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Histoire gnrale de l'Afrique tudes et documents

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D a n s cette collection 1. Le peuplement de l'Egypte ancienne et le dchiffrement de Vcriture mroltique 2. La traite ngrire du XV au XIX' sicle 3. Les contacts historiques entre l'Afrique de l'Est, Madagascar et l'Asie du Sud-Est par les voies de l'ocan Indien 4. L'historiographie de l'Afrique australe 5. La dcolonisation de l'Afrique. Afrique australe et Corne de l'Afrique 6. Ethnonymes et toponymes africains 7. Les relations historiques et socioculturelles entre l'Afrique et le monde arabe de 1935 nos jours 8. La mthodologie de l'histoire de l'Afrique contemporaine 9. Le processus d'ducation et l'historiographie en Afrique 10. L'Afrique et la seconde guerre mondiale

Couverture : cole coranique Djenn (Mali). [ M . Huet/Hoa-Qui.]

L e processus d'ducation et l'historiographie en AfriqueDocuments de travail et compte rendu du colloque organis par l'Unesco Dakar (Sngal) du 25 au 29 janvier 1982

Unesco

Publi en 1986 par l'Organisation des Nations Unies pour l'ducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75700 Paris Imprim par Imprimerie des Presses Universitaires de France, Vendme I S B N 92-3-202297-4 dition anglaise : 92-3-102297-0 Unesco 1986

Prface

E n 1964, la Confrence gnrale de l'Unesco, dans le cadre des efforts dploys par l'Organisation pour favoriser la comprhension mutuelle des peuples et des nations, a autoris le Directeur gnral prendre les mesures ncessaires en vue de l'laboration et de la publication d'une Histoire gnrale de V Afrique. L a premire phase de l'excution du projet (1965-1970) a consist essentiellement en des travaux raliss en Afrique m m e et ailleurs (tel le Guide des sources de Vhistoire de V Afrique) et visant rassembler des lments de documentation crits et oraux. E n m m e temps, des consultations scientifiques internationales ont t organises pour l'tude des mthodes utiliser. Elles ont abouti u n certain nombre de recommandations formules au cours de runions d'experts, tenues Paris (1969) et Addis-Abeba (1970), qui ont marqu le lancement de la deuxime phase du projet, c'est--dire la prparation et la rdaction de Y Histoire gnrale de VAfrique, en huit volumes, sous l'unique responsabilit intellectuelle et scientifique d'un organisme savant, le Comit scientifique international pour la rdaction d'une Histoire gnrale de l'Afrique. A u x termes des statuts adopts par le Conseil excutif de l'Unesco en 1971, ce comit se compose de trente-neuf membres (dont deux tiers d'Africains et un tiers de non-Africains) sigeant titre personnel et n o m m s par le Directeur gnral de l'Unesco pour la dure du mandat du comit. L e comit, sa premire session, a dfini sa tche dans les termes suivants : Tout en visant la plus haute qualit scientifique possible, l'histoire ne cherchera pas tre exhaustive et sera u n ouvrage de synthse qui vitera le dogmatisme. A maints gards, elle constituera un expos des problmes indiquant l'tat actuel des connaissances et les grands courants de la recherche, et n'hsitera pas signaler, le cas chant, les divergences de doctrines et d'opinions. Elle prparera en cela la voie des ouvrages ultrieurs. Le comit a dcid de prsenter l'ouvrage en huit volumes, comprenant chacun environ 750 pages, ainsi que des illustrations, des photographies, des cartes et des dessins au trait. Les huit volumes traiteront des sujets suivants :

Introduction et prhistoire africaine (directeur de volume : P r J. Ki-Zerbo). Volume II Afrique ancienne (directeur de volume : D r G . Mokhtar). Volume III L'Afrique du viie au xie sicle (directeur de volume : S . E . M . M . El Fasi). Volume IV L'Afrique d u XIIe au xvi* sicle (directeur de volume : P r D . T . Niane). Volume V L'Afrique du xvie au x v m e sicle (directeur de volume : P r B . A . Ogot). Volume VI L e xixe sicle jusque vers les annes 1880 (directeur de volume : P r J. F . A . Ajayi). Volume VII L'Afrique sous domination trangre, 1880-1935 (directeur de volume : P r A . A . Boahen). Volume VIII L'Afrique de 1935 nos jours (directeur de volume : P r A . A . Mazrui). C o m m e n c e en 1972, la rdaction des volumes se poursuit. E n outre, des colloques et des rencontres scientifiques consacrs des sujets connexes sont organiss au titre des travaux prparatoires. Les runions les plus rcentes ont eu pour but de faciliter la rdaction du volume VIII, qui porte sur l'histoire contemporaine de l'Afrique. Les thmes de ces rencontres taient : L'historiographie de l'Afrique australe , L a dcolonisation de l'Afrique : Afrique australe et Corne de l'Afrique et L a mthodologie de l'histoire de l'Afrique contemporaine . Le prsent ouvrage, qui est le neuvime de la collection, contient les c o m munications prsentes lors d'un colloque organis par l'Unesco sur L e processus d'ducation et l'historiographie de l'Afrique , tenu Dakar (Sngal), du 25 au 29 janvier 1982. O n y trouvera aussi le compte rendu des discussions qui se sont droules cette occasion. Les auteurs sont responsables du choix et de la prsentation des faits figurant dans cet ouvrage ainsi que des opinions qui y sont exprimes, lesquelles ne sont pas ncessairement celles de l'Unesco et n'engagent pas l'Organisation. Les appellations employes dans cette publication et la prsentation des donnes qui y figurent n'impliquent de la part de l'Unesco aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones, ou de leurs autorits, ni quant au trac de leurs frontires ou limites.

