Ennius, p. 4.

33 Topper fortunae commutantur hominibus (Warming- ton, II, frg. 5, p. 628 sq.); cf. RPh, LV, 1981, p. 287.

»Supra, p. 108-111 et 126.

35 En Jupiter, le Tout-Puissant, s'unissent l'assembleur de nuées, hérité de la tradition homérique (ann. 457 sq. Vahl.; 450 sq. Warm.; 237 sq., p. 115 sq. Heurgon; p. 86 Magno; 446 sq., p. Ill Sk. (cf. p. 604): tem- pestatesque serenae / riserunt omnes risu louis omnipo- tentis), et le Jupiter physique des pythagoriciens, puis des stoïciens, en qui se transmuent les éléments {uar. 54- 58 Vahl.; Epich. 10-14, p. 414 sq. Warm.; uar. 22-26, p. 204 sq. Heurgon; p. 206 sq. Magno; sur le pythagoris- me de YÉpicharme, H. D. Jocelyn, ANRW, I, 2, p. 992; cf. p. 1011, n. 241), et dont les autres dieux ne sont que des hypostases (caelicolae, mea membra, dei quos nostra po- testas / officiis diuisa facit; fragment transmis par Ser- vius, Aen. 4, 638, et que Baehrens, fragmenta poetarum Romanorum, frg. 50, p. 66, et Warmington, spur. 7 9 sq., p. 450 sq., attribuent à Ennius; cf. S. Mariotti, op. cit., p. 109 sq.; mais P. Magno, op. cit., p. 212, reste dans le doute).

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bal, d'Antiochus, et qui confère à Rome l'empire universel, est le principe moteur des événements et la cause efficiente de l'histoire. Destructrice des prospérités humaines, elle n'est pas une Némésis vengeresse, jalouse du bonheur des mortels. Puissance souveraine, elle n'a pas éliminé les autres dieux du gouvernement du monde, et, tout era qu'elle est, c'est-à-dire maîtresse des hommes et sans doute aussi des dieux comme l'est Tyché36, elle n'est pas une Fatalité obscure et contraignante qui fait violence à leurs inclinations, une Μοΐρα aveugle à laquelle Zeus lui-même serait soumis. Ignorant l'arbitraire de son homologue grecque, elle n'œuvre pas davantage selon son bon plaisir : quand elle veut, uosne uelit an me, et quand elle accomplit l'événement, quidue ferai Fors, c'est «en accord avec la volonté des grands dieux», uolentibus cum magnis dis.

Qui sont ces grands dieux? Les Olympiens, manifestement, ceux sur qui règne traditionnellement Jupiter et qui, s'affrontant dans les assemblées dont les poètes épiques, d'Homère à Virgile, ont décrit les débats ou, sur le champ de bataille même, intervenant dans la mêlée, doivent modérer leurs passions en faveur de l'un ou l'autre camp, jusqu'à ce que leur vouloir finisse par coïncider avec celui du Destin. Même si l'on ne croit plus au

jourd'hui qu'Ennius avait, au seuil du livre VI, placé l'un de ces conseils des dieux, auquel Vahlen rapportait le fragment

turn cum corde suo diuum pater atque hominum rex

effatur37,

la comparaison des deux textes, appartenant au même livre, n'en est pas moins éloquente. De l'un à l'autre (et quel qu'en soit le contexte précis), du «père des dieux et roi des hommes» à la Fortuna-Tyché, le registre a changé : d'homérique, il est devenu hellénistique;

il ne s'agit plus des fictions de la mythologie, mais de vérités métaphysiques plus profondes. L'era Fors n'a pas détrôné Jupiter de sa souveraineté sur les Olympiens : si désormais elle est, elle aussi, la reine du monde, sa royauté se situe à un autre plan. Cause première des phénomènes historiques, elle n'intervient pas elle-même dans la mêlée et il est significatif que, divinité transcendante, située au plus haut degré de la chaîne des êtres, elle délègue en quelque sorte ses pouvoirs à la fortuna belli, entité impersonnelle et efficace qui agit dans cette zone, intermédiaire entre le divin et l'humain, où se décide concrètement le sort des mortels. Puissance maîtresse du monde, c'est elle qui en octroie aux Romains la domination temporelle, le regnum qu'ils exerceront sur les nations et qui est donc une suprématie de droit divin, mais aussi la légitime récompense de leur uirtus : telle est la doctrine de l'élection surnaturelle, qui constitue le fondement moral de l'impérialisme romain. Mais à un niveau plus humble et sous une forme dérivée, elle n'étend pas moins sa sollicitude sur les individus, sur les simples prisonniers romains qu'en raison de leur mérite elle a épargnés. Qu'est-elle donc, si ce n'est l'incarnation de la Justice divine? Enfin, volonté supérieure où se fondent les forces multiples du polythéisme traditionnel, elle est la puissance agissante des dieux, l'être unique et souverain en qui, ramenée à l'unité, se concentre la totalité du divin. Telle est la doctrine remarquable par sa vigueur et sa cohérence que nous déchiffrons à travers l'œuvre d'Ennius. Expression complète, philosophique, religieuse et politique de l'hellénisme romain, elle consacre la totale identification de Fortuna et de Tyché. Mais cette Tyché elle- même, efficiente, juste et ordonnée, incarnation suprême de la loi morale, n'est qu'un autre nom de la Providence, de la πρόνοια que les Grecs eux aussi, ou du moins certains d'entre eux, reconnaissaient en elle38.

36 Πάντων τύραννος ή Τύχη εστί των θεών (frg. adesp. 506 Nauck-Snell2).

37 Ann. 175 sq. Vahl. (cf. p. CLXXV). Mais les éditeurs plus récents, 207 sq. Warm.; p. 107 Magno; 203 sq., p. 88 Sk. (cf. p. 328 et 365), y voient un monologue de Jupiter, contemplant la guerre du haut du ciel :

tation plus conforme au sens de cum corde suo (cf. //. 17, 200 et 442), et que renforce la démonstration de S.Timpanaro, S1FC, XXIII, 1948, p. 38-41, qu'il n'y avait qu'une seule assemblée des dieux dans les Annales, celle du livre I.

38 Supra, p. 43 et n. 33 (frg. 483 Ko., III, p. 139).

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180 FORTUNA-TYCHÉ

II est un second point sur lequel Ennius a révélé aux Romains un nouvel aspect du pouvoir de Tyché, dans sa relation mystérieuse aux individus. Deux fragments tragiques emploient fortuna dans un sens identique, à propos des exploits d'un héros. Le premier appartient à un dialogue que Cicéron cite dans les Tusculanes, sans préciser à quelle pièce il l'emprunte. Pendant qu'Achille, retiré sous sa tente, refuse de combattre, Hector se déchaîne dans la mêlée et innombrables sont les blessés dans l'armée des Grecs. Eurypyle, lui- même frappé d'une flèche, vient chercher secours auprès de Patrocle et commence un récit pathétique :

ubi fortuna Hectoris nostram acrem aciem inclinatam . . .39.

L'origine du fragment n'est pas sûre et les critiques l'attribuent tantôt à YAchilles (dit Aristarchi)40 , interprétation ancienne à laquelle est maintenant revenu H. D. Jocelyn41, tantôt, avec Vahlen, E. H. Warmington, J. Heur- gon, P. Magno, à la «Rançon d'Hector», Hectoris lytra, imitée d'Eschyle42. Le second fragment, dont la provenance - Hectoris lytris, indique Nonius - est, cette fois, certaine, se rapporte aux exploits d'Achille, que décrit un messager :

saeuiter fortuna ferro cernunt de uicto- ria4\

«avec acharnement, par leur fortune, par le fer, ils décident de la victoire».

Dans les deux textes, de même nature - qu'ils appartiennent ou non à la même pièce -, puisqu'ils évoquent tous deux des combats épiques aux dimensions surhumaines, fortuna a le même sens, sans équivalent dans le reste de l'œuvre d'Ennius, comme sans précédent dans la poésie latine antérieure qui nous est parvenue. Il ne s'agit plus, en effet, de Fortuna, divinité transcendante, et la fortuna Hectoris n'est pas la déesse tutélaire du héros, qu'elle envelopperait de sa protection, comparable à celle dont Aphrodite entoure Énée, ou Athéna, Ulysse. Elle n'est pas davantage la «destinée», tragique ou vulgaire, providentielle ou maléfique, que l'être qui en bénéficie ou qui en est victime peut projeter hors de lui- même et, en la personnifiant, ériger en une réalité surnaturelle, mais qui, en fait, reste de l'ordre du vécu et constitue le lot commun de l'humanité : sens banal qui, même s'il reçoit de l'épopée ou de la tragédie une densité et une expressivité particulières, n'en appartient pas moins à la langue courante44. La fortuna Hectoris n'est rien de tout cela, ou plutôt, elle

»Se. 172 Vahl. (cf. p. CCV et 147); 181 Warm.; 91. p. 159-161 Heurgon; 333, p. 143 Joe. (cf. p. 163); p. 160 sq. Magno. Les éditeurs restituent un verbe tel que dédit : «lorsque la fortune d'Hector fit fléchir nos braves bataillons. . . », traduit J. Heurgon. Cf. Cic. Tusc. 2, 38-39. L'épisode dérive du chant XI de l'Iliade où Patrocle, qu'Achille a envoyé s'enquérir de la bataille, rencontre Eurypyle blessé et le panse de ses propres mains (v. 806-848).

40 Inspiré d'Aristarque de Tégée, qui écrivait à Athènes au Ve siècle. L'Achilles Aristarchi est ainsi nommé par Plaute qui le parodie dans le prologue du Poenulus, v. 1, et par Festus, 282, 10.

41 Ennius as a dramatic poet, dans Ennius, Entretiens de la Fondation Hardt, XVII, Genève, 1972, p. 46-81 (en particulier, pour un commentaire de nos deux fragments, p. 76-78).

42 Contrairement à l'opinion commune (cf., op. cit., Vahlen, p. CCVI sq. ; Warmington, I, p. 272-275 ; J. Heurgon, p. 156 sq.; A. Grilli, Studi enniani, Brescia, s.d. [1965], p. 176, η. 20), selon laquelle Ennius aurait resserré en une seule tragédie la vaste trilogie (les Myrmidons, les Filles de Nérée, les Phrygiens ou la Rançon d'Hector) dans laquelle Eschyle lui-même avait repris toute une moitié de l'Iliade, depuis la retraite d'Achille jusqu'aux

les d'Hector rendu à Priam (cf. le résumé d'HYGiN, fab. 106, sous ce dernier titre), H. D. Jocelyn, Ibid., p. 48-54 (déjà son édition, p. 290 sq.), propose des Hectoris lytra une reconstruction beaucoup plus limitée. Le sujet de la pièce d'Ennius correspondrait au chant XXIV de l'Iliade, c'est-à-dire à la restitution par Achille du cadavre d'Hector, remis à Priam; un messager devait y décrire la bataille dans laquelle succomba Hector : c'est à ce morceau qu'appartiendrait notre second fragment. P. Magno, qui ne connaît pas la contribution de H. D. Jocelyn aux Entretiens, maintient, op. cit., p. 157-161, l'attribution traditionnelle aux Hectoris lytra.

»Se. 180 Vahl. (cf. p. CCVI); 193 Warm.; 166, p. 103 Joe. (cf. p. 301); p. 162 Magno. Cf. Non. 822, 10.

44 Ce sens III de fortuna, avec l'acception générale de «destinée», est attesté cinq fois chez Ennius. Sur ann. 46 et 288 et se. 356 Vahl., cf. supra, p. 174, n. 14. Également ann. 538 sq. Vahl.; 481 sq. Warm.; p. 133 Magno; 551 sq., p. 122 Sk. (cf. p. 699), fortunasque suas coepere latrones / inter se memorare, dont le sens exact («malheurs»? «bonheurs», presque «bonnes fortunes»?) reste obscur, faute de contexte; on rapprochera de Nae- vius, 54 Warm, (supra, p. 88-90). Le Thyeste, se. 353 Vahl. (cf. p. CCX); 362 Warm.; 302, p. 136 Joe. (cf.

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D'ENNIUS À ACCIUS 181

est tout cela à la fois, et même beaucoup plus. Elle est, pour la première fois en latin à notre connaissance, la transposition de ce qu'était pour les Grecs la τύχη personnelle. C'est plutôt au sens II, celui de «chance» ou de «faveur» insigne octroyée par les dieux qu'elle ressortit, bien que cette conception purement hellénique demeure, en réalité, irréductible aux sens anciens de fortuna. Ennius, parlant grec en latin, a donc fait passer dans la langue qu'il avait adoptée les valeurs complexes que recouvre pour un Grec l'idée de τύχη personnelle, et non point celle d'un individu ordinaire, mais celle, d'essence supérieure, qui s'attache à un héros tragique: «fortune» d'Hector, qu'il a pu tirer de son modèle grec, Aristarque ou Eschyle, qui, précisément, dans un fragment cité sans autre indication, mais qu'on peut avec certitude lui attribuer, avait nommé ΓΈκτορος τύχη45 - non sans, toutefois, charger cet héritage de la langue tragique des résonances nouvelles que la τύχη personnelle avait prises pour les Grecs de l'époque hellénistique, ses contemporains.

La fortuna Hectoris, si nous tentons d'élucider le sens qu'un spectateur ou un lecteur cultivé d'Ennius, familier des lettres grecques, ou, plus généralement, le public moyen, frotté d'hellénisme comme l'étaient tous les habitants de la ville, pouvait attribuer à cette formule, qui recouvre une τύχη, est d'abord le génie personnel attaché aux pas du héros et à sa destinée, la puissance surnaturelle et mystérieuse qui l'accompagne et veille sur lui, celle qui garantit l'efficacité de son action, mais sans se distinguer de son être de chair et de sang comme le ferait une tutelle étrangère. A la fois supérieure et mêlée à lui, elle est le «démon» à demi divin qui l'habite et duquel il

tient son don de chef, l'inaccessible valeur par laquelle il triomphe de ses ennemis et, à lui seul, fait plier les rangs des Grecs. Tel est l'autre aspect, éminemment aristocratique, de la fortuna Hectoris : ressort psychologique et cause intérieure de ses exploits, elle est l'âme héroïque d'Hector, la force surhumaine qu'il porte en lui et par laquelle il domine la vaillante armée des Achéens. Ennius, qui se représente le combat comme l'une de ces batailles rangées - acrem aciem - auxquelles il avait lui-même pris part durant la seconde guerre punique, unit en la personne d'Hector l'image contemporaine d'un imperator romain, dont le génie militaire et la bravoure personnelle décident du succès, mais aussi les souvenirs traditionnels de la mêlée homérique, faite d'exploits individuels et de combats singuliers. C'est là que la fortuna Hectoris retrouve sa vertu exceptionnelle et presque mythique : celle du don souverain de victoire, qui fait le héros, être unique et exemplaire, plus fort que toutes les forces collectives de l'armée adverse.

Le second fragment, qui décrit la lutte ardente d'Achille revenu au combat,

saeuiter fortuna ferro cernunt de uicto- ria,

ne nomme pas cet adversaire valeureux, égal au fils de Pelée, et qui l'affronte en un duel sans merci. Est-ce l'un de ces innombrables fils de Troyens qu'Achille, tel un incendie qui fait rage, envoie à la mort46? Massacre, plus que combat entre ennemis de même valeur. Il n'est qu'un seul guerrier dont la «fortune» puisse contrebalancer celle d'Achille : c'est Hector lui-même, comme le confirme la succession des fragments d'Ennius que nous pos-

p. 413 et 424); p. 184 Magno; cf. G. Paduano, op. cit., p. 48, eheit, mea fortuna, ut omnia in me congloméras malal renferme l'emploi le plus vigoureux de fortuna III que l'on trouve chez Ennius, où la «destinée» personnelle, puissance persécutrice qui s'acharne contre l'individu, est objectivée et presque divinisée, à la manière du δαίμων tragique des Grecs (cf. J. Carrière, «.Démon» tragique, Pallas, XIII, 1966, p. 7-20, et notamment 15-18).

45 Πάσα γαρ Τροία δέδορκεν Έκτορος τύχης διαί (f rg. 296 Nauck-Snell2; 158 H.Lloyd-Jones, coll. Loeb; 250

H. J. Mette, Die Fragmente der Tragödien des Aischylos, Berlin, 1959), où, déjà, l'existence de Troie est attachée à la τύχη de son champion. On peut encore rapprocher Euripide, Suppl. 589-593, où Thésée enjoint à Adraste de ne point lier sa «chance» (τύχας / τας σάς) à la sienne. «Je commanderai seul, seul avec mon destin» (δαίμονος τούμοΰ).

46 Dans toute la fin du chant XX de l'Iliade, 381-503, où, en 490-494, le poète compare la fureur d'Achille qui «se rue sur ses victimes» à celle d'un terrible incendie de forêt.

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182 FORTUNA-TYCHÉ

sédons. Après ce vers, les éditeurs s'accordent à placer un autre texte, cité par Nonius à la suite du précédent, et qui semble décrire la continuation du combat. Un brouillard, suscité par quelque dieu, enveloppe l'un des deux adversaires, le ravit à la vue de son ennemi et le fait, miraculeusement, mais provisoirement, échapper au trépas :

ecce autem caligo oborta est, omnem prospectum abstulit;

derepente contulit sese in pedes47.

Ainsi, chez Homère, Apollon dérobait Hector aux coups d'Achille en l'enveloppant d'une épaisse vapeur, après qu'Athéna eut, la première, détourné du Péléide la pique du héros troyen48. Telle est la source directe, mais librement adaptée par Ennius, qui permet d'identifier avec certitude l'unique, l'irremplaçable adversaire qui, seul, puisse faire front contre le héros grec, et qui n'est autre qu'Hector. Première passe d'armes, qui tourne court, mais qui a permis à chacun des deux combattants de prendre la mesure de l'autre et de se préparer à la lutte décisive. Guerriers hors du commun, ils ont joué le tout pour le tout, avec les deux atouts qui pouvaient leur donner la victoire, fortuna ferro, dont l'asyndète et le couple allitérant font comme résonner le cliquetis du combat : leurs armes, qui sont celles de tous les mortels, et leur «fortune», qui n'appartient qu'à eux. «Chance» surnaturelle et «destinée» hors de pair du grand homme, efficace mystérieuse du guerrier, la fortune d'Hector et celle d'Achille s'affrontent en un tragique face à face qui rappelle la pesée de leurs «Kères», que Zeus accomplissait dans l'Iliade49 : ici, puissance de victoire, là, puissance de mort, tandis qu'à l'arbitrage de Zeus qui «déploie sa balance d'or» se substitue chez Ennius un équivalent intériorisé de la même scène où, dans le feu de l'action, se heurtent la force intime et personnelle par laquelle

plissent les deux héros, le «moi» sublimé d'Achille et d'Hector.

Traduction latine de la τύχη des rois, plus hellénistique qu'homérique, énergie surhumaine de victoire qu'ils portent en eux : il n'existait, dans la langue et la pensée des Romains, rien qui fût comparable. Ni le Genius, autre équivalent possible de la τύχη personnelle, mais qu'un abîme sépare de la «fortune» aristocratique d'Hector ou d'Achille : tout homme a son Genius, démocratique, égalitai- re, alors que la fortuna est le privilège du héros. Ni même la félicitas, encore qu'on en pressente l'analogie, lorsque Hector, tel un Imperator victorieux, fait plier les bataillons des Grecs. Mais, si la nouvelle fortuna qu'En- nius introduit dans l'univers mental des Romains participe de la félicitas par son aptitude à provoquer la victoire, elle lui est irréductible par son caractère exceptionnel et individuel : «vertu» personnelle que, seuls, détiennent quelques êtres surhumains, alors que tout magistrat reçoit, par délégation, une part de la félicitas collective du peuple romain. Aussi son champ d'application est-il d'une étroitesse insigne. Cette «fortune» immanente à qui la possède ne saurait être le partage du vulgaire. Ni un simple doublet, héroïque et hellénisant, de la félicitas du magistrat romain. Ni même la prérogative de tous les rois ou les héros qui, sortis de l'Iliade et de la tragédie grecque, ou de l'histoire contemporaine, sont venus peupler l'épopée et la tragédie romaines : elle reste l'apanage d'une élite parmi l'élite, des deux plus grands guerriers qu'ait enfantés l'épopée homérique, d'Hector et d'Achille, et d'eux seuls. Car elle élève l'homme presque au niveau des dieux et, si elle ne suffit pas à le transmuer en l'un d'eux, elle est du moins l'un des facteurs de son héroïsation. Aussi ne saurait-on s'étonner que les deux seuls emplois de cette rarissime fortuna que nous lisions dans toute la poésie latine archaïque se trouvent en contexte grec et

*7Sc. 182 sq. Vahl.; 194 sq. Warm.; 167 sq., p. 103 Joe. (cf. p. 302; et Ennius as a dramatic poet, p. 53); p. 162 Magno. Cf. Non. 834, 24.

48 //. 20, 438-446. Sur les modèles d'Ennius dans les Hectoris lytra, op. cit., Vahlen, p. CCVII; Warmington, I,

p. 273; J. Heurgon, p. 157; A. Grilli, loc. cit.: le poète n'imite pas seulement Eschyle, mais, au delà de sa source tragique, il puise directement aux poèmes homériques.

49 22, 208-213.

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appliqués à des héros de légende. Avant l'éclosion de la «fortune» de Pompée, l'idée de fortuna ou plutôt de τύχη personnelle, même traduite dans la langue des Latins, reste un concept grec : une création mythique, qui appartient aux fictions de la poésie, mais demeure étrangère à l'idéologie et, à plus forte raison, à la réalité politique romaine.

C'est peut-être pourquoi cette greffe, réussie par le génie d'Ennius, mais dont la postérité ne sera que tardive, reste elle-même intemporelle. L 'Achilles, si c'est bien à cette tragédie qu'appartient le premier fragment, se laisserait assez précisément dater par la parodie qu'en fait Plaute dans le prologue du Poe- nulus, joué, selon toute probabilité, vers 189- 188 : ce qui suppose que la pièce d'Ennius était alors dans toute sa nouveauté, sans quoi l'allusion eût perdu une grande partie de son piquant. Mais on soupçonne, dans ce début de la comédie, des traces de remaniement, discutées, il est vrai, qui abaisseraient le passage litigieux jusque vers 178-17750. Quant à l'époque où fut représentée la «Rançon d'Hector», elle est encore plus incertaine : à l'intérieur de la carrière littéraire d'Ennius, entre les deux termes que sont la venue du poète à Rome, en 204, et sa dernière pièce, le Thyeste, joué en 169, nul indice ne permet ni de la situer avec plus de précision, soit avant, soit après le texte fondamental des Annales sur Vera Fors, ni, par suite, en dehors du synchronisme, lui-même douteux, avec le Poenulus, aux alentours de 190, ou lors d'une reprise, vers 178, de dater plus exactement l'apparition, dans l'histoire de la pensée romaine, du concept de «fortune» personnelle. Quoi qu'il en soit, la dette spirituelle de Rome est considérable à l'égard d'Ennius. La Fortune qui

paraît dans son œuvre est, comme on pouvait s'y attendre, essentiellement grecque; même lorsqu'il ne fait que diffuser plus largement des vérités qui, déjà, appartenaient au patrimoine intellectuel de Rome, comme l'instabilité de Fortuna-Tyché et les vicissitudes de l'humaine condition, présentes dans le théâtre de Plaute, mais sous une forme épisodique et limitée; même lorsqu'il s'attache à l'idéal national de la uirtus, élargi et intégré à une doctrine de la justice divine et de la Providence qui est reprise de la pensée hellénique. Et, s'il reste fidèle au fortis Fortuna adiuuat, expression traditionnelle et orthodoxe du mos maio- rum, il introduit, en contraste, la fortuna Hec- toris, novatrice et quasi révolutionnaire.

Dans la formation à Rome d'une idéologie ou d'une théologie de la Fortune, le rôle historique d'Ennius a été irremplaçable. C'est lui qui, dans l'empire de Tyché, a permis aux Romains d'explorer à sa suite deux terres nouvelles : l'idée de souveraineté, par laquelle il leur a fait prendre conscience que la Fortune est maîtresse du monde, et l'idée de «fortune» personnelle et héroïsante, dont on connaît l'avenir dans la religion impériale de Rome. Après lui, il ne leur reste plus qu'un dernier domaine à découvrir : l'idée de hasard. Non certes qu'elle ait été inconnue du poète : il était trop hellénisé pour qu'on pût lui prêter cette ignorance. Mais il est vraisemblable qu'il a volontairement méconnu ce scepticisme flottant qui répugnait à sa conception du divin. Avec lui, en tout cas, et à cette seule réserve près, la théorie romaine de la Fortune qui, avec des tâtonnements progressifs, s'est élaborée au cours du IIIe siècle, est parvenue à sa maturité et elle est, désormais, définitivement constituée. A la Tyché

50 Poe. 1-4: Achillem Aristarchi tnihi commentari lubet; inde mihi principium capiam ex ea tragoedia. «Sileteque et tacete atque animum aduortite; audire iubet uos imperatore. . . histricus.

Les v. 3-4 doivent être rendus à Ennius, à l'exception du jeu de mots final. Sur la date de la comédie, supra, p. 106 et n. 94. L'ensemble du débat reste ouvert. La tendance actuelle, malgré l'étude hypercritique de H. D. Jocelyn, Imperator histricus, YClS, XXI, 1969, p. 95-123, est à admettre l'authenticité du prologue; cf.

l'éd. commentée de G. Maurach, Heidelberg, 1975, p. 125 et 159-161. Quant au jeu de mots du v. 4 (cf. v. 44), il a souvent été interprété comme une allusion à la guerre d'Histrie (178-177), postérieure à la mort de Plaute et, donc, ajoutée lors d'une reprise posthume de la pièce (K. H. E. Schutter, op. cit., p. 125). Mais, après H. D. Jocelyn, G. Maurach écarte tout jeu sur la guerre d'Histrie : Yimperator histricus (création verbale de Plaute, forgée sur histrio) ne serait qu'une dénomination pompeuse du dominus gregis ou de Prologus lui- même, s'identifiant par plaisanterie à Yimperator de la tragédie d'Ennius.

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184 FORTUNA-TYCHÉ

hellénistique, elle n'a plus rien à envier : ni la primauté parmi les dieux et la toute-puissance sur l'univers; ni les liens mystérieux que certains êtres élus commencent de nouer avec elle et qui, après la plénitude «philosophique» à laquelle elle vient d'atteindre, lui insuffleront, bien des générations plus tard, une nouvelle vitalité politique. Ainsi se mêlent, à travers l'œuvre d'Ennius, deux des «trois âmes» du poète, de ses tria corda, la grecque et la romaine51, dans cette fusion où le vieux moralisme romain, fidèle à la nirtus des ancêtres, ne manque pas de faire entendre sa voix et où se scelle l'union, dès lors totale, de Tyché et de Fortuna.

II - De Térence à Accius : la Fortune et le Hasard

Nous ne devons pas, dans les emplois de fortuna, nom propre ou nom commun, durant le reste du IIe siècle, nous attendre à trouver la même clarté démonstrative que dans l'épopée et le théâtre d'Ennius. Les textes que nous possédons proviennent d'auteurs multiples, d'où une impression d'éparpillement qu'accentuent encore le faible nombre et, bien souvent, la minceur des fragments conservés : quatorze exemples (et cinq fors) dans les comédies de Térence, mais quatre seulement (et trois fors ou forte) chez Lucilius, cinq (et deux) chez Pacuvius, neuf (et quatre) chez Accius52. A l'unité de pensée qui se dégageait de l'œuvre d'Ennius succède ainsi la discontinuité d'écrivains d'âge et de tempérament différents. En outre, durant cette même période, le concept de Fortuna poursuit son évolution :

ce qu'il gagne en complexité, il le perd en unité, et cet enrichissement a pour rançon les contradictions qui commencent à le déchirer, comme elles avaient, avant lui, envahi la notion de Tyché. Dès lors, les choix individuels deviennent prépondérants, et chaque auteur, chaque fidèle peut se faire de Fortuna l'image ou l'idée qui s'accorde le mieux à ses exigences intellectuelles et affectives. De là le sentiment de dispersion qui domine l'histoire spirituelle de Fortuna dans toute cette longue partie du IIe siècle, dont le point de départ symbolique peut être fixé à 166, l'année où Térence fit représenter YAndrienne, sa première pièce, et qui se développe sur deux générations littéraires, l'une, qui commence à la mort d'Ennius, en 169 ou 167, l'autre, qui s'achève avec la jeunesse de Cicéron, et que jalonnent, non moins symboliquement, les liens familiaux ou personnels de leurs représentants : Pacuvius, neveu d'Ennius, et dont la carrière s'achève alors que commence celle d'Accius, en 140, année où (au propre témoignage de ce dernier), âgés l'un de quatre- vingts ans, l'autre de trente, ils firent tous deux représenter une tragédie, ce même Accius avec qui, vers 86, s'entretiendra encore le jeune Cicéron53. Aussi est-il malaisé, en l'espace de ces quelque soixante années, de donner une vision d'ensemble de la conception romaine de la Fortune et de dégager une cohérence qui n'a sans doute jamais existé : tant en raison des conditions externes que nous avons rappelées, que pour des causes internes, qui tiennent, venant de la déesse, à un défaut d'unité spirituelle, on ne peut guère espérer mieux que de jeter des éclairages successifs sur des points eux-mêmes isolés, que de faire apparaître des images, elles-mêmes

51 Au témoignage cTAulu-Gelle, 17, 17, 1, Ennius disait qu'il avait «trois âmes», tria corda, parce qu'il parlait trois langues, quod loqui Graece et Osce et Latine sciret.

52 Nous ne rappelons que pour mémoire les quatre fragments de Caton, Paul-Émile et Caelius Antipater notés supra, p. 171, n. 1; auxquels on ajoutera, d'après O. Ribbeck, Scaenicae Romanorum poesis fragmenta, 2e éd., Leipzig, 1871-1873; reprod. Hildesheim, 1962 (I : Tra- gicorum ; II : Comicorum fragmenta), sept exemples des comiques (des sens III pour la plupart) : Trabea, 5, p. 31 ;

Caecilius, 171, p. 64 (165 Warm., I); Turpilius, 177, p. 107; Atta, 14, p. 162 (16, p. 257 A. Daviault, «Comoedia togata». Fragments, Les Belles Lettres, 1981; cf. p. 260, n. 1-2); Afranius, 428 sq., p. 220 (429 sq., p. 249 Daviault; cf. p. 251, n. 23); et deux des tragiques : Pompilius (sens I, en mauvaise part) et un anonyme (1, p. 227; 246, p. 272 Rib.; 1, p. 303; 246, p. 355 A. Klotz-O. Seel-L. Voit, Scae- nicorum Romanorum fragmenta, I, Munich, 1953; 111, p. 618 Warm., II).

53 Cic. Brut. 107 et 229 : Accius isdem aedilibus ait se et Pacuuium docuisse fabulam. . .

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fragmentaires, et dont l'enchaînement ne saurait être parfaitement rigoureux.

Le premier aspect de Fortuna au cours de cette période concerne l'exercice de la souveraineté : dignité nouvelle, qu'elle vient de conquérir, où elle s'installe et dont elle jouit, mais qui magnifie ses pouvoirs antérieurs plus qu'elle n'en modifie substantiellement la nature. Aussi retrouve-t-on en ce domaine des éléments traditionnels : le don de la chance, d'une part, la collation de la destinée de l'autre, teintés seulement d'une coloration plus vive. Et ce n'est pas un des signes les moins frappants de cette continuité avec le passé, que de voir réapparaître Fors Fortuna, la déesse archaïque, la seule Fortune «cultuelle» qu'invoquent non seulement les personnages de Térence, mais qui, d'une facon plus ou moins diffuse, imprègne toute la littérature du IIe siècle.

L'action de la Fortune est, chez Térence, fortement marquée par la notion de chance et la souveraineté qu'elle y exerce est essentiellement bénéfique54. Sur les cinq exemples (répartis sur quatre passages) où Fortuna figure en tant que divinité (au sens I), quatre revêtent cette valeur, contre un seulement qui reflète son autre face, celle du destin omnipotent ou même contrariant. Trois fois, dans le Phormion5S, l'esclave Géta nomme la déesse. D'abord pour encourager son jeune maître, qui se désespère au retour de son père : fortis Fortuna adiuuat. Puis, après avoir appris la véritable identité de Phanium :

Ο Fortuna, ο Fors Fortuna! Quantis commoditatibus,

quatn subito meo ero Antiphoni ope ues- tra hune onerastis diem!

Malgré le pluriel qu'il emploie, nulle différence ne sépare Fortuna et Fors Fortuna : elles ne

sont autres, au sens hellénisé le plus usuel, mais avec, dans leur duplication, un crescendo expressif et joyeux, que la «bonne Chance», la bienfaisante Tyché, cause des coïncidences extraordinaires, qui a fait en sorte qu'Antiphon épouse précisément Phanium à laquelle on voulait le marier. D'où l'écho que se renvoient les deux textes, qui sont comme une mise en action de la morale romaine de la Fortune, telle que l'exprime le proverbe fortis Fortuna adiuuat : c'est grâce à Géta et à son goût populaire pour la sagesse des nations56 que, après les paraphrases plus ou moins libres de Plaute, puis d'Ennius57, nous en lisons, dans le Phormion qui fut représenté en 161, la première attestation complète, dans sa forme exacte, sous laquelle le citera justement Cicéron58; et c'est tout naturellement à la maîtresse de la Chance que va sa prière d'action de grâces, elle qui a si heureusement conclu l'affaire et récompensé son attente agissante.

En contraste avec cette formulation traditionnelle, où Térence reprend le très vieux nom latin de la déesse et un non moins ancien proverbe romain, Chéréa, au dénouement de l'Eunuque, énumère triomphalement les facteurs de son succès :

. . . an Fortunam collaudem, quae guber- natrix fuit59?

Même s'il reste dans le même registre favorable, l'adjectif gubernatrix est une innovation dans la comédie latine du IIe siècle. Le surnom est attesté, sous l'Empire, dans deux dédicaces de Germanie60; mais on ne saurait en conclure que Fortuna Gubernatrix y ait été l'objet d'un culte permanent. Plutôt qu'une épiclèse canonique et régulière, on y verra l'une de ces épithètes occasionnelles que la piété populaire, inventive et spontanée, multi-

54 Nous renvoyons à nouveau à notre «Fortutia» et le vocabulaire de la famille de «.fortuna» chez Plaute et Térence, RPh, LV, 1981, p. 285 et suiv., plus spécialement p. 292-307; et LVI, 1982, p. 57 et suiv., notamment p. 69- 71. Parmi les autres comiques {supra, n. 52), deux emplois seulement relèvent du sens I : chez Trabea, qui fait de Fortuna la déesse du bonheur, et Afranius. Mais, d'une Fortune cultuelle, la Bona Fortuna de ce dernier n'a plus que le nom, utilisé en manière de charientismos (cf. RPh, LV, 1981, p. 288, n. 10).

55 V. 203 et 841 sq. 56 Qui se manifeste également, en Phorm. 138, dans la

formule quod fors fer et, fer emus aequo animo (cf. RPh, LVI, 1982, p. 66 sq.).

57 Supra, p. 175 sq. "Tusc. 2, 11. 59 V. 1046. 60 CIL XIII 7792; 12049. Cf. Ll'CR. 5, 107: fortuna

gubernans.

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186 FORTUNA-TYCHÉ

plie en l'honneur de ses divinités de prédilection. A l'époque de Térence, en tout cas, elle rend un son beaucoup plus grec que latin et révèle immédiatement ses origines. Κυβερνάν - d'où provient l'emprunt technique guberna- re - est le verbe que la comédie nouvelle emploie pour exprimer le pouvoir souverain de Tyché, «pilote» suprême de l'univers et du sort des humains; ainsi Ménandre:

ό της Τύχης . . . τοΰΥ εστί το κυβερνών (απαντά) . . .

et, plus explicite encore, le fragment anonyme qu'on a aussi voulu lui attribuer : Τύχη κυβερνά πάντα61. Depuis Pindare, d'ailleurs, puis Eschyle, les poètes, relayés par les artistes, avaient fait du gouvernail l'attribut symbolique de Tyché et de sa maîtrise sur le monde62. La Fortuna Gubernatrix de Chéréa garde la même valeur métaphorique : c'est elle qui, en «tenant la barre», a assuré la réussite de son stratagème. Telle' est la source de Térence dans l'Eunuque où il a, précisément, contaminé deux comédies de Ménandre, l'Eunuque et le Kolax63, et il est clair que cette représentation nouvelle de la déesse n'y doit plus rien à la romanité.

La Fortune de l'Eunuque, source de bonheur pour les héros de la comédie, est la Tyché donneuse de chance. Mais elle est plus que cela : la Fortuna gubernatrix de Térence est la traduction allégorique de l'era Fors d'Ennius; et le gouvernail qu'il lui a confié par métaphore est le signe visible de sa

matie. Térence a-t-il songé à des monuments figurés? C'est plus que vraisemblable. Le texte est très proche, jusque dans le détail de l'expression, du monologue du Pseudolus qui, lui aussi, doit être imité de Ménandre, sans doute du Katapseudomenos, et qui, de la cornu copia, remontait immédiatement, comme par une évidence aveuglante, à la déesse dont elle est l'attribut, Fortuna64. A elles deux, la Fortune propice du Pseudolus qui (avec celle des Captifs, mais cette dernière appartient à l'autre registre, celui du Sort variable) est la plus hellénisée des Fortunes de Plaute, et la Fortuna de l'Eunuque qui est, elle aussi, la plus hellénisée des Fortunes de Térence, recomposent l'image de la déesse avec les deux attributs qui seront le plus constamment les siens jusqu'à la fin de l'antiquité classique : la corne d'abondance et le gouvernail. Ainsi se complète l'iconographie de Fortuna-Tyché dans la comédie latine. Pourtant, malgré l'unité de représentation qui les rapproche, il s'est produit de l'une à l'autre un changement capital. Celle qui n'était encore dans le Pseudolus que la dea Fortuna, divinité parmi les autres, est devenue chez Térence la Fortuna gubernatrix, «pilote» de la destinée : surnom à la fois symbolique et descriptif, qui est le signe même de sa promotion à la souveraineté, en une ascension qu'accompagne, comme son corollaire et sa contre-épreuve, un déclin simultané de Jupiter65. Entre la dea Fortuna du Pseudolus et la Fortuna gubernatrix de Térence, il y a eu l'era Fors d'Ennius et l'acces-

61 Frg. 417 Koe.; 472 Meineke, éd. minor; 483 Ko. (III, p. 139).

62 Supra, p. 47 sq. 63 Cf. le prologue, Eun. 20-33 ; ainsi que T. B. L. Webst

er, Studies in Menander, p. 67-76; et An introduction to Menander, p. 139-141 et 158-160.

64 Ps. 667-687. Cf. supra, p. 107 sq.; et RPh, LV, 1981, p. 296, n. 28.

65 Après l'hommage à Fortuna gubernatrix, le couplet de Chéréa s'achève sur une prière à Jupiter : Ο Iuppiter / serua, obsecro, haec bona nobisl (Eun. 1048 sq.), qui, peut- être, incarne la permanence par rapport à la mobile Tyché, mais qui n'en reste pas moins un deus otiosus, passif et lointain, très en retrait sur une Fortune dominatrice et agissante. Cette brève invocation s'accorde à l'insignifiance qui est généralement celle de Jupiter chez Térence. Nommé vingt et une fois (cf. l'Index uerborum

Terentianus d'E. B. Jenkins, Chapel Hill, 1932; reprod. Hildesheim, 1962; et le Lexicon Terentianum de P. Me Glynn, Londres-Glasgow, 1963-1967, s.v.), le dieu joue les utilités. Les allusions à sa souveraineté (Ad. 196: pro supreme Iuppiter ! et 714 : te. . . magnus perdat Iuppiter \; Eun. 709 : Iuppiter magne)) sont des formules toutes faites. Le plus souvent invoqué dans de simples exclamations - ο Iuppiter! pro Iuppiter ! - il n'a guère qu'un rôle formel, qu'on opposera au Jupiter de Plaute, tout-puissant maître de -l'univers (Ru. 9). Le seul passage, exception significative, où il soit plus qu'une vaine exclamation, n'a rien à voir ni avec la religion, ni avec la romanité : c'est le tableau galant que Chéréa décrit dans la scène du viol, Eun. 584 et suiv., qui représente l'histoire de Danaé et de la pluie d'or, et dont la vue incite le faux eunuque à imiter l'exemple céleste, donné par le dieu lui- même.

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D'ENNIUS À ACCIUS 187

sion de la déesse à la toute-puissance. Installée dans sa domination absolue, la Fortune «Dirigeante», Fortuna Gubernatrix, n'est plus seulement la Chance efficace : elle est devenue la Souveraine bénéfique.

Les résultats de cette mutation ne se sont pas fait attendre : le second développement de l'idée de souveraineté se traduit par l'attribution aux individus de leur destinée, rôle que Fortuna remplissait de longue date comme divinité «spécialiste» et qu'elle assume, désormais, comme l'omnipotente incarnation du Destin. Destin fâcheux qui, dans YHécyre, a voulu que Pamphile revienne le jour même où accouche la malheureuse Philumène. D'où la supplication que lui adresse sa belle-mère Myrrhina,

quaeque Fors Fortuna est, inquit, nobis quae te hodie obtulit,

per earn te obsecramus ambae, si ius, si fas est . . .66,

qui fait de Fors Fortuna la suprême maîtresse

des événements, dont le nom évoque moins le hasard que la redoutable justice divine. Ce sens défavorable67 et contraignant est le seul que nous rencontrions chez Térence, où domine très largement, dans la proportion de quatre sur cinq, l'aspect bénéfique de la Fortune.· Chez les auteurs postérieurs, en revanche, il devient prépondérant.

C'est le Destin qui apparaît à l'évidence dans ce vers isolé de Lucilius, provenant du livre XIII des Satires, et la seule allusion à la déesse Fortuna que nous trouvions dans son œuvre :

cui parilem Fortuna locum fatumque tu- lit Fors68.

Faute de contexte, nous ignorons quel est ce personnage «à qui Fors Fortuna a conféré semblables rang et destinée», et quel était le contenu de son lot. Malgré la dureté de l'inversion, que souligne encore la disjonction, et les commentaires des grammairiens anciens, qui tentent de distinguer Fors et Fortuna69, il

66 Hec. 386 sq. 67 Qu'annonçait déjà, en Hec. 370, quia tarn incommode iîluc fors obtulerat aduentum meum.

68 447 p# Marx, C. Lucilii carminum reliquiae, Leipzig, 1904-1905; reprod. Amsterdam, 1963 (cf. II, p. 166 sq.); 473 Warm. (Ill, 1938; nouv. éd., 1957) : «a man to whom chance and Fortune have brought a like position and destiny»; 443 W. Krenkel, Lucilius. Satiren, Leyde, 1970: «(ein Mann,) dem Geschick und Glück gleiches Ansehn und Schicksal gebracht»; XIII, 7 F. Charpin, Les Belles Lettres, 1978-1979 : «celui à qui la Fortune et le sort ont accordé un rang et un destin comparables» (cf. II, p. 224, 7). La date de composition peut être fixée vers les années 110 av. J.-C, d'après la chronologie des livres XI et XX, datables l'un entre 116 et 110 (vers 115-114? ou plus près de 110?), l'autre de 107-106 (op. cit., Marx, I, p.XLVIII sq.; Warmington, p. XV; Krenkel, I, p. 26 sq.; Charpin, I, p. 31; cf. II, p. 212).

69 Nonius, 687, 6 (à propos de notre fragment), Isidore et Donat, cités supra, T. I, p. 208, n. 44 et 45. On notera également Isid. orig. 8, 11, 94: fatum autem a fortuna séparant : et fortuna quasi sit in his quae fortuitu ueniunt, nulla palam causa; fatum uero adpositum singulis et statu- tum aiunt. Cf. F. M. Lazarus, Fortuna in selected republican authors, p. 86-100. De fait, Lucilius a tendance à briser, de façon tout artificielle, ces couples asyndétiques et à les disjoindre en y introduisant une coordination. Ainsi, dans ce même livre XIII, toujours d'après Nonius,

aut forte omnino ac fortuna uincere bello; si forte ac temere omnino, quid rursum ad honorem?

(450 sq. Marx; cf. II, p. 168; 477 sq. Warm.: «through chance and Fortune; if through chance and altogether through sheer luck. . .»; 444 sq. Krenkel: «durch Zufall und Fügung siege. Wenn durch Zufall und Glück allein. . . » ; XIII, 8 Charpin : « ou bien c'est entièrement par le hasard et par la fortune qu'on triomphe à la guerre ; si c'est entièrement par le hasard et par la chance, alors en retour quelle est la place de la gloire?»; cf. II, p. 224, 8) - qui équivalent purement et simplement à forte fortuna et forte temere. Ainsi généralisée, la formule tourne au procédé. Faut-il, pour en rendre compte, n'alléguer que les commodités métriques? Quand on constate que Nonius, traitant au livre V De differentia similium significationum (681, 10) et cherchant à distinguer les deux substantifs, «fors» et «.fortuna» hoc distant (687, 6), cite, avant les trois vers de Lucilius, deux fragments d'Accius qui recourent au même procédé, fortunane an forte, fors aut Fortuna (infra, p. 189; 198; 201), on sera tenté de croire que Lucilius s'y livre à une parodie d'Accius, l'ennemi littéraire qu'il avait, plus que tout autre, poursuivi de ses sarcasmes (Hor. sat. 1, 10, 53-55, et Porph., ad /oc; Gell. 17, 21, 49 : et Pacuuio iam sene Accius clariorque tune in poema- tis eorum obtrectandis Lucilius fuit ; cf. E. A. Schmidt, Lucilius kritisiert Ennius und andere Dichter. Zu Lucilius fr. 148 Marx, MH, XXXIV, 1977, p. 122-129). Impression renforcée, dans le premier fragment, par la présence de fatum, dont c'est l'unique emploi chez Lucilius, et par le monosyllabe placé à dessein en fin de vers (J. helle- gouarc'h, Le monosyllabe dans l'hexamètre latin, Paris, 1964, p. 50 sq.; 62 sq.; 68 sq.), qui rappelle de trop près l'hexamètre d'Ennius, soutenu par la même figure éty-

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188 FORTUNA-TYCHÉ

n'y a pas lieu de les dissocier : elles ne font qu'un, comme dans le Phormion, et c'est la première fois, d'où la haute valeur documentaire de ce vers elliptique, qu'un texte latin associe expressément la déesse Fortuna et l'attribution aux hommes de leur fatum individuel (de même, et nous ne pouvons pas, dès maintenant, ne pas en tenir compte, que Luci- lius sera, avec Pacuvius et Accius, parmi les premiers auteurs latins à nommer Yaduersa fortuna, Γ« adversité»70). C'est le même rôle que lui prête Accius dans les Persidae :

satin ut, quem cuique tribuit Fortuna ordinem,

numquam ulla humilitas ingenium infirmât bottum71?

La puissance qui donne est aussi celle qui reprend et qui, devenue aussi implacable que Tyché, a, dans la tragédie qui porte son nom, dépouillé Télèphe de tous ses biens :

. . . nam si a me regnum Fortuna atque opes

eripere quiuit, at uirtutem nec quiit72.

Mais le texte le plus saisissant que nous lisions chez Accius est, malgré les incertitudes qui obscurcissent le second vers plus encore que le premier, ce fragment de l'Erigona, imitée de la tragédie homonyme de Sophocle, dont l'héroïne était Érigoné, fille d'Égisthe et de Clytemnestre :

sed ubi ad finem uentum est quo ilium Fors expectabat loco,

t atque Orestes grauis sacerdos ferro prompto adstituere f73.

Qui est illum? S'agit-il du meurtre des deux enfants d'Égisthe, Alétès, qu'Oreste met effectivement à mort, et sa sœur Érigoné, qui sera sauvée par Diane (Warmington; cf. D'Antò : Égisthe ou Alétès)? ou de celui de la seule Érigoné (Franchella; solution peu crédible, qui ne tient pas compte du masculin illum)? Grauis sacerdos, en outre, fait difficulté : la métaphore paraît dure, même si l'on admet qu'Oreste fait œuvre pie, faisant œuvre de justicier. Ou faut-il, avec Ribbeck, puis Klotz, corriger le texte de Nonius : Orestem . . . adsti- tuerat? Et, dans ce cas, serait-il trop hardi de reconnaître dans le passage le faux récit de la mort d'Oreste, auquel Electre ajouta foi, et qui accusait Iphigénie - la grauis sacerdos? - d'avoir elle-même immolé son frère74? Récit d'un meurtre, véridique ou mensonger, peu importe : Fors est devenue le Destin infrangible et préfixé. Elle est la Fatalité inexorable qui «attend» l'homme comme on guette une proie, dans une angoisse aussi intensément tragique que celle du théâtre grec.

Ces textes sont en trop faible nombre pour qu'on prétende en tirer des conclusions sûres et définitives. Pourtant, la seule méthode scientifique qu'on puisse suivre, et qui consiste à examiner la totalité du matériel existant, donne des résultats dont la concordance est

mologique, era quidue ferai Fors (supra, p. 172), pour qu'on n'y voie pas une imitation intentionnelle, de coloration tragico-épique.

70 Infra, p. 200 sq. 71 98 sq. Rib.; 520 sq. Warm. (T. II); 98 sq. Klotz; 552

sq., p. 377 Q. Franchella, Ludi Aedi tragoediarum fragmenta, Bologne, 1968 (cf. p. 373, η. 3, et 375); 98 sq., p. 79 sq. V. D'Antò, L. Accio. I frammenti delle tragedie, Lecce, 1980 (cf. p. 233 sq. et 5131 d'après Priscien, CL Keil, III, 424, 9, Accius. . . in Persidis. . ., pièce qui ne ferait qu'un avec Y Amphitryon. Cf. G. Paduano, op. cit., p. 63 sq.

72 619 sq. Rib.; 625 sq. Warm.; 619 sq. Klotz; 166 sq., p. 104 (et 107) Franchella; 619 sq., p. 163 D'Antò (cf. p. 468 et 533). Cf. G. Paduano, op. cit., p. 67 sq.

73 54 sq. Rib.; 321 sq. Warm, (qui corrige en adsistere : « But when / At last they came where fate awaited him, / And the grim priest Orestes with drawn sword / Had taken there his stand»); 54 sq. Klotz; 421 sq., p. 273

chella («Ma quando, alla fine, si venne dove il destino l'aspettava, ecco Oreste, severo sacerdote, col ferro sguainato gli stette a fianco»; qui commente, p. 275 : «Erigone è condotta al luogo del supplizio, dove Oreste l'aspetta»); 54 sq., p. 72 D'Antò (cf. p. 210 et sa traduction, peu différente, p. 511). Cf. Non. 492, 9.

74 D'après Hygin, fab. 122 : ad Electram. . . sororem Ores- tis, nuntius falsus uenit fratrem cum Pylade in Tauricis Dia- nae esse immolatos. Puis, à Delphes, idem nuntius qui de Oreste dixerat, dixit Iphigeniam fratris interfectricem esse. Electra ubi audiuit id. . . Cf., sur les données de la tragédie, op. cit., Warmington, II, p. 436 sq. (également p. 330 sq.); Franchella, p. 267; D'antò, p. 207 sq.; P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, s.v. Electre, 3. p. 136, et Érigoné, 2. p. 146. Ribbeck, Die romische Tragödie im Zeitalter der Republik, Leipzig, 1875, p. 473, un peu différemment, y voit un récit de Pylade, qui se concluait par la reconnaissance d'Iphigénie et de son frère.

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telle qu'on ne saurait les tenir pour négligeables. De l'unique fragment de Lucilius, des cinq passages d'Accius qui se réfèrent à Fortuna considérée comme une divinité (au sens I), se dégage une première constatation, pour le moins troublante : des quatre textes que nous venons d'analyser, les valeurs de Chance ont entièrement disparu, pour faire place à la notion de Destin. Quant aux deux autres textes, fors aut Fortuna obfuit, Fors do- minatur75, qu'il nous reste à examiner et où s'obscurcit la conception du Destin, l'idée de Chance leur est, si faire se peut, plus étrangère encore : s'il fallait, d'un mot, définir ce qu'y est devenue la Fortune, c'est plutôt comme la «Maie Chance» qu'elle y apparaîtrait. L'unité de ton qui existe de Lucilius à Accius et leur contraste avec Plaute, fidèle à une vision optimiste de la déesse, et Térence, encore si plautinien d'esprit à cet égard, sont évidents. Les poètes de la fin du siècle ont perdu toute confiance en Fortuna : la différence de genre littéraire - le passage de la comédie à la tragédie - n'explique pas tout76; mais il est clair qu'au cours du IIe siècle, entre, quel que soit le décalage des générations, l'époque d'Ennius et même de Térence, morts en 167 et 159, et celle de Lucilius et d'Accius, contemporains et morts l'un en 103, ou 102-101 77, l'autre, très âgé, vers 86, il s'est produit une rupture et que la philosophie romaine de la Fortune a été bouleversée par quelque funeste découverte, dont il nous faudra tenter de deviner la nature.

La seconde conclusion qui se dégage de l'ensemble de ces textes, depuis Ennius jusqu'à Accius, concerne les emplois de fors et leur signification. On constate, dans la littérature du IIe siècle, une résurgence de Fors Fortuna ou même de Fors seule, qu'on souhaiterait pouvoir expliquer. Peut-être est-ce d'ailleurs une impression plus qu'une réalité.

tre seul point de comparaison antérieur est Plaute, chez qui l'on ne trouve ni allusion à Fors Fortuna, ni emploi autonome du substantif fors™. Mais faut-il, d'après le silence d'un seul auteur, croire à une éclipse de la déesse? En tout cas, elle réapparaît après lui, avec son nom itératif, Fors Fortuna, deux fois chez Térence, une fois chez Lucilius. Fors seule pose des problèmes sensiblement différents, plus sémantiques ou stylistiques que religieux. De son nom nous ne lisons, chez Ennius, que l'exemple unique, mais éclatant, era quidue ferai Fors, où la puissance de la Fors divine et souveraine est encore relevée par la figure étymologique fors - ferre qui s'étendra, chez Térence, à l'action plus obscure de la fors abstraite79. A quoi s'ajoutent deux emplois de fors chez Pacuvius et trois chez Accius, dont nous venons d'étudier le premier, la Fors fatale qui «attend» sa victime, tandis que les deux autres, dans Médée, sur la précarité de l'existence,

Fors dominatur, neque uita ulli propria in uita est,

et Andromède, sur le malheur des hommes, quibus natura praua magis quant fors

aut Fortuna obfuit60,

ressortissent, comme chez Pacuvius, au problème du hasard.

Comment interpréter ce rapide bilan? Et, d'abord, quels motifs ont pu inspirer la réapparition de Fors Fortuna? Avec la déesse archaïque, protectrice des petites gens et des esclaves, elle n'a de commun que le nom. Si l'on voulait n'en donner qu'une interprétation sociale, fondée sur ses liens avec la plèbe et la classe servile, encore faudrait-il qu'elle se situe à l'intérieur d'un milieu homogène. Or, si une telle explication peut convenir, à la scène, pour l'esclave Géta, ou, à la ville, pour Téren-

75 Ci-dessous, et p. 198. 76 Les personnages de Plaute, eux aussi, déplorent vo

lontiers leurs fortunae tristement vécues (au sens III; cf. RPh, LV, 1981, p. 302-307); et la Fortune d'Ennius, tout épique ou tragique qu'elle est, n'a pas l'apparence menaçante de celle d'Accius.

77 Chron. a. Abr. 1914, ou 1915, selon les manuscrits de saint Jérôme (p. 148 Helm). Cf., op. cit., E. H. Warming-

ton, III, p. XV; W. Krenkel, I, p. 19 sq. et 23; F. Charpin, I, p. 7 et 16 sq.

78 Sur fors chez Plaute et Térence, RPh, LVI, 1982, p. 66 sq.

"Phorm. 138; Hec. 370 (supra, p. 185, n. 56, et 187, n. 67).

*° Infra, p. 198.

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ce, lui-même esclave dans sa jeunesse, ainsi que pour Accius, fils d'un affranchi81, on ne saurait l'étendre à la matrone Myrrhina ou à Lucilius, né dans une puissante et riche famille de chevaliers82. La définition de la déesse n'est pas moins flottante. Incarnation de la bonne Chance dans le Phormion, du Destin fâcheux dans l'Hécyre, d'un Destin plus incolore, maître de la condition humaine, chez Lucilius, il n'y a pas, entre ces trois aspects de la même divinité, d'unité fonctionnelle. En fait, les raisons qui incitent les poètes à recourir, selon les cas, tantôt à Fortuna seule, tantôt à Fors Fortuna, tantôt même à Fors, qui paraît beaucoup plus artificielle, semblent être tout simplement d'ordre stylistique. Té- rence use de Fors Fortuna pour des raisons d'expressivité dans deux passages où l'intensité de son nom itératif répond à la vivacité des sentiments : à l'allégresse de Géta ou, à l'inverse, au désarroi de Myrrhina. Quant à Lucilius, qui fonde l'équilibre de son vers sur le rythme binaire parilem locum fatumque, c'est aux mêmes fins de correspondance formelle qu'il use du nom double de Fors Fortuna et des artifices qu'il lui permet, chiasme et monosyllabe en fin de vers.

Il en va de même pour fors seule. Qui dira, pour tous ces poètes soumis aux nécessités métriques, les facilités d'emploi qu'offrait un tel monosyllabe? C'est la considération de la forme, de l'efficacité stylistique, ou du niveau de langue, bien plus que celle du contenu, qui préside à l'emploi de fors, nom divin ou nom commun : plus rare, valorisé par le modèle d'Ennius et la figure étymologique qui contribue encore à le rehausser83, fors, épique ou tragique, mais qui, Térence mis à part, n'apparaît pas dans les fragments des comiques, fait figure de vocable plus poétique et d'un registre plus élevé que le banal fortuna. Quant à son contenu, on ne saurait, pour ces raisons mêmes, en donner une définition univoque. On tend souvent, sur la foi de Cicéron et des grammairiens, à l'entendre au sens de

sard», tandis que Fors Fortuna désignerait la «Chance», toutes notions que recouvrirait le nom indifférencié de la déesse Fortuna84. En fait, les exemples que nous venons d'étudier montrent que Fors n'est ni uniquement ni constamment le hasard et qu'entre ces trois dénominations de la même puissance, il n'y a ni distinction stable, ni spécialisation fonctionnelle : toutes trois sont équivalentes et chacune d'elles parcourt la même gamme, variée et contradictoire, de significations, qui va de la chance au hasard et du sort au destin. D'où l'embarras des philosophes ou des lexicographes, déconcertés par tant d'incohérence, et dont la perplexité se lit à travers les définitions de Cicéron, de Nonius ou de Donat que nous avons rappelées. Ainsi, la fors commune de Térence (quod fors feret, quia . . . fors obtulerat) n'est rien de plus que le «sort» au sens vulgaire, nommée dans des expressions formulaires, dont tout le poids vient, précisément, de la figure étymologique, mais qui n'ont pas de portée philosophique. Tandis qu'à l'autre bout de la chaîne, la Fors divine d'Accius dans Y Erigono, est la Fatalité grecque au sens le plus rigoureux et que Yera Fors d'Ennius s'élève jusqu'à la conception de la Providence. Cicéron ne prétend d'ailleurs pas à en donner une définition exclusive : Fors, in quo incerti casus significantur magis, dit-il85, plus ou moins consciemment guidé par l'association de fors et de fortuitus et sensible, en tout cas, à la mobilité du concept. Fors, le fait est indéniable, peut être le hasard et elle l'est effectivement chez Pacuvius et chez Accius lui-même; mais elle n'est pas que cela, et ce serait un abus du langage comme de la pensée que de la définir par cette équivalence stricte et absolue, si étrangère à l'ondoyante fluidité qui règne dans la notion de Fortuna et dans celles qui lui sont apparentées.

Le problème du hasard, on le voit, est au centre du débat, et il est le lieu où convergent

81 Suet. uita Ter. 1 (ap. Donat, éd. Wessner); Hier. chron. a. Abr. 1878 (p. 144 Helm) : parentibus libertinis.

82 Vell. 2, 9, 4. Cf., sur la parenté de Lucilius, W. Krenkel, op. cit., I, p. 18 sq.; F. Charpin, op. cit., I, p. 8 sq.

83 Hae graues sententiae. . Ter. Phorm. 138.

84 Cf. T. I, p. 208 sq. 85 Leg. 2, 28.

., dit Donat, commentant

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D'ENNIUS À ACCIUS 191

toutes les contradictions de la Fortune. C'est lui qui inspire le célèbre fragment de Pacu- vius, cité sans autre indication de provenance par l'auteur de la Rhétorique à Herennius - le seul texte substantiel (dont l'établissement pose, d'ailleurs, de délicats problèmes) où le poète traite de la Fortune, mais qui, par son ampleur et son poids historique, vaut à lui seul quantité d'autres fragments épars et anodins qui nous ont été conservés :

Fortunam insanam esse et caecam et brutam perhibent philosophi,

saxoque instare in globoso praedicant uolubilei,

quia quo id saxum inpulerit fors, eo cadere Fortunam autumant.

Insanam autem esse aiunt, quia atrox incerta instabilisque sit;

caecam ob earn rem esse iterant, quia nil cernât quo sese adplicet;

brutam, quia dignum atque indignum nequeat internoscere.

Sunt autem alii philosophi, qui contra Fortunam negant

esse ullam, sed temeritate res regi omnis autumant.

Id magis ueri simile esse usus reapse ex- periundo edocet :

uelut Orestes modo fuit rex, factust mendicus modo

naufragio; nempe ergo id fluctu, hau forte aut Fortuna optigli86.

Cette longue et parfois laborieuse digression philosophique, à la manière d'Euripide, est le premier texte latin qui mette explicitement la Fortune en rapport avec le concept de «hasard», qui s'y exprime à trois reprises :

par fors, cadere (cf. casus) et temeritas. En deux mouvements antithétiques, le poète passe en revue les «opinions» contraires des philosophes sur la Fortune : les uns, qui reconnaissent en elle la déesse du Hasard; les autres, sunt autem, qui l'excluent de la marche du monde et vont jusqu'à nier son existence. Les premiers la décrivent, symboliquement, sous les traits d'une allégorie : aveugle, debout, dans un équilibre précaire, sur une sphère, signe de sa mobilité perpétuelle comme l'est aussi la roue, et ils esquissent son portrait moral par trois adjectifs, insanam, caecam, brutam, que Pacuvius, avec une lourdeur toute didactique, reprend et commente méthodiquement, point par point. Analyse qui, non sans redondances, s'organise autour de deux thèmes : l'absence d'intelligence rationnelle (insana, bruta), cause de tous les dérèglements de la Fortune, de sa violence (atrox) et de son instabilité (uolubilis, incerta, instabilis); et l'absence de discernement moral (caeca, dignum atque indignum . . .) qui en résulte. Le portrait est copié, trait pour trait, sur celui de la Tyché-Hasard, dépeinte comme un être τυφλός (caeca), agissant avec άνοια et ne faisant rien κατά λόγον (insana, bruta), et, en proie à ses μεταβολαί, perpétuellement instable. Tout, dans ce tableau où le langage lui-même se fait négatif, par la répétition presque obsédante des adjectifs de sens privatif en in-, auxquels s'ajoutent les formes verbales - nil cernât, nequeat -, tout tend vers l'idée de négation; si bien que tant de vide aboutit, par le même mouvement que chez Philemon (ουκ εστίν . . . Τύχη θεός, Fortunam negant ullam; άλλα ταύτόματον, sed temerità- te)87, au nihilisme absolu des «autres philoso-

86 366-375 Rib. (cf. p. XLVII); inc. 37-46 Warm. (T. II), dont nous suivons le texte, complété par le dernier vers, d'après G. D'Anna; 366-376 Klotz; R. Argenio, M. Pacuvio. I frammenti dei drammi, Turin, 1959, p. 74 sq.; 105-115 G. D'Anna, M. Pacuvii fragmenta, Rome, 1967, p. 78 sq., 200 et 254; P. Magno, Marco Pacuvio, Milan, 1977, p. 29 sq. Cf. les éditions de la Rhétorique à Herennius, 2, 23, 36, par F.Marx, Leipzig, 1894, puis 1923 (Bibl. Teubneriana); et H. Caplan[ coll. Loeb, 1954; ainsi que M. Valsa, Marcus Pacuvius, poète tragique, Paris, 1957, p. 21 sq.; I. Mariotti, Introduzione a Pacuvio, Urbino, 1960, p. 54 sq.; G. Paduano, op. cit., p. 55-57.

ticulièrement discuté est l'établissement des v. 8 et 11, que certains ont attribué, non à Pacuvius, mais à un scholiaste ou, déjà, au commentaire de la Rhétorique à Herennius, où le passage est cité comme exemple de raisonnement défectueux : Nam hic Pacuuius infirma ratio- ne utitur, cum ait uerius esse temeritate quam Fortuna res geri. Nam utraque opinione philosophorum fieri potuit, ut is, qui rex fuisset, mendicus factus esset (critique qui se poursuit en 24, 37).

87 Ménandre, frg. 348, 463, 464, 630, 632 Koe. ; et Philemon, frg. 137 et 213, 7 Ko. (II, p. 520 et 533), partiellement cités supra, p. 40-42.

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phes» et à la destruction de l'idée de Fortune, anéantie par sa propre inanité.

En fait, l'écart est faible entre les deux doctrines : elles ont en commun la même vision du monde, livré à l'incohérence et au hasard {fors, temeritas). Mais, pour les uns, ce hasard s'incarne sous les traits d'une divinité anthropomorphique, il est l'effet d'une volonté surnaturelle, celle de la Fortuna, qui se définit par le concept de fors et le verbe cadere. Pour les autres, au contraire, toute croyance au divin est évacuée de l'univers : le hasard n'est plus qu'une notion, une temeritas, c'est- à-dire l'absence de toute volonté réfléchie, de toute finalité, le règne de l'accident et du pur contingent88. D'où, si l'on adopte la leçon te- meritate, soutenue par le commentaire de la Rhétorique à Herennius, la construction passive, qui ne fait intervenir nul agent extérieur, nulle causalité divine, rien de plus que l'enchaînement fortuit des circonstances. D'où également le renouveau du lexique : pour désigner le hasard abstrait et impersonnel, temeritas se substitue à fors qui, trop liée à Fortuna, trop marquée par son passé religieux, prêterait à équivoque. Le désaccord des philosophes ne porte pas sur la suprématie du hasard, admise par tous, mais uniquement sur sa nature et ses rapports avec le divin. Les uns, s'arrêtant à mi-chemin, s'en tiennent à une religion du Hasard, divinisé sous le nom de Fortuna ou de Tyché. Tandis que les autres, franchissant le dernier pas, rejettent l'existence même d'une déesse du Hasard et poussent hardiment jusqu'aux extrêmes conséquences de leur irréligion.

Il faudrait, pour élucider entièrement cet

important passage, outre les problèmes de critique textuelle qu'il soulève, pouvoir répondre au moins à quatre questions : à quelle tragédie appartient-il? et à quelle date fut représentée cette pièce? Pacuvius l'a-t-il emprunté tel quel à la tragédie grecque qui lui a servi de modèle, ou à quelque autre source littéraire? Ou bien, à partir de données composites, l'a-t-il personnellement élaboré sous la forme où nous le lisons? Or, l'interprétation du texte souffre des multiples inconnues qui l'entourent. Déplorant la déchéance d'Oreste, roi devenu «mendiant» et réduit par un naufrage à cette extrémité, le fragment est assigné par les modernes soit au Dulorestes, à la tragédie d'« Oreste esclave» où, dissimulé sous un déguisement servile, le fils d'Agamemnon tirait vengeance des meurtriers de son père, et à laquelle on ne peut proposer aucun modèle grec précis89, soit plutôt, maintenant, au Chryses. Cette attribution, qui était déjà celle de Ribbeck, et qui a été reprise par G. D'Anna, répond mieux aux données mythiques des deux derniers vers : aux aventures d'Oreste qui, fuyant la Tauride avec Pylade, Iphigénie et la statue d'Artémis, fit naufrage et trouva, contre le roi Thoas, asile auprès de Chrysès en qui il reconnut son frère, né de Chryséis et d'Agamemnon90. Librement inspirée du Chryses perdu de Sophocle, la pièce devait être une tragédie «contaminée» (avec des passages d'Euripide91) et, ce qui nous procure un précieux élément de datation, l'une des dernières œuvres que composa Pacuvius, quelques années avant de se retirer à Tarente où il mourut, presque nonagénaire, vers 13092.

Posé en ces termes, le problème des sour-

88 Sur la notion de temeritas et son contenu, cf. Cicé- RON, diu. 2, 85, qui, à propos de la consultation des sorts, oppose temeritas et casus à ratio et consilium; ou nat. deor. 2, 82, où le stoïcien Balbus compare le monde, et la nature qui le gouverne, aux organismes vivants, comme le végétal et l'animal in quibus nulla temeritas, sed ordo apparet, et artis quaedam similitudo. En Tusc. 2, 47, temeritas traduit το άλογον, la partie irrationnelle de l'âme, que doit maîtriser la raison - ut ratio coerceat temerità- tem. On notera également le fragment des Histoires de Salluste cité par Nonius, 614, 2: ad hoc rumoribus aduersa in prauitatem, secunda in casum, fortunam in temeritatem declinando corrumpebant (frg. 2, 15 Maurenbrecher).

89 Cf. la mise au point de G. D'Anna, op. cit., p. 85-88. 90Hygin, fab. 120-121. Cf. G. D'Anna, op. cit., p. 71-76,

qui tranche catégoriquement en faveur du Chryses, compte tenu des deux notations, rex et naufragio (p. 200) : malgré Hygin (uento secundo), le héros de la pièce de Pacuvius faisait naufrage (ses fragments I-II, p. 77 et 198 sq.); et, par ailleurs, avant d'avoir tué Égisthe, il n'était pas ancore roi dans le Dulorestes.

91 Infra, p. 195, n. 104. 92 Hier, chron. a. Abr. 1863 (p. 142 Helm, à la date de

154, qui correspond à Yakmé du poète: uixitque Romae, quoad picturam exercuit ac fabulas uenditauit; deinde Ta- rentum transgressus prope nonagenarius diem obiit. Le Chryses peut, grâce à deux témoignages de Cicéron, être

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ces de Pacuvius dans son fragment sur la Fortune risque donc de demeurer insoluble. En fait, ce n'est pas dans l'atmosphère spirituelle de la tragédie du Ve siècle, pas même dans celle du sophistique et critique Euripide, qu'il faut en chercher l'inspiration. Ses origines intellectuelles sont plus récentes : les rapprochements que nous venons de faire avec Ménandre et Philemon en apportent la preuve. Cette représentation de la Fortune, conçue comme le Hasard souverain, adorée par les uns, niée par les autres, pour tous objet de polémique ou de condamnation, renvoie, dans l'histoire de la pensée, à des croyances ou à des interrogations qui sont celles de l'âge hellénistique. Pourtant, au delà de ces lieux communs littéraires et de ce débat d'idées dont on trouve déjà l'écho chez Philemon, lorsqu'il ne voit en Tyché que le nom fallacieux du hasard naturel93, est-il possible de mettre un nom plus précis sur les écoles de pensée que vise Pacuvius et sur les deux groupes de phi- losophi auxquels il se réfère? Sans oublier que nous ne lisons pas dans ses vers une discussion technique, mais une méditation poétique, au style travaillé et aux effets littéraires richement élaborés94, il semble qu'il faille traiter différemment les deux familles de philosophes. Les uns, restés proches de l'opinion commune, et qui intègrent à leur système la Tyché-hasard de la religion populaire, doivent moins représenter une école définie que plusieurs courants intellectuels qui font place à ces valeurs vulgaires ou reprennent des croyances antérieures. Les autres, au contraire, qui se séparent de l'opinion et substituent à l'inconsistante Tyché une doctrine cohérente de la tetneritas, doivent être les disciples d'une secte unique, plus fermement structurée.

Pour les premiers, on songera aux péripa- téticiens95, comme Théophraste, qui opposait le pouvoir - supérieur - de Tyché à celui de la sagesse, ou Demetrios de Phalère, auteur d'un Περί Τύχης où, dans le fragment cité par Polybe, il décrit l'omnipotence de Tyché en des termes qui sont ceux de la pensée populaire et de Pacuvius lui-même: elle agit «rudement», χαλεπόν (cf. atrox), à l'encontre de tous nos raisonnements, elle «innove sans cesse», πάντα παρά (τον) λογισμον τον ήμέτερον καινοποιουσα, non moins incerta instabilisque que la Fortuna du poète latin, et le grand coup dont elle a abattu l'empire perse n'est pas une preuve moins éclatante de sa mobilité que les revers dont elle a accablé Oreste. Les stoïciens, eux aussi, peuvent se ranger dans ce premier groupe de philosophi, qui reconnaissent le pouvoir divin de la Fortune : Sphairos, qui fut le disciple de Zenon, puis de Cléanthe, avait lui aussi composé un Περί Τύχης96, et, faisant sienne la définition d'Anaxagore qui voyait en elle, non l'absence de causalité, mais une «cause cachée à la raison humaine» et qui n'est obscure que pour notre intelligence (την τύχην αίτίαν άδηλον άνθρωπίνω λο- γισμω), le Portique la considérait comme un principe divin et surnaturel (ώς θεΐόν τι ού- σαν και δαιμόνιον), qui ne fait qu'un, en définitive, avec Γείμαρμένη97. Quant aux «autres philosophes», qui nient la divinité de Tyché, mais non sa réalité, et lui substituent le hasard impersonnel, il ne peut s'agir que des épicuriens. La définition de Pacuvius s'accorde, en substance, avec le texte d'Épicure qui, dans la Lettre à Ménécée, écrit que le sage ne considère la τύχη ni comme une déesse, ce qui représente l'opinion de la foule, oi πολλοί (car, explique-t-il, une divinité ne fait rien ατάκτως, «dans le désordre»), ni comme un

daté entre 140 et 130: nous savons, Brut. 229, que Pacuvius, déjà octogénaire, fit représenter une pièce en 140 (supra, p. 184); et, en Lael. 24, dans le dialogue qui se situe en 129, juste après la mort de Scipion Émilien, Lae- lius rappelle les cris d'enthousiasme qui s'élevèrent nuper (à entendre au sens large) in hospitis et amici mei M. Ρα- cuui noua fabula, pièce qui était bien le Chryses, authentifié par la célèbre scène entre Oreste et Pylade.

"Et qu'il poursuit, frg. 137 Ko. (supra, n. 87) : ... ταύτόματον, ö γίγνεται / ώς έτυχ έκάστω, προσαγορεύεται

τύχη. 94 M. Valsa, op. cit., p. 97 sq. et 101 sq.; G. Paduano,

op. cit., p. 56 sq. 95 Cf. supra, p. 41-43 et n. 27, ainsi que sur les épicur

iens. 96 Diog. Laêrce 7, 177-178. Cf. F. Ollier, Le philosophe

stoïcien Sphairos et l'œuvre réformatrice des rois de Sparte Agis IV et Cléomène III, REG, XLIX, 1936, p. 536-570.

97 H. von Arnim, Stoicorum ueterum fragmenta, Leipzig, 1903-1924, II, frg. 965-971.

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principe inefficace, car, si ce n'est pas elle qui rend les hommes heureux ou malheureux, elle est cependant cause de grands biens ou de grands maux, dont nous pouvons user soit conformément à la raison soit contrairement à elle. En cela, Pacuvius traduit l'orthodoxie épicurienne et la temeritas à laquelle, faisant œuvre de vulgarisation philosophique, il assigne le gouvernement du monde équivaut à la fortuna gubernans, abstraite et non divine, au «hasard souverain» qui participe, pour Lucrèce, de la natura gubernans99.

Ainsi plus nettement circonscrit, on ne saurait dire que le problème des sources de Pacuvius soit pour autant résolu, puisqu'on reconnaît, condensés dans ces quelques vers, tous les lieux communs, philosophiques ou littéraires, de la pensée hellénistique sur la Fortune-hasard. Nous les retrouvons, à travers la littérature postérieure, latine ou grecque, dans le non moins célèbre couplet de Pline sur la Fortune, qu'il dépeint, lui aussi, avec les mêmes mots que le vieux poète, mobile, inconstante et aveugle, et favorable à ceux qui en sont indignes, uolubilis, caeca, incerta, in- dignorumque fautrix"; ou encore, plus proches de Pacuvius que l'analyse abstraite de Pline, dans les textes parallèles de Plutarque, Dion Chrysostome, Galien et Artémidore, qui, avec des variantes de détail, décrivent la même allégorie, sous les mêmes traits conventionnels qui, aujourd'hui encore, forment

tre image de la Fortune, debout sur une sphère, aveugle (chez Galien), et dotée de ses attributs classiques100. Mais, à l'intérieur de ce large cadre spirituel, qui est celui de la Fortuna- Tyché gréco-romaine dans sa généralité et, peut-on dire, son universalité, il est un autre rapprochement, plus singulier encore, et qui n'a guère été exploité : c'est celui qui apparente de très près, jusque dans le détail de l'expression, le texte de Pacuvius au Tableau de Cébès101. Le tableau mystérieux, représentation allégorique de l'existence humaine, dédié dans un temple de Kronos et qu'un vieillard explique aux voyageurs, figure, debout sur une sphère de pierre, έστηκυΐα έπί λίθου τινός στρογγυλού (à quoi correspond terme à terme, verbe, substantif, adjectif, saxoque instare in globoso), une femme aveugle et folle, qui n'est autre que Tyché, enlevant aux uns, donnant aux autres, pour les leur reprendre aussitôt et les faire passer en de nouvelles mains, les biens qu'elle redistribue au hasard. Ού μόνον τυφλή και μαινόμενη, άλλα και κωφή : formule identique non seulement pour le fond, mais pour la forme, et jusque dans le rythme ternaire, au vers de Pacuvius, insa- nam et caecam et brutam, «insensée, aveugle et sans raison»102, à ceci près que ce dernier, pour des raisons métriques, vraisemblablement, a modifié l'ordre des adjectifs. La ressemblance est trop parfaite, le rapprochement littéral trop précis entre les deux phra-

98Lucr. 5, 107; cf. 77. 99 NH 2, 22 : toto quippe mundo et omnibus locis omni-

busque horis, omnium uocibus Fortuna sola inuocatur ac nominatur, una accusatur, rea una agitur, una cogitatur, sola laudatur, sola arguitur et cum conuiciis colitur, uolu(cris uolu)bilisque, a plerisque uero et caeca existima- ta, uaga, inconstans, incerta, uaria indignorumque fau- trix.

100 Supra, p. 48 et n. 68. 101 Chap. 7-8; cf. 30, 3 (éd. K. Praechter, Leipzig,

1893). Cf. les études récentes de R. Joly, Le Tableau de Cébès et la philosophie religieuse, coll. Latomus, LXI, Bruxelles, 1963; et D. Pesce, La Tavola di Cebete, Brescia, 1982. Les seuls commentateurs, à notre connaissance, à l'avoir signalé, sont H. Caplan {supra, p. 191, n. 86) et D. Pesce, ad loc. ; ainsi que K. K. Müller et C. Robert, étudiant le fragment d'un relief (maintenant perdu), reproduit par un dessin du XVIe siècle, et qui illustrait le Tableau de Cébès, Relieffragment mit Darstellungen aus

dem Πίναξ des Kebes, Archäologische Zeitung, XLII, 1884, col. 115-130, notamment 119, n. 2; en revanche, les articles Tyche, dans Roscher, V, col. 1322 et 1325, et RE, VII, A, 2, col. 1667 sq. et 1688, citent séparément les deux textes, sans faire le rapprochement.

102 Ainsi Pacuvius a-t-il librement rendu κωφή, que les interprètes modernes du Tableau de Cébès - plus proche de l'original? - traduisent par «sourde» (M. Meunier, dans les Classiques Garnier, p. 261 ; G. Méautis, Les pèlerinages de l'âme, Paris, 1959, p. 38; D. Pesce, op. cit., p. 51 et 85, n. 2), ou encore «muette» («stumm»: G. Herzog- Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1688). Κωφός, littéralement «émoussé» (cf. lat. hebes), peut en effet avoir ces diverses valeurs: non seulement «sourd» (Eschl. Sept 202; Plat. Lois 932 a; Arstt. H.A. 536b 3), «muet» (Pind. Pyth. 9, 87; Cic. Att. 13, 19, 3), ou «sourd-muet» (Hdt. 1, 34 et 47), mais aussi «faible d'esprit», «stupide» (Plat. Tim. 75 e; 88 b), qui répond exactement au latin brutus ; cf. les dictionnaires de Bailly et de Liddell-Scott.

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D'ENNIUS À ACCIUS 195

ses pour qu'on puisse l'attribuer à une parenté générale d'inspiration et à la transmission, de siècle en siècle, de clichés fixés par l'usage et tombés pour ainsi dire dans le domaine public, comme c'est le cas pour les autres textes de Pline et des écrivains grecs. Si, comme on s'accorde maintenant à le reconnaître, le Tableau de Cébès doit être daté du Ier siècle de notre ère 103, ce qui exclut toute relation directe entre les deux œuvres, il faut donc en conclure que l'auteur du Tableau et Pacuvius dérivent d'une même source grecque, qu'on ne saurait préciser davantage, et qui avait mis en forme littéraire, peut-être même poétique, la philosophie populaire de la Fortune à l'époque hellénistique.

Ainsi, bien avant la littérature gréco-romaine de l'époque impériale, avant Pline, le Pseudo-Cébès, Plutarque, Dion Chrysostome, Galien et Artémidore, qui, à leur tour, illustreront le motif, dès l'époque hellénistique, comme le texte de Pacuvius, le plus ancien de notre corpus, en apporte la preuve, l'allégorie de la Fortune, de Tyché aveugle et debout sur une sphère mobile s'était imposée à l'imaginaire littéraire, sinon déjà aux arts plastiques. Toutefois, seul le début du fragment de Pacuvius peut être éclairé par ce parallèle. La suite, qui n'a plus son pendant dans le Tableau

de Cébès, lui appartient en propre - même si l'on peut, là encore, retrouver un modèle hellénique. Littérairement, c'est un «à la manière» d'Euripide, qui porte à la scène un de ces débats d'idées qu'affectionnait le tragique grec. Mais cette confrontation des philosophes, ce goût pour les audaces de la pensée qui, dans le même Chryses, inspire les deux fragments contradictoires sur la valeur de la divination104, portent bien la marque personnelle de Pacuvius, de sa tendance à la polémique philosophique et de son attachement à la liberté critique de l'esprit. Telles sont les origines composites du passage : inspiré, dans ses deux premiers vers, par une imitation très proche qui doit aller jusqu'à la traduction, d'une source précise dont dérive également le Tableau de Cébès, il est, pour le reste, une libre paraphrase du poète devenu philosophe.

Là où, en effet, Pline ne se référera qu'à l'opinion commune, plerisque, et les auteurs grecs qu'à celle des «anciens», οι παλαιοί, Pacuvius fait appel à l'autorité des philosophes : moins tributaire, en cela, de ses sources livresques que représentatif du milieu spirituel romain où il a été accueilli et auquel, dans ses origines vivantes, le texte se rattache étroitement. Produit de ce milieu dont il reflète les

103 «Au plus tard des environs de 70 après J.-C.» (R. Joly, op. cit., p. 9 sq. et 86; de même D. Pesce, op. cit., p. 11 et 33). Mais le courant philosophique auquel il convient de rattacher l'œuvre (attribuée à Cébès le Socratique, l'un des interlocuteurs du Phédon) reste discuté : stoico-cynique dans l'interprétation traditionnelle, néopythagoricien selon R. Joly, socratico-cynique pour D. Pesce. Quant à notre passage, en particulier, R. Joly reconnaît dans la défiance que l'auteur enseigne à l'égard de la Fortune «une de ces idées assimilables par bien des sectes, un terrain de rapprochement pour les tendances conciliatrices». Selon lui, «le rôle important joué par Τύχη dans le Tableau démontre beaucoup plus le caractère populaire, éclectique de l'œuvre qu'une stricte observance stoïcienne» (op. cit., p. 30 sq.).

104 Cités l'un et l'autre par Cicéron, orat. 155 et diu. 1, 131, et qui devaient se succéder dans l'économie de la pièce, l'un respectueux de l'art augurai et de l'haruspici- ne, vénérés (par Chrysès? ou Oreste?) comme les interprètes véridiques de la volonté divine :

dues, antiqui amici maiorum meum, consilium socii, augurium atque extum interprètes. . . ;

l'autre qui, avec une irrévérence sacrilège, dénonce leurs

impostures : nam isti qui linguam auium intellegunt plusque ex alieno iecore sapiunt quam ex suo, tnagis audiendum quam auscultandum censeo,

et que prononce un «philosophe» (Thoas?) - ille Pacuuia- nus, qui in Chryse physicus inducitur, ainsi que le présente Cicéron -, qui adhère à une religion de la nature dont, quelques vers plus loin, il expose les principes : quidquid est hoc, omnia animât format alit auget créât sepelit recipitque in sese omnia omniumque idem est pa-

ter indidemque eadem aeque oriuntur de integro atque eodem

occidunt

(80-92 Rib.; 101-114 Warm.; 80-93 Klotz; p. 23-25 Arge- nio; 128-140, p. 82 sq., 201 sq. et 255 sq. D'Anna; p. 45 sq. et 70-72 Magno; cf., op. cit., M. Valsa, p. 19-21 ; I. Mariot- ti, p. 31 sq.; G. Paduano, p. 50-55). Ces vers, qu'on a rapprochés du Chrysippe d'EuRiPiDE, frg. 839 Nauck-Snell2, seront à leur tour imités par Lucrèce, 5, 318-323, ce qui, au delà des différences de doctrine, suffit à définir un courant de pensée.