Volume I

Table des matires

Introduction 9 L'ducation dans l'Afrique contemporaine : historique et perspectives, J.F.A.Ajayi 11 Rflexions critiques sur les notions de droit et de pouvoir dans l'Afrique prcoloniale. Problmes terminologiques et conceptuels, R. Verdier 23 Vers une dcolonisation de la modernit : ducation et conflits culturels en Afrique de l'Est, A . A . Mazrui et T. Wagaw 35 Trois dcennies d'tudes historiques en Afrique de l'Est : 1949-1977, B . A . Ogot 65 Problmes de conceptualisation et de dfinition en histoire africaine : quelques cas d'institutions sociales et politiques, S. M . Cissoko 83 L'ducation, l'enseignement et la formation en Afrique : volution historique de 1930 1980, / . Dvisse 97 L'histoire africaine dans les programmes de formation des matres et des professeurs de l'enseignement secondaire, / . Pliya 107 L'histoire et les tudes africaines dans la diaspora noire, L. Edmondson 121 Compte rendu du colloque 135

Annexes 1. 2. 3. 4. Ordre du jour 151 Note d'orientation 152 Message du Pan-Africanist Congress d'Azanie Liste des participants 158

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Introduction

Ds que les territoires coloniaux d'Afrique ont acquis ou regagn leur indpendance l'gard de l'ancienne domination coloniale, ils se sont donn pour objectif de crer des institutions et des systmes politiques, sociaux et conomiques aussi bien qu'ducatifs adapts aux conditions locales et pouvant satisfaire les besoins et les aspirations de leurs populations. Sur la base des buts ainsi fixs, des thories politiques et socio-conomiques nouvelles o u repenses ont t formules et mises en pratique. L'laboration et l'application de ces thories socio-conomiques s'accompagnaient de la ncessit de prparer des rformes ducatives dont le but devait tre double : d'une part, apporter une rponse indirecte la question : Quelle sorte d'ducation sera-t-elle m m e de former des spcialistes et des experts capables de mettre en uvre les rformes sociopolitiques proposes ? , et, d'autre part, adapter le systme d'enseignement aux conditions goculturelles locales. Il s'agissait l d'une obligation imprieuse car, dans presque tous les pays, les systmes ducatifs hrits de l'administration coloniale taient en pratique calqus sur ceux des mtropoles. D e ce fait, les thoriciens de l'ducation, les auteurs de programmes d'tudes, les administrateurs et les enseignants ont d concevoir et planifier un nouveau systme d'enseignement tenant compte des besoins et des aspirations des pays et des peuples concerns. Ces tentatives faites pour rformer l'enseignement ou modifier les systmes hrits des dirigeants coloniaux occupent une place importante dans l'histoire de l'Afrique d'aprs l'indpendance. Il ne serait pas concevable d'crire une histoire de l'Afrique contemporaine sans prendre en compte les changements et l'volution du systme ducatif qui ont suivi l'accession l'indpendance politique ou sa reconqute. C'est pourquoi le Comit scientifique international pour la rdaction d'une Histoire gnrale de l'Afrique, runi Ibadan (Nigeria), du 20 au 31 juillet 1981, a demand au Directeur gnral de l'Unesco de convoquer un colloque d'experts pour changer des vues sur Le processus d'ducation et l'historiographie en Afrique , en relation avec la prparation du volume VIII de Y Histoire, et notamment du chapitre 22, intitul ducation et changements sociaux . Conformment aux recommandations du comit et au thme principal de la

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Introduction

runion, les experts, aussi bien dans leurs communications crites que dans leurs contributions orales au dbat, ont consacr l'essentiel de leur temps aux points suivants : le genre d'ducation hrit lors de l'indpendance avec son triple hritage, savoir les traditions indignes, islamiques et occidentalochrtiennes, les problmes linguistiques, les diffrentes approches adoptes par les autorits coloniales (britanniques, franaises, belges et portugaises) ; le problme de l'ducation et de la recherche de l'authenticit; la dcolonisation de l'ducation et les conflits qui l'accompagnent; la conceptualisation et la dfinition de diffrentes terminologies ayant trait aux institutions socioculturelles telles que le clan, la famille, etc., ou aux institutions politiques telles que la royaut, l'empire, la thocratie, etc.; les ides se rapportant la loi et l'ordre; la rvolution de l'enseignement et d u contenu de l'histoire africaine; le dveloppement de l'ducation et de la formation en Afrique en gnral. Enfin, les experts ont examin le problme de l'ducation en Afrique en le replaant dans son contexte global, la lumire des contributions qu'apportent les tudes ralises dans le Nouveau M o n d e sur la diaspora noire en Amrique du N o r d et aux Carabes. tant donn son contenu, cet ouvrage prsente de l'intrt non seulement pour les historiens, mais aussi pour les ducateurs, les thoriciens, les planificateurs et les concepteurs de programmes d'tudes qui se proccupent du dveloppement de l'ducation ainsi que de l'historiographie de l'Afrique depuis l'indpendance.

L'ducation dans l'Afrique contemporaine : historique et perspectivesJ. F. A . AjayiLe prsent colloque s'inscrit dans la srie de rencontres organises par le Comit scientifique international pour la rdaction d'une Histoire gnrale de l'Afrique pour clarifier quelques-unes des questions fondamentales que pose l'histoire contemporaine de l'Afrique, de manire guider les auteurs d u volume VIII et faciliter la tche de son directeur. L'une de ces questions fondamentales concerne videmment l'ducation, et ce n'est pas une concidence si le Congrs international d'tudes africaines a galement choisi l'ducation et l'identit africaines c o m m e thme de sa session de 1983. Quel que soit pour nous le problme dominant dans l'Afrique contemporaine : maximalisation d u dveloppement ou suppression du sous-dveloppement, accroissement de la modernisation, poursuite de la dcolonisation ou rsolution des problmes d'identit, la question des systmes et des processus d'ducation, considrs en eux-mmes et dans leurs rapports avec l'historiographie et avec notre philosophie de l'histoire, s'impose l'attention. D a n s ce contexte, l'historiographie doit se donner pour tche de c o m prendre non seulement les vnements dont l'histoire est faite, mais aussi la manire dont la totalit de ces vnements est perue. E n tant qu'Africains contemporains s'efforant de saisir la signification long terme de l'histoire actuelle de l'Afrique, marque par le rythme acclr du changement, l'hritage du colonialisme, la fragmentation des cultures et la multiplicit des systmes d'ducation, nous devons explorer ces questions fondamentales pour y chercher des points de repre. Il ne s'agit pas seulement de comprendre c o m m e n t la situation en est venue tre ce qu'elle est, mais aussi de dceler les grandes tendances et les modles alternatifs qui se dessinent pour l'avenir. L'intrt de l'historien l'gard des incidences long terme des faits individuels rejoint ici celui du philosophe et du spcialiste des sciences humaines pour les ensembles de faits. Si nous voulons viter la simplicit trompeuse des explications monocausales inhrente une bonne partie de la rhtorique d u sousdveloppement, nous ne pouvons mieux faire que d'tudier aussi la relation entre l'historiographie et le processus d'ducation. Par processus d'ducation, nous entendons bien davantage que les contenus de l'ducation et les activits qui se droulent dans les tablissements

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d'enseignement. C e qui nous intresse, c'est le processus global d'acquisition et de transmission des connaissances et de la culture dans son sens le plus large au sein des diffrentes socits africaines. C e qui nous intresse, ce sont les philosophies qui sous-tendent l'ducation, les diffrents systmes d'ducation et les valeurs et les visions du m o n d e qu'ils inculquent, les langues, l'acculturation et la socialisation, ainsi que l'ensemble complexe des formes que prend l'interaction de l'ducation, avec ses valeurs, et de la socit, et, enfin, l'influence cumulative de tous ces facteurs sur les socits africaines contemporaines. L'interaction entre le processus d'ducation et la faon dont nous vivons et percevons l'histoire est en elle-mme une question dlicate. Associer l'historiographie et le processus d'ducation n'implique en aucun cas une simple relation dterministe de cause effet. L a relation entre le changement apport un systme d'ducation et les changements qui ont lieu dans la socit o il s'insre a t dfinie c o m m e tant coup sr l'un des problmes les plus importants et les moins bien compris M 1 qui se posent l'historien. Si l'historiographie est en partie le produit et le reflet du processus d'ducation, la philosophie de la vie qui prvaut dans la socit exerce galement ses effets sur ce dernier. Il nous faut donc non seulement tudier sparment le processus d'ducation et l'historiographie, mais encore examiner leur interaction en vue de poser des jalons qui permettront de dresser la carte de l'histoire contemporaine. Le premier phnomne qui nous sollicite est la multiplicit des systmes de formation, non seulement dans le continent africain, mais l'intrieur de chaque tat et m m e dans chaque groupe culturel africain. Il convient donc d'examiner chacun des grands systmes, son rle historique et les valeurs et d ologies dont il est porteur.