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196 FORTUNA-TYCHÉ

spéculations intellectuelles, il est en même temps une réponse à ses interrogations, peut- être même à ses angoisses. Qu'on se rappelle l'inquiétude tragique d'un Paul-Émile devant l'instabilité de la Fortune, incarnation de Yinuidia deorum, et la menace constante qu'elle fait peser sur les bonheurs humains 105. Or, le temps où vit Pacuvius, le cercle social dans lequel il écrit sont dominés par ces débats sur la nature de la Fortune et son action historique, et ils s'éveillent non seulement à la lecture, mais à l'écoute directe des philosophes. Dans cette perspective, si le texte même du Chryses peut être daté vers 140-130, encore est-il sage de ne pas apprécier la position intellectuelle de son auteur en termes trop étroits : un seul fragment, si étoffé soit-il, n'a que valeur indicative et, nous en avons la preuve par un autre passage, celui-ci indata- ble, provenant des Niptra106, la page d'anthologie du Chryses n'était évidemment pas la seule allusion que, dans l'ensemble de son œuvre, Pacuvius eût faite à la Fortune. Aussi convient-il d'envisager un cadre chronologique plus vaste, celui, sans délimitation nette, faute de données sûres, des années centrales du IIe siècle, et quelque crédit qu'on doive accorder au témoignage de saint Jérôme qui situait en 154 Yakmé tardive du poète, né vers 220, auteur d'un nombre relativement faible de tragédies et qui, à son activité littéraire (ceci pouvant expliquer cela) joignait une activité de peintre107. Par sa date, donc, ainsi largement entendue, par ce que nous savons des amitiés et des relations littéraires de son auteur, «hôte et ami» de Laelius et lié au cercle des Scipions, tout invite à confronter le texte de Pacuvius avec l'œuvre de Polybe - qui résida à Rome de 167 à 150 -, historien qui peut

légitimement compter, lui aussi, parmi les «philosophes», admirateur de Demetrios de Phalère, si sensible aux mouvements imprévus - cf. incerta insîabilisque - et à l'illogisme de la Fortune - insanam, brutam -, à ce qu'il nomme, traditionnellement, ses «révolutions», ai μεταβολαί της τύχης108, qui s'exercent à l'encontre de la raison109. Entre le passage110, de grande portée méthodologique, où Polybe, historien rationaliste, loin d'attribuer, comme le fait l'opinion commune, à une intervention divine tous les événements sans discrimination, ne reconnaît l'action de la Fortune que dans les accidents inexplicables dont l'intelligence humaine ne peut découvrir la cause, comme les phénomènes météorologiques exceptionnels, pluies d'une violence inhabituelle ou sécheresse anormale, et le poète tragique qui, plutôt que de reprendre inlassablement la déploration des infortunes royales, motif traditionnel par excellence, délibère s'il sied ou non d'attribuer à une «révolution» de la Fortune le naufrage, bouleversement de l'état normal des éléments, où sombra la royauté d'Oreste, devenu mendiant, qui ne perçoit, quelle que soit la réponse, au moins une parenté dans l'inspiration première?

C'est dans le même temps aussi que les épicuriens, les alii philosophi de Pacuvius, avaient tenté de s'implanter à Rome, où deux d'entre eux fondèrent une école et d'où, sans doute en 173, ils furent rapidement expulsés111. Tentative que d'autres renouvelèrent aussitôt, puisqu'en 161 un sénatus-consulte expulsait à nouveau les philosophes et les rhéteurs112, en attendant la curiosité mêlée de scandale que suscitèrent en 155 les conférences des trois philosophes venus en ambassade, Camèade, Diogene et Critolaos113, et la ve-

105 Supra, p. 168; infra, p. 204. 106 Infra, p. 200. 107 Supra, p. 192, n. 92. 108 Pol. 1, 1, 2; 6, 2, 6. Cf. supra, p. 40 sq. 109 Παρά τον λογισμόν, selon l'expression de Demetrios

de Phalère. Polybe dit de même, en recourant à l'image de la meule, que Tyché «peut broyer le logique par l'illogique», ικανή γαρ ή τύχη τοΐς παρά λόγον τα κατά λόγον έτατριψαι (29, 22, 2).

110 36, 17, analysé par P. Pédech, La méthode historique de Polybe, p. 336-338.

111 Ath. 12, 547 a; Ael. uar. hist. 9, 12. Le bannissement d'Alkaios et Philiskos eut lieu sous le consulat de L. Postumius, celui de 173, plutôt que son parent et homonyme, consul en 154. Sur ces débuts de la philosophie à Rome, P. Grimal, Le siècle des Scipions, 2e éd., Paris, 1975, p. 299-305; J. M. André, La philosophie à Rome, Paris, 1977, p. 32-45; P. Boyancé, Lucrèce et l'épicurisme, 2e éd., Paris, 1978, p. 7 sq.

112Suet. rhet. 25, 1; Gell. 15, 11, 1. »» Cf. T. I, p. 3, n. 2.

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D'ENNIUS À ACCIUS 197

nue de Panétius qui, quelques années plus tard, se joignit à son tour au cercle des Sci- pions114. Tel est le milieu passionné de philosophie dans lequel vit et écrit Pacuvius, le public éclairé auquel il s'adresse et, au delà de cette élite intellectuelle, l'ensemble des spectateurs romains auprès desquels, après Ennius, avant que Lucrèce et Cicéron ne donnent naissance à une philosophie de langue latine, il fait, non sans pesanteur didactique ni surabondance dans l'ornementation poétique, œuvre de vulgarisation. Vers le milieu du IIe siècle, les spéculations des philosophes ont franchi les limites étroites de l'aristocratie philhellène. Même s'il ne sait pas donner leur nom exact aux philosophes que lui désigne Pacuvius, même s'il ne se fait d'eux qu'une idée simpliste et déformée, le gros du public romain est alors assez familiarisé avec leur existence et leur activité, sinon avec le contenu de leurs doctrines, pour que la réflexion de Pacuvius et son exposé de philosophie religieuse lui soient intelligibles, pour qu'il en soit atteint, et peut-être même ébranlé, dans ses croyances.

Car, si les thèses contradictoires soutenues successivement par Camèade sur les rapports de la justice et de la politique et sur la légitimité de la conquête romaine115 provoquèrent la réprobation de ses auditeurs plus qu'elles ne les incitèrent à faire retour sur soi, tout se passe au contraire comme si la discussion instaurée par Pacuvius, qui, en le portant sur la scène, donnait une expression publique au débat intérieur, plus ou moins avoué, de nombre de ses contemporains, avait jeté le trouble dans les consciences et semé dans l'esprit des Romains les premiers doutes sur la Fortune et sa divinité. Après lui, rien ne sera plus comme auparavant, comme le prouve l'analyse sémantique des textes postérieurs. Non certes qu'il ait fait découvrir aux Romains la malfaisance et la variabilité de la Fortune. Dès le IIIe siècle, ils avaient déifié la Mala Fortuna. Dès le début du IIe siècle, Plaute, dans

un passage des Captifs, d'inspiration stoïcienne, avait montré en elle la puissance qui abat à sa guise les grandeurs humaines et fait d'un maître un esclave, en un langage dont Ennius s'est peut-être souvenu, lorsqu'il a transcrit les réflexions analogues d'Hannibal, le futur vaincu de Zama. Et, plus près de notre poète, Paul-Émile avait en 168 prononcé devant le peuple romain un discours - que celui-ci avait pu entendre - sur le thème tragique des retournements de Fortune. Mais ce qui est neuf chez Pacuvius, c'est qu'entre-temps la déesse romaine a accédé à la souveraineté, et qu'elle est devenue Vera Fors. En lui se conjuguent l'héritage d'Ennius et le désarroi de l'âme grecque devant les caprices de Tyché. Les hommes du IIIe siècle, y compris Plaute et même Paul-Émile qui, spirituellement, est encore l'un d'eux, opposaient des remparts à la puissance de la Fortune : celui de la Bona Fortuna, de la Chance bénéfique qu'elle pouvait être et que, de fait, elle était le plus souvent; celui des autres dieux, dont le pouvoir demeure, dans la religion de Paul-Émile, supérieur au sien. Quant à Ennius, il avait décelé dans ses mouvements, même destructeurs, une finalité morale qui faisait d'elle l'incarnation de la Justice et de la Providence. Avec Pacuvius, tout change : il ne reconnaît plus cette signification éthique et providentielle aux variations de la Fortune, pour lui arbitraire et amorale. Mais souveraine elle est devenue, et souveraine elle demeure : ce qui supprime tout recours contre son caprice et instaure le règne sans frein ni contrepoids du Hasard, auquel le monde est irrémédiablement livré.

Telle est la funeste découverte que Rome a faite à la suite de Pacuvius : il lui a révélé, en Fortuna, l'union de la suprématie et de la déraison. Ses effets corrosifs sont sensibles dès la génération suivante, celle de Lucilius et d'Accius. Sans qu'on puisse d'ailleurs apprécier autrement que par une vue d'ensemble la chronologie des trois poètes. C'est seulement

114 Vers 145 (cf. op. cit., P. Grimal, p. 303 sq.; E. Flores, p. 108; J. M. André, p. 36). Avant cette date, de 151 à 146, Scipion se trouvait hors de Rome, occupé par les affaires d'Espagne et d'Afrique. Sur les dates extrêmes

qui ont été proposées, entre 151 et 144, en tout cas avant 140, cf. la discussion de P. Pédech, op. cit., p. 251 et 323.

115 Cic. rep. 3, 9-12, ap. Lact. inst. 5, 14, 5 et 16, 2-4; epit. 50 [55], 5-8.

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dans les années 132-129 - les dernières de la longue vie de Pacuvius - que Lucilius commença de composer des Satires116, et les passages de son uvre qui nous intéressent le plus directement ne se laissent dater que de façon approximative. Quant à la succession de Pacuvius et d'Accius, elle prend, dans sa simplicité symbolique, un tour quasi légendaire117, sans que, entre le début de sa carrière, en 140, et sa mort, vers 86, nous puissions préciser la date d'aucune des tragédies d'Accius d'où proviennent les treize emplois de fors ou fortuna qui nous ont été conservés. Si bien que, loin de pouvoir sonder la conscience individuelle de chacun de ces poètes, nous ne percevons que de façon globale l'influence que Pacuvius exerça sur leur vision de la Fortune. Loin de pouvoir suivre pas à pas ses cheminements intérieurs, nous ne pouvons qu'opposer en un contraste presque manichéen deux moments essentiels : avant Pacuvius; après Pacuvius.

En tout cas, la postérité spirituelle du poète-« philosophe» est manifeste. Nous avons constaté que, chez Térence, la conception de Fortuna comme déesse de la Chance l'emporte dans quatre exemples sur cinq. Après Pacuvius, chez Lucilius et Accius - dans la mesure où l'on peut comparer des fragments à une uvre complète -, il n'y a plus trace de ce sens. A quoi attribuer cette soudaine disparition, sinon à la corruption qui a brusquement envahi la croyance romaine en Fortuna? La découverte du Hasard violent et insensé - in- sanam . . .quia atrox - a eu la brutalité d'une révélation désastreuse : elle a tué d'un coup la confiance religieuse que Rome fondait sur la déesse, qu'à tort elle s'imaginait bienveillante. A la Bonne Fortune se substitue désormais, chez Lucilius et Accius, une figure mixte, aussi «incertaine» que l'incerta instabilisque

tuna de Pacuvius, mélange trouble de Destin et de Hasard. C'est le Destin qui l'emporte chez Lucilius, où Fors Fortuna est la puissance qui attribue parilern locum fatumque; de même, dans deux des cinq passages d'Accius qui désignent la déesse, quam cuique tribuit Fortuna ordinem, et, plus encore, en la Fors menaçante qui «attend» l'homme qu'elle s'est choisi pour victime. Mais qu'est-elle au juste dans les trois autres textes? L'un qui provient d'un chur de Médée (adressé à Jason, après la mort de ses fils?) :

Fors dominatur, neque uita ulli propria in uita est;

l'autre du Télèphe :

. . . nam si a me regnum Fortuna atque opes

eripere quiuit, at uirtutem nec quiit;

le troisième de l'Andromède :

multi iniquo, mulier, animo sibi mala auxere in malis,

quibus natura praua magis quam fors aut Fortuna obfuitus.

Un hasard fatal ou un Destin fantasque? La question n'a d'ailleurs plus guère de sens. La Fortune, naguère dispensatrice de tous les dons que renfermait la corne d'abondance, est maintenant la persécutrice des humains et l'Adversité divinisée, celle qui leur ôte les biens extérieurs et les grandeurs d'établissement - mais, sur les biens de l'âme, elle n'a pas de prise. On mesure la rupture qui s'est opérée depuis Ennius. La Fortune d'Accius est, par sa puissance, l'héritière de la sienne : Fors dominatur, «la Fortune est souveraine», répète-t-il à la suite d'Ennius, dont il paraphrase l'era Fors119. Mais le sens dans lequel

116 F. Charpin, op. cit., I, p. 28-31 ; cf. W. Krenkel, op. cit., I, p. 24 sq.

117 Supra, p. 184. 118 422 sq.; 619 sq.; 109 sq. Rib.; 411 sq.; 625 sq.; 68

sq. Warm.; 422 sq.; 619 sq.; 109 sq. Klotz; 642 sq., p. 453 (et 455); 166 sq., p. 104 (et 107); 574 sq., p. 413 (et 417) Franchella; 422 sq., p. 131 (cf. p. 366 et 525); 619 sq., p. 163 (cf. p. 468 et 533); 109 sq., p. 81 (cf. p. 238 et 513) D'Anto. Cf. G. Paduano, op. cit., p. 62 sq.; 67 sq.; 58 sq.

119 G. Paduano, op. cit., p. 63, et Q. Franchella, op. cit., p. 453, rapprochent également de deux passages d'EuRiPiDE. L'un, de la leçon de morale populaire qu'Héraclès donne dans Alceste, 785-789: «On ne voit où les pas du sort (t? t?? t????) vont aboutir. . . tiens- toi en joie; bois, compte comme étant à toi la vie de chaque jour, et le reste au destin (t? d" ???a t?? t????)». L'autre, des derniers vers de Médée, 1415-1419: «De maints événements Zeus est le dispensateur dans

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elle exerce son pouvoir a changé et, de pair avec cette transformation, il est né une nouvelle morale de la Fortune, une morale sans illusion, d'inspiration stoïcienne ou stoïcisan- te, qui se traduit par l'apparition de thèmes nouveaux. Le fortis Fortuna adiuuat a vécu, ainsi que le lien causal qui, de la nirtus, allait à la fortuna. A cette harmonie qu'avait perçue la sagesse des ancêtres se substitue un état de conflit : la Fortune n'honore plus la nirtus, elle la poursuit de sa vindicte en arrachant à l'homme de bien les «préférables» - regnum atque opes - qui ne lui appartiennent pas en propre, mais ne lui sont concédés qu'à titre précaire - neque uita ulli propria. Le seul obstacle sur lequel butte son pouvoir est la constance du sage, fort de sa uirtus : Sénèque ne dira rien d'autre.

Ainsi s'opère un renversement des valeurs : chaque fois, sur chacun de ces problèmes éthiques ou métaphysiques, Accius prend le contre-pied des thèmes traditionnels. Non seulement la Fortune ne récompense plus les mérites humains. Mais elle qui, il y a peu encore, châtiait l'iniqua superbia Poeni et le ferox Antiochus, c'est maintenant contre la uirtus, jadis objet de ses bienfaits, qu'elle tourne ses coups les plus rudes. Car, autre renversement, la Fortune n'est plus celle qui donne, mais celle qui enlève, eripere. Ce rappel de la précarité de toute condition humaine, qui s'accompagne d'une exhortation à la sagesse - at uirtutem nec quiit -, formulée par Télèphe lui-même, est illustré par le malheur du roi, lui qui, frappé par Achille d'une blessure incurable, a dû se déguiser en mendiant pour obtenir sa guérison120. Quant à l'opposition philosophique, dans le troisième

fragment, de la natura et de la fortuna, celle du tempérament inné, que nous portons en nous, et des facteurs externes, produits par le sort, elle était déjà présente chez Plaute, qui l'interprétait dans un sens bénéfique, et l'appliquait à la possession de la richesse :

aurum, id fortuna iniienitur, natura in- genium bonum121.

En passant chez Accius, le thème s'est inversé, comme l'atteste le changement de verbe : ce n'est plus la générosité qui procure, iniienitur, mais l'hostilité qui nuit, obfuit. D'autant qu'il s'y ajoute une dernière innovation, et non la moindre. Le personnage de Y Andromède (peut-être le chœur) qui, plutôt qu'à l'héroïne elle-même, s'adresse à sa mère Cassiopèe (mulier), trop fière de la beauté de sa fille - c'est pour la châtier de son orgueil que Poséidon a envoyé le monstre qui ravage la contrée - et l'exhorte à moins d'ußpic et plus de résignation, a retenu la leçon de Pacuvius et son «doute méthodique», lorsqu'il distingue fors et Fortuna comme deux principes qui s'excluent réciproquement (aut). Cette fois, nous ne pouvons que souscrire au commentaire de Nonius122 : l'alternative de fors (ou de temeritas) et de Fortuna est celle du hasard areligieux et de la puissance divine. Depuis Pacuvius, la critique destructrice des philosophes a fait son chemin et elle imprègne jusqu'à la pensée commune, dans une formule d'aspect si anodin - fors aut Fortuna - qu'elle pourrait presque passer pour une simple clause de style. L'écart qui sépare les deux solutions, le hasard impersonnel ou la déesse Fortuna, qui ne représente que l'aspect religieux de la même notion, incarnée en un être

l'Olympe, et maintes choses inopinément sont accomplies par les dieux. L'attendu ne se réalise pas, et à l'inattendu la divinité ouvre passage. Telle est l'issue de cette action» (trad. L. Méridier, Les Belles Lettres). Mais, à supposer que telle soit bien la source - librement adaptée - d'Accius, il y a loin, dans ce second cas, des dieux traditionnels du tragique grec, Ζευς έν Όλύμπφ, θεοί, θεός, à la puissance nouvelle qui, chez le poète latin, écarte les Olympiens du gouvernement de l'univers.

120 Peut-être même, cf. op. cit., E. H. Warmington, p. 536 sq.; Q. Franchella, p. 97 sq.; V. D'Antò, p. 464 sq.,

le Télèphe d'Accius se trouvait-il, par un surcroît d'infortune, dépouillé de son trône et réellement devenu mendiant.

121 Poe. 302 (supra, p. 110, n. 113; et RPh, LV, 1981, p. 298-300). Cf. A. Pellicer, «Natura·». Étude sémantique et historique du mot latin, Paris, 1966, p. 43-48. L'idée n'est pas neuve : sur l'antithèse φύσις-τυχη, ainsi que sur la responsabilité des hommes, cause, au moins autant que Tyché, de leurs propres malheurs, cf. Ménandre, frg. 296 et 623 Koe. {supra, p. 40).

122 687, 6 : fors et Fortuna hoc distant : fors est casus temporalis ; Fortuna dea ipsa est.

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surnaturel, cet écart est devenu si faible qu'on a le sentiment que le problème de savoir qui, de l'un ou de l'autre, gouverne effectivement le monde, est devenu indifférent aux humains, voués de toute façon à l'insécurité et à la souffrance.

Les emplois du nom commun fortuna (au sens II) ont subi le contrecoup de cette révolution spirituelle. Déjà la fortuna scaenica du second prologue de YHécyre 123, cette entité - création verbale de Térence, dont on ne suspectera plus l'authenticité - qui préside aux ludi scaenici et y octroie le succès, est à l'auteur dramatique ce que, chez Ennius, la fortuna belli était à l'homme de guerre : le facteur mystérieux et variable qui fait la destinée des individus - ou des pièces de théâtre. Mais, si elle est dubia, comme tout ce qui relève de la chance, elle est loin d'avoir le caractère emporté et systématiquement maléfique de la Fortuna atrox incerta de Pacuvius : elle finit par accorder le succès à Caecilius, et YHécyre elle-même put être jouée jusqu'au bout. A Térence ou à son porte-parole, dont la confiance optimiste à l'égard de la fortune-chance sait se nuancer de prudente réserve, s'oppose,1 comme pour le sens I, le groupe unitaire de Pacuvius, Lucilius et Accius, qui ont en commun une vision inquiète et sombre des «fortunes abstraites». Dès Pacuvius, autre innovation, infiniment moins innocente, apparaît, dans les Niptra12*, un nouvel emploi du sens II:

conqueri fortunam aduersam, non la- mentari decet;

id uiri est officium, fletus muliebri ingenio additus 125.

Tels sont les derniers mots qu'Ulysse mourant adresse aux siens, la résignation héroïque avec laquelle il accueille son destin, lui qui, de retour à Ithaque, a été mortellement blessé par Telegonos, le fils qu'il avait eu de Circé. Protestation virile contre Γ« adversité» qui évolue en résistance dans un vers isolé de Lucilius, au livre VI des Satires,

id solum aduersae fortunae reque resistiti,

ou en acceptation sereine chez Accius, dans un fragment du Méléagre, qui, également isolé de tout contexte, prend forme de maxime idéale et allitérante,

erat istuc uirile, ferre aduorsam fortunam facul127,

et, consciemment ou non, fait écho à Pacuvius, uiri . . . officium.

Ainsi, comme pour le sens I et les «Fortunes divines», la notion de chance a pratiquement disparu du sens II de fortuna, durant la seconde moitié du IIe siècle. Sur les quatre exemples de fortuna II relevés chez ces poètes, un seul, qui appartient à YAstyanax d'Ac- cius, se rattache encore à cette idée, mais sous une forme si obscure et si éloignée de ses origines, qu'on croirait y voir une caricature de la «chance» favorable plutôt qu'un emploi authentique du concept. Alors que le fils d'Hector et d'Andromaque, caché par sa

123 Quia sciebam dubiam fortunam esse scaenicam, spe incerta certum mihi laborem sustuli (ν. 16 sq.);

cf. RPh, LV, 1981, p. 301. Mais on notera que les poètes, Caecilius, Térence lui-même, ne sont victimes que de la malveillance humaine (v. 22 et 54), non d'une injuste fortune qui n'apparaît pas encore dans l'œuvre de ce dernier.

124 «Le Bain de pieds», d'après l'épisode de l'Odyssée où, en lavant les pieds d'Ulysse, sa nourrice, la vieille Euryclée, le reconnaît à une cicatrice. Cf. op. cit., E. H. Warmington, p. 264 sq.; M. Valsa, p. 35-42; R. Arge- nio, p. 51 sq.; I. Mariotti, p. 39-41 ; G. D'Anna, p. 127-130.

125 268 sq. Rib.; 294 sq. Warm.; 268 sq. Klotz; p. 56 Argenio; 317 sq., p. 134, 223 et 268 D'Anna; p. 62 sq. Magno. Cf. Cic. Tusc. 2, 48-50.

126 237 Marx; 266 Warm.; 233 Krenkel; VI, 12 Charpin

(cf. Non. 803, 18, malgré son commentaire erroné, abla- tiuus pro genetiuo : re est un datif en ~é). Quelle est cette valeur irremplaçable qui, «seule, résiste à l'adversité et au malheur»? Marx, il, p. 93, songeait à la culture et à ses acquisitions éternelles. Mais on y verra plutôt, avec F. Charpin, I, p. 271, 12, la sagesse, qui s'inscrit dans une méditation plus large sur les vrais et les faux biens. Le dernier exemple attesté chez Lucilius est un sens III, uitam ac fortunas. . . meas (780 Marx; cf. II, p. 275; 793 Warm.; 785 Krenkel; XXVIII, 18 Charpin; cf. II, p. 327, 18).

127 460 Rib.; 440 Warm.; 460 Klotz; 282, p. 165 Franchella (qui serait, cf. p. 167, le commentaire du chœur à la catastrophe, lorsque Althée jette le tison au feu et cause la mort de son fils); 460, p. 138 D'Antô (cf. p. 381 et 527, qui attribue le vers à Althée).

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D'ENNIUS À ACCIUS 201

mère, vient d'être découvert par les Grecs qui vont le mettre à mort, un personnage (Ulysse? ou le chœur?) interroge :

itera, in quibus partibus (namque audire nolo, si est quem exopto) et quo captus modo, fortunane an forte repertus?128.

Il semble qu'il faille entendre: «est-ce par chance ou par hasard qu'il a été trouvé?»; c'est-à-dire : sa découverte a-t-elle couronné des recherches entreprises dans cette intention, ou résulte-t-elle d'une rencontre fortuite129? Mais, si tel est bien le sens, peu clair au demeurant, qu'y a-t-il de commun entre la «chance» joyeuse que saluaient les esclaves de Plaute ou de Térence, ou celle qui récompensait la uirtus héroïque des anciens Romains, et cette sinistre délectation qui accueille la capture d'un enfant, prélude à sa mort prochaine? La fortuna sanguinaire de YAstya- nax est bien, au sens II, la projection de la Fors divine et non moins cruelle qui, dans YErigona, «attendait» elle aussi le meurtre d'une victime130.

Au cours du IIe siècle, la dégradation du sens II, parallèle à l'évolution du sens I et à la

transformation des «Fortunes divines», n'a donc pas cessé de se poursuivre. La «chance» bénéfique octroyée par les dieux est d'abord devenue le «sort» douteux, la fortuna incerta de Plaute dans les Captifs131 ou la dubia fortuna du second prologue de YHécyre. Maintenant, elle est l'incarnation de Γ« adversité» malfaisante : dès Pacuvius et ses successeurs immédiats, le thème de Yaduersa fortuna est fixé. La formule fait figure de syntagme nominal dont les deux termes deviennent indissociables, tant aduersa, appliquée à la fortune, a la constance d'une épithète de nature qui, en retour, éveille les lieux communs héroïques d'une morale stoïcisante dont nous avons déjà vu l'expression dans le Télèphe. Le thème, désormais consacré, de l'adversité qui frappe le sage ou l'homme de bien, s'accompagne d'une incitation à la uirtus (at uirtutem nee quiit; id uiri est officium; er at istuc uiri- le . . .); il appelle une réponse humaine, celle de l'énergie «virile», de la vertu persécutée, tendue dans la lutte contre la Fortune, sous la forme non point de la révolte, mais de l'acceptation volontaire : ferre aduorsam fortu- nam facvl.

Ainsi, à l'extrême fin du IIe siècle et à l'aube du Ier, à la mort de Lucilius, en 103, ou

128 179-182 Rib.; 139-142 Warm.: «was he through Lady Fortune found or chance?»; 179-182 Klotz; 126- 129, p. 73 (et 76) Franchella : «e se trovato per volere della (dea) Fortuna ο per (puro) caso»; 179-182, p. 92 sq. D'Antò (cf. p. 270 et 516 : «per fortuna ο per caso»). Cf. G. Paduano, op. cit., p. 62 : « se è stato trovato per caso ο per intervento della fortuna».

129 L'alternative entre «hasard» et «fortune», déjà notée dans le dernier vers du grand fragment de Pacuvius, puis dans l'Andromède {supra, p. 191 et 198 sq.), tend à devenir traditionnelle: elle est celle du pur «hasard», areligieux et impersonnel, et d'une «fortune» qui, avec des nuances diverses, garde trace des notions de volonté et de finalité et qui peut aller, dans son action, de la «chance» abstraite à la «Maie Chance» divine.

130 Peut-être convient-il de reconnaître un cinquième exemple du sens II, toujours chez Accius, dans le fragment, malheureusement douteux, de YArmorum iudi- ciutn, cité par Nonius, 101, 31, avec l'émendation de Lindsay : ubi cura est, ibi anxitudo acerba, ibi cuncta consiliorum ratio et fortuna haesit

(mss. : fortunae sit), adoptée par Warmington, 120 sq. («there all a man's destiny, all his reasoned plans / are

in a deadlock», qui en fait un sens III) et Franchella, 291 sq., p. 176; cf. p. 181 («dov'è un pensiero dominante, ivi è amara ansietà, ivi ogni progetto calcolato ο avventato s'arena»; le sens II s'accorde mieux à l'antithèse classique ratio / fortuna, celle du calcul réfléchi ou du raisonnement, et du hasard, dépourvu de réflexion. État obsessionnel que l'éditeur italien rapproche de l'Ajax de Sophocle, v. 271-276). Également 154, p. 89 D'Antò (cf. p. 261 et 515: «la buona fortuna»). Mais 154 Rib. et Klotz: cunctatio, / consiliorum erratio et fortunaest. Les trois exemples restants d'Accius sont des sens III : uirtuti sis par, dispar fortunis patris, dans la même pièce; tam abundans fortunis, ferox; et, dans les Phoenissae : a fortuna opibusque omnibus / desertum (156; 685; 594 sq. Rib.; 123; Inc. 42; 597 sq. Warm.; 156; 685; 594 sq. Klotz; 296, p. 177; 683, p. 468; 442 sq., p. 286; cf. p. 181 et 287 Franchella; 156, p. 89; 685, p. 173; 594 sq., p. 159 sq.; cf. p. 262 et 515; 485 et 535; 452 et 532 D'Antò). Dans ce dernier passage, qui évoque Œdipe déchu (les deux vers amplifient le simple δυστυχής d'EuRiPiDE, Phén. 875), l'ablatif prépositionnel est la construction usuelle au passif; cf. Thesaurus, s.v. de- sero, V, 1, col. 670: «passive plerumque -i ab aliqua re».

131 V. 245 (cf. supra, p. 110 et n. 114).

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102-101 132, et à celle d'Accius, vers 86, la rupture est consommée avec l'ancienne idéologie de la Fortune, celle que Plaute avait illustrée sur le ton de la confiance allègre, peut-être naïve, celle qu'Ennius avait sublimée en lui conférant la majesté d'une vision providentielle, et dont les certitudes majeures se sont prolongées jusqu'à Térence. Après lui, la découverte du Hasard, surnaturel ou impersonnel, et de ses néfastes conséquences, l'incohérence et l'amoralité, a tout corrompu. Les «Fortunes cultuelles» n'ont plus leur place dans la littérature du milieu et de la seconde moitié du IIe siècle ou, plus exactement, dans ce qui nous en reste : chez Pacuvius, Lucilius et Accius, la religion de la Fortune, le culte révérenciel que des penseurs comme Ennius pouvaient rendre, à travers elle, à la divinité souveraine, ont disparu pour faire place à une lucidité sans espoir, qui cherche refuge dans la philosophie. Aux hommages de la piété succèdent, de la part des hommes, l'hostilité et le combat. Telle est la vue partiale, celle d'un poète satirique, celle de poètes tragiques, plus sensibles aux catastrophes du Destin qu'aux sourires de la Chance, et partielle, car elle ne repose que sur une dizaine de fragments, qui se dégage de la poésie de ce temps. Pourtant, l'expérience romaine n'avait pas laissé se perdre dans l'oubli le proverbe fortis Fortuna adiuuat, auquel se référera de nouveau Cicéron. Le lien de la nirtus et de la fortuna inspirera à son tour la philosophie li- vienne de l'histoire. C'est en 101, vers l'époque de la mort de Lucilius, que Catulus voue le temple de Fortuna Huiusce Diei. Cependant que, dans le même temps, selon la chronologie la plus probable, vers le dernier quart du IIe siècle133, contemporain de la longue carrière d'Accius, Préneste, en proie à une fièvre de construction, édifie les immenses terrasses du sanctuaire supérieur, aussi vaste qu'une ville. Non, malgré les apparences, la religion de Fortuna n'était pas morte. Mais il était impossible qu'elle n'eût pas été touchée par tant d'attaques et il lui fallait désormais - mais de quelle manière? - composer avec le scepticisme et l'impiété de ses détracteurs.

III - Religion et idéologie au iie siècle

A l'extrême fin du IIe siècle et au début du Ier, au moment où s'achève l'œuvre des poètes qui ont tant contribué à approfondir sa nature et à dénombrer ses incohérences, la théorie romaine de la Fortune est définitivement constituée, sous son double aspect métaphysique et moral. La déesse est désormais fixée dans ses contradictions, identiques à celles de Tyché, et, jusqu'à l'extinction de l'Empire, on verra coexister, dans la pensée religieuse et philosophique du paganisme, au moins quatre ou cinq conceptions concurrentes de sa divinité. Tour à tour, au gré des circonstances, on pourra reconnaître en elle la bonne Chance, accessible aux prières des humains; le Destin rigoureux et infrangible, et même la Fatalité; la Providence aux desseins souvent impénétrables, mais dont les châtiments, alors même qu'ils sont accablants, sont infligés en toute justice, et qui n'est autre que la personnification de la loi morale et du vouloir des Immortels; le Hasard irrationnel, qui échappe à toute prévision, et que l'intelligence ne peut maîtriser; l'Adversité persécutrice, qui prend malignement plaisir à tourmenter ses victimes, etc. Toutes conceptions entre lesquelles se partagent non seulement les individus à l'intérieur d'une même époque, les uns, adorateurs raisonnables de la Providence, les autres, adeptes irréligieux du Hasard, mais qui cohabitent à l'intérieur de la même conscience. De telles incohérences sont inévitables et l'attitude de chaque être, du moins du stul- tus, à l'égard de son destin, varie selon le lot qui lui est octroyé. Seul le sage, s'il existait, adhérerait constamment et librement aux décrets, même inflexibles, de la Fortune-Providence. L'homme du commun, lui, passe du contentement à l'accablement, de la révolte à la résignation, sans souci d'être constant avec lui-même. L'aristocrate cultivé, formé par les leçons de la philosophie grecque, n'échappe pas davantage à ces faiblesses, inhérentes à l'humaine nature. D'où la permanence de ces contradictions, qui ne disparaîtront qu'avec la religion de la Fortune : tel qui, dans le succès,

Supra, p. 189. 133 Cf. T. I, p. 12 et 82; et infra, p. 226.

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loue la déesse de la Chance ou la Providence qui a rendu justice à ses mérites, maudira, le lendemain, le Hasard, l'Adversité ou la Fatalité, dont le mauvais vouloir fait systématiquement échouer les plans les mieux concertés - attitude qui, nous le verrons, n'est pas étrangère même à un esprit supérieur comme César. C'est donc moins la Fortune elle-même qu'il faut condamner pour tant de fluctuations, que la foule de ses fidèles, en proie à leurs propres incertitudes, et qui ne font que projeter sur la déesse, qu'ils rendent responsable de leur sort, les mouvements internes de leur vie psychique.

Historiquement, le siècle d'Ennius, de Pa- cuvius, puis d'Accius, fut le second grand siècle de l'hellénisation. Avant lui, le IIIe siècle avait été l'ère des grandes créations cultuelles. Mais ce chapitre est maintenant clos dans l'histoire de la Fortune et le IIe siècle ne se signale, à notre connaissance, dans la religion romaine de la déesse, que par la construction de deux temples nouveaux, ceux de Fortuna Equestris et de Fortuna Huiusce Diei. Son apport fut d'un autre ordre : plus spirituel que cultuel, et plus intellectuel que rituel. Ce fut l'ère des découvertes philosophiques, nous oserions presque dire «l'ère des lumières», et dans ce domaine, qui est celui de l'intelligence mystique ou spéculative, il a brûlé les étapes de la connaissance. En l'espace d'un demi-siècle, trois découvertes majeures ont bouleversé les conceptions romaines sur la Fortune : l'idée de souveraineté, puis celle de hasard, et l'existence des fortunes personnelles. Si bien qu'au terme de ce processus, la Fortune romaine a rejoint la Tyché hellénistique à laquelle, désormais, elle est totalement assimilée. Tout se passe en effet comme si, avec cent cinquante ou deux cents ans de décalage, l'évolution de Fortuna avait reproduit celle de Tyché. C'est dans la décomposition politique où se dissolvaient son cadre de vie collectif et son armature spirituelle que la Grèce d'Alexandre et des diadoques, livrée à ses désarrois intérieurs, s'est laissé fasciner par la religion du Hasard. C'est, de même, au seuil de la crise sociale et politique, d'abord latente, puis violente, qui va éclater avec les Gracques, que Rome, vers les années 150-140 - nous ne saurions préciser davantage -, a

reçu de Pacuvius et de ses semblables l'initiation, d'abord théorique, à cette «philosophie» nouvelle, avant de faire, dans le sang des révolutions, l'expérience historique du Hasard, des mouvements aveugles et insensés,· insa- nam et caecam et brutam, par lesquels la Fortune perturbe la vie des nations comme la marche du monde. Crise des consciences et crise de la cité vont de pair et le déséquilibre des âmes ne se dissocie pas des désordres de l'État.

On ne saurait surestimer l'importance qu'ont eue, dans l'histoire de Fortuna, ces années cruciales qui occupent le milieu du IIe siècle : elles forment l'axe autour duquel s'ordonnent les transformations de la déesse ou, si l'on préfère, le point de rupture qui, dans la représentation des hommes, sépare une vision majestueuse et une vision discréditée de la Fortune. Sa montée progressive vers la souveraineté, puis son identification avec le Hasard éclairent en effet d'un jour nouveau son histoire politique et cultuelle au cours du IIe siècle, et elles nous invitent à en faire une relecture, dans une perspective maintenant plus riche et plus lucide. La Fortuna Equestris à laquelle Fulvius Flaccus voue un temple en 180, cependant qu'il promet des jeux à Jupiter Optimus Maximus, et dont il dédie le sanctuaire en 173, est, chronologiquement, contemporaine, ou peu s'en faut, semble-t-il, des vers par lesquels Ennius célèbre Vera Fors, parvenue à l'absolu de la toute-puissance. Mais, théologiquement, elle représente un stade d'évolution moins avancé : elle est encore une Fortune d'avant l'accession à la souveraineté, qui s'en rapproche à grands pas et qui commence à partager la primauté de Jupiter. Mais l'étroitesse de sa spécialisation militaire et sociale la rend étrangère à l'universalité qui, chez Ennius, est le partage de la Fortune providentielle et dominatrice du monde. En revanche, à l'autre extrémité du siècle, la Fortuna Huiusce Diei qui a sauvé Rome des barbares, à la bataille de Verceil, est parvenue à cet accomplissement : elle est, elle, la souveraine maîtresse des événements, la puissance suprême qui régit les grandes heures de l'histoire et qui règne, sans partage, sur la trame des jours. Peut-être n'est-elle pas encore, dans la mesure où nous pouvons son-

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der les intentions de Catulus, son fondateur, le hasard instable et perpétuellement mobile. Mais elle ne demande qu'à le devenir et il est vraisemblable que, par la suite, la conscience commune tendit à l'interpréter en ce sens. Car, même si cette virtualité est, du moins à ses origines, demeurée implicite, la déesse qui vient de naître recèle en elle le changement et l'irrégularité : la Fortune a été favorable en «ce jour»; mais le sera-t-elle encore demain? Ainsi, la religion évolue parallèlement à l'idéologie et elle se renouvelle par ses apports. Mais, et l'on ne saurait s'en étonner, les créations officielles de la religion d'État suivent, avec un notable retard et une incontestable atténuation, les découvertes ou les anticipations audacieuses des penseurs romains : dès le premier quart du IIe siècle, les lecteurs d'Ennius s'étaient accoutumés à voir en la Fortune la suprême régente des destinées humaines; dès le troisième quart, les spectateurs de Pacuvius se familiarisent en elle avec la déesse du hasard. Pourtant, il fallut de longues années encore pour que ces conquêtes de l'intelligence passent, et encore ne le firent-elles que partiellement, dans les institutions sacrées et dans la pratique rituelle de la religion, sous la forme d'un temple et d'un culte nouveaux.

Dans l'intervalle qui sépare ces deux innovations, ce que nous pouvons entrevoir, à travers l'anecdote ou la chronique religieuse, de l'histoire de Fortuna confirme le progrès continu, mais non sans sinuosités, de son évolution. Lorsque, en 167, Paul-Émile, triomphateur de Persée, mais frappé dans ses affections privées par la mort de ses deux fils,

adressa au peuple romain le discours dont Valère-Maxime nous a conservé un fragment authentique, tiré de la péroraison : Cum in maximo prouentu felicitatis nostrae, Quintes, timerem ne quid mali Fortuna moliretur, Iouem Optimum Maximum Iunonemque Regi- nam et Mineruam precatus sum ut, si quid aduersi populo Romano inmineret, totum in meant domum conuerteretur. Quapropter bene habet : annuendo enim uotis meis id egerunt, ut uos potius meo casu doleatis quam ego ues- tro ingemescerem 134, Ennius était mort depuis quelques mois à peine135. Or, nous saisissons là un exemple éclatant des divergences spirituelles qui peuvent coexister à l'intérieur d'une même époque. Ennius, né en 239, et Paul-Émile, vers 228, appartiennent à la même génération et le vainqueur de Persée, qui ne garda pour sa part de butin que la bibliothèque des rois de Macédoine et que la contemplation du Zeus de Phidias, à Olympie, frappait d'une vénération sacrée136, n'était pas moins pénétré d'hellénisme que le «demi- grec»» Ennius. Mais la pensée religieuse de Paul-Émile est à la fois en avance et en retard sur celle de ses contemporains. En avance, parce que, plus tôt que les poètes du milieu et de la seconde moitié du siècle, il a perçu en Fortuna l'incarnation divine de l'Adversité, la puissance jalouse qui ourdit - moliretur - le malheur des humains et qui les frappe dans l'excès de leur bonheur - in maximo prouentu felicitatis. En retard, parce que, à la différence d'Ennius, ainsi que de Térence, mort seulement un an après lui, en 159, il n'élève pas cette divinité redoutable jusqu'au rang suprême. Magistrat romain et homme du passé,

134 5, 10, 2 (= Malcovati, I, frg. 2, p. 101). Outre cet extrait, authentique, mais bref, transmis par une source latine (annalistique, vraisemblablement; l'intermédiaire par lequel il est parvenu jusqu'à Valère-Maxime est-il la Consolation - perdue - de Cicéron, comme le croit B. Krieger, Quibus fontibus Valerius Maximus usus sit, Berlin, 1888, p. 26 sq.? cf. A. Ramelli, Le fonti di Valerio Massimo, Athenaeum, XIV, 1936, p. 120-122 et 137), et que TiTE-LiVE lui aussi connaissait (comme en témoigne l'emploi, en 45, 41, 6, du terme prouentus, qui est une reprise directe de l'original ; cf. H. Wagenvoort, Félicitas imperatoria, Mnemosyne, VII, 1954, p. 314-316), l'ensemble du discours, refait ou résumé par les historiens, nous est également connu par six autres textes qui, tous,

remontent à Polybe et sont des variations sur le thème de la fortuna : Liv. 45, 41; Plut. Aem. 36, 2-9; et reg. et imp. apopht. 198 c-d; Vell. 1, 10, 3-5; Diod. 31, 11; App. Mac. 19 {supra, p. 168). Cf. A. Cima, L'eloquenza latina prima di Cicerone, Rome, 1903, p. 72-75; H. Bardon, La littérature latine inconnue, I, p. 28 sq. ; M. Pa van, Due discorsi di Lucio Emilio Paolo, Stud. Rom., IX, 1961, p. 593-613.

135 Supra, p. 177 et n. 29. 136 Liv. 45, 28, 5; Pol. 30, 10, 6; Plut. Aem. 28, 5 et 11;

Isid. orig. 6, 5, 1. Sur le contenu de la bibliothèque de Persée, cf. la tentative de reconstitution de F. Della Corte, Catone Censore. La vita e la fortuna, 2e éd., Florence, 1969, p. 141-149.

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fidèle à une piété traditionnelle, Paul-Émile est, en matière religieuse, un archaïsant137. Il garde sa primauté ancestrale à la triade capitoline : c'est elle, comme la forme la plus eminente de la divinité, qu'il supplie de détourner les coups de la Fortune; et cette dernière, loin d'avoir supplanté les dieux de la religion officielle et d'être devenue une Tyché omnipotente, n'exerce encore qu'un pouvoir inférieur, subordonné à celui de Jupiter Optimus Maxi- mus et, accessoirement, des deux déesses ses parèdres.

C'est là ce qui fait du fragment authentique transmis par Valère-Maxime un document humain du plus haut intérêt : il garde une résonance religieuse et spécifiquement romaine dont nous ne trouvons plus l'équivalent dans les deux discours refaits que nous lisons chez Tite-Live et chez Plutarque et qui, tous deux, sont des méditations philosophiques et intellectualisées, à la grecque, sur les variations de la Fortune. L'original, lui, s'achevait sur une prière aux dieux tutélaires de l'État, vers lesquels, quelques jours auparavant, le triomphateur était solennellement monté, en leur temple du Capitole. Nous percevons ainsi, par ce témoignage direct, ce que pouvait être, dans le second quart du IIe siècle, la religion personnelle d'un des Romains les plus hellénisés, mais aussi les plus pieux de son temps. Dans la Fortune de Paul-Émile, comme dans celle d'Ennius, mais sous une autre forme, se fondent les données grecques et les données romaines : cette alliance paradoxale d'une haute culture hellénique et d'une piété conservatrice, à l'ancienne mode, est le trait individuel qui fait l'originalité de son attitude spirituelle. En cette divinité

le, qui abat les prospérités humaines, on reconnaît une incarnation nouvelle de l'antique Némésis. Mais, en vieux Romain qu'il est resté, Paul-Émile continue de voir en elle la personnification de Yinuidia deorum à laquelle il sacrifie son bonheur privé pour sauver celui de l'État, saisi, plus de deux siècles après lui, de la même angoisse que Camille après la prise de Véies138, mais avec une abnégation que n'avait pas eue le vainqueur de la ville étrusque.

Constamment, dramatiquement présente à l'inquiétude d'un Paul-Émile, la Fortune tient une place non moins considérable dans la préoccupation de ses contemporains, Grecs et Romains confondus139. L'année même de son triomphe, en 167, Prusias, venu à Rome avec son fils Nicomède, accomplissait les vœux qu'il avait faits pour la victoire du peuple romain : il immolait dix victimes adultes au Capitole et une à Préneste, au temple de la Fortune. Double sacrifice qui atteste le rayonnement, connu par ailleurs, de la Primigenia jusque dans l'Orient grec, et qui confirme, par un exemple étranger, l'association des deux divinités, toutes deux souveraines, quoique sous des modes différents140. Hommage au culte officiel de Rome, dont s'acquittent communément et, pourrait-on dire, conformément au protocole religieux, les rois et les peuples . étrangers. Mais Prusias y ajoute un hommage personnel à la déesse de Préneste en qui il reconnaissait vraisemblablement, sous son équivalent latin, la Tyché souveraine de la religion hellénistique. En 155, Camèade, à son tour, prenait le chemin de Préneste : entre ses activités officielles d'ambassadeur et ses conférences de philosophe, il trouvait le

137 Sur la religion de Paul-Émile, cf. G. Bloch-J. Car- copino. Des Gracques à Sulla, p. 51 sq. et 57. Un des faits les plus révélateurs de sa psychologie religieuse est son attitude lors de l'éclipsé de lune qui précéda la bataille de Pydna : il connaissait parfaitement, dit Plutarque, Aem. 17, 9-10, l'explication scientifique du phénomène, mais en esprit pieux et attentif au divin, dès que la clarté de la lune eut réapparu, il lui offrit un sacrifice de onze victimes. De même, au cours du voyage en Grèce qu'il fit après Pydna, il multiplia les sacrifices (Plutarque, loc. cit., le qualifie de φιλοθύτης) dans tous les grands sanctuaires qu'il visita: à l'Apollon de Delphes, dans l'antre de Trophonios à Lébadée, à Athéna sur

l'acropole d'Athènes, au Zeus d'Olympie (Liv. 45, 27, 5- 28, 5). Sur son sacrifice, de couleur plus romaine et plus archaïque, à Mars, Minerve et Lua Mater, supra, p. 168, n. 163.

138 Lorsque, effrayé par l'immensité de son butin, il supplia ut si cui deorum hominumque nimia sua fortuna populique Romani uideretur, ut earn inuidiam lenire quant minimo suo priuato incommodo publicoque populi Romani licer et (Liv. 5, 21, 15). Cf. Zonaras 9, 24.

139 Cf. P. Jal, Introduction au livre XLV de Tite-Live, Les Belles Lettres, p. CIX-CXI.

140 Cf. T. I, p. 119-125 (ainsi que sur Tyché Protoge- neia).

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temps d'aller visiter la cité latine qui prend ainsi, à la fois, figure de ville sainte et de haut lieu touristique pour les étrangers de passage à Rome. Il en retira, semble-t-il, une vive impression, qui transparaît dans le «mot» à double tranchant rapporté par son disciple Clito- maque, que «nulle part il n'avait vu Fortune plus fortunée» - nusquam se fortunatiorem quant Praeneste uidisse Fortunam141. Qu'avait- il donc vu, qui pût lui faire vanter la «chance» incomparable de la déesse de Préneste, dans une formule où la raillerie ne se sépare pas de l'admiration? Témoin, à cette date, du sanctuaire inférieur et de lui seul, les lieux saints et les légendes qu'on y racontait, les ex- voto et les trésors qui s'y entassaient depuis des générations, les manifestations voyantes d'une piété populaire, faite surtout de gestes et de superstition, tout cela suffit à expliquer à la fois l'étonnement et l'irrévérence de Car- néade, qui ne croyait pas aux dieux de la religion vulgaire142.

Préneste, dont le renom attire les étrangers de marque, offre ainsi, concentré sur un espace limité, un raccourci saisissant de ce que fut, durant cette période, l'histoire totale de Fortuna, depuis le second quart du IIe siècle, jusqu'à ce que, vers 130-100, semble-t-il, la déesse reçoive, avec la construction de l'ensemble supérieur, l'un des plus beaux sanctuaires dont, aujourd'hui encore, à travers ses ruines et ses métamorphoses, le Latium puisse offrir la vision somptueuse. Ces années triomphales s'achevèrent dans la tourmente de l'époque sullanienne. Les épreuves que la ville connut, lorsque Sulla s'en empara, en 82, suivirent de peu ce qu'avait été, dans l'ordre littéraire, l'œuvre d'Accius, mort vers 86. Mais le symbolisme religieux du nouveau sanctuaire n'est pas moins suggestif. La déesse chtho- nienne qui a quitté l'ombre humide de sa grotte archaïque et maternelle s'est élancée, telle les Titans à l'assaut de l'Olympe, vers les hauteurs du ciel. Elle a conquis la lumière, les

pentes abruptes du mont Glicestro et l'admirable paysage qu'on y découvre à l'infini, domaine sans limites que tient sous son regard la nouvelle divinité dont la tholos, à laquelle aboutit la montée du sanctuaire, abrite la statue cultuelle : non plus une courotrophe comme celle du sanctuaire inférieur, mais une œuvre grecque du IIe siècle, conforme au type de la Fortune hellénistique143; si bien qu'on reconnaîtra, dans cette épiphanie céleste de Fortuna, le signe visible de son ascension au rang suprême, déesse des hauts espaces d'où elle domine le monde.

Tel est le premier trait qui caractérise l'évolution idéologique et religieuse de Fortuna au cours du IIe siècle : la majoration de sa puissance efficiente, qui lui a donné la primauté au sein du monde surnaturel. Mais, si elle a réussi dans sa conquête, c'est au prix de sa dignité. Ce mouvement vers le haut s'est accompagné d'une déchéance qui en est à la fois l'antithèse et le revers : devenue la plus puissante des divinités, Fortuna a perdu la confiance, nous pourrions même dire l'estime des mortels. D'où la portée du mot de Camèade, qui est plus qu'un trait d'esprit : en lui s'unissent l'admiration et l'ironie - admiration devant le pouvoir, et ironie à l'encontre de l'indignité. Sa venue à Préneste et Yakmé de Pacuvius sont exactement contemporaines : ainsi, dans les mêmes années, la condamnation des philosophes frappe la Fortune souveraine, soit directement, soit par l'entremise des poètes, dont Pacuvius fut le premier. Sous le mode du sarcasme ou celui de l'héroïsme tragique - nous songeons au Télèphe d'Accius, at uirtutem nec quiit -, leur attitude est identique : elle n'est qu'une forme du mépris qui, dans la conscience des hommes, se substitue à la vénération sacrée. Nous avons montré les conséquences désastreuses qu'avait eues, pour la conception romaine de la Fortune, la découverte du Hasard. Son retentissement ne fut pas moindre sur sa reli-

141 Cic. diu. 2, 87. 142 Cic. nat. deor. 3, 44; Sext. Emp. adu. phys. 1, 182-

190. G. Gullini, Architecture et société, p. 122, n. 2 (cf. infra, p. 226, n. 51), admet maintenant que le propos de Cameade pouvait ne se rapporter qu'aux «premesse

nanziarie» qui existaient déjà dans la ville, fort riche quand il la visita, avant la construction du sanctuaire supérieur.

143 Cf. T. I, p. 145-147.

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gion : tant l'incohérence de la déesse, jointe à sa toute-puissance, fait des hommes de simples jouets entre ses mains capricieuses.

Situation intolérable. Pour y échapper, pour remédier au sentiment d'insécurité qui les envahissait, les hommes n'ont pas tardé à susciter des cultes nouveaux, freins surnaturels à la tyrannie de la Fortune, et seuls capables d'apaiser leur angoisse naissante. Car le temps n'est plus où le pieux Paul-Émile avait recours aux dieux du Capitole pour infléchir l'action néfaste de la Fortune : les dieux des ancêtres, lointains, usés par des siècles de religion officielle, ne suffisent plus à rassurer le Romain de 150-140. La première de ces mesures de sauvegarde spirituelle consista à opposer à Fortuna une divinité concurrente en la personne de Félicitas. C'est précisément, synchronisme qui parle de lui-même, dans ces années décisives qui marquent le milieu du IIe siècle que son culte fut fondé : au retour de sa campagne de 151-150 en Espagne, L. Licinius Lucullus lui éleva au Vélabre un temple dont il fit lui-même la dédicace peu après 146, sans doute en 142 144. Jusque-là, la félicitas n'avait

été qu'une notion politique et religieuse, définissant le don de succès, conféré par les dieux, qui assurait la réussite du peuple romain et de ses généraux. Désormais, érigée en abstraction divinisée, elle était promue au rang des dieux pour mieux contrecarrer la malignité de la Fortune. C'est ainsi que les anciens entendaient la distinction - moins tranchée, toutefois, qu'il n'y paraît - de la félicitas et de la fortuna. Saint Augustin, qui souligne par ailleurs la création tardive du culte de Félicitas, les confronte, l'une comme variable et ambivalente, tantôt bonne, tantôt mauvaise, l'autre comme stable, constamment favorable et dispensatrice d'un bonheur permanent : An aliud est Félicitas, aliud Fortuna? Quia Fortuna potest esse et mala; Félicitas au- tem si mala fuerit, Félicitas non erit145. La nouvelle venue prenait ainsi la place de ce que Fortuna avait été en des jours meilleurs : la sûre garante de la chance. Infidèle à sa mission, qui était d'octroyer le bonheur aux humains, Fortuna tendait à être remplacée dans ce rôle par une divinité secondaire, mais néanmoins rivale.

U4Strab. 8, 6, 23 (το της Ευτυχίας ίερόν); Cass. Dio frg. 76, 2 (το Τυχαΐον). Le temple était célèbre par les œuvres d'art qui le décoraient : les statues des Muses, en marbre, œuvres de Praxitèle, que Mummius avait rapportées de Thespies (d'où leur surnom, les Thespiades; cf. Cic. Verr. 4, 4; ainsi que 126; et Plin. NH 36, 39, avec, p. 166, n. 2, le commentaire d'A. Rouveret) et qu'il prêta, puis céda définitivement à Lucullus, en se laissant forcer la main; ainsi que d'autres statues de Praxitèle, mais en bronze (et non identifiées), placées devant l'édifice (Plin. NH 34, 69, avec, p. 240, n. 7-8, le commentaire de H. Gallet de Santerre et H. Le Bonniec, Les Belles Lettres). La date de sa dédicace, que n'indique aucune source, est fixée par Münzer, s.v. Licinius, RE, XIII, 1, n° 102, col. 375, en 142, année de la censure de Scipion Émilien et de Mummius, à l'occasion de laquelle Dion Cassius rapporte l'anecdote; cf. Liv. per. Oxy. 53, qui signale, la même année, les distributions d'œuvres d'art, prélevées par Mummius sur son butin, à Rome et à d'autres villes. L'emplacement du sanctuaire n'est pas mieux connu. Il se déduit de l'accident qui survint à César et que relatent Dion Cassius, 43, 21, 1, et Suétone, lui. 37, 2 : lors de son triomphe de 46, l'essieu de son char se brisa alors qu'il passait devant ce temple en traversant le Vélabre, Velabrum praeteruehens - donc sur le trajet que suivaient les triomphateurs, sans qu'on puisse préciser davantage. Félicitas reçut plusieurs autres lieux de culte à Rome. L'un au Capitole (dû à Sulla? fêtes le

1er juillet et le 9 octobre; CIL l2, p. 214, 245, 248, 320, 331 ; Degrassi, /./., XIII, 2, p. 14, 36 sq., 194 sq., 208, 475, 518); une chapelle au théâtre de Pompée (12 août; CIL l2, p. 217, 244, 324; /./., XIII, 2, p. 180 sq., 190 sq., 493 sq.); une autre aedes, distincte, au Champ de Mars (23 septembre; CIL l2, p. 252, 11, et 339; /./., XIII, 2, p. 63, 512); un temple dont César avait formé le projet juste avant d'être assassiné et qui fut construit par Lèpide en 44 sur l'emplacement de la Curia Hostilia (Cass. Dio 44, 5, 2). Cf. Preller, Rom. Myth., II, p. 255 sq.; s.v., Steu- ding, dans Roscher, I, 2, col. 1473-1475; J. A. Blanchet, DA, II, 2, p. 1031 sq.; Otto, RE, VI, 2, col. 2163-2166; D. Vaglieri, dans De Ruggiero, III, p. 43-45 ; J. Gagé, RLAC, VII, col. 711-723; Wissowa, RK2, p. 266 sq.; Plat- ner-Ashby, s.v., p. 207; De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, I, p. 292 sq.

145 Ciu. 4, 18, p. 167 D., où il poursuit : Quo modo ergo dea Fortuna aliquando bona est, aliquando mala?. . . An ilia, quae dea est, semper est bona ? Ipsa est ergo Félicitas : cur adhibentur diuersa nominal Et, en 23, p. 173 D. : cur denique tarn sero huic tantae deae. . . Lucullus aedem constituit? De même, Valère-Maxime, 7, 1, dans le chapitre De felicitate, oppose la uolubilis fortuna et la félicitas, durable par excellence, solida et sincera. Pour Servius, en revanche, Aen. 3, 16, leurs champs d'action se recouvrent : sane sciendum, quotienscumque fortunam solam dicimus, felicitatem intellegi: unde et fortunatos tantum felices, et infortunatos solos infelices uocamus.

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208 FORTUNA-TYCHÉ

Le second de ces remèdes consista à lui adjoindre des auxiliaires rassurantes, qui eurent nom Spes et Fides. Il ne s'agissait plus, comme dans la première solution, de créer contre elle une nouvelle divinité, mais d'utiliser auprès d'elle des forces surnaturelles préexistantes, autrement dit de constituer de nouvelles alliances divines, où des cultes anciens, autrefois indépendants146, seraient unis au sien, dans la recherche d'équilibres nouveaux. L'exemple le plus probant, sinon le plus clair, que nous en ayons provient de Capoue et il est exactement daté de l'année 110. Il appartient à une série de vingt-huit inscriptions, échelonnées entre 112-111 et 71 av. J.- C, qui mentionnent des collèges annuels de douze magistri, ingénus et affranchis, différenciés par des noms de divinités, magistri de Vénus Iouia, Cérès, etc., et dont la nature a été fort controversée147. Plutôt que des collèges professionnels, placés, selon J. Heurgon, sous la protection des divinités dont ils portent le nom, on y voit maintenant, avec M. W. Frederiksen qui est revenu aux vues initiales de Mommsen, de véritables collèges religieux, chargés de l'entretien des divers sanctuaires et identiques aux curatores fanorum attestés ailleurs. Leur importance, au IIe et au Ier

cle, a tenu à la situation spéciale de Capoue, urbs trunca, sine senatu, sine plebe, sine ma- gistratibus148 où, le fonctionnement normal des institutions étant suspendu depuis 211, les collèges de magistri avaient pris en charge la vie de la collectivité et les tâches de gestion qui, dans une cité, incombent régulièrement aux magistrats.

L'une de ces inscriptions, qui figure donc parmi les plus anciennes, mentionne, en 110, après la liste mutilée des membres du collège, que \hé\isc(e) mag(istreis) Spei Fidei Fortunae mur[um] / faciundû(m) coirauere M. Minu[cio] / S. Postutnio co(n)s(ulibus)u9. Dans ce temple dont les magistri reconstruisirent un mur, J. Heurgon n'hésite pas à reconnaître celui de la Fortune qui, un siècle auparavant, en 209 et 208, avait à deux reprises été frappé de la foudre et qui, depuis, apparemment, n'avait pas été réparé : témoin, comme les autres inscriptions, de la renaissance de Capoue qui, après un siècle de misère et d'abandon, s'emploie d'abord à restaurer ses temples, puis, cette œuvre de première nécessité une fois achevée, à les embellir. Rien, effectivement, ne permet de supposer qu'il s'agisse d'un autre édifice. Mais sa dénomination, ou plutôt celle du collège, magistri Spei Fidei

146 Fides possédait de longue date, au Capitole, un sacrarium dont la fondation était attribuée à Numa (Liv. 1, 21, 4; Dion. Hal. 2, 75, 3; Plut. Num. 16, 1; Flor, l, 1 = 1, 2, 3). C'est probablement sur le même emplacement qu'un temple lui fut dédié vers 250 par A. Atilius Calatinus (Cic. nat. deor. 2, 61), consul en 258 et 254, dictateur en 249, censeur en 247. Le temple de Spes au Forum Holitorium fut construit et dédié par le même personnage durant la première guerre punique (Cic. leg. 2, 28; Tac. ann. 2, 49, 2). Faut-il en conclure que, dès cette époque, la religiosité romaine établissait un lien entre Spes et Fides? On ne s'étonnera pas, en tout cas, qu'elle ait, en ce temps de guerre, recherché leur double protection. Mais il est peu vraisemblable qu'il y ait eu, en dépit de leur proximité, une relation entre le temple de Spes au Forum Holitorium et celui de Fortuna au Forum Boarium, séparés qu'ils étaient par la porte Carmentale (et malgré P. Fabre qui, dans Brillant-Aigrain, Histoire des religions, III, p. 391, n. 3, veut faire de Spes une indigitation de Fortuna; en revanche, sur les liens de Spes, Fides et Ops, en son temple du Capitole, cf. P. Pouthier, Ops et la conception divine de l'Abondance dans la religion romaine jusqu'à la mort d'Auguste, Rome, 1981, p. 141-145; 155-160).

Quant au sanctuaire de Spes uetus sur l'Esquilin, mentionné par Tite-Live, 2, 51, 2, et Denys d'Halicarnasse, 9, 24, 4, à la date de 477, il n'est pas autrement connu (cf. Platner-Ashby, s.v., p. 494). Sur Fides, cf. maintenant la thèse de G. Freyburger, «.Fides·». Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu'à l'époque au- gustéenne, Paris, 1986.

"-•CIL I2 672-691; X 3772-3791; Degrassi, ILLRP, n° 705-723 b. Cf. J. Heurgon, Les «magistri» des collèges et le relèvement de Capoue de 111 à 71 avant J.-C, MEFR, LVI, 1939, p. 5-27; en un sens différent, mais peu crédible, S. Accame, La legislazione romana intorno ai collegi nel I secolo a.C, BCAR, LXX, 1942 = BMIR, XIII, p. 17-27, qui, sans rejeter la notion de collège professionnel, croit à des magistri uicorum, chargés du culte des Lares Com- pitales et des autres divinités honorées aux carrefours; M. W. Frederiksen, Republican Capua : a social and economic study, PBSR, XXVII, 1959, p. 80-130 (en particulier 83-94 et 126-130); suivi par B. Combet-Farnoux, Mercure romain. Le culte public de Mercure et la fonction mercantile à Rome de la République archaïque à l'époque augus- téenne, Rome, 1980, p. 418 sq.

148 Liv. 31, 29, 11. 149 CIL V 67 A; X 3775; Degrassi, ILLRP, n°707.

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D'ENNIUS À ACCIUS 209

Fortunae, fait problème. Tite-Live, dans les deux textes où il mentionne le temple, ne le désigne que sous le nom d'aedis Fortunae150. Faut-il y voir une abréviation usuelle151 et admettre que dès le IIIe siècle, à une époque que nous ne pouvons fixer, mais qui de toute façon est antérieure à la seconde guerre punique, il existait à Capoue un temple commun aux trois déesses, une aedes Spei Fidei Fortunae? Rien n'autorise à croire que le culte ca- pouan de Fortuna ait atteint, à une date aussi haute, un tel degré d'évolution. Il n'est guère vraisemblable, par ailleurs, que trois cultes distincts aient été pris en charge par le même collège152.

En revanche, rien n'interdit de penser que le temple primitivement dédié à Fortuna seule soit devenu par la suite, entre 208 et 110, c'est-à-dire, par conséquent, au cours du IIe siècle, le centre d'un culte commun aux trois divinités. Le fait n'est pas sans précédent : à Rome, le temple d'Honos, restauré et agrandi par M. Claudius Marcellus, fut à nouveau dédié, en 205, au couple d'Honos et Virtus153; et, pour remonter jusqu'à un exemple plus antique et plus prestigieux, il est probable que le temple de la triade plébéienne, voué en 496 et dédié en 493 à Cérès, Liber, Libera, avait été précédé, sur le même emplacement, d'un sa- cellum consacré à la seule Cérès154. On peut même conjecturer que, de même que la constitution de la triade Cérès-Liber-Libera, ou celle de la dyade Honos-Virtus, allèrent de pair avec l'édification d'un sanctuaire double ou triple indivis entre deux ou trois divinités nouvellement associées, ce serait de même, en 110, à l'occasion de la restauration du temple de Fortuna, enfin relevé de ses ruines, que

prit forme le nouveau groupement Spes-Fi- des-Fortuna, déjà réalisé dans l'idéologie romaine et qui, à la faveur de cette reconstruction, s'incarna dans le culte. Reste l'ordre des mots qui, de fait, est insolite : dans les triades classiques, Jupiter-Junon-Minerve, Cérès-Liber-Libera, la divinité majeure, principale maîtresse du sanctuaire, est, comme il est normal, nommée la première. La triple association - on n'ose parler de triade - des déesses de Capoue, plus récente, plus artificielle, est constituée selon d'autres principes. Leurs noms ne sont pas cités dans l'ordre de leur prééminence cultuelle, ce qui eût impliqué que Fortuna y tînt la première place, elle qui avait accueilli dans son temple Spes et Fides, sous une forme qu'il est permis de supposer modeste, peut-être seulement dans des chapelles annexes, ou même sur de simples autels; mais ils sont disposés en fonction de leur volume sonore, selon la longueur croissante des trois mots155, si bien que le rythme ascendant de l'énumération produit un effet identique et que l'accent porte, comme il convient, sur le nom de la divinité principale, qui est Fortuna. De cette tendance de la langue, nous trouvons, à toute époque, plusieurs confirmations, sur lesquelles nous aurons à revenir. Il nous suffira d'indiquer que, chez Horace, aussi bien que dans des épitaphes métriques, dans la Notitia Regionum ou sur une monnaie de Vespasien, chaque fois que le nom de Fortuna est associé à l'une ou l'autre de ses deux compagnes, l'ordre des mots est immuable : Spes et Fides, Spes et Fortuna, ou Fides Fortuna.

Par ses origines spirituelles comme par la date de son apparition, encore que, entre 208

150 27, 11, 2 et 23, 2. Cf. T. I, p. 188 sq. 151 Analogue à celle qui est couramment attestée pour

la triade plébéienne de Rome : Yaedes Cereris Liberi Libe- raeque est d'ordinaire désignée sous le seul nom d'aedes (ou templum) Cereris (H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 254).

152 Comme le croit M. W. Frederiksen, op. cit., p. 89, ce qui serait un cas unique dans la série des inscriptions capouanes. Chacun des autres collèges n'est attaché qu'à un seul sanctuaire et, contre-épreuve significative, l'inscription qui fait état des mag{istrï) Castori et Polluci et Mercu[rio] Felici (les noms des divinités sont soit au génitif, soit au datif) énumère vingt-quatre

noms, ceux des membres des deux collèges qui œuvrent simultanément. De toute façon, l'hypothèse implique, comme la nôtre, d'étroites affinités entre les trois déesses, qu'elles aient été honorées dans un temple commun ou dans des temples séparés. R. M. Peterson, The cults of Campania, p. 343 et 348-355, sur «The Campanian magistri·», s'en tient lui aussi à la thèse du sanctuaire unique.

»" Liv. 27, 25, 7-9; 29, 11, 13. Cf. supra, p. 6. 154 H. Le Bonniec, loc. cit. 155 Sur la disposition de la phrase par «membres crois

sants», J. Marouzeau, Traité de stylistique latine, p. 281 et 295 sq.

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210 FORTUNA-TYCHÉ

et 110, on ne puisse, si ce n'est par conjecture, la cerner avec plus de précision, l'inscription de Capoue renvoie à un culte mixte élaboré au cours du IIe siècle, à une époque où l'idée de Fortune appelle immanquablement celle d'instabilité et, par suite, éveille la défiance. L'association de Fides et de Fortuna est simple et claire dans son principe : Fides, la Bonne Foi personnifiée, est, dans ce couple, l'élément rassurant, la déesse sûre à qui l'on peut s'abandonner en toute confiance, car elle ne varie point, et dont la moralité sévère, à l'antique - son culte avait été fondé par Numa -, peut seule faire obstacle à l'inconstance et aux perfidies de la Fortune. La présence de Spes a une signification plus subtile. Elle est liée à l'idée d'incertitude. Car on n'espère que ce qui est indécis ou indéterminé (cf. l'incerta Fortuna de Pacuvius), tandis que, de l'assuré et du certain, il suffit d'attendre la réalisation. Aussi est-ce auprès d'elle que les hommes se réfugient : la confiance paisible dans la Bonne Fortune laisse place à Γ« espérance» dans les faveurs aléatoires de la Fortune-Hasard. De là, la formule du second prologue de \'Hé- cyre que nous avons citée :

quia sciebam dubiam fortunam esse scaenicam,

où le caractère «douteux» de la fortune entraîne, comme sa conséquence logique, Γ« incertitude» de l'espérance humaine :

spe incerta certum mihi laborem sustu- /i156.

L'association de Spes, Fides et Fortuna ne fut pas un fait occasionnel et isolé dans la Capoue du IIe siècle qui avait fait, par ses revers politiques et militaires, l'expérience récente des vicissitudes de 'la. Fortune. Elle est devenue une constante cultuelle et nous en

avons plusieurs autres témoignages qui sont, il est vrai, d'époque largement postérieure ou, pour le plus intéressant d'entre eux, indata- ble, mais qui, tous, doivent leurs origines psychologiques à l'esprit nouveau qui, au IIe siècle, est apparu dans la religion de Fortuna. D'ordinaire, nous trouvons ces groupements non point sous une forme ternaire, comme à Capoue, mais sous la forme de couples où, tantôt Spes, tantôt Fides est jointe à Fortuna, qui demeure l'élément prépondérant de ces combinaisons. A Rome, Plutarque mentionne parmi les fondations cultuelles de Servius Tullius un énigmatique autel, situé au Vicus Longus et consacré à une divinité qu'il ne nous fait connaître que sous son équivalent grec : έν δε τω μακρω στενωπω Τύχης βωμός Ευέλπιδος157. Quel pouvait être l'original latin de cette dénomination? Il n'existe pas d'adjectif correspondant à εύελπις et qui eût pu servir d'épiclèse à une nouvelle variante de Fortuna. Aussi, plutôt qu'à un culte unique, rendu à quelque «Fortune de Bonne Espérance» dont nous ne parvenons guère à retrouver le nom latin - aucune des formules qu'on a tour à tour proposées, ni Fortuna Bonae Spei, ni Fortuna bene sperans, n'apparaît très convaincante158 -, vaut-il mieux songer à un culte commun des deux déesses, et à un autel qui leur était dédié conjointement, à une ara Spei et Fortunae, par exemple, comme l'a proposé Jordan159. En fait, une interprétation légèrement différente permet à la fois de rendre compte du culte romain et d'expliquer l'erreur commise par Plutarque. Nous verrions plus précisément, pour notre part, un autel qui portait la double dédicace Fortunae Bonae Spei, les deux déesses étant nommées au datif, avec asyndète. Formule que Plutarque aura lue dans sa source latine et qu'il n'aura pas comprise. De même que les auteurs grecs

156 V. 16 sq.; cf. supra, p. 200, n. 123. On lit déjà chez Plaute, dans l'Epidicus, joué, selon K. H. E. Schutter, op. cit., p. 69-76 et 154, vers 195-194: alicunde ab aliqui ali- qua tibi spes est fore mecum fortunam (v. 332) ; c'est le premier exemple attesté de l'association spes - fortuna, avant qu'elle ne s'étende à la vie religieuse.

l"Fort. Rom. 10, 323 a; cf. Quest, rom. 74, 281 e. 158 Fortuna Bonae Spei selon Preller, Róm. Myth., II,

p. 187; interprétation reprise par R. E. A. Palmer, Roman

shrines of female chastity from the caste struggle to the papacy of Innocent I, RSA, IV, 1974, p. 1 13-159, qui la met en rapport avec le culte de Pudicitia Plebeia au Vicus Longus. Bene sperans selon J. A. Härtung, Die Religion der Romer, Erlangen, 1836, II, p. 237 sq. J.B. Carter, TAPhA, XXXI, 1900, p. 62, propose Fortuna Felix, qui n'est pas plus satisfaisante.

159 Archäologische Zeitung, XXIX, 1871, p. 78 sq.

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- Denys d'Halicarnasse, Plutarque lui-même - font un contresens sur le nom de Fors Fortuna ou, plus exactement, sur son génitif, (aedes) Fortis Fortunae, qu'ils confondent avec l'adjectif fortis 160, il aura pris pour un surnom de Fortuna, au génitif, ce qui était en fait le nom d'une seconde déesse, de la Spes, Bona elle aussi161, qui lui était associée. Quant à l'attribution de cet autel à Servius Tullius, on sait qu'elle signifie seulement qu'il s'agissait d'un culte «ancien». Ce qui n'interdit pas, mais l'hypothèse demeure invérifiable, de l'assigner au IIe siècle, comme le triple culte de Capoue.

On sera tenté de rapporter également à ce culte l'indication de la Notitia Regionum qui signale, dans la VIIe Région, les templa duo noua Spei et Fortunae161. Nouus, dont la valeur est toute relative - on songera à l'exemple classique du Pont Neuf163 - indique, selon l'interprétation de Lugli164, que les deux temples furent construits, on plutôt reconstruits, à la fin de l'Empire. Mais ils prenaient, vraisemblablement, la succession d'un culte plus ancien, celui-là même que nous connaissons par Plutarque et dont on peut ainsi reconstituer l'histoire. D'abord rendu aux deux déesses sur un unique autel, le culte se serait, après l'époque de Plutarque, ou de sa source, non seulement développé, mais dédoublé, au IIe ou au IIIe siècle ap. J.-C, pense Lugli, par la construction de deux temples jumeaux, qui ne sont pas sans rappeler ceux de Fortuna et

de Mater Matuta au Forum Boarium. Ainsi, sous l'Empire, et jusqu'à une date tardive, l'alliance désormais traditionnelle de Spes et de Fortuna demeurait toujours d'actualité. Quant à leur localisation dans la VIIe Région, alors que le Vicus Longus nommé par Plutarque appartient à la VIe, la difficulté est plus apparente que réelle : si l'on admet, avec Lugli, que le double sanctuaire, voisin du Vicus Longus, était en réalité situé à la limite des deux zones et que la Notitia l'a pour cette raison assigné à la VIIe Région plutôt qu'à la VIe, les indications topographiques des deux sources se recoupent aisément.

A Préneste, nous retrouvons, sous une autre forme, l'association des deux divinités : Spes fut logée dans le temple de la Fortune qui, sous l'Empire, reçut en offrande plusieurs statues qui la représentaient165. De même, à Ostie, elles furent, dès l'époque sul- lanienne, honorées conjointement dans deux des quatre «petits temples» que, sur la même area sacrée, Gamala dédia à Vénus, Fortuna, Cérès et Spes166. Le même groupement réapparaît à Rome, dans le mausolée de Claudia Semne où, au début du IIe siècle ap. J.-C, la défunte est assimilée simultanément à Fortuna, Spes et Vénus, sous les traits de qui elle est divinisée167. Quant à l'adieu aux deux déesses, qui symbolisent les joies et les leurres de la vie - Spes et Fortuna, ualete -, il prend figure de cliché dans la poésie funéraire, où il n'est d'ailleurs que la transposition d'un thè-

160 Cf., ainsi que sur les deux listes de Plutarque, classées dans l'ordre alphabétique pour l'une, topographique pour l'autre, T. I, p. 196 sq. et 271.

161 CIL IX 6080, 1 et XI 6705, 20; Pl. Ru. 231; Auson. de dis 13 (p. 161 Peiper). Qu'on lise (ara) Fortunae Bonae (et) Spei, ou Fortunae (et) Bonae Spei, l'adjectif, en position centrale, devait être indivis entre les deux déesses - de même que, dans l'iconographie, leurs deux figures se fondront en un type mixte. De quelque façon qu'on l'interprète, la formule Bonae Spei est à sa place alphabétique, en tête de la liste donnée par Plutarque.

162 Not. Reg. VIL Ces temples ne sont pas mentionnés par le Curiosum.

163 Qui a, d'ailleurs, son équivalent en latin ; cf. Varr. LL 6, 59: «sub Nouis» dicta pars in Foro aedificiorum, quod uocabulum ei peruetustum, ut Nouae Viae, quae uia iam diu uetus.

164 Monumenti antichi, III, p. 282.

165 CIL XIV 2853 : simulacra duo Spei corolitica (sur le coralliticus lapis, marbre blanc d'Asie qui rappelle l'ivoire, Plin. NH 36, 62), dédiés par Ti. Claudius Thermodon et son épouse Mettia M. f. Lochias; et 2867, une statue de Spes, élevée in pronao aedis (sur l'inscription de Sariole- nus, cf. T. I, p. 11, n. 38).

166 CIL XIV 375 (cf. T. I, p. 185). "*C1L VI 15592-15595; notamment, en 15594, l'autel

Fortunae / Spei Veneri / et / memoriae / Claud. Semnes / sacrum. Cf. H. Wrede, Das Mausoleum der Claudia Semne und die bürgerliche Plastik der Kaiserzeit, MDAI (R), LXXVIII, 1971, p. 125-166 (au plus tard vers 130 ap. J.- C). Sur d'autres exemples de simulacra. . . in formant deorum (CIL VI 15593), Stat. silu. 5, 1, 231-235; Apul. met. 8, 7, 7 ; ainsi que l'ouvrage de H. Wrede, Consecratio in formam deorum. Vergottlichte Privatpersonen in der romischen Kaiserzeit, Mayence, 1981.

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212 FORTUNA-TYCHÉ

me de l'épigramme grecque, bien attesté dans Y Anthologie168. La statuaire, enfin, et la numismatique les représentent l'une auprès de l'autre et l'on aboutit même à une figure mixte où, avec la légende Spes P(opuli) R{omanï), la déesse de l'espérance, qui relève son vêtement d'une manière caractéristique ou tient la fleur qui est son symbole propre, est en outre dotée des attributs de Fortuna, la corne d'abondance et, surtout, le gouvernail qui repose sur un globe169. De même, sur une monnaie de Vespasien à la double légende Fides Fortuna, apparaît une divinité unique pourvue de la patere et de la corne

ce170. Tandis que, plus proche par la lettre et par l'esprit de l'inscription de Capoue que ces groupements binaires, l'unité des trois déesses se reconstitue chez Horace, dans l'ode à la Fortune d'Antium, où la redoutable et changeante maîtresse du Sort a pour esclave la Nécessité et pour compagnes Spes et Fides, la Bonne Foi vêtue de blanc171. La stabilité de ces alliances, leurs prolongements, à toute époque, hors du domaine religieux proprement dit, dans l'iconographie et la littérature, prouvent à quel point elles répondaient à un besoin de la sensibilité romaine. Constituées au cours du IIe siècle av. J.-C, elles n'ont pas

168 BOcheler, Carmina Latina epigraphica, n° 1498; CIL VI 11743 (sarcophage, au musée du Latran); et, depuis, à Tébessa, n°2139 (dans le supplément de Lommatzsch) ; CIL VIII 27904 :

Euasi effugi. Spes et Fortuna ualete, nil mihi uouiscum est, ludificate alios.

BÜCHELER, n° 409, 8 sq.; CIL IX 4756 : actumst, excessi, Spes et Fortuna ualete, nil iam plus in me uobis per saecla licebit.

Avec une variante, Bûcheler, n°434, 13; CIL XI 6435 (Pi- saurum) : Spes, forma ualete. Cf. Anthol. Pal. 9, 49 :

Έλπίς και συ, Τύχη, μέγα χαίρετε· τον λιμέν εύρον. Ουδέν έμοί χύμΐν· παίζετε τους μετ έμέ,

avec le commentaire de P. Waltz et G. Soury, Les Belles Lettres, T. VII, p. 20, n. 1 ; ainsi que É. Galletier, Étude sur la poésie funéraire romaine, Paris, 1922, p. 14 et 74; et R. Lattimore, Themes in Greek and Latin epitaphs, Illinois Studies in language and literature, XXVIII, 1-2, 1942, p. 156. Ce distique est la forme la plus ancienne d'une épigramme qui sera développée en Anthol. Pal. 9, 134 et 172 (quatre vers, de Palladas). Le distique latin sur lequel Lesage a conclu le livre IX de Gil Bias,

Inueni portum. Spes et Fortuna, ualete! Sat me lusistis; ludite nunc aliosl,

en est la traduction la plus fidèle; mais il n'est pas d'origine antique et ne remonte qu'à la Renaissance (cf. P. Burman, Anthologia veterum Latinorum epigrammatum et poematum, Amsterdam, 1759-1773, n°274, II, p. 213; les éd. de Gil Bias par F. de Neuf château, Paris, 1825, III, p. 71; et M. Bardon, Class. Gamier, II, p. 179; H. M. Fé- ret et M. Bataillon, A propos d'une épitaphe d'André de Laguna; et P. de Montera, «Spes et Fortuna ualete». . . A propos de l'épitaphe d'André de Laguna, dans Humanisme et Renaissance, VII, 1940, p. 122-127 et 309-311; J.Bergman, Ett antikt epigrams vandring genom skilda sekler och lander, Eranos, XL, 1942, p. 9-15).

169 Pour les exemples iconographiques et, plus généralement, sur les trois déesses et leurs relations, cf., s.v.

Fides, Fortuna, Spes : dans Roscher, Wissowa, I, 2, col. 1481-1483 et IV, col. 1295-1297; Peter, I, 2, col. 1537- 1540; Hild, DA, II, 2, p. 1115-1117 et 1272; IV, 2, p. 1430 sq.; Otto, RE, VI, 2. col. 2281-2286; et VII, 1, col. 41; Latte, RE, III, A, 2, col. 1634-1636; Platner-Ashby, p. 209, 215 sq. et 493 sq.; Preller, Rom. Myth., I, p. 250- 253; II, p. 187 et 253 sq.; Wissowa, RK\ p. 133 sq., 263, n. 6, et 329-331; De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, I, p. 294-296; Latte, Ròm. Rei, p. 237 sq. Sur le relief d'un autel, au . musée Chiaramonti (W. Amelung, Die Sculp- turen des Vaticanischen Museums, I, Berlin, 1903, p. 740- 742, n°636a, et pi. 79), Fortuna et Spes se font face, elles-mêmes de part et d'autre d'un autel (reprod. par S. Reinach, Répertoire de reliefs grecs et romains, III, Paris, 1912, p. 394, pi. 1; et A. J. Festugière, dans l'Histoire générale des religions, p. 554). Le même groupe se retrouve (l'autel excepté) sur des monnaies d'Hadrien (Cohen, II, p. 172, n° 778-780; Mattingly, III, p. 322, n°643- 644), où les deux déesses sont représentées l'une en face de l'autre, avec la légende Fortuna Spes (seul exemple de cet ordre des mots), et d'Aelius César (Cohen, II, p. 264, n° 60-62; Mattingly, III, p. 542 sq., n° 1909-1913; 546, n° 1930). La figure mixte de Spes P.R. apparaît sur une monnaie d'Hadrien (Cohen, II, p. 223, n° 1409; Mattingly, III, p. CLII et 332 *), où la déesse tient une fleur et la corne d'abondance et s'appuie sur un gouvernail reposant sur un globe; de même, avec des variantes, Ae- lius César et Marc-Aurèle (Cohen, II, p. 264, n° 63-66; III, p. 69-71, n° 693-696 et 713-715; Mattingly, III, p. 364 f; 542, n° 1907-1908; 545 sq., n° 1927-1929; IV, p. 338, n°2008 et §; 343, n° 2031-2033). Cf., pour le même type mixte (vêtement relevé de la main droite, corne d'abondance dans la main gauche), les trois statues archaïsan- tes des musées de Dresde et de Munich (F. de Clarac, Musée de sculpture antique et moderne, Paris, 1826-1853, III, p. 155, n°829, et pi. 452; IV, p. 349, n° 1902-1902 A, et pi. 768-768 A).

170 Cohen, I, p. 379 sq., n° 162; Mattingly, H, p. XLI et 216f.

l7iCarm. 1, 35, 17-24 (cf. T. I, p. 167 sq.). Également BOcheler, n°442, 3; 1533, 8 sq.; 2065; CIL VI 10971; IX 60 (Brindes); XI 7263 (Saturnia).

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D'ENNIUS À ACCIUS 213

cessé, jusqu'à la fin de la latinité, de s'étendre et de se renforcer, jusqu'à tisser autour de Fortuna un véritable réseau protecteur d'abstractions divinisées, soit concurrentes de son pouvoir, comme Félicitas, soit plutôt complémentaires de son action, comme Spes et Fides, destinées l'une et l'autre à lui donner un visage rassurant, à corriger sa malfaisance et, à défaut de certitude, à offrir du moins aux mortels l'espoir de la fléchir.

Tels furent les heurs et les malheurs de l'hellénisation. Dotée de longue date d'une morale, dont la rigidité traditionnelle pouvait paraître dépassée à certains des hommes du IIe siècle, Fortuna s'est enrichie des subtilités de la réflexion grecque et elle est devenue l'objet d'une «philosophie». Mais tout se passe comme si l'intensité de sa religion était inversement proportionnelle à ses progrès dans l'ordre de la réflexion. Devenue, grâce à sa totale identification avec la Tyché grecque, la déesse souveraine du Hasard, Fortuna s'est élevée aussi haut qu'il était permis de le faire à une divinité antique. Mais elle a payé fort cher cette promotion surnaturelle, et elle ne s'est acquis la suprématie sur l'univers et sur les autres dieux, autrefois ses semblables, qu'au détriment de la piété des hommes. Au IIe siècle, il s'est instauré un équilibre, majestueux en apparence, précaire dans la réalité, et qui sera rompu dès le siècle suivant, entre la religion de la Fortune et l'idéologie dont elle est le centre. A l'extrême fin du IIe siècle et à l'aube du Ier, le fastueux décor de théâtre du nouveau sanctuaire de Préneste, les trésors de l'art grec qui parent Yaedes Catuli romaine peuvent encore faire illusion; mais ils dissimulent mal le vide spirituel que recouvrent ces dehors brillants.