Le systme de formation islamiqueLe systme de formation islamique est aussi u n systme arabe. L'islam a t rvl en arabe et son expansion a t indissolublement lie celle des Arabes, ainsi qu' la langue et la culture arabes. Cette expansion a entran une colonisation massive de la valle du Nil jusqu'au Soudan septentrional, de l'Afrique du N o r d et de certaines rgions du Sahara par les peuples arabes. A u cours de ce processus, beaucoup de langues africaines parles dans ces rgions ont disparu et celles qui ont survcu, c o m m e le berbre, sont tombes sous la dpendance du systme de formation islamique. E n dehors des zones mentionnes plus haut, l o il n'y a pas eu de colonisation arabe massive, la

1. J. E . Talbott, The history of education , Historical studies today (Daedalus: Journal of the American Academy of Arts and Sciences), hiver 1971, p. 143.

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propagation de l'islam est reste nanmoins lie la langue et la culture arabes. Quelques tentatives ont t faites ici et l pour doter des langues c o m m e le kiswahili ou le hawsa d'une criture arabe, mais m m e alors ces langues n'ont pas t intgres dans le systme de formation islamique. L a transmission de ces langues et de leurs cultures est reste le fait des systmes de formation indignes que les jihads priodiques n'ont p u dtruire. Cela ne revient pas nier que le systme islamique ait t influenc en diffrents endroits et des degrs divers par les cultures, les valeurs et les philosophies indignes. O n a soulign, par exemple, que l'islam africain n'a pu ignorer le rle central des anctres et le sentiment profond de la continuit de l'histoire, et que le culte des saints, certains aspects du mysticisme des ordres soufis et le maraboutisme sont des manifestations de l'influence de la pense indigne sur l'islam1. Nanmoins, l'unit de la foi islamique telle qu'elle se manifeste dans le Coran, les hadiths et les cinq Piliers de la loi et de la pratique islamiques est demeure l'idal dominant. Le systme de formation islamique est donc ax sur la religion de l'islam d'une part, et sur la langue et la culture arabes de l'autre. L o l'arabe est devenu la langue des masses, le systme islamique s'est trouv en mesure de promouvoir l'ducation des masses. Ailleurs, l'ducation demeure une proccupation de l'lite. Avoir reu une ducation islamique de haut niveau donne aux individus la possibilit de jouer un rle important dans la c o m m u n a u t islamique en tant q u ' i m a m , enseignant, juge ou conseiller du souverain, qui doit toujours tre guid par la Loi. Tout en tant devenue un facteur de diffrenciation sociale l'chelle locale, l'ducation islamique promeut galement l'unit de la communaut islamique l'chelle mondiale. Elle donne accs une vue spcifique du m o n d e , avec sa culture politique, son histoire des ides, ses trsors de littrature, son pass glorieux o ces ides dominaient le m o n d e et son prsent charg d'humiliation mais riche d'esprances. Malgr l'attrait universel de l'islam, son epicentre reste au Moyen-Orient et c'est, dans une grande mesure, l'exprience historique du Moyen-Orient qui impose sa vision du m o n d e . E n valorisant l'alphabtisation en arabe et l'accs une communaut internationale, le systme de formation islamique a encourag u n sentiment de supriorit l'gard des non-musulmans. Il s'est ainsi dress c o m m e u n rempart devant la diffusion du christianisme et l'expansion imprialiste de l'Occident. Cette particularit est devenue l'une des causes majeures de la sduction qu'il exerce sur les Africains et explique sa rapide expansion pendant l're coloniale. Les puissances coloniales, soucieuses de ne pas susciter l'antagonisme religieux de puissants tats musulmans, ont encourag la dissmination

1. I. M . Lewis (dir. publ.), Islam in tropical Africa, p . 62-64, Londres, O U P et I A I , 1966.

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de l'islam l'chelle sociale1. Elles ont favoris l'enseignement primaire dispens dans les coles coraniques, tout en dcourageant l'enseignement suprieur et l'esprit internationaliste de l'islam, ce qui n'a fait que renforcer l'influence du maraboutisme. Si la fin de l'poque coloniale a vu la restauration de l'internationalisme de l'islam, le rle du systme islamique dans l'ensemble du processus d'ducation en Afrique demeure ambigu. D a n s les rgions arabes c o m m e dans les autres, l'ambigut prside la recherche d'une renaissance, que celle-ci passe par le retour aux sources de l'islam ou par la matrise de la technologie moderne. L a pdagogie est reste si rfractaire au changement dans les coles coraniques qu'elle est prsent dmode. L e systme islamique a besoin d'tre modernis. Peu de professeurs d'arabe connaissent les mthodes modernes d'enseignement des langues. D a n s les rgions non arabes et notamment dans les tats sculiers multinationaux, la situation est encore complique par le problme de l'intgration des racines, des langues et des cultures africaines dans le systme.

Les systmes de formation chrtiens et occidentauxAvant l'avnement de l'islam, l'Afrique du N o r d et la valle d u Nil se trouvaient intgres dans l'univers chrtien, mais le dferlement de l'islam et de la colonisation arabe n'a pas tard balayer cette premire influence chrtienne, et seules des ramifications de l'glise orthodoxe orientale ont survcu jusqu' nos jours parmi les coptes d'Egypte et d'Ethiopie. Rduite l'tat de c o m m u naut assige au sein d'un m o n d e hostile, l'glise est devenue intensment patriotique dans ces deux pays. Mais, alors que les coptes d'Egypte ne forment plus qu'une communaut paysanne languissante, l'glise jouissait, en Ethiopie, de l'appui de la population amharique et du patronage de la monarchie et de la noblesse thiopiennes. Ici c o m m e l, l'glise avait le monopole de l'ducation, dont elle se servait non pour duquer toute la c o m m u n a u t mais pour former des prtres et d'autres dirigeants qui ont assur sa survie et sa primaut. L'alphabtisation est demeure u n art sotrique, le fief des moines et des nobles. Ici c o m m e l, l'glise s'est profondment enracine et a intgr les langues et les cultures autochtones dans l'ducation, mais son action a t limite par l'absence d'initiatives missionnaires. A u xixe sicle, quand les missionnaires venus de l'Occident Europe et Amrique d u N o r d s'efforcrent de rtablir des missions dans d'autres parties de l'Afrique, certains d'entre eux estimaient que l'Ethiopie elle-mme avait besoin de missionnaires. Aujourd'hui, la monarchie a t abolie, et les tentatives visant effectuer une1. Voir, par exemple, M . Crowder, West Africa under colonial rule, p. 359 et 360, Londres, Hutchinson, 1968.

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transformation sociale du pays se heurtent des problmes qui sont d'ordre ducatif autant que politique. Malgr la prsence occasionnelle d'lments dtachs d u m o n d e ou de tendance fondamentaliste, le christianisme, qui est arriv en Afrique au xixe sicle, refltait toute l'arrogance et la confiance en soi d'un m o n d e euroamricain en pleine industrialisation et fort de son avance technologique. L'expansion missionnaire s'est ainsi insre dans une qute intense de dbouchs commerciaux et elle a t le prcurseur de la conqute et de la domination coloniales de l'Europe. D e sorte que, malgr l'orientation chrtienne, l'thique dominante du m o u v e m e n t missionnaire a t avant tout sculire, et qu'il a d cooprer avec les divers rgimes coloniaux ou d u moins se plier leurs rglements. L e systme de formation chrtien est ainsi devenu u n aspect de la colonisation. L'ducation du temps des colonies avait pour but de faciliter le contrle et l'exploitation de ces dernires par les puissances europennes. Bien qu'il y ait eu de profondes diffrences de politique entre les missions catholiques et protestantes, et entre les rgimes britannique, franais, portugais et belge, la subordination aux intrts europens tait l'objectif c o m m u n . C e qui variait, c'tait l'encouragement donn l'emploi des langues africaines dans la conduite des affaires1, la libert accorde aux missionnaires ou la rigueur d'une politique dont le but tait de freiner le changement social, mais l'ducation occidentale visait uniformment inculquer le respect des valeurs europennes et le mpris des valeurs africaines. Les missions ne russirent que trs rarement convertir des communauts entires. Le plus souvent, les missionnaires cherchaient convertir des individus, et il arrivait qu'une m m e c o m m u n a u t et affaire plusieurs missions rivales. Le systme d'ducation occidental apparut bientt c o m m e une mthode de recrutement d'une nouvelle lite charge de fournir, des niveaux divers, des auxiliaires d u systme colonial. Parmi eux, certains appartenaient aux lites traditionnelles, mais ils reprsentaient pour la plupart de nouvelles classes sociales. L e systme de formation occidental ne s'est pas content de mpriser les cultures africaines; m m e quand il a utilis les langues africaines, pour les besoins de l'vanglisation en particulier, il n'a pas su les incorporer dans l'enseignement ou leur permettre de se substituer aux langues europennes. Cependant, mesure que les structures politiques et conomiques des pays coloniss taient intgres dans les structures europennes, il s'est avr que l'ducation occidentale donnait accs des situations avantageuses dans le cadre du systme europen. Elle ouvrait l'accs la vision du m o n d e et aux valeurs europennes, aux champs toujours plus vastes de la science et de la technologie europennes et aux ides europennes en matire de modernit.1. Voir A . Bamgbose, Mother tongue education, the West African experience, Unesco, 1976.