Depuis Térence, les Fortunes cultuelles ont disparu de la littérature. Sans doute le genre tragique est-il, par nature, peu favorable à des hymnes de reconnaissance à la Fortune, qui y est subie plus que priée,

née plus que louée. Mais ce divorce entre la religion d'un peuple et ses créations intellectuelles est révélateur d'un état de crise : le formalisme extérieur, celui des cultes officiels et des déesses de victoire - Fortuna Equestris et Huiusce Diei - occupe l'avant-scène de la religion, tandis que la protestation contre Yaduersa fortuna envahit la pensée vivante, comme s'il s'agissait de deux ordres étrangers l'un à l'autre, de deux formes de pensée sans communication. Le recours à la médiation de Spes ou de Fides montre à quel point Fortuna paraît insaisissable à l'emprise des humains. Quant aux forces créatrices de sa religion, elles trahissent leur épuisement : la mise en place d'un nouveau système d'alliances avec les deux déesses, la construction d'un second sanctuaire, si grandiose soit-il, à Fortuna Primigenia, révèlent le dépérissement interne d'une culture qui s'emploie à entretenir ou à embellir l'héritage du passé, mais qui n'invente plus. A Préneste elle-même, la ville de la Fortune, et à Rome, où Catulus lui élève le dernier temple qu'elle recevra de l'État jusqu'à la fin de la République, les satisfactions de la beauté l'emportent sur la plénitude du sacré; l'esthétique se substitue au religieux. Si bien qu'on ne sait plus si l'on doit parler d'une religion ou d'une irréligion naissante de la Fortune, gagnée progressivement par la désacralisation, par le mal d'un temps devenu inapte à créer de nouvelles formes spirituelles. Au début du Ier siècle, les signes avant- coureurs de ce déclin dont Fortuna, il est vrai, ne sera pas l'unique victime, mais qui, avec elle, frappera la totalité de la religion traditionnelle, ces signes inquiétants sont déjà perceptibles. Ils aboutiront, en un demi-siècle, à la décadence, vestige d'un passé glorieux, que sanctionnera, en 44, l'assertion dédaigneuse - et polémique - de Cicéron : fani pul- chritudo et uetustas Praenestinarum edam nunc retinet sortium nomen, atque id in uol- gus . . ,172.

»" Diu. 2, 86.

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CHAPITRE VI

L'ÂGE DES «IMPERATORES»

Le Ier siècle, de la mort d'Accius à celle de César, ouvre des perspectives nouvelles dans l'histoire de Fortuna. Non plus celles de la religion traditionnelle qui, assoupie, languissante, se perpétue dans la routine des rites ancestraux et des gestes quotidiens : religion silencieuse, que nous entrevoyons au détour d'une allusion littéraire, et qui se survit à elle- même plus qu'elle ne nourrit la piété de ses fidèles. Ce qui, durant cet âge troublé, domine dans la religion romaine de la déesse, porte la marque des vicissitudes politiques qui bouleversent l'État. L'histoire de Fortuna ne se renouvelle plus au rythme des dédicaces officielles, des temples que, naguère, magistrats et généraux lui élevaient au nom de la république. Les mouvements qui l'animent sont, désormais, gouvernés par la volonté personnelle des grands ambitieux, Sulla, César, qui s'emparent du pouvoir suprême par les armes, ou des esprits plus modérés comme Pompée qui, sans le prendre de vive force, se taille, par l'exercice légal de commandements exceptionnels, un empire aux dimensions du monde romain. Ce que nous percevons, ce ne sont plus les manifestations unanimes d'une religion collective, qui est en voie de décomposition, mais les attitudes individuelles de dévotion ou de conflit par lesquelles les grandes personnalités de ce temps quêtent la bienveillance de la Fortune ou lui proclament leur hostilité. Car la crise de la conscience romaine, née au IIe siècle, ne trouvait dans le désarroi des esprits et la longue agonie où se mourait peu à peu la république rien qui fût de nature à l'apaiser.

Aussi la religion de Fortuna, telle qu'elle apparaît au Ier siècle, est-elle en rupture avec son passé, religion qui a perdu sa dimension surnaturelle et qui, de toutes parts, est submergée par le philosophique et par le politique. Elle n'offre plus qu'une vision sans cohérence ni développement continu, faite moins de réalisations - à une exception près, et d'une rare magnificence, celle de- Préneste - que de tentatives, d'espoirs avortés et de révoltes. Image incomplète, sans nul doute, car la religion que nous livre le témoignage de la littérature est celle d'une élite intellectuelle, informée par la philosophie, et qui laisse dans l'ombre la religiosité des humbles et la superstition populaire. D'autant que, à l'exception des poètes, Lucrèce, Catulle, les écrivains majeurs du temps, Cicéron, Salluste, et, exemple de tous le plus éclatant, César, sont aussi des hommes d'action, pour qui la Fortune n'est pas seulement objet de réflexion, mais encore et surtout instrument de propagande. Ainsi, engagée malgré elle dans les luttes partisanes, elle donne sa caution aux rivaux qui se disputent le pouvoir, elle intervient dans le conflit fratricide de la guerre civile. Non sans risque, d'ailleurs; car si, dans l'absolu, elle demeure la souveraine maîtresse des affaires humaines, dans le jeu sans pardon de la vie politique, sa prééminence n'est plus incontestée. Dans le domaine de l'idéologie, la fortuna s'oppose à la félicitas. Dans celui de la religion, elle se heurte à une rivale plus redoutable encore, à Vénus, mère des Énéades. Au plan de l'action, Fortuna, naguère encore facteur de la réussite guerrière, déesse de victoi-

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216 FORTUNA-TYCHÉ

re à qui les généraux vouaient des temples sur les champs de bataille et qui récompensait la uirtus des êtres valeureux, n'est plus la seule divinité à laquelle puissent recourir les mortels avides de puissance. De fait, les trois imperatores qui, au cours du Ier siècle, viseront à conquérir le pouvoir personnel ou, du moins, à s'assurer dans l'État une primauté d'honneur, se présenteront comme les favoris de Vénus. Tel est essentiellement le problème de Fortuna au dernier siècle de la République : déesse qui, autrefois, donnait la chance et le succès, elle a été infidèle à sa propre nature; aussi, par un juste retour des choses, est-elle supplantée dans la dévotion vivante des humains. Utilisée par les ambitieux qui cherchent toujours à la capter, mais menacée, dans le culte comme dans la pensée, par la double concurrence de Vénus et de la félicitas qui, le plus souvent, parviennent à l'éclipser : tels sont le statut instable, la condition précaire de Fortuna au Ier siècle, symbole vacillant d'une religion déclinante et qui a perdu foi en elle-même.

I - Sulla et la «félicitas»

C'est avec Sulla que s'ouvre le cycle des imperatores qui, au cours du Ier siècle, inaugurèrent à Rome une nouvelle théologie de la Victoire, marque visible de la grâce divine conférée à un mortel prédestiné, qui eurent la religion de la Chance, de leur Chance, Félicitas ou Fortuna, et attachèrent à Vénus leur dévotion personnelle. Marius, pour sa part, et

quelles que fussent déjà ses prétentions «im- pératoriales», semble n'avoir eu, sur l'origine de la félicitas et de la victoire1, d'autre croyance que celle que lui avait léguée la tradition : nous ne voyons pas que ce superstitieux, habile aux mises en scène théâtrales, qui se faisait accompagner de la prophétesse syrienne Martha qu'il exhibait à ses côtés, vêtue d'un double manteau de pourpre et tenant une lance2, lui-même, de surcroît, fort expert en matière de divination3, ait été, malgré le «mysticisme trouble» qui l'habitait, le fidèle d'une divinité particulière qu'il aurait élue entre toutes et de la protection de qui il se fût réclamé4. L'hécatombe qu'il voua avant la bataille de Verceil s'adressait «aux dieux», indistinctement et dans leur totalité5. Quant à sa conception de la Fortune, nous la connaissons par les paroles brutales, et qui peuvent paraître ingrates, venant d'un homme qui gérait son septième consulat, qu'il prononça une semaine avant sa mort. Se sentant perdu, il fit aux amis qui l'entouraient le récit des nombreuses vicissitudes qui avaient marqué son existence «et conclut que ce n'est pas le fait d'un homme sensé de se fier encore à la Fortune»6. Puis il s'alita et, sept jours plus tard, il mourut. Loin de prétendre aux faveurs exclusives de la Fortune et de se croire son élu, Marius n'avait pas d'elle une conception qui le distinguât de ses contemporains : comme son collègue et ennemi Catulus, comme Ac- cius, comme tous les Romains de son temps, il ne voyait en elle que la cause souveraine des vicissitudes humaines, la dispensatrice capricieuse de la réussite, mais qui, tôt ou tard,

1 La nouveauté de l'idéologie de Marius, qui fait à cet égard figure de précurseur, réside dans ses prétentions au «monopole» du triomphe et à la possession d'une félicitas permanente, comme l'a montré J. C. Richard, La Victoire de Marius, MEFR, LXXVII, 1965, p. 69-86, qui résume bien son attitude lorsqu'il la définit comme «une fidélité d'ensemble à la tradition romaine», «que pourtant Marius sut adapter. . . aux exigences d'une époque nouvelle». Sur la tradition postérieure, H. C. Avery, Marius Felix (Sallust, Jug. 92-94), Hermes, XCV, 1967, p. 324-330, qui oppose la création littéraire de l'historien à Sulla Felix, «an historical fact»; et C.D.Gilbert, Marius and «Fortuna», C Q, XXIII, 1973, p. 104-107. Mais le Logistoricus de Varron, intitulé Marius de fortuna, avait pour héros, selon H. Dahlmann,

Varronische Studien, II, Akad. der Wiss. und der Lit. in Mainz, Abh. der Geistes- und Sozialwiss. Kl., 1959, 11, p. 5;11, non le grand Marius, mais le Pseudo-Marius exécuté en avril 44.

2 Plut. Mar. 17, 2-5. Cf. F. Chamoux, La prophétesse Martha, Mélanges W. Seston, Paris, 1974, p. 81-85.

3 Ibid., 38, 7-9; 40, 13-14; 42, 9. Cf. Val. Max. 1, 5, 5 : interpretandarum religionum peritissimus.

4R. Schilling, La religion romaine de Vénus, p. 268- 270, qui conclut : « Marius croyait assez en sa propre fortune pour se passer d'un dieu-patron».

5 Plut. Mar. 26, 3. Autre exemple de dévotion traditionnelle aux divinités militaires, le temple qu'il dédia de manubiis à Honos et Virtus (J. C. Richard, op. cit., p. 80).

6 Plut. Mar. 45, 9.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 217

se retourne et en qui l'homme ne saurait, sans déraison, placer sa confiance.

Sulla, en revanche, fut le premier qui, parmi les mortels, ait osé proclamer son «bonheur» surhumain: cent cinquante ans après, Pline l'Ancien souligne encore qu'il est le seul homme qui, jusqu'à son époque, se soit attribué le surnom de Felix, «l'Heureux»7. La nature inouïe de cette félicitas, sur laquelle se sont maintes fois penchés les historiens modernes, est maintenant bien connue8. Officiellement reconnue à l'homme qui, coup sur coup, s'était emparé de Rome à la bataille de la porte Colline, puis avait reçu la capitulation de Préneste, dernier bastion des Maria- nistes, elle consacrait la primauté surnaturelle du nouveau maître du monde, auréolé de sa victoire divinisante. Felix et dictateur9, il confisquait à son profit la totalité du pouvoir politique et de la faveur divine : désormais seul détenteur de cette aptitude religieuse au

succès qu'était, sous la République, la félicitas collective du peuple romain, déléguée à titre temporaire aux magistrats cum imperio, il concentre entre ses mains l'antique félicitas imperatoria, devenue l'apanage d'un seul homme 10. Tels sont les caractères majeurs qui définissent la félicitas sullanienne et l'opposent à la félicitas républicaine : elle est individuelle, permanente et nécessaire. «Chance» conférée par les dieux à un être irremplaçable, elle a l'unicité d'un privilège personnel. Éternelle comme le «bonheur» des immortels, elle échappe à la fragilité des prospérités humaines. Nécessaire comme l'est une prédestination, elle a les certitudes de l'infaillibilité. Ainsi, intériorisée comme un don immanent à qui la possède, comme un pouvoir mystérieux qui fait corps avec lui, elle annihile la tradition républicaine plus encore qu'elle ne la prolonge : car elle transmue la qualification religieuse du magistrat, légitime possesseur

7Plin. NH 7, 137: unus hominum ad hoc aeui Felicis sibi cognomen adseruit L. Sulla, ciuili nempe sanguine ac patriae oppugnatione adoptatum. Après lui, il faudra attendre Commode et Caracalla pour que le surnom Felix, que tous les empereurs porteront désormais, soit intégré à la titulature impériale, sous la forme Pius Felix (R. Ca- gnat. Cours d'épigraphie latine, 4e éd., Paris, 1914; re- prod., Rome, 1964; p. 159 sq.; 204; 209; 212).

8 Outre les ouvrages généraux de H. Erkell, Augustus, félicitas, fortuna, Göteborg, 1952, p. 41-128; G. P. Calasso, Appunti sul concetto di «félicitas», A&R, VII, 1962, p. 15- 30; L. ZiESKE, Félicitas. Eine Wortuntersuchung, Hambourg, 1972, notamment p. 41-47; cf., sur la félicitas de Sulla et sur sa religion, les articles de A. Passerini, // concetto antico di Fortuna, Philologus, XC, 1935, p. 90-97; H. Ericsson (maintenant H. Erkell), Sulla Felix. Eine Wortstudie, Eranos, XLI, 1943, p. 77-89; et J. Balsdon, Sulla Felix, JRS, XLI, 1951, p. 1-10; l'étude majeure de J. Carcopino, Sylla ou la monarchie manquée, Paris, 1931 (citée par la suite Sylla), notamment les deux chapitres «Sylla divinisé» et «Le culte syllanien», p. 94-119; L. Ber- linger, Beiträge zur inoffiziellen Titulatur der römischen Kaiser, Breslau, 1935, p. 2-10 et 17-19; C. Lanzani, Lucio Cornelio Siila dittatore, Milan, 1936, p. 287-297; R. Schilling, op. cit., p. 272-295; G. Picard, Les trophées romains. Contribution à l'histoire de la religion et de l'art triomphal de Rome, Paris, 1957, p. 167-181; F. Taeger, Charisma. Studien zur Geschichte des antiken Herrscherkultes, II, Stuttgart, 1960, p. 19-27 et 44 sq.; M. Meslin, L'homme romain. Des origines au Ier siècle de notre ère. Essai d'anthropologie, Paris, 1978, p. 107-111; M. A. Levi, «Fortuna- félicitas » nella politica di Siila, dans Tra Grecia e Roma. Temi antichi e metodologie moderne, Rome, 1980, p. 167-

171 ; A. Keaveney, Sulla, the last republican, Londres-Canberra, 1982, p. 40-42 et 216-218; et Sulla and the gods, dans Studies in Latin literature and Roman history. III, coll. Latomus, 180, Bruxelles, 1983, p. 44-79; et, maintenant, le Sylla de F. Hinard, Paris, 1985, p. 237 sq.

9 Pour la chronologie et le détail des faits, J. Carcopino, Sylla, p. 44-47; 107; 114 sq.; G. Bloch-J. Carcopino, Des Gracques à Sulla, p. 452 sq. et 461 sq. A la bataille de la porte Colline (1er novembre 82), Sulla se donna à lui- même (Plut. Sull. 29, 12) le surnom de Felix que lui décernaient ses flatteurs (App. BC 1, 97; cf. Liv. 30, 45, 6). Il le prit officiellement pour cognomen après le suicide de Marius le Jeune et la chute de Préneste (Vell. 2, 27, 5 : occiso enim demum eo, Felicis nomen adsumpsit) et fit ratifier cette décision par le peuple après son triomphe, le 28 janvier 81 (Plut. Sull. 34, 3), cependant que, depuis la lex Valeria (début de décembre 82), il était maître de la dictature. Appien, loc. cit., ajoute qu'une statue équestre de bronze doré lui fut élevée devant les Rostres, avec une dédicace à «Cornelius Sulla Heureux et Dictateur» (selon la traduction de J. Carcopino, Sylla, p. 115), Κορνηλίου Σύλλα ήγεμόνος Ευτυχούς. Cf. les dédicaces Felici dictato- ri provenant de Rome et de plusieurs villes d'Italie (CIL I2 721-724 et 2508; VI 1297-1298; IX 3918; X 6007; XI 2102 et 7547; Degrassi, ILLRP, n° 352-356).

10 Cf. l'étude de H. Wagenvoort, parue sous ce titre dans Mnemosyne, VII, 1954, p. 300-322, mais avec une interprétation primitiviste qui n'est guère défendable. Sur les mutations historiques de la félicitas et, notamment, le passage de la conception républicaine à la conception sullanienne, H. Fugier, Recherches sur l'expression du sacré dans la langue latine, p. 31-44, en particulier p. 40 sq.

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218 FORTUNA-TYCHÉ

des auspices, en un charisme personnel, fondement d'un pouvoir théocratique11.

En ce détenteur éternel de la «chance» qui, affranchi des vicissitudes humaines, est voué au succès infaillible et à la «félicité» ineffable des dieux, les modernes ont souvent voulu voir un favori de la Fortune et, par suite, un dévot de sa divinité12. Ces affirmations, qui s'engendrent l'une l'autre, comme c'est le cas des idées reçues, plus fortement répétées que solidement démontrées, dérivent en réalité d'une source unique. Elles sont la paraphrase du précieux exposé que Plutarque a consacré à la religion de Sulla et qui s'inspire de très près des Mémoires qu'avait laissés le dictateur13. Sulla, nous dit son biographe14, avait une grande réputation militaire, celle, auprès de ses amis, du plus grand des

raux et, auprès de ses ennemis eux-mêmes, du plus favorisé par la chance, ευτυχέστατου. Il avait à cet égard, poursuit Plutarque, une attitude toute différente de celle de Timothée, fils de Conon : ce dernier était furieux de ce que ses ennemis attribuaient ses succès à la Fortune, την Τύχην, et de ce qu'ils avaient fait peindre un tableau qui le représentait endormi, tandis que la déesse tendait les filets où les villes se faisaient prendre; Sulla, au contraire, renchérissait et «conférait à ses actes un caractère divin en les attribuant à la Fortune», τα πραττόμενα της Τύχης έξήπτεν, soit par vanité, soit par conviction. Tyché, sous la plume de Plutarque, correspond effectivement à la déesse Fortuna, bien distincte, comme le prouve l'anecdote de Timothée, de l'individu qu'elle favorise et de sa «chance»

11 Cf. la définition que, avec un rare bonheur d'expression, J. Carcopino a donnée de la félicitas sullanienne, du «bonheur incorruptible» incorporé en permanence à sa personne par ce surnom qui constate la victoire de Sulla, mais qui, surtout, l'éternisé, en ajoutant «à sa valeur comme une prédestination qui fonde ses mérites, les récompense et les dépasse» (Sylla, p. 108). Ainsi, comme le fera plus tard Auguste, mais sous une forme plus timide, Sulla, en s'attribuant ce surnom qui, sans la développer formellement, impliquait sa divinisation, aurait affirmé ses prétentions à fonder une «monarchie» de droit divin.

12 Déjà Fernique, en 1880, dans son Étude sur Pré- neste, p. 59: «il se disait le favori de la Fortune». A. Piganiol, Conq. rom., p. 461: «cet impie avait pourtant un culte pour la Fortune, pour Vénus, patronne des épicuriens». Mais c'est, cette fois encore, J. Carcopino qui a donné à cette théorie sa formulation la plus étin- celante : « il. . . afficha pour la déesse Fortune un culte ostentatoire». Dans le discours qui suivit son triomphe, «il retraça les faits accomplis en rapportant à la Fortune qui ne l'abandonnait jamais l'incroyable série de réussites dont était tissée la trame de sa vie». Il «regardait et proclamait comme une faveur insigne de la Fortune» son entente parfaite avec Metellus (Sylla, p. 56; 115; 124). Ces affirmations, comme nous le verrons ci- dessous, sont en fait des paraphrases — tendancieuses, à notre sens — de textes de Plutarque, qui emploie simplement le substantif ευτυχία. Citons ensuite, à titre d'exemple, C. Lanzani, op. cit., p. 292 et 363, qui évoque «una vera e propria professione di fede in questa divinità protettrice. . . Afrodite-Fortuna», dont le culte «fu specialmente favorito da Siila. . . È noto che Siila tributò la più grande venerazione alla Fortuna Primigenia Prenestina». H. Bardon, La littérature latine inconnue, I, p. 156: «Agir après réflexion ne lui avait jamais aussi

bien réussi que de s'en remettre à l'inspiration de la Fortune; à cette déesse et à sa protection il attribuait ses plus éblouissantes réussites. . . Sylla témoignait de sa conviction en inscrivant sur les trophées de Chéro- née les noms de Mars, de Vénus, — et de Fortuna» (en fait Νίκη, et non Τύχη : Plut. Sull. 19, 9). L. Cerfaux- J. Tondriau, Un concurrent du christianisme : le culte des souverains dans la civilisation gréco-romaine, Tournai, 1957, p. 283 : «guidé par les dieux et surtout par la Fortune. . .». Latte, Rom. Rei, p. 280, qui met sur le même plan la restauration de Préneste et les trophées de Ché- ronée: «Sulla hat nach der Zerstörung von Praeneste den dortigen Fortunatempel mit grosser Pracht wiederherstellen lassen. Nach der Schlacht bei Chaeronea bringt er nicht nur Mars und Victoria ein Opfer, sondern auch Aphrodite, die er, wie die Übersetzung seines Cognomens durch Έπαφρόδιτος zeigt, mit Fortuna gleichsetzte». De même, dans leur édition de Plutarque, R. Flacelière et É. Chambry, Les Belles Lettres, VI, 1971, p. 223, mettent l'accent sur le passage (Sull. 6, 5- 13) relatif à «son attitude à l'égard de la Fortune et, plus généralement, des dieux et de la divination. Quand Sylla déclare qu'il doit tout à la Fortune...», etc.

13 Sur cette autobiographie en vingt-deux livres, que Plutarque nomme Υπομνήματα (traduction de Commentarii ou, plutôt, de Res gestae; cf. Gell. 1, 12, 16 et 20, 6, 3; Prisc, GL, Keil, II, 476, 4); J. Carcopino, Sylla, p. 231- 238; H. Bardon, op. cit., I, p. 153-157; I. Calabi, / Commentarii di Siila come fonte storica, MAL, III, 5, 1951, p. 245-302; et dans Atti del Convegno Gli storiografi latini tramandati in frammenti, Stud. Urb., XLIX, 1, 1975, E. Valgiglio, L'autobiografia di Siila nelle biografie di Plutarco, p. 245-281; et G. Pascucci, / «Commentarii» di Siila, p. 283-296.

14 6, 4-9. Nous citons, quand il y a lieu, la traduction Flacelière-Chambry, Les Belles Lettres.

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personnelle, du «don de succès» qui l'anime. Plutarque, qui s'intéresse vivement aux conceptions religieuses de Sulla, met l'accent sur sa piété, qu'il oppose aux prétentions sacrilèges, et d'ailleurs châtiées par la divinité, de Timothée, tandis qu'en Γ« heureux» Sulla il voit un émule de Servius Tullius et de Timo- léon, qui, eux aussi, se rattachaient, eux-mêmes et tous leurs succès, à la Fortune15. Ce ne sont là, cependant, que les commentaires du biographe, révélateurs de sa curiosité psychologique et de son intérêt constant pour les choses sacrées. Mais, plus qu'ils n'expriment les croyances personnelles de Sulla, ils ressor- tissent, comme le prouvent le parallèle avec Timothée et les formules analogues employées à propos de Servius et de Timoléon, aux idées traditionnelles du monde hellénistique et romain sur l'homme d'exception, l'être «divin» aimé des dieux et favorisé par la Chance, et conscient de l'être16.

Plutarque en vient ensuite à citer, toujours en les entremêlant de ses commentaires, les Mémoires de Sulla, si bien qu'il est difficile de déterminer, dans ses propos, la part de la citation et celle de la paraphrase. Le dictateur, de son propre aveu, se reconnaissait

«plus de dispositions naturelles pour la chance que pour la guerre», φησί προς τύχην ευ πεφυκέναι μάλλον ή προς πόλεμον17; ce faisant, poursuit Plutarque, il semblait accorder plus de part à la chance, τη τύχη, qu'à son mérite, της αρετής, et «se donner véritablement pour l'enfant du Destin»18. Le début de cette phrase est, à notre connaissance, le seul passage de la Vie de Sulla où Plutarque, traduisant un texte authentique des Mémoires, emploie un τύχη derrière lequel nous sommes en droit de restituer un fortuna, dans l'original latin. Mais qu'en conclure sur la religion de Sulla et le culte hypothétique qu'il aurait voué à la Fortune? Cette fortuna, simple nom commun, n'est pas la déesse : elle ne serait, dans notre terminologie, qu'un sens IL Bien plus, loin d'exprimer une conviction personnelle et d'avoir une signification religieuse, elle se réfère au débat, classique depuis Platon, repris par les philosophes et les rhéteurs avec la constance d'un lieu commun, sur le rôle de la φύσις (cf. πεφυκέναι), de la τύχη, ainsi que de la τέχνη (natura, fortuna, ars), et que Plutarque prolonge et amplifie par un autre débat, non moins classique, celui de Γάρετή et de la τύχη19. De même sur «l'enfant

15 Fort. Rom. 10, 322 e (cf. infra, p. 220 et n. 21); Tim. 36, 5 (sur la religion de Timoléon à l'égard de Tyché, supra, p. 55 sq.).

16 Plutarque poursuit (Sull. 6, 8), mais, cette fois, en citant les Mémoires de Sulla, qui opposait, parmi ses exploits, les entreprises mûrement délibérées et celles qu'il avait risquées selon l'occasion: or, c'est «celles qu'en réalité il avait risquées sans réflexion au gré des circonstances [qui] avaient le mieux réussi». Considérations qui rejoignent exactement celles de Polybe, 10, 2, 5-6, sur Scipion l'Africain, favorisé par la chance et le hasard (supra, p. 60 sq. et n. 134).

17 6, 9. Nous traduisons au plus près du texte, plutôt que de reprendre l'expression de R. Flacelière-É. Cham- bry, qui nous paraît ambiguë : «quand il affirme être né plutôt pour la Fortune que pour la guerre».

18 Ibid. Nous donnons, là encore, une traduction littérale, plus claire, à notre sens, que celle de l'éd. Flaceliè- re-Chambry : «il a bien l'air d'accorder à la Fortune plus qu'à son mérite», etc. Nous sommes, précisément, au cœur du débat et cet exemple, de même que le précédent, permet de saisir sur le vif comment, à partir d'une phrase de Plutarque, qui se suffit à elle-même, peut naître la légende d'un Sulla voué au culte de la Fortune.

19 Sur le problème, traditionnel chez les rhéteurs depuis l'époque hellénistique, et qui passa ensuite à Rome,

des rapports de Γάρετή et de la τύχη, rapports qui vont jusqu'au conflit et qui inspirent la théologie de la victoire et du pouvoir politique - lequel, des deux facteurs, de leur «chance» ou de leur «vertu», est la cause déterminante du succès des généraux et des souverains? -, cf. H. Fugier, op. cit., p. 38, n. 61, avec la bibliographie. Sur la tripartition φύσις - τύχη - τέχνη (par exemple Plat. Lois 888 e; Arstt. metaph. A 3, 1070 a 6), et le rôle de chacune de ces trois composantes, en particulier dans la formation de l'orateur, A. Pellicer, Natura. Étude sémantique et historique du mot latin, Paris, 1966, p. 36-38 et 440-446. Le thème apparaît dans la prose latine dès la Rhétorique à Herennius (3, 22, 36; 4, 38, 50 et 47, 60), composée entre 86 et 82 : à l'époque même des plus grands succès militaires de Sulla, de la guerre contre Mithridate (ses victoires de Chéronée et d'Orchomène datent précisément de 86) et de la guerre civile, ces notions étaient donc parfaitement assimilées par la pensée romaine. Quant au débat sur la cause de la prodigieuse, et scandaleuse (Sen. ad Marc. 12, 6: deorum, quorum illud crimen erat, Sulla tarn felix; Lucan. 2, 221; Plin. NH 7, 137, etc.; cf. H. Ericsson, Eranos, XLI, 1943, p. 85 sq.), ascension de Sulla - était-elle due à ses talents ou à sa chance? -, nous en trouvons un écho chez Salluste, lug. 95, 4, qui fait la part égale aux deux facteurs de sa réussite : numquam super industriam fortuna fuit; multique du-

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du Destin», του δαίμονος, qu'il aurait été. Le passage rappelle celui de l'opuscule De la Fortune des Romains où, selon Plutarque, Sulla se donnait, comme Œdipe, pour «fils de la Fortune»20. Mot historique réellement prononcé par le dictateur? citation de Sophocle qu'on trouvait effectivement dans ses Mémoires? Le doute est permis, lorsqu'on lit, quelques chapitres plus loin, que Servius, lui aussi, «se rattachait de lui-même à la Fortune et faisait dépendre d'elle son pouvoir»21. On sera d'autant plus tenté de croire que c'est l'auteur qui parle à travers ses personnages que si, pour illustrer la dévotion de Servius ou de Timoléon à la déesse, Plutarque peut, de fait, citer les temples que le premier éleva en son honneur et l'autel domestique que le second lui consacra sous le nom d'Automatia, la seule preuve religieuse qu'il puisse alléguer à propos de Sulla est le surnom d'Épaphrodi- te qu'il s'arrogea, et qui fut, précisément, gravé sur les trophées de Chéronée, mais qui, même si la notion de chance y a sa part, nous fait passer dans la sphère cultuelle de Vénus, et non dans celle de Fortuna22.

Ainsi doit-il en être de l'allusion, unique, à la fortuna que la citation de Plutarque permet de restituer à ses Mémoires : lorsque Sulla, juge de lui-même, évalue d'un mot l'ensemble de son existence, le vocabulaire de l'école et

les cadres généraux de pensée et d'expression, fournis par la philosophie et par la rhétorique, et qu'il partage avec tous les esprits cultivés, s'imposent à lui comme un moule traditionnel. Mais qu'il raconte les événements uniques, les expériences irremplaçables de sa vie, l'accent change aussitôt : c'en est fini des clichés, et le vocabulaire lui-même se fait autre. On sait de quel poids fut l'alliance des Metelli dans la carrière de Sulla23. Or, toujours dans le même passage24, Plutarque. rapporte que, ayant craint de ne pas s'accorder avec Metellus Pius, son collègue au consulat, il attribuait à «une chance venue du ciel», εύτυχίαν τινά θείαν, l'entente exceptionnelle qui régna entre eux : cette fois, nous entendons parler le vrai Sulla, celui qui avait foi en son «bonheur» surnaturel, en son ευτυχία, c'est-à-dire en la félicitas incomparable que lui avaient octroyée les dieux.

Cette ευτυχία, avant la prise du pouvoir suprême, s'était manifestée aux grandes heures de la vie de Sulla. Après la bataille de Chéronée, il fit graver sur ses trophées les noms de Mars, de la Victoire et de Vénus (Ares, Niké et Aphrodite), persuadé, commente Plutarque, qu'il ne devait pas moins son succès à sa «chance», ευτυχία, qu'à son habileté et à son armée25. De même, à la bataille de la porte Colline, venu au secours de son aile gauche

bitauere fortior an felicior esset. Mais les deux notions s'y présentent sous une forme volontairement altérée : de même que Salluste, Catil. 5, 5, répugnait à reconnaître à Catilina une authentique grandeur d'âme - magnus animus - et ne lui concédait qu'un uastus animus qui en était la variante excessive et dépravée (J. Heurgon, Note sur «l'âme vaste» de Catilina, BAGB, n°7, 1949, p. 79-81), de même, il se refuse à accorder à Sulla, ce Catilina qui a réussi (il le dépeint également, en lug. 95, 3, animo ingenti), une uirtus incompatible avec sa tyrannie et il ne lui attribue, comme des substituts, que les composantes pratiques (industria) et militaires (fortitudo) de la véritable « valeur ».

20 Fort. Rom. 4, 318 c-d. Cf. supra, p. 39. «Unklare Zitat», au jugement de H. Ericsson, art. cité, p. 82, puis H. Erkell, op. cit., p. 77, qui essaie d'évaluer ce que pouvait représenter pour Sophocle « das Wort τύχη ».

21 Fort. Rom. 10, 322 e : αυτός εαυτόν εις την Τύχην άνηπτε, formule qu'on retrouve littéralement dans la Vie de Timoléon, 36, 5. Quant à la citation de Sophocle, Plutarque rapporte, Sull. 19, 11, que, pour fêter sa victoire de Chéronée, Sulla donna à Thèbes des concours qui

eurent lieu, précisément, près de la fontaine d'Œdipe : n'est-ce pas en cette circonstance qu'il se serait appliqué à lui-même le vers de Sophocle?

22 Ainsi s'achève le développement consacré à Sulla en Fort. Rom. 4, 318 d, où, après celle de Sophocle, Plutarque conclut sur une citation de Ménandre : car ce n'est pas la nuit, comme le dit le poète, mais bien plutôt la chance, άλλα τύχη μετέσχηκεν, qui se fait la complice d'Aphrodite. Amalgame qui renvoie au caractère syncré- tiste de la Vénus sullanienne, donneuse de chance et dont le type iconographique combine, en tant que Vénus Felix, ceux de Vénus et de Fortuna (infra, p. 224).

23 J. Carcopino, Sylla, p. 28 sq., sur son mariage avec Metella, que la noblesse romaine considéra comme une mésalliance pour la jeune femme (Plut. Sull. 6, 18-19, d'après Tite-Live); et p. 186-204, sur la défection des Metelli («La coalition des Metelli et de Pompée»).

24 6, 9 ; cf. reg. et imp. apopht. 202e. 25 Sull. 19, 9. L'ordre des mots, Άφροδίτην. . . ευτυχία,

traduit clairement l'émergence de Vénus comme source majeure de cette «chance» - hors de toute référence à Fortuna.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 221

menacée, et après avoir échappé de justesse aux javelots ennemis, il sortit de dessous ses vêtements la statuette en or de l'Apollon de Delphes qu'il portait toujours sur lui dans les combats, il la baisa et invoqua le dieu par cette prière: «Apollon Pythien, toi qui as élevé au comble de la gloire et de la grandeur l'Heureux, τον Ευτυχή, Cornelius Sulla . . .»26. Surnom d'« heureux» augure qui, en cet instant pathétique, devait à la fois, par sa vertu propre, créer la chance qu'il signifiait et, par la puissance de la prière, fléchir le dieu, pour qu'il continuât ses bienfaits à celui dont il avait fait L. Cornelius Sulla Felix. Enfin, couronnement de cette ascension, après son triomphe, Sulla fit devant le peuple assemblé le panégyrique de ses victoires; il y enumera les faveurs qu'il tenait de la chance, τας ευτυχίας, aussi bien que ses exploits, τας άνδραγαθίας, et il conclut en ordonnant que, désormais, on l'appelât Heureux, Ευτυχής, surnom qui recevait ainsi valeur officielle. Tel est en effet, rappelle Plutarque à ses lecteurs grecs, le sens propre du latin Felix. Mais, ajoute-t-il, dans ses rapports avec les pays de langue grecque, Sulla lui-même, plutôt que de le traduire littéralement par «Eutychès», le transcrivait par «Épaphrodite»27, surnom théophore qui rappelait, plus étroitement encore, les liens tutélaires qui l'unissaient à sa déesse personnelle, Vénus Felix - Aphrodite.

Ultime épisode qui, pour être tiré de la vie privée et narré sur le ton de l'ironie malicieuse, n'est pas le moins significatif : peu après la mort de sa femme Metella, comme il assistait à un combat de gladiateurs, une jeune et jolie femme qui passait derrière lui arracha un fil de sa toge. Sulla s'en étonna. Rien de surprenant, lui répondit-elle, «je veux seulement avoir moi aussi un peu de part à ta chance», της σης ευτυχίας28. L'héroïne de cette aventure se nommait Valeria et elle fut la cinquième et dernière épouse de Sulla.

Ainsi, il arrive à Plutarque d'user du nom de la déesse, Τύχη, ou de τύχη, nom commun, pour évoquer la «chance» exceptionnelle de Sulla et la protection surnaturelle de qui il la tenait29. Il est même arrivé une fois à Sulla lui-même, dans ce que nous entrevoyons de ses Mémoires à travers les traductions de Plutarque, de faire allusion à cette fortuna-τΌχϊ], apparemment dans un passage où il formulait sur sa propre personne un jugement historique. Mais, dans tous les autres textes, qui recueillent des mots pris sur le vif, prière, discours ou propos authentiques tenus par Sulla lui-même aux instants solennels de sa vie, ou par une jeune femme hardie qui voulait attirer son attention, chaque fois, nous le constatons, Plutarque emploie le mot propre, ευτυχία, qui équivaut à félicitas, et non τύχη, qui répondrait à fortuna30. Les résultats de

26 Sull. 29, 9-12; cf. Val. Max. 1, 2, 3. J. Gagé, Apollon romain, p. 434 sq., considère que Plutarque reproduit ici, d'après les Mémoires de Sulla, la prière authentique qu'il avait adressée au dieu.

27 Sull. 34, 3-4; cf. Fort. Rom. 4, 318 c-d. Sur l'équivalence Felix - Έπαφρόδιτος, J. Carcopino, Sylla, p. 109 sq.; R. Schilling, op. cit., p. 279 sq. : elle est révélatrice des origines composites de la religion et de la théologie sulla- niennes de la victoire. D'abord attaché à la conception romaine traditionnelle de la félicitas, c'est de l'Orient hellénistique que Sulla a reçu ensuite la révélation surnaturelle qui allait le pousser à revendiquer le patronage de l'Aphrodite carienne d'Aphrodisias, dont il fera sa Vénus Felix.

«Plut. Sull. 35, 5-11. 29 Nous retrouvons à plusieurs reprises ce vocabulaire

de la τύχη, que Plutarque emploie de son propre chef, nous voulons dire sans référence aux Mémoires de Sulla. En 5, 8, il eut, dit Plutarque, la chance considérable, της μεγάλης τύχης, d'être le premier Romain à nouer des relations diplomatiques avec les Parthes; c'est

ment à cette occasion que, en 92, il reçut d'un mage de la suite d'Orobaze, l'ambassadeur de l'Arsacide, la révélation du destin exceptionnel qui lui était promis (Ibid., 11 ; cf. Vell. 2, 24, 3). En 30, 6-7 où, à propos des massacres qu'il perpétra après la prise de Rome, Plutarque se demande dans quelle mesure le pouvoir transforme ceux qui l'exercent, ou ne fait que révéler leur nature profonde, qui peut dès lors se manifester en toute liberté : alors que Sulla «avait d'abord usé de sa Fortune, τη τύχη, avec modération et en bon citoyen», la cruauté inhumaine dont il se mit à faire preuve est-elle «l'effet d'un changement et d'une altération de la nature sous l'influence de la Fortune (μεταβολή φύσεως ύπο τύχης)?». Et, en 38, 5, l'oraison funèbre du grand homme : « il semblait ainsi que sa Fortune, την Τύχην αύτοΰ, le suivait jusqu'au bout et prenait part à ses funérailles». Là encore, nous assistons à la formation de la légende, celle d'un Sulla dévot et élu de la Fortune, comme, en son temps, l'avait été -un Servius Tullius.

30 Selon l'équivalence constante indiquée par les glossaires, et qui ne prête pas à confusion, qu'il s'agisse des

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cette brève enquête ne font en fait que confirmer ce que nous savions déjà, mais qu'il n'était pas inutile de rappeler : que, sans même parler de religion, la place de la fortuna est nulle dans l'idéologie sullanienne, tout entière élaborée autour de la félicitas31. Contrairement à l'usage qu'en fera par exemple Cicéron dans le De imperio Cn. Pompei32, Sulla n'établissait pour sa part aucune équivalence entre les deux vocables qui, en théorie, étaient aptes, aussi bien l'un que l'autre, à désigner son «bonheur». Que Plutarque, qui pense en Grec, imbu de la toute-puissance de Tyché comme d'une idée traditionnelle, et en homme de l'Empire, à une époque où Fortu- na-Tyché a sa place dans les cultes impériaux, ait tendance à considérer les deux termes comme interchangeables, ne doit pas surprendre : aussi bien, quelle que soit la distinction que les Grecs établissaient entre la τύχη et Γεύτυχία, il n'existe pas, entre ces deux substantifs qui appartiennent à la même famille, la différence originelle qui, pour un Latin, sépare la fortuna et la félicitas. Mais que

les lecteurs modernes de Plutarque et les historiens de Sulla tombent dans le même travers et englobent indistinctement sous le nom de «Fortune» (avec, de surcroît, une majuscule) tout ce qui relève soit de la τύχη, soit de Γεύτυχία, autrement dit de la félicitas, cette confusion sémantique entraîne de redoutables contresens psychologiques et religieux33. Car, si nous cherchons à nous expliquer comment elle a pu prendre forme, nous ne voyons pas d'autre source que cette erreur initiale à la légende, encore tenace, qui fait de Sulla Felix un fidèle de la Fortune : il suffit de dissiper cet abus de langage pour que, déjà, les relations entre le dictateur et la déesse Fortuna s'estompent singulièrement.

Ce que Sulla n'a jamais nié, c'est que sa chance, félicitas, lui était octroyée par les dieux. Loin de l'éprouver comme une force mystérieuse qu'il n'eût tenue que de lui- même, une efficace magique qui lui eût été purement immanente, il a toujours proclamé que son «bonheur» fabuleux était une grâce d'origine divine34. Nous avons peine à juger

noms communs ou de listes de divinités : ευτυχία félicitas ; τύχη fortuna. Cf. le Corpus de Goetz, II, 320, 10; III, 8, 65; 9, 11; 83, 23; 136, 58; 168, 47; 177, 49; 237, 8; 291, 25; 348, 45 sq.; 394, 6 sq.; 406, 55 sq.; 516, 51.

31 Nous trouvons une confirmation de ce refus dans les prénoms que Sulla donna à ses enfants, aux jumeaux - signe de fécondité - qui lui étaient nés de Metella et qu'il appela Faustus et Fausta (Plut. Sull. 34, 5). C'est le problème de l'hérédité de la félicitas sullanienne qui se pose à travers cet épisode : elle apparaît transmissible, mais point dans son intégralité. Or, il est significatif que Sulla, voulant faire participer ses enfants à sa mystique de la chance et leur conférer un reflet de la félicitas paternelle, que, Épaphrodite et élu de la divinité, il possédait seul dans sa plénitude (d'où le caractère exclusif du cognomen Felix, dont il se réserve l'usage), ait, cette fois encore, écarté l'idéologie de la fortuna - il eût pu les appeler Fortunatus et Fortunata, nom que portera la femme de Trimalcion -, pour faire appel à l'adjectif faustus, riche de «bonheur» (ευτυχές) et de «bon augure» (ίλαρόν), selon le commentaire même de Plutarque.

32 Ainsi dans deux passages parallèles, où il énumère les qualités qui font le grand homme de guerre : scien- tiam rei militaris, uirtutem, auctoritatem, felicitatem; et, de même : eximia belli scientia, singularis uirtus, clarissi- ma auctoritas, egregia fortuna {imp. Pomp. 28 et 49).

33 Ainsi l'étude d'A. Passerini, // concetto antico di Fortuna, Philologus, XC, 1935, p. 90-97, qui se fonde principalement sur le récit de Plutarque, Sull. 35, 5-11, celui de

la rencontre de Sulla et de sa dernière femme, Valeria, où il est en réalité question, non point de fortuna, mais d^ùn^ict - félicitas (cf. le texte cité supra, p. 221). A ses yeux, la « fortune » de Sulla « non è una protezione speciale accordatagli dalla divinità. . . ma neppure è una sua essenza divina, un suo partecipare, come si vuole, alla divinità, ο Venere ο qualsiasi altra. . . Questo è infatti la Fortuna di Siila : un quid che è in lui stesso, che ne impregna la persona e gli abiti, il cui influsso si può esercitare sugli altri, rendendone felici le azioni etc., per mezzo di un contatto». Ce qui permet à l'auteur, dans un sens primitiviste à outrance, de définir la pseudo-For/tma comme une force magique immanente à l'individu, «una forza immanente nell'uomo, che agiva per contatto, come il malocchio, di cui era la forza contraria».

34 Ce qui ne s'oppose évidemment pas à ce que la foule profane, accessible par ailleurs à toutes les superstitions, ait vénéré le détenteur de cette divine félicitas comme un être à part, porteur d'un talisman ou animé d'un fluide, d'une «vertu» efficace, agissant par contact. Sulla a pu, de son vivant, être l'objet de telles démonstrations de la foi populaire, avide de recueillir les bienfaits surnaturels de sa félicitas (cf. Serv. Aen. 1, 330 : felix enim dicitur et qui habet felicitatem et qui facit esse felicem). De là le geste audacieux de Valeria, prélevant un fil de son vêtement, et qui - encore qu'il faille faire la part de la rouerie féminine, et qu'on ne puisse exclure l'hypothèse d'un subterfuge uniquement destiné à attirer sur elle l'attention du maître de Rome - n'est pas fait pour surprendre dans un

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des croyances profondes de Sulla, esprit plus superstitieux sans doute qu'authentiquement religieux; tout le contraire, en tout cas, d'un sceptique. Sa chance est, à ses yeux, θεία35, c'est-à-dire ni extraordinaire, ni suprahumai- ne, mais véritablement donnée par les dieux. Dans le même chapitre où il traite de sa religion, Plutarque cite le conseil qu'il adressait à Lucullus, à qui il avait dédié ses Mémoires : celui de ne rien regarder comme aussi sûr que les inspirations qu'il recevrait en songe de la divinité36. De fait, Plutarque nous le montre attentif à tous les signes surnaturels capables de lui révéler son destin : prodiges, avertissements célestes, prédictions des devins et des oracles37, loin de ne se fier qu'à son «étoile» et de se sentir seul maître d'une «chance» qui l'habiterait comme un démon intérieur, Sulla reste à l'écoute de la volonté divine, en relation mystique avec les immortels et uni, par les liens mêmes de la pietas,

avec les dieux auxquels il est redevable de ses succès.

Plusieurs divinités bénéficièrent nommément de la dévotion sullanienne : l'Apollon de Delphes, dont il portait sur lui, comme un talisman ou une relique, la statuette d'or qu'il avait, dans un geste théâtral, exhibée à la bataille de la porte Colline, ce qui ne l'avait pas empêché, pour subvenir aux frais de la guerre, de faire main basse sur les trésors du dieu38, pillage d'où provenait précisément la sainte effigie; puis, après Chéronée, c'est aux divinités traditionnelles de la guerre et de la victoire, à Mars et à Victoria elle-même, ainsi qu'à Vénus, qu'il fit hommage de son succès, en leur consacrant ses trophées39. Ainsi, alors que Sulla en était encore à ce que R. Schilling a nommé «l'éclectisme des débuts»40, avant que sa dévotion ne se fût fixée sur la Vénus Felix dont il créa le culte, nous ne constatons la présence de Fortuna dans aucune des ma·

pays obsédé, aujourd'hui encore, par la crainte du mauvais œil et par les objets et les gestes prophylactiques, capables de préserver de la iettatura. Ainsi, dans une boulangerie de Pompéi, on voit un phallus représenté sur le four avec l'inscription hic habitat félicitas (CIL IV 1454), destinée, comme le fascinum dont elle renforce l'efficacité, à protéger la maison de toute influence maléfique. Mais que la -félicitas sullanienne ait pu agir par contact n'implique pas, comme une conclusion nécessaire, ce qui est pourtant le raisonnement de Passerini, qu'elle ait été une force magique émanant de l'individu, qui la posséderait comme un don inné, qu'il ne tiendrait que de lui- même. Une croyance comme celle dont, en admettant qu'elle ait été sincère, témoigne Valeria s'accommode aussi bien de la religion que de la superstition. Le fil auquel elle attache tant de prix est-il si différent des reliques des saints, officiellement vénérées par l'Église, ou de ces fragments d'étoffe «ayant touché» leur corps et qu'on offre en souvenir à la piété des fidèles? Les rois de France, eux aussi, avaient le don de guérir les écrouelles «par contact», et ce n'était pas une vertu magique, mais un pouvoir religieux, qu'ils tenaient non d'eux-mêmes, mais de Dieu, et qui leur était conféré par l'onction sainte du sacre (cf. l'ouvrage classique de Marc Bloch, Les rois thaumaturges, Ie éd., Strasbourg, 1924). Là encore, nous devons lire sans parti pris les textes de Plutarque et nous garder, quant aux origines de la félicitas sullanienne, d'en tirer des conclusions inconsidérées.

35 Plut. Suit. 6, 9. »Ibid., 6, 10. 37 II croyait aux prédictions des Chaldéens : à celle

du mage qui, en 92, lui révéla qu'il deviendrait «le premier de tous» (Plut. 5m//. 5, 11; Vell. 2, 24, 3); et il

ajoutait, à l'extrême fin de ses Mémoires, rédigée deux jours avant sa mort, que «les Chaldéens» (le même ou d'autres?) lui avaient prédit qu'après une existence glorieuse il mourrait au comble de la félicité, έν άκμη των ευτυχημάτων (Plut. Sull. 37, 1-2; sur l'authenticité du récit, J. Carcopino, Sylla, p. 235-237). Pendant la guerre sociale, il se reconnut dans une autre prédiction, qui annonçait qu'un grand homme prendrait le pouvoir et sauverait Rome (Plut. Sull. 6, 11-13). Adepte des «mages» d'Orient, il n'est pas moins attaché aux techniques « orthodoxes » de l'haruspicine (27, 7-8 : lors du sacrifice que, sitôt après son débarquement à Brindes, il offrit à Tarente, l'on observa sur le foie de la victime l'empreinte d'une couronne de laurier et de deux bandelettes, signe de victoire pour le général qui entamait la reconquête de l'Italie, et que confirmaient des visions prodigieuses sur le mont Tifata) et de la mantique grecque (17, 1-4, sur l'oracle de Trophonios). Il ajoute foi aux songes prémonitoires : celui où l'Aphrodite d'Aphro- disias lui apparut en armes, et à la suite duquel, comme le lui avait prescrit l'oracle de Delphes, il lui offrit une double hache et une couronne d'or (App. BC 1, 97; cf. L. Robert, Inscriptions d'Aphrodisias, A C, XXXV, 1966, p. 415 sq.; épisode que J. Balsdon et A. Keaveney, art. cités, datent de l'arrivée de Sulla en Grèce, en 87); celui où la déesse Ma de Cappadoce l'incita à marcher sur Rome (Plut. Sull. 9, 7-8); ceux où il vit le vieux Marius (28, 8 et 12) et, avant sa mort, son propre fils, l'un des enfants qu'il avait eus de Metella, et qui l'appelait à une immortalité bienheureuse (37, 3).

38 Plut. Sull. 12, 6-9; 29, 11-12; Val. Max. 1, 2, 3. 39 Plut. Sull. 19, 9. 40 Op. cit., p. 273.

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224 FORTUNA-TYCHÉ

nifestations ostentatoires de la religion sulla- nienne. Avant de découvrir l'Aphrodite guerrière d'Aphrodisias, d'en faire sa divinité tuté- laire, de concentrer sur elle les «vertus» de victoire, de chance et de fécondité, et d'attribuer essentiellement sa félicitas à cette Vénus qu'il dota d'un surnom significatif, le même que le sien, Felix41, Sulla semble avoir cru que son «bonheur», qu'il tenait de l'ensemble des dieux, lui était plus spécialement octroyé par plusieurs divinités particulières : Apollon, la Victoire, et par le couple illégitime, mais national, de Mars, père du peuple romain, et - déjà et surtout - Vénus, mère des Énéades, religiosité encore diffuse d'où, bientôt, émergera sa Vénus Felix. Rien, dans cette piété, ne s'adresse à Fortuna. Ni avant, ni, à plus forte raison, après l'intronisation de Vénus Felix. Au temps où la religion encore ouverte de Sulla quêtait simultanément la bienveillance de plusieurs divinités, elle eût pu prendre place dans cette dévotion accueillante et recevoir

l'action de grâces du nouvel imperator, comme elle avait, au siècle précédent, reçu celle de Fulvius Flaccus, puis de Catulus. Plus tard, quand la religion vénusienne de Sulla, «l'Épa- phrodite», se fut faite plus exclusive, elle se vit non seulement écartée, mais dépossédée de son rôle propre par une Vénus orientali- sante en qui se fondaient les Grandes Déesses de l'Asie, qui n'était pas seulement la Voluptueuse et la mère des Romains, mais aussi la Victorieuse, dispensatrice de tout succès, et la Souveraine, et qui, ultime spoliation, lui empruntait jusqu'au plus universel de ses attributs, la corne d'abondance42. Nous constatons, une fois de plus, à quel point sont tendancieuses les affirmations de certains historiens modernes et combien ceux qui, sur la foi de Plutarque traduisant et surtout glosant les Mémoires de Sulla, ont fait de lui un dévot de la Fortune, ont exagéré, pour ne point dire déformé les faits.

Il nous reste, toutefois, à élucider un point

41 Sur la Vénus sullanienne, J. Carcopino, Sylla, p. 110 sq.; C. Lanzani, op. cit., p. 345-366, Appendice I sur «La Venere sillana»; R.Schilling, op. cit., p. 280-283 et 289-295; et G. Picard, Les trophées romains, p. 171-174, qui, tous deux, mettent en relief ses origines syncrétistes et ses composantes gréco-orientales. G. Picard, notamment, insiste sur la prédominance, aux dépens de la Grèce et, à plus forte raison, de l'Italie, de l'élément oriental et rapproche la Vénus Felix de Sulla de l'Isis Tyché alexandrine, de l'Aphrodite-Astarté Tyché syrienne et, plus encore, de l'Ishtar mésopotamienne, déesses mères que le syncrétisme assimilait les unes aux autres. «Ce sont, dit-il, les religions orientales qui ont apporté l'idée d'une prédestination de certains hommes à la domination, et l'ont expliquée par l'amour irrationnel que leur portaient les immortels». C'est en 82 que R. Schilling fixe le terme de l'évolution religieuse de Sulla, avec la prise officielle du surnom Fe/ix-Épaphrodite et l'élection, comme seule divinité tutélaire, de la Vénus Felix à laquelle il élèvera un temple, malheureusement mal connu {infra, p. 231, n. 70).

42 On a voulu retrouver sur des peintures pompéiennes le type sullanien de la Vénus Felix: lorsque la ville devint colonie romaine en 80, ne reçut-elle pas des vétérans de Sulla et ne prit-elle pas le nom de Colonia Veneria Cornelia! Mais un culte spécifiquement campa- nien de Vénus (sur la Venus Fisica, qui n'est attestée qu'à Pompéi, outre l'Appendice I de R. Schilling, op. cit., p. 383-388, cf. R. M. Peterson, The cults of Campania, p. 246-254) préexistait à cette romanisation. Intégralement acceptée par les uns, radicalement rejetée par les autres, l'identification de la Vénus pompéienne et de la Vénus sullanienne est admise par R. Schilling,

op. cit., p. 283-289 (cf. p. 284, n. 1, la bibliographie antérieure), mais sous une forme plus nuancée: celle d'un rapprochement entre les deux Vénus, la divinité tutélaire de la cité osque s'étant «plus ou moins assimilée à la déesse romaine». Sur la signification complexe de la Vénus pompéienne, divinité officielle de la ville, et dispensatrice de «bonne fortune» et de fécondité, également R. Etienne, La vie quotidienne à Pompéi, Paris, 1966, p. 241 sq. Or la Vénus «en majesté» qui figure sur les fresques de Pompéi, sur une boutique de la Via dell'Abbondanza (R. Schilling, op. cit., pi. XIV-XV) ou, dans la même rue, sur l'atelier de M. Vecilius Verecun- dus, celle qui triomphe sur un char attelé de quatre éléphants (Ibid., pl. XVI), celle qui paraît dans les «noces d'Hercule et d'Hébé» (Reg. VII, Ins. 9, n°47), réunit en elle les attributs de Félicitas (le rameau d'olivier) et de Fortuna, dont elle a pris le gouvernail, et elle possède les attributs de la royauté, le sceptre, le diadème ou la couronne murale. Bien plus, celle qui se dresse sur son char triomphal est escortée de deux figures secondaires qui encadrent la composition : à droite le Genius, à gauche Fortuna elle-même, reconnaissable à son gouvernail et à sa corne d'abondance, et debout sur la sphère mobile qui la discrédite. De même, les monnaies de Sulla, aurei et deniers frappés vers 83-80 (Babelon, I, p. 408 sq., n° 32-33; 412, n°44; Grueber, I, p. 357, n° 2891-2894; II, p. 463 sq., n° 17-19; Sydenham, n°754- 755; 763; Crawford, I, p. 390 sq., n°375, 1-2; 376, 1), associent au droit la tête diadémée de Vénus et, au revers, la corne d'abondance, symbole du bonheur et de la prospérité que sa dictature et sa félicitas assurent au monde romain.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES> 225

capital : celui des rapports de Sulla non plus avec une Fortuna-Tyché abstraite et générale qui relève de l'idéologie plus que de la religion, mais avec la grande déesse de Préneste, Fortuna Primigenia43. Dans le bref exposé qu'il consacre à l'histoire de la mosaïque, Pline fait remonter à l'époque de Sulla l'introduction en Italie des riches pavements polychromes en marbre nommés lithostrota, antérieurs aux mosaïques pariétales en cubes de verre, et il cite, comme le premier exemple de cette technique, celui que Sulla fit faire dans le temple de la Fortune, et qu'on y voyait toujours de son temps : lithostrota coeptanere iam sub Sulla; paruolis certe crustis exstat hodie- que quod in Fortunae delubro Praeneste fecit44. Ces quelques lignes sont, directement ou indirectement, à l'origine de deux débats archéologiques, chargés l'un et l'autre de controverses prolongées et passionnées et, surtout, en perpétuelle évolution. Les polémiques, en effet, loin de s'apaiser, rebondissent indéfiniment et ce qui, il y a quelques années encore, pouvait paraître acquis, se trouve déjà, de nouveau, remis en question45.

Le premier de ces débats porte sur un problème particulier : faut-il identifier le lithos- troton de Pline avec la célèbre mosaïque du Nil qui, aujourd'hui exposée au musée du palais Barberini, formait jadis, dans la salle à abside du sanctuaire inférieur, le pavement du temple de Fortuna? On sait dans quelles

limites extraordinairement larges ont varié les datations qui en ont été proposées : depuis l'époque sullanienne jusqu'au IIIe siècle de l'Empire, avec des datations intermédiaires à l'époque d'Auguste, ou encore à celle d'Hadrien. Depuis les travaux de G. Gullini46, cependant, la datation sullanienne tendait à s'imposer. Pour G. Gullini, la mosaïque du Nil et la mosaïque des poissons, qui forme le pavement de la grotte oraculaire, de Y Antro delle Sorti, furent toutes deux exécutées sur place, d'après des cartons alexandrins. Conçues comme un ensemble indissociable, d'où le singulier employé par Pline, elles auraient été réalisées par des artistes appelés spécialement d'un des grands ateliers de la capitale égyptienne, et qui auraient fait connaître aux Romains ce type de mosaïque, dont Préneste offrait alors le premier exemple à l'Italie. Ce qui répond rigoureusement à la phrase de Pline, qui emploie le verbe fecit, «il fit faire sur place», et non dédit ou donauit, qui eussent convenu à une œuvre importée d'Alexandrie47. La thèse, dans son ensemble, a été admise par G. Lugli48 et G. Quattrocchi49, au point que L. Foucher, dans son rapport sur «les mosaïques nilotiques africaines», où il se réfère à plusieurs reprises à l'exemple de Pa- lestrina, a pu la considérer comme acquise50. Depuis, pourtant, les certitudes relatives au lithostroton se sont effritées. Bien que G. Gullini reste attaché à l'identification et à la data-

43 Que C. Lanzani, op. cit., p. 291 sq. et 362-365, identifie précisément avec la Vénus sullanienne, comme deux personnifications équivalentes de la Terre Mère, de la Génitrice éternelle et cosmique.

44 NH 36, 189. 45 Sur les termes dans lesquels se posait naguère le

problème, cf. T. I, p. 10-12, avec la bibliographie; également p. 70, n. 303; 81 sq. et 123, n. 544.

46 / mosaici di Palestrina, Rome, 1956; pour un historique de la question et un rappel des diverses hypothèses en présence, p. 5 et 12 sq.; également G. Iacopi, // santuario della Fortuna Primigenia e il museo archeologico pre- nestino, p. 22-24. Depuis Marucchi, qui plaçait la mosaïque sous le règne d'Hadrien et, en outre, en faisait avec audace une œuvre contemporaine d'Élien de Préneste (qui vivait en réalité sous Septime Sévère; cf. T. I, p. 70, n. 303), E. Schmidt, Studien zum barberinischen Mosaik in Palestrina, Strasbourg, 1929, et M.E.Blake, The pavements of the Roman buildings of the Republic and early Empire, MAAR, VIII, 1930, p. 139-141, ont admis que sa

date pouvait osciller entre Sulla et le IIe ou le IIIe siècle. La datation tardive, des IIe-IIIe siècles, est acceptée par A. Rumpf, Malerei und Zeichnung der klassischen Antike, Munich, 1953, p. 193 (sous Septime Sévère, pour la mosaïque du Nil, cependant dissociée de la mosaïque des poissons qui, p. 167, reste assignée à l'époque sullanienne), et par H. von Heintze, Das Heiligtum der Fortuna Primigenia in Praneste, Gymnasium, LXIII, 1956, p. 536 sq. (sous Hadrien), tandis que G. Iacopi, loc. cit., considère qu'une datation précise restera toujours sujette à caution et inclinerait plutôt en faveur de l'époque augustéenne.

47 Fasolo-Gullini, p. 316. 48 // santuario della Fortuna Primigenia in Préneste e la

sua datazione, RAL, IX, 1954, p. 75 et 78. 49 // museo archeologico prenestino, p. 13 et 56, «princi

pio del I sec. a. C. ». 50 La mosaïque gréco-romaine (Colloques internatio

naux du C.N.R.S., 1963), Paris, 1965, p. 137-144 (notamment p. 140). Cf. encore M. Guarducci, Epigrafia greca, III, Rome, 1974, p. 443-445.

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226 FORTUNA-TYCHÉ

tion sullaniennes des deux mosaïques51, on tend maintenant à leur refuser l'appellation de lithostrota52 et toute relation avec le texte de Pline et la personne de Sulla. Critique négative qui laisse néanmoins entiers les deux autres problèmes : de quand date la mosaïque du Nil, ainsi que celle des poissons? (le fait qu'elle ne soit pas une offrande de Sulla n'exclut pas pour autant, comme le remarque Ph. Bruneau, qu'elle puisse remonter au Ier siècle); d'autre part, où se trouvait, dans le sanctuaire, le véritable lithostroton sullanien ainsi redéfini, et qu'on n'a pu identifier avec aucun des pavements connus dans le temple de Préneste?

Le second débat, plus vaste dans son objet, porte sur le problème, toujours disputé, de la datation de cet immense ensemble architectural. L'accent, toutefois, s'est déplacé du sanctuaire supérieur sur le sanctuaire inférieur qui, longtemps resté relativement à l'abri de la polémique, est à présent soumis aux évaluations les plus discordantes. Depuis l'abandon, dans les années 1950, de la chronologie traditionnelle, c'est-à-dire sullanienne, du sanctuaire supérieur, depuis les critiques opposées à la chronologie haute de F. Fasolo et

G. Gullini, au milieu du IIe siècle (vers 160- 150), et la nouvelle chronologie d'A. Degrassi, à la fin du IIe siècle (vers 110-100), qui s'est imposée à partir de 1970, l'écart tend à se réduire entre les divers systèmes en présence. A partir de la datation d'A. Degrassi, prise soit au sens strict, soit, plutôt, seulement comme un terminus ante quern, avec une chronologie légèrement plus basse de G. Gullini53, légèrement plus haute de F. Coarelli, qui oscille entre 130 et 10054, l'accord se fait peu à peu, dans les années 1980, sur une datation présul- lanienne du sanctuaire supérieur, dans la seconde moitié du IIe siècle.

En revanche, la controverse, liée à celle qui s'est rouverte sur le lithostroton, identifié ou non avec la mosaïque du Nil, s'est étendue à ce que nous persistons, pour notre part, à nommer le «sanctuaire inférieur». Éclipsé par le débat, beaucoup plus spectaculaire, mené depuis trente ans autour du sanctuaire supérieur, discrètement évoqué par A. De- grassi55, privé, maintenant, de l'argument qu'on tirait du texte de Pline en faveur d'une datation basse, le problème de la date du sanctuaire inférieur est entré dans une phase plus aiguë. La datation «sullanienne» tradi-

51 La datazione e l'inquadramento stilistico del santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina, ANRW, I, 4, Berlin, 1973, p. 752-760; et, maintenant, Terrazza, edificio, uso dello spazio. Note su architettura e società nel periodo medio e tardo repubblicano, dans Architecture et société de l'archaïsme grec à la fin de la République romaine, Paris- Rome, 1983, p. 119-189 (notamment p. 148, n. 56); et Ar

chitettura italica ed ellenismo alessandrino, dans Alessandria e il mondo ellenistico-r ornano. Studi A. Adriani, III, Rome, 1984, p. 527-592 (en particulier p. 591, η. 193).

52 Ph. Bruneau, Deux noms antiques de pavement : κα- τάκλυστον et λιθόστρωτον, BCH, XCI, 1967, p. 431-446; et Deliaca (II), BCH, Cil, 1978, p. 138 sq. Le débat porte sur la définition des lithostrota : mosaïques de cubes (opus tessellatum), selon les uns, ou plutôt marqueteries composées de petites plaques (crustae) de marbre découpées à la scie (opus secale), selon les autres. Cf. le commentaire développé d'A. Rouveret, Les Belles Lettres, 1981, au l

ivre XXXVI de Pline, § 184, n. 1, p. 234-237, et § 189, n. 1- 3, p. 242, qui conclut que les fouilles de Palestrina «ont plus compliqué le problème qu'elles ne l'ont éclairci».

53 Qui propose maintenant, Architecture et société, p. 172 et 189, et Studi Adriani, p. 586, le troisième quart du IIe siècle (et même sa première partie ou sa première décennie) et note, Architecture et société, p. 120, que le désaccord ne porte plus, aujourd'hui, que sur «des

cennies». 54 Lazio (Guide archeologiche Laterza, n°5), Rome-

Bari, 1982, p. 124-156. Les deux archéologues en sont d'accord (G. Gullini, ANRW, I, 4, p. 763 sq.; et Architecture et société, p. 120, n. 2; F. Coarelli, dans Hellenismus in Mittelitalien, Gottingen, 1976, II, p. 337-339) : les documents épigraphiques (dédicaces des collèges) sur lesquels se fonde la datation d'A. Degrassi proviennent d'un sanctuaire achevé et en plein état de fonctionnement. A cette datation s'accorde celle que M. G. Lauro, La statua della Fortuna a Palestrina, RAL, XXXIII, 1978, p. 199-213, assigne à la grande statue de marbre gris de Fortuna, reconnue comme la statue de culte de la tholos supérieure : le troisième quart du IIe siècle. Également, pour un état provisoire de la question, le Bulletin archéologique de G. Picard, REL, LVI, 1978, p. 429 sq.; l'importante mise au point de F. Zevi, // santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina : nuovi dati per la storia degli studi, Prospettiva, n° 16, 1979, p. 2-22; ainsi que A. Ley-R. Struss, Gegenarchitektur: das Heiligtum der Fortuna Primigenia als Symbol der politischen Selbstbehauptung Praenestes, He- phaistos, IV, 1982, p. 117-138.

55 Epigraphica IV, MAL, XIV, 1969-1970, p. 127 : «II materiale epigrafico non consente di trarre conclusioni sull'esistenza di due parti del santuario costituite in età diversa ».

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 227

tionnelle, celle de Marucchi, de Vaglieri, de Delbrück, avait été maintenue, et elle l'est toujours, par F. Fasolo et G. Gullini. Mais la tendance prévaut maintenant, dans la ligne de Degrassi, à ne plus séparer, chronologiquement, les deux moitiés du complexe prénestin. Ainsi F. Coarelli, dans sa récente présentation des fouilles de Préneste, où il remet radicalement en cause et la datation sullanienne de la partie inférieure et l'identification même des lieux, dont il propose une nouvelle lecture. L'ensemble inférieur serait exactement contemporain du sanctuaire supérieur, dans les dernières décennies du IIe siècle. De même pour la mosaïque du Nil qui, reconnue d'époque hellénistique, est elle aussi assignée à la fin du IIe siècle, selon une des datations les plus hautes qui en aient été proposées56. De surcroît, F. Coarelli rejette, comme F. Zevi, la notion même de «sanctuaire inférieur». Sans doute, depuis Vaglieri, la thèse profane, qui ne voyait dans les édifices contigus au forum de Préneste que des monuments civils, a-t-elle toujours gardé des partisans (P. Mingazzini, H. Kahler, P. Romanelli). F. Coarelli vient de donner à leur critique une nouvelle vigueur et, surtout, de dépasser les positions encore classiques qu'il soutenait naguère57. Si l'area sacrée reste définie comme une basilique, si le temple situé sous la cathédrale est attribué, peut-être, à Jupiter Imperator, les autres constructions sont interprétées dans une perspective égyptisante : la salle à abside serait, comme déjà l'auteur l'avait avancé, un Iseum; la grotte qui lui fait pendant à l'ouest pourrait être un Serapeum. Dans ces conditions, les lieux saints du culte de Fortuna,

nés dans le De diuinatione, sont repoussés vers le sanctuaire supérieur, notamment sur la terrasse des hémicycles (où, selon l'hypothèse de P. Mingazzini, se serait trouvé le locus saeptus religiose, identifié avec le puits, surmonté d'une petite tholos, de l'hémicycle est).

Les thèses soutenues par F. Coarelli ne sont pas à l'abri de la critique. A ces novations, G. Gullini, dans les deux articles parallèles que nous avons déjà cités, a opposé une double réplique où il défend des positions conservatrices, en ce qui concerne aussi bien la chronologie que l'identification des lieux dont, non content d'en donner une description synchronique, il retrace ainsi l'histoire continue. Une première phase dans l'organisation architecturale du centre de la cité, autour de la grotte (avec sa façade de tuf) et du temple sous la cathédrale (dans lequel l'auteur reconnaît, comme nous n'en avons jamais douté, un temple de Fortuna), remonte aux IVe-IIIe siècles; tous les archéologues, au reste, en sont d'accord. D'époque médio-répu- blicaine serait encore un second lieu de culte, symétrique, à l'est (la future salle à abside). C'est à la fin du IIIe siècle que commença la période d'intense activité édilitaire qui devait occuper «au moins trois générations d'architectes» et, avec l'aménagement successif des terrasses58, remodeler entièrement l'espace urbain. Après la construction du sanctuaire supérieur, dans le troisième quart du IIe siècle, le complexe inférieur fut, à l'époque sullanienne, l'objet d'une radicale restructuration : les lieux saints originels, illustrés par le mythe fondateur du culte de Fortuna, et déjà

56 De même F. Zevi, art. cité, p. 17, n. 41. A. Stein- meyer-Schareika, Das Nilmosaik von Palestrina und eine ptolemaische Expedition nach Äthiopien, Bonn, 1978, croit pouvoir remonter jusqu'au plein IIIe siècle l'original pictural de l'œuvre, et sa transposition dans la mosaïque de Palestrina aux IIIe-IIe siècles av. J.-C. Mais H. Riemann, qui consacre une série d'études à Palestrina («Iupiter Im

perator»; Zum Deckelbild der hochrechteckigen praenesti- ner Ciste des Museo di Villa Giulia, dans M DA I (R), XC, 1983, p. 233-338; XCI, 1984, p. 389-398), et que nous r

emercions pour son amabilité, lors des fructueux échanges que nous poursuivons sur ces questions, rattache maintenant à Antoine - dont la ville suivit le parti durant la guerre civile - et à sa propagande la mosaïque du Nil

(Zur Sudmauer der Oberstadt von Praeneste, MDAI (R), XCII, 1985, p. 151-168, en particulier p. 152, η. 12), retrouvant ainsi la datation de l'époque triumvirale ou au- gustéenne dont il a déjà été fait état.

57 Hellenismus in Mittelitalien, loc. cit. ; et Studi su Praeneste, Pérouse, 1978, p. VI sq., où l'auteur hésite pour l'édifice sous la cathédrale : Capitole ou curie? et où n'apparaît pas encore la thèse du Serapeum.

58 Dont la nouvelle orientation s'imposa, au IIe siècle, au «quadrilatère» de la ville basse, étudié (depuis sa première urbanisation, fin IVe-début IIIe siècle, jusqu'à la colonie sullanienne) par L. Quinci, L'impianto urbanistico della città bassa di Palestrina, MDAI (R), LXXXVII, 1980, p. 171-214.

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aménagés en grottes, plus ou moins artificiellement complétées, furent transformés par la construction de la salle à abside, reliés par l'area sacrée, et embellis des mosaïques dédiées par Sulla. G. Gullini maintient intégralement, on le voit, la conception d'un «sanctuaire inférieur», qu'il amplifie même au point de privilégier la vision organique d'un ensemble « città-santuario ».

Nous n'ajouterons guère à sa discussion archéologique, qui se situe sur un terrain encore trop mouvant pour que, dans le premier quart du Ier siècle? ou plutôt, comme y inclinent maintenant la majorité des archéologues, vers le dernier quart du IIe siècle59? pour ne point revenir sur la mosaïque du Nil, de datation toujours aussi controversée, on puisse proposer une solution solide, qui tienne compte de toutes les données en présence. L'essentiel - même si, dans le détail, la définition que G. Gullini donne des deux édifices, salle à abside et temple sous S. Agapito, diffère de la nôtre - nous paraît être, après les négations de F. Coarelli, la réhabilitation de la notion même de «sanctuaire inférieur» -

sanctuaire de Fortuna Primigenia, il s'entend -, à laquelle adhère tout aussi complètement H. Riemann. F. Coarelli soustrait le «sanctuaire inférieur» en son entier à l'influence de Fortuna pour le réduire à l'état laïque (la «basilique») ou le faire passer sous l'emprise d'autres divinités, Jupiter Imperator? ou, plus grave, Isis et, accessoirement, Sérapis. Comment expliquer, alors, le nombre élevé de dédicaces à Fortuna Primigenia qui furent retrouvées dans cette zone et, en particulier, dans l'area sacrée, véritable pronaus aedis beaucoup plus que basilique civile? L'objection, déjà plusieurs fois présentée, nous paraît irrécusable : c'est l'une des plus fortes qu'on puisse opposer à la thèse profane (ou, maintenant, égyptisante), car elle repose sur les faits, et non sur des évaluations toujours plus ou moins entachées de subjectivité60. Refuser d'admettre que Fortuna soit chez elle, dans cette partie de la ville où furent découvertes tant d'inscriptions à elle consacrées, c'est fermer volontairement les yeux sur une des réalités les moins contestables du culte prénes- tin61.

59 Outre F. Coarelli, cf. P. Gros, Architecture et société à Rome et en Italie centro-méridionale aux deux derniers siècles de la République, coll. Latomus, 156, Bruxelles, 1978, p. 50-53, qui adopte la datation de Degrassi. De même H. Lauter, Bemerkungen zur spathellenistischen Baukunst in Mittelitalien, JDAI, XCIV, 1979, p. 390-459, tient les deux ensembles, inférieur et supérieur, pour sensiblement contemporains (p. 394 et 453: «ungefähr im dritten Viertel» pour l'un, dernier quart du IIe siècle pour l'autre).

60 Déjà, en ce sens, T. I, p. 16 et n. 58. R. Turcan, acquis sans réserve aux négations de F. Coarelli, n'a pas tenu compte de ces données (REL, LXI, 1983, p. 426-430). Conclure, comme d'une solution définitive, qu'«il est clair désormais pour les archéologues qu'il n'y a pas de «sanctuaire inférieur», c'est faire trop vite abstraction des dédicaces à Fortuna Primigenia trouvées aux abords du forum, et accepter pour vérité démontrée ce qui n'est qu'un système d'hypothèses parmi d'autres. En fait, le débat, comme tout ce qui touche au sanctuaire de Pré- neste, est loin d'être clos.

61 F. Zevi, lui aussi adepte de la thèse civile, n'a pas, contrairement à ses devanciers, éludé le problème, et il reconnaît la force de l'objection qu'il est le seul à avoir véritablement prise en compte en refaisant, après Vaglie- ri, le relevé des inscriptions à Fortuna provenant du centre de la cité. A l'argument qu'on veut en tirer, il oppose, art. cité, p. 12-14, une réfutation en deux temps: la

part des inscriptions n'ont pas été trouvées en place; celles qui l'ont été ne sont pas déterminantes. A quoi nous répondrons, à notre tour: sans doute Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 239 et 270 sq., η. 124-127, a-t-il allégué que les inscriptions connues de longue date ont pu être rassemblées dès la Renaissance, si ce n'est le Moyen Age, dans l'area sacrée (Γ« atrium» ou la «canonica» des anciens recueils épigraphiques). Dans ce cas, effectivement, la rigueur scientifique impose de n'en pas tenir compte. Mais F. Zevi lui-même juge l'explication trop simple. Ces nombreuses dédicaces, d'époque impériale, n'auraient- elles pas été placées au centre historique de la cité, comme par un remploi de ses édifices civils qui, remplacés par ceux du nouveau forum de la ville basse, n'avaient plus leur utilité? La solution est subtile - trop subtile pour convaincre -, et la thèse ondoyante, qui hésite entre le regroupement des offrandes dans les anciens bâtiments du forum - l'area sacrée, convertie en une sorte de musée lapidaire, ou de hall d'exposition votive? - et l'annexion à Fortuna de tous les espaces libres de la ville, rues, place, lieux de passage, pour recevoir les ex-voto à elle consacrés. A quoi bon, dira-t-on, faire de toute la ville une sorte d'extension du sanctuaire supérieur où se serait déversé le trop-plein des dédicaces à Fortuna Primigenia? les rampes, les portiques, les terrasses de ce dernier ne leur offraient-ils pas tout l'espace nécessaire? Quel sort fera-t-on, par ailleurs, aux neuf dédicaces à Fortuna (ainsi qu'au petit ex-voto d'ivoire) trouvées lors des fouil-

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Si l'on s'interroge, maintenant, sur la validité de la thèse isiaque, sans doute la ville n'est-elle restée en dehors ni de la mode égyp- tisante, ni de la diffusion des cultes orientaux, du syncrétisme et de leurs novations. Pourtant, on ne saurait mettre sur le même plan les inscriptions votives - toutes en faveur de Fortuna Primigenia, nous venons de le rappeler - et les éléments du décor urbain que sont les deux obélisques, élevés devant la salle à abside, sur le forum de Préneste, où ils avoisi- naient une fontaine monumentale. On croira volontiers, comme le veut Marucchi, qu'ils avaient été consacrés à Fortuna. Mais il est

pour le moins imprudent d'utiliser deux obélisques érigés au Ier siècle ap. J.-C.62 au profit d'un culte isiaque censé remonter à l'époque républicaine. L'argument vaut pour un temps où la religion d'Isis triomphait en Italie et où l'assimilation était faite entre les deux déesses. Il ne prouve rien quant à la nature de la salle à abside, au moment de sa construction. Quant aux «dédicaces» qu'on allègue à Isity- ché, elles se réduisent, à notre connaissance, à une seule. Encore ne s'agit-il pas d'une «dédicace» à la déesse alexandrine, mais bien à Fortuna Primigenia, ce qui va exactement à l'encontre de ce qu'on voulait démontrer63. Le

les scientifiques de 1907, trois sur la place, six dans le puits situé sous la salle à abside (et considéré comme une fa vissa)? Enfin, quelques inscriptions trouvées en place, au siècle dernier, ne seraient pas probantes, au jugement de F. Zevi, car, par malchance, elles n'appartiennent pas au « sanctuaire inférieur » (pris au sens strict), c'est-à-dire qu'elles n'ont été trouvées ni dans l'area sacrée, ni dans la salle à abside. Il s'agit de trois inscriptions d'époque impériale, découvertes en 1855 dans la Via Anicia, la rue qui débouche à l'est sur la Piazza Regina Margherita, et dont le* tracé suit celui de la rue antique: CIL XIV 2864, dédicace Fortunae Primigeniae du manceps aedis (cf. T. I, p. 72) ; 2867, base de Sariolenus, qui mentionne le pro- naus aedis et dédie à Fortuna Primigenia une statue de Minerve cum ara (cf. T. I, p. 11, n. 38, et infra, n. 63); 2903, double dédicace Veneri Genetrici, mais aussi For- tun[aé] R[educi?]. Qu'en conclure? Assurément, ne provenant ni de la salle à abside, ni de l'area sacrée, elles ne permettent pas d'identifier de façon sûre ces deux édifices. Elles apportent cependant mieux qu'une probabilité : une certitude - celle que les abords de l'ancien forum (celui de la ville républicaine) étaient des lieux propices à l'offrande de dédicaces à Fortuna. Et ces inscriptions, connues de plus ou moins longue date, ne sont pas au nombre d'une ou deux, mais forment tout un ensemble dont Marucchi déjà soulignait l'importance statistique. Jamais, dans notre esprit, le terme de «sanctuaire inférieur», appliqué au forum de Préneste et à ses abords, n'a eu une signification exclusive : comme le Forum romain, comme tous les forums italiques, celui de Préneste juxtaposait édifices profanes {Yaerarium) et édifices sacrés, ces derniers consacrés à une même divinité, la déesse majeure, tutélaire, de la cité. Sous l'Empire, les dédicaces que nous évoquons lui furent offertes dans l'antique sanctuaire inférieur, resté un des lieux privilégiés du culte de la Primigenia. Sans doute ne furent-elles pas placées dans Vaedes même, mais elles ne devaient pas en être loin, en particulier la base de Sariolenus, la statue de Minerve qu'elle supportait et l'autel qui l'accompagnait. La solution paraît moins forcée, qui fait de cette zone, par vocation originelle, le «sanctuaire inférieur» de

tuna, plutôt que d'attribuer à ses édifices ou à ses lieux profanes une reconversion tardive à des fins religieuses.

On y ajoutera l'inscription publiée par A. Degrassi, Epi- graphica IV, MAL, XIV, 1969-1970, p. 127-129 (A Ep. 1982, 147). Trouvée dans la rue à gauche de la cathédrale, et datable de la première moitié du IIe siècle, si ce n'est de la fin du IIIe, elle mentionne une corniche et un fronton en travertin, [uo]rticem, lapidid / [. . . sugrun]dam de- drunt / [Fo\rtunai, offerts à Fortuna Primigenia pour un édifice que G. Gullini, Architecture et société, p. 143 sq., et Studi Adriani, p. 544 sq., croit être le temple lui-même, à tout le moins, selon A. Degrassi, une construction annexe au temple sous la cathédrale, dont l'appartenance à Fortuna se trouve ainsi confirmée. Persistera-t-on, dans ces conditions, à reconnaître dans l'area sacrée et la salle à abside des lieux saints de Fortuna Primigenia? Si l'on

. confronte les données quantitatives (le nombre élevé d'inscriptions à Fortuna trouvées, à toute époque, dans le «sanctuaire inférieur») et qualitatives, inscriptions trouvées en place, les unes, qui sont des ex-voto à la déesse, les autres, qui se réfèrent à des édifices du sanctuaire {CIL XIV 2867) ou à l'architecture du temple sous la cathédrale, toutes inscriptions où le nom de Fortuna revient avec une insistance quasi obsessionnelle, on conviendra que l'ensemble constitue, en faveur de l'interprétation que nous défendons, un faisceau très fort de probabilités convergentes.

62 O. Marucchi, Nuovi studi sul tempio della Fortuna in Préneste e sopra i suoi musaici, BCAR, XXXII, 1904, p. 252-257 ; Di alcuni frammenti dell'obelisco di piazza Na- vona, ora nel museo egizio vaticano, BCAR, XLV, 1917, p. 104-106; Guida, p. 69; M. Malaise, Inventaire préliminaire des documents égyptiens découverts en Italie, Leyde, 1972, p. 96 sq., n° 5. Les fragments en sont conservés à Palestrina, Naples et Munich; tous deux furent érigés sous le règne de Claude (Autokrator Sebastos Claudius) par un T. Sextius Africanus, qui peut être le consul de 59.

"CIL XIV 2867 (base de Sariolenus): ut in pronao aedis statuant. . . Isityches. . . ita et hanc Mineruam Fortunae Primigeniae dono dédit cum ara.

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Serapeum de Préneste, enfin, s'il existe bien, ne nous est connu que par une unique inscription : il ne fut dédié qu'en 157 ap. J.-C, et il devait se trouver non au centre historique de la ville, mais dans sa partie haute64. Les cultes orientaux eurent indéniablement leurs adeptes dans la Préneste de l'époque impériale; mais jamais ils n'y furent assez puissants pour recouvrir le culte ancestral de la Primigenia, seule maîtresse du double sanctuaire, tant inférieur que supérieur. Dans ces conditions, rien ne justifie qu'on retire à Fortuna Primigenia la possession des édifices du centre de la cité : même s'ils sont encore loin d'avoir livré tous leurs mystères, ils y font partie intégrante de son domaine sacré, et il convient de leur restituer le nom de «sanctuaire inférieur», dont on n'eût jamais dû les dépouiller.

Une fois retracé ce cadre historique, quelle fut la part réelle de Sulla dans l'embellissement de la Préneste du Ier siècle? Compte tenu de l'incertitude qui pèse encore sur la chronologie du sanctuaire inférieur, il est délicat de le préciser. On peut du moins tenter de cerner le problème. Car son rôle se réduit de plus en plus, au fil des ans. Il fut inexistant, on n'en doute plus maintenant, dans les immenses travaux du sanctuaire supérieur qui, réalisés bien avant lui, s'inscrivent dans un plan d'ensemble auquel il reste étranger. Il est, de toute façon, mineur dans ceux du sanctuaire inférieur, si considérables que soient les changements intervenus dans la physionomie de la cité, après le siège que les

Marianistes y soutinrent en 82. Même si, comme on en convient aujourd'hui, la ville, alors, ne fut pas détruite, elle n'en fut pas moins mise à sac, et ses maisons, ses édifices publics, jusqu'à ses temples, endommagés. L'inscription gravée sur l'esplanade de la Cortina en offre la preuve : le sanctuaire supérieur lui-même, avec les ex-voto qui peuplaient ses terrasses, ne fut pas épargné par les horreurs de la guerre. La paix revenue, les magistrats de la nouvelle colonie durent y procéder à la «remise en place» des statues, signa res- titiuere)65, ainsi, sans nul doute, qu'à d'indispensables travaux de réfection dans tout le reste de la cité. L'autre grande transformation, à la fois politique et édilitaire, fut la déduction d'une colonie de vétérans sulla- niens, installée dans le «quadrilatère» de la ville basse qui reçut alors une nouvelle orientation. Ordonnée par Sulla, l'implantation de la nouvelle colonie fut par lui confiée à l'un de ses proches, M. Terentius Varrò Lucullus. Ce dernier a laissé son nom sur un fragment d'inscription du «sanctuaire inférieur»66, qu'on peut mettre en rapport soit avec la reconstruction d'un de ses monuments (F. Coa- relli), soit même avec sa construction (G. Gulli- ni), selon la datation, présullanienne ou sulla- nienne, qu'on assigne aux édifices du centre de la cité.