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Cet accs tait svrement limit par les contraintes d u systme colonial, mais celles-ci n'taient pas toujours efficaces, parce que l'ducation possde une force qui chappe parfois au systme qui s'efforce de la rguler. Et la plupart des tats africains essayent depuis prs de vingt ans maintenant d'largir et de rformer ce systme.

Les systmes d'enseignement indignesMalgr l'tendue de l'influence islamique en Afrique et l'expansion du christianisme et de l'ducation occidentale, surtout au sicle dernier, les systmes d'enseignement indignes ont conserv dans leur ensemble un vaste ascendant, mais sans avoir gure de pouvoir. Les ducateurs et les historiens ne s'intressent pas eux et ils sont rduits la portion congrue dans l'allocation des ressources. Nanmoins, l'enseignement des innombrables langues africaines et l'ducation fondamentale de la grande majorit des enfants africains sont dispenss dans le cadre d u systme indigne, surtout par le truchement des mres et des familles au cours des cinq premires annes de la vie. C e n'est qu'en Afrique du N o r d et dans la valle du Nil qu'on peut affirmer que l'arabe s'est substitu aux langues indignes. Et m m e l, il subsiste des poches de langues et des cultures pr-arabes dont la transmission ne semble pas relever essentiellement du systme de formation islamique, bien qu'elle en dpende. Ailleurs, les systmes indignes exercent une influence dominante sur de vastes secteurs de la transmission des langues et des valeurs culturelles africaines. L a vitalit des systmes de formation indignes dans l'Afrique contemporaine mrite d'tre souligne. Sauf l o l'islam ou le christianisme des premiers temps ont assimil les systmes indignes ou ont t assimils par eux, ce sont ces systmes qui dterminent les instincts sociaux et religieux fondamentaux, les valeurs esthtiques et morales, les attitudes envers l'autorit et la vision d u m o n d e de la plupart des parents africains. Ces attitudes et valeurs parentales, les ducateurs s'en rendent compte, s'impriment profondment dans l'esprit des enfants, particulirement au cours des cinq premires annes1. A mesure que les enfants grandissent, m m e s'ils embrassent d'autres religions ou sont exposs d'autres valeurs, les valeurs indignes qu'on leur a inculques dans leur petite enfance peuvent tre raffermies ou mises en question, mais il est rare qu'elles soient remplaces o u vraiment modifies. D e u x facteurs renforcent encore cette autorit parentale dans la trans1. Voir N . E . Freeberg et D . T . Payne, Dimensions of parental practice concerned with cognitive development in the pre-school child , Journal of genetic psychology, 1967, H I , p. 245-261 ; N . Kent et D . R . Davis, Discipline in the h o m e and intellectual development , British journal of medical psychology, 30, 1957, p. 27-33.