Tels sont les faits. Ensuite, on tombe dans le domaine de la conjecture ou de l'interprétation. Il convient, à cet égard, de distinguer entre deux ordres de réalités. D'une part, les obligations religieuses qui, dans le cadre d'un

64 CIL XIV 2901 ; cf. Marucchi, Guida, p. 89. "CIL Ρ 1462; XIV 2970; Degrassi, ILLRP, n°657; et

Epigraphica IV, MAL, XIV, 1969-1970, p. 117, n° 3. Cf. Fasolo-Gullini, p. 269-271 et fig. 357; A. Degrassi, Nuova lettura di un'epigrafe del santuario prenestino della Fortuna, Arch. Class., VII, 1955, p. 195-198. L'inscription, très mutilée, et qui ne peut être que partiellement restituée, surmonte les deux grandes arcades (celle de droite, pour la partie la mieux conservée), occupées par des fontaines (F. Coarelli, Lazio, p. 145; G. Gullini, Architecture et société, p. 171 et n. 90), qui, au point de départ des portiques et de part et d'autre de l'escalier central, ferment l'esplanade de la Cortina, juste sous les deux extrémités de l'hémicycle terminal (cf. T. I, Pi. IV, 2-3). G. Gullini, en particulier, a dissipé la légende moderne de la destruction de Préneste par Sulla. Sur l'étendue des dommages que subit la ville en 82, cf. Fasolo-Gullini, p. 301 sq.;

A. Degrassi, MAL, XIV, 1969-1970, p. 127; G. Gullini, ANRW, 1, 4, p. 761 sq. : aucune source antique n'indique qu'elle ait été détruite; pillée par les troupes sullaniennes et victime de terribles représailles, assurément, mais l'essentiel de ses habitations et de ses monuments dut subsister après le siège (sur ses aspects militaires, également R. G. Lewis, A problem in the siege of Praeneste, 82 B.C., PBSR, XXXIX, 1971, p. 32-39).

66 CIL Ρ 742; Degrassi, ILLRP, n°369a; et MAL, XIV, 1969-1970, p. 119, n° 13 : [Var]ro Lucul[lus] (sur un fragment de corniche que G. Gullini, Architecture et société, p. 149, n. 57, et Studi Adriani, p. 570 et 591, assigne à l'intérieur de l'area sacrée). Sur les relations des Luculli - notre personnage et son frère L. Licinius - avec Préneste, F. Coarelli, Architettura sacra e architettura privata nella tarda Repubblica, dans le même volume, Architecture et société, p. 200-206.

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culte d'État, incombent au pouvoir civil et dont Sulla s'acquitta en reconstruisant le Capitole qui, victime plus spectaculaire encore que Préneste de la guerre civile, avait péri dans l'incendie de 83 67 et dont il ne se consolait pas de n'avoir pu faire la dédicace68 : non certes qu'il eût mis Jupiter au nombre de ses divinités tutélaires, mais si grand était le prestige qui s'attachait à la dédicace du temple, honneur qui avait échappé aux Tarquins pour échoir au consul Horatius Pulvillus69 et qui, aux yeux de Sulla Felix, eût représenté une sacralisation nouvelle de son pouvoir absolu. D'autre part, les actes de dévotion personnelle de Sulla, c'est-à-dire les temples qu'il dédia ou construisit en son nom propre à ses divinités de prédilection, celles dont il revendiquait le patronage et dont il se proclamait le fidèle : ainsi le temple de Vénus Felix, situé près des futurs jardins de Salluste, et qui était probablement une fondation sullanienne70; et au moins un, peut-être deux temples d'Hercule à qui, selon l'usage des généraux vainqueurs, il avait consacré la dîme de son butin71, celui d'Hercule Cusîos qu'il fit restaurer près du Cirque Flaminius72, et un temple nouveau, ou du moins une statue du dieu, qu'il érigea sur l'Esquilin et qui, au IVe siècle, portait encore le nom révélateur d'Hercules Sullanus73.

A Préneste, la reconstruction du sanctuaire inférieur, quelle qu'en ait été l'étendue, relève manifestement du premier cas. Restructuration totale du centre de la ville, si l'on en

croit G. Gullini, avec l'édification de l'area sacrée et du temple à abside, ou plutôt seulement, selon F. Coarelli, réfection partielle des édifices endommagés lors du siège de 82 : il s'agit, dans l'une et l'autre hypothèse, de travaux exécutés sous, mais non par Sulla, plus comparables à la reconstruction du Capitole romain qu'aux hommages personnels rendus par lui à ses divinités d'élection, Vénus et Hercule; travaux accomplis par personne interposée et qui, à Préneste, furent mis au nom de Varron Lucullus, comme ils le seront à Rome, dans l'inscription du Capitole, sous celui de Catulus74. Le nom de Sulla, quant à lui, n'a, jusqu'à ce jour, laissé aucune trace dans l'épigraphie prénestine75. Aucune source littéraire ne mentionne qu'il éleva aussi un temple à Fortuna Primigenia : si tel avait été le cas, Pline n'aurait-il pas indiqué au passage que, non seulement le lithostroton, mais aussi l'édifice dans lequel il était placé constituaient l'hommage de Sulla à la déesse de Préneste? Il sera sage de s'en tenir à ces conclusions, si modestes qu'elles paraissent : loin des querelles de datation, sullanienne ou présullanien- ne, loin de l'expression souvent trompeuse d'« architecture sullanienne», la seule trace sûre de l'attention personnelle portée par Sulla à la déesse de Préneste fut la dédicace du lithostroton - qu'on persiste ou non à l'identifier avec la mosaïque du Nil -, et rien de plus76. Manifestation individuelle de la religiosité sullanienne, sans doute, mais combien

67 Le 6 juillet, catastrophe dont la cause exacte demeura d'ailleurs inconnue; cf. Plut. Suit. 27, 12-13; App. BC 1, 86; etc. Ainsi que Platner-Ashby, s.v. Iuppiter Optimus Maximus Capitolinus, p. 299; et G. Bloch-J. Carcopino, Des Gracques à Sulla, p. 448.

68 Plin. NH 7, 138; cf. Tac. hist. 3, 72, 3. 69 Liv. 2, 8, 6-8. 70 II n'est connu que par quelques inscriptions, CIL VI

781 = 30831; 782; 8710 (au point qu'on a mis en doute qu'il ait été réellement construit par Sulla; en dernier lieu, A. Keaveney, Sulla and the gods, p. 60, η. 75). Cf. Platner-Ashby, s.v., p. 552; G. Bloch-J. Carcopino, Des Gracques à Sulla, p. 482; R. Schilling, op. cit., p. 283.

71 Plut. Sull. 35, 1. Sur l'offrande de la dîme et le banquet public (polluctum) qui l'accompagne, J. Bayet, Les origines de l'Hercule romain, p. 326-329.

72 Ovid. fast. 6, 212. Cf. Platner-Ashby, s.v., p. 252. 73 Curios, et Not. Reg. V. Cf. Platner-Ashby, s.v.,

p. 256.

74 Cf., de même, l'inscription du Tabularium, CIL I2 736-737; VI 1313-1314 = 31597; Degrassi, ILLRP, n°367- 368.

75 Quel crédit faut-il accorder à l'hypothèse de Maruc- chi, NSA, 1903, p. 63 sq., et BCAR, XXXII, 1904, p. 247 sq., qui, sur la dédicace très mutilée d'un collège, restitue [dittatori sal(u)t[em] (CIL I2 1456; Degrassi, MAL, XIV, 1969-1970, p. 123, n°38), et pense qu'il s'agit d'une of

frande «per la salute di un dittatore» qui pourrait être Sulla?

76 Nous rejoignons ici les conclusions de A. Keaveney, Sulla, the last republican, p. 190 sq., sur l'œuvre de bâtisseur de Sulla : «his building programme may be justifiably described as modest» - plus modeste encore qu'il ne le fut en réalité, puisque aucune mention n'y est faite du Tabularium. Pour une appréciation plus équitable, P. Gros, Architecture et société à Rome et en Italie centro- méridionale, p. 60 sq.

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limitée par rapport aux déductions emphatiques qu'on prétendait en tirer. C'est que l'être d'exception qui «conférait à ses actes un caractère divin en les attribuant à la Fortune», selon l'expression ambiguë de Plutarque, avait choisi de placer son «bonheur» inouï sous le vocable de la félicitas, non de la fortuna, et de le rapporter à l'inspiration d'une déesse qui n'était ni Fortuna - fût-elle l'omnipotente Primigenia -, ni même Félicitas, mais bien la Vénus Felix qu'il s'était donnée pour patronne77. Reste, néanmoins, que la réhabilitation de l'ancienne cité, que la construction de la nouvelle colonie ne se sont pas faites sans l'aveu de Sulla, vainqueur sanguinaire de la Prèneste marianiste, et qu'il contribua pour sa part à l'ornement du sanctuaire en lui offrant le lithostroton, don d'autant plus magnifique que ce type de pavement, inconnu jusque-là de l'art italique, était dans toute la splendeur de sa nouveauté.

Quelle était donc la signification de ce présent? C'était, de toute évidence, un acte de piété, un hommage rendu à Fortuna et, plus précisément, une action de grâces pour sa victoire. Mais cette piété est toute sullanien- ne : elle ressemble fort à celle qu'il témoignait à l'Apollon de Delphes, dont la statuette ne le quittait jamais dans les combats, mais dont il avait pillé les trésors sans le moindre scrupule. Non content de dépouiller les sanctuaires d'Épidaure et d'Olympie, il envoya l'un de ses amis, le Phocidien Caphis, faire main basse sur les richesses de Delphes. Caphis, n'osant accomplir sa mission, en pleura de désespoir devant les Amphictyons et il écrivit à Sulla, pour le détourner de ce vol sacrilège, qu'on avait entendu la cithare du dieu résonner

dans le temple. Peine perdue : Sulla lui répondit que la musique est signe de joie, non de colère, et qu'il fallait enlever hardiment les trésors qu'Apollon lui offrait avec une si évidente satisfaction78. Après la reddition de Prèneste où il massacra douze mille hommes79, Sulla, qui avait pillé la ville de Fortuna Primigenia, endommagé son temple et fait couler à flots le sang de ses habitants, avait beaucoup à se faire pardonner : d'où le lithostroton que, pénétré de superstition comme il l'était, il dédia à Fortuna en offrande expiatoire, pour apaiser son courroux. Mais il était homme aussi, avec l'ironie impudente que lui permettait sa félicitas, à lui rendre grâces de lui avoir livré la ville confiée à sa protection surnaturelle. Adorateur superstitieux des dieux qu'il faisait servir à ses desseins personnels, profanateur insolent de leurs sanctuaires quand ses intérêts étaient enjeu80, Sulla a pu, après l'affaire sanglante du siège de Prèneste et les horribles massacres de 82, dédier en son nom personnel une mosaïque à Fortuna Primigenia : cette offrande ne témoigne guère que d'une dévotion occasionnelle et d'une piété de circonstance. Qu'il ait été, comme on le croyait naguère, le fondateur du temple tout entier, ou seulement, en fait, le donateur d'une luxueuse œuvre d'art, l'interprétation psychologique et religieuse de son geste ne change guère : cette reconnaissance éphémère n'a ni la constance d'une religiosité authentique, ni la ferveur d'un attachement sacré. Dans l'histoire religieuse de Sulla, l'hommage à Fortuna Primigenia ne compte que comme un épisode81. Cet acte de réparation82, après les dommages causés à la déesse, à son sanctuaire et à ses fidèles, a valeur plus apotropaï-

77 R. Schilling, op. cit., p. 278. 78 Plut. Sull. 12, 5-8. 79 Sulla se rendit en personne dans la ville pour y pro

céder aux représailles. Puis, comme les jugements individuels prenaient trop de temps, il ordonna l'exécution sommaire des douze mille prisonniers (Plut. Sull. 32, 1-2; praec. ger. reip. 19, 816 a; Liv. per. 88; Val. Max. 9, 2, 1; App. BC 1, 94).

80 Cf. le juste commentaire de J. Carcopino, Sylla, p. 87 : «Le respect des dieux était chez lui intermittent et factice. Lorsqu'il aurait pu en être gêné dans ses plans, il le secouait d'un haussement d'épaules».

81 Aussi, au «culte ostentatoire» prôné par J.

no (supra, p. 218, n. 12), préférons-nous la formule, plus exacte dans sa modération, de F. Altheim : «Sylla déjà avait eu une pensée spéciale pour la Fortune de Prèneste» (La religion romaine antique, trad, fr., Paris, 1955, p. 217).

82 Analogue à celui qu'il accomplit à l'égard d'Apollon Pythien et de Zeus Olympien, ainsi que d'Asclepios : après avoir spolié leurs sanctuaires, il enleva aux Thé- bains, qui avaient pris le parti de Mithridate, la moitié de leur territoire, il la consacra aux dieux et ordonna que l'argent qu'il leur avait pris leur fût rendu sur les revenus de ces terres (Plut. Sull. 19, 12, qui omet Asclepios; App. Mithr. 54 ; Paus. 9, 7, 4-6).

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que que spirituelle : il ne se situe pas, dans l'âme de Sulla, au même niveau religieux que l'attachement mystique qu'il vouait à sa déesse de prédilection, à l'insurpassable Vénus Felix83.

Si l'on se refuse à solliciter les textes et la chronologie, et à faire dire à la biographie de Plutarque et aux passages qu'il traduit des Mémoires de Sulla, d'une part, aux fouilles des sanctuaires prénestins, d'autre part, plus qu'ils ne disent d'eux-mêmes, les rapports religieux du dictateur à la déesse Fortuna apparaissent singulièrement superficiels et ténus84. S'il lui est arrivé, comme tout Romain de son temps, d'employer le vocabulaire de la fortuna (τύχη chez Plutarque) pour évoquer la cause de ses succès, ce n'est que dans le cadre stéréotypé d'une formule fixée par l'usage. Mais on ne saurait aller au delà. Sulla n'a pas eu la religion de la Fortune. Il n'a pas fait à la déesse de Préneste l'offrande somptueuse du sanctuaire supérieur dans sa totalité, et qu'il lui ait élevé, au titre de sa reconnaissance personnelle, son temple à abside au centre de la cité n'est plus une hypothèse qu'on puisse justifier aujourd'hui. Il ne rapportait pas toutes ses actions à la protection de Fortuna, comme on l'a cru trop souvent, et il ne se proclamait même pas le détenteur d'une fortuna exceptionnelle, qui eût répondu dans l'ordre politique à ce que la fortuna Hectoris révélée par Ennius avait été dans l'univers poétique. Le seul don incontestable auquel son nom reste attaché et qu'on puisse imputer, non aux devoirs cultuels de l'homme d'État, mais au libre choix de l'homme privé, est le

sent insolite et rarissime que fut en son temps le lithostroton, marque d'une piété cynique qui confinait au sacrilège. Il attribuait aux dieux son bonheur, mais il le nommait félicitas, et non fortuna, lui imprimant sa marque individuelle et se gardant de le confondre avec la banale «chance» ou «fortune» des autres hommes. Enfin il croyait, avec une intensité de plus en plus exclusive sur la fin de sa vie, que ce bonheur lui était dispensé par sa protectrice d'élection, qui était Vénus, et non Fortuna. Faire de Sulla un dévot de la déesse de Préneste ou de la Fortuna-Tyché commune au monde hellénistique et romain est donc une illusion, pour ne pas dire un contresens.

Reste ce paradoxe que nous voudrions maintenant tenter d'expliquer : pourquoi Sulla, qui trouvait dans la religion romaine une Fortuna dont le culte était constitué de longue date, qui avait ses lettres de noblesse et dont il eût pu aisément revendiquer les faveurs, l'a-t-il dédaignée pour créer une Vénus Felix? Sulla, sans en prendre le titre, s'était arrogé les signes extérieurs de la royauté et il avait ressuscité à son profit l'escorte de vingt- quatre licteurs qui, selon la tradition, précédait les anciens rois de Rome85. Servius, le plus populaire d'entre eux, avait eu sa Fortune royale. Sulla eût pu, lui aussi, se donner la sienne. Depuis la retraite légendaire de Corio- lan, Fortuna dispensait la victoire aux légions romaines. Les généraux du IIe siècle, Fulvius Flaccus en 180 et, à l'époque contemporaine, à peine vingt ans plus tôt, Catulus, dont on sait les attaches avec Sulla86, lui avaient encore élevé des temples pour lui rendre grâces de

83 Que cette donation, quelle qu'en fût l'importance, ait été un geste de pure opportunité, et non une constante de la vie de Sulla, nous croyons l'avoir suffisamment montré. Quant à l'hypothèse d'une conversion tardive à la déesse de Préneste, un seul fait suffit à l'écarter : c'est après la mort de Marius le Jeune (Vell. 2, 27, 5; auct. de uir. ill. 75, 9), au moment même où lui parvenait la nouvelle que Préneste avait capitulé, que Sulla prit officiellement et définitivement le surnom de Felix, repoussant ainsi l'ultime possibilité qui lui était offerte de rattacher ses succès à la protection de Fortuna. De fait, le tableau que trace Lucain, 2, 193-195, de la prise de la ville,

uidit Fortuna colonos Praenestina suos cunctos simul ense recepto unius populum pereuntem tempore mortis,

n'offre qu'une vision d'horreur, sans la moindre trace de dévotion.

84 Cf., sur l'ensemble du problème, le jugement de R. Schilling, op. cit., p. 278 sq., auquel nous souscrivons entièrement: s'« il n'a pas ignoré les possibilités offertes par le patronage de Fortuna·», dont il restaura le sanctuaire, du moins Sulla «n'a pas songé à imputer sa propre fortune à la Fortune de Préneste»; et, dans le même sens, les conclusions négatives de H. Ericsson, art. cité, p. 84, puis H. Erkell, op. cit., p. 72-79, sur «Sulla Günstling der Fortuna?».

85 Liv. per. 89; App. BC, 1, 100. Cf. J. Carcopino, Sylla, p. 79 sq.

86 Plut. Sull. 4, 3-5. C'est dans l'armée de Catulus qu'il prit part à la bataille de Verceil (Plut. Mar. 26, 6-7; cf. supra, p. 165 sq.).

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234 FORTUNA-TYCHÉ

leurs succès. Sitôt après Sulla, Fortuna réapparaîtra : Cicéron célébrera la fortune de Pompée; César, assurant lui-même sa propagande, fera, dit-on, parade de sa fortune et, ce qui est plus sûr, nommera maintes fois la déesse dans ses Commentaires. Sous l'Empire, Rome et les provinces vénéreront la Fortune du prince. Comment donc expliquer l'indifférence, peut-être même la défiance de Sulla à l'égard de la Fortune? Les raisons en sont complexes : elles tiennent à la fois à la situation de Fortuna, déesse et notion de plus en plus abstraite, au début du Ier siècle, et à la psychologie religieuse de Sulla lui-même.

Ce n'est que progressivement que Sulla a composé son propre personnage et forgé la légende de son invincible bonheur. Il ne s'est donné Vénus Felix pour protectrice qu'après s'être arrogé une félicitas particulière, qu'il a d'abord conçue comme un don des dieux en général, avant de la rattacher à la faveur de la seule Vénus. Quand Sulla, de son propre chef, s'attribua cette vertu de félicitas, que devait par la suite consacrer le surnom de Felix, il était encore libre de se donner la protection divine de son choix et de concevoir son «bonheur» selon sa conviction intime. Il nous faut donc remonter assez haut dans sa carrière pour justifier moins le choix qu'il fit de Vénus, et qui apparaît plus tardif, que l'exclusion dont, dès ses débuts, il frappa Fortuna. Sulla a toujours considéré comme un moment décisif de son ascension la capture de Jugur- tha, qui, en 105, alors qu'il n'était encore que questeur et subordonné de Marius, lui fut offerte, non par la force des armes, mais par un heureux concours de circonstances, c'est-à- dire, en définitive, par la faveur des dieux :

trahi par Bocchus, trompé par le piège que lui tendit le roi maure, Jugurtha tomba entre ses mains87 et sa chute, d'un coup, mit fin à la guerre de Numidie. Sulla, la veille encore i

nconnu, parvenait à la gloire88 : ce fut là le premier signe que lui envoyèrent les dieux et qui devait, d'une façon irréversible, décider de ses choix politiques. Marius, qui avait pris ombrage de son succès, commença d'entraver sa carrière. Si bien que Sulla s'attacha au parti de son collègue Catulus, le futur vainqueur des Cimbres et ennemi intime de Marius. Mais cette jalousie naissante devint de la haine lorsque, en 91, par un zèle intempestif, Bocchus consacra au Capitole des Victoires porteuses de trophées et un ex-voto doré qui le représentait livrant Jugurtha à Sulla. Telles furent, selon la tradition, les causes lointaines et mesquines de la guerre civile89. Quoi qu'il en soit, dès cette date, effectivement, Sulla ne se sépara plus d'une bague sur le chaton de laquelle il avait fait graver la scène mémorable de la remise de Jugurtha, qu'il recevait des mains de Bocchus90, et un revers monétaire de son fils Faustus commémore à nouveau ce grand événement91 : dès 105, Sulla a dû pressentir la faveur insigne des dieux qui se portait sur lui et l'on peut penser que c'est à partir de ce moment qu'il commença de croire en son étoile.

Or, à cette date, Sulla, âgé de trente-trois ans (il est né en 138), est encore tributaire des croyances qui régnent de son temps, dans l'aristocratie dirigeante où il commence à se faire un nom, parmi les lettrés auxquels il ne le cède en rien par sa haute culture92, parmi les imperatores auprès desquels il sert tour à tour, d'abord Marius, ensuite et surtout Catu-

"Sall. lug. 113. 88 Plut. Sull. 3, 8. 89 Plut. Mar. 32, 3-5; Sull. 4 et 6, 1-2. C'est juste avant

la guerre sociale, après que l'offrande de Bocchus au Capitole eut attisé leur haine réciproque, Marius voulant renverser ces statues, Sulla et ses partisans l'en empêchant (cf. AUCT. de uir. ill. 75, 6), que Plutarque situe le point de rupture entre les deux hommes : alors, selon lui, la guerre civile était mûre, si l'éclatement de la guerre sociale n'en eût reculé l'échéance. Sur les inflexions que l'historiographie ultérieure a apportées à la réalité des faits, E. Gabba, Mario e Siila, ANRW, I, 1, Berlin, 1972, p. 778, n. 83, et 784, η. 124.

90 Plut. Mar. 10, 8-9; Sull. 3, 8-9; Val. Max. 8, 14, 4. 91 Babelon, I, p. 421, n°59, qui date l'émission de

64; Grueber, I, n° 3824-3825 (62 av. J.-C); Sydenham, n°879 (63-62); Crawford, I, p. 449, n°426, 1 (56 av. J.- C). Ce denier porte au droit le buste diadème de Vénus (plutôt que Diane; cf. R.Schilling, op. cit., p. 276 et 430 sq., pi. XXVIII, 2; H. Zehnacker, Moneta, I, p. 574, η. 2, et 575); au revers, Sylla siégeant sur une estrade, devant laquelle s'agenouille Bocchus; derrière, Jugurtha captif, agenouillé lui aussi, et les mains liées derrière le dos.

92 Sall. Iug. 95, 3 : litteris Graecis et Latinis iuxta atque doctissumi eruditus.

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lus, aux côtés duquel il prendra part, en 101, à la bataille de Verceil, gagnée malgré la jalousie de Marius, grâce au soutien surnaturel de Fortuna Huiusce Diet93. Or, ces années qui marquent le passage du IIe au Ier siècle, entre la fin de la guerre de Jugurtha, en 105, et le début de la guerre sociale, en 91, celles où s'affirme aux dépens de Marius la gloire naissante de Sulla et où le conflit s'envenime entre les deux hommes, sont aussi celles où fructifie l'héritage vénéneux de Pacuvius, où Lucilius et Accius prêchent, à sa suite, la lutte contre Vaduersa fortuna9* et où Catulus, dont Sulla fut précisément le lieutenant, fonde le culte d'une Fortuna en qui se mêlent les idées de chance, de souveraineté et de victoire, mais aussi d'instabilité et" d'éphémère, puisque si, d'un «jour» à l'autre, elle peut se renouveler, elle risque aussi, par là même, de se retourner. Sulla, le premier Sulla, surtout, jouisseur et impie, celui qui, dans la dérision, pillera les trésors des dieux avant de devenir un fondateur de religion et l'adorateur fervent d'une Vénus Felix, appartient à une génération qui ne s'est pas encore relevée du choc que fut pour elle la découverte du Hasard, génération perdue pour le culte de la Fortune et qui, avant que de nouveaux équilibres, plus philosophiques ou idéologiques que religieux, ne s'instaurent au cours du Ier siècle, se détourne avec inquiétude de cette divinité volage et maléfique.

D'autant que l'expérience personnelle de Sulla n'était pas de nature à calmer ces appréhensions. Sans remonter jusqu'au précédent légendaire de Servius Tullius, abandonné par la Fortune malgré ses mérites et sa piété, et qui ne pouvait manquer d'impressionner fâcheusement tout ambitieux candidat au pouvoir personnel, le précédent de Marius et de Catulus, tiré de l'histoire contempo- · raine la plus vivante, celle dont Sulla lui- même avait été l'un des acteurs, devait prendre à ses yeux valeur à'exemplum. Entre l'imitation de Catulus, général de second ordre, qui avait misé sur la Fortune d'«un jour» et ses faveurs fugaces, pour suppléer à

suffisance de son mérite personnel et à l'infériorité politique et religieuse où il était par rapport à Marius, consul et légitime détenteur des auspices, et l'exemple incomparable du vainqueur des Cimbres et des Teutons, auquel déjà l'opinion romaine tendait à rendre un culte95 et à reconnaître une aptitude permanente à la victoire96, le choix de Sulla s'imposait : l'un, exaucé sans doute par Fortuna, ne pouvait toutefois espérer d'elle que des dons précaires et individuels, donc limités; tandis qu'à l'autre la félicitas du peuple romain qui se concentrait en sa personne offrait la plénitude et la perpétuité d'un «bonheur» absolu. Telles furent les impressions qui, à une époque où Sulla était encore à la recherche de lui-même, durent infléchir son choix et l'inciter à faire fond sur l'éternité de la félicitas plutôt que sur la variabilité de la fortuna.

Cela pour la dénomination que Sulla entendit donner à son bonheur surhumain. Mais, dans la mesure où le nom crée la chose, il s'agit de beaucoup plus que d'une querelle de mots. Quant à la divinité sous le patronage de laquelle Sulla allait placer ses succès, là encore, Fortuna était d'avance disqualifiée en raison des métamorphoses qu'elle avait subies au cours du IIe siècle. Un Catulus, dont les aspirations étaient bornées, pouvait se contenter de ses faveurs instables. Un imperator qui vise au pouvoir suprême - et Sulla n'est que le premier d'une lignée qui se continuera, plus modestement avec Pompée, mais qui jettera son plus grand éclat avec César - a besoin, avant toute autre chose, de la durée. Dès lors que la constance de Fortuna, sa bienveillance et son existence même sont mises en doute, il lui faut, pour obtenir la victoire à la guerre et le succès en toutes ses entreprises, se chercher parmi les dieux des protections nouvelles. Comme donneuse de chance, Vénus va, pour un temps du moins, supplanter Fortuna, discréditée par les spéculations des philosophes, par la négation d'un Pacuvius ou le scepticisme, non moins destructeur, d'un Camèade.

On comprend en effet que Sulla ait répu-

93 Plut. Mar. 26, 3-7. Sur la présence de Sulla dans la bataille et l'utilisation que Plutarque a faite de ses Mémoires, supra, p. 165, n. 150.

94 Supra, p. 200 sq. 95 Plut. Mar. 27, 9; Val. Max. 8, 15, 7. 96 Diod. 35, 38, 2; cf. J. C. Richard, art. cité, p. 69 sq.

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236 FORTUNA-TYCHÉ

gné à se livrer à cette divinité qui n'était que le vain nom du hasard ou, à tout le moins, une puissance déréglée : insanam et caecam et brutam, selon la description de Pacuvius. Car, quelle que fût sa confiance en la pérennité de sa félicitas, Sulla ne l'éprouvait au fond de lui ni comme indestructible, ni comme inaliénable : le dictateur Felix la protégeait avec une crainte superstitieuse et jalouse contre toutes les souillures susceptibles de lui porter atteinte, celle surtout dont pouvait l'entacher la présence d'un cadavre, la morte fût-elle sa propre femme, Metella, qu'il aimait pourtant avec passion, mais qu'il répudia et fit transporter mourante dans une autre maison, selon la prescription des pontifes97. Aussi la psychologie sullanienne est-elle déterminante dans l'exclusion dont il frappa Fortuna : Sulla était beaucoup trop superstitieux pour se confier à une divinité aussi volage et pour prendre le risque de capter malgré elle cette puissance insaisissable; inquiet, il quêtait une protection sûre, pour l'éternité, et c'est en dernier recours à une Vénus à la fois guerrière et fécondante qu'il la demanda. Car il ne semble pas que l'abstraction incolore et récemment divinisée qu'était Félicitas98 ait attiré ses regards, ni qu'il ait cherché cette synthèse de la félicitas et de la fortuna qu'après lui tentera Pompée. Vénus, au contraire, avait une substance non seulement charnelle, mais aussi mystique et politique que n'avait plus Fortuna. Celle-ci, protectrice de l'État, vénérée comme Fortuna Publica populi Romani dans ses trois temples du Quirinal, s'y assoupissait dans la somnolence des honneurs officiels. Tandis que Vénus, mère vivante et rayonnante du peuple romain, qui, avant la religion césarienne qu'elle préfigure, assume sous deux formes une même tutelle, celle, individuelle, du chef suprême, et celle, collective, du peuple qu'il conduit, Vénus offrait alors, auréolée de son charme divin, une richesse d'accords que, depuis la monarchie «servienne», n'avait plus Fortuna.

Ainsi se justifie l'élection que fit Sulla de sa divinité tutélaire. Le Ier siècle à ses débuts voit simultanément la montée de Vénus et le déclin de Fortuna. Aux faveurs fallacieuses de la déesse du Hasard s'opposent les certitudes triomphantes de la mère des Énéades, l'une illuminée par l'espérance de la légende troyenne, l'autre assombrie par les souvenirs funestes de la légende servienne. Car il n'est point d'exemple dans l'histoire romaine d'un mortel d'abord comblé, qui n'ait été ensuite condamné par elle, depuis Servius, le premier et le plus grand de ses élus, jusqu'à la catastrophe plus récente de Paul-Émile". Mais l'inconstance de Fortuna n'est pas seule en cause. La félicitas ne signifie que le bonheur et n'a d'effets que favorables. Fortuna, elle, est à la fois bonheur et malheur. La jalousie qui la poussait à abattre les grandeurs humaines, le surnom de Mala qu'elle portait parfois, bref, l'idéologie redoutable qui s'était tissée autour de sa personne, tout en elle devait frapper Sulla, attentif à protéger son «bonheur», d'un pressentiment de mauvais augure. Sulla, qui aspirait à la divinité, qui sacralisait son pouvoir et se faisait conférer des honneurs surhumains, ne pouvait que vouloir écarter de sa félicitas la menace que faisaient peser sur elle les valeurs néfastes de Fortuna.

II - La Fortune de Pompée

Ad res magnas bene gerendas diuinitus adiuncta fortuna

Cicéron, imp. Pomp., 47

La même confrontation de Vénus, de Félicitas et de Fortuna se retrouve dans la carrière prodigieuse de Pompée, dont Cicéron a célébré la Fortune en des termes qui éclairent d'un jour nouveau cette notion si chargée d'irrationnel. C'est dans le De imperio Cn. Pompei, que Cicéron, alors préteur, prononça

97 Plut. Sull. 35, 2-3. 98 Sur le temple que L. Licinius Lucullus lui dédia au

Vélabre après 146, supra, p. 207. 99 Supra, p. 168 et 204 sq.

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L'ÂGE DES «IMPERATORESj 237

en janvier 66100, que nous rencontrons, pour la première fois, l'idée d'une «fortune» spéciale attachée à la personne de Pompée. Non certes que l'ensemble du discours soit infidèle à la conception traditionnelle de la Fortune, ni qu'il offre de nombreux exemples de cette innovation sémantique. Mais le contraste entre ces emplois consacrés par un long usage et la nouvelle fortuna101 dont Cicéron définit la nature pour en concentrer sur le seul Pompée l'efficace rayonnante, ne fait qu'accentuer l'insolite nouveauté d'une telle croyance102.

Une ombre plane sur le discours : celle de Lucullus qui, depuis 74, guerroyait contre Mi- thridate et qui, après d'éclatantes victoires, renié par ses propres soldats, relevé de son gouvernement de Cilicie, se survivait à lui- même dans la disgrâce où il était tombé103. Or l'exemple du général déchu montre que Cicéron ne méconnaît ni la complexité, ni l'ambivalence de la fortuna dans ses rapports avec la félicitas. L'éloge de Lucullus rehausse, par l'humiliation de ses échecs et le souvenir de sa gloire passée, le prestige plus qu'humain de Pompée, toujours invincible, et la plénitude de sa gloire présente. Nommé avec estime dès le début du discours, Lucullus n'est, selon l'orateur, redevable qu'à lui-même de ses succès antérieurs, qu'il tient de sa uirtus, et non de sa félicitas ; mais, à l'inverse, on ne saurait

lui imputer ses malheurs récents, dont seule la «fortune», c'est-à-dire le mauvais sort, peut être tenue pour responsable : ut initia illa re- rum gestarum magna atque praeclara non felicitati eius, sed uirtuti, haec autem extrema quae nuper acciderunt non culpae, sed fortu- nae tribuenda esse uideantur104. Dans l'antithèse rhétorique, soulignée par le chiasme, qui les oppose deux à deux, la uirtus et la félicitas, d'une part, le mérite personnel et la chance octroyée par les dieux, la culpa et la fortuna, la responsabilité humaine et l'hostilité du sort, d'autre part, constituent les quatre termes antagonistes d'une causalité historique dont Cicéron décompose les multiples facteurs, dans un esprit qui demeure traditionnel. L'opposition de la uirtus et de la félicitas est un cliché qu'il ne cherche nullement à renouveler. Quant à la fortuna, dont le pouvoir est rigoureusement contraire à celui de la félicitas, elle n'est autre que Yaduersa fortuna, Γ« adversité» personnifiée qui, depuis Pa- cuvius, fait trembler les Romains. Point de félicitas, si ce n'est précaire et d'importance mineure dans le déroulement de sa carrière, pour un Lucullus dont le «bonheur», tout provisoire, hélas, n'a rien de commun, quelles qu'aient pu être ses prétentions à cet égard105, avec l'inaltérable «don de succès» perpétuellement dévolu à Sulla. Point davantage de fortuna pour cet homme eminent, summo

100 Sur le vote de la loi Manilia, cf. le récit de Plutar- que, Pomp. 30. Sur son contexte historique et, plus généralement, sur la carrière et le personnage de Pompée, J. van Ooteghem, Pompée le Grand, bâtisseur d'empire, Bruxelles, 1954, notamment p. 182-204; R. Seager, Pom- pey. A political biography. Oxford, 1979, p. 39-43; P. Greenhalgh, Pompey, the Roman Alexander, Londres, 1980, p. 101-104.

101 Sur treize emplois de fortuna attestés dans le discours, trois seulement (en 47, deux exemples, et 49) relèvent de cette notion. Les dix autres se rattachent aux sens traditionnels : Fortuna I, abstraction divinisée (28 ; 45) ; fortuna II, «sort», sous ses aspects complexes de «malchance» (10) ou de «chance-destinée» (47; 51); fortuna III, «destinée», «condition» (24) et notamment «biens de fortune» (directement menacés par Mithridate: 17; 19, deux exemples; 32).

102 Sur la «fortune» de Pompée et sa théologie de la chance, J. Gagé, Sylla, Pompée et la théologie de la victoire, RH, CLXXI, 1933, p. 35-43; G. Picard, Les trophées romains, p. 181-190; les pages de J. Bayet dans Les

doces romains et la pré-divinisation impériale, BAB, XLI, 1955, p. 453-527, reprises dans Croyances et rites dans la Rome antique, Paris, 1971, p. 275-336 (en particulier p. 289-296) et qui sont parmi les plus pénétrantes qu'on ait écrites sur le sujet; F. Taeger, Charisma, II, p. 45-48; M. Meslin, L'homme romain, p. 111-113.

103 Sur le personnage, cf. la monographie de J. van Ooteghem, Lucius Licinius Lucullus, Bruxelles, 1959.

104 Imp. Pomp. 10. La fortuna est l'un des procédés de la purgano, traditionnel chez les rhéteurs (infra, p. 261), mais dont Cicéron, cependant, use peu d'ordinaire (A. Michel, Rhétorique et philosophie chez Cicéron, Paris, 1960, p. 26).

105 C'est son propre grand-père qui dédia à Rome le premier temple de Félicitas (ci-dessus, n. 98; cf. Münzer et Gelzer, s.v. Licinius, RE, XIII, 1, n° 102-104, col. 373- 376). G. Picard, op. cit., p. 182 sq., a tenté de retrouver l'un des trophées de Lucullus, du même type que ceux de Sulla dont il avait été le questeur, preuve de ses prétentions à recueillir le double héritage d'une félicitas à la fois sullanienne et familiale.

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uiro106, riche de ses seules qualités humaines, viRTVTE, adsiduitate, consilio107. Mais, déjà, elles pâlissent devant celles de Pompée, qui les éclipsent tant par leur nombre que par leur intensité, lui qui porte à un degré inconnu jusque-là toutes les virtvtes imperatoriae : labor in negotiis, fortitudo in periculis, industria in agendo, celeritas in conficiendo, consilivm in prouidendo108. Lucullus, grand général, magno imperatori109, n'est pas, comme Pompée, un chef aimé des dieux.

Car c'est un fait que le grand homme de guerre, le chef supérieur et invincible voué à d'éternels triomphes, possède une aptitude surnaturelle à la victoire qui a nom tantôt félicitas, et tantôt fortuna. Lorsque Cicéron en arrive au troisième point de son argumentation, au choix du général, de imperatore deli- gendo110, auquel Rome doit confier la guerre contre Mithridate, il énonce, à titre d'exigence liminaire, une définition a priori du chef idéal, qui doit réunir en lui quatre «vertus»: ego enim sic existimo, in summo imperatore quattuor has res inesse oportere : scientiam rei militaris, uirtutem, auctoritatem, felicita- temni. Tétralogie que nous retrouvons, avec deux variantes significatives, à la fin du développement, non plus sous une forme générale et anonyme, mais appliquée, cette fois, à la personne de Pompée, nommément désigné : imperatorem . . .in quo sit eximia belli scien- tia, singularis uirtus, clarissima auctoritas, egregia fortuna112. Ainsi, en passant de Lucullus, magnus Imperator, mais d'une félicitas douteuse, et victime de la fortuna, au summus imperator par excellence, doté de qualités «divines»113, qu'est Pompée, la notion de fortuna s'est retournée : elle est devenue un autre nom de la félicitas, à laquelle elle s'identifie pour désigner le «bonheur» exceptionnel des généraux, gage assuré de leur victoire.

De l'une à l'autre, l'unité est encore renforcée par l'ordre des termes et leur gradation, parallèles dans les deux passages. Après la scandaleuse et sanglante félicitas de Sulla, jointe, non sans ambiguïté, à une uirtus foncièrement amorale114, Cicéron, philosophe aussi bien qu'orateur, souligne que la félicitas ou la fortuna du général accompli est l'ultime consécration de ses vertus, d'une uirtus qui n'est pas seulement guerrière, mais encore et surtout morale115, et d'une auctoritas qui est «prestige» personnel autant qu'« autorité» politique. Les vertus du chef sont la justification éthique de son «bonheur». La grâce divine est le couronnement des mérites humains. Toutefois, cette équivalence de la félicitas et de la fortuna n'est pas entière, et il subsiste entre les deux termes une différence capitale, différence de degré si considérable qu'elle en devient une différence de nature. Deux changements notables séparent en effet la première et la seconde de ces enumerations. Les «vertus» du chef, nommées sans qualificatif dans le premier passage, sont, dans le second, portées au superlatif par une série d'adjectifs valorisants, eximia, singularis, clarissima, egregia. Mais, si les trois premières qualités ne changent pas de nom, il n'en va plus de même pour la dernière : lorsqu'elle atteint ce suprême degré, la «chance» des généraux n'est plus seulement une félicitas, elle se transmue en une fortuna. Egregia, exceptionnelle et insigne par son intensité et sa rareté, la fortuna est la forme supérieure de la félicitas. En outre, félicitas est le nom générique, naguère détourné de son sens originel par les prétentions monarchiques de Sulla, mais qui, dans la terminologie traditionnelle de la République, désignait l'aptitude au succès de tous les généraux. Acception commune que Cicéron reprend quand il énonce le titre de

106 Imp. Pomp. 10. L'éloge contraste, par sa modération, avec celui que Cicéron vient de décerner à Pompée, vainqueur de Sertorius : Cn. Pompei diuino consilio ac singulari uirtute (Ibid.).

i°7 Ibid., 20. 108 Ibid., 29. Dans ce portrait de Pompée, les deux

substantifs labor et industria répondent assez bien à l'ad- siduitas du texte précédent, mais ils l'amplifient encore par leur duplication.

id., 20.

110 Ibid., 6 (dans la division du discours, dont les deux premiers points portent sur la nature de la guerre et sur son importance) et 27.

ulIbid., 28. 112 Ibid., 49. 113 Ibid., 10: diuino consilio ac singulari uirtute; 33:

unius hominis incredibilis ac diuina uirtus; 36: est haec diuina atque incredibilis uirtus imperatoris.

114 Supra, p. 219, n. 19. 115 Imp. Pomp. 36-42; 64-67.

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ses développements : reliquum est ut de felicitate ... dicamus116. Mais, dès qu'il passe aux applications particulières de cette mystérieuse efficace, aux individualités hors de pair qui ont marqué l'histoire nationale, la félicitas se restreint et s'élève jusqu'à devenir une fortuna. Avant celle de Pompée, egregia entre toutes, Cicéron ne la reconnaît expressément qu'à quatre chefs majeurs : Fabius Maximus, Marcellus, Scipion, Marius117. Si la félicitas est le lot commun de tous les magistrats et généraux du peuple romain118, la fortuna est le privilège de quelques rares élus. L'une va à la fonction; l'autre, à la personne. L'une est la conséquence normale et en quelque sorte automatique de la pietas humaine; l'autre est le signe visible d'un choix surnaturel. Don individuel des dieux à quelques mortels de prédilection qu'ils ont comblés de leur faveur, elle est la forme personnelle de la félicitas.

De par sa nature charismatique, qui perpétue sans le dire l'idéologie sullanienne, la felicitas-fortuna que Cicéron célèbre en la personne de Pompée instaure entre l'homme et la divinité des liens tels qu'ils inspirent à l'orateur la crainte révérencielle et la vénération silencieuse que l'on garde devant les choses sacrées, devant la potestas deorum119. Par l'incomparable fortuna dont il est, en son temps, l'unique dépositaire, Pompée se rattache à la lignée historique des grands chefs

qui furent les sauveurs de Rome face à Hannibal et au péril barbare : Fabius Maximus Cunctator, dont la tactique temporisatrice tint en échec le Carthaginois; M. Claudius Marcellus, qui figure sur cette liste peut-être autant pour sa victoire de Clastidium que pour la prise de Syracuse; Scipion Émilien, l'ultime vainqueur de Carthage; Marius, enfin, vainqueur des Cimbres et des Teutons et «troisième fondateur» de la Ville120. Précédents qui, par delà la parenthèse monarchique de Sulla, insèrent Pompée dans une tradition républicaine et même «populaire», au sens antisulla- nien du terme, et donnent à la rogatio Manilla le sceau de la légitimité, contre les objections d'un Catulus qui la prétendait contraire aux institutions de la cité121. Mais il se trouve aussi que ces grands généraux furent, dès leur vivant, auréolés d'une gloire épique et quasi légendaire et qu'ils furent les précurseurs de cette divinisation du chef victorieux122 à laquelle Sulla, Pompée lui-même, puis César prétendirent successivement. Fabius Maximus, dont la gens se flattait de descendre d'Hercule 123, plaça, après la reprise de Taren- te, sa propre statue équestre au Capitole auprès de celle d'Hercule, dont il se faisait ainsi le σύνναος 124. Marcellus, le vainqueur de Clastidium que chanta Naevius, fut, après la prise de Syracuse et sa réconciliation avec ses habitants, l'objet de la reconnaissance de la ville,

116 Ibid., 47. On notera de même que la félicitas assignée au § 28 à un summus imperator encore anonyme devient en 49 une fortuna, dès qu'elle s'applique nommément à la personne de Pompée.

117 Ibid. 47. On remarquera que Sulla, Yimperator felix par excellence, pourtant nommé avec éloge deux fois dans le discours (en 8 et 30), n'a pas été jugé digne de figurer dans ce palmarès.

118 Cf., sur le ton naïf de la foi populaire, le témoignage de Γ« ancien combattant», invoqué en Mur. 38, où la félicitas du général garde ses résonances archaïques de fécondité bienfaisante, source de la reconnaissance des humbles : me saucium recreauit, me praeda donauit. . . ipse cum fords turn edam felix.

119 Nous citons en entier ce passage capital, qui est la définition la plus complète qu'on ait donnée de la fortuna personnelle du grand homme : Reliquum est ut de felicitate, quant praestare de se ipse nemo potest, meminisse et commemorare de altero possumus, sicut aequum est homines de potestate deorum, timide et pauca dicamus. Ego enim sic existimo, Maximo, Marcello, Scipioni, Mario et

ceteris magnis imperatoribus non solum propter uirtutem sed etiam propter fortunam saepius imperia mandata at- que exercitus esse commissos. Fuit enim profecto quibus- dam summis uiris quaedam ad amplitudinem et ad glo- riam et ad res magnas bene gerendas diuinitus adiuncta fortuna. De huius autem hominis felicitate quo de nunc agimus hac utar moderatione dicendi, non ut in illius potestate fortunam positam esse dicam, sed ut praeterita meminisse, reliqua sperare uideamur, ne- aut inuisa dis immortalibus oratio nostra aut ingrata esse uideatur {imp. Pomp. 47).

120 Plut. Mar. 27, 9. Sur Marius conditor et conseruator patriae, cf. J. C. Richard, op. cit., p. 84.

121 Imp. Pomp. 60 : contra exempla atque instituta maiorum.

122 Cf. les documents rassemblés dans Cerfaux-Ton- driau, Le culte des souverains, p. 272; 281; 283.

123Ovid. fast. 2, 237; Pont. 3, 3, 100; Juven. 8, 13 sq.; Plut. Fab. 1, 2.

124 Plut. Fab. 22, 8; sur la notion de synnaos, A. D. Nock, Σύνναος θεός, HSPh, XLI, 1930, p. 1-62.

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qui, entre autres honneurs extraordinaires, lui consacra une fête, chaque fois que lui- même ou l'un de ses descendants se rendrait en Sicile125. Scipion Émilien126, nimbé de la légende familiale, passait, aux yeux de ses soldats, pour être inspiré par les dieux, auxquels il devait, comme son aïeul, le premier Africain, la prescience de l'avenir127. De même Marius qui, lui aussi, passait pour être conduit par l'inspiration divine128, qui buvait dans un canthare, à l'imitation de Dionysos, conquérant de l'Inde129, et qui, après sa victoire sur les Cimbres, reçut des Romains, dans leur culte domestique, l'offrande des libations qu'il partageait avec les dieux immortels130.

Ainsi s'explique la gêne de Cicéron, qui perce sous l'éloge : de même que Sulla avait insufflé à la félicitas républicaine un contenu nouveau, de même, la mystique pompéienne de la victoire, la fortuna qu'elle confère au Grand Pompée, vainqueur de Sertorius et des pirates, et que, avant lui, Cicéron attribue à quatre imperatores républicains auxquels, à notre connaissance, aucune fortuna personnelle ne fut reconnue de leur vivant, cette fortuna prodigieuse n'a plus rien de commun avec les «fortunes» égalitaires que l'ancienne religion romaine octroyait aux hommes à leur naissance et à chaque grand «passage» de leur existence, comme leur lot individuel, inhérent à l'humaine condition. Nommer félicitas, dans le langage sullanien, ou fortuna, dans l'idéologie pompéienne, cette divine

énergie immanente à un être privilégié, supérieur à l'humanité ordinaire et prédestiné à une domination exceptionnelle, c'était verser dans de vieilles outres un vin nouveau, plaquer sur des conceptions révolutionnaires les étiquettes traditionnelles de la religiosité romaine. La fortuna dont peut se targuer Pompée n'est en fait, dès 66, que le nom nouveau du charisme monarchique, de ce charisme des souverains et des chefs que Sulla avait introduit dans la théologie politique romaine. Cicéron ne s'y est pas trompé qui, tentant de définir la nature insolite de cette fortuna, emploie les précautions oratoires - qvibvsdam summis uiris, qvaedam . . . adiuncta fortuna - qui siéent à un converti de fraîche date, rallié depuis peu au clan pompéien131 et mal assuré, au demeurant, dans ses convictions132,

• mais aussi à un novateur qui lance du haut de la tribune un thème de propagande fondé sur un «slogan» encore peu familier, une acception neuve dans la sémantique de fortuna, et dont il lui faut imposer l'usage.

Dans le double commentaire (enim), théologique aussi bien que politique, qu'il donne de cette notion, Cicéron s'efforce en effet de l'harmoniser à la fois aux données de l'ancienne religion romaine et aux fondements institutionnels de la cité. La «fortune» surhumaine que possède Pompée, comparable, pour un mortel, à ce qu'est pour les Olympiens la potestas deorum, est un don céleste qui lui a été «conféré par une intervention divine», diuinitus adiuncta fortuna, et qui,

125 Plut. Marceli. 23, 1 1 ; cette fête, les Marcellia, fut célébrée jusqu'à son abolition par Verres (Cic. Verr. 2, 51 ; 4, 151).

126 Comme le confirme, en imp. Pomp. 60, la même séquence : Carthaginem atque Numantiam, ab eodem Sci- pione esse deletas. . . in uno C. Mario. . . in ipso Cn. Pom- peio. . .

127 App. Lib. 104. Sur la légende de Scipion et ses aspirations à la surhumanité, supra, p. 26 et 60 sq.

128 Sall. lug. 92, 2 : omnes, socii atque hostes, credere Uli aut mentem diuinam esse, aut deorum nutu cuncta portendi.

129 Val. Max. 3, 6, 6; Plin. NH 33, 150. 130 Plut. Mar. 27, 9; Val. Max. 8, 15, 7. 131 Alors qu'il avait, l'année précédente, gardé le silen

ce lors du vote de la loi Gabinia; sur l'évolution de son attitude, et son alliance avec Pompée, qui ne date guère que de 66, J. Carcopino, César (coll. Glotz), 4e éd., Paris,

1950, p. 608 sq.; L. R. Taylor, Party politics in the age of Caesar, Berkeley, 1949, p. 104; V. L. Holliday, Pompey in Cicero's Correspondence and Lucan's Civil War, La Haye - Paris, 1969, p. 17; D. Stockton, Cicero. A political biography, Oxford, 1971, p. 52-63; R.J.Rowland, The origins and development of Cicero's friendship with Pompey, RSA, VI-VII, 1976-1977, p. 329-341. Également, sur les relations des deux hommes et le jugement politique de Cicéron sur Pompée, L. Laurand, Cicéron et Pompée-le-Grand, REA, XXVIII, 1926, p. 10-14.

132 Que l'éloge de la fortune de Pompée soit un mot d'ordre qu'il avait reçu du parti pompéien, et non l'expression de ses propres conceptions politiques, nous en avons la preuve dans le fait que, pour des raisons qu'il nous faudra tenter d'élucider, la fortuna ne joue aucun rôle dans la pensée de Cicéron, théoricien de l'État : la possession d'une fortuna personnelle ne figure nullement parmi les qualités qu'il requiert du princeps idéal.

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source de sa grandeur et de sa gloire, lui garantit un succès perpétuel et une indéfectible victoire - ad amplitudinem et ad gloriarti et ad res magnas bene gerendas. Aussi l'orateur qui célèbre cette aptitude surnaturelle à la domination doit-il se garder d'un double écueil, celui de la démesure et celui de l'ingratitude133. Il lui faut observer la retenue qui convient à l'humaine condition et, tout en élevant l'homme supérieur au-dessus des simples mortels, maintenir l'écart qui subsiste entre les dieux et lui : lui reconnaître la conduite heureuse des événements, mais sans faire de lui le maître du destin en «plaçant en son pouvoir la fortune», non ut in illius potestate fortunam positam esse dicam, que nous entendons dans toute la richesse de ses multiples sens, à la fois «chance», «sort» et «destinée», et qui ne relève que de la potestas deorum. Le pouvoir de Pompée, intermédiaire entre celui des hommes et des dieux, n'a pas cette éternité métaphysique; il ne possède, et l'homme ne saurait s'élever plus haut, qu'une permanence historique, fondée sur l'expérience de ses triomphes passés, praeterita meminisse, qui sont le gage infaillible de ses victoires futures, reliqua sperare. Aller au delà serait commettre le péché d'ößpic et, si contradictoire que puisse paraître cette crainte avec l'amour des dieux dont il est l'objet, exposer l'élu de la divinité à Yinuidia deorum, dont la menace est toujours présente à l'âme antique. Mais, simultanément, ce serait méconnaître l'insigne faveur des dieux que de ne pas payer son juste tribut de louanges à la gloire de Pompée, fruit de sa «fortune», de la grâce divine qui lui a été personnellement octroyée par les immortels, comme un don surnaturel qui appelle la reconnaissance des humains, comblés à travers lui des célestes bienfaits - ne ingrata esse uideatur. Car tel est le prestige de Yimpe- rator que non seulement il règne sur l'esprit des hommes, obtient l'adhésion de ses

toyens, et subjugue les alliés et les ennemis, soumis à ses volontés, mais même qu'il commande aux éléments, aux vents et aux conditions atmosphériques134, pouvoir surnaturel qui n'appartient qu'aux dieux, ou au souverain cosmocrator de la théologie hellénistique, maître du vent, de la mer et du ciel.

Reste que ce privilège habilitait celui qui en était l'unique détenteur à revendiquer pour lui seul le pouvoir politique : le vote de la lex Gabinia, l'empire que la rogatio Manilia taillait en Orient à la mesure de Pompée, la félicitas dont Sulla s'était prévalu une quinzaine d'années auparavant en étaient autant d'indices inquiétants. D'où l'effort de Cicéron pour intégrer ce nouveau dogme politique à l'orthodoxie républicaine. La fortuna, sì elle est un don des dieux à quelques hommes supérieurs, n'a cependant pas pour fin l'exaltation de l'individu. La fortuna des grands hommes est subordonnée à celle de la république : au thème de la fortune de Pompée s'entrelace le thème de la Fortune de Rome, qui se développe progressivement, dans chacun des quatre points, scientia rei militaris, uirtus, aucto- ritas, félicitas (ou fortuna), que Cicéron consacre à l'éloge de ïimperator. Tite-Live écrira que, si la ferox Tullia, fille de Servius, dut attendre son second mariage pour trouver enfin en Tarquin le Superbe un mari qui servît ses ambitions, c'est parce que la Fortuna po- puli Romani avait voulu retarder la mort de Servius et prolonger un règne si bienfaisant pour la cité135. La même sollicitude divine a présidé à l'apprentissage militaire de Pompée : quod denique genus esse belli potest in quo ilium non exercuerit Fortuna rei publi- cae136? La carrière du jeune Pompée, où il acquit son incomparable science de la guerre, fut donc préparée providentiellement, avec une divine prévoyance, par la Fortune de Rome, et cela dès le temps de ses débuts, dès celui de la guerre civile137. De même sa uirtus,

133 Imp. Pomp. 47 (supra, p. 239, n. 1 19); cf. A. Passerini, op. cit., p. 93-97.

134 Imp. Pomp. 48 : ut eius semper uoluntatibus non modo. . . sed edam uenti tempestatesque obsecundarint. Sur le thème du souverain vainqueur et cosmocrator, dont la légende d'Alexandre offre un bel exemple (dû à Callisthène, F. Gr. H. 124 F 31, et déjà repris

ment par Ménandre, que cite Plutarque, Alex. 17, 6-7; cf. P. Pédech, Historiens compagnons d'Alexandre, Paris, 1984, p. 51-54), J. Gagé, Actiaca, MEFR, LUI, 1936, p. 76 sq.; G. Picard, op. cit., p. 55.

135 1, 46, 5. 136 Imp. Pomp. 28. 137 Ibid. : ciuile, Africanum. . . bellum.

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non seulement celle du chef de guerre, diuina atque incredibilis 138, mais aussi celle de l'homme, dont la valeur morale est telle qu'il a visiblement été prédestiné, investi par les dieux d'une mission, celle de mettre fin à toutes les guerres qui assaillent la république, qui ad omnia nostrae memoriae bella conficienda diuino quodam consilio natus esse uideatur139. Quant à son auctoritas, au prestige qui l'auréole à tel point que les peuples de l'Orient vénèrent en lui un dieu, omnes nunc in Us locis Cn. Pompeium . . . de caelo delapsum in- tuentur140, elle a suffi, avant même qu'il ne tire l'épée contre Mithridate, à arrêter le roi dans ses conquêtes et à maintenir dans l'empire de Rome la province d'Asie, qu'elle eût inévitablement perdue, si la Fortune du peuple romain n'y avait providentiellement amené Pompée, nisi ad ipsum discrimen eius tem- poris diuinitus Cn. Pompeium ad eas regiones Fortuna popidi Romani attulisset141, en vertu de la même intervention divine qui, déjà, lui avait attribué sa miraculeuse fortune, diuinitus adiuncta fortuna.

Si bien que, préparé par ces travaux d'approche, le thème surnaturel de la fortune de Pompée peut s'épanouir, sans danger, dans le dernier point de l'encomion. Car Pompée, avec tout le prestige personnel que lui confère sa fortuna, n'est ainsi que le premier serviteur de l'État : sa fortune lui a été accordée par les dieux et, en un sens, elle est son bien propre, qui lui crée dans la république une situation privilégiée, mais elle est ordonnée à une fin supérieure. Le bonheur que les dieux ont octroyé à Pompée est soumis à l'ascendant de Rome et sa fortuna n'est que la forme individuelle, incarnée dans un être particulier, de l'action tutélaire et collective exercée par la Fortuna populi Romani. Loin de fonder des prétentions monarchiques ou une aspiration quelconque au pouvoir personnel, la fortune exceptionnelle que Cicéron reconnaît à Pompée est rigoureusement subordonnée aux intérêts de l'État : le summus imperator est à

la fois l'élu des dieux et l'instrument de la Fortuna qui veille sur Rome et l'a suscité pour la servir à un moment particulier de son histoire.

Ainsi, dès le début de l'année 66, une théologie nouvelle du pouvoir politique, fondée sur la possession d'une fortuna personnelle, et la légende divinisante de Pompée, chef providentiel, élevé par cette fortune individuelle et charismatique au-dessus de l'humanité commune, étaient-elles pleinement constituées. Le texte du De imperio Cn. Pompei n'est en effet que le premier maillon d'une tradition que nous pouvons suivre à travers la littérature politique contemporaine, puis la poésie de l'époque impériale, où elle perpétue, dans son idéalisation surhumaine, la gloire posthume de X imperator. En 62, dans le Pro Archia, Cicéron, qui rapproche le cas du poète de celui de Théophane de Mytilène, l'historien et le conseiller de Pompée, ne manque pas, au passage, de saluer le grand homme, noster hic Magnus, qui cum uirtute fortunam adae- quauit142. En 56, dans le Pro Balbo, le thème consacré de la «fortune» de Pompée reparaît, sous une forme plus ample, et toujours associé à la célébration de sa uirtus, lors du nouvel éloge que Cicéron fait du praestantissimus imperator ï4i qui assume avec Crassus et lui- même la défense de son client : an ingenium? cui edam ipsi casus euentusque rerum non duces, sed comités [eius] consiliorum fuerunt, in quo uno ita summa fortuna cum summa uirtute certauit, ut omnium iudicio plus homini quam deae tribueretur144. Éloge outrancier et qui, non sans une sinueuse ambiguïté, tient la gageure d'être à la fois rationaliste et religieux. L'hommage à Pompée s'accompagne, obligatoirement, d'une allusion déférente à sa «fortune» et à la protection surnaturelle de qui il la tient, non pas celle des dieux en général, ou de tel ou tel des Olympiens - de même que Sulla s'était adressé à Apollon et, surtout, à sa Vénus Felix -, mais celle de la déesse Fortuna elle-même, en tant que puissance

"*Ibid., 36. id., 42.

., 41. Ibid., 45.

142 Arch. 24. »« Balb. 6. 144 Ibid., 9.

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universelle et suprême, ce que Cicéron suggère plus explicitement encore qu'il ne l'avait fait dans le De imperio Cn. Pompei, où il ne l'envisageait que sous l'aspect particulier de la Fortuna populi Romani. Mais le scepticisme du philosophe, peu enclin à partager une telle croyance, et le goût rhétorique de l'hyperbole s'unissent pour inciter l'orateur à renchérir encore sur ce thème rebattu. Le philosophe persiste à opposer la uirtus et la fortuna et à donner la palme à la première; sous l'exagération de la flatterie, perce l'intention morale de placer les mérites de l'homme au-dessus des faveurs de la divinité, au point que le génie de Pompée, plutôt que de se soumettre au sort ou à l'occasion, semble plier à sa volonté les événements et les hasards dont la Fortune est maîtresse et qu'elle fait éclore pour mieux seconder ses desseins.

Dix ans après le De imperio Cn. Pompei, le thème cosmocratique du surhomme, dominateur des forces universelles, reparaît, traité, cette fois, dans un sens plus abstrait, qui donne à l'être supérieur non plus la maîtrise des éléments naturels, mais celle des forces temporelles et du devenir historique145. Surtout, les rapports de la fortuna pompéienne, énergie surnaturelle immanente à l'individu, avec la puissance transcendante de la divinité se sont précisés. Cicéron le reconnaît expressément et ne saurait, en indiquant sa source, formuler plus clairement la théologie de la fortuna « impératoriale » : la fortune de Pompée, émanation de la Fortuna populi Romani, procède directement de la déesse Fortuna, souveraine du monde146. Car on ne saurait prendre à la lettre la référence que l'orateur fait à l'opinion publique, omnium iudicio, sur laquelle il prétend s'appuyer et qu'il fait, en

réalité, parler par antiphrase : comment croire que la foule romaine, qui divinisera César avec une ferveur irrépressible et qui imposera son culte aux pouvoirs officiels, ait attribué la chance de Pompée à ses vertus plutôt qu'à la bénédiction divine, et vu en lui un Sage méritant plutôt qu'un élu de la Fortune? L'expression comparative, plus homini quam deae, qu'emploie Cicéron autorise d'ailleurs toutes les suppositions sur l'importance respective des deux composantes : chacun peut, à sa guise, majorer ou réduire la part de l'irrationnel et l'intervention de la divinité.

En fait, nous devons lire entre les lignes et entendre que l'opinion commune, celle du vulgaire, celle de ses partisans, reconnaissait sur Pompée les faveurs de la Fortune, interprétation populaire que les esprits éclairés, comme Cicéron lui-même, prétendaient dépasser en justifiant d'abord la réussite extraordinaire de l'homme par ses exceptionnelles vertus147. Jamais, sous cette forme volontairement restrictive qui en atténue les excès, l'exaltation de Pompée, détenteur d'une «fortune» à la fois personnelle et d'origine divine, et favori de la déesse Fortuna, n'avait été poussée aussi loin. Mais, en 52, Cicéron, désabusé, n'aura plus de ces accents triomphants pour célébrer la fortune de Pompée. Lorsque, dans le Pro Milone, il évoquera, non sans ironie, les sentiments du consul à l'égard de Clo- dius, dont il poursuit le meurtrier, mais qu'il préfère, comme tout un chacun, voir mort plutôt que vivant - irait-il, lui à qui rien n'est impossible, jusqu'à le faire sortir des enfers? si ipse Cn. Pompeius qui ea uirtute ac fortuna est ut ea potuerit semper quae nemo praeter illum . . . 148 -, il se bornera àreprendre le lieu commun dans sa nudité, pour définir les deux

145 Cf., à propos du grand rival de Pompée, qui annexe à son profit la doctrine hellénistique et orientale et présente son adversaire, précisément, comme incapable de dominer l'événement, H. Fugier, Un thème de la propagande césarienne dans le «De bello ciuili»: César, maître du temps, BFS, XLVII, 1968, p. 127-133.

146 Ce n'est pas un hasard si ce texte du Pro Balbo et celui du discours Sur les provinces consulaires, exactement contemporain - il date du printemps de 56 - où Cicéron fait l'éloge de César, 5Z Fortunae muneribus am- plissimis ornatus saepius eins deae periculum facere nollet

(§ 35), sont les deux seuls passages de son œuvre où il reconnaisse explicitement à la Fortune la qualité de dea : c'est dans son rapport aux hommes d'exception qu'elle protège que l'abstraction incolore qu'elle n'est que trop souvent reconquiert pleinement sa divinité.

147 Le pouvoir, impératorial, puis impérial, fut d'abord fondé sur la fortune, avant de l'être sur la vertu, lorsque, sous les Antonins, la spéculation philosophique l'emporta sur la conviction populaire (G. Picard, op. cit., p. 167-169 et 371-376).

148 Mil. 79.

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sources de la grandeur de Pompée qui, jusque dans la mort, l'accompagneront indéfectible- ment.

Nous en avons la preuve dans le silence de César, son adversaire, qui, plutôt que de sacrifier à la légende, ce qu'il ne voulait, ou de chercher à la détruire, ce qu'il ne pouvait, a préféré esquiver ce sujet dangereux. Si César, dans les Commentaires, n'a jamais parlé de sa propre fortune, ce n'était point pour s'incliner devant celle de Pompée. Il a attendu le moment suprême où tout est définitivement joué, non point celui de Pharsale et de la défaite qui, peut-être, eût pu être surmontée149, mais celui de la mort, qui scelle devant l'histoire le destin d'un individu, pour faire une transparente allusion à la fortune de son rival. Lorsque Pompée, vaincu, en est réduit à demander asile à Ptolémée, le roi enfant, ses messagers s'abaissent à solliciter neue eius FORTVNAM despicerent; et les conseillers du roi, officiellement prêts à l'accueillir, déjà, font secrètement préparer son assassinat, siue timore adduca . . . siue despecta eius fortvna, ut plerumque in calamitate ex amicis inimici existunt150. Funèbre répétition qui est un cri étouffé de victoire et qui sanctionne, impitoyablement, la déchéance du Grand Pompée. La «fortune» divinisante dont il s'était targué dans le bonheur devient, dans le malheur, semblable à celle des autres hommes : une «infortune» misérable, objet de leur mépris. Le renversement sémantique traduit le retournement de Fortune qui, pour avoir trop favorisé Pompée, accable sa victime, et dont les mortels imitent la versatilité. Tel était, avant toute élaboration littéraire, le sentiment

intime de César. Lorsqu'on lui eut, à son arrivée à Alexandrie, apporté la tête de Pompée, il la fit ensevelir et il fit de ce lieu un petit sanctuaire, qu'il dédia à Némésis151. Ainsi les craintes superstitieuses qu'éprouvait Cicéron quand, en 66, il célébrait le bonheur de Pompée, s'étaient-elles réalisées, moins de vingt ans plus tard. Le vainqueur de Mithridate crut trop en sa fortune et reçut à Pharsale, puis à Alexandrie, le châtiment divin. D'où l'offrande expiatoire que César consacra pour apaiser la jalousie des dieux qu'avait provoquée Pompée et pour la détourner de sa propre Fortune. Attitude que nous retrouvons chez Velleius Paterculus, attentif à déceler la surhumaine démesure du Grand Pompée, suoque et ciuium uoto maior, et per omnia for- tunam hominis egressus 152.

Mais, sous l'Empire, après le «mépris» où l'avait ensevelie César, la légende de la Fortune de Pompée, liée au thème de la guerre civile, refleurira, vivace, sous son double aspect : l'exaltation de ses grandeurs passées, et la dé- ploration de ses infortunes présentes. Lucain rappelle la Fortune héroïque de Pompée, antagoniste de celle de César, dès l'ouverture de son poème, dès les portraits antithétiques des deux chefs qui se dressent au seuil de la Pharsale :

multumque priori credere fortunae. Stat magni nominis

umbra153.

C'est à elle qu'allait la fidélité de Domitius, inébranlable jusqu'à la mort :

nusquam Magni fortuna sine ilio succubuit154;

149 Sur l'étonnement des anciens et des modernes devant le désespoir où il tomba dès les premiers signes de la déroute, cf. les textes réunis par J. van Ooteghem, op. cit., p. 624-628 : «la journée de Pharsale était loin d'être irréparable. . . ». Plutarque, Pomp. 75-76, nous le montre à Mytilène résolu à tenter de nouveau la chance et se préparant à reprendre la lutte - que poursuivront, après sa mort, les survivants du parti sénatorial et son fils Sex. Pompée.

150 BC 3, 103, 4; 104, 1. 151 App. BC 2, 90, qui ajoute qu'il fut détruit lors du

soulèvement des Juifs d'Egypte sous Trajan, en 115. Ap- pien rapporte ensuite, Ibid., 91, qu'après sa victoire sur Pharnace, celle qu'il commenta par le fameux ueni uidi

uici, César, comparant le vaincu à son père Mithridate, se serait écrié avec ironie ώ μακάριε Πομπήιε, adjectif qui peut correspondre à felix (cf. Suet. lui. 35, 2) ou à fortu- natus (R Ph, LVI, 1982, p. 59).

152 2, 40, 2; cf. 5: huins uiri fastigium tantis auctions Fortuna extulit ut primum ex Africa, iterum ex Europa, tertio ex Asia triumpharet et, quoi partes orbis terrarum sunt, totidem faceret monumenta uictoriae suae.

153 1, 134 sq. Cf. 7, 205 sq., où le poète, réunissant les deux rivaux, s'écrie :

ο summos hominum, quorum fortuna per orbem signa dédit, quorum fatis caelum omne uacauitl

154 7, 601 sq.

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elle que Pompée voit sombrer dans le désastre de Pharsale et qu'il n'a plus qu'à «condamner», quand il comprend que, avec sa félicitas d'autrefois, la faveur des dieux et les destins de Rome sont passés dans le camp adverse :

iam Magnus transisse deos Romanaque fata

senserat infelix, tota uix clade coactus fortunam damnare suam155;

elle encore que Cornélie pleure après la défaite :

uiuit post proelia Magnus, sed fortuna périt; quod defies, illud

amasti 156.

Incarnation jalouse de la Némésis grecque 157, la Fortune, à qui jadis il fut si cher - Pom- peius, Fortuna, tuus15* -, lassée de ses triomphes, l'a abandonné159 et, en un seul jour, elle lui a fait payer le bonheur sans mélange dont, pendant tant d'années, elle l'avait comblé160. Même lorsque sa tête est présentée à Ptolé- mée en macabre spectacle, cette vision terrible ne détruit pas le souvenir de sa Fortune, dans laquelle celle de Rome avait choisi de se reconnaître,

hac facie, Fortuna, ubi, Romana, place- bas^,

au point que le tombeau du Grand Pompée, dont le culte ne le cédera en rien à celui de Jupiter, semble recouvrir non seulement la Fortune du héros, mais Fortuna elle-même avec sa puissance divine et souveraine, inséparable des mânes de celui en qui elle s'était incarnée :

nunc est pro numine summo hoc tumulo Fortuna iacens 162.

Juvénal, à son tour, rendra le même hommage au vaincu de Pharsale, exemple éclatant des vicissitudes humaines :

igitur Fortuna ipsius et urbis seruatum uicto caput abstulit163.

Quelle qu'ait été sa chute, c'est bien là, en définitive, ce que l'histoire a retenu de lui : cette identification de la Fortune d'un homme et de celle de l'État, de la Fortune de Rome et de la Fortune de Pompée; et l'horreur tragique de sa fin, loin d'amoindrir sa majesté, la rehausse encore, lorsqu'elle l'entraîne dans l'une de ces grandes catastrophes où s'abîment les destins hors série.

Quelle était donc l'origine de cette Fortune, qui s'est imposée avec une force si contraignante aux contemporains de Pompée, alliés ou adversaires politiques, et dont le souvenir survit si intense dans la tradition littéraire ultérieure? Nous ne lui connaissons guère, dans la théologie politique romaine, de précédent qui ait réelle valeur historique. Avant Pompée, deux hommes extraordinaires, qui passaient l'un et l'autre pour être de naissance divine, furent eux aussi entourés de cette aura surnaturelle que leur conféraient les faveurs de la Fortune : Servius, le fils de Vul- cain et l'enfant du miracle, amant et presque parèdre de la déesse Fortuna; et, plus près de notre époque, le premier Africain, en qui le vulgaire voyait le fils de Jupiter. Mais il ne semble pas, pour autant que nous le sachions, que la légende qui l'auréolait d'une «fortune» divine et le faisait réussir par la chance et le hasard, ait pris forme dès son vivant : Polybe, qui la critique avec la vigueur que l'on sait, la présente comme une création des historiens postérieurs, avides de rehausser la gloire surhumaine du grand homme, fût-ce aux dépens de ses mérites personnels. Quant à la légende

155 7, 647-649. 156 8, 84 sq. 157 Sur cette équivalence, et sur les divers aspects de la

Fortune chez Lucain, cf. H. Le Bonniec, Lucain et la religion, dans Lucain, Entretiens de la Fondation Hardt, XV, Genève, 1970, p. 170-174; 181 sq.

158 8, 730. 159 2, 727 sq.

160 Idée que Lucain développe successivement en 8, 21- 23: dedecori est fortuna prior; et 701-708: Pompée est l'homme qui n'a jamais vu le malheur entacher son bonheur, qui numquam mixta uideret / laeta malis.

161 8, 686. 162 8, 860 sq.; cf. 858 et 872.

- 16Î 10, 285 sq.

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servienne, son influence est indiscernable dans la formation de la fortuna pompéienne, et nous ne voyons pas que Yimperator ait, dans ses prétentions à la surhumanité, fait référence à cet aspect de l'ancienne monarchie romaine. Dans la sémantique elle-même, et compte tenu de l'état lacunaire où nous est parvenue la littérature du IIIe et du IIe siècle, et la prose plus encore que la poésie, la notion rend un son insolite. La «fortune» souveraine de Pompée est incommensurable avec la banale «destinée» des autres hommes et même avec la «chance» que parfois les dieux leur accordent en fonction de leur «vertu» - fortibus est fortuna uiris data, selon la formulation d'Ennius164. Elle n'est pas davantage cette «Fortune» personnelle, toujours spora- dique dans la pensée religieuse romaine, et qui n'est qu'un doublet prestigieux du Genius, l'action tutélaire de la déesse Fortuna fragmentée et attachée à la sauvegarde, à moins que ce ne soit à la perte, d'un individu165. De ces emplois, insignes ou vulgaires, à l'exceptionnelle fortuna de Pompée, il n'y a ni similitude, ni continuité. De la «destinée» conférée à chacun de l'extérieur comme son lot, ou de la divinité protectrice qui veille sur une personne au dehors d'elle et au-dessus d'elle, elle se distingue par son intériorité, mieux, par son immanence. De la «chance», toujours provisoire, toujours incertaine, octroyée par la faveur de la Fortune, elle se distingue par sa permanence.

De la «fortune» de Pompée, l'on peut en effet donner une double définition dont les deux termes ne sont pas contradictoires, mais complémentaires. Elle est un don surnaturel, conféré d'en haut par la grâce d'une divinité transcendante, la plus puissante d'entre les divinités, la Fortune, maîtresse du monde. Mais ce don qui, dans son origine, est extérieur à l'homme, s'incorpore à la personne de l'élu, se mêle à sa substance mortelle au point de ne plus faire qu'un avec lui, comme une force immanente qui est son bien propre et inaliénable, comme la manifestation

ble de l'énergie intime et du dynamisme surhumain dont il est animé. Aussi son immanence est-elle la source vive de sa permanence : la fortune de Pompée, confondue avec son être même, le suit jusque dans la mort, évidence contre laquelle César lui-même ne peut s'insurger et que Lucain transpose sous une forme symbolique, lorsqu'il entrevoit la Fortune ensevelie avec lui en son tombeau. C'est pourquoi la «fortune» qui couronne les qualités exceptionnelles du grand homme, sa uirtus au double sens, militaire et moral, est à la fois l'accomplissement de son humanité et le signe de son passage à une condition supérieure. De la uirtus à la fortuna il y a peut- être, comme le croit Cicéron, relation de cause à effet : elle est le terrain humain sur lequel fructifie la grâce divine, les dieux choisissant le plus digne pour le combler de leur faveur. Mais il y a, plus encore, rupture - rupture avec la condition commune de l'humanité. Cette diuinitus adiuncta fortuna est, aux yeux de Cicéron, du même ordre que la potestas deorum. Encore qu'il ne prononce pas le mot, elle est, pour un mortel, et qui le reste, si «divin» soit-il, l'équivalent de ce qu'est pour un dieu le numen : la force agissante, pour l'un, de sa divinité, pour l'autre, de son humanité transfigurée.

De là, la persistance des mêmes thèmes qui, de Cicéron à Velleius Paterculus, Lucain et Juvénal, garantit l'unité de la notion : la hantise archaïque de la Némésis ou, plutôt, de Yinuidia deorum; et l'indissoluble relation théologique qui unit la «fortune» des hommes d'exception à la dea Fortuna. A la fois génie personnel, signe d'élection divine et aptitude surhumaine au commandement et à la victoire, la nouvelle «fortune» que définit Cicéron recouvre ainsi les anciens concepts latins de Genius et de félicitas qui se fondent dans la fortuna, la «chance» qui, du même coup, cesse d'être temporaire pour devenir perpétuelle. Aussi, élevant l'homme au-dessus du bonheur qui lui est permis, l'arrachant, comme la félicitas de Sulla, à la précarité naturelle de sa

l6*Ann. 257 Vahl. (supra, p. 175 sq.). 165 Ainsi dans le Thyeste cTEnnius : eheu, mea fortuna,

ut omnia in me congloméras mala\ (se. 353 Vahl.; supra,

p. 180, n. 44); et, chez Cicéron lui-même : ex quibus si me non uel mea uel rei publicae fortuna seruasset (Mil. 20).

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condition, provoque-t-elle la jalousie des dieux, risque qui lui est propre et que ne suscitent ni la «chance» ordinaire des autres mortels, trop instable pour les offenser, ni le Genius attaché à tout homme venant en ce monde, sujet comme lui à naître et peut-être aussi à mourir166, trop humble et trop banal pour leur porter ombrage. La fortuna n'a pas cette plébéienne universalité; apanage des summi hominum, comme l'atteste le double témoignage de Cicéron et de Lucain167, elle est une variante supérieure et aristocratique du Genius. Elle n'a pas non plus sa relative autonomie, qui distingue la collectivité des Genii à la fois des Olympiens et des simples mortels auxquels ils sont attachés. Le Genius ne procède pas d'une divinité supérieure : il est lui-même dieu, quoique de rang mineur et de durée peut-être limitée. Par ailleurs, quelque lié qu'il soit à chaque individu, son Genius lui reste en partie extérieur, séparé de son être qu'il domine et protège, tel un ange gardien du paganisme. En revanche, l'on ne conçoit pas la Fortune de Pompée ou de César comme une réalité spirituelle distincte d'eux-mêmes : elle fait corps avec eux; elle est consubstantielle à leur être agissant et pensant. Et, plus encore, elle les met en relation mystique avec le monde des Dieux. Elle les y introduit presque de leur vivant, sur les pas immortels de la toute-puissante Fortuna, qui les protège moins qu'elle ne s'incarne en eux. Dans la fortune personnelle du grand homme, l'idée de divinité tutélaire s'efface devant celle de don divin, jailli d'une source surnaturelle précise, et non diffuse, et qui métamorphose l'humaine nature en la sublimant : sa fortuna, marque de sa prédestination, est un rayon sacré émané de la déesse Fortuna et qui transfigure l'être d'élite auquel cette grâce insigne est conférée.

Si nous cherchons à cette notion des références dans l'œuvre antérieure de Cicéron, un

monde sépare la fortuna, «chance», «bonheur», «don de succès», qu'en 70 il reconnaissait au second Africain et qui, selon la dichotomie traditionnelle, celle du fortis Fortuna adiuuat, fut avec sa uirtus la cause de sa gloire et de ses hauts faits - P. Africanus, homo uirtute, fortuna, gloria, rebus gestis amplissi- mus16S - et, à plus forte raison, le simple «bonheur» posthume qui peut lui échoir, si les membres de sa famille défendent sa mémoire169, de la fortuna surhumaine des généraux élus, que l'orateur du De imperio Cn. Pompei semble bien n'accorder post mortem à Fabius Maximus, à Marcellus, à ce même Sci- pion, à Marius, que pour faire plus aisément accepter la première «fortune» divinisante publiquement reconnue à un Romain de son vivant, et qui fut celle de Pompée. Il n'existe, à notre connaissance, que deux antécédents littéraires à cette fortuna semi-divine et agissante, efficace mystérieuse qui est un facteur de victoire, qui subjugue l'adversaire et qui, rayonnant du guerrier, est une arme plus puissante que le fer qu'il tient entre ses mains. C'est chez Ennius que nous les avons lus : l'un qui montrait la fortuna Hectoris quand, à elle seule, elle «faisait plier les bataillons» des Grecs; l'autre qui peignait deux guerriers aux prises l'un avec l'autre, se livrant de furieux assauts fortuna ferro, et en qui nous avions identifié Achille et Hector lui- même170. Contexte grec, où fortuna était la traduction toute neuve de τύχη, et héroïque, qui suggère à la fois les origines et la portée de la fortuna pompéienne, ainsi que son faible degré de romanité.

Si nous quittons la fortune mythique des héros homériques pour lui chercher d'autres sources dans l'histoire spirituelle de Rome, nous ne lui découvrons qu'un unique précédent cultuel, mais d'un poids écrasant pour tout autre que Pompée : nous voulons dire la Fortune divine du peuple romain lui-même,

166 Naturae deus humanae, mortalis in iinum / quod- que caput, dit Horace, epist. 2, 2, 188 sq.

167 Cic. imp. Pomp. 47; Lucan. 7, 205. 168 Diu. in Caec. 69. Pourtant, Scipion Émilien est l'i

ncarnation la plus fidèle du princeps selon l'idéal cicéro- nien, lui qui sera le principal interlocuteur du De republi- ca et qui recevra la révélation surnaturelle du Songe de

Scipion. Marius, lui aussi, sera ramené à la commune mesure, en de orat. 2, 196 : cum C. Marius. . . ad commu- nem imperatorwn fortunam. . .

169 Verr. 4, 81 : sed etiam laetari P. Africani eiusmodi fortunam esse mortui. . .

170 Supra, p. 180-183.

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Fortuna Publica populi Romani. C'est d'elle que procède la «fortune» de Pompée, en qui elle se manifeste comme en son incarnation temporelle, du moins dans la version cicéro- nienne de la doctrine, émanée certainement de l'entourage de Yimperator, mais réinterprétée par l'orateur en un sens républicain. Car qui ne voit, et Cicéron le premier, que le rapport des deux termes est en passe de se renverser, que la fortuna de Pompée tend à rejeter dans l'ombre la Fortune collective du peuple romain et à se substituer à elle, pour proposer à la vénération des foules la Fortune personnelle d'un sauveur, d'un chef providentiel envoyé à Rome par ses dieux tutélaires? Cette fortune, non romaine dans son essence, est en fait une τύχη, mais sous sa forme la plus élevée. Elle n'a pas la généralité de la τύχη grecque, commune à tous les hommes aussi bien que le δαίμων et qui est comme leur âme ou leur double divin, analogue au Genius171. Dans la hiérarchie des «fortunes», celle de Pompée se situe au plus haut degré : celui de la Tyché d'Athènes, ou de celle de Philippe, adversaires inexpiables, ou encore celui de la Tyché royale des souverains hellénistiques. De là sa surprenante nouveauté dans la théologie politique romaine et les ambitions avouées qu'elle recouvre : de même que Sulla avait transformé de l'intérieur le sens romain de la félicitas, la fortuna charismatique et contaminée par la τύχη dont, dès 67-66, Pompée, son héritier et son émule, ap-s paraît revêtu, est une création de la propagande pompéienne, qui fait éclater la conception traditionnelle de la fortune et ses cadres anciens.

Mais, si l'on tente de retracer la genèse de cette croyance, l'entreprise souffre de

titude où reste malheureusement pour nous la religion personnelle de Pompée, mal connue et dont la biographie de Plutarque elle-même ne laisse qu'une image singulièrement abstraite. Le drame de Pompée, à cet égard comme à tant d'autres, est de n'avoir été ni un Sulla, ni un César, et de pâtir du double voisinage des dictateurs de génie entre lesquels il s'insère. D'autant que nous n'avons la chance de lire ni des Commentaires rédigés de sa main, comme ceux où César façonnait sa propre statue à l'intention de ses contemporains et de la postérité, ni des fragments de Mémoires comme ceux de Sulla dont Plutarque nous a conservé la traduction, ni l'œuvre de Théophane de Mytilène, son historiographe, panégyriste et ami172. Lacune qui rend encore plus indécise la reconstitution toujours délicate d'une psychologie religieuse. Celle de Pompée n'apparaît marquée ni des élans mystiques, ni des songes prémonitoires173, ni des troubles superstitions, ni de l'ostentation orientalisante qui rehaussent de leurs couleurs voyantes la foi d'un Marius, profondément versé dans l'art de la divination, ou d'un Sulla, hanté dans son sommeil d'apparitions divines, ouverts l'un et l'autre à toutes les tentations de l'irrationnel et habiles à exploiter la crédulité publique au service de leur propagande. Religion sage et conformiste que celle de Pompée, étrangement vide de surnaturel, et qui se partage entre un ritualisme de tradition - l'offrande des sacrifices que requièrent les dieux174 - et la crainte superstitieuse de Yinuidia deorum175, la même qu'éprouvent précisément Cicéron, puis Velleius Patercu- lus, quand ils parlent de sa Fortune.

Si nous tentons d'aller au delà et de la définir dans ses traits spécifiques, elle se ca-

171 Cf. le fragment de Philemon, cité supra, p. 49. 172 Sur le personnage, son influence sur Pompée, ainsi

que son œuvre et l'utilisation qu'en fit Plutarque, L. Robert, Théophane de Mytilène à Constantinople, CRAI, 1969, p. 42-64; et la Notice de l'éd. Flacelière-Chambry, p. 154-156.

173 Le seul que rapporte Plutarque fut le songe, d'ailleurs ambigu, qu'il eut à la veille de Pharsale : Pompée se vit lui-même, pénétrant dans son théâtre au milieu des applaudissements du public, et ornant le temple de Vénus Victrix de nombreuses dépouilles. Il fut à la fois

encouragé et troublé par cet avertissement, car il craignait d'ajouter lui-même à la gloire de César, descendant de Vénus {Pomp. 68, 2-3 ; cf. la version brève d'App. BC 2, 68-69).

174 Plut. Pomp. 26, 2; 27,4. 175 En 63, il fit renvoyer à Sinope le corps de Mithrida-

te pour qu'on l'ensevelît dans la nécropole de sa famille, afin de s'épargner à lui-même Yinuidia deorum - άφο- σιωσάμενος το νεμεσητόν - (Ibid., 42, 4); attitude qui préfigure celle de César lorsque, en 48, on lui apportera à Alexandrie la tête de Pompée (supra, p. 244).

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ractérise, d'une part, par un sullanisme rénové, tempéré, le cas échéant, d'un retour aux formes républicaines, qui lui donnent les apparences de la légitimité; de l'autre, par un rationalisme philosophique et politique, que vivifie la mystique du chef providentiel. Fils spirituel de Sulla, héritier de ses ambitions et des thèmes majeurs de sa propagande, Pompée, dans sa démarche politique et théologique, apparaît comme un épigone du dictateur auprès duquel il a cueilli ses premiers lauriers. Il imite l'anneau tropaeophore de Sulla, qui perpétue le souvenir de ses victoires176. Sa Venus Victrix - Pompée est homme de guerre avant tout - n'est, elle aussi, qu'une imitation de la Venus Felix de Sulla, ce qui explique l'échec final du culte, que ne soutenaient ni le prestige de l'inédit, ni les liens de dévotion mystique ou filiale qui unissaient Sulla à la déesse d'Aphrodisias, qui s'était révélée à lui dans un songe, ni ceux que César, descendant de Iule, entretenait avec Venus Genetrix177. Quant aux divinités que Pompée associa à sa Vénus, Félicitas, Honos et Virtus, dont les chapelles, au sommet de son théâtre, flanquaient le temple de la déesse178, elles apparaissent, dans leur définition essentiellement

militaire, comme une sclérose des concepts sullaniens, mais aussi comme une volonté de conciliation politique, comme si, à la Félicitas de Sulla, Pompée avait voulu unir le culte d'Honos et Virtus, vieilles divinités républicaines que, de surcroît, Marius avait honorées avant lui179. Beau symbole, autour de la Vénus triomphante de Pompée, d'une réconciliation des partis, sous le signe d'une légalité retrouvée - si ce programme politico-religieux n'était demeuré vain.

Les croyances de Yimperator, et ses interrogations personnelles, se révèlent sans doute davantage dans l'anecdote que rapporte Plu- tarque. Quand, après Pharsale, il aborda à Mytilène, il s'y entretint avec le philosophe péripatéticien Cratippe et lui fit part de ses doutes et de ses plaintes à l'égard de la Providence180, qui, après l'avoir longtemps favorisé, l'abandonnait, mais dont il ne désespérait pas de redevenir l'élu181. Conception évhémé- riste et providentielle du chef victorieux qui lui inspira la grande pensée de sa vie, l'assimilation à Alexandre et, à travers lui, à Dionysos et Héraclès182 dont le conquérant macédonien lui-même passait pour être la réincarnation183. Le surnom de Magnus qui fut dévolu à

176Cass. Dio 42, 18,3. 177 Sur la Vénus de Pompée, R.Schilling, op. cit.,

p. 296-301. 178 Fast. Allif. et Amit., à la date du 12 août: Veneri

Victrici, / Honipri), Virtut(i), Felicitati / in tkeatro marmoreo (CIL F, p. 217; 244; 324; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 180 sq.; 190 sq.; 493 sq.). Sur l'emplacement de ces sanctuaires, cf. la précision que donne Suétone, à propos de la restauration de l'édifice et de sa nouvelle dédicace par Claude : cum prius apud superiores aedes supplicasset (Claud. 21, 1).

179 Supra, p. 216, n. 5. 180 Pomp. 75, 4-5. 181 Cf. les propos qu'il tint à sa femme Cornélie et que

Plut arque rapporte dans le même chapitre, Pomp. 75, 1- 2, d'après une source qu'il ne nomme pas.

182 Sur la triple assimilation Alexandre - Héraclès - Dionysos, le texte fondamental est Pline, NH 7, 95 : uicto- riarum Pompei Magni titulos omnes triumphosque hoc in loco nuncupari, aequato non modo Alexandri Magni rerum fulgore, sed etiam Herculis prope ac Liberi patris. C'est pourquoi il célébra son troisième triomphe, en 61, vêtu de la chlamyde d'Alexandre, qui provenait du butin de Mithridate (App. Mithr. 117). C'est pourquoi il eût voulu célébrer son premier triomphe, sur l'Afrique (dont la date reste discutée: 81, 80 ou 79; cf., depuis E. Badian,

The date of Pompey's first triumph, Hermes, LXXXIII, 1955, p. 107-118, R. Seager, op. cit., p. 12; B. L. Twyman, The date of Pompeius Magnus ' first triumph, dans Studies in Latin literature and Roman history, I, coll. Latomus, 164, Bruxelles, 1979, p. 175-208; P. Greenhalgh, op. cit., p. 169 et 235), sur un char attelé de quatre éléphants, comme celui de Dionysos, et n'y renonça que parce que la porta Triumphalis était trop étroite pour leur livrer passage : Romae iuncti primum subiere currum Pompei Magni Africano triumpho, quod prius India uicta trium- phante Libero patre memoratur. Procilius negat potuisse Pompei triumpho iunctos egredi porta (Plin. NH 8, 4; cf. Plut. Pomp. 14, 6). Mystique dionysiaque et héracléenne qui inspira Pompée lorsque, à Pharsale, il choisit pour mot d'ordre Hercules Inuictus (App. BC 2, 76) et à laquelle Pétrone fait écho quand il dénombre les dieux qui le soutiennent : Magnum. . . / excipit, ac totis similis Tirynthius actis (124, v. 269 sq.).

183 Sur Alexandre Neos Dionysos et Neos Héraclès - identification réalisée de son vivant, ou fruit de sa légende divinisante? -, cf. la discussion de Cerfaux-Tondriau, Le culte des souverains, p. 148-163, avec la bibliographie antérieure, notamment A. D. Nock, Notes on Ruler-Cult, JHS, XL VIII, 1928, p. 21-30; VV. W. Tarn, Alexander the Great, Cambridge, 1948, II, p. 45-62; et, maintenant, P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d'Alexandre

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Pompée accomplit la synthèse de ces diverses tendances : conféré au jeune imperator par Sulla lui-même, il fait écho à celui de Felix que s'était arrogé le dictateur; mais, à l'idéologie de la félicitas romaine, réinterprétée par Sulla dans le sens surhumain d'un bonheur divin, il substitue une autre image divinisante, hellénistique et royale, celle du Nouvel Alexandre, auquel Pompée le Grand s'identifiait non seulement par sa gloire et ses exploits, mais jusque par une ressemblance physique qu'il accentuait sciemment184.

Vénus, Félicitas : Pompée continue donc, dans sa quête de la Chance, la démarche engagée par Sulla et nous ne voyons pas que, dans ses tentatives religieuses, il ait eu plus de dévotion à la déesse Fortuna que ne lui en avait témoigné Sulla185. Mais César, le second imperator romain qui ait eu conscience de sa Fortune, n'élèvera pas davantage de temples à la déesse du même nom. C'est qu'il convient, en fait, de renverser la perspective et de considérer que c'est moins Pompée qui rend un culte à la Fortune que le peuple romain qui, à travers lui, reconnaît le pouvoir surnaturel de Fortuna, divinité transcendante, dont il est l'incarnation épiphane et présente et qui, en lui, porte son adulation à la Fortune immanente dont il est le tout-puissant détenteur. De cette mainmise du parti

pompéien sur la déesse Fortuna, nous avons un autre témoignage, d'autant plus précieux que, par son origine non littéraire, il échappe aux déformations de la rhétorique, et plus convaincant encore que les textes du De imperio Cn. Pompei, dans la mesure où Cicéron ne fut jamais qu'un «pompéien» d'occasion et où l'on peut soupçonner qu'il a cherché à infléchir la fortuna pompéienne dans un sens ré

publicain. A. Alföldi186 a mis en lumière l'utilisation,

par la propagande pompéienne, d'une série, autrefois mal comprise, de symboles monétaires à la fois monarchiques et sullaniens qui annoncent, en la personne de Pompée, la venue d'un roi-sauveur ou d'un dictateur providentiel, destiné à rendre au monde romain la paix et le bonheur et à ramener l'âge d'or parmi les hommes. Ainsi, à une date que l'auteur voudrait situer en 62, mais qui, on le verra, est discutée, quelques mois, selon lui, après la conjuration de Catilina qui a réveillé le spectre de la révolution et de la guerre civile, et alors que Rome serait dans l'attente du retour de Pompée, vainqueur de Mithridate, le monétaire M. Plaetorius Cestianus, l'un de ses partisans187, fait figurer au droit de ses deniers la tête de Romulus, les cheveux flottants à la manière d'Alexandre et des souverains hellénistiques et, au revers, le caducée,

(336-270 av. J.-C), II : Alexandre et Dionysos, Nancy, 1981, en particulier p. 79-83.

184 Plut. Pomp. 2, 1-4; 46, 1. Pour que cette identification fût complète, on prétendait, dit Plutarque dans ce second texte, qu'il avait, lors de son triomphe de 61, moins de trente-quatre ans, tel Alexandre; et Appien lui donne effectivement trente-cinq ans (Mithr. 116) à cette date, alors qu'il en avait en réalité dix de plus. Sur l'assimilation de Pompée à Alexandre, cf. A. Bruhl, Le souvenir d'Alexandre le Grand et les Romains, MEFR, XLVII, 1930, p. 202-221, en particulier p. 206 sq.; également G. Picard, op. cit., p. 187; et, pour les monuments figurés, D. Michel, Alexander als Vorbild fur Pompeius, Caesar und Marcus Antonius. Archäologische Untersuchungen, coll. Latomus, XCIV, Bruxelles, 1967, p. 35-66.

185 Le témoignage de Lydus, mens. 4, 132, p. 161 W., qui fait état d'une colonne que le Grand Pompée aurait élevée, à Byzance, en l'honneur de «Tyché», pour lui rendre grâces de sa victoire sur Mithridate et - ce qui surprendra davantage - sur les Goths, est éminemment suspect. Que la colonne ait réellement existé, avec son inscription en caractères latins, que traduit Lydus, τη Τύχη

τη έπανασωστικη δια τους νικηθέντας Γότθους, affirmation qui paraît bien reposer sur un témoignage visuel direct, nous n'en douterons pas; mais qu'elle ait été l'œuvre de Pompée (dont le nom, on le notera, ne figure pas dans l'inscription dédicatoire), c'est une autre question. Or, nous connaissons, par chance, une inscription de Constantinople, gravée sur la base d'une colonne, dont le texte correspond exactement à celui de Lydus : Fortunae / Reduci ob / deuictos Gothos (CIL III 733). Telle est, on peut en avoir la certitude, l'origine de sa notice : il a seulement confondu Pompée et Constantin, dont l'inscription, selon Mommsen, commémore la victoire sur les Goths et le retour dans la ville, en 332.

186 Die Geburt der kaiserlichen Bildsymbolik, 2. Der neue Romulus, ΜΗ, Vili, 1951, p. 190-215; rés. dans REL, XXVIII, 1950, p. 54 sq.

187 Quid actum, quid constitutum sit, quid Pompeius susceperit, optime ex M. Plaetorio cognosces, qui non so- lutn interfuit his rebus, sed edam praefuit, dira de lui Cicéron, fam. 1, 8, 1, au proconsul P. Lentulus Spinther, en 55.

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symbole de bonheur188. Vers 57, un autre pompéien, Q. Cassius Longinus, frappe un type analogue189. En un temps où l'idéologie de Romulus et du parens patriae est revendiquée par les hommes d'État, son alliance avec celle du Nouvel Alexandre traduit clairement l'aspiration de Pompée le Grand à un pouvoir de nature monarchique et divinisante. A cette interprétation, A. Alföldi joint celle d'un autre type de deniers également émis par M. Plaeto- rius Cestianus et qui représentent une tête de jeune femme, en qui il propose de reconnaître la Sibylle, annonciatrice du retour de l'âge d'or190. Propagande que continuent, plus clairement encore, en 56-55, les émissions de Faustus Sulla, fils du grand Sulla et gendre de Pompée, qui met à son service les grands thèmes politiques et religieux de la «monarchie» sullanienne : Vénus, qui apporte à Sulla le lituus augurai; à nouveau la tête de Romulus et ses trois trophées; la tête de Jugurtha et la légende Felix191. Ensemble cohérent et qui démontre à l'évidence le caractère systématique et la continuité d'une propagande orchestrée par Yimperator lui-même et diffusée avec zèle par ses partisans et par les personnalités les plus marquantes de son entourage.

Cette unité d'inspiration engage à interpréter dans la même perspective que le type ro- muléen et la figure de la Sibylle, élucidés par A. Alföldi, deux autres types monétaires de M. Plaetorius Cestianus qu'il a laissés en dehors de son exégèse et que nous avons déjà examinés à propos de Fortuna Primigenia et de l'oracle de Préneste : le premier, dont

terprétation nous paraît certaine, et qui montre, au droit, le profil de la déesse, et, au revers, une puella procédant au tirage des sorts; le second, dont l'identification est seulement probable, et qui figurerait de nouveau Fortuna, quoique sous d'autres traits, ainsi que le fronton d'un temple qui pourrait être Yaedes du sanctuaire inférieur de Préneste, centre de son culte oraculaire192. Sans doute décèle-t-on, à l'origine du choix de M. Plaetorius, descendant des Cestii de Préneste, une composante personnelle, analogue à celle qui, en 19 av. J.-C, suggérera à Q. Rustius, originaire d'Antium, de frapper ses monnaies à l'effigie des deux Fortunae Antiates, protectrices du principat d'Auguste au même titre que la Victoire et Fortuna Redux, dont l'autel figure sur l'un de ses revers193.

Mais, on le soupçonne, la signification majeure de ses monnaies doit être d'un ordre plus élevé, et inspirée par un dessein politique de plus grande envergure194. Il est, malheureusement, fort difficile d'en déterminer la date et, par conséquent, faute de pouvoir préciser exactement à quel moment de la carrière de Pompée elles se rapportent, d'en déchiffrer les intentions et la portée politique et idéologique. Le seul point de repère sûr est fourni par Cicéron qui, en 66, dans le Pro Cluentio, rappelle que, «récemment», nuper, il a plaidé devant M. Plaetorius, édile curule195. Or deux, mais deux seulement, des sept types monétaires frappés par le personnage comportent l'indication de sa magistrature, aed. cur.196; les cinq autres, artistiquement les plus

188Babelon, II, p. 313, n°5; Grueber, I, n° 3554-3573; Sydenham, n°807; Crawford, I, p. 418, n°405, 5 (Mercure?).

189Babelon, I, p. 330, n°7; Grueber, I, n° 3868-3870; Sydenham, n°916, qui identifient ce type, comme le précédent, avec une représentation de Bonus Eventus. Crawford, I, p. 452, n° 428, 3 (Genius populi Romani).

190Babelon, II, p. 313 sq., n°6-7; Grueber, I, n°3533- 3553; Sydenham, n° 803-806; Crawford, I, p. 415, n°405, 3a-4c.

191 Babelon, I, p. 420-424, n° 59-63 (triple trophée qui rappelle les trois triomphes de Romulus, selon A. Alföldi, ou les trois triomphes de Pompée, selon G. Picard, op. cit., p. 187: l'hésitation prouve à quel point l'identification des deux héros était parfaite); Grueber, I, n°3824- 3829 et 3909-3915; Sydenham, n° 879-884; Crawford, I,

p. 449 sq., n°426, l-4b. 192 T. I, p. 64-67 et PL VI, 3-4. 193 T. I, p. 177 sq. et Pi. IX, 1-2. 194 Cf., sur les émissions de M. Plaetorius, H. Zehnac-

ker, Moneta, I, p. 584 sq., qui fait état des «opinions politiques» du personnage. Mais on croira difficilement que les deux deniers à l'effigie de la Fortune de Préneste soient en rapport avec les ludi Victoriae Sullanae et que Plaetorius ait célébré la victoire de Sulla, ensanglantée du meurtre de son père, qui fut victime des proscriptions (Val. Max. 9, 2, 1 ; cf. Münzer, s.v., RE, XX, 2, n° 11 et 16, col. 1949 sq.).

195 Clu. 126. 196 Babelon, II, p. 312 sq., n°3-4; Grueber, I, n°3574-

3601; Sydenham, n° 808-809; Crawford, I, p. 436 sq., n°409, 1-2. On voit mal, en tout cas, comment la chrono-

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soignés et les plus beaux, dont font partie nos deux types prénestins, ne portent aucun titre. D'où la tendance des numismates à considérer que les deux séries ont peut-être été émises dans des circonstances différentes; ce qui complique d'autant le problème de leur datation, fixée, globalement, par Sydenham, vers 68-66, et par M. Crawford peut-être en 68, ou, mieux, en 69, pour la première série, et en 67 pour la seconde, contemporaine de son édili- té. Chronologie qui, tout imprécise qu'elle est, et si nous nous en tenons aux dates approximatives de 68-66, offre néanmoins avec le De imperio Cn. Pompei un synchronisme relatif, peut-être même absolu, suffisant en tout cas pour qu'on soit en droit de rapprocher les deux références, l'une numismatique, l'autre oratoire, à Pompée et à sa Fortune, et de les interpréter dans la même perspective.

A un moment, et c'est là que l'incertitude chronologique se fait le plus fâcheusement sentir, qui peut être soit celui où, après son consulat de 70, Pompée, se tenant volontairement «en réserve» de la république, et dans l'attente de plus hautes destinées, visait, par un apparat qui l'isolait du vulgaire, à entretenir autour de sa personne cette «solennelle majesté» qu'évoque Plutarque197, soit celui où, par le vote des lois Gabinia, puis Manilia, respectivement en janvier 67 et janvier 66, lui furent dévolus les grands commandements qui lui taillaient en Asie un empire à sa mesure, elles sont un acte de propagande en sa faveur : en gravant sur ses deniers l'effigie souveraine de Fortuna, peut-être le fronton de son temple de Préneste, et, en tout cas, la sors porteuse de sa volonté, M. Plaetorius Ces- tianus créait autour de Pompée une prédestination de victoire qui a pu, soit, durant son retour à la vie privée, alimenter la ferveur populaire, soit compléter l'action de Cicéron pour le vote de la loi Manilia, soit peut-être, s'il est permis d'avancer cette conjecture, qui s'accorderait particulièrement avec la

re de Plaetorius, être à la lex Gabinia, au commencement de 67, ce que devait être à la lex Manilia, l'année suivante, le discours De imperio Cn. Pompei, ou, mieux encore, faire écho, dans les mois qui suivirent, aux succès foudroyants qu'il remporta, de mars à mai 67, dans sa campagne contre les pirates198. Ainsi, et quoi qu'il en soit de leur date exacte, dans les mêmes années, Cicéron et M. Plaetorius Cestianus mettent au service du même homme, Pompée, et de la même idéologie, celle de la fortune impératoriale, l'un, la force persuasive du verbe, l'autre, celle, imagée, des représentations monétaires.

Mais le témoignage de ces dernières est plus précieux encore : lié au parti d'un homme que sa fortuna élevait au-dessus de l'humaine condition et qui se réclamait de la Fortune pour fonder religieusement ses prétentions à la domination, M. Plaetorius Cestianus, prénestin d'origine, a placé sous le signe prophétique de Fortuna Primigenia, comme sous celui de la Sibylle, l'annonce des victoires de Pompée, objet d'une espérance quasi messianique, et qui devait instaurer pour le monde un âge «fortuné». D'autant que ces mystiques de renouveau trouvaient un nouvel appui dans le culte et le mythe de Préneste, où l'invention des sorts s'était accompagnée d'un autre prodige, lié au miel de l'âge d'or199, et où Fortuna Primigenia, Mère Primordiale et souveraine, était tout à la fois nourrice des enfants divins, dispensatrice de toute fécondité et initiatrice des recommencements cycliques. Ainsi, le monnayage de M. Plaetorius Cestianus rend-il aux rapports de Pompée et de Fortuna toute leur signification religieuse et leur dimension sacrée. Pompée ne s'est pas seulement réclamé d'une idéologie abstraite de la fortuna. Il a aussi, comme le laissaient pressentir les textes de Cicéron, placé ses ambitions sous les auspices de la déesse Fortuna, détentrice suprême de la Chance, en qui se conjuguaient la prédestina-

logie affirmée, mais non démontrée, d'A. Alfoldi (types I- V : 62; types VI-VII, aed. cur. : 55 av. J.-C.) peut se concilier avec le texte formel de Cicéron, écrit en 66. Sur la carrière de M. Plaetorius, Broughton, Magistrates, II, p. 143 et 150, n. 3; et, contre la chronologie d'A. Alfoldi, M. Crawford, op. cit., I, p. 83, n. 5; et p. 87.

197 Pomp. 23, 3-4. 198 Sur la chronologie, Cic. imp. Pomp. 35 et Plut.

Pomp. 28, 3; cf. J. Carcopino, César, p. 604 et n. 100; et J. VAN OOTEGHEM, Op. Cit., p. 178.

199 Cic. diu. 2, 86 (cf. T. I, p. 9 et 110).

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tion oraculaire de la déesse de Préneste, maîtresse de l'avenir, et les implications politiques de la Tyché hellénistique, déesse de victoire et protectrice des souverains.

Nous sommes dès lors en mesure de répondre à la question essentielle que pose la théologie politique élaborée par Pompée et son entourage : pourquoi la fortuna plutôt que la félicitas? Pourquoi cette innovation, toujours risquée, plutôt que la reprise d'un concept qui avait fait ses preuves, qui appartenait au plus vieux fonds de l'idéologie politique et militaire de Rome et qui, autre avantage, avait été récemment enrichi par la «monarchie» théocratique de Sulla de résonances nouvelles? Pourquoi cette infidélité au sullanisme, non pas renié, d'ailleurs, mais développé et majoré, puisque, à la félicitas personnelle du dictateur, se substitue une autre «force» divinisante, la fortuna-τυχχ} de Pompée le Grand? Plusieurs raisons concourent à l'expliquer, car, de toute évidence, la genèse de la fortuna pompéienne fut complexe. Elle s'inspire en premier lieu de l'attitude générale qui fut celle de Pompée à l'égard de l'héritage sullanien, qu'il ne pouvait laisser tomber en déshérence. Mais une doctrine aussi personnelle que celle de Sulla ne se copie pas; elle s'adapte. D'où la nécessité de rénover les grands thèmes du sullanisme, l'usage du surnom Pompeius Magnus succédant à celui de Sulla Felix, et le culte de Vénus Victrix à la Vénus Felix du dictateur défunt. Lourd héritage à porter, cependant, que celui de la félicitas sullanienne; et, s'il était nécessaire de le capter, il n'était pas moins difficile de l'assumer. Les slogans les plus efficaces à leur naissance n'échappent pas à l'usure, et la félicitas de Sulla, quelque divinisante qu'elle fût, restait éclaboussée du sang des proscriptions. Il fallait régénérer cette idéologie, flétrie par trop d'odieux souvenirs.

On aurait tort, toutefois, de ne voir dans la fortuna de Pompée qu'une variante purement formelle du modèle sullanien. D'autant que, nous en avons la preuve par Cicéron, qui emploie le substantif, et par les monnaies de

Faustus Sulla à la légende Felix, Pompée n'a nullement rejeté la félicitas de Sulla, non plus que celle, traditionnelle, qui, avant d'être confisquée par lui, avait été le lot légitime de tous les magistrats républicains. Mais, cette félicitas d'origine romaine, il l'a intégrée à une théorie plus unitaire et plus grandiose du pouvoir, qui l'assimilait tout en la dépassant. L'entreprise qu'il mena à bien avec le concours de ses amis, et à laquelle Cicéron apporta sa collaboration momentanée, visa en effet à renouveler la théologie politique du sullanisme en adaptant à Rome la conception hellénistique de la Tyché royale : la «fortune» de Pompée, à laquelle Cicéron donnait la caution de la Fortuna populi Romani, était, en fait, une Τύχη βασιλέως. Ce faisant, elle revêtait une plurivalence et une richesse de significations auxquelles la félicitas de Sulla était loin d'être parvenue. Pompée résolvait l'antinomie sullanienne de la félicitas et de la fortuna : éludant le choix qu'avait fait son illustre prédécesseur entre la possession durable de la félicitas et le refus angoissé de la Fortuna et de ses faveurs instables, il misait sur l'une et l'autre simultanément. Du même coup, il recréait l'unité non seulement des deux concepts romains de la «chance», mais aussi des notions grecques correspondantes, la τύχη et Γεύτυχία, qui, elles, étaient de tout temps liées par leur rapport étymologique. Ainsi, Nouvel Alexandre, il reconstituait à son profit, et dans sa plénitude, la théologie hellénistique du pouvoir royal, fondée sur la possession par le souverain d'une Tyché personnelle et agissante, objet de culte pour ses sujets, ainsi que d'une ευτυχία, d'une «chance» spéciale ou d'une «grâce» qui lui était conférée par les dieux, et dont la réalité était reconnue non seulement par l'opinion populaire, mais aussi par la pensée philosophique.

Aristote en effet, encore sous l'influence de Platon, avait formulé la théorie de la θεία ευτυχία, de l'inspiration divine, comparable à l'enthousiasme, qui, répandue en certains êtres d'exception, les voue à de constants succès200 : conception mystique qui, appliquée à

200 Sur la signification de la θεία ευτυχία (Eth. Eud. 8, 2, 1248 b 4, avec, sur l'ensemble du chapitre, le

taire de V. Décarie, Paris-Montréal, 1978, p. 209-216) dans la pensée d'Aristote, P. Boyancé, Le culte des Muses chez

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la théologie politique, qualifie ces hommes de génie, élus par la divinité, pour l'exercice du pouvoir. Que la «chance» de Pompée fût d'essence «divine», Cicéron l'a dit et répété, d'abord dans le De imperio Cn. Pompei, puis dans le Pro Balbo, sous la forme allusive d'un plus . . . quant deae tribueretur201 , et le monnayage de M. Plaetorius Cestianus au type de Fortuna Primigenia en a donné une figuration symbolique. Aussi est-il tentant de voir dans la formule employée par Cicéron, diui- nitus adiuncta fortuna, une transcription, presque une traduction de la θεία ευτυχία d'Aristote, qui ne résulterait pas d'une initiative personnelle de l'orateur-philosophe, mais qui refléterait la doctrine même du parti pompéien. Pompée qui, à Mytilène, s'entretenait de la Providence avec le péripatéticien Cratippe, ainsi que le groupe de ses amis, au premier rang desquels figurait son historiographe grec et conseiller politique, Théopha- ne, a fort bien pu se réclamer explicitement d'Aristote, le maître d'Alexandre, son royal et divin modèle, pour fonder non seulement en religion, mais aussi en raison la «fortune» providentielle, à la fois félicitas et fortuna, τύχη et ευτυχία, qu'il s'était dévolue.

Jusqu'à Sulla, la théologie hellénistique de la victoire surnaturelle et la possession de la félicitas qui en était l'indispensable condition avaient été essentiellement le fait de l'aristocratie romaine202. Pompée franchit un nouveau pas dans cette voie: la «fortune» qu'il s'attribue est un privilège non seulement

tocratique, mais royal. Aussi lui retrouve-t-on associés, comme ses nécessaires développements, les thèmes victorieux de l'idéologie royale hellénistique, que reprennent les éloges divinisants de Cicéron, et qui devaient orner les monuments de l'art triomphal pompéien. Cicéron esquisse l'image surhumaine d'un Pompée cosmocrator qui, comme les souverains hellénistiques, commande, grâce à la toute-puissance de sa fortuna, aux éléments de la nature, ceux de la mer surtout, uenti tempestatesque, et au cours historique des événements, casus euentusque rerum203. Or cet hommage, formulé en 66 dans le De imperio Cn. Pompei et réitéré dans le Pro Balbo en 56, n'est pas une glorification hyperbolique et passagère imaginée par l'orateur, le temps d'un discours. Il est l'une des données essentielles de la mystique pompéienne et de la symbolique qu'elle a inspirée, celle du triple trophée rappelant ses trois triomphes sur les trois parties du monde, l'Afrique, l'Europe et l'Asie, c'est-à-dire sur la totalité de l'œkoumè- ne204. Aussi le triple trophée figurait-il sur l'anneau de Pompée, imité de celui de Sulla205, et le voyons-nous sur les monnaies frappées par Faustus Sulla. D'autres revers du même monétaire206 représentent la sphère cosmique, entourée de trois couronnes, celles des trois triomphes, et surmontée de la couronne d'or que Pompée avait le privilège, accordé par le sénat, de porter lors des jeux publics207. En outre, l'aplustre, signifiant la maîtrise des mers, et l'épi de blé, évoquant

les philosophes grecs, Paris, 1937, p. 192-194, qui, contre J. Croissant, Aristote et les mystères, Liège-Paris, 1932, p. 26-33 et 47, qui n'y voyait qu'une théorie de jeunesse, a montré que le philosophe n'a pas cessé de croire à l'existence de cette «chance divine» (cf. Eth. Nie. 10, 10, 1179 b 20); P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, 1963, p. 70-75 ; B. Dumoulin, Recherches sur le premier Aristote, Paris, 1981, p. 92-97.

201 Balb. 9 (supra, p. 242). 202 G. Picard, op. cit., p. 145; 202; 244 sq. 20iImp. Pomp. 48; Balb. 9 (supra, p. 241-243). Cf. Pe-

tron. 123, v. 241 sq. 204 Le thème des « trois triomphes » de Pompée, celui

de 81, 80 ou 79 sur l'Afrique, celui de 71 sur l'Europe (Espagne et Gaule), celui de 61 sur l'Asie, est devenu un lieu commun de la littérature latine; cf. les textes (de Cicéron, Lucain, etc.) cités par J. van Ooteghem, op. cit., p. 284-286; G. Picard, op. cit., p. 186-188; P. Greenhalgh,

op. cit., p. 168-176. Non que Pompée fût le premier Romain qui eût triomphé par trois fois; mais, ce qui n'avait point de précédent, c'était qu'il remportait son troisième triomphe sur la troisième partie du monde, dit Plutarque qui dégage nettement la signification universelle de l'événement : την οίκουμένην έδόκει τοις τρισίν ύπήχθαι θριάμβοις (Pomp. 45, 6-7). Et Dion Cassius ajoute que l'un de ses trophées, le plus beau, commémorait sa victoire «sur le monde entier» (37, 21, 2).

205 Cass. Dio 42, 18, 3. 206 Babelon, I, p. 423 sq., n° 61-63; Grueber, I, n° 3909-

3915; Sydenham, n° 882-884; Crawford, I, p. 449 sq., n°3- 4a-b.

207 Et qu'il ne porta d'ailleurs qu'une fois (Vell. 2, 40, 4; Cass. Dio 37, 21, 4). Sur la signification de la couronne, prophylactique et bénéfique, et qui rappelle celle des dieux cosmocrates, G. Picard, Le couronnement de Vénus, MEFR, LVIII, 1941-1946, p. 83-85.

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l'abondance de la terre, complétaient ce système de symboles qui exprimaient la domination œcuménique de Yimperator sur l'univers physique et temporel.

Telle est la féconde unité idéologique que Pompée réalisa sous le signe de sa fortuna. En elle se conjuguent la félicitas surnaturelle de Sulla et la fortune divinisante des monarques hellénistiques. Mais, et c'est là le grand progrès de la théologie pompéienne sur la doctrine de Sulla, à la Tyché personnelle, énergie immanente au souverain, et à ses harmoniques royaux, se joint, comme son fondement religieux, le culte retrouvé de Fortuna-Tyché, déesse transcendante. En se substituant à une félicitas qui ne recevait sa plénitude que d'une Vénus Felix, protectrice particulière et difficilement transmissible de Sulla, la fortuna qui vient d'apparaître dans l'idéologie politique romaine appelle sur le chef surhumain, cos- mocrator et dominateur terrestre du monde, les bénédictions de la divine Fortuna, souveraine céleste de l'univers. Ainsi se confondent, en la personne de Pompée, l'héritage de Sulla et celui d'Alexandre, du conquérant invincible, élu par la Fortune et divinisé par sa Victoire et que, précisément, le groupe du Ty- chaion d'Alexandrie représentait couronné par Gé, avec l'assistance de Tyché et de Nikes208. Auréolé de sa fortune, protégé par l'omnipotente Fortuna, Pompée donnait de lui l'image «royale», c'est-à-dire, à Rome, préimpériale, du Nouvel Alexandre, entouré, à la manière des princes hellénistiques et de leurs φίλοι, de la cour de ses «amis»209, hommes politiques, conseillers intimes et confidents, artistes et hommes de lettres, adorateurs de ce soleil levant qu'à peine âgé de vingt-cinq ans il avait, non sans insolence, prétendu devenir à l'encontre de Sulla210.

S'il est vrai que la «fortune» de Pompée fut une création de sa propagande, il nous faudrait, pour achever d'élucider cette notion, tenter d'éclaircir un point de chronologie : de quand date l'apparition de ce concept dans la pensée politique romaine? Il semble en effet, comme le suggère l'emploi simultané des deux vocables par Cicéron, que la «chance» de Pompée ait d'abord été une félicitas de type sullanien, avant de devenir, sous sa forme la plus haute et la plus achevée, une fortu- ηα-τύχχ] de type hellénistique et royal. A quel moment de sa carrière et sous quelles influences Pompée se dégagea-t-il donc de l'emprise sullanienne et de l'idéologie de la félicitas, pour se donner une fortuna d'essence supérieure et qui n'appartînt qu'à lui? Il nous importerait à cet égard, même après l'étude de W. S. Anderson, de connaître avec plus de précision le rôle que joua, dans l'élaboration des idées-forces de la mystique pompéienne, l'entourage de Yimperator, plus rompu que lui, sans doute, aux subtilités de la propagande idéologique, actif, habile, inventeur de thèmes suggestifs, et mêlé d'hommes politiques romains, comme son gendre Faustus Sulla, mais aussi de Grecs, dont le plus influent était sans conteste Théophane de Mytilène211. Divers indices, pourtant, incitent à ne pas faire remonter trop haut dans la carrière précoce de Pompée la formation de cette doctrine théologique centrée autour de sa fortuna. D'abord, les précautions dont use Cicéron pour lancer dans l'arène politique romaine ce vocable nouveau, dont le dynamisme, au début de 66, se pare encore des prestiges de l'insolite. Ensuite, la psychologie de l'intéressé lui-même. Modération naturelle212, hantise superstitieuse de la Némésis ou prudence calculée du politique qui hésite à choquer par ses

208 Libanios, VIII, p. 530 Forster. 209 W. S. Anderson, Pompey, his friends, and the litera

ture of the first century B.C., Un. of California Pr., Berkeley-Los Angeles, 1963.

210 Cf. l'anecdote rapportée par Plutarque, Pomp. 14, 4, lorsque, contre la volonté de Sulla, il prétendait obtenir le triomphe.

211 Valet autem auctoritas eius apud illum plurimum, dit de lui Cicéron, Au. 5, 11, 3; et César, BC 3, 18, 3, le nomme parmi les trois conseillers avec qui Pompée délibérait de maximis rebus. Cf. VV. S. Anderson, op. cit.,

p. 34-41. 212 Que souligne Plutarque, Pomp. 15, 4; 18, 3; que

Pompée lui-même avait mise en relief dans l'un de ses discours, où il déclarait qu'il avait reçu tous les honneurs plus tôt qu'il ne s'y attendait, et qu'il les avait déposés plus tôt qu'on ne s'y attendait (54, 1), et qui, quelque relative qu'elle fût, refrénait les excès de son ambition. Jusqu'au jour où, renonçant à cet esprit de mesure qui avait assuré la durée de son bonheur, il tomba dans l'arrogance et la présomption et se lança dans un conflit ouvert avec César (57, 5-6).

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novations, la conviction personnelle de Pompée suit, ou feint de suivre, les mouvements de l'opinion plus qu'elle ne les provoque. Ainsi, alors que Sulla lui avait dès 80 décerné le surnom de Magnus dont, d'ailleurs, l'armée d'Afrique l'acclamait peut-être déjà, mais qui n'acquit valeur officielle qu'à partir de ce moment, il attendit la guerre de Sertorius (entre 76 et 72) pour en faire usage et pour signer enfin ses lettres et ses ordonnances de ce c

ognomen auquel l'accoutumance épargnait désormais l'envie213 et qu'il pouvait, dès lors, incorporer sans risque à sa propre personne.

La conscience victorieuse que Pompée éprouvait de lui-même fut donc lente à se dégager ou, du moins, à s'exprimer. En outre, quels qu'eussent été ses exploits antérieurs, si favorable que fût par ailleurs l'Espagne à la divinisation des grands hommes214, l'Asie restait la terre privilégiée où les imperatores romains prenaient conscience d'être choisis par les dieux et presque d'être des dieux eux- mêmes. Tel avait été le destin spirituel de Sul- la qui y avait, en 92, entendu le «mage» lui prédire son avenir exceptionnel, et qui, guidé par l'oracle de Delphes, avait découvert, à Aphrodisias de Carie, l'Aphrodite guerrière dont il devait faire sa protectrice. Tel fut

si celui de Pompée, qui s'y dessina durant les mois décisifs de 67. Il y arrivait, précédé d'une gloire militaire sans égale, adulé par les Grecs qui, lors de son passage à Athènes, l'accueillirent par l'inscription qui faisait de lui un dieu vivant : «Plus tu sais être un homme, et plus tu deviens dieu!»215, sauveur du monde méditerranéen qu'il avait purgé des pirates en une campagne-éclair de trois mois. Il y donnait son nom à une ville, Soloi, qui, dévastée par Tigrane, renaissait sous le nom de Pompeiopolis216 - action divinisante du fondateur de cité -, si bien que, déjà, il recevait l'encens des populations locales qui vénéraient en lui non plus seulement le représentant de Rome, mais un être envoyé du ciel, non ex hac urbe missum, sed de caelo delap- sum217, premières marques de cette divinisation qui fera dire à Hadrien qu'il était «lourd de temples»218.

Où se situent, dans cette marche triomphale, les monnaies, si difficilement datables, de M. Plaetorius Cestianus? Antérieures au départ de Pompée pour l'Orient, sont-elles le prélude romain de cette aventure spirituelle, et le premier essai, qui anticipe sur l'événement, de sa fortuna naissante? Ou, émises quelques mois plus tard, pour en consacrer

213 C'est la raison même que donne Plutarque, Pomp. 13, 9. Sur les origines de ce surnom, don de Sulla au jeune vainqueur, ou d'abord appellation privée que lui donnaient ses amis ou ses soldats d'Afrique, cf. la discussion de Plutarque, Ibid., 7-8; Liv. 30, 45, 6; Plin. NH 7, 96.

214 Sur le titre de «roi» qu'y reçut Scipion, supra, p. 60, n. 133 : royauté idéale, sans implication politique, mais qui élève celui qui -la possède au-dessus de l'humanité commune. A l'époque même de Pompée, Sertorius, qui prétendait être inspiré par Diane, grâce aux révélations que lui dispensait la biche sacrée de la déesse, qui l'accompagnait partout (Plut. Sert. 11, 3-8), fut lui aussi considéré comme «un homme divin et aimé des dieux» (chap. 20); et Metellus Pius s'y faisait, comme à un dieu, élever des autels et offrir des sacrifices et il se laissait couronner, dans les banquets, par des Victoires qui, grâce à une machinerie, descendaient du plafond, au milieu des grondements du tonnerre (Ibid., 22, 2-3; Val. Max. 9, 1, 5; Sall. ap. Macr. Sat. 3, 13, 6-8). Comme le remarquent Cerfaux et Tondriau, op. cit., p. 282, n. 1, «l'ambiance espagnole semble aussi propice que l'Orient grec à la divinisation». De fait, les mêmes éléments indigènes, facteur d'un prestige sacré pour le chef, contribueront à y implanter précocement et en profondeur le culte impérial (R. Etienne, Le culte impérial dans la péninsule

que d'Auguste à Dioclétien, en particulier p. 112-115). 215 Plut. Pomp. 27, 5. Cette inscription se trouvait pla

cée à l'intérieur de la porte de la ville. A l'extérieur, Pompée put en lire une seconde : « Nous t'attendions, nous t'adorions, nous t'avons vu, nous t'escortons» (trad. Fla- celière-Chambry).

216 Plut. Pomp. 28, 6; Pomp. Mela 1, 71. 217 Cic. imp. Pomp. 41. Cicéron emploie la même ex

pression pour promettre à son frère Quintus, gouverneur d'Asie, les honneurs divinisants dont les Grecs sont coutu- miers : de caelo diuinum hominem esse in prouinciam delapsum putent (ad Q. jr. 1, 1,7); ou pour rappeler l'origine miraculeuse du Palladium, illud signum, de caelo delapsum (Phil. 11, 24). C'est la première fois, commente F. Taeger, Das Altertum. Geschichte und Gestalt der Mittelmeerwelt, 6e éd., Stuttgart, 1958, p. 638, à propos du De imperio Cn. Pompei, que l'idée d'un dieu sauveur apparaît dans la pensée romaine, par l'intermédiaire, il est vrai, de conceptions étrangères: mais les traits qui, dès cette date, composent le portrait du chef idéal seront repris sous une forme unitaire, quelques années plus tard, dans le De republica.

™Anthol. Pal. 9, 402; cf. App. BC 2, 86; Cass. Dio 69, 11, 1.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 257

les réalisations victorieuses, sont-elles le premier signe d'une fortuna-τύχτ) déjà pleinement constituée? Quoi qu'il en soit, c'est dans cette atmosphère enivrante des villes d'Asie, grisé par les hommages qui, de toutes parts, montaient vers sa divinité, que Pompée, traité à la fois en roi et en dieu, dut éprouver comme une évidence nouvelle l'énergie surhumaine de victoire qu'il portait en lui et qui était l'expression surnaturelle de son aptitude à commander les hommes. Tels furent les faits nouveaux de 67, qui marquèrent un tournant dans la carrière «impératoriale» de Pompée: la révélation de l'Orient, patrie de la Tyché des rois; l'expérience, non pas intellectuelle, mais vécue, de la condition semi-divine des monarques hellénistiques, qui le marquera à tout jamais, au point que, jusque durant la guerre civile, ses allures souveraines lui vaudront le surnom d'« Agamemnon» et «roi des rois», dont l'égratignera la malignité de Do- mitius Ahenobarbus219; enfin, la venue de Théophane de Mytilène qui, sans doute au cours de ces mêmes mois, fut admis au nombre des «amis» de Yimperator et dont l'influence, sur lui toute-puissante, ne fit que renforcer les tendances hellénisantes du cercle de Pompée220.

C'est sous l'ascendant conjugué de ces multiples forces que Pompée en vint à assumer les composantes surnaturelles de la royauté hellénistique et à transmuer en une fortuna, divinisante et monarchique, la félicitas qu'il ne tenait jusque-là que de l'héritage sullanien et de la délégation du peuple romain. D'autant que cette majoration n'était pas seulement propre à flatter son orgueil : après sa victoire sur les pirates, elle le dotait d'une efficacité grandie en vue des deux

veaux conflits auxquels il se préparait, la rivalité personnelle qui l'opposait à Lucullus et la guerre contre Mithridate. Pour lui permettre de supplanter son prédécesseur et rival, une fortuna d'essence royale l'élevait au-dessus de la félicitas romaine, classique, avec laquelle un Licinius Lucullus avait en outre partie liée, par une sorte de privilège héréditaire, en vertu de traditions ancestrales qui remontaient jusque vers 146221. Et pour vaincre l'insaisissable Mithridate, quel atout plus sûr et plus divin qu'une Τύχη βασιλέως, qui mettait Yimperator romain à égalité avec le Nouveau Dionysos et Nouvel Alexandre qu'était lui aussi le roi du Pont222? Sulla avait emprunté à l'Asie la Vénus de victoire, patronne des grands conquérants. Pompée, vainqueur des pirates avant de l'être de Mithridate, en rapportera la Tyché des rois hellénistiques, née dans l'euphorie de ses victoires de 67 et, sitôt après, dans tout l'éclat de sa récente création, exaltée par Cicéron avec la ferveur que suscitent les croyances nouvelles, à Rome, où, dès janvier 66, elle devient l'un des cris de ralliement du parti pompéien.

Souveraine par ses origines, la Fortune de Pompée ne le fut pas moins par sa postérité : elle fut, dans la Rome du Ier siècle, l'un des multiples signes annonciateurs de la monarchie. Ainsi s'explique que Cicéron, s'il la célébrait dans ses discours quand les nécessités de la conjoncture politique lui en faisaient un devoir, ne lui ait accordé aucune place dans ses traités théoriques : c'est que la Fortune du chef est privilège royal et, à ce titre, incompatible avec la définition cicéronienne du prin- ceps qui, s'il est l'autorité suprême de l'État, n'est toutefois que le premier de ses concitoyens223. Grecque et non romaine, héroïsante

219 Sur ces propos blessants, répétés par tous, et qui le piquaient au vif, Plut. Pomp. 67, 5; 84, 4; Caes. 41, 2.

220 C'est en 67, au plus tard, que dut avoir lieu la première rencontre des deux hommes; cf. R. Laqueur, s.v. Theophanes, RE, V, A, 2, col. 2091; VV. S. Anderson, op. cit., p. 34 sq. C'est donc autour des mêmes dates, non seulement de la même année, 67, mais des mêmes mois, que tournent ces divers témoignages, le problème majeur restant de savoir si les monnaies de Plaetorius furent émises avant ou après la campagne contre les pirates, avant ou après mars-mai 67 (en 69, on le notera, Cicéron, Font. frg. 9, célébrant les succès de Pompée en Espagne,

ne vante encore que son eximia uirtute et felicitate : témoignage partiel qui confirme le rôle décisif de l'année 67 dans la formation de la fortuna pompéienne, célébrée par le même orateur comme une réalité acquise dans le De imperio Cn. Pompei de janvier 66).

221 Supra, p. 237. 222 Cf. les nombreuses sources, épigraphiques, numis-

matiques et littéraires, dans Cerfaux-Tondriau, op. cit., p. 255-258.

223 II est malaisé d'aller plus loin et de lire entre les lignes pour percer davantage le silence de Cicéron : s'il écarte ainsi la fortuna de sa propre pensée politique, est-

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258 FORTUNA-TYCHÉ

et non inscrite dans la loi, la Fortune de Pompée, sans racine dans la tradition républicaine, au contraire de la félicitas de Sulla, est bien la continuatrice, idéologique et sémantique, de la fortuna Hectoris dont Ennius avait chanté les surhumains exploits. Mais ce qui, à l'aube du IIe siècle, était fiction de poète, idéalisation de celui qui, dans le même temps, portait au ciel non seulement Romulus, mais aussi Scipion, devient, au Ier siècle, une force politique et l'expression nouvelle de la Vertu du chef.

Nous suivons ainsi clairement l'évolution qui, de Marius à César, n'a cessé d'enrichir et d'asseoir sur des fondements théologiques toujours plus solides la «chance» surhumaine des généraux. La félicitas essentiellement militaire de Marius, bien qu'elle tendît à lui être reconnue comme un don permanent224, restait d'un type traditionnel et rudimentaire :

expression de ses prétentions brutales à la suprématie, elle n'avait pour support ni doctrine élaborée du pouvoir politique, ni théorie rationnelle ou mystique qui la fondât en droit humain ou divin. Venue des dieux dans leur totalité indistincte comme celle de l'ancien magistrat républicain, elle n'impliquait de la part de Marius aucune dévotion exclusive à une divinité personnelle225. Doctrine de l'élection individuelle que formulera au contraire, sous sa forme la plus évidente, la théologie de Sulla, qui rassemble en une infrangible unité la faveur divine de Vénus Felix, la personne du dictateur choisi par elle, Sulla Felix, et la félicitas immanente qui est le gage de ses succès. Avec Pompée, cette unité se parachève et prend sa forme définitive : en faisant de l'ira- perator le double romain d'un souverain hellénistique, la Fortuna-Tyché de Pompée inaugure à Rome une conception nouvelle du charis-

ce parce qu'il la tient pour une chimère, pour un leurre brillant de l'idéologie pompéienne à laquelle il ne croit pas lui-même, ou, au contraire, pour un principe réel, mais dangereux pour l'État? On ne saurait croire que, contrairement à l'immense majorité de ses contemporains, à la tradition spécifiquement romaine de la félicitas découlant de la pietas, et à l'opinion des philosophes comme Aristote, attaché à la notion de la θεία ευτυχία, il ait mis en doute l'existence d'un facteur irrationnel du succès, nommé félicitas ou fortuna, attesté par l'expérience historique et qui qualifie certains hommes d'exception, doués de cette «divine» aptitude à la victoire, pour l'exercice des grands commandements militaires. Que cette «chance» fût justifiée par la «vertu» de celui qui la possédait suffisait à la fonder en raison et à la légitimer moralement. Qu'elle fût, divinisante aux yeux du vulgaire n'avait rien non plus qui, en soi, la rendît condamnable. La sagesse des ancêtres avait jadis fait de Romulus le fils de Mars et il est de même, sinon conforme à la raison, du moins utile à la raison d'État que les bons serviteurs de l'intérêt public passent pour tenir aux dieux par leur naissance, et non seulement par leur génie : concedamus enim famae hominum, praesertim non inueteratae solum, sed etiam sapienter a maioribus proditae, bene meriti de rebus communibus ut genere etiam putarentur, non solum ingenio esse diuino (rep. 2, 4). Varron estime, franchissant un pas de plus, que cette intime conviction, non seulement de la foule, mais des grands hommes eux-mêmes, même si elle est erronée, sert l'intérêt commun par ses effets psychologiques, car, à ceux qui se croient de souche divine, elle donne plus d'audace pour entreprendre, plus d'ardeur pour agir, plus de bonheur pour réussir : utile esse ciuitatibus dicit, ut se uiri fortes, etiamsi falsum sit, dits genitos esse credant, ut eo modo animus humanus

uelut diuinae stirpis fiduciam gerens res magnas adgre- diendas praesumat audacius, agat uehementius et ob hoc impleat ipsa securitate felicius (ap. Aug. ciu. 3, 4, p. 101 D.). Théologie d'homme d'État, plus que de philosophe. Mais, s'il admet cette forme romaine et populaire de la divinisation du grand homme, qui remonte à la tradition romuléenne, s'il lui fait place dans sa propre théorie du pouvoir sous sa forme plus véridique 'et plus haute, philosophique celle-là, celle de l'immortalité astrale promise aux meilleurs serviteurs de la république, Cicé- ron n'accepte point pour autant la théorie pompéienne du pouvoir, fondée sur la fortuna personnelle de l'impe- rator, conception hellénistique et royale dans laquelle il a dû déceler des germes de tyrannie. Nous trouvons en effet la clef de son attitude dans deux autres passages du De republica, où il emploie précisément le substantif fortuna, mais dans des acceptions différentes. Il est révélateur que le seul roi de Rome dont Cicéron dise qu'il fut quelque temps favorisé par la «chance» soit justement Tarquin le Superbe, etenim Uli iniusto domino atque acerbo aliquamdiu in rebus gerundis prospere fortuna comitato est (2, 44), et que, dans sa condamnation du despotisme royal, il souligne combien instable est la «destinée» d'un peuple qui ne repose que sur le bon plaisir d'un seul : est igitur fragilis ea fortuna populi, quae posila est in unius, ut dixi antea, uoluntate uel moribus (2, 50).

224 Supra, p. 235. 225 Peut-être est-ce ainsi qu'il faut interpréter l'héc

atombe qu'il promit «aux dieux» (Plut. Mar. 26, 3), sans spécification d'une divinité particulière, avant la bataille de Verceil, alors que Catulus affirmait sa dévotion à Fortuna Huiusce Diei, nommément désignée (R. Schilling, op. cit., p. 270; et supra, p. 216).

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 259

me monarchique. Plus heureuse en cela que sa Vénus, vouée à l'échec, éclipsée par celle de César et vite oubliée, sa Fortune réussira au delà de toute espérance. Après lui, l'idéologie du chef providentiel fondée sur la possession d'une Fortune personnelle sera une des sources du rêve monarchique de César, puis de la théologie du pouvoir impérial.

Ainsi, la Fortune de Pompée se perpétuera de génération en génération, mais ce sont d'autres que lui qui en recueilleront les fruits : pendant des siècles d'Empire, le pouvoir politique du souverain reposera sur sa Fortune, c'est-à-dire sur sa Chance, source de sa Victoire226. La Fortune de César, la Fortune des empereurs, qui deviendra objet de culte, sont filles de la Fortune de Pompée, le premier d'entre les Romains qui ait revendiqué la possession de ce don surnaturel et immanent, derrière lequel la Fortune de l'État, Fortuna populi Romani, Fortuna rei publicae, pourtant rappelée avec insistance par Cicé- ron, ou la Fortune de Préneste, annonciatrice de ses victoires bénéfiques, tendent à s'effacer pour n'être plus que des puissances lointaines, qui infusent au mortel privilégié qu'elles ont élu leur efficience sacrée, comme une parcelle de leur numen agissant.

III - César et sa Fortune

Καίσαρα φέρεις και την Καίσαρος Τύχην Plutarque, Fort. Rom. 6, 319 d.

Les anciens et, à leur suite, les modernes ont exalté à l'envi la prodigieuse Fortune de César. «Tu portes César et sa Fortune»: le mot superbe qu'il lança au pilote de la petite barque de douze rames sur laquelle, par une nuit d'hiver de 48, las d'attendre à Apollonie des renforts qui n'arrivaient point, malgré la tempête qui faisait rage, il tentait de regagner Brindes pour forcer la Chance et en ramener les troupes qu'il avait confiées à Antoine,

symbolise, aux yeux de tous, la destinée surhumaine de celui qui, comblé par les dieux, fut honoré à leur égal dès son vivant227. Pourtant, par un contraste surprenant, et qui est à l'origine de toutes les perplexités de la critique moderne, jamais César, dans les Commentaires qu'il a rédigés au service de sa gloire et de sa propagande, n'a nommément parlé de sa propre Fortune. Jamais il n'y a lui- même vanté la Fortuna Caesaris dont la postérité a, sans se lasser, répété le nom magique et qui reste entourée d'une aura de légende. Étrange silence, et qui demeure inexpliqué. Non qu'on n'ait point tenté de le percer. Mais, précisément, trop d'explications concurrentes en ont été proposées pour que l'une d'elles s'impose, incontestable, au détriment de toutes les autres. Car, ce qui accroît d'autant la complexité du problème, aucun de ceux qui ont interrogé les écrits de César pour élucider la conception personnelle qu'il avait de la Fortune, n'est parvenu à en donner une définition univoque et positive, ni à dégager clairement quelle sorte de croyance, philosophique ou religieuse, César avait en la Fortune, puissance divine et cosmique, et, au delà, en sa Fortune.

César s'est-il cru marqué par la déesse Fortuna pour un destin privilégié? A-t-il même cru posséder une «Fortune» personnelle - réellement nommée en latin Fortuna -, qui le prédestinait à un pouvoir inégalé? Ces interprétations mystiques, léguées par l'antiquité, n'ont plus cours aujourd'hui. Les historiens de l'ancienne école, Mommsen, avec une subtilité digne de son modèle, Rice Holmes, ont encore laissé le portrait, concordant dans ses grandes lignes, d'un César qui, comme Napoléon, avait foi en son étoile, joueur qui ne craignait point de parier sur le hasard et de faire confiance à la Fortune pour le mener au succès, ou dévot mystique de la déesse dont il sentait constamment au-dessus de lui la protection surnaturelle228. Pourtant, dès

226 G. Picard, Les trophées romains, p. 168 et 371 sq. 227 Suet. M. 76, 1. 228 Mommsen, Romische Geschichte, Ie éd., Ill, Berlin,

1856, p. 463 : «II n'oublia jamais qu'en toutes choses la fortune, c'est-à-dire le hasard (das Glück, das heisst der

Zufall), doit assurer le succès : c'est ce qui fit qu'il joua si souvent des parties si désespérées avec la destinée. . . Mais il y avait dans le rationalisme de César un point où il confinait au mysticisme» (trad. De Guérie). T. Rice Holmes, Caesar's conquest of Gaul, Londres, 1899, p. 22 : «He

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260 FORTUNA-TYCHÉ

1903, Warde Fowler avait donné le branle à une nouvelle orientation de la recherche, sceptique, hypercritique, fondée sur une analyse plus serrée des emplois de fortuna dans l'œuvre de César, «the only good evidence we have». Depuis, le sujet a été inlassablement repris par toute une lignée de philologues ou d'historiens qui se sont attachés à distinguer entre les intentions personnelles de César, les idées communes de ses contemporains et les constructions adventices des générations suivantes, formées par le culte impérial à reconnaître aux Césars une Fortune individuelle et plus qu'humaine229.

Tous, ou presque, n'ont abouti qu'à des conclusions négatives : la Fortune ne serait, pour César, rien de plus que le Hasard aveugle; rien ne permet d'affirmer qu'il ait mis sous son nom la moindre croyance, ni qu'il ait jamais tenté de se faire passer pour l'un de ses élus230; loin de servir de fondement à une idéologie politique ou militaire, elle ne jouerait en fait aucun rôle réel dans l'économie

des Commentaires. Quant à la trop fameuse «Fortune de César», la Καίσαρος Τύχη que nous ne connaissons que par les récits des historiens grecs, le doute, elle non plus, ne l'a pas épargnée : fut-elle, selon l'hypothèse de W. H. Friedrich, forgée par la propagande pompéienne, à la seule fin de discréditer César? est-ce au contraire, comme le croit C. Brutscher, une création plus récente, datant de l'Empire et destinée à idéaliser la figure du Diuus Iulius? à moins qu'il ne faille, comme F. Borner, voir en elle non pas une Fortuna Caesaris, inconcevable à cette date dans la pensée romaine, mais bien une «Ty- ché» de César, grecque par son contenu comme par son nom, comparable à la Τύχη βασιλέως des souverains hellénistiques et qui, s'il fallait la traduire en latin, équivaudrait à un Genius Caesaris, plus proche de la félicitas des généraux, de la félicitas Caesaris, que de l'instable Fortuna, en qui César ne pouvait placer sa confiance231.

Pourtant, quelques voix se sont élevées,

believed, with the faith of a devotee, that above himself there was a power, without whose aid the strongest judgment, the most diligent calculation, might fail. That power was Fortune; and Caesar was assured that Fortune was ever on his side»; affirmation que l'auteur a précisée dans la deuxième édition, Oxford, 1911, p. 41, en réponse aux objections de Warde Fowler : loin de lui l'idée de prétendre « that Caesar believed in a personal goddess called Fortuna·», mais «in common with Sulla, Napoleon, and other great commanders, he had a firm faith, touched perhaps by mysticism, in his own star». Encore F. Semi, // sentimento di Cesare, Padoue, 1966, p. 19 : ce serait «l'unica forza in cui Cesare crede fermamente», lui qui, dans les Commentaires, « scrive il poema della fortuna ».

229 La.bibliographie du sujet est considérable et il n'est guère d'étude consacrée à César, écrivain, homme de guerre ou homme d'État, qui ne fasse au moins allusion à sa Fortune. Outre les ouvrages cités ci-dessus, on consultera : Warde Fowler, Caesar's conception of Fortuna, CR, XVII, 1903, p. 153-156; E. Tappan, Julius Caesar's luck, CJ, XXVII, 1931-1932, p. 3-14, qui développe deux communications présentées par l'auteur, TAPhA, LVIII, 1927, p. XXVII sq.; LXI, 1930, p. XXII; L. Berlinger, Beitrage zur inoffiziellen Titulatur der römischen Kaiser, p. 12-14; H. Ericsson, Caesar und sein Gluck, Eranos, XLII, 1944, p. 57-69; H. Erkell, Augustus, félicitas, fortuna, p. 160- 162; F. Altheim, Romische Religionsgeschichte, II, Baden- Baden, 1953, p. 63-74; cf. La religion romaine antique, trad, fr., Paris, 1955, p. 212-218; M. Rambaud, L'art de la déformation historique dans les Commentaires de César, Paris, 1953; 2e éd., 1966, p. 256-264; cf. l'appendice sur

les Études césariennes, p. 402 ; W. H. Friedrich, Caesar und sein Glück, Thesaurismata, Festschrift I. Kapp, Munich, 1954, p. 1-24; G. Picard, Les trophées romains, p. 189-228; C. Brutscher, Cäsar und sein Glück, ΜΗ, XV, 1958, p. 75-83; E. Bickel, Das Glück der Grossen. Caesars Konigsplan und sein Glück, Horizonte der Humanitas, Freundesgabe W.Wili, Berne, I960, p. 65-75; F. Taeger, Charisma, II, p. 77 sq. ; la dissertation de G. Schweicher, Schichal und Glück in den Werken Sallusts und Caesars, Cologne, 1963, p. 80-148; F. Bömer, Caesar und sein Glück, Gymnasium, LXXIII, 1966, p. 63-85; également, Der Eid beim Genius des Kaisers, Athenaeum, XLIV, 1966, p. 77-133 (la mention op. cit. renverra, par la suite, au premier de ces articles).

230 Cf. l'état de la question dressé par C. Brutscher, op. cit., p. 75 : «Fortuna bei Cäsar nicht mehr bedeute als «Zufall». Trotzdem also Cäsar selbst nicht den geringsten Versuch unternommen hat, sich mit dem Nimbus eines Auserwählten des Glucks zu umgeben, ist sein Glück geradezu sprichwortlich geworden ... ». Également G. Schweicher, op. cit., p. 125-127: «ohne damit aber die "dea Fortuna" zu bemuhen»; F. Bömer, op. cit., p. 72 : «deren Ergebnis gilt als sicher : Fortuna ist bei Caesar " der Zufall", und zwar der blinde Zufall, ebenso wie etwa bei Sallust, und diesem Zufall vertraut sich Caesar naturlich nicht an».

231 Ainsi, conclut F. Bömer, op. cit., p. 85, «Caesars Ty- che ist nicht Caesars Fortuna, sondern δαιμόνιον, δαίμων und δαίμων αγαθός, Genius und Genius Caesaris, Tyche des Königs, aber. . . des hellenistischen, nicht des altro- mischen Königs».

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 261

qui ont partiellement réagi contre l'opinion régnante. Celle de F. Altheim, d'abord, sensible à l'ambiguïté des rapports de César avec la Fortune, son alliée, mais une alliée inconstante et sujette à d'imprévisibles revirements. Puis M. Rambaud a montré que l'utilisation, chez César, du thème de la Fortune, se partage entre deux conceptions antinomiques. Plus que comme la cause surnaturelle de ses succès, la Fortune y est invoquée bien souvent comme la responsable, c'est-à-dire, en définitive, comme l'excuse de ses échecs ou, du moins, de ses difficultés, dont il se trouve ainsi, comme par miracle, disculpé : procédé traditionnel, enseigné à l'école du rhéteur et qui faisait de la fortuna, avec la necessitudo et Yimprudentia, l'une des subdivisions de Γ« excuse», purgatio232. Mais on relève aussi, dans les Commentaires, un autre recours à la Fortune, thème d'une propagande qui, toutefois, y demeure discrète et qui s'est surtout affirmée en dehors d'eux, autour de la félicitas et de la fortuna Caesaris, célébrées dans la correspondance et les discours du général. G. Picard note de même quelques aveux que, çà et là, César a laissé échapper dans son œuvre et qui prouvent qu'il partageait, lui aussi, la croyance commune en la théologie hellénistique et romaine de la victoire, fruit de la «chance» avant de l'être de la «valeur».

Que prouve cette surabondance de travaux sans cesse renouvelés, si ce n'est que la lumière est loin d'être faite? Comme le dit F. Borner, en ce domaine, on peut tout démontrer : «Sie sehen, was sich alles beweisen lässt»233. On ne s'étonnera donc pas que, plus récemment, S. Weinstock ait présenté l'image neuve et même insolite d'un César hardi réformateur et créateur de religion, ni que, allant à l'encontre des idées reçues depuis près de soixante-dix ans, il ait réhabilité la Fortuna Caesaris en la plaçant parmi les «nouveaux

cultes» fondés ou inspirés par le dictateur234. Ce qui nous laisse l'espoir que tout n'a pas été dit sur César et sa Fortune et que les textes, en particulier, n'ont pas livré leur dernier mot. Les conclusions de S. Weinstock, fondées sur les témoignages historiques et nu- mismatiques, rendent, d'ailleurs, plus que jamais nécessaire un retour aux sources sémantiques et une étude plus méthodique des propres écrits de César, reposant non sur un choix - toujours tendancieux - d'exemples considérés comme caractéristiques, mais sur un dossier complet et un classement plus rigoureux des sens de fortuna. Telle est la seule voie par laquelle nous puissions espérer résoudre la double énigme historique et psychologique que constitue, d'une part, la conception césarienne de la Fortune, flottante, contradictoire, du moins en apparence, et, d'autre part, la dissonance entre le quasi- scepticisme que l'on a cru déceler dans son œuvre à l'égard de la déesse et l'indéfectible foi que Plutarque, entre autres, lui a prêtée en sa Fortune.

Les tentatives infructueuses qui nous ont précédé permettent de dégager, à cet égard, au moins à titre d'hypothèses de travail, trois types d'explication également concevables. Ou bien, pas plus que l'immense majorité de ses contemporains, César n'est parvenu à unifier sa représentation de la Fortune. De là, une diversité d'attitudes qui justifierait aussi bien les images sans cohérence qui, au fil des Commentaires, apparaissent de la déesse Fortuna, que le comportement individuel de César, variable selon les circonstances. Car il avait assez le sens de l'opportunité pour jeter un voile sur sa Chance irrationnelle quand, écrivain, il s'adressait à un public éclairé et volontiers incrédule ou, au contraire, pour en faire parade quand, homme d'action, il pouvait par elle impressionner le vulgaire supers-

™Rhet. Her. 1, 14, 24; 2, 16, 23-24; Cic. inu. 2, 94, 96, 102. Sur l'emploi de la Fortuna comme excuse et ses antécédents dans l'historiographie hellénistique, également E.Tappan, TAPhA, LVIII, 1927, p. XXVIII; et C/, XXVII, 1931-1932, p. 6-8; et H. Ericsson, op. cit., p. 66.

233 Op. cit., p. 67, à propos des deux interprétations, qui divergent du tout au tout, de W. H. Friedrich et de

C. Brutscher, sur la Fortune de César : création, selon l'un, de ses ennemis pompéiens; selon l'autre, de ses fervents de l'époque augustéenne.

2i*Divus Julius, Oxford, 1971, p. 112-127. Ces «New Cuits» sont ceux de Venus Genetrix, Victoria Caesaris, Fortuna Caesaris et Mars Vltor.

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titieux235. Ou bien faut-il rechercher avec opiniâtreté l'unité, non encore reconnue, de la pensée de César et tenter de la faire jaillir, pure et infrangible, de ses apparentes contradictions? Ou encore, entreprise qui paraîtra moins chimérique, se demander si les convictions intimes de César, ou plutôt leur expression, ne reflètent pas une évolution historique, qui leur aurait été imposée par le cours des événements et les fluctuations de sa carrière politique et militaire. Autrement dit si, depuis la réserve de ses débuts, et à travers des oscillations, des tentations coupées de repentirs, l'on ne peut discerner dans sa pensée la courbe d'une progression idéologique, mieux encore, la poursuite d'un dessein continu qui, finalement, l'aurait rapproché de la déesse Fortuna et lui aurait permis d'affirmer publiquement, avec la certitude de la foi - ou du moins l'assurance que donne le pouvoir -, l'efficacité de sa Fortune personnelle? Qu'était pour César la Fortune : instrument de propagande, Hasard universel et arbitraire, objet de foi religieuse, ou recherche mystique d'un pouvoir sacralisé et d'une surhumanité personnelle? Si nous voulons tenter de dissiper le malaise qui naît de cette incertitude, de la discordance qui sépare «les suggestions modestes et presque négatives des Commentaires»236 de l'affirmation fulgurante rapportée par Plutarque, nous devons d'abord nous déprendre de la légende impérieuse de César pour scruter, sans illusion ni complaisance, la réalité positive des textes.

La présence de Fortuna dans les

taires est assez fréquente pour que M. Ram- baud ait pu l'étudier parmi les thèmes majeurs de la propagande césarienne237. Sans doute, puissance souveraine qui régit la marche du monde et, en particulier, le cours des guerres238, est-ce, d'ordinaire, sous les deux aspects, voisins et complémentaires, de la Chance et du Hasard que s'exerce, chez César, l'action de la Fortune. De là, quelques thèmes dominants qui illustrent ce double motif : celui du beneficium Fortunae239, ou, comme déesse du Hasard, changeante par définition, ceux du casus et des «mouvements», motus, commutatio, qui caractérisent la soudaineté de ses volte-face240. Mais, au delà de ces clichés, susceptibles d'utilisations variées, arguments de la persuasion dans les discours ou, dans le récit, éléments de la mise en scène historique, a-t-on suffisamment pris garde aux premiers épisodes où, dans le Bellum Gal- licum, se manifeste l'action de la divine Fortune, et dont l'unité de ton est remarquable? Libération «miraculeuse» de son ami, le jeune Gaulois C. Valerius Procillus, victoire finale du légat Ser. Sulpicius Galba, des centurions Pullo et Vorenus, succès de Labienus241 : dans ces quatre épisodes, concentrés sur les années 58-54, régulièrement propice au parti de César, ni fantasque, ni amorale, la Fortune agit, en son absence et comme à sa place, pour assurer le salut des siens. On y adjoindra deux autres textes non moins révélateurs. Le discours de Besançon qui, en 58, joue simultanément de la félicitas et de la fortuna2*2, et le récit de la première expédition de Bretagne,

235 C'est la solution proposée par H. Ericsson, op. cit., p. 68 sq. (cf. p. 61), et celle à laquelle, en dernier recours, s'arrête M. Rambaud, op. cit., p. 402.

236 M. Rambaud, op. cit., p. 257. 237 Parmi les « Thèmes militaires » : Consilium, Céleri-

tas, Aduentus, Fortuna (p. 256-264). De l'analyse de ce corpus, à laquelle nous avons procédé, nous ne pouvons donner ici que les principaux résultats, réservant pour une publication ultérieure l'étude exhaustive des 71 emplois de fortuna, nom propre ou nom commun, attestés dans l'œuvre personnelle et littéraire de César (à l'exclusion des continuateurs et d'un fragment d'une lettre à Cicéron, Au. 10, 8 B, 1, qui relève d'une autre forme de propagande et que nous commentons ci-dessous, p. 269).

238 Cf. les affirmations répétées, BG 6, 30, 2 : multum cum in omnibus rebus, turn in re militari polest Fortuna;

nam ut magno acciaii casu. . ., repris en 35, 2 : hic quantum in bello Fortuna possit et quantos adferat casus co- gnosci potuit; BC 3, 10, 6 : quantum in bello Fortuna pos- set. . ., repris de même et magistralement amplifié en 68, 1 : sed Fortuna, quae plurimum potest cum in reliquis rebus, turn praecipue in bello, paruis momentis magnas rerum commutationes efficit; ut turn accidit (à rapprocher de Démosthène, supra, p. 40 et η. 18).

239 BC 1, 40, 7; 3, 26, 4 (renforcé par le participe nacti, en 25, 3 et 26, 1; cf. 26, 5 : incredibili felicitate); 3, 95, 1.

240 Casus : BG 6, 30, 2; 35, 2 {supra, η. 238) et 42, 1 ; 7, 20, 6; BC 3, 10, 3-4 et 13, 3. Motus, commutatio : BG 3, 6, 2; 7, 63, 8; BC 1, 52, 3 et 59, 1; 2, 17, 4; 3, 27, 1 et 68, 1.

241 BG 1, 53, 5-7; 3, 6, 2; 5, 44, 1-14 et 58, 6. 242 BG 1, 40, 12-13.

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en 55, avec sa formule finale : hoc unum ad pristinam fortunam Caesari defuit243. Le rapprochement tendancieux confine au jeu de mots, d'autant plus remarquable que, loin d'être inséré dans un discours de circonstance, destiné au public populaire des soldats, il devient, sous la plume du mémorialiste, une conclusion de portée historique. Ainsi s'élabore, dans les premiers livres du Bellum Galli- cum, suggéré, plutôt qu'exprimé, sous forme d'allusions, mais de plus en plus transparentes, un système de propagande, conforme à la théologie contemporaine de la victoire : César possède une fortuna, qui peut aussi avoir nom félicitas ; et, par elle, il assure aux siens la grâce efficace de la Fortune. En 55, légitimées par ses victoires, les prétentions du conquérant des Gaules, du chef de l'expédition de Bretagne, peuvent s'affirmer et, sous la prudence de la litote, c'est bien la Fortuna Caesa- ris, déjà, qui se profile.

Avec le livre VI du Bellum Gallicum, le soulèvement de 54, puis la guerre civile, une page nouvelle s'ouvre dans les relations de César et de la Fortune, dont le nom, désormais, s'associe au casus. Pourtant, même dans les cas les plus litigieux, au prix de falsifications dont M. Rambaud a démonté l'ingénieux mécanisme, la Fortune, oscillante et variable, finit, au terme de l'épisode, par revenir dans le camp de César244. D'autant que, malgré les difficultés de l'heure qui, apparemment, le contredisent, César ne renonce pas à exploiter le thème de la «fortune» des chefs, de sa fortune personnelle qui, après une longue éclipse, réapparaît245. Jusqu'à ce que, à Pharsale, renouant avec les débuts prometteurs de la guerre des Gaules, milites cohortatus est ut beneficio Fortunae uterentur castraque oppugna- rent246. Dès lors, jusqu'à la fin des Commentaires, le nom fortuna ne se lira plus que deux fois, à quelques lignes d'intervalle, pour

quer - ce qui ne surprendra pas - la «fortune» déchue du Grand Pompée247.

Ainsi, au terme d'une lecture moins uniforme, plus diachronique, des Commentaires, apparaît-il que César, comme ses contemporains, n'a pas cessé d'être divisé entre les deux conceptions rivales de la Fortune qui se partageaient la pensée antique : la Chance providentielle et le Hasard. L'une, qui règle ses mouvements sur la uirtus des humains248 et récompense avec équité leurs mérites, est la Fortune religieuse des ancêtres. Mais c'est aussi, et cette raison ne fut pas celle qui influença le moins la pensée césarienne, la seule représentation de la Fortune qui soit compatible avec la théologie hellénistique de la victoire : liée à la valeur guerrière, elle est la seule qui couronne, mieux, qui sacralise cette uirtus sans laquelle il n'est point de summus imperator. L'autre conception, réaliste et positive, étrangère à toute spéculation mystique et charismatique, relève d'une «philosophie» commune de l'action et de l'histoire, bien attestée dans la pensée hellénistique et à Rome même, du temps de César. Lorsqu'il désigne sous le nom de Fortune l'ensemble des facteurs imprévisibles plus forts que la volonté humaine, qu'il lui attribue les hasards perturbateurs, qui sont une des modalités favorites de son action, et qu'il fait d'elle, en définitive, l'explication surnaturelle de l'inexplicable, César reprend l'analyse classique des phénomènes historiques que nous lisons, sous une forme extrêmement proche de la sienne, chez Polybe qui, lui-même, se référait à Demetrios de Phalère, et chez Cicéron249.

On peut s'interroger sur le degré de croyance que César éprouvait envers ces deux aspects de la Fortune vers lesquels il semble s'être successivement tourné : est-il passé, par une conversion sans retour, de la foi en la Providence à la religion du Hasard? Quelle

2« BG 4, 26, 5. 244 BG 6, 30, 4 et 42, 1-2; BC 3, 27, 1. 245 BC 2, 32, 13 : hac. . . fortuna atque his ducibus (di

scours de Curion); cf., en BG 5, 34, 2, la même liaison : ab duce et a Fortuna.

246 BC 3, 95, 1. 247 BC 3, 103, 4 et 104, 1 (cf. supra, p. 244). 248 BG 1, 53, 6 (honestissimum; cf. 47, 4); 3, 5, 2-6, 2; 5,

44, 14; BC 1, 59, 1-2; 3, 26, 1 et 4; 73, 4 (industria) - 6. 249 Sur la part de la fortuna-τύχτ] dans les phénomènes

météorologiques et les calamités naturelles (comme les crues du Sicoris ou la rotation des vents, en BC 1, 40, 7 et 52, 3; 3, 26, 4-27, 1), ainsi que les accidents humains, cf. Pol. 36, 17 (supra, p. 196) et Cic. ad Q.fr.l.l, 4-5 (en 59 av. J.-C).

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fut, dans ce double choix, la part de la propagande, ou de la contre-propagande, s'exer- çant, avec leurs conventions, sur un terrain que César n'avait pas choisi, et celle de l'idéologie personnelle, pleinement assumée par Yimperator? Question difficilement soluble, car la réponse appartient à la conscience de César; et qui peut être certain que, de 58 (et même plus tôt) à 44, son intime conviction n'ait à cet égard connu aucune évolution? Surtout, question plus directe et plus claire, quelles furent les causes de cette crise qui retentit sur le langage même des Commentaires? Car, si les attaches intellectuelles des deux doctrines successives de César sont assez nettes, les motivations personnelles qui le firent passer de l'une à l'autre sont encore loin de nous apparaître avec toute la clarté désirable.'

Dans les premiers livres du Bellum Galli- cum, c'est-à-dire, sans doute, au début de la conquête, César avait cru pouvoir représenter la Fortune comme la puissance juste et providentielle qui accordait la victoire en fonction du mérite et qui, mystérieusement liée à sa personne, protégeait à travers lui les mortels ordinaires, officiers ou soldats, qui attendaient leur salut du génie de Yimperator. Le discours de Besançon, en 58, ne révélait qu'une aspiration encore timide à la félicitas ou à la fortuna des chefs : César y gardait la retenue qui sied à un général arrivé depuis peu dans sa province et qui n'a encore à son actif que des succès limités. Mais, dès les livres suivants, des allusions aussi transparentes que celles de la première expédition de Bretagne, en 55, à la pristina fortuna Caesari ou, lors du massacre d'Atuatuca, en 54, à la conjonction, qui équivaut à l'assimilation, ab

duce et a Fortuna, indiquent clairement que, dès ces premières années de la guerre des Gaules, la volonté de capter la protection de la Fortune et de se doter d'une Fortuna personnelle, à l'image de Pompée, animait la pensée de César et, de toute évidence, inspirait une propagande sans doute beaucoup moins discrète que celle des Commentaires, diffusée, en Gaule même, par les discours du général à ses soldats et, à Rome, par ses lettres, personnelles ou politiques250, appuyée sur les rapports qu'il envoyait au sénat et amplifiée par la voix de ses amis251.

De la réalité de cette propagande et des échos qu'elle éveillait dès les premières années de la conquête, nous avons deux preuves explicites et bien datées, qui remontent toutes deux à l'année 56. Dès le mois de mars, Vati- nius, témoin à charge au procès de Sestius, prétendait que c'étaient «la chance et les succès» de César qui avaient incité Cicéron à se réconcilier avec lui : me fortuna et felicitate C. Caesaris commotum Uli amicum esse coepis- se252. La seconde, plus nette encore et de quelques mois plus tardive, est fournie par le discours Sur les provinces consulaires, que Cicéron prononça à la fin du printemps de cette même année. Après avoir vanté Yeximia fortuna dont César jouit en Gaule, il y célèbre les succès de Yimperator, fruits de son mérite et de sa chance, et dus à la faveur de la déesse dont il est comblé, non sans que, pourtant, la Fortune cesse d'être, aux yeux de l'orateur, la divinité capricieuse qu'elle était pour la pensée commune : Quare sit in eius tutela Gallia, cuius fidei, uirtuti, felicitati commendata est. Qui si Fortunae muneribus amplissimis orna- tus saepius eius deae periculum facere nol- let . . .253. Mais, plus que cette restriction pru-

250 Sur les lettres de César, au sénat, à Cicéron, ad familiäres, Suet. lut. 56, 6; cf. App. BC 2, 79, et Plut. Caes. 17, 8, qui précise qu'il fut le premier à correspondre avec ses amis à Rome même, lorsqu'il était trop occupé pour les voir. Du rôle que pouvait jouer la Fortune dans cette correspondance politique, semi-officielle, nous avons une idée par le court fragment cité par Cicéron dans une lettre à Atticus, 10, 8 B, 1, et, plus encore, par la lettre de Cicéron à Quintus, citée ci-dessus.

251 Sur cette propagande développée en marge des Commentaires, M. Rambaud, op. cit., p. 261 ; S. Weinstock, op. cit., p. 115.

252 Cic. jam. 1, 9, 7 (lettre de 54, où il reprend les événements politiques des années précédentes, pour se justifier auprès de Lentulus d'avoir défendu ce même Vati- nius qu'il avait naguère attaqué).

253 Prou. cos. 30; 35 (cf., Ibid., si denique timeret casum aliquem). La double allusion est d'autant plus intéressante que les deux seuls autres emplois de fortuna dans le discours sont pris dans un sens défavorable, en 8, pour stigmatiser les revers militaires de Pison cuius. . . sic fortuna cum improbitate certauit (qui prend cruellement le contre-pied du cliché appliqué en Balb. 9 à la «fortune» de Pompée et cité ci-dessous), et en 41, pour évoquer

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dente, qui vise non à jeter le doute sur la «fortune» de César, mais à écarter de lui Yinuidia deorum25*, c'est le parallèle avec le Pro Balbo, de quelques mois postérieur, qui donne tout son sens à cet hommage, lorsque Cicéron y loue, dans des termes analogues, l'étonnante «fortune» de Pompée, in quo uno ita summa fortuna cum summa uirtute certauit, ut omnium iudicio plus homini quam deae tribuere- tur255. Parallélisme d'autant plus remarquable que, nous l'avons déjà noté, il est exceptionnel que Cicéron reconnaisse à la Fortune, entité abstraite, la qualité de «personne» divine que suggère le substantif dea : comme si la religion exsangue de la Fortune, réduite à l'état de notion intellectuelle, ne reprenait vie que grâce à la présence manifeste et temporelle des imperatores prédestinés. Mais on mesure, par ailleurs, l'évolution qui, en dix ans, s'est accomplie dans la conception romaine de la «chance» providentielle. En 66, Cicéron n'exaltait la diuinitus adiuncta fortuna de Pompée qu'en l'entourant des précautions oratoires et des précisions doctrinales que requiert une idée neuve, et dont l'insolite même risque de faire scandale. En 56, la même notion est tombée dans le domaine public et Cicéron la présente comme une réalité unanimement acceptée et qui va de soi. Ainsi, dans l'été qui suivit les accords de Lucques, Cicéron, tout dévoué désormais aux intérêts des triumvirs, les traite-t-il à égalité : à César comme à Pompée, il reconnaît une «chance» supérieure qui, félicitas ou fortuna, procède directement de la Fortune et de sa grâce divine. C'est la théologie même de la victoire sur laquelle César prend appui dans les Commentaires.

Après ces premiers emplois, répartis sur les livres I à V du Bellum Gallicum, nous avons constaté une brusque rupture dans la conception césarienne de la Fortune. La propagande en plein essor qui s'organisait autour d'elle est brutalement coupée. César fait provisoirement le silence sur sa «fortune» personnelle; et la Fortune divine qui avait avec

lui partie liée subit une stupéfiante métamorphose. Avec le livre VI, apparaissent les maximes généralisantes sur le pouvoir universel de la Fortune et le lien sémantique qui unit son nom au hasard, au casus perturbateur dont elle est la source. Désormais, la Fortune va se révéler instable et inquiétante, animée de mouvements contraires et de revirements successifs. Les raisons qui ont motivé une telle volte-face idéologique ne laissent place à aucun doute. C'est avec le passage du livre V au livre VI que s'opère ce renversement, qui bouleverse les certitudes de César à l'égard de la Fortune. Il coïncide avec l'imprévisible catastrophe qui, au tournant des livres V et VI, remit en cause quatre années de combats, la conquête de César et la faveur de la Fortune : le soulèvement des Gaules à l'automne de 54. Dès 56, à une époque où, sur la foi de César, la soumission de la Gaule était considérée comme acquise, Cicéron avait exalté les Fortu- nae muneribus amplissimis dont son vainqueur était comblé. Dans les premiers livres des Commentaires qui, seuls, nous permettent d'entrevoir sa propagande personnelle, écrite ou orale, contemporaine des événements, César a magnifié la Fortune en lui rendant la dignité et le prestige moral qu'elle avait chez un Ennius. Devons-nous croire que, lui qui l'honorait au temps où elle bénissait ses entreprises, il s'est détaché d'elle et l'a ravalée au rang de Tyché infidèle dès ses premiers échecs, posant ainsi le dilemme : ou bien la Fortune est juste et elle favorise César, ou bien elle contrarie ses desseins, et elle n'est qu'injustice? Cette interprétation sommaire donne sans doute de la psychologie césarienne une image trop simpliste pour être conforme à la vérité. Si César fut alors, au plus profond de lui-même, ébranlé dans sa croyance en son Destin, nous l'ignorons : les Commentaires ne renferment point ces sortes de confidences. Mais que sa foi en la Fortune, en sa Fortune, eût été mise à rude épreuve par la révolte, on ne saurait s'en étonner. Il est clair, en tout cas, que les événements de 54-53

l'exil de Cicéron. Sur la date du discours, J. Cousin, Les Belles Lettres, p. 172 sq. : après le 15 mai ou, plutôt, dans la deuxième quinzaine de juin 56.