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mission des valeurs traditionnelles et la perptuation de l'influence des systmes de formation indignes. Le premier est la texture serre de la famille africaine et le caractre collectif de l'ducation et de la socialisation fonctionnelles de l'enfant au sein de la famille et du groupe plus tendu. D a n s cette famille trs soude, l'influence de la mre mrite une mention spciale en raison des liens particulirement troits qui l'unissent l'enfant dans les pratiques ducatives de la plupart des socits africaines. Le second facteur dcoule en partie de cette troite relation de l'enfant avec la mre. Celle-ci assure l'apprentissage de la langue maternelle et l'on ne saurait trop souligner l'influence formative des langues africaines sur les enfants africains dans les premires annes de la vie. Les langues africaines, jusqu'ici enseignes presque exclusivement dans le cadre des systmes de formation indignes, posent les fondements des schmas de pense et d'entendement des enfants africains. C'est bien cause de l'attitude de non-coopration ou m m e de l'hostilit des autres systmes de formation l'gard des langues africaines que les systmes indignes conservent encore tant d'influence c o m m e gardiens des langues africaines. Tout cela s'ajoute au rle que jouent les systmes indignes dans l'ducation continue des adultes et dans l'apprentissage des arts et mtiers ainsi que de diverses professions c o m m e la divination, le divertissement ou la mdecine traditionnelle qui sont toujours pratiques, surtout dans les campagnes. Il est donc surprenant que si peu de travaux scientifiques aient t consacrs jusqu'ici l'tude et l'analyse des systmes indignes, tant du point de vue de leurs contenus et de leurs mthodes que de l'influence d u processus dans son ensemble sur la socit. N o u s en s o m m e s encore rduits faire fond sur des tudes purement descriptives o u sur des gnralisations et des hypothses non vrifies, dont quelques-unes devraient tre examines au cours de ce colloque. O n a prtendu, par exemple, que la philosophie de l'histoire inhrente aux systmes de formation africains et drive des religions africaines traditionnelles est rtrograde. Telle semble tre l'interprtation courante de la situation capitale qu'occupent les anctres dans les religions et les philosophies africaines : le temps des anctres serait un ge d'or o tout aurait t fond l'tat parfait et transmis jusqu' nous sous la forme d'un hritage qui ne peut tre que perptu mais ne saurait tre amlior. John Mbiti a m m e soutenu que, pour la pense africaine en Afrique orientale, le temps se meut reculons et que l'avenir autre qu'immdiat existe peine1. Mais o n pourrait tout aussi bien affirmer que, dans la pense d'autres peuples africains, le temps marche en avant , ne serait-ce que parce que les anctres eux-mmes sont

1. J. S. Mbiti, African religions and philosophies, p. 29-30, N e w Y o r k , 1970.

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conus c o m m e tant ceux qui sont alls de l'avant vers le grand au-del : l'intrt pour les anctres n'exclut donc pas l'intrt pour u n avenir o nous serons aussi devenus des anctres, dans le grand aprs-demain. C e qui merge, c'est une proccupation de l'histoire, u n sentiment de continuit. D a n s les traditions orales, le sentiment de la continuit est dlibrment exploit pour favoriser la stabilit politique et sociale : les priodes de conflit intense et les solutions de continuit sont structuralement occultes mesure que de nouveaux consensus sont substitus aux anciens, c o m m e s'il n'y avait jamais eu de conflits1. Selon une autre hypothse, les systmes de formation indignes vhiculeraient une pense prscientifique o la causalit est explique en termes de mythes, de magie et de phnomnes surnaturels. L'un des grands problmes auxquels se heurte la formation suprieure des Africains, dit Musgrove, est qu'ils sont incapables de voir la causalit c o m m e le jeu naturel de facteurs gographiques, conomiques et historiques. Tandis que l'esprit occidental fragmente et analyse le m o n d e o il vit, l'esprit africain s'efforce de raliser l'harmonie avec le m o n d e visible. Il y a ici trs certainement plus qu'une ressemblance fortuite avec les croyances magiques et animistes que Piaget a constates chez les enfants occidentaux et qui prcdent la pense oprationnelle2. O n est en droit de se demander si cette faon de voir se fonde sur une observation objective ou sur u n prjug. Qui plus est, la dichotomie entre science et mythe sous-entendue ici a t mise en question galement8. C e qu'il importe de souligner propos des systmes d'ducation africains, c'est que nous avons eu tendance minimiser la part d'observation rigoureuse, de dduction logique et d'analyse scientifique qui existe dans la pratique indigne de la mdecine, de l'agriculture et des techniques en gnral, et mettre l'accent sur les lments non rationnels de la religion, d u mythe et de la magie. U n e troisime hypothse veut que les systmes de formation indignes aient privilgi les valeurs collectives au dtriment de la conscience individuelle, le consensus et le conformisme aux dpens de la comptition et de l'initiative personnelle. L a critique la plus courante l'endroit des systmes indignes consiste prtendre qu'ils n'encourageaient pas la recherche de l'panouissement personnel. Il est difficile de faire ici la part entre l'analyse objective

1. K . O . Dike, et J. F . A . Ajayi, African historiography , dans International encyclopaedia of the social sciences, vol. V I , 1968. 2. Cit dans N . N'Tunga, Rle des attitudes et pratiques ducatives africaines dans la dpendance et l'indpendance de l'Afrique , dans V . Y . Mudimbe (dir. publ.), La dpendance de l'Afrique et les moyens d'y remdier (Actes du Congrs international des tudes africaines de Kinshasa), Bruxelles, A C C T , 1980. 3. R . Horton, African traditional thought and Western science , Africa, 37,1967, p. 50-71 ; African conversion , Africa, 41,1971, p. 85-108.