254 L'orateur prenait les mêmes précautions en imp. Pomp. 47 : ne inuisa dis immortalibus esse uideatur.

«s Balb. 9 (cf. supra, p. 242 sq.).

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l'obligèrent à réviser l'arsenal de sa propagande : menacé dans sa conquête, César a dû renoncer, devant le démenti des faits, à se présenter, au moins officiellement, comme l'élu de la Fortune, déesse belliqueuse du succès et divinité tutélaire des généraux vainqueurs256.

Aucun privilège ne permit donc à César d'échapper aux contradictions internes de la déesse Fortuna, tantôt bénéfique, tantôt funeste, et que la pensée religieuse aussi bien que celle des philosophes n'a jamais cessé de se représenter sous l'aspect d'une puissance janiforme, dont l'un des visages a l'aspect serein de la Providence, l'autre, l'expression trouble du Hasard. De ces deux doctrines, César a successivement adopté celle qui lui était permise par les conditions militaires et politiques que lui imposait le destin. Mais, au fond de lui-même, il n'a renoncé à aucune de ses aspirations premières. La double tentation de la Fortune-Providence et de la «Fortune» personnelle est chez lui permanente : elle est restée sous-jacente à son œuvre et, à tout instant, elle ne demande qu'à resurgir. Tentation qui ne lui est pas propre, mais que ses devanciers, les imperatores du Ier siècle, éprouvèrent avant lui. Cette Fortune selon son cœur, source providentielle d'une félicité et d'une victoire perpétuelles, fut aussi celle dont rêva Pompée. Des croyances intimes du grand vaincu de la guerre civile et de sa mystique propre de la Chance, nous savons peu de chose. Il

n'est que plus révélateur de ses interrogations de lire qu'après Pharsale, où il vit sa Fortune abattue et où, comme dépossédé de lui-même, il ne fut plus que l'ombre du Grand Pompée, il profita de son passage à Mytilène pour y consulter le philosophe Cratippe et lui faire part des doutes qui l'assaillaient sur la Providence257. Quant à Sulla, hanté par la félicitas immuable des immortels qu'il inscrivit dans son nom, c'est précisément pour s'en être tenu à la vision négative du Hasard qu'il refusa les faveurs trompeuses de la déesse Fortuna.

Ainsi s'expliquent les apparentes fluctuations de la pensée césarienne. La propagande qu'il avait lancée autour du thème de la Fortune durant la première conquête de la Gaule dut être mise en veilleuse après les soulèvements de l'automne 54. Il lui fallut, pour reprendre vie, attendre des jours meilleurs. C'est seulement avec le début de la guerre civile et les succès que, d'emblée, César s'assure en Italie, que, nous en avons la preuve par ailleurs dans la correspondance de Cicé- ron258, sa Fortune s'impose face à celle de son rival. Alors, dans les Commentaires, le thème initial de la Fortune-Providence s'insinue à nouveau entre les variations du Hasard pour leur donner un sens et une finalité : devant Ilerda, l'activité de César et la uirtus des siens leur fait revenir en hâte la Fortune; et, démontrée par la conquête de l'Italie et la soumission de l'Espagne, la Fortune personnelle

256 L'analyse que nous donnons ici de l'évolution de la pensée césarienne rejoint le problème, maintes fois débattu, de la date de la composition des Commentaires, du Belîum Gallicum en particulier : rédigés et publiés en une seule fois, au cours de l'hiver 52-51, ou 51-50, selon la thèse classique (Mommsen; Jullian; Constans; Klotz; M. Rambaud; J.H.Collins), ou composés séparément, à raison d'un livre par an (ou encore en trois fois; K. Bar- wick; J. Carcopino); cf. l'état de la question dans M. Rambaud, op. cit., p. 403-407; et J. H. Collins, Caesar as political propagandist, ANRW, I, 1, Berlin, 1972, p. 932; cf. p. 944 sq. et 965. Notre interprétation n'implique nullement que nous adoptions la thèse de la composition séparée : elle ne s'accorde pas moins avec la théorie classique, qui reste la plus vraisemblable. Les Commentaires ne sont pas nés dans l'improvisation, en l'espace de trois mois. Même si leur mise en forme littéraire fut rapide, elle suppose non seulement le concours d'une équipe de

rateurs, celle qui devait ensuite continuer le corpus césa- rien, mais un travail préalable déjà poussé et un ensemble de dossiers, rapports, journaux de marche, etc. Les allusions à la Fortune ne sont pas nécessairement des adjonctions «littéraires» insérées au moment de la publication. Les exemples de Tite-Live et de Cicéron, dans la lettre à Quintus, montrent avec quelle facilité le nom de la Fortune vient sous la plume d'un historien militaire. Les notations de César qui la concernent peuvent parfaitement être contemporaines de cette prérédaction des Commentaires qu'étaient ses comptes rendus, ses rapports personnels et ses lettres, et suivre ainsi, par leur ton, la mise en œuvre des thèmes et la présentation des faits, les fluctuations mêmes de l'événement.

257 Plut. Pomp. 75, 4-5 (supra, p. 249). 258 Dans ses lettres à Atticus du 19 janvier (7, 11, 1),

une semaine après le passage du Rubicon, et du 16 avril (10, 8 B, 1); cf. infra, p. 268 sq.

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de César s'affirme, dans toute sa puissance, à travers le discours de Curion259. On ne saurait donc, en définitive, taxer d'incohérence la doctrine de César : elle se caractérise au contraire par une tension constante entre deux conceptions antagonistes de la Fortune, celle des «philosophes», sceptiques ou rationalistes, de l'histoire, comme Polybe et Cicé- ron; celle des chefs militaires, conscients d'avoir été choisis par la divinité pour un destin surhumain. César, sans doute, a dû ruser avec les événements et, dans le récit artificieux de ses campagnes, contourner les obstacles que le Hasard avait dressés sur sa route. Mais il n'a pas cessé, avec une invincible obstination, de prétendre aux faveurs surnaturelles d'une Fortune souveraine et lointaine, translucide comme l'étaient les dieux de ces épicuriens qui comptaient aussi César parmi les leurs260, Fortune abstraite et idéale qui ne recevait sa densité que de la personne réelle de César et de la «Fortune» manifeste qu'il portait en lui.

La légende suscitée par César lui-même s'est emparée de sa Fortune dès le début de l'Empire. Dès la seconde génération de la dynastie julio-claudienne, le temple de Fors Fortuna, le troisième du nom, bâti et dédié par Tibère en 16 dans les jardins que César avait légués au peuple romain, au Trastevere, joignait au culte de la déesse servienne le souvenir personnel du dictateur et de la grandeur à laquelle il s'était élevé grâce à la protection de la Fortune261. A la même époque, le thème de la Fortune de César anime le récit que Vel- leius Paterculus fait de ses exploits, avec les

diverses significations contradictoires inhérentes à la notion de fortuna. Don surhumain de victoire que César porte en lui et qui couronne ses qualités naturelles, sa fulgurante et non moins légendaire «rapidité»262, lorsque, sua et celeritate et fortuna C. Caesar usus, il passa l'Adriatique que Pompée se flattait de lui interdire et vint l'encercler à Dyrrachium. Guide surnaturel du dictateur, génie inspirateur de ses actions et compagne divine attachée à sa personne, comme le sera, chez Plu- tarque, la Καίσαρος Τύχη qui «navigue avec lui», συμπλέουσα263, elle le mène en Afrique, puis en Espagne, et l'aide à triompher contre ses ennemis et même contre les vicissitudes de la Fortuna-Tyché à laquelle elle s'identifie et s'oppose à la fois. Sequens Fortunam suant Caesar peruectus in Africani, il n'y obtint d'abord que des succès incertains, puis, à Thapsus, sa Fortune l'emporta : ibi primo ua- ria fortuna, mox pugnauit sua, inclinataeque hostium copiae. De même en Espagne, où sua Caesarem in Hispaniam comitata Fortuna est, non sans que, à Munda, il eût vu de près la défaite et, dans l'un de ces emportements dont ce colérique était coutumier264, il eût invectivé la Fortune qui semblait vouloir le perdre : increpita prius Fortuna, quod se in eum seruasset exitum 265.

A la génération suivante, le conflit des deux Fortunes, celle de Pompée et celle de César, est l'un des ressorts du poème de Lu- cain. Dès l'ouverture de la Pharsale, l'ambitieuse Fortune de César, impatiensque loci fortuna secundi, se dresse contre celle de Pompée, qui vit de sa gloire passée, multum- que priori / credere fortunae, tous deux égaux aux yeux de la postérité :

259 £C 1, 59, 1-2; 2, 32, 11 et 13; cf. 1 et 5. 260 Cic. nat. deor. 1, 75 : species. . . deorum. . . pura,

leuis, perlucida; 123 : exilent quemdam atque perlucidum. Sur l'épicurisme de César, cf. le rapport de M. Rambaud, César et l'épicurisme d'après les «Commentaires», Actes du VIIIe Congrès de l'Association G. Budé (Paris, 1968), Paris, 1969, p. 411-435; et F. C. Bourne, Caesar the Epicurean, C\V, LXX, 1977, p. 417-432.

261 Tac. ann. 2, 41, 1; Plut. Fort. Rom. 5, 319a-b; Brut. 20, 3. Sur le rapport de ce temple avec les deux édifices antérieurs, ceux de Servius et de Carvilius, et sur sa signification dynastique, cf. T. I, p. 203-206; et infra,

p. 281 sq. 262 Cic. Att. 16, 10, 1; Suet. M. 57. Sur le thème de la

celeritas dans les Commentaires, M. Rambaud, L'art de la déformation historique, p. 251-254.

263 Plut. Caes. 38, 5. 264 Cf. l'étude de M. Rambaud sur Le caractère de Jules

César, dans les Hommages à J. Bayet, coll. Latomus, LXX, Bruxelles, 1964, p. 599-610.

265Vell. 2, 51, 2; 55, 1 et 3. Appien, dans son récit de la traversée manquée de 48, BC 2, 57, lui attribuera le même mouvement de colère contre la jalousie de son δαι- μόνιον, qui avait contrarié sa volonté.

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268 FORTUNA-TYCHÉ

o summos hominum, quorum fortuna per orbem

signa dédit, quorum fatis caelum omne uacauit!

Confiant dans sa Fortune au point de la soumettre à l'épreuve des plus grands périls, for- tunamque suam per summa pericula gaudens / exercere, César, sans autre escorte que celle de sa protectrice, sola placet Fortuna cornes, brave la tempête dans la barque du pauvre Amyclas et l'énorme lame qui, au lieu de l'engloutir, le rejette à terre, le rend à la splendeur de son destin :

pariter tot regna, tot urbes fortunamque suam tacta tellure rece-

pit266.

Et quand Appien s'interroge sur l'étrange panique qui s'empara du Pompéien L. Cassius lorsque, après Pharsale, sa puissante escadre rencontra la flottille de César, et qu'il se rendit à lui en suppliant, l'historien n'y voit d'autre raison que l'effroi où l'avait plongé la Fortune qui exaltait César267.

Mais la Fortune de César, qui s'éleva à une si fabuleuse grandeur dans l'imagination des Grecs et des Romains de l'Empire, n'est pas seulement une figure mythique du culte césa- rien : avant de soutenir la légende posthume du Diuus Iulius26*, qui fit du dictateur défunt un autre Alexandre269, elle fut une réalité politique contemporaine de ses exploits et elle joua son rôle dans la guerre psychologique qui doublait le conflit des armes. Si, dans ses écrits, César n'a jamais prononcé - du moins explicitement - le nom de sa Fortune, ses adversaires et ses amis s'en sont chargés à sa place et lui-même, mais en dehors des Commentaires, a invoqué le patronage de la

ne en des termes dont la clarté ne laisse prise à aucun doute. Dès le passage du Rubicon, la Fortune de César est au cœur de la guerre civile, de son enjeu politique et des débats idéologiques qu'elle soulève. Une semaine après le geste irrémédiable, le 19 janvier 49, Cicéron, dans le désarroi qui a suivi l'abandon de Rome par Pompée - mihi enim tene- brae sunt, dit-il -, condamne sans appel la rébellion de César : sibi habeat suam Fortu- nam\ écrit-il à Atticus270. Quelle peut être, dans cette exclamation énigmatique, la valeur exacte de fortuna! Le sens banal de «bonheur» {fortuna III), outre qu'il serait bien plat dans le contexte tragique de la guerre civile, est exclu par le jugement moral, tout stoïcien, qui précède : ο hominem amentem et miserum, qui ne umbram quidem umquam του καλού uiderit ! Reste le seul sens possible : l'allusion à la «Fortune» personnelle de César, rendue encore plus vraisemblable par la mise en relief de l'adjectif possessif antéposé et par les deux vocables infamants qui l'encadrent, une citation d'Euripide qui stigmatise la tyrannie, «divinité suprême», την θεών με- γίστην . . . τυραννίδα, et la réprobation dont Cicéron flétrit les omnia istius modi regna. Cicéron avait trop vanté autrefois la Fortune de Pompée et trop tenté de l'assujettir à la Fortune de Rome pour ne pas déceler dans la Fortune de César - devant laquelle il s'était lui-même incliné en 56 - et ses premiers succès les prodromes de la monarchie, pour ne pas reconnaître en elle le double despotique d'une Τύχη βασιλέως avec laquelle, contrefaisant la formule juridique du divorce, il se refuse à pactiser271. Quant à l'allusion à la «Fortune» de César, trop explicite pour ne pas être une citation, nous y verrions volontiers une parodie de la propagande césarien-

266 1, 124 et 134 sq.; 7, 205 sq.; 5, 302 sq., 510 et 676 sq.

267 App. Be 2, 88; cf. Suet. lui. 63; Cass. Dio 42, 6, 2. Sur les inexactitudes d'Appien, J. Carcopino, César, p. 909 et n. 162.

268 Cf. l'ouvrage de F. Gundolf, Caesar. Geschichte seines Ruhms, 2e éd., Berlin, 1926, traduit sous le titre César. Histoire et légende, Paris, 1933.

269 A défaut de celui de Plutarque, qui devait conclure leurs biographies, nous lisons chez Appien, BC 2, 149-150, un parallèle entre les deux héros où, à la την 'Αλεξάνδρου

τύχην καί δύναμιν, répond le rappel du mot fameux de César au pilote : θαρρεΐν τη Καίσαρος Τύχη.

27Mr/. 7, 11, 1. 271 Sur ce rapprochement avec la formule res ubi ha-

beto tuas, Tyrrell-Purser, ad loc. Les commentateurs anglais n'accordent, par ailleurs, aucune mention à l'emploi de fortuna. J. Bayet, en revanche, prend nettement parti et traduit : «Qu'il garde pour lui sa Fortune» (éd. Les Belles Lettres). Cf. ce que, dès le 10 ou 11 décembre 50, l'orateur écrivait à Atticus, 7, 4, 3, de ce même César, quoi. . . Fortuna summam potentiam dederit.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 269

ne, dont Cicéron reprendrait à dessein l'un des thèmes ostentatoires, de même qu'il raillait ses prétentions à une origine divine en le gratifiant, dans sa correspondance, du surnom de «descendant de Vénus»272.

Horace verra dans la guerre civile un sanglant ludus Fortunae272. Au début d'avril 49, alors que Pompée a évacué l'Italie et que César s'apprête à conquérir l'Espagne, Cicéron la vit comme un drame inextricable, dans un fatalisme sans illusion qui s'abandonne aux décrets de la Fortune, Sort ou Destin souverain : Res sunt inexplicabiles. Fortunae sunt committenda omnia. Sine spe conamur ulla274. Comme en réponse à cet aveu, quelque dix jours plus tard, le 16 avril, César, en route pour l'Espagne, tente de le rallier à sa cause : namque et amicitiae grauiorem iniuriam fece- ris et tibi minus commode consulueris si non Fortunae obsecutus uidebere - omnia enim se- cundissima nobis, aduersissima Ulis accidisse uidentur275. Preuve de tact, sans aucun doute, à l'égard de Cicéron276, dont la volte-face n'apparaîtrait point comme une trahison à l'égard du parti républicain, mais comme une «soumission» raisonnable à la Fortune. Mais aussi argument historique de poids : il est toujours de bonne politique de démontrer aux esprits neutres ou hésitants qu'on va «dans le sens de l'histoire». Ce que fait César, en se prévalant de la caution de la Fortune qu'il annexe à son parti, en ces premiers mois de la guerre civile, rappelant en quelque sorte à Cicéron ses propres paroles et l'éloge qu'il avait fait, dans le discours Sur les provinces consulaires, des faveurs de la déesse qui lui étaient acquises.

Avec la défaite des Pompéiens et la

narchie» césarienne, le ton change : la Fortune n'est plus un argument de propagande que les deux partis se renvoient en le chargeant d'interprétations tendancieuses; elle aussi, elle plie devant le maître tout-puissant. C'est, littéralement, ce qu'affirme Cicéron en 46 dans le Pro Marcello, où il prononce le panégyrique le plus outrancier auquel il se soit jamais livré sur la gloire de César, élu de la Fortune. Le commun des généraux ne jouit que d'une gloire précaire, car il la lui faut partager avec la déesse, dispensatrice du succès : maximam uero partent quasi suo iure Fortuna sibi uindicat et, quicquid est prospere gestum, id paene omne ducit suum. César, lui, ne partage la sienne avec personne, pas même avec l'omnipotente divinité : quin etiam illa ipsa rerum humanarum domina, Fortuna, in istius se societatem gloriae non offert, tibi cedit, tuam esse totam et propriam fatetur277. On ne saurait aller au delà dans l'hyperbole et l'orateur du De imperio Cn. Pompei est loin qui, en 66, fidèle à la moderano dicendi qu'il s'était prescrite, n'osait dire que in illius po- testate fortunam positam esse27S.

Mais, plus que ces adulations qui s'épuisent à la recherche de l'inédit, c'est le Pro rege Deiotaro, prononcé l'année suivante, qui nous offre le témoignage de loin le plus précieux. Dejotarus aurait par deux fois, prétend-on, tenté d'assassiner César, son hôte, d'abord en l'emmenant voir les cadeaux qu'il lui réservait, puis en le faisant conduire à la salle de bains où étaient postés les meurtriers. Les deux fois, il fut miraculeusement sauvé : « Tua te» inquit «eadem quae saepe Fortuna ser- uauit : negauisti turn te inspicere uel- ley> . . . «At te eadem tua Fortuna seruauit : in

212 A Venere ortus : Suet. lui. 49, 3. Cf. la lettre de Cae- lius à Cicéron, du début de mars 49 : Venere prognatus (jam. 8, 15, 2).

™Carm. 2, 1, 3 (cf. 1, 2, 37; 3, 29, 49 sq.). L'ode est précisément dédiée à Pollion, historien de la guerre civile.

2UAtt. 10, 2, 2. La lettre est datée du 5 ou du 6 avril. César quitta Rome le 6 ou, plus probablement, le 7 (J. Carcopino, César, p. 877).

™Att. 10, 8 B, 1. 276Warde Fowler, op. cit., p. 153; cf. H. Ericsson,

op. cit., p. 65. Nous rencontrons la même utilisation

matique de la Fortune, cette fois à l'adresse de Pompée, en BC 3, 10, 3-6 (cf. supra, p. 262, n. 238 et 240).

277 Marc. 6-7. Cicéron poursuit : numquam enim teme- ritas cum sapientia commiscetur neque ad consilium casus admittitur - variation rhétorique sur le lieu commun de l'antagonisme entre la uirtus et la fortuna, ou la fortuna et la sapientia, mais où l'orateur se devait de substituer à la fortuna, conçue comme la chance fruit du Hasard, ses équivalents, temeritas et casus, sous peine de contredire l'éloge précédent et le thème de la Fortune, dévouée à César jusqu'à l'abnégation.

278 Imp. Pomp. 47.

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270 FORTUNA-TYCHÉ

cubiculo malle dixisti»279. La Fortune de César est parvenue à son apogée et au terme ultime de son évolution. La fortuna avec laquelle, en 49, Cicéron refusait toute compromission, gardait encore le caractère abstrait d'une vertu efficiente, mais idéale, don surnaturel intérieur à Yimperator et infus dans sa personne, du même ordre que la diuinitus adiuncta fortuna de Pompée. Celle qui, dans le Pro Deiotaro, veille à sa sauvegarde, invisible et présente, a acquis une existence propre, distincte de son individu : elle est, pleinement, sa divinité tutélaire qui, à la fois, l'accompagne et le dépasse. Le document a pour nous d'autant plus de prix que, loin d'appartenir à un éloge outré, loin de provenir d'une de ces flatteries artificieuses, grisantes par leur nouveauté, que recherchait l'auteur du Pro Marcello, l'allusion à la Fortune de César a tous les caractères d'un lieu commun quasi proverbial, tombé dans le domaine public au point d'être utilisé par un accusateur de mauvaise foi. Mais qu'est donc cette Fortuna qui «protège» César dans les périls, qui le sauve du poignard de ses ennemis comme des assauts de la tempête, si ce n'est, attestée en latin et dans un discours qui, s'il ne fut prononcé que devant un petit nombre de témoins, n'en était pas moins destiné à être

du public, par le plus illustre des orateurs romains et en présence de César lui-même, à la date de 45280, l'équivalent de la Καίσαρος Τύχη mentionnée par Plutarque? - «Fortune» qui descend ainsi de la légende pour retrouver sa place authentique dans la monarchie théocratique fondée par César, où elle apparaît comme l'un des éléments de la divinisation dont, dès son vivant, le dictateur était alors l'objet281.

Moyen de propagande durant la guerre civile, donnée de l'idéologie préimpériale qui inspire les discours de 46-45 282, la Fortune de César commence, après les ides de mars, sa destinée posthume, objet de négation pour les uns, d'une vénération sacrée pour les autres. Cicéron, brûlant ce qu'il avait adoré, jette l'anathème sur la «chance» surnaturelle de César. Plus question de sa fortuna, ni même de sa félicitas dans ce fragment d'une de ses lettres à Cornelius Nepos : Neque enim quid- quam aliud est félicitas . . . nisi honestarum re- rum prosperitas uel, ut alio modo definiam, félicitas est fortuna adiutrix consiliorum bono- rum, quibus qui non utitur felix esse nullo pac- to potest. Ergo in perditis impiisque consiliis, quibus Caesar usus est, nulla potuit esse félicitas1^. Nous sommes fort loin de la théologie militaire et monarchique sur laquelle s'ap-

279 Deiot. 19 et 21. On notera la précision, saepe, et le refrain, tua Fortuna : visiblement, la Fortune de César n'est pas (comme celle de Pompée en 66) une innovation, mais une réalité idéologique connue et largement exploitée.

280 Le procès de Dejotarus eut lieu en novembre 45, dans la maison même de César (Deiot. 5) ; parmi les assistants dont Cicéron invoque le témoignage, nous connaissons au moins les noms de Cn. Domitius, T. Torquatus et du consulaire Ser. Sulpicius (Ibid., 32; cf. la Notice de M. Lob, Les Belles Lettres, p. 93). Le texte du discours dut circuler immédiatement : en décembre, nous voyons Cicéron le faire parvenir à son ancien gendre Dolabella, qui le lui a demandé (fam. 9, 12, 2).

281 C'est de ces mêmes mois, fin 45 - début 44, que doivent dater les honneurs divinisants dont il fut comblé : l'institution d'un flamine, l'attribution d'un puluinar pour sa statue, aux jeux du Cirque, la dénomination officielle de Diuus Iulius (plutôt que Iuppiter Iulius; Cass. Dio 44, 6, 4 : Δία Ίούλιον), etc. Sur ces problèmes complexes et maintes fois discutés (quand les décisions prises du vivant de César se traduisirent-elles dans les faits?), cf., en particulier, L. R. Taylor, The divinity of the Roman emperor, Middletown, 1931, p. 58-77; L. Cerfaux-

J. Tondriau, Le culte des souverains, p. 286-290; J. Bayet, Prodromes sacerdotaux de la divinisation impériale, dans The sacral Kingship - La Regalità sacra, Humen, Suppl. IV, Leyde, 1959, p. 418-434 = Croyances et rites dans la Rome antique, p. 337-352; F. Taeger, Charisma, II, p. 57- 74; J. Carcopino, La royauté de César et l'empire universel, dans Les étapes de l'impérialisme romain, Paris, 1961 (rééd. de Points de vue sur l'impérialisme romain, Paris, 1934), p. 118-173 (spécialement, p. 145-148); G. Dobesch, Caesars Apotheose zu Lebzeiten und sein Ringen um den Kónigstitel, Vienne, 1966; H. Gesche, Die Vergottung Caesars, Francfort, 1968; S. Weinstock, op.cit., p. 270; 281- 286; 305-308 et passim; Α. Alföldi, La divinisation de César dans la politique d'Antoine et d'Octavien entre 44 et 40 avant J.-C, RN, XV, 1973, p. 99-128; C. Cogrossi, Gli onori a Cesare nella tradizione storiografica e nelle monete del 44 a.C, CISA, III, 1975, p. 136-156.

282 Cf. la communication de A. Abel, A l'aube du culte impérial : la psychologie du « Pro Marcello », rés. dans RBPh, XVII, 1938, p. 561 sq. Cicéron y verse à pleines mains l'éloge divinisant : incredibilem sapientiam ac pae- ne diuinam; rerum tuarum immortalium; tua diuina uir- tus ... (1; 26; etc.).

283 Ap. Amm. 21, 16, 13 = frg. 2, 4 Tyrrell-Purser (T.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 271

puyèrent les imperatores du Ier siècle. Pour Cicéron, la félicitas n'est plus la grâce divine conférée aux généraux élus et qui se révèle dans la victoire, mais un concept éthique, et il n'est point de félicitas sans vertu. Quant à la fortuna, elle retombe à l'amoralité de sa définition vulgaire, «chance» hasardeuse qui échoit indifféremment au scélérat ou à l'homme de bien, sans considération de ses mérites284. Mais pour ses fidèles, la Fortune du chef, rendue manifeste par sa victoire, assure sa présence surnaturelle auprès de ses légats qu'elle conforte et pour qui elle est gage de succès au même titre que leurs qualités personnelles. Ainsi de Gabinius en Illyrie, siue multum Fortunae uictoris Caesaris tribuens siue uirtute et scientia sua confisus, dit l'auteur du Bellum Alexandrinum, sous la plume de qui nous lisons pour la première fois, dans les mois qui suivirent la mort du dictateur, le nom enfin prononcé de la Fortuna Caesaris™.

Dans ces conditions, et encore qu'il soit loin d'être résolu, le problème de la «Fortune de César» se pose en des termes nouveaux: aux multiples sources d'époque impériale, tardives et suspectes d'altération légendaire, s'ajoute un ensemble de faits contemporains, d'époque républicaine, faits de langue et données idéologiques, qui n'échappent pas pour autant au soupçon de déformation - mais une déformation d'une autre nature, qui se serait opérée au contact immédiat de l'événement. Ces pièces nouvelles une fois versées au

sier de la Καίσαρος Τύχη et du récit de la traversée manquée de 48, le problème soulevé, et auquel tant de solutions diverses ont été proposées, demeure double : problème de véracité d'abord, problème de contenu ensuite, ce dernier particulièrement complexe, puisqu'il touche à la fois aux conflits politiques et aux querelles partisanes du temps, et à la naissance d'une croyance religieuse nouvelle. L'anecdote est-elle authentique ou apocryphe? et, quelque réponse que l'on donne à cette question, quelle réalité recouvre-t-elle? N'est-elle, comme l'a prétendu Friedrich, qu'un faux de la propagande pompéienne, destiné à déconsidérer César, ou, au contraire, le fruit plus tardif de l'hagiographie césarienne et de la piété posthume de ses admirateurs, selon l'hypothèse de C. Brutscher, ou encore un mot à effet inventé par César lui-même, afin de contrebalancer la propagande de Pompée et de sa Fortune en frappant l'imagination des contemporains, comme le pense S. Weins- tock? Si, en revanche, on la tient pour parole historique et véridique, quelle signification intérieure revêtait pour César la «Fortune» dont il prétendait se doter et, d'abord, que recouvre ce vocable? une Fortuna, comme l'ont apparemment pensé les esprits confiants qui ne se sont point posé de questions si subtiles, ou, en fait, une Τύχη que César, parlant grec à un Grec, aurait occasionnellement empruntée à l'idéologie royale hellénistique, comme l'a ingénieusement supposé F. Borner? Le problème délicat de l'authenticité

VI, p. 347). On rapprochera la Seconde Philippique, où Cicéron englobe dans une même condamnation César, Caesar Alexandria se recepii felix, ut sibi quidem uideba- tur; tnea autem sententia qui rei publicae sit hostis, felix esse nemo potest (Phil. 2, 64), et Antoine : felix fuit, si potest ulla in scelere esse félicitas (2, 59).

284 Cf. l'excellente définition d'AucusTiN, du. 4, 18, p. 167 D. : félicitas illa est, quant boni habent praecedenti- bus mentis; fortuna uero, quae dicitur bona, sine ullo examine meritorum fortuito acciaii hominibus et bonis et ma- lis.

285 B. Al. 43, 1 (sur la recherche problématique de l'auteur du Bellum Alexandrinum, cf. l'état de la question établi par J. Andrieu dans son éd. des Belles Lettres, p. XIV-XLIII. C'est en 43 que dut paraître le corpus césa- rien, achevé après la mort d'Hirtius, qui fut tué en avril devant Modène). Cette première «manifestation» de la Fortuna Caesaris est rigoureusement conforme à la

logie hellénistique de la victoire, « épiphanie » de la Fortune du chef, de son arété et de son eutychia ; cf. G. Picard, op. cit., p. 65, qui rappelle le contenu militaire de la notion d'èTnqxxveia. Gabinius pécha-t-il par présomption? Sa tentative, en tout cas, fut sanctionnée par l'infelicitas et la mort. Mais, pas plus que le malheur de Curion, cet échec ne jette le doute sur la Fortune de César, car il ne fut que provisoire, et la situation vite redressée par Vati- nius. L'auteur du Bellum Alexandrinum reprend d'ailleurs à ce propos un procédé typiquement césarien, l'affirmation de la toute-puissance de la Fortune (supra, p. 262 et n. 238), mais en le détournant de son sens, puisque l'excuse, si excuse il y avait, tournerait au bénéfice de l'ennemi : quem (i.e. Octauium) tarnen diutius in rebus secundis et Fortuna, quae plurimum in bellis potest, dili- gentiaque Cornifica et uirtus Vatinii uersari passa non est (43, 4).

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272 FORTUNA-TYCHÉ

exige qu'on soumette la relation des faits à une double critique : critique interne, d'abord, fondée sur la comparaison des sources; critique externe, ensuite, fondée sur la confrontation avec les témoignages parallèles que nous possédons sur «César et sa Fortune».

Que l'anecdote soit l'une des plus célèbres parmi le riche florilège qui nous est parvenu des «mots» de César, nous en avons la preuve dans le nombre des sources qui nous l'ont transmise. La témérité de César, se lançant seul ou avec une faible escorte286 sur les flots déchaînés de l'Adriatique, a fasciné les anciens au point que nous ne lisons pas moins de onze versions de l'aventure, chez huit auteurs, tant grecs que latins : Suétone, Valère- Maxime, Florus et Lucain, d'une part; Plutar- que, Appien, Dion Cassius et Zonaras de l'autre. Ces onze récits, d'ampleur très inégale, peuvent se répartir en trois classes. La première, qui comprend Suétone et Valère-Maxi- me287, se borne à une narration des faits, sans rapporter les paroles prononcées par César. La seconde classe, avec Florus et Dion Cassius, ne rapporte de la phrase fameuse que la première partie, purement humaine: «Courage! Tu portes César!». La troisième classe, la plus nombreuse, représentée par Plutarque, avec trois récits, Appien (deux récits) et Zona- ras, cite, sous diverses variantes, la formule complète avec son crescendo surhumain : «Tu portes César et sa Fortunel». Quant à Lucain, source poétique qui constitue un cas particulier, il se rattache à ce dernier groupe dont il représente la forme hypertrophiée, puisque, à son ordinaire, il a paraphrasé la vigoureuse formule de César en une longue exhortation de seize vers.

Les auteurs grecs sont donc les seuls à mentionner la «Fortune de César». Cette opposition apparente entre les sources latines et les sources grecques, les unes qui ne nomment pas la Fortuna Caesaris comme si elles ignoraient jusqu'à son existence, les autres au contraire qui exaltent la Καίσαρος Τύχη,

ble cautionner l'interprétation hyperhelléni- sante de F. Borner. En fait, cette impression, fondée sur des constatations statistiques hâtives, risque d'être trompeuse, et la réalité est plus complexe. Pour notre propos, qui vise à reconstituer dans son authenticité et son exacte étendue la phrase prononcée par César, deux des sources latines, et non des moindres, puisqu'il s'agit non seulement de Valère- Maxime, mais de Suétone, ne nous sont d'aucun secours. Dans le débat qui nous occupe, elles n'ont pas voix au chapitre, ni pour, ni contre la Fortune de César et sa romanité, et elles ne se signalent que par leur abstention. C'est, pour l'essentiel, entre sources grecques que le litige doit se régler, l'un des partis recevant l'appui de Florus, l'autre, celui de Lucain.

Il importerait, pour faire toute la lumière sur l'épisode, de préciser les rapports internes des six auteurs restants et de tenter d'identifier leurs sources respectives. Le premier problème est, de loin, le plus aisé à résoudre. Les deux «versions brèves», celle de

- Florus, 2, 13, 37: quid times? Caesarem uehis

- et Dion Cassius, 41, 46, 3 : «θάρσει · Καίσαρα γαρ άγεις»,

se recouvrent si exactement que tout incite à les considérer comme les deux dérivés, l'un latin, l'autre grec, d'un seul et même archétype. Les «versions développées» forment un ensemble plus complexe, mais non moins clair, qui regroupe :

- Plutarque, 1) Caes. 38, 5: «ϊθι,» έφη «γενναίε, τόλμα και δέδιθι μηδέν · Καίσαρα φέρεις και την Καίσαρος Τύχην συμπλέου- σαν»

2) Fort. Rom. 6, 319 c-d : «ΐθι,» έφη «γενναίε, τόλμα και δέδιθι μηδέν, άλλ'έπιδίδου τη Τύχη τα ιστία και δέχου το πνεύμα, πισ- τεύων οτι Καίσαρα φέρεις και την Καίσαρος Τύχην»

286 Seul: Suet. M. 58, 2; Flor. 2, 13, 37; cf. Lucan. 5, 509 sq. Avec quelques serviteurs : App. Be 2, 57 ; mais μόνος en 150. En réalité, le solus des auteurs latins doit signifier, comme le μόνος d'Appien, que César

qua sans les officiers et l'escorte qui formaient habituellement sa suite, la présence de quelques esclaves étant quantité négligeable. Sur les circonstances, supra, p. 259.

287 Suet. lui 58, 2; Val. Max. 9, 8, 2.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES> 273

3) Reg. et imp. apopht. Caes. 9, 206 d : «πίστευε τη Τύχη, γνούς οτι Καίσαρα κομίζεις»

- Appien, 1) BC 2, 57 : «θαρρών ΐθι προς τον κλύδωνα · Καίσαρα φέρεις και την Καίσαρος Τύχη ν»

2) BC 2, 150: τον κυβερνήτην έκέλευε προχέαι τα ίστία και θαρρεΐν τη Καίσαρος Τύχη μάλλον ή τη θαλασσή

- ZoNARAS, 10, 8: «τόλμα και μη δέδιθι,» εφη, «Καίσαρα φέρεις και την Καίσαρος Τύχην συμπλέουσαν».

Zonaras dérive visiblement de Plutarque 1), qu'à un infime détail près (μηδέν devenu μή) il transcrit mot pour mot. Quant à Plutarque et Appien, compte tenu de variantes négligeables, qui existent d'ailleurs aussi bien entre Plutarque 1), 2) et 3), et Appien 1) et 2), qu'entre les deux auteurs, et que justifie amplement la liberté habituelle des citations antiques, la parenté qui les unit, et qui va jusqu'à l'identité parfaite entre les dernières phrases de Plutarque 2) et d'Appien 1), est suffisamment nette pour qu'on puisse les considérer comme les deux représentants d'une tradition unique.

Reste Lucain, dont le long récit comporte maintes allusions à la Fortune. Est-ce un hasard si, chez lui, l'aventure surhumaine de César s'encadre entre le rappel de la seule présence qu'il ait acceptée à ses côtés, celle de la déesse, sola placet Fortuna cornes, et celui de sa «Fortune» personnelle qu'il recouvre dès l'instant où il a touché terre : fortunamque suam tacta tellure recepii? Mais l'indice le plus probant se lit dans le discours même qu'il adresse au pauvre Amyclas, dont la crainte ne se justifie que par son ignorance, ignorance de l'extraordinaire passager qu'il transporte et de la faveur constante dont l'entourent les dieux et la Fortune :

sola tibi causa est haec iusta timoris, uectorem non nosse tuum, quem numi-

na numquam destituunt, de quo male tune Fortuna

meretur, cum post uota uenit.

Et l'exhortation s'achève sur cette ultime confirmation : quaerit pelagi caelique tumultu / quod praestet Fortuna mihi2SS. Tout suggère donc que Lucain, chez qui l'on retrouve, même voilé sous les fioritures de la paraphrase, le trait caractéristique de la seconde tradition, l'alliance de César et de la Fortune, s'est inspiré de la même source que Plutarque et Appien289.

Ainsi restent face à face les deux versions contrastées de l'anecdote : la version brève, qui est aussi la version rationaliste, et qui peut en être soit la forme pure, le noyau originel, soit au contraire une forme abrégée; la version développée, qui y accueille le surnaturel, et dont nous ignorons si elle représente la version complète ou, au contraire, une relation abusivement amplifiée de l'aventure. Aller au delà serait outrepasser la limite des constatations positives pour tomber dans le domaine de l'hypothèse. Il est tentant, néanmoins, de chercher à mettre un nom sur les deux sources primitives d'où dérivent les deux traditions que nous avons reconnues. Or, il est certain que Dion Cassius, l'un des deux représentants de la première tradition, a largement utilisé l'œuvre de Tite-Live290. Quant à Florus, si on ne le considère plus aujourd'hui comme un abréviateur du grand historien, sa dette à son égard n'en apparaît pas moins considérable291. Version rationaliste et critique, version réservée à l'endroit de César et de ses prétentions à la surhumanité : le nom du «pompéien» Tite-Live siérait à merveille à cette variante du récit, lui qui s'avouait incapable de décider si la naissance

288 Le récit s'étend sur plus de deux cents vers : 5, 476- 677. Nous citons les v. 510 et 677; 580-583; 592 sq.

289 Ce rapprochement est confirmé par le détail qui suit et que nous ne trouvons, en dehors de Lucain, que chez ces deux auteurs: les plaintes que César essuya, à son retour, de ses soldats qui s'étaient sentis abandonnés

par leur chef (Lucan. 5, 678-702; Plut. Caes. 38, 7; et, moins explicite, App. BC 2, 58).

290 F. Millar, A study of Cassius Dio, Oxford, 1964, p. 34.

291 P. Jal, Nature et signification politique de l'œuvre de Florus, REL, XLIII, 1965, p. 358-383.

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de César avait été pour l'État un bienfait ou s'il eût mieux valu qu'il n'eût jamais existé292.

Quant à la seconde version, bien que le problème de la source d'Appien demeure controversé, l'historien auquel on songe le plus volontiers est Asinius Pollion auquel Plu- tarque, lui aussi, a eu si abondamment recours293. L'interprétation est d'autant plus plausible que le récit de la traversée manquée de César présente, chez Appien, une indéniable analogie avec celui du passage du Rubicon, tel que nous le lisons chez lui également, chez Suétone et chez Plutarque. Dans les deux cas, pour donner le change sur ses projets et pour que le secret de ces deux entreprises, aussi lourdes de risques l'une que l'autre, fût rigoureusement gardé, la veille au soir, feignant une indisposition ou de la fatigue, César avait quitté de bonne heure les amis avec lesquels il dînait; puis il partit incognito dans une simple voiture294. Or, le récit du passage du Rubicon, tel que nous le lisons chez Plutarque, ainsi que chez Suétone, dérive précisément de Pollion295. Il peut paraître d'autant plus légitime d'appliquer à l'aventure de «César et de sa Fortune» le même raisonnement et d'en tirer la même conclusion que c'est, d'ordinaire, sur les concordances de Plutarque et d'Appien qu'on se fonde pour reconstituer les Histoires perdues de Pollion296. Récit d'un témoin oculaire de la guerre civile et d'un proche compagnon de César; source procésarienne, à la fois prompte à exalter la personne plus qu'humaine du chef prédestiné, soulevé, dans les grandes heures de sa vie, d'un enthousiasme quasi mystique, et

cieuse de noter le détail vécu, unique et irremplaçable : le nom de Pollion, lui aussi, a déjà été plusieurs fois prononcé comme la source originelle de cette seconde tradition297, et c'est à cette solution que nous nous rallierons sans arrière-pensée, comme à l'hypothèse de loin la plus satisfaisante qui ait été proposée pour rendre compte de l'anecdote.

Dans cette perspective, les divergences de la tradition et le contraste des deux versions s'expliquent aisément. Tite-Live, lui aussi, a beaucoup puisé au récit de Pollion pour composer l'histoire de la guerre civile. «Tu portes César» : serait-il trop hardi de voir dans cette version abrégée de l'anecdote une citation partielle de la phrase fameuse que Tite-Live pouvait lire chez son devancier et qu'il n'aurait reproduite sous cette forme tronquée que pour mieux ramener César à la commune mesure des hommes, tandis que Pollion, son dévoué partisan et ami, en avait transmis la version intégrale que lui empruntèrent Plutarque et Appien, la seule qui fût authentique, fidèle par la lettre comme par l'esprit aux propos qu'avait tenus l 'imperatori Sans doute ne peut-on résoudre avec une certitude absolue le problème de l'authenticité. La critique interne des sources, leur comparaison peut permettre de remonter jusqu'à la phrase originelle, jusqu'à l'archétype duquel sont issues les deux traditions que nous avons distinguées. Mais elle ne peut aller au delà et affirmer la réalité même de l'événement, c'est-à-dire de l'étrange équipée qu'avait conçue César et qu'il commença de réaliser : s'il avait plu à la légende contemporaine ou à la propagande,

292 Sen. QN 5, 18, 4. Sur les sympathies «pompéiennes» de Tite-Live, Tac. ann. 4, 34, 3: Pompeianum eum Augustus appellaret.

293 E. Gabba, Appiano e la storia delle guerre civili, Florence, 1956, p. 125-140 et 229-249; L. Havas, Asinius Pol- lio and the fall of the Roman republic, ACD, XVI, 1980, p. 25-36. Sur l'importance de Pollion comme source de la Vie de César de Plutarque, cf. la Notice de l'éd. Flaceliè- re-Chambry, p. 137-139; et C. B. R. Pelling, Plutarch's method of work in the Roman lives, JHS, XCIX, 1979, p. 74-96.

294 App. BC 2, 35; cf. 57 (et Val. Max. 9, 8, 2); Suet. M. 31; Plut. Caes. 32, 4-5. Sur ce «doublet», C. Brutscher, Analysen zu Suetons Divus Julius und der Paralleluberlie- ferung, Berne, 1958, p. 140.

295 Cité par Plutarque, Caes. 32, 7; cf. Suet. lui. 30, 4. 296 Sur Pollion historien, J. André, La vie et l'œuvre

d' Asinius Pollion, Paris, 1949, p. 41-66. 297 F. Altheim, La religion romaine antique, p. 212 sq.;

M. Gelzer, Caesar. Der Politiker und Staatsmann, 6e éd., Wiesbaden, 1960, p. 210, η. 176-177. Cf. toutefois les conclusions mesurées de J. André, op. cit., p. 61 sq., contre les excès de Kornemann, par exemple, et ses déductions disproportionnées avec leur point de départ, lorsqu'il s'appuie sur le ludus Fortunae d'HoRACE, carm. 2, 1, 3, pour faire de l'œuvre de Pollion une «tragédie du destin», dominée par la fatalité (cf. F. Altheim, loc. cit., sur César, les dieux et le fatum, thème qui aurait eu chez Pollion la constance d'un leitmotiv).

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 275

de quelque côté qu'elle vînt, de forger un mot historique plus vrai que nature et de l'imputer à César, elle serait impuissante à déceler la supercherie. Mais, s'il n'est pas en notre pouvoir de démontrer que l'anecdote est vraie, tout un ensemble de preuves positives, procurées par la critique externe, permettent de la tenir pour vraisemblable. Si plusieurs historiens ou philologues modernes l'ont rejetée comme falsifiée, c'est uniquement pour avoir cru que César, en 48, ne pouvait proclamer la réalité de sa Fortune ou pour avoir attribué à cette Fortuna un contenu philosophique et religieux qui n'était pas le sien. En fait, les objections que l'on a opposées à «César et sa Fortune» sont fragiles et les explications contradictoires que l'on a données de cette notion d'autant moins satisfaisantes qu'elles ont négligé une partie essentielle de son dossier : l'appoint considérable que fournissent les textes parallèles, ceux de César d'une part, ceux de la littérature contemporaine, autrement dit de Cicéron, d'autre part.

Parmi les opposants les plus récents qui se sont élevés contre la «Fortune de César», les théories de C. Brutscher et de F. Borner, si divergentes par ailleurs, se rejoignent dans une certaine mesure. L'une la considère comme un anachronisme, né à l'époque impériale, et abusivement plaqué sur l'histoire de la guerre civile. L'autre, qui la tient pour une Τύχη Καίσαρος, d'importation grecque, et qui se refuse à admettre qu'elle eût été naturalisée en une Fortuna Caesaris, ne voit en elle qu'un exotisme, à mettre au compte de la tentation hellénistique qui avait si puissamment assailli César qu'il songeait, dit-on, à transférer à Alexandrie la capitale de l'empire298. C'est oublier l'impressionnante série de témoignages, césariens et, plus encore, cicéroniens, que nous avons rappelés et qui attestent à quel point la double notion de fortuna, chance individuelle et immanente, et de Fortuna, protectrice personnelle du grand homme, avait acquis droit de cité dans la langue latine au cours de ce quart de siècle qui s'est écoulé entre les commandements exceptionnels de Pompée et les ides de mars et qui, après la

tentative manquée de Sulla, a vu la fondation de la monarchie militaire romaine. Sans doute le mot de César, qui s'adressait au pilote grec auquel il s'était confié, fut-il - s'il le fut - prononcé en grec, non en latin. Mais nier que, dans la conscience du sujet parlant, cette Τύχη Καίσαρος pût être aussi, et simultanément, une Fortuna Caesaris, tient du paradoxe. Comment soutenir que cette expression ne pouvait exister dans le latin du Ier siècle, alors que déjà Pompée, avant César, avait eu sa Fortune; que, précédent plus lointain encore, même s'il reste mythique, Ennius avait célébré la Fortuna Hectoris; enfin, et ces deux témoignages achèvent d'emporter la décision, que la «Fortune de César» est attestée en 45 par les deux tua Fortuna du plaidoyer Pour Dejotarus et confirmée par l'auteur du Bellum Alexandrinum : Fortuna uictoris Caesaris?

Quant à ceux qui, à l'inverse, admettent sans hésitation la romanité de la Fortuna Caesaris, mais qui la considèrent comme un faux de la propagande contemporaine, leurs interprétations ne parviennent pas davantage à nous convaincre. Friedrich a repris le point de vue précédemment exprimé par E. Tappan et qui se borne à voir en la fortuna l'antagoniste péjoratif de la uirtus. Aussi, selon lui, la fable de la Fortuna Caesaris n'aurait-elle été imaginée par le parti pompéien que pour ravaler le génie militaire de César, en le plaçant sous la tutelle d'une Fortuna qui eût été la cause réelle et divine de ses succès. Ce n'est là, en fait, qu'une vision partielle des choses : ce serait se méprendre étrangement sur le sens de la fortuna que de croire qu'elle contredit toujours le mérite personnel; et se figurer que la possession de cette «chance» surnaturelle discrédite le chef à qui elle est conférée constituerait une trahison - pour ne pas dire un contresens - de la doctrine hellénistique et romaine de la victoire. Car cette théologie militaire suppose, non le conflit, mais l'alliance des deux notions, de Γάρετή avec Γεύτυχία ou la τύχη, de la uirtus avec la félicitas ou la fortuna299. Il nous semble, par ailleurs, que les Pompéiens connaissaient trop bien le prix surnaturel de la Fortune pour

298 Selon le bruit colporté par Suétone, lui. 79, 4. 299 G. Picard, op. cit., p. 39 sq.; 167 sq.

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doter inconsidérément leur adversaire d'une diuinitus adiuncta fortuna qui l'eût posé en rival de droit divin du Grand Pompée.

Un fait, toutefois, peut paraître étayer l'hypothèse de Friedrich : Appien rapporte que les vaincus de Thapsus imputaient leur défaite non point au «mérite» de César, à son αρετή, mais à sa «fortune», τη Καίσαρος τύχη, qu'ils rendaient même responsable de leurs propres fautes et de l'incapacité de leurs généraux300. Attitude aussi vieille que la religion de Tyché et qui a inspiré toute une tradition de quolibets contre ses favoris indignes ou paresseux : ainsi le fameux tableau qui représentait le stratège Timothée endormi, tandis que, dans les airs, Tyché prenait les villes dans un filet301. Attitude naturelle, aussi, de la part de combattants qui, avec le crime de Pharos, ont perdu leur Chef et sa Fortune et qui n'ont aucune raison, bien au contraire, de ménager celle de l'adversaire. Réciproquement, après sa victoire de Zéla sur Pharnace, le fils indigne de Mithridate, César répétait volontiers que la félicitas de Pompée n'avait été que la chance de rencontrer d'aussi faibles adversaires302. Ce qui n'empêchait pas ce même César de proclamer sa propre Félicitas, de donner son nom comme mot d'ordre à la bataille de Thapsus, précisément303, et de lui bâtir un temple qui ne fut dédié qu'après sa mort, en 44304 i\ ne fau|- pas attacher plus d'importance qu'il ne convient à ces arguments de mauvaise foi, usuels dans toute lutte idéologique, ni prendre à la lettre cette guerre d'épigram- mes où les deux camps se renvoient la balle, chacun dénigrant comme à plaisir la Fortune de l'autre, et n'accordant qu'à celle de son chef efficacité et révérence. La richesse théologique et mystique que recèle la fortuna du grand homme est d'un ordre infiniment plus élevé; et cela seul suffit à exclure que les Pompéiens eussent été les créateurs malintentionnés d'une pseudo «Fortune de César» - eux qui ne reconnaissaient qu'une seule

tune au monde, celle de leur chef, le Grand Pompée.

Une hypothèse plus subtile a été formulée par S. Weinstock, enclin à suspecter l'aventure de César et sa Fortune. La légende du frêle esquif où il se serait embarqué en solitaire sous la seule protection de sa Fortune aurait été répandue par César lui-même, désireux de répondre à la propagande pompéienne par sa contre-propagande personnelle et d'opposer à la Fortune de Pompée sa propre divinité tuté- laire. De cette douteuse «Fortuna in the fishing boat» serait ainsi né le culte nouveau, et bien réel, de la Fortuna Caesaris, auquel l'épisode eût servi de fondement étiologique. L'explication séduit par son élégance, car le vrai et le faux - falsification historique, mais vérité symbolique - s'y mêlent si inextricablement que la question de l'authenticité en vient presque à apparaître comme un faux problème, et qu'on la résout en l'annulant. Mais le moment était-il bien choisi pour lancer le culte de la Fortuna Caesaris, dont ce coup d'essai ne fut pas un coup de maître? Sans doute, César fut sauvé; il échappa au naufrage et à la mort. Mais il avait manqué son but, qui était de retourner à Brindes et d'en ramener l'armée d'Antoine. Il eut beau sortir de son incognito, inciter le pilote à braver les flots, sous la sauvegarde de sa Fortune, rien n'y fit : il fut rejeté à la côte et vaincu par la tempête. Répandre une telle anecdote, forgée de toutes pièces, n'allait pas sans danger; car elle risquait de prouver le contraire de ce qu'on voulait lui faire dire et, plutôt que d'exalter l'invincible Fortune de César, par laquelle il prétendit subjuguer les éléments, de tourner à la confusion de celui qui, malgré la divinité qu'il portait en lui, avait dû s'incliner devant le déchaînement des forces naturelles.

Aucune des objections qu'on a élevées contre l'anecdote n'est donc irréfutable; et, réciproquement, aucune des solutions par lesquelles on a tenté d'expliquer sa genèse n'en-

300 BC 2, 97. 301 Supra, p. 39. 302 Suet. lui. 35, 2; cf. App. BC 2, 91. 303 B. Af. 83, 1. Appien, dans le passage même que nous

citions ci-dessus, BC 2, 97 (cf. n. 300), écrit que la

ce», ευτυχία, de César eut dès lors la réputation d'être invincible.

304 Cass. Dio 44, 5, 2. Sur le culte de la Félicitas Caesaris, cf., à Ameria, CIL XI 4371 et 4395.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 277

traîne une conviction sans réserve. Faut-il l'accepter comme intégralement véridique, malgré l'arrogante témérité qu'elle prête à César et qui fait frémir? Faut-il penser qu'elle comporte un fond d'authenticité, recouvert par des embellissements légendaires que nous ne parvenons plus à distinguer de la réalité initiale? Il subsiste, dans l'aventure de César et de sa Fortune, une part d'obscurité, qui demeure irréductible. Notre seule certitude, et là réside, de loin, l'essentiel, c'est sa parfaite cohérence avec la mystique - et la propagande - personnelle de César et son accord, non .moins achevé, avec la mystique contemporaine du surhomme. Nous pouvons tenir pour dépassé le scepticisme ancien, propagé par Warde Fowler, et qui rejetait la «Fortune de César» sous le fallacieux prétexte que Fortuna, dans les Commentaires, ne désigne que la divinité du Hasard et que César ne pouvait, par suite, élire cette dangereuse puissance pour en faire sa protectrice personnelle. Nous croyons avoir, dans les pages qui précèdent, suffisamment apporté la preuve du contraire pour ne plus avoir sujet d'y revenir.

Si la Καίσαρος Τύχη, à laquelle nous pouvons, sans crainte désormais, donner son nom latin, Fortuna Caesaris, a déconcerté à ce point ses modernes détracteurs, c'est parce qu'ils n'ont pas su reconnaître en elle, illuminés d'un rayonnement nouveau par la puissante personnalité de César, un ensemble de traits déjà assimilés par la conscience romaine et que nous retrouvons dans la religiosité contemporaine. Rien, en elle, n'est aussi neuf ni aussi insolite qu'on se l'est imaginé. Sans doute la Καίσαρος Τύχη est-elle la transcription transparente d'une Τύχη βασιλέως. Mais la Fortune de Pompée avait avant elle franchi ce pas en direction du pouvoir personnel et cela, dès 66, Cicéron l'avait compris. Sans doute, lorsque César jette le masque et qu'il se révèle au pilote épouvanté, celui-ci est-il frappé non seulement de la crainte qu'un homme du peuple éprouve devant un imperator

main, mais, plus encore, de l'effroi qui s'empare d'un simple mortel à la vue d'une apparition divine. Mais nous savons aussi, depuis le De imperio Cn. Pompei, que la Chance surnaturelle, la diuinitus adiuncta fortuna, divinise l'homme d'exception qu'elle accompagne et qu'elle habite. Surhumanité qui se manifeste par ailleurs dans les ambitions cosmocrati- ques de cette Fortune, qui fait de César un dieu vivant, et par laquelle il aspire à dominer les éléments : ce thème surnaturel est de tradition dans la geste du souverain ou de Y im

perator cosmocrate et nous le retrouvons avec insistance dans la biographie de Pompée dont Cicéron disait, dès 66, que non seulement les ennemis, sed edam uenti tempestatesque obse- cundarint, et que Plutarque nous montre en 57, alors qu'il était chargé de l'annone, faisant lever l'ancre malgré la violence du vent et la peur des pilotes, et réussissant sa traversée μετά τύχης αγαθής305. Et, lorsque le même Plutarque, juste avant l'épisode qui nous intéresse, rapporte les récriminations des soldats que César a laissés à Brindes et qui sont las de suivre ce chef infatigable, il leur prête ces propos prophétiques: «Nos blessures elles- mêmes ne font-elles donc pas voir à César qu'il commande à des mortels? . . .Un dieu même - ουδέ θεω - ne saurait faire violence à la saison des tempêtes et des vents marins»306. Défection sacrilège dont ils se repentent aussitôt et qu'ils expient dans une longue attente, assis sur les collines, les yeux tournés vers la mer et l'Épire.

Mais la Fortune de César n'est pas seulement la divine vertu de Chance qui surabonde en lui. Elle est, au sens plein, une «Fortune personnelle», c'est-à-dire une figure surnaturelle, invisible et présente à ses côtés, qui le protège, une Divinité tutélaire qui est tout à la fois sa «compagne» céleste et qui ne fait qu'un avec son être mortel. Or, cette notion d'une divinité protectrice, spécialement attachée au grand homme dont elle partage les aventures et les périls, apparaît précisément,

305 Cic. imp. Pomp. 48 ; Plut. Pomp. 50, 2-3, qui cite de lui un «mot» à effet: «naviguer est nécessaire; vivre ne l'est pas!». Ces épisodes ont un précédent fameux: le passage miraculeux de la mer de Pamphylie par

dre, tel que l'avait rapporté Callisthène (cf. S. Weinstock, op. cit., p. 121-123; et supra, p. 241 et n. 134).

306 Caes. 37, 7 (trad. Flacelière-Chambry).

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en 45-44, dans le De natura deorum, lorsque Cicéron rappelle la doctrine grecque et romaine de l'inspiration divine dévolue aux hommes d'exception : et nostra ciuitas et Grae- cia tulit singulares uiros, quorum neminem nisi iuuante deo talem fuisse credendum est. Telle est la raison qui poussa les poètes, Homère en particulier, ut principibus he- roum . . . certos deos discriminum et periculo- rum comités adiungeret. Ainsi, conclut-il, nemo igitur uir magnus sine aliquo adflatu diuino umquam fuit307. Cicéron, dans le même temps où, dans son plaidoyer Pour le roi Dejotarus, il sacrifiait au mythe de la Fortune de César, songeait-il à elle en écrivant ces lignes? En tout cas, c'est, sous sa double version, philosophique et poétique, l'expression de la même croyance que nous y lisons. «Génie» héroïque et royal, Tyché romanisée des souverains hellénistiques avant de devenir, si nous osons dire, la dea comes de l'empereur romain308, la Fortune monarchique et cosmocratique de César est bien, trait pour trait, la réplique majorée de celle que Pompée, dès 67-66, s'était donnée; et si elle a relégué dans l'ombre sa rivale au point de la faire tomber dans l'oubli, c'est seulement parce que, «Fortune» personnelle, elle la domine de toute la hauteur dont César lui-même surpassait Pompée.

Ainsi replacée au sein des croyances philosophiques et politiques de ses contemporains, la Fortune de César sort de son isolement : elle cesse d'être un unicum et, si elle apparaît moins fulgurante, elle est étayée par des preuves plus solides. Elle y perd peut-être de la grandeur mythique et romantique qu'elle devait au décor de la tempête et à l'aura de mystère qui la rendait exceptionnelle et inintelligible. Mais elle y gagne de devenir l'un des maillons, et le plus fameux, d'une chaîne ininterrompue. César s'est peu à peu élevé, comme par degrés, de la félicitas qu'il revendiquait aux primes débuts de la guerre des Gaules, vers la fortune-chance et immanente

qu'il s'est arrogée, mais indirectement, par les voies de la litote et de l'éloge d'autrui, dans la suite des Commentaires, et que Cicéron reconnaît dans sa lettre du 19 janvier 49, jusqu'à la «Fortune» personnelle, son double divin, dont nous lisons le nom non pas dans un unique épisode, souvent tenu pour douteux, mais dans deux circonstances bien distinctes et qui se compensent parfaitement : proclamée par lui-même en 48, en présence de quelques compagnons, dans le secret d'une nuit d'hiver; invoquée en 45 avec le retentissement d'un plaidoyer politique, prononcé devant le maître de Rome par le premier orateur de son temps. Si bien que, sans craindre le paradoxe, nous pouvons presque tenir l'authenticité de l'anecdote et le débat qu'elle a soulevé pour une question secondaire, tant elle est avantageusement suppléée par le double texte du Pro rege Deiotaro. Obnubilés par le double préjugé de la Fortune-Hasard et de l'absence d'une fortuna individuelle dans l'œuvre de César, nos prédécesseurs ont trop souvent négligé de lire entre les lignes des Commentaires et, surtout, de prendre en considération les témoignages pourtant formels des contemporains, notamment celui de ce discours de 45, qui réduit à néant toutes les oppositions à la Fortune de César, dont nous savons maintenant qu'elle fut effectivement conçue et honorée dès le vivant du dictateur. D'autant que cette thèse est puissamment confirmée par une troisième série de documents, par les sources historiques et numismatiques qui, s'ajoutant aux témoignages littéraires, césa- riens et cicéroniens, nous permettent de reconstituer la politique et l'histoire de la Fortune, telles qu'elles se jouèrent durant la guerre civile309, et, en outre, de pressentir quelle forme de religion César lui-même éprouvait à l'égard de celle qui, pour lui, n'était peut-être pas seulement un nom ni un prétexte à propagande, mais aussi, pour une part, une force divine, efficiente et agissante.

Dès les premiers mois de la guerre civile,

™ Nat. deor. 2, 165-167. 308 Pour paraphraser à la fois le texte du De natura

deorum et l'étude de A. D. Nock qui a repris et commenté la formule : The emperor's divine «comes», JRS, XXXVII, 1947, p. 102-116.

309 L'ensemble des faits est analysé par S. Weinstock, op. cit., p. 115-127, qui a attiré l'attention sur ces données jusqu'à présent trop méconnues. Également F. Lenzi, La statua d'Anzio e il tipo della Fortuna nelle monete repubblicane, Rassegna Numismatica, VII, 1910, p. 49-62.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 279

les deux partis se disputèrent les faveurs de la Fortune et s'efforcèrent de l'annexer à leurs intérêts. Dès le 19 janvier, nous l'avons vu, Cicéron, écrivant à Atticus, rejetait toute compromission avec la Fortune de César; cependant que César lui-même, le 16 avril, tentait de le convertir à sa cause en lui démontrant que la Fortune était avec lui, à qui tout réussissait. La propagande pompéienne n'était pas moins active, comme nous en avons la preuve dans un précieux témoignage numismatique. Avant la fuite de Pompée, des sénateurs et des magistrats qui évacuèrent Rome les 17 et 18 janvier, le monétaire Q. Sicinius émet un denier qui porte, au droit, la tête dia- démée de Fort(una) P(ppuli) Ripmani) et, au revers, un caducée ailé et une palme ornée de bandelettes, placés en sautoir et surmontés d'une couronne de laurier310 : denier qui, quoi qu'on en ait dit autrefois et à la différence de ceux que le même monétaire émettra en Orient et qui imitent le monnayage local311, est encore de frappe urbaine et d'inspiration toute romaine. C'est donc la seconde fois que, dans le monnayage romain et «pompéien»312, apparaît le profil de la Fortune. Mais, depuis 68-66 et les deniers de M. Plaetorius Cestianus qui montraient, sans légende, la Fortune de Préneste, sa signification politique s'est profondément renouvelée. A une déesse essentiellement liée à la personne de Pompée, dont elle prophétisait la victoire, annonciatrice d'un nouvel âge d'or, s'est substituée la Fortune officielle de l'État romain, dont le nom s'inscrit ici pour la première fois sur le monnayage de la République, associé aux emblèmes de bonheur et de victoire qui, au revers, symbolisent le triomphe espéré du parti sénatorial. Mais qui ne voit que cette Fortune collective du peuple romain n'est autre, en réalité et malgré son nom traditionnel, que la Fortune personnelle de Pompée, qui porte sur lui

le destin de l'État et qui peut seul, à nouveau, lui donner la victoire? A la fois Fortune de Rome et Fortune de Yimperator, elle n'a plus seulement pour fin l'exaltation d'un individu, mais elle est l'incarnation de la légitimité républicaine qui, en cette année 49, s'identifie avec Pompée, seul rempart de la «liberté» contre César et sa Fortune.

Après ces premiers actes d'hostilité, c'est dans les deux traversées de l'Adriatique que les troupes césariennes réussirent successivement, avec un bonheur qui tenait du miracle, que les anciens ont le plus vivement ressenti la protection de la Fortune qui planait constamment sur César. Les opérations se déroulèrent en trois temps. Élu consul par les comices, César, après avoir célébré les Fériés latines au Mont Albain, abdiqua la dictature et quitta Rome pour Brindes où il arriva le 22 décembre 49. L'insuffisance de sa flotte ne lui permit d'embarquer que sept légions avec lesquelles, le 4 janvier 48, en plein solstice d'hiver, il passa la mer et aborda en Épire313, par un coup d'audace qui fit aux Pompéiens stupéfaits l'effet de la foudre. Ensuite, ce fut l'interminable attente des troupes restées à Brindes, si intolérable que César tenta de s'embarquer avec sa «Fortune» pour aller lui- même les y chercher. Enfin, le 26 mars, s'ouvrit la troisième phase, qui fut celle du succès, avec la traversée d'Antoine et le benefi- cium Fortunae dont il profita si heureusement, comme le récit même de César en fait foi.

Plutarque, dans son opuscule Sur la Fortune des Romains, s'est, à son ordinaire, laissé emporter à des développements grandioses sur la constante protection dont César jouissait de la part de la déesse : témoin le temps propice qu'elle lui offrit dans sa traversée hivernale, της Τύχης τον καιρόν ύπερθεμένης, comme si elle avait, pour lui, imposé le calme

310 PL IV, 3; et supra, p. 85. 311 Babelon, II, p. 458 sq. (suivi par A. Merlin, Les

revers monétaires de l'empereur Nerva, p. 30), croit que les monnaies de Q. Sicinius furent, dans leur totalité, frappées à Alinda de Carie. Contra, Grueber, I, p. 503, n. 1-2; II, p. 468, n. 1; Sydenham, p. 157, n. 939; Crawford, I, p. 460 sq.; H. Zehnacker, Moneta, I, p. 617.

312 Cf. H. Zehnacker, Moneta, I, p. 617-619, qui y voit

les débuts de l'iconographie «pompéienne», continuée par Cn. et Sex. Pompée.

313Caes. EC 3, 2, 1-2; 6, 1-2, selon le calendrier préjulien. En fait, on n'était encore qu'en automne (novembre julien). Pour la chronologie, cf. l'éd. P. Fabre, Les Belles Lettres, T. II, p. 108; J. Carcopino, César, p. 896-899; M. Rambaud, César, Paris, 1963 (coll. Que sais-je?, n° 1049), p. 84 sq.

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280 FORTUNA-TYCHÉ

à la mer et substitué l'été à la mauvaise saison, θέρος δε χειμώνι, si bien que, comme l'illustre l'anecdote fameuse qu'il rappelle à ce propos, César était persuadé que la Fortune l'accompagnait dans toutes les circonstances de sa vie, dans ses traversées, ses voyages, ses campagnes, dans tout l'exercice de son commandement314. Amplification rhétorique, sans doute, car César ne nous a jamais laissé le témoignage explicite d'une telle conviction315, mais qui repose sur un indéniable fondement historique. Car, dans les trois épisodes de cette action, nous lisons, sous des modalités variées, l'intervention de la même Divinité : intervention secrète, finalement avortée, et que d'aucuns tiennent pour légendaire, lorsque César tenta, mais en vain, de faire jouer sa Fortune; intervention éclatante et littéraire dans le Bellum ciuile, où César a placé la relation de la seconde traversée sous le signe de la Fortune, donneuse d'occasio et de félicitas, qui mène Antoine à bon port et qui, par l'un de ces retournements violents qui sont dans sa nature, engloutit aussitôt l'escadre pompéienne316; mais aussi, et dès le premier de ces épisodes, intervention surnaturelle de la déesse Fortuna, à qui César s'est adressé par les moyens rituels de la religion et qui s'est manifestée à lui sous la forme traditionnelle et sacrée du prodige.

Dion Cassius rapporte en effet que, durant le bref séjour qu'il fit à Brindes, César offrit un sacrifice à Fortuna. Mais la victime, un taureau, parvint à s'échapper et à s'enfuir hors de la ville, jusqu'à un lac qu'elle traversa à la nage. Ce qui, d'ordinaire, était un

dent de mauvais augure accrut puissamment la confiance de César; car le prodige lui signifiait salut et victoire s'il passait la mer317. Quelques jours après, l'événement confirmait le présage. Un point, toutefois, dans ce récit, étonne les historiens de la religion romaine : l'irrégularité que constituait l'offrande d'une victime mâle à une divinité féminine, alors que, dans le rituel romain, la victime propre de Fortuna était, comme il convient, une vache. Faut-il arguer d'une exception à la règle, qui ne serait pas unique318, mais qui, toutefois, convainc peu, venant du grand pontife? Deux explications concurrentes restent en présence. F. Borner, fidèle à son hypothèse hellénisante, a cru pouvoir prendre à la lettre le texte de Dion, τχ\ Τύχη θύοντος, et en conclure que César, qui croyait à sa Tyché personnelle, avait, avant son départ de Brindes, offert un sacrifice à la divinité du même nom, selon quelque rite grec qui eût admis sans peine l'immolation d'un taureau, victime mâle, à la déesse Tyché319. Supposition gratuite, que n'appuie même plus une interprétation purement grecque de la Τύχη Καίσαρος, sous laquelle nous avons reconnu, en fait, une Fortuna Caesaris entièrement latinisée; quant à l'hypothèse d'un hommage à Tyché, parfaitement admissible si le prodige avait eu lieu en pays grec, elle perd toute vraisemblance à Brindes, en terre italienne.

C'est, en fait, S. Weinstock qui a trouvé la clef de l'épisode, lorsqu'il l'a rapproché de la légende de la fondation de Bovillae. La ville s'éleva à l'endroit où avait été repris un taureau qui, dans les mêmes circonstances que

314 Fort. Rom. 6, 319b-d. Cf. le discours de César à ses soldats, chez App. BC 2, 53 : τω μεν χειμώνι τύχην άγαθήν άντιθέντες.

315 C'est dans ces lignes de Plutarque qu'on doit chercher l'origine des affirmations de la critique moderne, d'un Rice Holmes, par exemple (supra, p. 259, n. 228), sur l'aveugle confiance que César aurait eue en sa Fortune, avant que la vague de scepticisme déclenchée par Warde Fowler ne vînt engloutir cette légende, excessive au moins dans sa formulation.

3'6£C3, 25, 3-27,2. 317Cass. Dio 41, 39, 2-3. Comme Lugli, Fontes, VIII,

1. XIX-XX, p. 332, qui cite le passage parmi les sources relatives au Forum Boarium romain, S. Weinstock, op. cit., p. 116, situe le sacrifice à Rome, avant le départ de César et s'étonne ainsi, p. 118, de son caractère insolite

(hommage à Fortuna plutôt qu'à Jupiter Capitolin); mais le texte de Dion, 41, 39, 1, ές το Βρεντέσιον. . . έξώρμησε, est formel. Quant au fait qu'un présage funeste eût été détourné de son sens et interprété comme un signe favorable dès lors qu'il s'appliquait à César, c'est l'une des constantes de sa biographie, qui permet à cet être d'exception d'échapper même aux normes religieuses (autre fuite de la victime, à moins qu'il ne s'agisse d'un doublet, en Suet. lui. 59; cf. Cic. diu. 2, 52; chute lors de son débarquement en Afrique, Suet., Ibid.; sinistre anomalie de la victime sacrifiée quand il combattait en Espagne, et qui n'avait pas de cœur, Suet. lui. 77; App. BC 2, 116).

318 On connaît, à Préneste, le sacrifice d'un veau à Fortuna (signalé par S. Weinstock, op. cit., p. 1 18, n. 7); cf. T. I, p. 56.

319 Op. cit., p. 75 sq. et n. 36.

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celles qui avaient troublé le sacrifice de Brin- des, s'était enfui de l'autel du Mont Albain où il allait être immolé. D'où le nom de la cité : bos-Bouillae. Or Bovillae était précisément la ville des Iulii et c'est pour cette raison, sans doute, que le taureau devint l'animal symbolique des légions de César, celui que figuraient leurs enseignes320. Le récit du sacrifice de Brindes est donc le résultat vraisemblable d'une contamination, où les souvenirs de la légende de Bovillae et le sacrifice que César, en décembre 49, était allé célébrer sur le Mont Albain, lors des Fériés latines, ont rejailli sur la seconde cérémonie, celle qu'il accomplit peu de temps après en l'honneur de Fortuna. Mais ce n'est pas une raison suffisante pour la rejeter comme une simple fiction. Le seul point litigieux de l'épisode est le sacrifice du taureau; or, il est aisé de le dissiper si l'on admet, tout simplement, que c'est la légende étiologique de Bovillae qui a fait métamorphoser en une victime mâle la vache authentique que César se devait, selon la règle de la victime propre, d'offrir à la déesse Fortuna.

Quant à la réalité du sacrifice lui-même, une fois qu'on l'a dépouillé de cet embellissement légendaire, elle s'accorde si parfaitement avec l'exploitation politique de Fortuna et de sa religion, telle que les deux partis la poursuivirent avec persévérance durant la guerre civile, que nous ne saurions la révoquer en doute. Au moment de passer la mer et d'aller affronter Pompée et sa Fortune, Pompée dont les partisans, en cette même année 49, battaient monnaie à l'effigie de la déesse et identifiaient la protectrice personnelle de leur chef à la Fortuna populi Romani, César a voulu, lui aussi, se concilier la faveur de la toute-puissante divinité, donneuse de victoire et souveraine sur les choses de la guerre, comme il l'avait lui-même rappelé dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules. De cette volonté de capter la bienveillance de la Fortune, nous percevons le double écho

chez Plutarque, dont le développement sur la Fortune de César part précisément de cette traversée fameuse, réussie malgré le solstice d'hiver; et chez César lui-même, dans la transposition qu'il en a donnée en attribuant à la Fortune le succès de la seconde traversée, qui s'effectua sous le commandement d'Antoine. Mais, à cette double postérité littéraire, il n'est peut-être pas impossible d'adjoindre une troisième héritière, plus spécifiquement religieuse, du sacrifice de 49.

On sait les débats auxquels a donné lieu le culte de Fors Fortuna au Trastevere. L'un des problèmes les plus épineux portait sur le temple qui lui fut dédié sous Tibère, à la fin de l'année 16, dans les jardins que César avait légués au peuple romain : simple reconstruction du sanctuaire primitif de Servius Tullius ou, comme nous le croyons, édifice nouveau destiné, selon les propres termes de Plutarque, à commémorer «l'heureuse chance» de César321. Nous fondions cette interprétation, notamment, sur le fait que la dédicace de 16 n'était pas isolée, mais que, à la même époque, un sanctuaire de la gens lidia et une statue du divin Auguste avaient été consacrés à Bovillae, berceau de la dynastie dont les deux fondateurs étaient simultanément honorés, l'un à Rome, l'autre dans cette petite ville du Latium. La date choisie, toutefois, restait inexpliquée : l'on ne pouvait que constater, de façon négative, qu'elle était sans rapport avec le dies Fortis Fortunae dont la célébration, qui remontait à Servius Tullius, tombait le 24 juin. Sans doute ne connaissons-nous pas la date exacte du sacrifice que César offrit à Brindes, où il séjourna entre le 22 décembre et le 4 janvier. Il semble toutefois, à lire Dion Cassius, que le prodige ait eu lieu à un moment où ses préparatifs étaient encore loin d'être achevés, c'est-à-dire à la fin de décembre, plutôt que dans les premiers jours du mois suivant322. Ainsi pourrait s'expliquer la date choisie par le second des empereurs ju-

320 Cf. la lumineuse démonstration de S. Weinstock, op. cit., p. 6 sq.; 118-121; 323.

321 Fort. Rom. 5, 319 b: ηγούμενοι κάκεΐνον ευτυχία γενέσθαι μέγιστον. Cf. T. I, p. 205.

322 II n'est d'ailleurs pas impossible de retrouver ce

lien, mais inversé, avec Fors Fortuna, dans le choix que fit César de la divinité à laquelle il offrit le sacrifice de Brindes. Outre la composante personnelle et politique que nous avons rappelée, la référence à la déesse qui, dans l'une de ses variantes, patronnait le solstice d'été, a

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lio-claudiens, à la fin de 16, pour la dédicace d'un temple qui commémorait à la fois le souvenir de César et celui de sa Fortune, mais peut-être aussi, de façon plus précise, l'anniversaire mémorable du miracle de Brindes, réédition du prodige auquel Bovillae, seconde patrie des Iulii, devait sa naissance et son nom.

Le prodige de Brindes, en 49, n'était que le premier d'une série. Il fut suivi, en 47, de deux autres événements surnaturels qui frappèrent, cette fois, les temples de la Fortune à Rome et qui causèrent un profond émoi dans la ville. La fin de 48 et l'année suivante furent marquées par une succession de prodiges effrayants qui réveillèrent dans Rome les angoisses d'une religiosité archaïque323. La foudre tomba sur le Capitole et sur l'un des temples de Fortuna Publica au Quirinal, dans les jardins que César possédait près de la porte Colline324, si bien que le sanctuaire s'ouvrit de lui-même. En outre, un flot de sang coula depuis une boulangerie jusqu'à un autre temple de la déesse, celui de Fortuna Respiciens, qui était situé sur l'Esquilin325. Dion Cassius, qui rapporte ces prodiges, ne nous dit pas comment on les interpréta. Mais nous discernons au moins que le premier d'entre eux associait à nouveau César et la Fortune, d'une manière d'autant plus troublante que cette déesse n'était autre que la Fortuna Publica po- puli Romani, la Fortune officielle de l'État romain, sous le patronage de laquelle Pompée

s'était placé en 49 et qui, après Pharsale et l'assassinat perpétré à Alexandrie, semblait être définitivement passée à son rival. Propagande numismatique et propagande religieuse; emblèmes symboliques et multiplication des prodiges : telles sont les répliques qu'échangent les deux camps qui se disputèrent âprement les faveurs de la Fortune, celle de l'État ou celle des généraux. Dans le conflit idéologique qui mettait aux prises les deux imperatores successivement élus par la divinité, le langage du sacré s'élève au-dessus du tumulte des armes: à la «guerre des Vénus», à la «guerre des sacerdoces»326 s'ajoute, entre César et Pompée, une «guerre des Fortunes».

Elle trouva son épilogue, du moins provisoirement, dans un quinaire que frappa P. Se- pullius Macer, l'un des monétaires de 44, dont l'activité s'exerça avant aussi bien qu'après les ides de mars. Le droit porte le buste ailé de la Victoire, qui apparaissait déjà en 45 sur les monnaies de Munatius Plancus, et dans lequel Babelon veut reconnaître les traits de Calpur- nia, l'épouse de César. Au revers figure la Fortune debout, tenant le gouvernail de la main droite et la corne d'abondance de la main gauche327. C'est la première fois qu'apparaît, dans le monnayage romain, ce type de la Fortune au gouvernail et à la corne d'abondance, qui connaîtra sous l'Empire une si universelle popularité. Les origines en sont d'ailleurs discutées, sans que les deux types antérieurs de la

pu influencer la détermination de César. Indépendamment des difficultés purement techniques de la navigation, la bruma est une période de mauvais augure, parce que les jours décroissent (Ter. Phorm. 709 sq., avec le commentaire de Donat, ad loc; cf. Pease à diu. 2, 52, p. 440). On comprendrait fort bien que César, retrouvant en (Fors) Fortuna la déesse du solstice d'été, des jours les plus longs de l'année, se fût adressé à elle pour contrebalancer l'influence néfaste du solstice d'hiver, unissant ainsi l'ancien et le nouveau, la Fortune charismatique du chef et la religiosité archaïque dont il savait jouer avec un art consommé.

323 Cass. Dio 42, 26-27, 1, en particulier 26, 3-4. 324 Cass. Dio 42, 26, 3. Sur le culte de Fortuna Publica

et les Très Fortunae du Quirinal, supra, p. 7-10. 325 Et dont Cass. Dio 42, 26, 4, renonce à traduire l'épi-

clèse. Sur ce temple, supra, p. 102. 326 Sur la «querelle des Vénus», P. Grimal, Lucrèce et

l'hymne à Vénus, REL, XXXV, 1957, p. 190 (cf.

ling, La religion romaine de Vénus, p. 301, à propos de la «compétition religieuse» entre Pompée et César); qui envisage également, «lnuidia infelix» et la «conversion» de Virgile, Hommages à J. Bayet, coll. Latomus, LXX, Bruxelles, 1964, p. 242-254 (cf. REL, XL, 1962, p. 34), une «guerre des Apollons» entre Octave et Antoine; J. Bayet, Les sacerdoces romains et la pré-divinisation impériale, BAB, XLI, 1955, p. 502 = Croyances et rites dans la Rome antique, p. 315, n'hésite pas à parler d'une «guerre des sacerdoces » entre les triumvirs ; et, plus généralement, P. Jal, La propagande religieuse à Rome au cours des guerres civiles de la fin de la République, AC, XXX, 1961, p. 395-414; et Les dieux et les guerres civiles dans la Rome de la fin de la République, REL, XL, 1962, p. 170-200.

327 Infra, Pi. IV, 5. Babelon, II, p. 440, n°9; Grueder, I, p. 550; Sydenham, n° 1078; Crawford, I, p. 492, n°480, 25, et p. 494; sur la date, H. Zehnacker, Moneta, I, p. 518 et 607.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 283

déesse, celle de Préneste ou la Fortuna populi Romani, qui n'étaient l'une et l'autre représentées qu'en buste, sans attribut, sur les deniers «pompéiens» de M. Plaetorius Cestianus et de Q. Sicinius, puissent fournir un argument dans un sens ou dans l'autre. Le gouvernail n'est-il, dans l'iconographie symbolique de la Fortune, qu'une adjonction de la période romaine, comme on l'a parfois affirmé? C'est oublier les précédents grecs qui, depuis Eschyle et Pindare, en ont fait, non seulement dans la littérature, mais aussi sur les monuments figurés, l'un des signes du pouvoir de Ty- ché328. César a-t-il fait choix, pour figurer sa Fortune, d'un type antérieur de Tyché, peu connu jusque-là, mais dont l'attribut original offrait l'immense avantage de rappeler les traversées de l'Adriatique qu'il avait placées sous le patronage de la déesse, «the incident in the fishing boat» lors duquel il avait révélé sa Fortune, et les deux expéditions qu'il avait réussies grâce à elle, selon la solution qu'envisage S. Weinstock? Ou a-t-il repris, pour son propre compte, le type canonique qui était, dans son temple du Quirinal, celui de la Fortuna Publica populi Romani, ainsi subordonnée à son autorité souveraine? Il est clair, en tout cas, que la Fortune du quinaire de Sepullius Macer n'est autre que la Fortune personnelle du dictateur perpetuo329, la Fortuna Caesaris, et que c'est en tant que telle qu'elle passera dans le monnayage des empereurs, dans celui de Galba ou de Vespasien, par exemple, avec la légende Fortuna Augusti330.

Quant à la signification de cette monnaie, elle est liée à sa date. Frappée, de l'avis des numismates, au début de 44, avant les ides de mars, elle se rapporte à la grande expédition que César projetait contre les Parthes, qui devait lui permettre de prendre le titre tant convoité de «roi»331 et à laquelle le poignard des conjurés porta un coup fatal. Elle devait

s'engager sous les auspices conjoints de la Victoire et de la Fortune, non seulement des deux divinités que la République romaine honorait traditionnellement comme les dispensatrices du succès des armes, mais encore et surtout des protectrices personnelles du dictateur : de la Victoria Caesaris 332 qui, si son profil reproduit bien celui de Calpurnia, offrirait un indice supplémentaire de cette personnalisation du pouvoir, et de la Fortuna Caesaris, gage de «bonheur» et de toute-puissance. Car le gouvernail sur lequel repose sa main droite, quelles que puissent être ses origines maritimes, a la signification symbolique et universelle que lui reconnaissent, précisément, les exégètes de l'Empire, qui voient en lui l'attribut par excellence de la souveraineté politique et cosmique. Le quinaire de Sepullius Macer couronne ainsi l'alliance de César et de la Fortune, dont nous avons suivi l'histoire continue depuis les commencements de la guerre civile : après le sacrifice provincial offert à Brindes en prélude à la traversée de l'Adriatique, après l'hommage révérenciel rendu par Cicéron quelques mois plus tôt, en novembre 45, à la Fortune tutélaire de César, elle fait enfin l'objet d'une proclamation officielle par ce moyen privilégié de la propagande antique qu'étaient les émissions monétaires. A la veille de l'expédition d'Orient, elle signifie, pour César, double promesse de victoire et de domination universelle.

Quelques semaines plus tard, l'âme du Diuus Iulius était ravie au ciel et sa Fortune commençait à vivre de sa destinée posthume. Nous en lisons le premier témoignage littéraire dans le Bellum Alexandrinum dont l'auteur, lui aussi, allie canoniquement Victoire et Fortune, lorsqu'il vante la Fortuna uictoris Caesaris333. Mais les témoignages numismati- ques de cette survie sont, de loin, les plus parlants. Fidèles à la tradition de la guerre civile

328 Supra, p. 47 sq. 329 Cette légende figure sur les deniers de Sepullius

Macer, émis au début de 44; cf. Babelon, II, p. 439, n°3- 5; Grueber, I, n° 4168-4175; Sydenham, n° 1072-1074; Crawford, I, p. 489 sq., n° 480, 9-14.

330 S. Weinstock, op. cit., p. 124 sq. et 127. C'est sur les monnaies de Galba que se lit, pour la première fois, la légende Fortuna Aug. (Cohen, I, p. 323, n° 70-71; Mattin-

gly, I, p. 352, n°241; 241 a) et, sur celles de Vespasien, Fortuna Augusti (Cohen, I, p. 380, n°177; Mattingly, II, p. 74 Φ ; 79*).

331 Suet. lui. 44, 3; 79, 4. 332 En l'honneur de qui des ludi furent célébrés à part

ir de 45 (Cic. Att. 13, 44, 1 ; fam. 11, 28, 6; Suet. Aug. 10, 1 ; cf. infra, p. 285).

333 B. Al. 43, 1. Supra, p. 271.

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et du «conflit des Fortunes», les candidats à l'héritage politique et spirituel de César tentent de mettre la main sur la Fortune de l'État et jettent leurs protectrices divines dans la balance. Si, en 43, M. Arrius Secundus frappe un aureus à la légende de F(ortuna) P(opuli) R(omani), dont le buste diadème, les cheveux relevés en chignon et des boucles retombant sur le cou, reproduit le type de la même déesse, représentée en 49 sur le denier de Q. Sicinius, il reste en cela fidèle à l'idéal républicain dans lequel il tente de se réfugier pour échapper au malheur des temps334. Mais l'autre type, celui de la Fortune debout, au gouvernail et à la corne d'abondance, qui est bien la Fortune de César, se partage, avec la succession césarienne dont elle fait partie intégrante, entre les triumvirs qui le remplacent à la tête de l'État. Les monétaires de 42 qui, dans leurs émissions à l'effigie des triumvirs, «se situent dans la ligne des slogans de la propagande césarienne», reflètent bien la situation mouvante et l'évolution des rapports de forces entre les nouveaux maîtres de l'État335. Un aureus de P. Clodius associe, au droit, la

tête de Lèpide et, au revers, une figure féminine debout, tenant le sceptre de la main droite, la corne d'abondance de la main gauche, et dans laquelle, si délicat qu'il soit de l'identifier, il est fort tentant de reconnaître Fortuna336. Puis, plus clairement encore, son collègue C. Vibius Varus émet, avec une ostensible équité, deux deniers identiques, avec, au droit, sur l'un, la tête d'Antoine, sur l'autre, celle d'Octave et, au revers, la même Fortune tenant, cette fois, non plus le gouvernail, mais une statuette de la Victoire et la corne d'abondance337. Enfin, en 40, un aureus de Ti. Sem- pronius Gracchus associe, au droit, la tête du Diui Iuli f. et, au revers, l'effigie de Fortuna, portant le gouvernail et la corne d'abondance338 : ultime consécration, par laquelle le fils adoptif du dictateur défunt accapare pour lui seul l'héritage sacré de son père et jusqu'au type, fidèlement reproduit, de la Fortune de César, qui, naguère encore revenue au peuple romain ou divisée entre les triumvirs, passe désormais tout entière aux mains d'Octave, par une revendication de caractère préaugus- téen339.

334 PL IV, 4 et supra, p. 85. 335 Cf. H. Zehnacker, Moneta, I, p. 610-616, qui distin

gue trois phases dans la production du quattuorvirat monétaire de 42 : la première est celle de l'entente parfaite, de l'union sacrée, à laquelle appartient l'aureus de P. Clodius; la seconde, celle de l'élimination de Lèpide, après laquelle restent face à face Antoine et Octave (les deniers de C. Vibius Varus); la troisième, celle des empiétements progressifs d'Octave, qui, poursuivant cette politique dans les années ultérieures, annexe à son profit les productions de l'atelier de Rome (Yaureus de Ti. Sempronius Gracchus, en 40).

336 PL IV, 6. Grueber, I, p. 584 (vers 38); et Sydenham, n°1120 (vers 41): Concordia?; Crawford, I, p. 503, n°494, 4, et p. 510, qui* propose Fortuna. Cf. H. Zehnac- ker, Moneta, I, p. 611-613, qui envisage Concordia ou la vestale Aemilia.

337 PL IV, 7-8. Babelon, II, p. 549 sq., n° 29 (Antoine et la Fortune) et 31 (Octave et, sans raison apparente, Vénus); Grueber, I, p. 587 sq., n° 4293-4294; Sydenham, n° 1144-1145; Crawford, I, p. 507, n°494, 32-33.

338 PL IV, 9. Babelon, II, p. 433, n° 12; Grueber, I, n°4313; Sydenham, n°1126; Crawford, I, p. 529 sq., n°525, 1. Cf. H. Zehnacker, Moneta, I, p. 615. On peut remarquer que, dans la filiation des types, tout se passe comme si les triumvirs s'étaient d'abord réparti les attributs de la Fortune de César : à Lèpide, la corne d'abondance (ainsi que le sceptre, par lequel la Fortune romaine se rattache à la Tyché de Syracuse, ancêtre de la

tuna populi Romani); à Antoine et Octave, cette même corne d'abondance et la Victoire du quinaire de Sepullius Macer. Mais Octave seul assume dans son intégralité le type césarien du quinaire, avec ses deux attributs, la corne d'abondance et le gouvernail.

339 Mais on interprétera dans un sens tout différent le monnayage émis par L. Antonius, consul en 41 : il associe, au droit, l'effigie de son frère, le triumvir, et, au revers, une figure mixte (cf. supra, p. 212), énigmatique malgré la légende Pietas cos., qui combine, avec des variantes, les attributs de cette déesse et de Fortuna, la cigogne, la corne d'abondance et même, sur certains types, le gouvernail (Babelon, I, p. 173 sq., n° 43-46; Grueber, II, p. 400-402, n°65-72; Sydenham, n° 1171-1174; Crawford, I, p. 524, n°516, 1-5; cf. p. 100, n. 3; et II, p. 742; cf. H. Zehnacker, Moneta, I, p. 624; II, p. 900, 922, 1045 et 1050). Si la légende, à double sens, joue de façon transparente sur le cognomen, Pietas, qu'il prit en signe de dévouement fraternel (Cass. Dio 48, 5, 4), et sur la déesse homonyme qui en est l'illustration, on incline à expliquer les attributs que cette dernière emprunte à Fortuna par référence à la Primigenia de Préneste (cf. J. Lie- gle, Fortuna Primigenia auf Münzen des L.Antonius, AA, 1932, col. 276 sq.; et Pietas, ZN, XLII, 1932-1935, p. 80- 83). La ville fut en effet, en 41, la base depuis laquelle Fulvie fomenta contre Octave une agitation qui devait aboutir à la guerre de Pérouse (Vell. 2, 74, 3; cf. Ferni- que, Étude sur Préneste, p. 60 sq.).

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Si haut qu'elle soit parvenue, la Fortune de César laisse pourtant un sentiment d'inachevé. Il lui fallut attendre les dernières semaines de la vie du dictateur pour que son existence devînt enfin publique. Encore ne reçut-elle point le statut officiel, politique ou religieux, qui, à la même époque, était conféré à d'autres abstractions divinisées qui incarnaient les Vertus «impératoriales» ou morales du chef. Les jeux en l'honneur de sa Victoire, créés en 46 et célébrés le 26 septembre, après la dédicace du temple du Forum Iulium, sous le nom de ludi Veneris Genetricis, devinrent, dès 45, les ludi Victor iae Caesaris, transférés en juillet, mois de la naissance de César, où ils occupèrent dix jours, du 20 au 30340. Le sénat vota de son vivant, en 44, l'érection d'un temple à Clementia Caesaris, qui ne fut dédié qu'après sa mort et qui renferma la statue de César lui-même, traité en synnaos de la déesse à laquelle il donnait la main341. De même, le temple de Félicitas Caesaris, projeté avant sa mort, et qui fut ensuite édifié par Lèpide342. Or, nous ne savons pas que César ait entrepris ni même eu l'intention d'élever un temple à Fortuna343.

Deux textes de Dion Cassius, d'autre part, qui se rapportent à la même période, font problème aux yeux des historiens. Dion mentionne, parmi les honneurs inouïs, divins ou royaux, que le sénat accumula sur sa personne en 45, l'institution d'un serment par la

«Tyché» de César. Il rapporte en outre qu'après l'oraison funèbre de César, qui fut prononcée par Antoine, la foule surexcitée reprocha aux sénateurs d'être restés passifs pendant le meurtre de celui par Γ« Hygieia» et la «Tyché» duquel ils avaient prêté serment344. Malgré les apparences, ce n'est point à la Fortuna de César, création récente et insolite, privilège du chef providentiel, mais à des réalités romaines plus anciennes et plus communes qu'il faut ici songer. La formule latine que Dion traduit selon les règles de Yin- terpretatio se référait à la déesse de la Santé, de la Sauvegarde, à Salus345 et à cet autre équivalent de la Τύχη personnelle qu'était le Genius. Bien qu'on ait pu hésiter sur la traduction de ces notices, les suspecter d'anachronisme et mettre en doute l'existence d'un serment public par le Génie de César et, par suite, d'un culte public du Genius Caesaris, il semble qu'il faille accepter comme authentique ce double témoignage346.

Or le serment, public ou privé, par la «Tyché du roi» est une institution propre aux pays de l'Orient hellénistique où la Tyché royale était objet de culte347. A Rome, où la divinité tutélaire de chaque individu, correspondant à la Τύχη grecque, était le Genius, il existait un serment privé analogue, celui que les esclaves ou les affranchis avaient coutume de prêter lorsqu'ils juraient «par le Genius» de leur maître348. Le serment par le Génie de

340 S. Weinstock, op. cit., p. 91 et 156. 341 Plut. Caes. 57, 4; App. BC 2, 106; Cass. Dio 44, 6, 4.

Ce temple tétrastyle est représenté sur un denier de Se- pullius Macer à la légende Clementiae Caesaris (Babelon, II, p. 29, n°52; Grueber, I, n° 4 176-4 177; Sydenham, n° 1076; Crawford, I, p. 491, n° 21.

342 Cass. Dio 44, 5, 2. 343 S. Weinstock, op. cit., p. 125 et n. 1, suppose que

César avait projeté, peut-être même commencé de lui construire un temple, avant son expédition contre les Parthes : ce serait celui de Fors Fortuna, bâti dans les jardins mêmes - horti Caesaris - qu'il possédait au Trastevere (supra, p. 281). Mais il nous paraît peu vraisemblable que cet édifice, qui ne fut achevé que sous Tibère, en 16 ap. J.-C, eût été entrepris tant d'années auparavant, dès l'époque de César, ni même qu'Auguste, reprenant un projet de son père adoptif, l'eût exécuté avec si peu de zèle. De surcroît, quelle qu'en soit la signification, le temple fut nommément dédié à Fors Fortuna, de vieille tradition servienne, non à la Fortune personnelle de César, à

une Fortuna Caesaris de création récente, et qui y fût ainsi devenue, directement, objet de culte.

344 Cass. Dio 44, 6, 1 et 50, 1. 345 Déjà les personnages de Plaute, dans l'expression

hyperbolique de leur reconnaissance, invoquent leurs sauveurs sous le nom de Salus mea: Ba. 879 sq.; Cist. 644; Ps. 709; et, enAsin. 712 sq., Liban, prenant l'expression à la lettre, exige d'Argyrippe statue, autel et immolation d'une victime. Sous l'Empire, on prêtera effectivement serment par la Saîus Augusti (inst. lust. 2, 23, 1). Cf. S. Weinstock, op. cit., p. 167 sq. et 172.

346 Cf. la mise au point de S. Weinstock, op. cit., p. 212-214, qui, après L. R. Taylor, The divinity of the Roman emperor, p. 67 et 151; Cerfaux-Tondriau, op. cit., p. 289; J. Carcopino, Les étapes de l'impérialisme romain, p. 155, n. 1, etc., conclut à l'authenticité. Contra, F. Bô- MER, Der Eid beim Genius des Kaisers, Athenaeum, XLIV, 1966, p. 79 sq. et 105 sq.

347 Supra, p. 56. 348 Attesté dès Plaute, Cap. 977; cf. Ter. Andr. 289;

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César se situe donc au confluent de ces deux traditions, entre l'héritage des monarchies hellénistiques et celui de la société patriarcale romaine. Mais, si César a franchi le pas qui séparait le domaine privé du domaine public, il est resté fidèle à l'antique dénomination du Genius. Il eût pu, lui à qui tout était permis, qui était diuus et «demi-dieu» de son vivant349, qui recevait un flamine et le pulvinar des immortels350, offrir à l'adoration des hommes sa propre Fortune et en faire la garante de leurs serments, à l'instar des souverains hellénistiques. Mais, devant l'audace de cet ultime aveu, qui eût proclamé l'essence monarchique de sa Fortune, donc de son pouvoir, et qui, rejetant tout subterfuge, eût fait d'elle, en quelque sorte, une Fortuna regia avant la lettre351, tout se passe comme si, jusqu'à l'extrême fin de sa vie, César avait reculé.

Ainsi, un faisceau de témoignages convergents, provenant de la lecture lucide des Commentaires, des éloges emphatiques prononcés en public par Cicéron ou des jugements plus réservés qu'il formula dans sa correspondance, et de la propagande politique et religieuse, diffusée par la double voie de la croyance aux prodiges et des symboles monétaires, témoignages impressionnants par leur nombre et par la continuité de leur progression, atteste que César, en dépit des apparences ou d'inflexions provisoires, n'a pas cessé de se réclamer de la Fortune comme de sa protectrice miraculeuse et personnelle, et de chercher à subjuguer ses contemporains par l'ascendant surnaturel de sa Fortune. Les derniers jalons de cette courbe ascendante sont l'adhésion de Cicéron, manifestée devant le dictateur lui- même, en novembre 45, à la Fortune de César et, au début de 44, le témoignage figuré que lui rendit la monnaie de Sepullius Macer émise au type de la Fortune, mais - silence qui est une ultime preuve de réserve? - encore

dépourvue de légende. Si César nourrissait des ambitions plus hautes à cet égard, s'il lui restait, en mars 44, un dernier pas, qu'il n'eut pas le temps de franchir, pour l'élever jusqu'à une suprême consécration, ces intentions sont restées à l'état de projets et nous les ignorons à jamais : comme le destin même de César, celui de sa Fortune fut brutalement interrompu aux ides de mars. Captée avec des efforts inlassables depuis 58 et ses premiers faits d'armes en Gaule, vantée par les contemporains et par une postérité qu'elle éblouit depuis deux millénaires, mais jamais nommée ni dans ses écrits, ni dans l'un de ses actes officiels, la Fortune de César, objet de fascination et de contradictions, reste enveloppée de son sanglant mystère.

Pourquoi, en effet, ce surprenant silence, d'où est venu tout le mal? Maintes tentatives, orientées dans des directions différentes, se sont efforcées de le percer et d'apporter une réponse à cette délicate question. Elle l'est d'autant plus qu'elle apparaît comme un cas particulier d'un problème plus général : l'absence, si souvent signalée, de surnaturel dans les Commentaires. Sans nous attarder sur l'idéologie de la félicitas, dont le rôle, plus que modeste dans l'œuvre de César, contraste avec l'exploitation qu'il en fit, mais seulement par la suite, lorsqu'il donna le nom de la déesse comme mot d'ordre à la bataille de Thap- sus352 et qu'il entreprit de lui élever ce temple qui ne fut achevé qu'après sa mort, César qui, dès sa jeunesse et l'oraison funèbre de sa tante Julia, qu'il prononça en 69, revendiquait l'ascendance divine de Vénus353, se tait sur le mot d'ordre qu'il donna à ses troupes à Phar- sale, «Vénus Victrix», tandis que Pompée, renonçant à l'affronter sur ce terrain où il ne pouvait lutter de pair avec lui, abandonnait le patronage de sa divinité tutélaire pour se placer sous celui d'Hercules Inuictus354. Il y aurait donc, chez César, contradiction entre la

Sen. 'epist. 12, 2 : (uilicus) iurat per Genium meum se omnia facere, etc.

349 Diuus: Cic. Phil. 2, 110; ημίθεος: Cass. Dio 43, 14, 6.

350 Cic. loc. cit. ; Suet. lui. 76, 1 ; Cass. Dio 44, 6, 4. 351 Dont le nom n'apparaîtra que dans l'Histoire

guste, à propos du règne de Septime Sévère, SHA, S 23, 5.

*s2B.Afr. 83, 1. 353 Suet. lui. 6, 1 : a Venere Iulii, cuius gentis familia

est nostra. 354 App. Be 2, 76.

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pensée et l'action, entre l'exploitation pragmatique de la religion et l'indifférence qu'il lui témoigne dans son œuvre littéraire. Mais, paradoxalement, Fortuna n'est pas, à cet égard, la plus défavorisée des divinités de César et l'énigme qu'elle pose vient précisément de ce que, si souvent mentionnée dans son œuvre, même si c'est avec réserve, elle ne bénéficia jamais d'un culte officiel égal à celui dont il honora Vénus, ancêtre de la gens Iulia, puis, à l'extrême fin de sa vie, la Félicitas Caesaris.

Les explications multiples qui ont été données de ce silence relèvent de quatre catégories de pensée : raisons d'opportunité littéraire selon les uns, militaire, selon d'autres, à moins qu'elles ne soient d'ordre religieux, ou encore politique. Ericsson déjà, puis M. Ram- baud ont pensé que le genre littéraire des Commentaires et la considération du public auquel ils s'adressaient avaient joué un rôle déterminant dans cette abstention religieuse355. César aurait distribué les thèmes de sa propagande en fonction du public auquel ils étaient destinés : pour l'aristocratie de la naissance et de l'intelligence à l'intention de laquelle il écrivait, pour des lecteurs cultivés, formés au rationalisme par la fréquentation des philosophes et enclins au scepticisme, point de ces interventions divines et de ces appels à la faveur céleste qu'il réservait à sa propagande populaire, à ses soldats et à la foule romaine. C'est pourquoi les allusions, d'ailleurs si discrètes, à la «fortune» de César, que l'on relève dans les Commentaires, seraient concentrées dans les discours de Yim- perator, qui réintroduisent cette propagande commune à l'intérieur même de l'œuvre littéraire. Mais ce ne peut être là qu'une, explication partielle et qui ne résout pas toutes nos perplexités.

Des trois allusions à la «fortune» de César que nous avons notées dans les Commentaires, deux effectivement, la première et la

nière, se trouvent dans des discours, harangue aux centurions durant la mutinerie de Besançon, et discours de Curion durant l'expédition d'Afrique. Mais la seconde, et la plus explicite, puisqu'elle nomme une pristina fortuna Caesari qui est presque une fortuna Caesaris, échappe à cette classification : nous la trouvons. sous la plume de César lui-même, dans sa conclusion au premier débarquement en Bretagne356. N'est-ce pas, d'autre part, sous-estimer l'emprise des formes religieuses traditionnelles ou des mystiques philosophiques et politiques sur la société cultivée qui lisait les Commentaires'? C'est pour elle que, quelque trente ans auparavant, Sulla avait composé ses Mémoires, remplis de prodiges et de l'exaltation de sa félicitas. Pour elle aussi que, plus près de nous, Théophane de Mytilè- ne avait rédigé son histoire des campagnes du Grand Pompée, où il serait bien étonnant qu'il n'eût pas vanté la fortuna de son illustre protecteur. Pour elle que Cicéron mettait en forme et publiait ses discours, quel que fût l'auditoire, plus vaste et plus mêlé, ou au contraire plus restreint, devant lequel il les avait prononcés. C'est à ce public rationaliste enfin que Cicéron, dans le De republica et le De natura deorum, et Varron ne craignaient pas d'affirmer qu'il était utile au salut de l'État que les grands hommes crussent tenir aux dieux par leur génie, par leur naissance et par l'inspiration céleste dont ils étaient animés357. La ligne de partage ne se fait pas de cette façon si simple, trop simple, entre le vulgaire superstitieux et un public de nobles et de chevaliers libérés de tous les préjugés ances- traux : même les âmes les plus éclairées par le rationalisme restent sensibles à une forme de surnaturel renouvelé par la philosophie.

On a également allégué que l'exaltation de la «chance» surnaturelle de César, de sa félicitas ou de sa fortuna, risquait de faire ombrage à ses mérites humains et de contredire le thème de sa uirtus personnelle358. Là enco-

355 H. Ericsson, op. cit., p. 60 sq. et 68; M. Rambaud, L'art de la déformation historique, p. 261 et 402.

356 BG 4, 26, 5 (supra, p. 262 sq.). 357 Cic. rep. 2, 4; nat. deor. 2, 167; Varr. ap. Aug. du. 3,

4, p. 101 D. (supra, p. 257, n. 223).

358 E. Tappan, loc. cit.; M. Rambaud, op. cit., p. 261. C'est à cette hypothèse que s'arrête P. Jal, La propagande religieuse à Rome au cours des guerres civiles de la fin de la République, AC, XXX, 1961, p. 397, n. 12.

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re, cette interprétation ne nous semble renfermer qu'une partie de la vérité. Car si l'opposition philosophique et critique de la uirtus et de la fortuna a été exploitée avec la fréquence d'un lieu commun, elle n'est ni inévitable, ni irrémédiable. Elle n'a de sens que dans une idéologie de la Fortune-Hasard et nous connaissons au moins deux formes de pensée qui ont ignoré ou dépassé cette antinomie : la morale romaine traditionnelle du fortis Fortuna adiuuat, morale de la bonne conscience qui fait de la «chance» la récompense de la «valeur» humaine, et la théologie hellénistique de la victoire qui ne dissocie pas Γάρετή et la τύχη du chef prédestiné. Sulla, avec l'ambition de synthèse que l'on sait359, Pompée, dont Cicéron célébrait la uirtus autant que la fortuna, s'y étaient essayés avant lui : César était trop habile pour se laisser arrêter par un aussi mince obstacle et pour ne pas tenter la conciliation, parfaitement réalisable, du génie individuel et de l'élection divine.

On peut songer à des raisons plus profondes et plus strictement personnelles, dont la première tiendrait à des scrupules religieux ou, plus exactement, à la crainte superstitieuse de la Némésis qui eût empêché César de proclamer trop ouvertement son «bonheur» à la face des hommes et des dieux360. Cette retenue s'accorde mal, sans doute, avec l'impiété légendaire et la cynique exploitation de la religion auxquelles on réduit trop souvent son attitude à l'égard du sacré. Mais deux témoignages précis, qui se rapportent l'un et l'autre à la «chance» de Çompée, modèle et rivale de celle de César, nous engagent à ne pas prendre à la légère cette hypothèse. Celui de Cicéron d'abord, qui, vantant la félicitas de Pompée, disait que nul ne saurait en répondre pour soi-même et qu'on ne peut la célébrer que chez autrui; puis il ajoutait qu'il n'en parlerait qu'avec modération, et sans dire que le grand homme «tenait la fortune en son pouvoir», non ut in illius potestate fortunam posi-

tam esse dicam, de peur d'attirer sur lui Yinuidia deorum361. Leçon dont César semble s'être souvenu lorsque, à Alexandrie, il fit ensevelir la tête de Pompée en un lieu dont il fit un petit sanctuaire, qu'il consacra à Némésis362. Ainsi, effrayé par sa victoire et par l'étendue de son propre bonheur, voulut-il apaiser par cette dédicace la jalousie de la divinité : pourquoi n'eût-il pas, dans le reste de sa conduite, observé la même mesure, alors qu'il ne s'agissait pas de recevoir un bienfait qui lui était octroyé par la volonté des dieux, mais qu'il ne dépendait que de lui et de sa sagesse de jouir avec modestie de sa chance surhumaine et de ne pas lui donner cet excès sacrilège que la parole confère aux félicités des mortels?

Enfin, les raisons de l'opportunité politique ont pu dicter à César la discrétion dont il ne s'est qu'une fois départi - raisons doubles et qui, cette fois encore, nous ramènent à Pompée et à sa Fortune, dont le fantôme plane sans cesse sur celle de César. Dès 58 et les premiers mois de la guerre des Gaules, il est assailli par la tentation de se donner une «fortune» personnelle. Mais, à trop se hâter, il avait plus à perdre qu'à gagner. Pour que la «fortune de César» pût rivaliser sans risque avec celle du plus grand irnperator vivant, il fallait qu'elle fût incontestable363, c'est-à-dire supérieure ou au moins égale à celle de Pompée, vainqueur des pirates et de Mithridate et triomphateur de l'oekoumène. Avant l'achèvement de la conquête des Gaules, la tentative eût été prématurée. Après les soulèvements de l'automne 54 et le retournement que, à la lumière des Commentaires, nous avons constaté dans la conception césarienne de la Fortune, le moment favorable était passé. Il ne devait pas se représenter de sitôt. Assailli par les intrigues de ses ennemis et le problème de sa succession, César se jeta sans transition de la pacification des Gaules dans la guerre civile. A la rivalité latente des deux imperatores et

359 Plut. Sull. 34, 3 : ούκ έλάσσονι σπουδή τας ευτυχίας ή τας άνδραγαθίας.

360 G. Picard, op. cit., p. 191, envisage cette solution, mais sans la retenir.

361 Cic. imp. Pomp. 47 (supra, p. 241).

362 App. BC 2, 90. 363 Telle est, selon G. Picard, op. cit., p. 191 sq., la «vé

ritable explication» de l'attitude de César (à cette réserve près que l'auteur pose le problème dans la perspective de la félicitas plus que de la fortuna).

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de leurs Fortunes succédait la guerre ouverte. La Fortune de César, somnolente depuis 54, se réveille dès ses premiers succès : sibi ha- beat suam Fortunaml dit d'elle Cicéron, une semaine après le passage du Rubicon. Mais c'est pour une lutte victorieuse contre la Fortune chancelante de Pompée, non pour le repos d'une suprématie sans partage. Aussi n'apparaît-elle que par éclairs, dans le discours de Curion, lors de la traversée d'Apollo- nie, sans bénéficier de la continuité dogmatique ni de la proclamation officielle qui eussent permis à César de fonder sur elle sa dictature de droit divin. Jamais il ne se laissa aveugler par l'hybris au point d'affirmer sa Fortune divinisante et souveraine, avant que d'avoir éliminé définitivement Pompée et, après lui, les Pompéiens toujours menaçants.

Aucune de ces raisons n'exclut les autres : chacune d'elles, en soi vraisemblable, recouvre une vérité partielle. Toutefois, dans leur ensemble, elles tombent sous le coup d'une même objection : elles valent pour le César combattant de la guerre civile, celui qui, à Munda encore, le 17 mars 45 - un an avant sa mort - crut tout perdre et songea un instant au suicide364. Mais elles ne s'appliquent plus au mémorialiste des derniers mois qui, à la fin du Bellum ciuile, rapporte avec complaisance les prodiges survenus en Orient, le jour même de Pharsale, et qui s'appuie sur une mystique de la victoire à laquelle, jusque-là, il avait, dans sa propagande littéraire, évité de recourir365. Elles ne s'appliquent plus au vainqueur de Pharsale qui, auprès de Cléopâtre, a vécu l'expérience, capitale pour un Romain, de la condition royale dans les monarchies hellénistiques et goûté l'enivrement du pouvoir absolu, ni au vainqueur des Pompéiens d'Espagne qui, en octobre 45, célèbre son cinquième triomphe et qui n'a plus à redouter la Fortune d'aucun rival. Ni au dictateur divinisé qu'aucune crainte de la démesure n'arrête plus et qui jette le masque, au jour fameux des Lupercales. Singulier paradoxe : César est

honoré comme diuus, et il n'ose toujours pas prononcer le nom brûlant de sa «Fortune», se contentant, dans la langue officielle de la vie politique et religieuse, de la dissimuler derrière ces substituts que sont le Genius ou la Félicitas Caesaris, ou laissant à d'autres, au défenseur du roi Dejotarus, au monétaire Sepullius Macer, le soin de la nommer ou de la figurer, de même qu'il laissa à Antoine celui de lui imposer le diadème royal qu'il fut, bien malgré lui, contraint de refuser.

Là, croyons-nous, est l'explication dernière de l'étrange conduite de César, de ce mélange de tentation et de circonspection qui, pendant près de quinze ans, le porta, à l'instar de Pompée, vers la Tyché des souverains, mais le détourna toujours d'en assumer publiquement le nom et les prérogatives royales et divines. Ainsi se justifie l'unique exception connue qu'il fit à cette réserve ascétique : devant un simple pilote et quelques témoins, dans une scène qui ne sortait pas du cadre de la vie privée. Dans sa propagande personnelle, que diffusait sa correspondance, dans les discours à ses troupes qui l'idolâtraient, César a pu, de même, se départir de sa réserve. Mais, dans la vie publique, nous ne savons pas qu'il l'ait jamais fait : sa Fortune, merveilleux, mais dangereux thème de propagande, est restée à usage interne. En faire un article de foi politique, proclamer la toute-puissance de sa Fortuna et exiger ou seulement permettre qu'on lui rendît un culte, c'eût été avouer ses visées «royales». La «Chance» du chef et son charisme personnel, hérités des monarchies hellénistiques, étaient restés, dans l'idéologie romaine de la première moitié du Ier siècle, le propre de l'aristocratie, la doctrine d'un Sulla ou d'un Pompée, que les populäres n'acceptèrent jamais de faire leur366. César, antisullanien dès l'adolescence et chef des démocrates, ne pouvait, sans se renier, adopter ouvertement l'idéologie du parti adverse. Lorsqu'il fut devenu le maître incontesté de Rome, le problème se posa à lui en d'au-

364Suet. lui 36; Flor. 2, 13, 83; Eutrop. 6, 24. 365 BC 3, 105, 3-6. Sur l'interprétation de ce texte,

M. Rambaud, op. cit., p. 266-268 et 406, qui le met en

port avec l'idéologie nouvelle, orientale et théocratique, de 44.

366 G. Picard, op. cit., p. 202.

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très termes, inséparable de celui de sa «royauté»367 : dictateur, mais non roi, il ne pouvait s'arroger une Fortuna royale qui eût trahi ses ambitions monarchiques. Là réside la clef de ses contradictions : popularis et ambitieux qui ne rêvait que du pouvoir suprême, aspirant au titre de roi, mais n'osant s'en saisir, César n'a pas cessé d'être partagé entre son altière revendication de la Fortune des rois et les repentirs qui refrénaient la violence de ses impulsions. Il en alla, pour lui, de la Fortuna comme de la royauté : il la convoita toujours et ne s'en empara jamais. Suétone, malgré la connaissance qu'une longue fréquentation donne à tout biographe de son modèle, s'avouait incapable de dire ce qui dominait en lui, de la prudence ou de la témérité : dubium cautior an audentior368. Au delà des interprétations multiples que nous avons proposées, et qui se fondent dans l'unité d'un tempérament et d'une personnalité, c'est par cette alliance d'audace conquérante et de maîtrise réfléchie, qui fait le fond de son génie, que s'explique en dernier recours l'attitude de César, divisé en lui-même à l'égard de sa Fortune comme il le fut dans la scène exemplaire des Lupercales, et qui laissa derrière lui une Fortuna inachevée et une royauté assassinée.

Reste à apprécier l'authenticité de sa croyance. Définir la «piété» de César, respectueuse des formes et vide de résonance intérieure, comme la duplicité d'un imposteur à l'égard d'une religion qu'il utilisait, mais ne partageait pas, la réponse est trop sommaire pour être pleinement convaincante369. César, que nul scrupule religieux ne fit jamais renoncer à l'un de ses projets, croyait assez aux présages et aux prophéties pour capter à son profit le pouvoir ominal attaché au nom des Scipions, traditionnellement vainqueurs en Afrique; aussi, nous dit son biographe, qui

emploie le vocabulaire consacré de la langue religieuse, felix, fataliter, traînait-il dans ses bagages un Scipion, parfaitement déconsidéré par ailleurs, pour déjouer la prédiction qui risquait de donner la victoire à l'autre Scipion, le généralissime des Pompéiens370. Cette attitude ambivalente et si romaine, faite à la fois d'inquiétude à l'égard des présages et du refus de se laisser enchaîner par eux, persista chez lui jusqu'à son dernier jour : Suétone et Plutarque nous le montrent aux ides de mars, fâcheusement impressionné par des présages défavorables et hésitant à se rendre au sénat, sacrifiant victime sur victime pour en obtenir de bons présages, puis bannissant toute crainte religieuse, et allant s'offrir au poignard des conjurés371. César n'est pas le libre penseur ou l'impie tranquille que d'aucuns seraient tentés de voir en lui : l'inquiétude religieuse, ou celle de la superstition, est toujours présente en lui, comme en tout Romain. Il la rejette ou il la dépasse, comme aux ides de mars; mais aucun privilège ne l'en préserve.

Il y a trop de composantes contradictoires dans son attitude envers les dieux, les signes et les prodiges pour que l'on affirme, sans autre forme de procès, qu'il n'ait vu dans la Fortune qu'une forme vide, nourrie des seuls faux-semblants de la propagande. César croyait-il en sa Fortune? Ne croyait-il qu'en lui-même? Ou plutôt n'est-ce là que deux expressions différentes de la même réalité? Du mot célèbre qu'il prononça avant de franchir le Rubicon, on ne retient d'ordinaire que les dernières paroles, celles qui marquent le passage à l'acte, iacta alea est, et, par une simplification abusive qui en trahit le sens, on oublie la justification mystique qui les précède et qui les légitime : eatur, inquit, quo deorum ostenta et inimicorum iniquitas uocat372. Son attitude à l'égard de la Fortune n'aurait-elle pas été victime de la même réduction? On ne

367 Sur cet immense problème (et ses liens avec la déification de César de son vivant), supra, p. 270, n. 281. On attend le tome II de P. Martin sur L'idée de royauté à Rome (I, Clermont-Ferrand, 1982).

368 Suet. lui. 58, 1. 369 Le sujet n'est épuisé ni par l'étude de G. Costa, La

concezione religiosa di Cesare, Convivium, VII, 1935, p. 579-600; ni par celle de E. Giovanetti, La religione di

Cesare, Milan, 1937; également, J. Carcopino, Les étapes de l'impérialisme romain, p. 123-128.

370 Suet. lui. 59; cf. Plut. Caes. 52, 4-5; Cass. Dio 42, 57, 5-58, 1.

371 Suet. lui 81; Plut. Caes. 63; cf. Cass. Dio 44, 17. 372 Suet. lui. 32, qui traduit le άνερρίφθω κύβος pro

noncé en grec par César.

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L'ÂGE DES «IMPERATORES» 291

saurait exclure, en une matière aussi délicate, que César, à son tour, se soit peu à peu laissé convaincre par le mot d'ordre qu'il diffusait : ce qui n'avait d'abord été, à ses yeux, qu'un instrument de persuasion, destiné à faire contrepoids à l'idéologie rivale, celle de Pompée, n'a-t-il pu, finalement, devenir pour lui- même un objet de croyance? Les années passant, avec la possession du pouvoir, l'adulation de l'armée et de la foule qui reconnaissaient en lui un être surnaturel - ce qui est la définition même de la fortuna : la part de divinité, impératoriale ou royale, qu'il portait en lui -, César ne s'est-il pas, comme Vespasien, senti «devenir dieu»373? ne s'est-il pas laissé prendre à son propre jeu, et n'a-t-il pas fini par coïncider avec son personnage? Fortune providentielle et personnelle, élue par lui pour être l'émanation intime de sa divinité autant qu'elle l'élisait pour régner sur les hommes : on retrouverait là ce mélange si cé- sarien de mysticisme et de scepticisme, réconciliés par les exigences de l'action, d'autant plus aisément que la croyance en la Fortune,

ainsi entendue, se confond, chez César, avec le sentiment de sa propre surhumanité et la foi en la sublimité de son destin, aidé par l'approbation des forces surnaturelles.

Ainsi, après les généraux du IIe siècle, créateurs de cultes nouveaux en l'honneur de Fortuna, après Marius et Sulla, persuadés de leur félicitas, mais défiants à l'encontre de la Fortune-Hasard, Pompée et surtout César ont créé à Rome la mystique de la «Fortune» du chef et ils en eussent peut-être fondé la religion, si le mirage qu'ils avaient poursuivi ne s'était écroulé sous les coups de leurs meurtriers. Pour devenir déesse ou le redevenir374, pour échapper à l'irréligion du Hasard et réveiller la foi vivante des hommes, il ne manquait à la Fortune de César qu'un nom de culte, des temples et des autels. Les triumvirs se hâteront de ressaisir son image; mais c'est à Octave-Auguste, doublement honoré sur l'autel de Fortuna Redux275 et dans le temple de Fortuna Augusta376, qu'il appartiendra de faire fructifier l'héritage paternel et de réaliser le rêve de César.

373 Suet. Vespas. 23, 4. 374 Dea, dit Cicéron, qui ne lui applique ce substantif

religieux que dans son rapport aux imperatores plus qu'humains, César (prou. cos. 35) et Pompée (Balb. 9) ; cf.

supra, p. 242 sq. et 264 sq. 375 Élevé en 19 av. J.-C. (cf. T. I, p. 150). 376 A Pompéi, où le culte est attesté à partir de 3 ap.

J.-C. (CIL X 824; ainsi que 820-828).

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CONCLUSION

Lorsque, au soir des ides de mars, une page se tourne dans l'histoire de l'empire et du destin romains, l'antique Fortuna qui, si près de devenir la Fortuna Caesaris, ne sut pas garder le dictateur du poignard de ses meurtriers, a déjà derrière elle une longue histoire et un passé riche de vicissitudes. Même si elle passe pour être, à Rome, une divinité plus récente que d'autres, nous pouvons suivre son évolution sur plus d'un demi-millénaire, puisque son acte de naissance officiel remonte au règne de Servius Tullius et que les découvertes archéologiques du Forum Boarium, qui attestent l'existence d'un lieu de culte sur l'area sacrée de S. Omobono au moins dès le commencement du VIe siècle, confirment entièrement les données de la tradition antique. Au cours de ces cinq siècles d'histoire, son culte originel, qui s'est enrichi de maintes ad

jonctions, effrité aussi, sur certains points, sous l'usure du temps et de la négligence humaine, profondément renouvelé, en tout cas, sous l'influence de Yinterpretatio Graeca, n'a cessé de se transformer : elle dont la religion classique fera la divinité mobile par excellence, cause de la variabilité de l'univers, n'a jamais, pour sa part, connu l'immobilisme. Si bien que, à la fin de la République, l'ensemble de ses cultes, tel qu'il ressort du dénombrement de ses multiples sanctuaires, loin de former un enchevêtrement confus, s'ordonne selon un système cohérent, où les éléments

tins et les apports grecs, le conservatisme rituel et les nouveautés idéologiques, se superposent en une stratigraphie complexe, mais intelligible, si l'on s'applique à la lire suivant les principes d'une méthode rigoureusement historique.

La déesse changeante dont Cicéron condamnera la uarietas1, entachée d'« inconstance» et de «versatilité», fait montre, dès son passé le plus reculé, d'une magnifique diversité, qui est le gage de sa richesse interne et de sa persistante vitalité. Déesse latine de la fécondité humaine, courotrophe et Mère mythique des dieux enfants de Préneste, elle préside aux phénomènes mystérieux et redoutables de la génération et de la naissance, fonction biologique, essentielle et première, qui fait d'elle une donneuse de vie et qui explique toutes ses spécialisations ultérieures ou locales : celles de la divinité oraculaire qui, à Préneste et à Antium, révèle aux hommes leur avenir et le leur attribue, par cette collation de la «destinée» individuelle, à laquelle elle a attaché son nom, fortuna; qui, à Rome, par une création continuée et une manifestation incessante de la sollicitude divine, modèle la suite de leur existence et leur octroie, dans chacune de ses étapes, cette «grâce» ou «volonté bénéfique» des dieux qui deviendra la «chance», dont elle est la dispensatrice par excellence, et à laquelle elle a aussi donné son propre nom, fortuna (au sens II); et qui, en

1 En Verr. 5, 132 (source de pericula); nat. deor, 2, 43; diu. 2, 109 : quae est propria fortunae; off. 1, 90; de or at. 3, 9, où l'on notera le couple allitérant uim uarietatemque

Fortunae; uarietates: fin. 4, 17; cf. fam. 5, 12, 4; uaria: fin. 2, 10.

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tant que déesse des classes d'âge, et selon la tendance générale des divinités romaines à la fragmentation, se multiplie à partir du culte indifférencié du Forum Boarium, pour mieux veiller aux rites de passage propres à chacun des groupes sociaux de la cité primitive. De là le système organique de ses cultes, fondés sur les classifications de sexe et d'âge : cultes masculins, qui furent les premiers à tomber en désuétude, de Fortuna Barbata et Virilis, cultes féminins de Fortuna Virgo et Muliebris. Toutes fonctions, déjà singulièrement complexes, qui font de la Fortuna archaïque, à Rome et dans le Latium, l'une des grandes patronnes de l'existence humaine, en tant que fait biologique et réalité individuelle, mais aussi dans ses aspects collectifs, puisqu'elle assure l'intégration sociale de l'homme et de la femme à l'intérieur du groupe, et que, non contente d'exercer son action tutélaire sur les personnes et sur les subdivisions de la société, elle va jusqu'au bout de ce registre et tient sous sa garde, souveraine et maternelle, l'ensemble vivant de la cité et de son chef : de là les fonctions politiques qu'elle assume comme déesse poliade de Préneste et d'Antium, ou déesse frontalière et royale de Rome, Fortuna Muliebris qui, au quatrième mille de la Via Latina, protège les confins de Vager Romanus, et qui, au Forum Boarium, dans la splendeur de ses vêtements royaux, veille sur Servius Tullius dont elle est à la fois, à travers Tana- quil, son double humain, la mère divine, l'épouse mythique et la protectrice surnaturelle.

Telle était Fortuna dans la Rome et, sans doute aussi, en dehors de ces deux villes, dans le Latium du VIe siècle. Déesse, toutefois, qui doit plonger ses racines plus loin encore dans le passé préindo-européen de l'Italie primitive, comme le suggère le rôle cosmique de Fors Fortuna, la déesse tiberine et servienne du solstice d'été, qui garde des vestiges de compétences agraires, encore discernables sous la personnalité qu'elle revêtit ultérieurement, celle d'une patronne des plébéiens et des esclaves, avant que, par la dernière de ses vicissitudes, son nom ne devienne synonyme de «hasard». Héritière de la puissante Déesse- mère des religions méditerranéennes, source multiple et universelle de la vie, Fortuna,

déesse des cycles cosmiques et des phases successives de l'existence humaine, apparaît, dès ses premières origines, comme une déesse en devenir, ni foisonnant dans la luxuriance ou l'anarchie de tendances mal dominées, ni figée dans l'accomplissement d'une fonction unique, comme l'abstraite incarnation de la chance et du hasard à laquelle on a si souvent prétendu la réduire. La «chance» qu'elle dispense est l'efficace bénéfique des dieux; le «hasard» qu'elle détient, le contenu non révélé de leur volonté. Loin de n'être qu'une abstraction divinisée, elle est une figure surnaturelle à la fois vivante et personnelle, riche, de par ses liens avec Servius, d'une densité mythique rare dans l'ancienne religion romaine, et néanmoins chargée d'une mystérieuse grandeur, celle des phénomènes invisibles de la fécondité auxquels elle participe de toute la force agissante de son numen.

Qu'est devenue cette grande figure de la Rome des Tarquins, après la chute des rois auxquels elle avait accordé sa tutelle? Durant les siècles confus du Moyen Âge romain, sa trace s'estompe : après la transformation de l'area sacrée de S. Omobono, au début du Ve siècle, et la construction du temple de Fortuna Muliebris, en 488-486, qui participent encore de la prospérité de la période royale, l'heure n'est plus à la dédicace de temples neufs, chatoyant sous la vive parure de leurs terres cuites à l'étrusque. Une seule reconstruction, à notre connaissance : celle de Camille qui, en 396, après la guerre de Véies, rebâtit au Forum Boarium les deux temples de Fortuna et de Mater Matuta. Absorbée par d'épuisants conflits, intérieurs et extérieurs, la Rome austère du Ve et du IVe siècle est tout à l'accomplissement minutieux des rites par lesquels, selon les formes qui, désormais, sont immuablement fixées par la tradition cultuelle, elle satisfait à la déesse Fortuna. Dès que, à l'aube du IIIe siècle, sa trace un instant affaiblie resurgit, c'est déjà d'une Fortune hellénisée qu'il s'agit : la seconde Fors Fortuna, celle de Carvilius, qui, en 293, reçoit l'hommage de ses succès sur les Samnites et les Étrusques. Dorénavant soutenus par une documentation historique plus solide, et par le témoignage nouveau et direct des textes littéraires, nous allons pouvoir suivre, dans son

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CONCLUSION 295

développement ininterrompu, l'évolution de Fortuna, à laquelle chaque siècle apporte sa marque et qu'il frappe du sceau de son unité spirituelle. Après le VIe siècle, qui fut l'époque des cultes des classes d'âge, et l'hiatus des deux premiers siècles de la République, le IIIe siècle est celui des cultes de la Chance; tandis que le IIe siècle sera celui des cultes de la Victoire. A la prodigieuse explosion de vitalité de la comédie plautinienne, répond l'éclo- sion hâtive de nouveaux cultes de la Fortune : Bona Fortuna, qui n'est autre que ΓΑγαθή Τύχη des Grecs d'Italie méridionale et de Sicile, Fortuna Obsequens, Respiciens, peut-être aussi Adiutrix. Déesses au nom neuf, qui ne se bornent plus, comme la Fors Fortuna de Car- vilius, à insuffler un contenu hellénisant à une antique dénomination latine. Cultes qui chantent, dans leurs épiclèses diverses, mais convergentes, la puissance bienfaisante de la Bonne Fortuna, à peine marquée du signe négatif que traduit la Mala Fortuna des Esqui- lies, en qui s'exprime et, par suite, se libère cette inquiétude inhérente aux rapports de l'homme antique avec ses dieux, toujours redoutables alors même qu'ils apparaissent comme le plus favorables.

Dans sa découverte progressive de la Ty- ché hellénistique, Rome procède avec le robuste optimisme d'un peuple encore neuf, aux vertus ancestrales toujours solides, qui, avec la vaillance de ceux que bénit la Fortune, fortis Fortuna adiuuat, accède à l'empire méditerranéen, et bientôt universel. Les aspects funestes de la versatile Tyché, l'inconstance, les faveurs précaires indignement accordées, le Hasard négateur et corrupteur, ne viendront que plus tard. Pour l'instant, dans la fièvre créatrice d'une hellénisation poursuivie à un rythme d'autant plus pressant qu'elle a été plus tardive, Rome ne voit, de ses yeux éblouis, que l'efficacité positive, individuelle et collective, d'une puissance nouvelle à capter: la «chance» miraculeuse, presque magique, incluse dans le nom de Τύχη, et dont, sitôt qu'elle en a eu la révélation, elle s'empare avec avidité, celle qu'éveillent en elle les trésors tentateurs de la corne d'abondance et de la maîtrise du monde, offerts à la convoitise des parcimonieux paysans du Latium. Ainsi vont naître, d'un mouvement continu,

d'abord ces cultes de la chance heureuse, apparemment privés, qui font partie de la vie quotidienne des personnages de Plaute, et auxquels s'adresse la ferveur des dévotions populaires; puis, au siècle suivant, plus imposants dans le prestige de leur dignité officielle, les temples dédiés aux Fortunes de victoire, Equestris et Huiusce Diei, par les généraux triomphants, et dont les natales sont inscrits au calendrier liturgique de la cité. Simultanément, la double découverte qui inspire ces cultes particuliers - fussent-ils les fondations de généraux vainqueurs - reçoit son application politique et collective au niveau le plus élevé, celui de l'État tout entier, par la création de la Fortuna Publica populi Romani, divinité tutélaire de Rome, issue, au tournant du IIIe et du IIe siècle, dans les années 204- 194, entre la fin de la seconde guerre punique et celle de la seconde guerre de Macédoine, à la fois de la Fortune poliade de Préneste, Fortuna Primigenia, et, plus encore, des Tychés des villes grecques, parmi lesquelles le modèle syracusain joua sans doute un rôle prépondérant, Tyché «impériale» de Rome, dont elle incarne la chance conquérante et la vocation à l'empire universel.

A cette fièvre religieuse et politique s'ajoutait celle des découvertes intellectuelles : l'apparition d'une nouvelle théologie de la Fortune, à laquelle l'œuvre d'Ennius a donné, par la grâce propre à la poésie, son expression la plus achevée, mais qui devait être aussi celle des aristocrates et des généraux philhellènes, ses contemporains. A cette première génération de l'élite romaine attirée par la pensée spéculative de la Grèce, qui cherchait à se représenter le divin sous une forme plus unitaire et plus élevée que la pluralité des dieux traditionnels, trop dispersés et trop humains, mais plus accessible et plus personnelle que le Jupiter immanent à la nature du panthéisme stoïcien, la Fortune «maîtresse» du monde, l'era Fors d'Ennius, offrait, à l'image de la Tyché hellénistique, sa figure majestueuse. Non point toute-puissance arbitraire et tyran- nique, mais justice souveraine des dieux et incarnation agissante de leur volonté collective et providentielle, à l'œuvre dans l'histoire des hommes et dans la guerre (fortuna belli), orientée au maintien de l'ordre du monde et à

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l'expansion de Rome : cette concordance spirituelle fait de la Fortune épique et poétique d'Ennius la transposition, philosophique et presque mystique, du culte politique de la Fortuna populi Romani. Non que cette Fortuna soit immuable : ses revirements sont déjà pressentis par Plaute et par Ennius, mais sans excessive inquiétude, car, pour eux, ses mouvements, loin d'être incohérents, se règlent sur la uirtus des hommes, et ses faveurs sont les récompenses qu'elle décerne aux plus méritants. A l'hellénisme, les poètes de la seconde guerre punique et du début du IIe siècle ont pris ce qu'il avait de meilleur pour le fondre dans l'antique idéal de la vertu romaine, indéfectiblement présente dans le culte de cette Fortune vivifiante et pure, qui est le fondement divin d'une morale de l'action et de la vaillance humaine.

Telles furent les premières étapes discernables d'une hellénisation qui s'est poursuivie, sans discontinuer, durant tout le IIIe siècle et la première moitié du IIe, et dont, puisque nous commençons à en percevoir les premiers effets dès le culte fondé par Carvilius en 293, la phase initiale et pour nous indistincte, celle des contacts liminaires et d'une assimilation insensible et graduelle entre Fortuna et Tyché, doit remonter aux dernières décennies du IVe siècle. Hellénisation particulièrement tardive, si on la compare à ce profond et irrépressible mouvement de transformation qui, dès le VIe siècle, s'empara des dieux raides et incolores de la religion romaine et leur insuffla la vie et la beauté radieuse des Olympiens. Mais la responsable de ce retard n'est point Fortuna qui, au contraire, ouverte à toutes les nouveautés enrichissantes de la Grèce, bénéficia à Préneste d'une première hellénisation, diffuse, locale, qui d'abord fit d'elle la mère du couple olympien, non seulement de Jupiter, mais aussi de Ju- non, puis approfondit son mythe originel à la lumière des spéculations cycliques des pythagoriciens sur le thème de l'éternel retour, et qui ajouta à son épiclèse native, Primigenia, les pouvoirs insondables de la Persephone mystique et chthonienne de Grande-Grèce, déesse Πρωτόγονος.

Seule, toutefois, la déesse de Préneste pouvait, en raison de ses caractères propres, si

originaux, se prêter à cette forme particulière a' interpretatio Graeca qui, pour des raisons, non de chronologie, mais de théologie, restait inaccessible à son homologue romaine. Celle- ci dut attendre que la religion de Tyché se fût constituée, que cette abstraction poétique et plastique, étrangère aux divinités millénaires que la Grèce reçut du monde égéen et de l'Orient préindo-européen, tard venue à l'existence cultuelle et dont les ambitions étaient d'autant plus âpres, eût eu le temps, d'abord en Asie et, ce qui nous importe davantage, dans la Sicile du Ve siècle, puis dans tout le monde grec à partir du IVe siècle, de devenir une véritable déesse. A Rome, elle venait à point nommé pour relayer les cultes des classes d'âge, liés aux concepts et aux structures de la cité archaïque, et qui tombaient en désuétude avec l'organisation sociale qui leur servait de support : témoin la décadence dont, à l'époque classique, nous les voyons frappés, et le déclin qui, jusque sous l'Empire, anémie progressivement les rites de Fortuna Virilis, le seul de ces cultes archaïques qui demeure vivant étant celui de Fortuna Muliebris, qui, par sa signification physiologique et morale, par les souvenirs historiques, ceux de la guerre de Coriolan, dont il était le centre, était de loin le plus apte à se perpétuer.

Avec la venue de Tyché, Fortuna est entrée dans l'âge des métamorphoses. Mais elle n'a pas été submergée par l'invasion de l'hellénisme, convertie de vive force à une seconde nature qui se serait miraculeusement substituée à sa personnalité originelle et qui l'aurait étouffée jusqu'en ses profondeurs. Formuler en ces termes le problème de Y interpretatio Graeca, voir en elle, par une représentation schématique des faits, une déesse maternelle de la fécondité devenue brusquement la divinité impersonnelle de la Chance et du Hasard, ce serait renoncer, irrémédiablement, à comprendre le processus invisible par lequel les Romains, sans en prendre conscience, passèrent imperceptiblement de la déesse-mère italique, déjà mêlée d'influences étrusques, qui transmettait aux hommes la «chance» accordée par la collectivité des dieux et leur imposait leur destinée personnelle, à cette Fortuna-Tyché plus puissante, plus grandiose, mais qui majora les pouvoirs initiaux de leur

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CONCLUSION 297

Fortuna nationale, plus qu'elle ne lui fit subir une mutation radicale. Sans doute l'hellénisa- tion a transformé Fortuna, mais, plus qu'elle ne l'a bouleversée, elle l'a révélée à elle- même : par un épanouissement continu, elle a développé les virtualités dont elle était porteuse. Ce faisant, elle a assuré sa promotion surnaturelle : de la déesse de bourgades du Latium, fussent-elles la Préneste orientalisan- te du VIIe siècle ou même la Rome des Tar- quins et de Servius Tullius, elle a fait une divinité souveraine, la maîtresse du monde, qui, bientôt, par son accession à la domination suprême, n'allait pas tarder à éclipser les dieux mêmes.

C'est, nous semble-t-il, au IIe siècle que Fortuna a atteint le sommet de sa courbe, dans cette construction majestueuse où le génie collectif de Rome et le reflet qu'en a fixé la création personnelle d'Ennius concourent à laisser une image harmonieuse et complète de sa divinité, riche à la fois d'une vie religieuse traditionnelle, que le scepticisme des générations ultérieures n'a pas encore entamée, et, déjà, d'une théologie philosophique qui donne une dimension nouvelle à l'ancienne Fortune latine, plus chargée d'affectivité que de contenu intellectuel, où les fastes officiels de la Fortuna Publica populi Romani n'ont pas tué une religiosité populaire dont nous devinons, à travers la comédie de Plaute, l'intensité chaleureuse. Mais, dès le milieu du siècle, se produit une rupture d'équilibre dont les conséquences, pour Fortuna, se prolongeront jusqu'à la fin de la République. Pour la première fois, dans la tragédie de Pacuvius, nous voyons son nom assimilé au Hasard : elle n'est plus seulement la déesse prospère de la Chance, qui porte la corne d'abondance, ou la Dominatrice, dont la main repose sur le gouvernail, symbole de son pouvoir universel; mais elle devient l'allégorie aveugle, debout, triomphante et mobile, sur la sphère qui l'entraîne dans son perpétuel mouvement. Dernière et funeste métamorphose de Fortuna, qui achève de l'identifier à la Tyché hellénistique qui fait tout ployer, hommes et dieux,

sous son caprice, mais qui ruine la confiance religieuse que les hommes avaient en sa bonté.

Désormais, l'idéologie supplante la religion. Tous les rationalismes, celui d'Épicure et celui des stoïciens, aussi bien que l'éclectisme néo-académicien de Cicéron, lui font place. Mais les formules prestigieuses dont la pare la prose latine, et par lesquelles Cicéron, César, Salluste, font d'elle, à l'envi, la souveraine maîtresse des événements et des destinées humaines, masquent mal la déficience spirituelle dont elle est frappée. Si les philosophes tentent de la persuader que la vertu suffit à procurer le bonheur, Rome ne croit plus que la uirtus appelle, de soi, les faveurs de la Fortuna. Impuissants, en ces temps de désagrégation politique, non seulement à ordonner, mais même à comprendre un monde qu'une puissance aveugle entraîne, à travers les vicissitudes d'une histoire qui n'a pas de sens, vers un terme inconnu, éprouvant, dans les chances et les malchances d'une époque livrée au chaos, l'absurdité de leur condition, les hommes divinisent sous le nom de Fortune les forces hostiles dont, obscurément, ils se sentent les jouets.

Quelle part, dans ce sombre tableau, peut- on faire à la religion? Le dépérissement de Fortuna est, à cet égard, incontestable. Ne serait-ce que dans la mesure où toute religion qui ne crée pas s'appauvrit, et perd de sa substance intérieure, dès qu'elle se borne à conserver les formes du passé. Or, entre l'extrême fin du IIe siècle et la mort de César, nous ne connaissons aucun culte nouveau qui ait été fondé à Rome en l'honneur de Fortuna : le vœu que Catulus, en 101, fit à Fortuna Huiusce Diei à la bataille de Verceil est, pour nous, le dernier acte officiel de la religion républicaine de la Fortune. L'enrichissement du Ier siècle est ailleurs. Il n'est plus dans les cultes de chance ou de victoire dédiés à une déesse lointaine, ni dans les temples de pierre qui prétendent fixer au sol romain cette divinité non seulement aveugle, mais sourde aux prières des hommes2. Il est dans les effigies monétaires frappées par les partisans des im-

2 Avec l'inévitable décalage des faits grecs et des faits romains, la psychologie religieuse des Romains du Ier

cle, détachés des croyances traditionnelles et invinciblement conquis par le culte du chef ou du souverain,

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peratores, qui, d'un bout à l'autre de l'empire, circulent de main en main et qui, dans les transactions vulgaires de la vie quotidienne, mettent sous les yeux de tous la Fortune protectrice du grand homme, celle de Pompée, puis, au début de 44, au terme ultime de son existence et de sa dictature, celle de César, que perpétueront les émissions de l'époque triumvirale. Même en cette fin de la République, qui est la fin d'un monde, la puissance créatrice de Fortuna n'est pas tarie. La divinité si plastique, dont les Romains des siècles antérieurs, attentifs à déceler toutes les manifestations du divin en ce monde, reconnaissaient sans cesse des variantes nouvelles, épouse son temps et reste à l'écoute des besoins des hommes. Mais elle se révèle à eux sous d'autres modes : dans l'épuisement des formes religieuses traditionnelles, pour que les dieux d'autrefois continuent de vivre, il leur faut s'incarner en des hommes plus qu'humains. Désormais, dans ses réalités les plus neuves, le culte de Fortuna passe par celui des chefs militaires : elle a franchi le dernier pas de son hellénisation, celui qui la séparait encore de la Tyché des rois, pour devenir la Fortune des imperatores, avant d'être, pleinement, la Fortune des souverains.

On peut se demander, dans la confusion spirituelle de ce milieu du Ier siècle, où l'individu n'échappe à la tyrannie de la Fortune qu'en lui opposant la résistance de sa seule force d'âme, celle de la uirtus humaine, ou en se réfugiant dans le culte évhémériste de l'homme supérieur, ce qu'il restait encore à Fortuna de ses premières origines. Ou, si l'on préfère, à ses fidèles, de la ferveur que leurs ancêtres lui avaient vouée. Appréciation d'autant plus délicate que l'apport des textes littéraires, si important qu'il soit par ailleurs, est à cet égard cruellement insuffisant. Si l'on compare leurs enseignements à ce que, à elle seule, nous eût appris la chronique des fondations de temples, la sensibilité de l'instrument de mesure qu'ils nous offrent apparaît, à

l'évidence, infiniment supérieure. Sans eux, l'histoire de Fortuna au IIe siècle, réduite à son expression la plus sèche, serait écartelée entre les deux fondations de Fulvius Flaccus en 180 et de Catulus en 101, séparées par un vide immense; et celle du Ier siècle tiendrait tout entière dans les effigies muettes de quelques monnaies, privées de leur commentaire idéologique : que seraient les émissions de M. Plaetorius Cestianus au type d'une Fortuna Primigenia annexée à la gloire de Pompée, sans les textes du De imperio Cn. Pompeii et l'unique monnaie de César, sans ses propres écrits et les discours contemporains de Cicé- ron? Seule, l'analyse sémantique du concept de fortuna, mise au service de la religion de la Fortune, nous a permis de retracer à travers les textes son histoire suivie, dans sa plénitude comme dans ses défaillances, et, au lieu de la réduire à une série discontinue d'images ponctuelles, d'envisager son développement comme celui d'une fresque ininterrompue, nourrie non seulement de la dédicace solennelle des temples, de la célébration annuelle de leur natalis et de la répétition monotone de rites immuables, mais de spéculation religieuse et intellectuelle sur l'idéologie de la Chance, vulgaire ou providentielle, et du Hasard souverain. Mais, entre la croyance des doctes et celle du peuple, entre la religion des philosophes et celle des simples, le décalage est le même qu'entre ces éclairages officiels et la réalité vivante de la pensée romaine.

Or, les textes littéraires ne nous présentent qu'un aspect, le plus savant, c'est-à-dire le plus artificiel, de ce réel aux multiples faces : non seulement la religion d'une aristocratie, de la naissance ou de l'intelligence, qui ne fraye point avec la religion du peuple; mais, à l'intérieur même de ce domaine si étroit, une religion surchargée d'interrogations philosophiques et de conventions rhétoriques, et qui ignore les gestes simples de la pietas. Car, si distinctes que soient ces deux formes de religion, chaque Romain, si élevé que soit son

reproduit celle qu'exprime, en termes lumineux, l'hymne ithyphallique composé en 290 par Hermoclès, en l'honneur de l'entrée de Demetrios Poliorcète à Athènes : «Les autres dieux sont loin, ou ils n'ont pas d'oreilles, ou ils n'existent pas, ou ils ne font pas attention à nous même

une seconde, tandis que toi, nous te voyons présent, non pas en bois ou en pierre, mais vraiment vivant. C'est donc à toi que vont nos prières.» (ath. 6, 253d-f ; trad. A. J. Fes- tugière. Epicure et ses dieux, 2e éd., Paris, 1968, p. 16, n.2).

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CONCLUSION 299

rang, les vit simultanément; et César, si attentif, dans ses Commentaires, à ne point prononcer le nom de sa Fortune qui lui brûle les lèvres, si oscillant entre une Fortune-Hasard qui contrarie ses desseins et la Fortune-Providence qui l'appelle au pouvoir suprême, accomplit pieusement les mêmes rites que le dernier de ses soldats et le plus prisonnier des superstitions de la Chance, lorsque, avant son départ de Brindes, il offre un sacrifice à Fortuna pour obtenir d'elle, en échange de la victime immolée, l'heureux succès de sa traversée.

En fait nous pouvons, quel que soit le silence des textes, faire confiance à l'indéfectible conservatisme religieux des Romains pour affirmer, sans grand risque d'erreur, que les cultes anciens de Fortuna conservaient sur leur vie quotidienne une emprise beaucoup plus profonde qu'on ne pourrait le croire, et que le passé latent de la déesse vivait, ou, du moins, survivait toujours, prêt à resurgir. La crise qui la frappe et qui s'explique largement par la défiance que le Hasard, fût-il divin, inspire aux hommes, et par le prestige de mauvais aloi qui l'entoure, n'est pas une malédiction isolée dont elle serait la seule victime : elle n'est qu'un aspect particulier de la crise générale que traverse la religion et, en un temps où les fondations de temples nouveaux sont sporadiques3, où le f laminât de Jupiter lui-même reste sans titulaire, on ne saurait s'étonner que la religion officielle de Fortuna vive sur l'acquis du passé, sans s'accroître de ces sanctuaires que, seuls, pourraient lui bâtir les riches et les puissants, tous esprits éclairés qui se sont détachés d'elle.

Cette désaffection indéniable a pourtant sa contrepartie, qui n'est pas moins frappante.

La splendeur de ses grands sanctuaires latins est intacte. Le temple d'Antium, en ces temps de troubles civils, conserve les richesses accumulées au cours des siècles par ses déesses, protectrices d'une ville de redoutables pirates, et qui serviront à renflouer le trésor de guerre d'Octave4 : geste qui s'autorisait de précédents fameux, celui de Sulla, s'emparant des trésors de l'Apollon de Delphes et accordant, en retour, sa dévotion au dieu dont la statuette d'or, fruit du pillage, ne le quittera plus dans les combats; ou celui de César, son père adoptif, qui, tout grand pontife qu'il était, et non content d'avoir vidé Yaerarium Saturni, fit main basse sur toutes les offrandes de métal précieux que renfermaient les temples de Rome, à commencer par le Capitole, et les envoya à la fonte5. Après quoi, les émissions monétaires de Q. Rustius placeront le voyage d'Auguste en Orient sous la protection des deux déesses, ce qui inspirera à certains historiens modernes l'hypothèse que l'empereur - juste retour des choses - aurait eu une dévotion spéciale à la Fortune d'Antium. Le sanctuaire de Préneste est dans tout l'éclat de sa reconstruction, à l'issue des immenses travaux qui ont changé la face de la cité, créateurs d'une beauté à laquelle Cicéron, malgré l'ironique dédain qu'il montre pour les sortes de la déesse, est sensible lorsque, dans le De diuinatione, écrit précisément en 44, il vante la fani pulchritudo. Les magistrats romains ne vont peut-être plus les consulter, mais l'oracle et les fêtes de Fortuna Primigenia continuent d'attirer les foules : etiam nunc retinet sor- tium nomen, poursuit-il et, lorsqu'il évoque la ferveur des mères pour le culte courotrophi- que de la déesse et des enfants divins, ce n'est point d'un passé révolu qu'il exhume le souve-

3 Les seules dédicaces datées que mentionnent, dans leurs listes des temples romains, Wissowa, RK2, p. 596, et Latte, Rom. Rei., p. 417, sont celles des temples de Vénus Victrix, Honos, Virtus et Félicitas au théâtre de Pompée, en 55, de Vénus Genetrix, au Forum de César, en 46, et de Clementia Caesaris, en 44. Concordance qui confirme que s'il est, au Ier siècle, une divinité dont le culte soit en expansion, c'est Vénus, la commune protectrice des im· peratores, et elle seule. Cette liste, il est vrai, n'épuise pas la totalité des dédicaces qui furent célébrées durant le dernier siècle de la République. Mais, même compte tenu

des temples dont l'existence est assurée, quoique leur date exacte ne soit pas connue (comme celui d'Honos et Virtus, construit par Marius, ou, bien que son origine soit plus douteuse, celui de Vénus Felix - encore elle -, dont la fondation serait imputable à Sulla), leur nombre total apparaît singulièrement réduit, si on le compare à l'impressionnante liste des temples construits au cours du IIe siècle.

4 App. EC 5, 24. 5 Sur les faits, J. Carcopino, César, p. 876 et 892 sq.

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300 FORTUNA-TYCHÉ

nir, c'est l'état présent du culte qu'il décrit : castissime colitur a matribus6.

A Rome même, les dévotions populaires qu'inspirent ses cultes archaïques sont tout aussi vivaces. Lorsque ce même Cicéron cherche un exemple de liesse générale, il n'en trouve pas de meilleur que la Tiberina descen- sio7, la joyeuse fête de Fors Fortuna, le 24 juin, dont Ovide décrira les promenades en barque et les libations sans mesure. Les femmes célèbrent toujours, le 1er avril, le bain de Fortuna Virilis, et elles s'acquittent de la petite offrande d'encens que leur demande la déesse; et, le 11 juin, elles tremblent toujours du même effroi, lorsqu'elles vont prier Fortuna au Forum Boarium et qu'elles craignent de toucher les toges sacrées de Servius Tul- lius. Usages anciens qui avaient peut-être perdu leur signification pour ceux-là mêmes qui les célébraient, et que nous connaissons surtout par des textes de la génération suivante, contemporains de la restauration augustéen- ne, par Verrius Flaccus et, plus encore, par Ovide, le chantre des fêtes archaïques de Fortuna, qui ne naîtra qu'un an après les ides de mars8. Mais ce ne^ sont point là des rites morts, puis ressuscites : au milieu des pires bouleversements de la république et des consciences individuelles, prêtres, quand elle en avait, et fidèles de Fortuna n'en continuaient pas moins, scrupuleusement, d'assurer le service de sa divinité.

Nous ne saurions d'ailleurs trop nous défendre d'une erreur de perspective, due aux hasards de la transmission des textes. Il est vraisemblable que, si nous avions conservé dans leur entier les Antiquités divines de Var- ron, les cultes de Fortuna à la fin de la République, ceux dont nous ne lisons que la brève enumeration dans le De legibus ou des listes plus abondantes, mais sèchement erudites, dans les opuscules de Plutarque, et qui n'y sont plus guère que les curiosités figées d'un musée sacré, nous apparaîtraient dotés de la

vie intense ou pittoresque qui anime les plus privilégiés d'entre eux dans les Fastes d'Ovide. Il suffit, pour mesurer la dette de Fortuna à l'égard du poète, de songer au contraste qui sépare ces fêtes actuelles, colorées, que peuple le mouvement de la foule, des rites de Fortuna Muliebris que, chez Tite-Live, Denys d'Halicarnasse ou Plutarque, nous n'entrevoyons que dans la transposition majestueuse de leur préhistoire, celle de l'ambassade des femmes auprès de Coriolan, puisque le malheur voulut que ses deux fêtes tombassent toutes deux dans le second semestre de l'année, après le terme fatidique du 30 juin, où s'achève le dernier chant des Fastes. En fait, rien n'est plus délicat que d'écrire l'histoire littéraire d'un sentiment religieux9 et, eussions-nous le bonheur de disposer d'une documentation complète, qui pourrait se flatter de comprendre et de revivre de l'intérieur la religion de Fortuna et de se refaire l'âme d'un de ses fidèles?

La foule qui applaudit au théâtre la critique amère et quasi sacrilège de Publilius Sy- rus,

ex hominum questu facta Fortuna est dea 10,

est la même qui forme ces joyeux groupes de plébéiens, d'esclaves et d'affranchis, milieu dont le poète lui-même était issu, qui vont célébrer dans la liesse la fête de Fors Fortuna au Trastevere, sillonner le Tibre dans des barques couronnées de fleurs et, jusqu'à une heure avancée de la nuit, verser force coupes en son honneur. Non point contradiction, mais complexité, et alternance de réjouissance et de défiance qui, au fil des jours, marque de couleurs tantôt sombres, tantôt riantes, l'image de la même déesse. Encore n'est-ce là que l'aspect le plus superficiel des choses, le seul qui se puisse immédiatement appréhender; la sociologie religieuse est impuissante à

6 Din. 2, 85-86. Tin. 5, 70. 8 Le 20 mars 43 (trist. 4, 10, 5-14). 9 II est permis de songer, non sans quelque vertige, à

ce que pourrait être l'équivalent, pour le dernier siècle de

la République romaine, de l'étude monumentale de H. Bremond sur l'Histoire littéraire du sentiment religieux en France, 12 vol., Paris, 1916-1936.

10 Sent. 153 Rib.

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CONCLUSION 301

aller plus avant, à pénétrer, dans ses profondeurs, l'essence du phénomène spirituel et à atteindre l'intériorité de l'âme. Nous constatons, sur la foi irréfutable des textes, que les fidèles de Fortuna avaient toujours, à la fin de la République, un comportement religieux. Mais éprouvaient-ils toujours un sentiment re

ligieux? étant bien précisé que nous mettons sous ce vocable non point les composantes spirituelles et la modernité complexe d'une religion personnelle et vécue de l'intérieur, mais cette confiance sans réserve et quasi filiale dans son abandon que les Latins d'autrefois témoignaient à des déesses-mères toutes- puissantes et bienfaisantes, au nombre desquelles figurait Fortuna11, ce quelque chose de plus que l'observance minutieuse des rites, que l'accomplissement des «gestes», eût dit Pascal, à quoi, si formaliste qu'elle fût, ne se réduisait pas entièrement la piété antique. Nous devinons, dans les rites de Fortuna, tels que les a chantés Ovide, un émoi de l'affectivité, un sens collectif de la fête (nous songeons à Fors Fortuna), une crainte révéren- cielle du sacré, qui suggèrent bien autre chose que la répétition machinale de gestes sans signification. Mais quel retentissement avaient-ils dans l'âme religieuse de ses fidèles? Jamais nous ne saurons ce que la matrone en prière au temple du Forum Boarium y adorait sous le nom de Fortuna.

Maintenant que, du VIe au Ier siècle, l'histoire de Fortuna se déroule devant nous d'un seul tenant, dans son développement ininterrompu, nous sommes en mesure de répondre au problème que nous posions au seuil de cette étude : celui de l'unité de Fortuna, c'est-à- dire, dans la perspective historique que nous nous sommes fixée, celui de sa continuité, de sa fidélité à elle-même. Or, il nous apparaît que cette histoire, si traversée d'aventures qu'elle ait été, est faite de plus de continuité que de ruptures. A l'extrême fin de la République, tout n'est pas aboli, tant s'en faut, de la plus ancienne Fortuna. Non seulement dans ses rites extérieurs, mais dans leur

contenu psychologique et politique. Sans doute s'adressent-ils à une société qui n'est plus sensible, comme elle l'était en son état archaïque, aux pulsations prodigieuses de la vie, mais, bien davantage, aux soubresauts désordonnés du devenir historique; aux mystères de la génération humaine, mais à ceux, qui ne la frappent pas d'une moindre stupeur, de la genèse douloureuse de l'histoire, qui renverse toutes les prévisions humaines. Aux notions dominantes de maternité et de fécondité, l'étroite communauté agraire du Latium devenue, au fil des siècles, la capitale d'un empire universel, a progressivement substitué celle de chance et de hasard : la sacralité des phénomènes biologiques change d'objet plus que de nature et devient peu à peu, dans une société coupée de ses racines rurales et vouée à la conquête militaire, celle du destin historique de la cité. Mais la Fortuna de ces petites villes du Latium, devenue la reine du monde, était, dès ses plus modestes commencements, préparée à cette tâche grandiose : la Primigenia, poliade et mère des dieux, avait eu de tout temps vocation à la souveraineté, et, sur le chemin qui, de la force biologique à la domination métaphysique, avait insensiblement élevé la déesse italique au rang suprême de la Tyché grecque, la Fortuna populi Romani, Fortune du peuple-roi, avait, au tournant crucial du IIIe et du IIe siècle, exercé en temps opportun sa médiation politique.

Enfin, lorsque la religion de la Fortune, s'écartant de ses origines cultuelles, tendit de plus en plus à s'ériger en système de pensée, la divinité du Hasard, principe moteur d'une philosophie du changement, ne fit que succéder à la déesse des classes d'âge, elle aussi en perpétuel devenir. Quant à ceux qui, aspirant à une doctrine plus haute, cherchaient, à travers l'incohérence apparente de ses variations, le secret d'un ordre caché et reconnaissaient en elle, à la lumière du stoïcisme, la loi nécessaire, quoique déconcertante, de la nature et de l'histoire, ils renouaient, peut-être sans le savoir, avec les spéculations ésotéri-

11 Cf. l'analyse, non point littéraire, mais archéologique, du sentiment religieux, à laquelle se sont livrés Q. F. Maule et H. R. VV. Smith, d'après les terres cuites

des dépôts votifs, dans Votive religion at Caere. Prolegomena, Berkeley-Los Angeles, 1959.

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302 FORTUNA-TYCHÉ

ques qu'avait favorisées à Préneste le mythe de Fortuna Primigenia, dans une Italie que le pythagorisme avait initiée de longue date aux arcanes de la pensée cyclique. C'est du monde hellénistique que Rome a reçu la notion des «vicissitudes de la Fortune», des μεταβολαί της Τύχης. Mais elle s'y est si parfaitement acclimatée qu'il fallait bien qu'elle répondît à une intuition non encore formulée du génie romain, de ce peuple fait pour l'action et pour l'histoire et qui, s'il lui manque le sens de l'éternel et de l'immuable, possède à un degré si aigu, parmi les traits les plus spécifiques de sa psychologie collective, la sensibilité au devenir des nations et des individus et aux incessantes mutations de l'histoire.

Du VIe au Ier siècle, de Servius à César : c'est entre les noms de ces deux mortels privilégiés, qu'elle combla de ses faveurs, que s'inscrit l'histoire «humaine» de Fortuna. La Fortune des grands hommes, celle de Pompée, celle de César, don divin immanent à leur personnalité surhumaine, avant de se dédoubler pour devenir leur divinité tutélaire, avait beau, nous le devinons à travers Cicé- ron, susciter la défiance de la classe politique romaine, qui perçait en elle le fondement et la légitimation surnaturels de leurs ambitions terrestres et suspectait, à juste titre, cette introduction dans la Rome républicaine de la Tyché des rois hellénistiques. Mais, au peuple, elle ne devait point apparaître comme une étrangère. Quand il voyait César, revêtu du costume des anciens rois, réincarner la monarchie romaine, et qu'il songeait à l'image vénérée de Fortuna au Forum Boarium, couverte des toges royales de Servius, à moins que cette statue ne fût, comme d'aucuns le croyaient, celle de Servius lui-même dont, à chaque retour des nundines, il célébrait religieusement le souvenir; quand il révérait en ce même Servius le lointain fondateur de la démocratie romaine et qu'il éprouvait les bienfaits actuels des innombrables réformes de César; quand, après les ides de mars et ses funérailles célébrées dans le tumulte et les manifestations véhémentes de la douleur

lective, César entra dans la légende et que son image s'y fixa, auprès de celle de Servius, comme celle d'un souverain absolu et «populaire», favorable à la plèbe et aux petits, entouré de la protection personnelle de Fortuna et qui, après avoir été porté par elle au faîte des grandeurs humaines, succomba sous les coups de ses meurtriers, conduits par son «fils» adoptif, et qu'à tous deux put s'appliquer le vers prophétique de Laberius, Fortuna inmoderata in bono aeque atque in mah12, alors, devant ces deux destinées si semblables dans leur prospérité surhumaine comme dans leur conclusion tragique, le peuple romain pouvait avoir le sentiment que l'histoire se répétait. De la Fortune de Servius à la Fortune de César, un cycle vient de s'accomplir, qui se ferme et prépare, pour le culte de Fortuna, des recommencements régénérateurs.

Mélange de survivances usées et d'esquisses inachevées, de structures permanentes et de formes évolutives, de rites et de croyances hérités d'un lointain passé, mais toujours vivants, et de doutes, de protestations ou de négations formulés à une époque plus récente par la réflexion philosophique, la religion de Fortuna offre, à la fin de la République, le spectacle mouvant et mal coordonné, les contradictions déchirées d'un système, celui de la religion romaine tout entière, tout à la fois en voie d'épuisement et en proie à l'enfantement difficile d'un monde nouveau. Paradoxalement, ce sont les formes les plus anciennes du culte qui demeurent les plus viva- ces : formes populaires et traditionnelles, qui répondent à un sentiment non seulement archaïque, mais éternel du sacré, et qui se perpétueront - le fait est sûr pour Fors Fortuna, possible pour la Fortune du Forum Boarium - jusqu'à l'extinction du paganisme. Tandis que ses formes les plus récentes, engendrées par l'hellénisme, furent d'autant plus rapides à se dégrader qu'elles étaient moins chargées de densité religieuse, et, de la foi en la Chance, versèrent rapidement dans le scepticisme irréligieux du Hasard qui, à certains, tient lieu de toute croyance.

12 113 Rib., avec son commentaire, II, p. 295-297, sur le caractère autobiographique de ce prologue et la

tion du public qui ad solum Caesarem oculos et ora con- uertit (Macr. Sat. 2, 7, 5).

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CONCLUSION 303

Mais n'est pas athée qui veut, et le commun des hommes, ou les meilleurs d'entre eux, ressentent comme une souffrance indicible le vide d'un ciel qui n'est peuplé que de la présence abstraite du Hasard, ou comme un scandale insupportable, la vue de tant de suprématie alliée à tant d'indigence intellectuelle. A qui ne se satisfait plus de la simplicité des rites ancestraux - et il n'est pas de Romain, même le plébéien assidu à la fête de Fors Fortuna, même la matrone ou la courtisane qui se baigne chaque 1er avril en l'honneur de Fortuna Virilis ou se rend, au moins une fois l'an, au temple du Forum Boarium, qui ne soit aussi, à ses instants, de ceux-là -, à cet immense public qui déborde de loin l'élite des esprits cultivés, l'abandon au Hasard n'offre qu'un succédané de religion. Les ferments internes de décadence que recelait l'ancienne religion, les critiques que les philosophes lui ont portées du dehors, ont fait leur œuvre de destruction. L'heure est venue de rebâtir et, pour Fortuna, de reconquérir l'équilibre qu'elle avait connu au IIe siècle, et qui fut anéanti par la découverte du Hasard omnipotent. Mais nul ne peut transcender le hasard, qui ne prenne appui sur une foi autre : sur le néant d'Épicure, et la conscience sereine qu'a d'aller au néant le sage, pour qui les convulsions de la fortuna se résolvent dans la loi de la natura; sur la nécessité du fatum et des décrets immuables du deus, dont la Fortuna n'est que l'apparence accidentelle et capricieuse; ou, pour qui ne sait accepter ces solutions amères des âmes fortes, sur la

présence sensible du Chef, garanti par sa Fortune personnelle, qu'il propose à la vénération des siens et par laquelle il assure leur sauvegarde.

Tout autant que les simples mortels, la déesse Fortuna, dégradée par son assimilation au Hasard, est à la recherche de son propre salut : elle ne peut le conquérir qu'en s'identifiant à un principe plus haut ou à un être plus tangible que le sien, qui offre plus de prise à la raison ou à l'espérance des hommes et qui lui fasse retrouver, avec son sens providentiel, la ferveur de fidèles nouveaux. Expression significative d'un monde qui attend son salut moins des dieux que des hommes, qui espère un sauveur et le retour de l'âge d'or. Fortuna, elle aussi, dans le recueillement de ses temples antiques, guette les signes précurseurs des temps nouveaux : les promesses liées à la personne visible, vivante et sacrée du souverain, et que le Diuus Iulius n'a pu tenir, se reportent sur le Diui filius, prémices naissantes du culte impérial. Dans le tumulte des guerres civiles recommencées, se lisent les signes avant-coureurs d'une renaissance spirituelle : la Fortuna gubernans de Lucrèce qui, aux mortels épouvantés, prophétisait la fin d'un monde13, attend, dans le grand ébranlement des siècles qui se renouvellent,

magnus ab integro saeclorum nascitur ordo u,

de devenir la Fortuna Augusta du Prince.

13 Peut-être verra-t-on bientôt le monde s'abîmer dans un gigantesque tremblement de terre :

qnod procul a nobis flectat fortuna gubernans (5, 107),

tel est le vœu du poète, qui fait écho à 5, 77, où il évoquait l'action souveraine de la natura :

. . . qua ui flectat natura gubernans. 14 Verg. éd. 4, 5.

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CHRONOLOGIE DU CULTE DE FORTUNA

La date indiquée entre parenthèses est, chaque fois qu'il est connu, celle du natalis des divers temples.

Area sacrée de S. Omobono

Fin du VIIe-début du VIe siècle : fosse à sacrifices. Second quart du VIe siècle (vers 580-570) : temple archaï

que, première phase (11 juin). Troisième quart du VIe siècle (vers 540-530) : temple ar

chaïque, deuxième phase.

578-534 : Servius Tullius, fondateur des premiers temples de Fortuna.

Vers 510 : destruction du temple de S. Omobono. 488-486 : retraite de Coriolan ; temple de Fortuna Mulie-

bris (6 juillet; 1er décembre). Début du Ve siècle : S. Omobono, reconstruction de l'area

sacrée ; les temples jumeaux.

396 : S. Omobono, reconstruction des temples par Camille.

293 : construction, par Carvilius, du temple de Fors Fortuna au VIe mille (24 juin).

264 : S. Omobono, reconstruction des temples et monument votif de M. Fulvius Flaccus.

241 : le sénat interdit au consul Q. Lutatius Cerco de consulter les sorts de Préneste.

218 : supplicatio à la Fortune de l'Algide. 216: M. Anicius, préteur à Préneste, dédie trois statues

dans le temple de Fortuna Primigenia. 213-212 : incendie et reconstruction du temple du Forum

Boarium. 209-208 : prodiges à Rome, dans le temple de Fors Fortuna, et à Capoue, dans le temple de la Fortune.

204 : P. Sempronius Tuditanus voue un temple à Fortuna Primigenia à la bataille de Crotone.

196 : fornix de L. Stertinius devant le temple du Forum Boarium.

194: dédicace du temple de Fortuna Publica populi Romani sur le Quirinal (25 mai).

Début du IIe siècle : à Tusculum, double dédicace du tribun militaire M. Furius à Mars et à Fortuna.

180 : vœu du temple de Fortuna Equestris, par Q. Fulvius Flaccus.

173 : sa dédicace (13 août). 167 : sacrifice de Prusias à la Fortune de Préneste. 155 : Camèade visite le sanctuaire de Préneste. Deuxième moitié du IIe siècle : construction du sanctuaire

supérieur de Préneste. 110 : magistri Spei Fidei Fortunae de Capoue. 101 : vœu du temple de Fortuna Huiusce Diei par Q. Lutat

ius Catulus, à la bataille de Verceil (30 juillet). Vers 82-79 : à Préneste, offrande du lithostroton par Sull

a. Vers 80 : à Ostie, temples de P. Lucilius Gamala à Vénus,

Fortuna, Cérès et Spes. Vers 68-66 : monnaies de M. Plaetorius Cestianus à l'effi

gie de Fortuna Primigenia.

Monnayage des guerres civiles et de l'époque triumvirale

49 : Q. Sicinius, Fortuna populi Romani. 44 : quinaire de P. Sepullius Macer, la Fortune de César. 43 : M. Arrius Secundus, Fortuna populi Romani. 42 : P. Clodius, Lèpide et Fortuna.

Deniers de C. Vibius Varus : Antoine et Fortuna ; Octave et Fortuna.

40 : aureus de Ti. Sempronius Gracchus, Octave et Fortu-

19 av. J.-C. : retour d'Auguste (12 octobre); autel de Fortuna Redux (15 décembre).

vers 19: monnaies de Q. Rustius à l'effigie des Fortunes d'Antium.

3 ap. J.-C. : temple de Fortuna Augusta à Pompéi. 16 : dédicace du temple de Fors Fortuna dans les jardins

de César. 21 : le temple de Fortuna Equestris est détruit par un

incendie. 22 : vœu des chevaliers à Fortuna Equestris pour la gué-

rison de Livie. 63 : naissance de Claudia Augusta, fille de Néron ; statues

des Fortunes d'Antium au Capitole.

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BIBLIOGRAPHIE

Compléments au tome I :

I - Ouvrages généraux

H. H. Scullard, Festivals and ceremonies of the Roman republic, Londres, 1981.

II - Dictionnaires et encyclopédies

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H. Riemann, «Iupiter Imperatore, MDAI (R), XC, 1983, p. 233-338.

— , Zum Deckelbild der hochrechteckigen praenestiner Ciste des Museo di Villa Giulia, MDAI (R), XCI, 1984, p. 389-398.

— , Zur Südmauer der Oberstadt von Praeneste, MDAI (R), XCII, 1985, p. 151-168.

III - Fortuna dans la religion archaïque C) Les cultes romains

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M. G. Lauro, La statua della Fortuna a Palestrina, RAL, XXXIII, 1978, p. 199-213.

H. Lauter, Bemerkungen zur spathellenistischen Baukunst in Mittelitalien, JDAI, XCIV, 1979, p. 390-459.

F. Zevi, // santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina: nuovi dati per la storia degli studi, Prospettiva, n° 16, 1979, p. 2-22.

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R. A. Staccioli, A proposito della decorazione frontonale del tempio arcaico di Sani Omobono, Arch. Class., XXXI, 1979, p. 286-293.

J. Poucet, La Rome archaïque. Quelques nouveautés archéologiques : S. Omobono, le Comitium, la Regia, AC, XLIX, 1980, p. 286-300.

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tion de Rome, 1981, p. 115-149. G. Pisani Sartorio, L'area sacra dei templi della Fortuna e

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308 BIBLIOGRAPHIE

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Fortuna Virilis :

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Servius Tullius et Fortuna :

R. Thomsen, King Servius Tullius. A historical synthesis, Copenhague, 1980, p. 260-278.

IV - Les transformations de Fortuna sous la République

La brièveté de la bibliographie ne surprendra pas : aucune étude, générale ou particulière, n'a été consacrée à Yhellénisation de Fortuna. Les seuls problèmes qui aient été traités, parfois avec abondance, sont ceux des nouveaux temples du IIe siècle et de leur identification, et de la Fortune des imperatores, de César notamment. Nous renvoyons, sur certaines des questions abordées, aux bibliographies partielles déjà données ci-dessus.

Sur le concept et le culte de Tyché, supra, p. 38, n. 1.

Sur l'iconographie de Fortuna-Tyché :

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BCAR, LXXVI, 1956-58, p. 45-118. — , L'area sacra del Largo Argentina (Itinerari dei Musei,

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Sur la fortuna et la félicitas des imperatores :

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S. Weinstock, Di vus Julius, Oxford, 1971, p. 112-127 : Fortuna Caesaris.

Cf., sur Sulla, Pompée, et les nombreuses études relatives à la Fortune de César, supra, p. 217, n. 8; 237, n. 102; 260, n. 229.

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INDEX

Abstractions divinisées, 18, 28, 38, 40, 43, 59, 77, 79, 81, 83, 89 η. 8, 94, 96, 102, 105, 114, 120 sq., 149, 163 η. 139, 207, 213, 236, 237 η. 101, 243 η. 146, 285, 294.

Accius, 136 η. 23, 172, 184, 187 η. 69, 188-190, 197-203, 206, 215 sq., 235.

Achéménides, 58. Achille, 173, 180-183, 199, 247. C. Acilius (annaliste), 61 n. 134. M'. Acilius Glabrio (cos. 191), 78. Adana, 53. Adriatique, 267, 272, 279, 283. Aelius César, 212 n. 169. Aemilia (vestale), 284 n. 336. Aemilia Lepida, 134 n. 18. M. Aemilius Lepidus (cens. 179), 132 n. 7, 160 n. 127. M. Aemilius Lepidus (triumvir), 207 n. 144, 284 sq. L. Aemilius Paullus (Paul-Émile), 111 n. 120, 131, 142,

155-159, 161 sq., 168-170, 178, 196 sq., 204 sq., 207, 236.

Afranius, 171, 185 η. 54. Afrique, 4, 7 η. 22, 26, 34, 74, 97 η. 45, 139 η. 37, 197

η. 114, 244 η. 152, 249 η. 182, 254, 256, 267, 280 η. 317, 287, 290.

Agamemnon, 48, 192, 257. Agathocle, 93 η. 20. Agathos Daimon, 43 η. 35, 46 sq., 56, 93. agraires (divinités), 4, 46, 71, 294, 301. Aius Locutius, 116. Aix (bataille d'), 165, 167. Ajax, 160, 201 n. 130. Alabanda, 78. Albains (monts), 75, 279, 281. Alcibiade, 39. Alcman, 127. Alésia, 103 n. 79. Alétès, 188. Alexandre le Grand, 26 n. 100, 41 sq., 51, 56-58, 60, 67, 71,

168, 173, 203, 241 n. 134, 249-251, 253-255, 257, 268, 277 n. 305.

Alexandrie, alexandrin, 47 n. 62, 52 n. 92, 53, 67 n. 171, 80, 224 n.41, 225, 229, 244, 248 n. 175, 255, 275, 282, 288.

Alexis (poète comique), 106. Algide (voir Fortuna), 32 sq., 75. Alinda de Carie, 279 n. 311. Alkaios (épicurien), 196 n. 111. Althée, 200 n. 127. Amalthée (chèvre; corne d'-, voir corne d'abondance), 29

n. 109, 44, 47, 56 n. 119, 71. Amazones, 79 n. 218. Ambracie, 6, 20, 139 n. 37. Ambrons, 165. Amphiaraos, 157 n. 116. Amphipolis, 168 n. 163. Ampsanctus (grotte d'), 95 n. 33. Anaxagore, 193. Anaxandride, 48. Anchise, 54. Andromaque, 200 sq. Andromède, 189, 198 sq., 201 n. 129. M. Anicius (pr. à Préneste, 216), 25. Anio, 32. Antigone Doson, 56. Antioche de Pisidie, 53. Antioche de Syrie, 28, 48, 52-54, 57, 79 n. 218, 80, 128. Antiochos Ier de Commagène, 58. Antiochus III de Syrie, 109, 139 n. 37, 141, 174-177, 179,

199. Antium (cultes, histoire, voir Fortunes d'-), 134, 152, 163,

251, 299; calendrier préjulien d'-, 7, 9-12, 13 n. 49, 14 n. 53, 16 n. 59, 133 n. 10, 136, 149.

Antonin, 78 n. 216, 97 n. 45. Antonins (les), 10 n. 40, 243 n. 147. M. Antonius (Antoine, triumvir), 227 n. 56, 259, 270

n. 283, 276, 279-281, 282 n. 326, 284 sq., 289. L. Antonius Pietas (cos. 41), 284 n. 339. Apelle, 52 n. 98. Apennin, 75 n. 197. Aphrodisias, 53, 221 n. 27, 223 n. 37, 224, 249, 256. Aphrodite, 21 n. 83, 46, 180, 218 n. 12, 220 sq., 223 n. 37,

224, 256. Apollon, 46, 54, 58, 115, 160, 182, 205 n. 137, 221, 223 sq.,

232, 242, 282 n. 326, 299. Apollonie, 259, 289. Appien, 268, 272-274, 276.

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310 LES TRANSFORMATIONS DE FORTUNA SOUS LA RÉPUBLIQUE

L. Apronius, 135 n. 19. Apulie, 62. Aquilée, 100 n. 65. Ara Maxima, 121, 151 n. 91. Arabie, 53. Archiloque, 127. Archimède, 160. Argyrippa (Arpi), 62. Aristarque de Tégée, 180 sq., 183 n. 50. Aristote, 42, 166 n. 155, 253 sq., 257 n. 223. Q. Arrius (pr. 73), 85. M. Arrius Secundus (monétaire), 85, 284. Arsacides, 221 n. 29. Arsinoé II Philadelphe, 56 sq., 77 n. 204. Artaxerxès II Mnemon, 57 n. 126. Artémidore, 194 sq. Artémis, 46, 60 n. 132, 192. Arvales (calendrier des), 10, 11 n. 42, 12 n. 46, 16 n. 59. Asclepios, 50 n. 75, 232 n. 82. Asculum, 102. Asie (- mineure, province d'-), 51, 52 n. 95, 53, 58-60,

78 sq., 122, 211 n. 165, 224, 242, 244 n. 152, 252, 254, 256 sq., 296.

C. Asinius Pollion, 269 n. 273, 274. Aspendos, 53. Astarté, 21, 224 n. 41. Astyanax, 200 sq. Athéna (Pallas), 46 (Polias), 54, 62, 73 sq., 159, 161 sq.,

168 η. 163, 180, 182, 205 η. 137. Athènes, Athéniens, 39 sq., 45 η. 43, 46 sq., 49-52, 56, 67,

78, 122, 180 η. 40, 205 η. 137, 248, 256, 297 η. 2. Α. Atilius Calatinus (cos. 258, 254), 208 η. 146. M. Atilius Regulus, 174 n. 12. Attale Ier, 22. Aitale II, 22. Atuatuca, 264. Augustales, 135. Auguste (Octave), 8 n. 29, 16 n. 58, 48 n. 68, 95, 132 n. 7,

134 sq., 136 n. 23, 141 n. 44, 146, 160 n. 127, 218 n. 11, 225, 251, 281, 282 n. 326, 284, 285 n. 343, 291, 299.

Augustin (saint), 207. M. Aurelius Ctesias Iunior, 102 n. 74. Aventin, 19-21, 23, 136 n. 23, 149 sq., 151 n. 90. Bellone, 72, 99, 138 n. 33, 160. Bénévent, 35, 62-64, 66, 69, 75, 80, 83, 161. Béotie, 46. Bérénice II de Cyrène, 57. Besançon, 262, 264, 287. Bocchus, 234. Boiorix, 165. Bona Dea, 92. Bonus Euentus, 92 sq., 251 n. 189. Boupalos, 44 sq., 47, 51, 52 n. 98, 54, 78, 128. Bovillae, 280-282. Bretagne, 93 n. 21, 262-264, 287. Brindes, 223 n. 37, 259, 276 sq., 279-283, 299. Bruttium, 4, 17 n. 64, 34, 37, 44, 59, 133. Caecilia Metella (femme de Sulla), 220 n. 23, 221, 222

n. 31, 223 n. 37, 236. Caecilii Metelli (les), 82 n. 226, 220. L. Caecilius Metellus (cos. 251), 82.

Q. Caecilius Metellus (cos. 206), 82 n. 226, 145. Q. Caecilius Metellus Macedonicus (cos. 143), 132 n. 7,

133 n. 12, 154 n. 107, 159. Q. Caecilius Metellus Pius (cos. 80), 218 n. 12, 220, 256

n. 214. Q. Caecilius Metellus Scipio (beau-père de Pompée), 290. Caecilius Statius (poète comique), 200. Q. Caedicius (tr. mil.), 114 n. 131, 141. T. Caesius Primus, 16. Caligula, 135 η. 22. Calpurnia (femme de César), 282 sq. L. Calpurnius Piso Caesoninus (cos. 58), 264 n. 253. Camènes, 136 n. 23, 149 sq., 151 n. 90. Campanie, Campanien, 35, 60 n. 132, 64-66, 75 n. 197, 90,

119, 121, 124, 152 (équités Campani), 224 n. 42. Campi Raudii, 154, 165. Cannes (bataille de), 18 sq., 21, 25, 34, 67, 174 n. 14,

176. Canusium, 34, 62. Capène, 32. Caphis, 232. Capitole, capitolin, 8 n. 30, 10 n. 39, 11 sq., 15 sq., 20 sq.,

22 η. 84, 24 η. 90, 26 η. 100, 28-32, 47, 67, 70 η. 183, 78, 93, 97, 115, 118, 142, 152, 160 η. 127, 205, 207, 208 η. 146, 227 η. 57, 231, 234, 239, 282, 299.

Capoue, 25, 32, 35, 46, 62 sq., 75, 83, 95 η. 33; culte de Fortuna, 3, 21, 65, 208-212; Tyché de, 62, 64-66.

Cappadoce, 223 η. 37. Caracalla, 217 η. 7. Carie, carien, 53, 57, 78, 221 η. 27, 256, 279 η. 311. Camèade, 166 η. 155, 196 sq., 205 sq., 235. Carrhae, 53. Carthage, Carthaginois, 6, 18, 21-24, 31, 54, 76 sq., 80, 89

η. 8-9, 169, 176, 239, 240 η. 126. Sp. Carvilius Maximus (cos. 293), 3 sq., 17, 30, 69-74,

83 sq., 87, 99, 101, 116, 118, 120, 122, 125, 127, 142, 267 n. 261, 294-296.

Casilinum, 25, 31, 75 n. 197. Casinum, 155. Cassiopèe, 199. L. Cassius, 268. Q. Cassius Longinus (monétaire), 251. Castor (Castores), 136 η. 23, 146, 149, 150 η. 89, 151-153,

209 η. 152. Catulle, 215. Cébès (Tableau de), 194 sq. Celtibères, 131 sq., 137, 139 n. 38, 140 n. 40, 141, 143, 148-

150, 166, 176 n. 24. Céphisodote, 45 n. 43. Cérès, 8 n. 31, 96, 122, 208 sq., 211. Cerus, 96. Cestii (les), 251. Chalcis, Chalcidiens, 78. Chaldéens, 223 n. 37. Champ de Mars, 16 n. 59, 132 n. 7, 133 sq., 137, 150-152,

154-160, 162-165, 167, 207 n. 144. chance, 29, 39 sq., 42 sq., 50-53, 58-61, 65 η. 159, 67 sq.,

70-75, 81 sq., 87, 89-93, 99, 101, 106-114, 119 sq., 123- 127, 139 sq., 142 sq., 147-149, 163 sq., 167, 169, 174 n. 14, 176, 181 sq., 185-187, 189 sq., 197 sq., 200-203, 206 sq., 216-224, 233, 235, 237 sq., 241, 243, 245-247,

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INDEX 311

250, 252-255, 257 η. 223, 258 sq., 261-266, 269 η. 277, 270 sq., 275-278, 281, 287-289, 293-299, 301 sq.

Charidème, 41. Chérémon, 43, 107 η. 103. Chéronée, 40, 51, 218 η. 12, 219 η. 19, 220, 223. Chryséis, 192. Chrysès, 192, 195 sq. chthoniennes (divinités), 206, 296. Cilicie, 53, 237. Cimbres, 141 n. 44, 150 n. 89, 154, 165-167, 234 sq.,

239 sq. Ciminienne (forêt), 124. Circe, 200. Cirque (Grand), 99, 101; - Flaminius, 132 η. 7, 133, 137

η. 27, 149, 151 sq., 231. Cisalpine, 21 η. 82, 98 η. 52 et 54. Cispius, 95. classes d'âge, 19, 30 sq., 68, 80 sq., 84, 91, 119, 123, 147,

294-296, 301. Clastidium (bataille de), 6 n. 18, 239. Claude, 135 n. 19 et 22, 229 n. 62, 249 n. 178. Claudia Iusta, 10 n. 40. Claudia Semne, 211. Claudii (les), 25 n. 93, 26. Ap. Claudius Caecus (cens. 312), 72, 87, 121, 138 n. 33. M. Claudius Marcellus (cos. 222), 6 n. 18, 160, 209,

239 sq., 247. M. Claudius Marcellus (théâtre de), 133 n. 12, 134 n. 18. Ti. Claudius Thermodon, 211 n. 165. Cléanthe (stoïcien), 193. dementia Caesaris (divinisée), 285, 299 n. 3. Cléopâtre I, 57;- VII, 289. Clitomaque, 206. P. Clodius (monétaire), 284. P. Clodius Pulcher (tr. pi. 58), 154 n. 104, 243. Clytemnestre, 188. collèges (d'artisans), 105 n. 87, 208 sq., 226 n. 54. Corne, 97, 113 n. 128. Commagène, 58. Commode, 47 n. 59, 217 n. 7. Concordia (divinisée), 6, 54 n. 108, 121, 284 n. 336. Conon, 39, 218. consecratio, 94 n. 28. Constantin, 250 n. 185. Constantinople (Byzance), 53, 54 n. 105, 250 n. 185. Cora, 97, 113 n. 128. Corinthe, 55. corne d'abondance {cornu copia), 10 n. 40, 28, 44-47, 48

n. 68, 51, 54, 56 sq., 60 n. 132, 71, 74, 78, 79 n. 218, 85, 97 n. 45, 107-109, 119, 123 sq., 155 n. 110, 186, 198, 212, 224, 282, 284, 295. 297.

Cornélie (femme de Pompée), 245, 249 n. 181. Cornelii (les), 27; - Scipiones, 25 n. 93, 26, 139 n. 37, 142,

150 n. 87, 159 n. 123, 175 n. 16, 196 sq., 290. M. Cornelius Cethegus (cos. 197), 6 n. 19, 19 sq. M. Cornelius Cethegus (cos. 204), 25 n. 93, 26. L. Cornelius Cinna (cos. 87-84), 154 n. 104. P. Cornelius Dolabella, 270 n. 280. L. Cornelius Lentulus Crus (cos. 49), 103 n. 79. P. Cornelius Lentulus Spinther (cos. 57), 250 n. 187, 264

n. 252.

Cornelius Nepos, 270. P. Cornelius Scipio Africanus (Scipion l'Africain), 4, 26,

34, 60 sq., 74, 84, 139, 173 sq., 175 η. 16, 219 η. 16, 240, 245, 256 η. 214, 258.

Ρ. Cornelius Scipio Africanus Aemilianus (Scipion Émi- lien), 168 sq., 192 n. 92, 197 n. 114, 207 n. 144, 239 sq., 247.

L. Cornelius Scipio Asiaticus, 4 n. 9, 139 n. 37. P. Cornelius Scipio Nasica (cos. 191), 26, 137, 139 n. 37,

174 n. 12. Cornelius Scipio Pomponianus Saluitto, 290. Faustus Cornelius Sulla, 222 n. 31, 234, 251, 253-255. L. Cornelius Sulla Felix, 55 n. 114, 99 n. 61, 101, 138, 146,

165 n. 150, 206, 207 n. 144, 215-236, 237-242, 246, 248- 251, 253-258, 259 n. 228, 266, 275, 287-289, 291, 299.

cosmocrator (souverain), 48 η. 68, 241, 243, 254 sq., 277. courotrophe, 23, 28, 30, 68, 73, 128, 206, 293. Cratippe, 249, 254, 266. Crinagoras, 10, 12 n. 46, 14, 131 n. 1. Critolaos, 196. Crotone, 4, 7 n. 22, 12 sq., 16 n. 62, 17, 18 n. 67, 23 n. 89,

31, 33-35, 37, 44, 59, 71, 77, 131, 133, 149. culte impérial, 60, 222, 260, 303. culte royal, 56. Cumes, 89 n. 8. Curia Hostilia, 207 n. 144. Cybèle (Magna Mater), 5 sq., 18, 21 sq., 25-27, 30, 32, 34,

44 η. 40-41, 46, 54, 60, 66 η. 164, 76 η. 201, 128. Cyrénaïque, 57. Cyzique, 22. Damophon, 45 η. 43. Danaé, 186 η. 65. P. Decius Mus, 137 n. 32. dedicano, 94 n. 28. déesse-mère, 22, 24, 29 sq., 46, 119, 128, 224 n. 41, 294,

296, 301. Deinoménides, 55 n. 111. Dejotarus, 269 sq., 275, 278, 289. Delphes, 78, 150 n. 89, 188 n. 74, 205 n. 137, 221, 223, 232,

256, 299. Demeter, 46, 50 n. 75. Demetrios de Phalère, 41 n. 27, 168 n. 158, 193, 196, 263. Demetrios Poliorcète, 297 n. 2. Demetrios Ier de Syrie, 57 n. 125. Démosthène, 39-41, 50-52, 56, 177, 262 n. 238. Denys d'Halicarnasse, 84, 143, 211, 300. Denys de Syracuse, 138. destin, fatum, 40, 42 sq., 51, 75, 81-84, 89 n. 8, 108-111,

164, 167, 172, 179, 185, 187-190, 198, 202, 219 sq., 241, 269, 274 n. 297, 301, 303.

destinée (personnelle), 17, 39, 41 n. 25, 48-54, 56, 59 sq., 70, 72, 77, 81-84, 87, 89 sq., 95, 109 sq., 112-114, 119 sq., 124, 126, 128, 141, 153, 174 η. 14, 180, 182, 185- 187, 200, 204, 237 η. 101, 246, 257 η. 223, 293, 296 sq.

deux déesses (couple des), 68. Diane, 122, 136 n. 23, 137 n. 27, 149 sq., 151 n. 90, 188,

234 n. 91, 256 n. 214. Didon, 23 n. 89, 89. Dinarque, 41. Dioclétien (thermes de), 10 n. 40. Diogene (stoïcien), 196.

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312 LES TRANSFORMATIONS DE FORTUNA SOUS LA RÉPUBLIQUE

Diomède, 62 sq., 161. Dion Cassius, 14, 272 sq., 280-282, 285. Dion Chrysostome, 194 sq. Dionysos, 46, 240, 249, 257. Dioscures (voir Castor, Pollux), 150-152. Diphile, 39, 93, 110 n. 118. Dodone, 50. Domitien, 85. L. Domitius Ahenobarbus (cos. 54), 244, 257. Donat (grammairien), 190. Douketios, 55 n. 111. Doura-Europos, 53. dyade, 209. Dyrrachium, 267. Édesse, 53. Egèrie, 151 n. 90. Égisthe, 188, 192 n. 90. Egypte, Égyptiens, 57, 225, 227-229, 244 n. 151. Eiréné, 45 n. 43. Electre, 188. Élide, 108. Élien de Préneste, 225 n. 46. Énéades, 21, 142, 215, 224, 236. Énée, 6, 21 sq., 54, 88-90, 104 n. 83, 161 sq., 180. Ennius, 60 n. 133, 141, 172-186, 187 n. 69, 189 sq., 197 sq.,

200, 202-205, 233, 246 sq., 258, 265, 275, 295-297. Enteila, 54, 61. Épaphrodite (surnom de Sulla), 101, 218 η. 12, 220 sq.,

222 η. 31, 224. Éphèse, 46, 78. Epicure, 41, 193, 297, 303. Épidaure, 121, 232. Épire, 172, 277, 279. Èques, 80 n. 221. équités Romani, 133-136, 142-152. Equus Tuticus, 62. Ergotélès d'Himère, 55. Érigoné, 188, 190, 201. Érythres (d'Ionie), 46, 49. Éryx, 21 sq., 24, 77. Eschine, 39 sq., 50, 51 η. 84, 177. Eschyle, 41, 48, 180 sq., 182 η. 48, 186, 283. esclaves, 31, 70 sq., 81, 113, 147, 152, 189 sq., 294, 300. Esculape, 121, 153 η. 100. Espagne, Espagnols, 5, 60 η. 133, 85, 131 sq., 137, 139

η. 37, 140 η. 40, 147, 150, 178, 197 η. 114, 207, 254 η. 204, 256, 257 η. 220, 266 sq., 269, 280 η. 317, 289.

Esquilles, Esquilin, 29 η. Ill, 94 sq., 96 η. 38, 97 η. 41, 102-104, 112, 114, 117 sq., 208 η. 146, 231, 282, 295.

Étolie, Étoliens, 109, 139 η. 37, 177 sq. Étrurie, Étrusques, 3 sq., 21, 68 sq., 71, 73, 104, 124, 143,

205, 294, 296. euocatio, 35. Euphrate, 53. Euripide, 191-193, 195, 268. Europe, 244 η. 152, 254. Eurypyle, 180. Eutychidès, 48, 52 sq., 128. Q. Fabius Maximus Aemilianus, 168 n. 162. Q. Fabius Maximus Cunctator, 4 n. 9, 6, 18, 19 n. 70, 21,

25 sq., 34, 64 n. 154, 77, 141 sq., 239, 247.

Q. Fabius Maximus Gurges (aed. cur. 295), 99, 101. Q. Fabius Maximus Rullianus (cos. II 310; V 295), 72, 99,

124, 137 n. 32. C. Fabius Pictor (peintre), 121 n. 149. Q. Fabius Pictor (annaliste), 68, 143. C. Fabricius Luscinus, 172 sq. Faunus, 6. Fausta Cornelia (fille de Sulla), 222 n. 31. Febris, 29 n. 111, 94, 96 n. 38, 102. fécondité, 19, 23 sq., 45 sq., 68, 72, 74, 82 sq., 92 η. 18,

114, 119 sq., 123, 222 η. 31, 224, 239 η. 118, 252, 293 sq., 296, 301.

félicitas, 60 sq., 85, 123 sq., 167, 168 η. 161 et 163, 169, 182, 204, 207, 215-218, 220-222, 224, 232-241, 245 sq., 248-250, 253-255, 257 sq., 260-266, 270 sq., 275 sq., 278, 280, 286-288, 291.

Félicitas (divinisée), 8 η. 31, 93 η. 23, 154 η. 107, 160 η. 132, 207, 213, 224 η. 42, 232, 236, 237 η. 105, 249 sq., 276, 285-287, 289, 299 η. 3.

Felix {cognomen), 101, 217, 221 sq., 224, 231, 233 η. 83, 234, 236, 250 sq., 253,258.

Fériés latines, 279, 281. Feronia, 16, 20 n. 78, 32, 155 n. 110. Festus, 62. Fides, 8 n. 31, 78, 208-210, 212 sq. flamen, 270 n. 281, 286, 299. C. Flaminius (cos. 217), 5. Cn. Flavius (aed. 304), 121. Florus, 272 sq. fors, forte, 91, 111, 171-173, 176, 178 sq., 183 sq., 186-192,

197-199, 201, 203, 295. Fors Fortuna, 3 sq., 7 η. 26, 10 η. 39, 17, 21, 29 η. Ill,

30 sq., 69-72, 81, 84, 91, 99, 101 sq., 113, 116-118, 120, 122, 125, 142, 147, 152, 171, 177, 185, 187-190, 198, 211, 267, 281, 285 η. 343, 294 sq., 300-303.

fords Fortuna adiuuat (proverbe), 106, 108, 125 sq., 173, 175-178, 183, 185, 199, 202, 247, 288, 295.

fortuitus, fortuito, 91, 111, 190. fortuna (sémantique de; «fortune» personnelle, des

imperatores), 60, 81 sq., 89-91, 110 sq., 123, 126, 171, 180-184, 200 sq., 207, 219-222, 232 sq., 236-248, 250, 252-265, 267-271, 273, 275, 287 sq., 291, 293, 298.

Fortuna Adiutrix, 91, 92 n. 17, 105 sq., 108, 112-118, 120, 125, 295.

- de l'Algide, in Algido, 3, 19, 21, 23 sq., 33, 74 sq. Fortunes d'Antium, Antiates, Antiatinae, 31, 68, 102, 124,

152, 212, 251, 293 sq., 299. Fortuna 'Αποτρόπαιος, 13 η. 51. -Augusta, Augusti, 58, 85 sq., 102 η. 74, 153, 283, 291,

303. - Barbata, 80, 294. - Bona, 56 η. 116, 91-93, 96 sq., 100, 104, 106 sq., 109,

112 sq., 115-120, 122-125, 149, 171, 185 n. 54, 197 sq., 210 sq., 295.

- Camcesis, 165 n. 147. - Domestica, 93. - Equestris, 30, 70 n. 182, 92, 131-154, 163 sq., 169, 176,

178, 203, 213, 295; à Antium : 134, 152, 163. - Εϋελπις, 13 η. 51, 17 η. 63, 210. - Felix, 85 η. 231,210 η. 158.

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INDEX 313

- du Forum Boarium, 3 sq., 7 n. 21, 13, 29, 31, 69, 72, 74, 84, 124, 127, 131, 132 n. 2, 143, 208 n. 146, 211, 280 n.317, 293 sq., 300-303.

- Gubernatrix, 185-187. - Huiusce Diei, 29 n. 111, 30, 70 n. 182, 102, 131, 133

n. 13, 142, 149, 154-170, 173 n. 9, 202-204, 213, 235, 258 n. 225, 295, 297.

- ad lacum Aretis, 13 n. 51. - Mala, 29 η. Ill, 91-97, 102, 104, 106, 109, 112-118, 120,

125 sq., 197,236, 295. - Melior, 11 η. 44, 93 η. 22. - Muliebris, 3, 11 η. 44, 31, 33, 35, 68, 71 sq., 74, 80, 84,

91, 92 η. 17, 115, 124, 143, 147 sq., 154, 294, 296, 300. - Obsequens, 91, 97-102, 104-107, 109, 112 sq., 114-118,

120, 125, 127, 142, 149, 295. - Opifera, 103 n. 78. - Praesens, 102 n. 74. - Praetoria, 148 n. 76. - Primigenia, de Préneste, 3, 5, 7-9, 13, 15-18, 21, 23-25,

27-31, 33, 35, 46 n. 49, 68, 71, 73-75, 83, 92 n. 17, 97 n. 42, 99, 101 sq., 124, 127 sq., 132, 142, 205 sq., 211, 213, 218 n. 12, 225, 228-233, 251-254, 259, 279, 280 n. 318, 283, 284 n. 339, 293-299, 301 sq.; à Rome, 4-18, 20-22, 26-35, 37, 74 sq., 97 η. 41, 113, 131, 137, 142, 164.

- Priuata (Ιδία), 15 η. 56, 96, 148. - Publica populi Romani, 3, 6-9, 10 η. 39, 1 1-17, 20 sq., 24,

28, 30-35, 37, 59 sq., 63 sq., 66, 70 sq., 74-86, 96, 113, 116-118, 125, 127, 131, 148sq., 153, 164, 169 n. 168, 176, 236, 241-243, 248, 253, 259, 279, 281-284, 295-297, 301 ; à Bénévent, 62-64, 80.

- Redux, 93, 97 η. 45, 102 η. 72, 131 η. 1, 153, 228 η. 61, 250 η. 185, 251, 291.

- regia, 286. - Respiciens, 29 η. Ill, 97 η. 41, 102-106, 109, 112-118,

120, 125, 149, 282, 295. - Salutaris, 92 η. 17, 93, 153. - Virgo, 294. - Virilis, 13, 16 η. 62, 80, 92, 101, 115, 143, 147 sq., 154,

294, 296, 300, 303. - Viscata, 80. Très Fortunae du Quirinal, 10-12, 14, 17, 32, 131. fortunatus, 44, 88, 90 sq., 107 n. 97, 123, 222 n. 31. Forum Boarium (cultes, histoire; voir Fortuna du -, et

Mater Matuta), 18, 280 n. 317. Forum Holitorium, 6 n. 19, 16 n. 59, 20, 32, 208 n. 146. Forum Iulium, 285, 299 n. 3. Forum Romain, 8 n. 30, 69, 73 n. 193, 121, 152 sq., 160

n. 127, 228 n. 61. Frauengóttin (- gottheit; «déesse des femmes»), 23 η. 89,

29. fravasi, 57, 58 η. 129. Fronton, 102 sq. Fulvie, 284 η. 339. Fulvii (les), 25 η. 93, 139 η. 37, 144 sq., 150, 152, 178. C. Fulvius Curvus (aed. 296), 144 n. 56. M. Fulvius Flaccus (cos. 264), 3, 4 n. 7, 69, 72 sq., 131,

142 sq., 150. Q. Fulvius Flaccus (cos. 237, 224, 212, 209), 32 sq., 144

n. 56. Q. Fulvius Flaccus (cos. 179), 30, 70, 131-133, 136-147,

149 sq., 153 sq., 163 sq., 166, 169 sq., 176, 178, 203, 224, 233, 298.

M. Fulvius Nobilior (cos. 189), 6, 20, 75, 137 n. 27, 139 n. 37, 178.

Fundi, 142 n. 46. M. Furius Camillus (Camille), 3, 4 η. 7, 69, 72, 73 η. 190,

121, 131, 205, 294. M. Furius Crassipes (pr. 187, 173), 131. Gabies, 32. A. Gabinius (cos. 58), 271. Gad, 53. Galba, 28, 85, 283. Galien, 194 sq. Gaule, Gaulois, 18, 28, 76 n. 198, 85, 115, 137 n. 32, 147,

254 n. 204, 262-266, 278, 281, 286, 288. Gé, 46, 57, 67 n. 171, 255. Gélon, 55. Genius, 8, 19, 49, 56, 60, 75, 79, 147 sq., 164 sq., 182, 224

η. 42, 246-248, 251 η. 189, 260, 285 sq., 289. Germanie, Germains, 8 n. 31, 102 sq., 185. Géta, 47 n. 59. Goths, 250 n. 185. gouvernail (attribut de Fortuna), 10 n. 40, 43, 47 sq., 54,

55 n. 112, 61, 97 n. 45, 102 sq., 186, 212, 224 n. 42, 282- 284, 297.

Gracques (les; voir Sempronius), 159 n. 123, 203. Grande-Grèce, 25, 34 sq., 44 n. 41, 60 n. 132, 63, 66, 72

n. 189,75, 119,296. Grèce, Grecs, 6, 8 n. 31, 18, 28, 34 sq., 37-62, 64, 66, 68,

70-73, 75-83, 87, 92 sq., 96, 98, 102 η. 72, 108-112, 114, 116 sq., 119-125, 127 sq., 137 η. 27, 138, 140 sq., 148 η. 74, 151, 156, 160, 162 sq., 167, 169, 172, 174-177, 179-184, 186, 188, 190, 192, 194 sq., 197, 201-206, 210, 212 sq., 221 sq., 223 n. 37, 224 n. 41, 245, 247 sq., 253- 257, 260, 268, 271 sq., 275, 278, 280, 283, 285, 293, 295 sq., 297 n. 2, 301.

grottes sacrées, 27, 46, 95 η. 33, 205 η. 137, 206. Gylippe, 50. Hadrien, 78, 80, 212 η. 169, 225, 256. Hamilcar, 21 sq., 24. Hannibal, 4, 6, 17, 18 η. 67, 19, 21, 23, 25, 27, 30-35, 37,

59, 64 sq., 74, 76, 117, 133, 173-176, 178 sq., 197, 239. hasard, 29 η. Ill, 39-43, 48 η. 68, 51, 59, 61 η. 134, 106,

108, 111 sq., 120, 126, 140, 172 sq., 183, 187, 189-194, 197-199, 201-204, 206, 210, 213, 219 η. 16, 235 sq., 243, 245, 259 sq., 262 sq., 265-267, 269 n. 277, 275, 277 sq., 288, 291, 294-299, 301-303.

Hasdrubal (Barca), 19 η. 70, 20. - (Ie guerre punique), 82. - (IIIe guerre punique), 169. Hébé, 19, 75, 224 n. 42. Hécate, 46. Hector, 180-183, 200, 233, 247, 258, 275. C. Heius, 56 n. 116, 93. Hélios, 54, 57 sq. hellénisation, 4, 27, 29 n. Ill, 33, 35, 37, 59, 61, 66-68, 70-

72, 74 sq., 77, 83 sq., 86 sq., 95 sq., 101, 110, 116 sq., 119-128, 163, 203, 213, 295-298.

Héra, 23 η. 89, 34, 75. Héraclée de Lucanie, 172 sq. Héraclée Pontique, 52.

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314 LES TRANSFORMATIONS DE FORTUNA SOUS LA RÉPUBLIQUE

Héraclès, 54, 198 n. 119, 249. Héraclide du Pont, 76 n. 198. Hercule, 19, 32, 72, 75, 112, 121, 136 n. 23, 149-151, 159,

224 n. 42, 239, 249 n. 182, 286; Adsertor, 85; Custos, 231; Musarum, 6, 20, 75, 136 n. 23, 137 n. 27, 231; Obsequens, 98-101, 104, 142; Oliuarius, 151 n. 91; Pompeianus, 151 n. 91, 159 n. 124; Primigenius, 99; Respiciens, 105; Sullanus, 231.

Hermoclès (poète), 297 n. 2. Hésiode, 127. Hiaco (cf. Jason), 73. Hiérapolis, 46. Hiéron, 55. Hiéron II, 62, 64, 67. Himère, 29 n. 107, 51, 54 sq., 59, 61, 63, 65, 68, 76 sq.,

122. Hirpins, 62, 95 n. 33. A. Hirtius (cos. 43), 271 n. 285. Histrie, 183 n. 50. Homère, 41 n. 25, 88, 179, 182, 278. Homonoia, 121. Honos, 6, 29 n. 111, 136 n. 23, 152, 154 n. 107, 160, 209,

216 n. 5, 249, 299 n. 3. Horace (poète), 31, 95, 105, 172, 209, 212, 269. M. Horatius Pulvillus (cos. 509), 231. Hygie, 153 n. 100. Iacchos, 73 n. 191. Ida, 26 sq. Ilerda, 266. Illyrie, 133, 271. Inde, 240. Indus, 53 n. 101. Insubres, 6 n. 19, 20, 32. interpretatio, 23, 28, 34 n. 127, 59, 68, 71, 75, 83, 119, 121-

123, 285, 293, 296. Ionie, 44 n. 41, 46, 49. Iphigénie, 188, 192. Iran, Iraniens, 57 sq. Ishtar, 224 n. 41. Isis, Iseum, 224 n. 41, 227-229. Isityché, 229. Ithaque, 200. Iule, 249. Iulia (gens), Iulii (les), 281 sq., 287. C. Iulius Caesar (César), 61, 67, 85, 103 n. 79, 133 n. 12,

154, 160, 203, 207 n. 144, 215, 234 sq., 239, 243 sq., 246-250, 255 η. 212, 258-291, 293, 297-299, 302 sq.; jardins de, 10 η. 39, 267, 281 sq., 285 η. 343.

Iuno (individuelle de la femme), 164. Iuuentas, 5 sq., 19 sq., 75. Janus, 142 n. 46. Jason, 73, 198. Jérôme (saint), 196. Jocaste, 40. Jugurtha, 234 sq., 251. Julia (tante de César), 286. Julia Domna, 47 n. 59. Julia Gratilla, 100 n. 65. Julius Obsequens, 134. Junon, 20 sq., 23, 112, 164 (et les Iunones), 209. - Curritis, 155 n. 110, 165.

- enfant, à Préneste, 28 sq., 296. - Lacinia, 23 η. 89, 34, 133, 137, 144 η. 56. - Regina (de l'Aventin, de Véies, du Champ de Mars), 19-

21, 23, 132 η. 7, 133 η. 13, 137 η. 27, 155 η. 110, 204. - Sospita (de Lanuvium, de Rome), 6, 15 η. 54, 19-23, 28,

32, 74 sq., 138 η. 33. Jupiter, 6, 16 (et les ides), 19 η. 70, 20 sq., 23, 28, 29

η. Ill, 30, 32, 60, 70 η. 183, 82, 89, 98 η. 54, 100 sq., 104 η.' 83, 105, 109, 111 (fata Iouis), 112, 114, 137 sq., 142, 153, 178 sq., 186, 203, 209, 231, 245, 270 η. 281 (- Iulius?), 295, 299.

- Imperator, 227 sq. - Obsequens, 98, 100 sq., 104, 142. - Optimus Maximus, du Capitole, 16, 32 η. 116, 67 η. 167,

78, 92, 98, 100, 116, 132, 138, 141 sq., 178, 203-205, 280 η. 317.

- Puer (et Fortuna, Iouis puer), à Préneste, 9, 16, 23, 27- 29, 31, 35, 74, 101, 142, 296.

- Stator, 29 n. 111, 132 n. 7, 159. - Tonans, 15 n. 57, 16. - Victor, 72, 99, 137 n. 32, 138 n. 33. Juturne, 151 n. 93, 152, 155 n. 110. Juvénal, 109, 136 n. 23, 245 sq. Kairos, 163. kalathos, 44 n. 40, 46 sq., 54. Kallistonikos, 45 n. 43, 47 n. 58, 49. Kronos, 194. D. Laberius (mimographe), 302. T. Labienus, 262. Lacinion (cap), 34, 133 n. 8. C. Laelius, 174 n. 12, 192 n. 92, 196. Lagides (les), 56-58, 60. Lanuvium, 15 n. 54, 19-23, 28, 74 sq. Lares, 8 n. 31, 94; Compitales, 208 n. 147; Permarini, 155

n. 110, 159 n. 125. Largo Argentina (area sacrée du, voir Fortuna Huiusce

Diei), 16 n. 59, 155, 157 n. 118, 160, 162 sq., 165, 168 n. 163.

Lavinium, 8 n. 31. Lébadée, 46, 205 n. 137. Léonidas, 114 n. 131, 141. Leucade, 132. lex Gabinia, 240 n. 131, 241, 252. - Manilia, 237 n. 100, 239, 241, 252. - Ogulnia, 71. - Oppia, 5. - Valeria, 217 η. 9. Liber Pater, Libera, 209. Liberias (personnifiée), 104 η. 83, 105. M. Licinius Crassus Diues (cos. 70, 55), 242. P. Licinius Crassus Diues (cos. 205), 4, 17 n. 64. L. Licinius Lucullus (cos. 151), 207, 236 n. 98. L. Licinius Lucullus (cos. 74), 223, 230 n. 66, 237 sq.,

257. Lilybée, 54, 61. Liris (Garigliano), 75. Literne, 60 n. 133. Livie, 134 sq., 146, 152 sq. Livius Andronicus, 20, 28, 88. M. Livius Salinator (cos. 207), 20. Livres Sibyllins, 5 n. 12, 18, 19 n. 70, 26.

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INDEX 315

Locres, 34 sq., 77, 78 n. 206. Lua Mater, 168 n. 163, 205 n. 137. Lucain, 244, 246 sq., 267 sq., 272 sq. Lucanie, 95 η. 33, 96 η. 38. Luceria, 62, 70 η. 183. Lucilius (poète), 171, 184, 187-190, 197 sq., 200-202, 235. P. Lucilius Gamala, 211. Lucques (accords de), 265. Lucrèce (poète), 194, 197, 215, 303. ludi (jeux), 6, 19 η. 70, 20 η. 76, 72, 78, 104 η. 86, 132 sq.,

135, 137-139, 141, 156 η. 113, 178, 200, 203, 251 η. 194, 254, 270 η. 281, 283 η. 332, 285.

Lupereales, 289 sq. lustrum, 82. Lutatii (les). 157, 169. C. Lutatius Catulus (cos. 242), 155 n. 110, 157 n. 118. Q. Lutatius Catulus (cos. 102), 30, 70, 131, 133 n. 13, 142,

149, 154-159, 161-167, 169 sq., 202, 204, 213, 216, 224, 233-235, 258 η. 225, 297 sq.

Q. Lutatius Catulus (cos. 78), 78, 154 ri. 107, 231, 239. C. Lutatius Cerco (questeur), 157, 165. Q. Lutatius Cerco (cos. 241), 3, 4 η. 7, 15, 24, 155 η. 110,

157, 165. Lycaonie, 53. Lycie, Lyciens, 52 n. 91, 78. Lycosoura, 45 n. 43. Lycurgue, 49 n. 72. Lysippe, 52, 163 n. 139. Ma, 223 n. 37. Macédoine, Macédoniens, 4 n. 9, 6, 34, 41 n. 27, 56, 82,

132, 141 sq., 150 n. 89, 156, 168, 204, 295. Macrobe, 82. Magna Mater (voir Cybèle). Magnésie du Méandre, 78. Magnésie du Sipyle, 44 n. 40, 50 n. 75, 57. Maleuentum (voir Bénévent), 62. Mallos, 53. Marc-Aurèle, 212 n. 169. Marcellia, 240 n. 125. Cn. Marcius Coriolanus (Coriolan), 3, 4 n. 7, 31, 33, 68,

71 sq., 74, 84, 143, 233, 296, 300. Q. Marcius Ralla, 4, 17. C. Marius, 147, 150 n. 89, 154, 165-167, 216, 223 n. 37,

234 sq., 239 sq., 247-249, 258, 291, 299 η. 3. Marius le Jeune, 217 n. 9, 233 n. 83. Pseudo-Marius, 216 n. 1. M. Marius Epictetus, 60 n. 132. Mars, 8 n. 33, 65 n. 159, 67, '73 sq., 104 n. 83, 105, 131,

152, 168 n. 163, 173, 205 n. 137, 218 n. 12, 220, 223 sq., 257 n. 223, 261 n. 234.

Marses, 73 n. 193, 141 n. 44. Martha (prophetesse), 216. Massaliotes, 165. Mater Matuta, 3, 4 n. 7, 69, 72, 114, 131, 143, 211, 294. mazdéisme, 57 sq. Mécène, 39 n. 13, 95. Médée, 160, 189, 198. méditerranéenne (religion), 294. Mefitis, 94 sq., 96 n. 38. Megalesia, 18 n. 67. Megalopolis, 45 n. 43.

Mégare, 47, 49, 57 n. 124, 78, 122. Méléagre, 200. Men, 56 n. 118. Ménades, 46. Ménandre, 40 sq., 43, 92, 106, 107 n. 103, 112, 120, 177,

186, 193. Mens (divinisée), 6, 18, 19 n. 70, 26, 64 n. 154, 142. Mercure, 209 n. 152, 251 n. 188. Méroé, 93 n. 22. Messene, 45 n. 43. Messine, 56 n. 116, 93. Métaponte, 60 n. 132. Métaure, 20, 145. Mettia Lochias, 211 n. 165. Milet, 78. Mimnerme, 63 n. 144. Minerve, 73, 156, 159, 168 n. 163, 204, 205 n. 137, 209, 228

n. 61, 229 n. 63. Mithra, 58. Mithridate, 219 n. 19, 232 n. 82, 237 sq., 242, 244, 248

n. 175, 249 n. 182, 250, 257, 276, 288. Modène, 102, 271 n. 285. modius, 46, 47 n. 62. Μοίρα, 41, 179. L. Mummius Achaicus, 207 n. 144. L. Munatius Plancus, 282. Munda, 267, 289. mur servien, 10 n. 40, 68. Muses, 207 n. 144. Mylasa, 57. Myra, 48 n. 65, 52 n. 91. Myrina, 46 n. 49. Myron, 93 n. 20. Mytilène, 48 n. 67, 242, 244 n. 149, 248 sq., 254 sq., 257,

266, 287. Naevius, 4, 23 n. 89, 28, 77, 82, 88-90, 176 n. 22, 239. Naples, 60 n. 132, 121. Narbonnaise, 147 n. 70. natura, Nature, φύσις, 110, 189, 198 sq., 219, 221 η. 29,

303. Némésis, 55 η. Ill, 175, 179, 205, 244-246, 255, 288. Némi, 151 η. 90. Nemrud-Dagh, 58 η. 131. Neptune, 112. Nerio, 168 η. 163. Néron, 85. Nerva, 28, 85 sq. Nicias, 39, 67. Nicomède, 205. Nil, 93 n. 22, 225-228, 231. Nonius, 180 sq., 188, 190, 199. Numa, 136 n. 23, 151 n. 90, 208 n. 146, 210. Numance, 169, 240 n. 126. numen, 56, 88, 163 sq., 167, 246, 259, 294. Numides, Numidie, 147, 176 n. 23, 234. Océanides, 41, 127. Octave (voir Auguste). Octavie (portique d'), 132 n. 7, 133 n. 12. Cn. Octavius (cos. 165; et portique de), 133 n. 12-13. M. Octauius Herrenus, 151 n. 91. Œdipe, 39 sq., 70, 201 n. 130, 220.

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316 LES TRANSFORMATIONS DE FORTUNA SOUS LA RÉPUBLIQUE

Olympe, Olympiens, 38, 41 sq., 59, 81, 101, 111 sq., 121, 179, 198 η. 119, 206, 240, 242, 247, 296.

Olympie, 163 η. 139, 204, 205 η. 137, 232. Ombrie, 27 η. 102. Ops, 208 η. 146. oracles, 24, 27, 29, 46 η. 56, 50, 89 η. 8, 223, 251, 256, 293,

299. Orbona, 94. Orchomène, 219 η. 19. Oreste, 188, 191-193, 195 η. 104, 196. Orient, oriental, 17, 22, 43, 46, 53 sq., 58-60, 78, 93 η. 22,

109, 122, 175, 205, 221 η. 27, 223 η. 37, 224 η. 41, 229 sq., 241 sq., 256 sq., 279, 283, 285, 289, 296, 299.

Orobaze, 221 η. 29. Oronte, 53, 79 η. 218. orphisme, 35. Osques, 63 sq., 95 η. 33, 184 η. 51, 224 η. 42. Ostie, 18 η. 67, 211. Otacilii (les), 64 η. 154. T. Otacilius Crassus (pr. 217), 18 n. 66, 64 n. 154. Ovide, 7, 9, 10 n. 39, 12, 113, 300 sq. Pacuvius, 172, 184, 188-204, 206, 210, 235-237, 297. Palatin, 5, 18 n. 67, 22, 29 n. 111, 32, 72, 73 n. 193, 94, 96,

97 n. 41, 102-104, 121, 148, 154-159, 163-165, 169 n. 168.

Palerme, 54, 61, 82. Palladium, 82 n. 226, 161 sq., 256 n. 217. Palmyre, 53. Pamphylie, 53, 277 n. 305. Pan, 46. Panamara, 50 n. 75. Panétius, 169, 197. L. Papirius Cursor (diet. 325), 69 η. 177. L. Papirius Cursor (cos. 293), 5, 69, 70 η. 181 et 183, 138

η. 33. Parilia, 150. Parthes, 221 η. 29, 283, 285 η. 343. Patrocle, 180. Pausanias, 44-46. Pax, 85 (Augusti). Pénates, 8, 79. Pergame, 59. Pérouse, 284 η. 339. Perse, 41 η. 27, 57, 168, 193. Persée (roi de Macédoine), 41 n. 27, 111 n. 120, 133 n. 13,

150 n. 89, 156, 168, 178, 204. Persephone, 46, 296. Pessinonte, 5 n. 12, 18 n. 67, 26. Petelia, 44, 55 n. 112, 59, 60 n. 132, 127 sq. Pharnace, surnom de Men, 56 n. 118; fils de Mithridate,

244 n. 151, 276. Pharsale, 150 n. 89, 244 sq., 248 n. 173, 249, 263, 266, 268,

282, 286, 289. Phidias, 156 sq., 159-162, 167, 168 n. 163, 204. Philemon, 40, 42, 49, 87 n. 2, 120 sq., 191, 193. Philippe II de Macédoine, 40 n. 18, 50-52, 56, 248. Philippe V de Macédoine, 34, 150 n. 89. Philiskos (épicurien), 196 n. 111. Philocalus (calendrier de; ou de 354), 136 n. 23. Phocide, 41. Phoenicé (paix de), 4 n. 9, 34.

Phrygie, Phrygiens, 22, 27. Picenum, 102. Pietas (divinisée), 16, 135 n. 19 (Augusta), 284 n. 339. Pindare, 48, 51, 54 sq., 63, 65, 76, 186, 283. Pisaurum, 102, 142 n. 46. Pittacos, 48 n. 67, 70 n. 180. M. Plaetorius Cestianus (monétaire), 250-252, 254, 256,

257 n. 220, 279, 283, 298. Platon, platonisme, 166 n. 155-156, 219, 253. Plaute, 4, 30, 91-118, 120, 125-127, 140 sq., 171 sq., 174,

176-178, 183, 185 sq., 189, 197, 199, 201 sq., 295-297. plèbe, plébéiens, 31, 70 sq., 81, 113, 120 sq., 144-147, 152,

189, 209, 294, 300, 302 sq. A. Pleminius (légat, 205), 34. Pline l'Ancien, 94 sq., 113, 117, 154, 156-164, 168, 194 sq.,

217, 225 sq., 231. Ploutos, 47 n. 58, 49. Plutarque, 11, 15 sq., 51, 55, 78, 97 sq., 102, 113, 143, 148,

154, 164-166, 168, 194 sq., 205, 210 sq., 218-224, 232 sq., 248 sq., 252, 259, 261 sq., 267, 270, 272-274, 277, 279, 281, 290, 300.

Pluton, 46. Pô, 165. poliades (divinités), 13 η. 49, 23, 31, 42, 52, 64-66, 68, 71,

75, 77, 141, 294 sq., 301. Pollux, 136 η. 23, 146, 149, 150 η. 89, 151-153, 209 η. 152. polos, 44-47, 51. Polybe, 60, 61 η. 134, 168, 174 η. 12, 193, 196, 204 η. 134,

245, 263, 267. Polyclète, 93 η. 20. pomerium, 21 sq., 32, 133. Pomo, Pomona, 96. Pompéi, 153 η. 101, 222 η. 34, 224 η. 42, 291 η. 376. Pompeiopolis, 256. Cn. Pompeius Magnus (Pompée), 85, 99 η. 61, 153, 159,

183, 215, 234 sq., 236-259, 263-271, 275-279, 281 sq., 286-289, 291, 298, 302; théâtre de, 133-136, 152, 207 η. 144, 248 η. 173, 249, 299 η. 3.

Cn. et Sex. Pompeius Magnus, 244 n. 149, 279 n. 312. T. Pomponius Atticus, 268, 279. Pont (royaume du), 56 n. 118, 257. pontifes, 6 η. 18, 8 η. 29, 17, 20 η. 76, 26 η. 94, 64 η. 154,

82 η. 226, 94 η. 28, 119, 137, 139 η. 36, 141, 236, 280, 299.

M. Porcius Cato (Caton l'Ancien), 78, 140 sq., 146, 171, 173 η. 10, 176 sq.

porte Capène, 6 η. 18, 32 sq., 97, 117 η. 140, 136 η. 23, 152.

- Carmentale, 208 η. 146. - Colline, 8-10, 32 sq., 64, 117 η. 140, 217, 220, 223, 282. - Stercoraria, 15 η. 57. - Trigemina, 149, 151 η. 91. - Triumphalis, 249 η. 182. - Viminale, 10 η. 40. Poseidippos (poète comique), 108 n. 108. Poséidon, 199. Posidonius, 165 n. 150. A. Postumius Albinus (cos. 151), 61 n. 134. L. Postumius Albinus (cos. 173, ou 154), 196 n. 111. A. Postumius Albinus Luscus (cens. 174), 146. L. Postumius Megellus (cos. 294), 121.

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INDEX 317

Praxitèle, 45 η. 43, 47, 49, 57 η. 124, 93, 122, 160 η. 132, 206, 207 η. 144.

Préneste (Palestrina; civilisation, histoire, topographie; voir Fortuna Primigenia), 15 sq., 25, 75, 157, 165, 206, 230-232, 251, 284 η. 339, 297. cistes et miroirs, 30, 73-75. Fortunae aedes (salle à abside), 25, 211 n. 165, 225,

227-229, 231, 233, 251 sq. forum, 13 n. 49, 25, 227, 228 n. 60-61, 229. grotte (Antro delle Sorti), 27, 206, 225, 227 sq. mosaïques, 225-228, 231-233. sanctuaire, 202, 206, 213, 215, 218 n. 12, 225-228, 230-

233, 299. siège de 82, 206, 217, 230-232, 233 n. 83.

Priam, 180 n. 42. Priape, 95 n. 31. Procope, 161 sq. Properce, 172. Proserpine, 34. Protogeneia, Πρωτόγονος (épithète de Persephone), 35,

296. Prusias, 24 n. 90, 132, 142, 205. Prytanée, 47, 49, 93. Ptolémée II Philadelphe, 56, 57 n. 120; - III Évergète, 57;

- V Épiphane, 4 n. 9; - XIV, 244 sq. Publilius Syrus (mimographe), 300. Pudicitia, 210 n. 158. T. Pullo, 262. Pydna, 150 n. 89, 156, 162, 165, 168, 205 n. 137. Pylade, 188 n. 74, 192. Pyrrhus, 62, 77, 78 n. 206, 133, 172 sq., 175, 176 n. 23,

178. Pythagoras (sculpteur), 157-159, 167. ( Pythagoriciens, pythagorisme, 35, 75, 121, 178 n. 35, 195

n. 103, 296, 302. P. Quinctilius Varus, 141 n. 44. L. Quinctius Flamininus (cos. 192), 132. T. Quinctius Flamininus (cos. 198), 78, 150 n. 89. T. Quinctius Flamininus (cos. 123?), 9 n. 35. Quirinal, 4 sq., 7-17, 28-33, 64, 66, 83 sq., 96, 101 η. 67,

117 η. 140, 118, 121, 131, 142, 149, 169 η. 168, 236, 282 sq.

Quirinus, 5, 8 η. 33, 69. Ravenne, 98 η. 52, 102. Réate, 105 η. 87. Rediculus, 117 η. 140. Régule (bataille du lac), 150, 152. Rémus, 22. Rhéa, 22. Rhéa Silvia, 22. Rhodes, 59, 78, 121. Rhône, 19. rites de passage, 81, 124, 294. Robigo, Robigus, 94. Roma (Dea), 66, 77-80. Romulus, 22, 67, 250 sq., 257 η. 223, 258. Rostres, 217 η. 9. roue (de Fortune; symbolisme de la), 48, 93 n. 22, 102 sq.,

191. royauté sacrée, 222 n. 34. Rubi (Ruvo), 60 n. 132.

Rubicon, 266 n. 258, 268, 274, 289 sq. L. Rufinus (aed. cur.), 97 n. 42. Q. Rustius (monétaire), 251, 299. Sabins, 32. Sacco (Trerus), 75. Salamine (bataille de), 76. Saliens, 8 n. 33, 23 n. 88. C. Sallustius Crispus (Salluste), 87, 215, 297; jardins de,

10, 231. C. Sallustius Crispus (petit-neveu du précédent), 10 n. 39. Salus (divinisée), 8 n. 31, 29 n. 111, 85 (Publica), 97, 100,

101 n. 67, 102, 107 n. 96-97, 114 sq., 121, 153 n. 100, 285.

Samnites, Samnium, 4, 62 sq., 69, 71, 99, 101, 121 sq., 124, 137 η. 32, 294.

Samosate, 53. S. Omobono (area sacrée de; voir Fortuna du Forum

Boarium et Mater Matuta), 155 n. 110, 293 sq. Sardes, 78. L. Sariolenus Naevius Fastus Consularis, 211 n. 165, 228

n. 61, 229 n. 63. Saturne, 160, 299 (aerarium Saturni). Satyres, 46. C. Scribonius Curio (Curion), 263 n. 245, 267, 271 n. 285,

287, 289. Ségeste, 54, 61. Séjan, 134 n. 18. Séleucides, 53, 56-58, 60, 72. Séleucie du Tigre, 53. Seleucos Ier, 52, 53 n. 103; - II, 57. C. Sempronius Gracchus (tr. pi. 123), 9 n. 35, 146. Ti. Sempronius Gracchus (cos. 215, 213), 25 η. 93. Ti. Sempronius Gracchus (cens. 169), 140 η. 40, 149 sq. Ti. Sempronius Gracchus (monétaire), 284. P. Sempronius Sophus, 4 n. 9. Sempronii Tuditani (les), 27 n. 102. C. Sempronius Tuditanus (pontife), 17 n. 64. P. Sempronius Tuditanus (cos. 204), 4, 6, 7 n. 22, 8, 10

n. 40, 11-13, 15, 17 sq., 20 sq., 24-27, 30 sq., 33-35, 37, 44, 59, 64 η. 154, 70 sq., 74-77, 84, 87, 113, 116, 127, 131, 137, 142, 149, 164.

Sénèque, 199. Sentinum (bataille de), 72, 99, 137 n. 32. Septime Sévère, 47 n. 59, 225 n. 46, 286 n. 351. Septimontium, 8 n. 33. P. Sepullius Macer (monétaire), 47 n. 60, 282 sq., 284

n. 338, 285 n. 341, 286, 289. Sérapis, Serapeum, 46, 227 sq., 230. L. Sergius Catilina, 219 n. 19, 250. Q. Sertorius, 238 n. 106, 240, 256. Servius Danielis, 99. Servius Tullius, 3 sq., 7 n. 26, 8 n. 33, 11, 15, 17, 30 sq., 55

n. 114, 68, 70-72, 74, 81 sq., 84, 96 n. 34, 97, 102, 104, 124, 148 n. 76, 210 sq., 219 sq., 221 η. 29, 233, 235 sq., 241, 245, 267 η. 261, 281, 293 sq., 297, 300, 302.

P. Sestius (tr. pi. 57), 264. T. Sextius Africanus (cos. 59 ap. J.-C.?), 229 n. 62. Sibylle, 54 n. 108, 89 n. 8, 251 sq. Sicile, 21, 26, 34 η. 125, 35, 39, 51, 54-56, 59-62, 66 sq.,

75 sq., 83, 119, 122, 125, 142, 240, 295 sq. Q. Sicinius (monétaire), 85, 279, 283 sq.

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318 LES TRANSFORMATIONS DE FORTUNA SOUS LA RÉPUBLIQUE

Sicoris, 263 n. 249. Sicyone, 46, 52. Sidé, 54 η. 105. Silène, 39 η. 13, 46. Silenos (historien), 61 n. 134. Silpios (mont), 52. Sipyle, 44 n. 40, 57. Smyrne, 44, 46, 50 n. 75, 51, 54, 57, 59, 76 n.201, 78 sq.,

128. Soloi, 256. solstice, 71, 279, 281, 294. Sophocle, 48, 188, 192, 220. sort (principe directeur des événements), 35, 40, 43 sq.,

50, 54, 87, 89, 91 sq., 95, 110-113, 117 η. 140, 126, 163 η. 141, 172, 186, 190, 199, 201, 212, 237, 241, 269.

sortes (tirage des), 3, 23 sq., 27 sq., 42 η. 28, 157, 165, 192 η. 88, 251 sq., 299.

souveraineté, 19, 31, 48, 59, 68, 83, 87, 101, 124, 126, 142, 153, 172, 177-179, 183, 185-187, 197 sq., 203, 205 sq., 235, 283, 301.

Spartacus, 85. Spes (divinisée), 102, 208-213. Sphairos (stoïcien), 193. L. Stertinius, 131. Stésichore, 54 η. 107. Stobée, 41. Suétone, 272, 274, 290. Sulpicia (mère de Q. Fulvius Flaccus), 143. P. Sulpicius Galba (procos. 210-206), 34. Ser. Sulpicius Galba (légat de César), 262. Ser. Sulpicius Rufus (cos. 51), 270 n. 280. syncrétisme, 58, 224 n. 41, 229. Syracuse, Syracusains, 34 n. 121, 44 n. 41, 48 n. 65, 50,

54-56, 59, 61 sq., 64-67, 76, 122, 125, 154 n. 107, 160, 239, 284 n. 338, 295.

Syrie, Syriens, 53, 57 n. 125, 150 n. 89, 216, 224 n. 41. Tabularium, 231 n. 74 et 76. Tacite, 86, 134 sq., 143 sq., 146 sq., 149, 152. Tanaquil, 294. Tanit, 23, 34. Tarente, 35, 63, 70 η. 183, 72 η. 189, 121, 192, 223 η. 37,

239. Tarquin le Superbe, 241, 257 η. 223. Tarquins (les), 231, 294, 297. Tarragone, 149. Tarse, 53. Tauride, 192. Tecmesse, 40. Tégée, 48. Telegonos, 200. Télèphe, 188, 198 sq., 201, 206. Tellumo, Tellus, 96. Térence, 171, 172 n. 5, 184-187, 189 sq., 198, 200-202, 204,

213. M. Terentius Varrò Lucullus (cos. 73), 230 sq. Terillos, 76. Terracine, 99. Terre-Mère (divinisée), 225 n. 43. Tessin, 19 sq. Teutons, 150 n. 89, 154 n. 107, 165, 235, 239. Thapsus, 267, 276, 286.

Thèbes, 45 n. 43, 47 n. 58, 49, 70, 157 n. 116, 220 n.21, 232 n. 82.

Théophane de Mytilène, 242, 248, 254 sq., 257, 287. Théophraste, 43, 107 n. 103, 120, 166 n. 155, 193. Thermae Himerenses, 54. Théron, 55 n. 112. Thespies, Thespiades, 160 n. 132, 207 n. 144. Thoas, 192, 195 n. 104. Thrace, 53. Thrasydée, 55 n. 112. Tibère, 27, 78, 95 n. 30, 134-136, 146, 152 sq., 267, 281,

285 n. 343. Tiberina descensio, 300. Tiberine (île), 121. Tibre, 10 n. 39, 17, 70, 79 n. 218, 122, 300. Tibulle, Corpus Tibullianum, 175. Tibur, 98, 103 n. 78, 148 n. 76. Tifata (mont), 223 n. 37. Tigrane, 256. Timoléon, 55 sq., 122, 219 sq. Timomachos, 160, 161 n. 133. Timothée, 39, 67, 218 sq., 276. Tite-Live, 4 sq., 8, 12, 14, 19, 25, 27, 34, 67-69, 75, 127,

132, 136 sq., 139 sq., 143-145, 147, 149 sq., 160, 168, 173, 175 sq., 205, 209, 241, 266 η. 256, 273 sq., 300.

Trajan, 244 η. 151. Trasimène, 6, 19, 21, 67, 141. Trastevere {Trans Tiberim), 267, 281, 285 n. 343, 300. Trébie (la), 18-20, 21 n. 82, 24, 74. triade, 20, 31, 205, 209. Troie, Troyens, 21-23, 82 sq., 89, 161 sq., 181, 236. Trophonios, 46, 205 η. 137, 223 η. 37. Tuder, 27 η. 102. Tullia (fille de Servius Tullius), 241. Tullia (fille de Cicéron), 94 n. 28. M. Tullius Cicero (Cicéron), 24, 28 sq., 55, 94 sq., 102-104,

106, 111, 113, 117, 160, 164, 166 η. 155, 167, 175, 180, 184 sq., 190, 197, 202, 204 η. 134, 213, 215, 222, 234, 236-244, 246-248, 250-255, 257-259, 263-271, 275, 277- 279, 283, 286-289, 293, 297-300, 302.

Q. Tullius Cicero, 256 η. 217, 264 η. 250, 266 η. 256. Tusculum, 32, 75, 80 η. 221, 99, 131, 132 η. 2, 144. Tutela (divinisée), 105. Tyché, 4, 29, 34 sq., 37-86, 88, 91, 93, 96, 98, 101-103, 106-

112, 113 η. 130, 114, 116-120, 122-128, 141, 148, 153, 163," 172, 174 sq., 177, 179 sq., 183-186, 188, 191-197,

199 η. 121, 202 sq., 205, 212 η. 168, 213, 218, 219 η. 15, 220 (Automatia), 221 sq., 224 η. 41, 225, 233, 248, 250 η. 185, 253, 255, 257 sq., 260, 265, 267 sq., 271, 275- 278, 280, 283, 284 η. 338, 285, 289, 295-298, 301 sq.

- Agathe, 28, 42 n.28, 43 sq., 46 sq., 49, 50 n. 75, 51 sq., 54, 56 sq., 59, 61, 67, 71, 83, 86, 92 sq., 96, 108, 112, 116-120, 123 sq., 126, 295.

- d'Antioche, 28, 48, 52-54, 57, 79 n. 218, 128. - Protogeneia, 205 n. 140. - Σώτειρα, Salvatrice, 51, 55 η. 112, 63, 68, 76. uer sacrum, 6, 18, 19 η. 70, 20, 26. Ulysse, 107 η. 100, 180, 200 sq. Uni, 23. Vaglio, 95 η. 33, 96 η. 38. Valère-Maxime, 4 η. 7, 168, 204 sq., 272.

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INDEX 319

Valeria (femme de Sulla), 221, 222 η. 33-34. L. Valerius Flaccus (cens. 184), 146. C. Valerius Procillus, 262. Varron, 142 n. 46, 154 sq., 163, 287, 300. P. Vatinius, 264, 271 n. 285. Véies, 4 n. 7, 19, 21, 23, 69, 205, 294. Veiouis, 6. Vélabre, 207, 236 n. 98. Velia, 8 n. 29, 94 n. 27. Velleius Paterculus, 244, 246, 248, 267. Venafrum, 62. Venouse, 62 sq. Vénus, 78 (temple de - et de Rome), 82, 89, 101, 112, 122,

145, 208 (Iouia), 211, 215 sq., 218 n. 12, 220, 222 n. 33, 223 sq., 225 n. 43, 233, 235 sq., 248 n. 173, 250 sq., 257, 259, 269, 282, 284 n. 337, 286 sq., 299 n. 3.

- Érycine, 6, 18, 19 n. 70, 21 sq., 24, 26, 32, 64 n. 154, 77, 142.

- Felix, 99 n. 61, 220 n. 22, 221, 223 sq., 231-235, 242, 249, 253, 255, 258, 299 n. 3.

- Fisica, 224 n. 42. - Genetrix, 160, 161 n. 133, 228 n. 61, 249, 261 n. 234, 285,

299 n. 3. - Obsequens, 98-101, 104 sq., 114, 118, 125, 142. - Verticordia, 101, 143. - Victrix, 99, 248 n. 173, 249, 253, 286, 299 n. 3. Verceil (bataille de), 30, 131, 142, 149, 154, 157, 162, 165-

169, 203, 216, 233 n. 86, 235, 258 n. 225, 297. Vérone, 105. C. Verres, 56 n. 116, 93, 154 n. 107, 240 n. 125. Verrius Flaccus, 13 n. 49, 300. Vertumnus, 136 n. 23, 149 sq. Vespasien, 79 n. 218, 209, 212, 283, 291. Vesta, 8, 15 n. 57, 79. L. Veturius Philo (cos. 206), 145. Via Appia, 63, 75 n. 197. - Campana, 7 n. 26. - Latina, 29, 32 sq., 35, 75, 294. C. Vibius Varus (monétaire), 284.

victoire, 17, 19 sq., 22, 31, 33, 35, 37, 48, 59, 66-77, 83, 85, 87, 99, 101, 118, 120 sq., 125 sq., 131 sq., 139, 141-143. 145, 147-150, 164, 167, 169 sq., 172 sq., 177, 180-182, 205, 213, 215-217, 218 n. 11, 219 n. 19, 221 n. 27, 223 sq., 232 sq., 235, 238, 240 sq., 246 sq., 252-254, 257, 259, 261, 263-267, 271, 275, 279-281, 283, 288 sq., 295, 297.

Victoria (la Victoire, Nike), divinisée, 6 (Virgo), 18 η. 67, 67, 71-74, 79 η. 218, 99, 121, 218 η. 12, 220, 223 sq., 234, 251, 255, 256 η. 214, 261 η. 234, 282-285.

Vicus Longus, 17 η. 63, 94 η. 27, 210 sq. Viminal, 8. Vinalia, 32 ri. 116, 100. Vindex (révolte de), 28, 85. Virgile, 82, 89 η. 8-9, 90, 105, 115, 175, 179. Virtus, 6, 136 η. 23, 154 η. 107, 160, 209, 216 η. 5, 249, 299

η. 3. Vitellius, 8 η. 31. Vitruve, 10, 12 η. 46, 14, 131 η. 1, 133 sq., 136. Volsinies, 3, 69, 143, 150. Volsques, 35, 68, 74, 80 η. 221, 143. L. Vorenus, 262. Vulcain, 245. Xénophon (écrivain), 39. Xénophon (sculpteur), 45 n. 43, 47 n. 58, 49. xvarnah (hvarenô), 58. Zama, 31, 173, 197. Zéla, 276. Zenon de Citium, 193. Zeus, 29, 41 n. 25, 42, 50, 53 n. 103, 54, 57, 60 n. 132, 70

n. 183, 78, 122, 179, 182, 198 n. 119, 204, 205 n. 137, 232 n. 82.

- Ελευθέριος, Libérateur, 29 n. 107, 51, 55 n. 112, 63, 65, 76.

- Ktesios, 50 n. 75. - Oromasdes, 58. Zonaras, 272 sq. Zoroastre, 58 n. 129.

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Pi. I. Miroir de Préneste, d'après Matthies : le triomphe de Hiaco (Musée de Palestrina).

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THE ATRUM PO Μ ΡΕ Ι OIRIBITORIUM

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Pi. II. Plan du Champ de Mars méridional, d'après F. Coarelli.

Page 319: Fortuna. Le culte de la Fortune   Rome et dans le monde romain. II - Les transformations de Fortuna sous la R©publique

Pi. III. L'area sacrée du Largo Argentina 1. Les temples C, Β et A. - 2. Plan, d'après E. Nash.

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Pi. IV. Monnaies 1. La Tyché de Syracuse, bronze (British Museum). - 2. La Tyché de Capoue, biunx (Cabinet des Médailles. Phot. Bibl. nat. Paris). - 3. Denier de Q. Sicinius; Fortuna populi Romani (British Museum). - 4. Aureus de M. Arrius Secundus; Fortuna populi Romani (British Museum). - 5. Quinaire de P. Sepullius Macer : Victoria, Fortuna (Cabinet des Médailles. Phot. Bibl. nat.). - 6. Aureus de P. Clodius; Lèpide et Fortuna (British Museum). - 7-8. Deniers de C. Vibius Varus; Antoine et Fortuna; Octave et Fortuna (British Museum). - 9. Aureus de Ti. Sempronius Graccus; Octave, Diui Iuli f., et Fortu

na (British Museum).

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TABLE DES MATIÈRES

Pag. Avant-Propos V

Première Section

«FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM»: LA FONDATION CULTUELLE DE 204-194

ET LE PROBLÈME DE L'HELLÉNISATION

CHAPITRE I - ROME ET LA FORTUNE DURANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE ... 3

Du Ve au IIIe siècle : l'histoire discontinue de Fortuna, 3.

I - Les trois temples du Quirinal 4 Le vœu de P. Sempronius Tuditanus à Fortuna Primigenia, en 204; dédicace du temple en 194, 4. - Titulature de la déesse : Fortuna Publica populi Romani Quiritium Primigenia (25 mai), 6. - Les Très Fortunae du Quirinal, 9. - Le temple du 13 novembre : Fortuna Primigenia in Ciapito- lio)? 10. - La Fortuna Publica citerior du 5 avril, 12. - Le troisième temple du Quirinal, 13. - Le culte de Fortuna Primigenia sur le Capitole, 15.

II - De Fortuna Primigenia à Fortuna Publica 17 L'accueil à Rome de Fortuna Primigenia, 17. - La politique religieuse de la seconde guerre punique, 18. - La crise prodigiale de 218 et ses prolongements, 18. - Les quatre déesses introduites entre 217 et 194: Junon Sospita et Fortuna Primigenia, 20; Vénus Érycine et la Magna Mater, 21. - Quatre déesses-mères, 22. - Les raisons particulières de l'introduction de la Primigenia, 23. - Le siège de Casilinum, 24. - Les trois raisons de Tuditanus, 25. - Ses options politiques et religieuses, 25. - De Préneste à Rome : transformations de la Primigenia, sans oracle, 27; et sans mythe, 28. - Une mère du peuple romain, 29. - Les pouvoirs irremplaçables de la Fortune de Préneste, 30: poliade et souveraine, 31. - Le choix du Quirinal, 31 : Hannibal à la porte Colline, 32. -L'hellénisation de la Primigenia, 34. - La Tyché du peuple romain, 35.

CHAPITRE II - L'HELLÉNISATION OFFICIELLE DE FORTUNA 37

I - Tyché dans le monde grec : essai d'histoire et d'analyse cultuelle 38 État du culte de Tyché au IIIe siècle, 38. - Le concept de Tyché : la Chance ou le Hasard, 39. - Bonne? Mauvaise? Inconstante, 39. - La reine capricieuse du monde, 41. - Tyché et les philosophes : la théorie aristotélicienne du hasard, 42. Le culte de Tyché. Ses trois formes : Agathe Tyché, 43. - Iconographie de la déesse, 44. - Le problème du gouvernail, 47. - Temples de Tyché, 49. - Les Tychés personnelles, 49. - La Tyché des villes, 50. - La Tyché d'Antioche, 52. - Les Tychés des villes de Sicile, 54. - La Tyché des rois, 56. - Lagides et Séleucides, 56. - Le xvarnah iranien, 57.

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322 LES TRANSFORMATIONS DE FORTUNA SOUS LA RÉPUBLIQUE

II - « FORTVNA PVBLICA POPVLI ROMANI QVIRITIVM» : LA TyCHÉ DU PEUPLE ROMAIN 59 Le concept de Fortuna populi Romani, 59. - Le rôle majeur de la Sicile, 61. - Les étapes: la Fortuna Publica de Bénévent, 62; la Tyché de Capoue, 64. - Les origines de la Fortune de Rome : Syracuse, 66. Les antécédents de l'hellénisation officielle de 204-194, 67. - Fortuna et l'idée de victoire. La légende de Coriolan, 68. - La Fors Fortuna de Carvilius, 69 : l'hellénisation du début du IIIe siècle, 70. - Rome et l'idéologie de la victoire au commencement du IIIe siècle, 71. - A Préneste : le miroir du triomphe de Hiaco, 73. - La Fortune hellénisée durant la seconde guerre punique, 74. - La Tyché d'Himère et les Carthaginois, 76. - Fortuna populi Romani ou Tyché des villes, 77. - La Dea Roma, 78. - La Fortuna populi Romani, héritière des Fortunes des classes d'âge, 80. - Le destin de Rome, 81. - Une synthèse de l'hellénisme et de la romanité, 83. - Renouveau de la religion officielle de Fortuna, 84. - Fortuna populi Romani et le monnayage des guerres civiles, 85. - De la Fortune du peuple romain à la Fortune des empereurs, 86.

CHAPITRE III - EN MARGE DES CULTES OFFICIELS: LE TÉMOIGNAGE DE LA LITTÉRATURE ET LA RELIGION POPULAIRE DE FORTUNA 87

I - Les premiers témoignages littéraires : Naevius et Plaute 87 Fortuna chez Naevius, 88. - Chez Plaute. Les épiclèses de Fortuna, 91. - Bona, 91. - Mala, 93; sens de leur opposition, 95. - Obsequens, 97. - Valeur religieuse de l'épiclèse; Vénus Obsequens, 98. - Fortuna Obsequens, propice et presque souveraine, 100. - Fortuna Respiciens, 102. - Efficacité du «regard» divin, 103. - Fortuna Adiutrix, 105. - Fortuna sans épiclèse, 107. - La conception gréco-romaine de la Fortune; le substantif fortuna, 109. - L'optimisme de la vision romaine, 110. - La religion de Fortuna aux IIIe-IIe siècles, 112. - Essentiellement bienveillante : la déesse de la Bonne Chance, 114. - Le système de ses épiclèses, 115.

II - Genèse et chronologie de l'hellénisation 116 Chronologie du théâtre de Plaute, 117. - Bona Fortuna et les trois lignées des Fortunes hellénisées, 117. - La découverte de Tyché et X interpretano Graeca, 119. - Bona Fortuna : la première phase de l'hellénisation, à la fin du IVe siècle? 120. - Unification des anciens cultes de Fortuna, 123. - La religion de la Chance, 124. - La Fors Fortuna de Carvilius (293) et la seconde phase de l'hellénisation, 125. - Le IIe siècle et la troisième phase de l'hellénisation, 125. - L'activité créatrice du IIIe siècle, 126. - Relative précocité de l'hellénisation, 128.

Deuxième Section

FORTUNA-TYCHÉ

CHAPITRE IV - LES CULTES DU IIe SIÈCLE 131

Les Fortunes du IIe siècle : des Fortunes de victoire, 131.

I - Fortuna Equestris 132 Le vœu de Fulvius Flaccus, en 180, 132. - La construction du temple, dédié en 173, 132. - Son incendie en 21 ap. J.-C. et le vœu des chevaliers en 22, 133. - La personnalité du fondateur: carrière politique, 136; et psychologie religieuse de Fulvius Flaccus, 137. - Virtus et fortuna, 139. - Jupiter, bénéficiaire de jeux votifs, et Fortuna Equestris : victoire et souveraineté, 141. — Les Fulvii et Fortuna, 142. - Définition de Fortuna Equestris : déesse des cavaliers, ou des chevaliers? 143. - Son évolution : de la protection de tous les équités, 144; à celle de l'ordre équestre, 146. - Parallèle à l'évolution de l'ordre lui-même, 146. - De la tutelle des classes d'âge à celle d'une classe sociale, 147. - Le natalis du 13 août, 149. - Natalis du temple de Vertumne, 150; et de Castor et Pollux, 151. - Le relatif insuccès de Fortuna Equestris, 152.

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TABLE DES MATIÈRES 323

II - Fortuna « Hvivsce Diei» 154 Le vœu de Lutatius Catulus à la bataille de Verceil (30 juillet 101), 154. - Le temple circulaire de l'area sacrée du Largo Argentina, 155. - Un temple de Fortuna Huiusce Diei construit par Paul-Émile sur le Palatin? 156. - La thèse traditionnelle et ses faiblesses, 157. - Discussion du texte de Pline sur la Minerve de Phidias, 159. - Le texte de Procope, 161. - Un seul grand temple de Fortuna Huiusce Diei : celui de Catulus, 162. - Signification du culte : une Fortune de chaque jour, ou des grandes journées historiques? 163. - Marius et Catulus à la bataille de Verceil, 165. - La déesse instable qui change le cours de l'histoire, 167. - La méditation sur la Fortune : les devanciers de Catulus, Paul-Émile et Scipion Émilien, 168. - Affinités et contrastes des deux cultes nouveaux du IIe siècle, 169.

CHAPITRE V - D'ENNIUS À ACCIUS : LA NOUVELLE IDÉOLOGIE DE LA FORTUNE . . 171

I - Ennius et l'accession à la souveraineté 172 Era Fors : la Fortune souveraine, 172. - Mobilité de la Fortune, 173. - Les principes de son action : uirtus et fortuna, 175. - Chronologie des Annales, 177. - La nouvelle théologie de la Fortune: Souveraineté et Providence, 178. - Fortuna Hectoris : la notion de «fortune» personnelle, 180. - La τύχη des héros et des rois, 182. - La révolution spirituelle d'Ennius, 183.

II - De Térence à Accius : la Fortune et le Hasard 184 Dispersion des emplois et des auteurs, 184. - Térence : chance et souveraineté bénéfique, 185. - Fortuna Gubernatrix et le gouvernail, 185. - Les mutations de Fortuna: incarnation du Destin (cf. Lucilius, Accius), 187. - Résurgence de Fors Fortuna, 189. - Fors et le problème du hasard, 190. Pacuvius et la découverte du Hasard: le fragment de la Rhétorique à Herennius, 191. - Ses sources grecques, 192. - Identification des philosophi de Pacuvius, 193. - Parallèle avec le Tableau de Cébès, 194. - Problème de datation : la philosophie à Rome au milieu du IIe siècle, 195. - Les premiers doutes sur la Fortune, 197. - Lucilius, Accius, 198. - Dégradation parallèle de fortuna II : Yaduersa fortuna, 200. - La rupture avec l'ancienne idéologie de la Fortune, 201.

III - Religion et idéologie au IIe siècle 202 Une théorie définitivement constituée : les contradictions de la Fortune, 202. - L'âge des découvertes philosophiques, 203. - Déchéance religieuse de la Fortune-Hasard, 203. - Son histoire politique et cultuelle au cours du IIe siècle: Paul-Émile, 204; Prusias, Camèade, 205. - Les remèdes à la tyrannie du Hasard: Félicitas, 207; Spes, Fides, Fortuna, 208. - Les magistri de Capoue, 208. - A Rome : Tyché Ευελπις (Plutarque) et les templa duo noua Spei et Fortunae, 210. - Inscriptions funéraires: Spes et Fortuna, ualete, et monuments figurés, 211. - Heurs et malheurs de l'hellénisation : la déesse souveraine du Hasard, 213.

CHAPITRE VI - L'ÂGE DES «IMPERATORES» 215

La crise de Fortuna au Ier siècle, 215.

I - Sulla et la «félicitas» 216 De Marius à Sulla, 216. - La félicitas sullanienne, 217. - Sulla, favori de la Fortune? La biographie de Plutarque, 218. - Félicitas, et non fortuna, 220. - La religion de Sulla, 222. - Vénus Felix, 223. - Sulla et la Fortune de Préneste. L'offrande du lithostroton, 225. - Datation du sanctuaire: supérieur, d'époque présullanienne (deuxième moitié du IIe siècle), 226; inférieur: d'époque présullanienne ou sullanienne? 226. - Peut-on encore parler d'un «sanctuaire inférieur»? thèses de F. Coarelli et G. Gullini, 227. - Contre une hypothèse isiaque, 229. - La colonie sullanienne, 230. - Le sanctuaire n'est pas l'œuvre personnelle de Sulla, 231. - Signification de la dédicace du lithostroton, 232. - Pourquoi Sulla a-t-il écarté la religion de la Fortune? 233. - Hasard et instabilité, 234. - La montée de Vénus et le déclin de Fortuna, 235.

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324 LES TRANSFORMATIONS DE FORTUNA SOUS LA RÉPUBLIQUE

II - La Fortune de Pompée 236 Le De imperio Cn. Pompei, 236. - La félicitas- fortuna, aptitude surnaturelle à la victoire, 238. - La fortuna, forme supérieure et personnelle de la félicitas, 238. - Le nom nouveau du charisme monarchique, 240. - La fortune de Pompée et la Fortune de Rome, 241. - Le thème de la fortune de Pompée : dans les œuvres postérieures de Cicéron, 242; chez César, 244; et Lucain, 244. - L'origine de la notion, 245. - Une force immanente et semi-divine, 246. - La religion de Pompée, 248. - Vénus Victrix, 249. - Fortuna dans la propagande pompéienne. Les monnaies de M. Plaetorius Cestianus, 250; à l'effigie de Fortuna Primigenia, 251. - Genèse de la fortuna pompéienne, 253. - La Tyché royale des souverains hellénistiques, 253. - Essai de datation, 255. - Le rôle de l'Asie, 256. - Un signe annonciateur de la monarchie, 257.

III - César et sa Fortune 259 La légende de la Fortune de César, 259. - Interprétations contradictoires de la critique moderne, 260. - Fortuna dans les Commentaires, 262. - Providence, Hasard et Fortune des chefs, 263. - La propagande césarienne au début de la conquête des Gaules, 264. - La rupture dans la conception césarienne de la Fortune : le soulèvement de 54, 265. - Les contradictions et les tentations de César, 266. Le mythe césarien : Velleius Paterculus, Lucain, 267. - La propagande durant la guerre civile : la correspondance de Cicéron, 268. - Ses discours de 46-45, 269. - «Tu portes César et sa Fortune» : la traversée manquée de 48, 271. - Comparaison des sources, 272. - Les deux versions de l'anecdote, 273. - Une Tyché ou une Fortuna? 275. - Réalité de la Fortuna Caesaris, 277. - Fortuna dans le monnayage de la guerre civile, 279. - La traversée de l'Adriatique, 279; et le sacrifice de Brindes, 280. - La «guerre des Fortunes», 282. - Le quinaire de P. Sepullius Macer (début de 44), 282. - Le monnayage de l'époque triumvirale, 283. - Les hésitations de César, 285. - Tentatives d'explication, 287. - Fortune de César et Fortune de Pompée, 288. - Fortune et «royauté» césarienne, 289. - La religion de César, 290.

CONCLUSION 293 Diversité de la Fortune latine archaïque, 293. - La Fortune hellénisée du IIIe siècle, 294. - Cultes de la Chance et cultes officiels, 295. - La nouvelle théologie de la Fortune, 295. - Les étapes de l'hellénisation, 296. - La rupture du IIe siècle :Hasard et dépérissement religieux, 297. - Le Ier siècle : textes littéraires et sentiment religieux, 298. - Persistance des cultes anciens de Fortuna, 299. - Du VIe au Ier siècle : continuité de Fortuna, 301. - De Servius à César : les favoris de la Fortune, 302. - Renaissance spirituelle et culte du souverain, 303.

Chronologie 305

Bibliographie 307

Index 309

Table des matières 321