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et la distorsion ne des contrastes avec la socit occidentale. Q u a n d Vernon dit que l'Africain ne travaille pas en vue du gain ou de l'avancement personnel, mais c o m m e m e m b r e d'une tribu ou d'une famille tendue 1 , on ne peut que rpondre qu'il se fait l'cho d'une vue prime de l'historiographie africaine sur la socit tribale statique en tat de parfait quilibre. Certes, la rivalit l'intrieur d u groupe tait dcourage, mais il ne s'ensuit pas que toute possibilit de comptition ft exclue entre les familles et m m e au sein des familles, et entre les groupes sociaux, ethniques et territoriaux. L a c o m p tition dveloppait la rivalit pour le pouvoir et la direction, faisant ainsi place l'initiative personnelle. Quoi qu'il en soit, des recherches plus objectives devront tre faites avant qu'on se rsigne expliquer le sous-dveloppement exclusivement par l'absence complte d'individualisme de type occidental et d'initiation individuelle l'intrieur des systmes de formation indignes.

Vers une croissance autonomeLes efforts dploys par divers gouvernements africains depuis l'indpendance montrent qu'ils reconnaissent l'importance capitale de l'ducation c o m m e facteur du dveloppement. Et pourtant il faut bien avouer que ces vingt annes d'efforts n'ont pas abouti des changements significatifs. Les statistiques relatives l'accroissement des dpenses ducatives et l'augmentation d u nombre des coles, des collges et des universits sont impressionnantes, mais le taux d'analphabtisme ne cesse de s'lever et nulle part l'ducation n'est devenue un phnomne de masse 2 . L'anglais, le franais et le portugais continuent de dominer dans l'enseignement. Les transferts de technologie restent limits, alors que le chmage augmente et que les institutions d'enseignement suprieur semblent tre devenues des avant-postes de l'influence nocoloniale, qui, dit-on, dispensent une formation plus europenne qu'africaine. Pis encore, les systmes ducatifs demeurent fragments, aucune vision cohrente ne parat s'en dgager, et le problme de l'identit africaine reste entier. O n pourrait dire qu'il s'agit l d'un cas classique de sous-dveloppement caus par l'intgration des conomies africaines dans le systme capitaliste mondial, en ce sens que le systme ducatif sert les intrts des capitalistes mtropolitains et des lites exploiteuses locales, et que ses insuffisances viennent du caractre priphrique et dpendant des conomies africaines. Toutefois, l'un des plus criants dfauts de cette thorie au regard de 1. Cit dans N . N'Tunga, op. cit. 2. Voir, par exemple, P . Foster, Problems of educational development , dans Africa South of the Sahara, 1981-82, p . 67-72, Londres, Europa, 1981 ; voir galement, dans la bibliographie slective, lafinde cet article, les ouvrages publis par l'Unesco.

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/. F. A . Ajay

l'analyse historique est qu'elle ne rend pas justice aux efforts faits par les rgimes africains pour surmonter les problmes qu'ils rencontrent. Elle ne leur propose c o m m e issue que de s'aligner sur le systme socialiste, mais cette solution semble condamne d'avance puisque, en tout tat de cause, leurs conomies sont d'ores et dj intgres dans le systme occidental et que les pays socialistes ont peu de chose leur offrir en guise de solution de rechange. N o u s ne nions pas l'importance fondamentale de l'conomie et nous savons bien que les pays africains sont dans une grande mesure la merci de facteurs plantaires qu'ils ne contrlent pas. Malgr tout, une analyse qui laisse des communauts entires impuissantes devant la conjoncture o elles se trouvent semble incompatible avec l'histoire et inacceptable. L'histoire est faite des efforts de l ' h o m m e aux prises avec son milieu physique et social, de son intelligence des options qui lui sont offertes, et de sa capacit de tirer parti de ces possibilits. L a thorie du sous-dveloppement ne doit pas nous dcourager d'valuer l'effort de nos socits pour comprendre et rsoudre les problmes auxquels elles se heurtent. N o u s ne pourrons pas nous attaquer au sous-dveloppement c o m m e phnomne gnral si nous n'examinons pas d'abord nos systmes d'ducation clats et si nous ne cherchons pas les rformer afin de crer la socit que nous dsirons pour l'avenir. Pour cela, il faudrait s'entendre au pralable sur le type de socit souhait. Le consensus ne sera peut-tre pas facile obtenir l'intrieur de chaque pays. Mais on pourrait peut-tre se mettre d'accord pour rechercher u n systme capable de mobiliser la majorit du peuple en vue de l'effort de dveloppement, ce qui exigera des stratgies permettant d'assurer l'ducation des masses. O r cette ducation ne sera pas possible si l'on ne communique pas avec les masses par le m o y e n de leurs langues et de leurs cultures et si l'on ne ralise pas 1' indignisation des institutions trangres que nos nouveaux tats multinationaux ont adoptes, en leur infusant l'thique qui a soutenu et soud nos socits traditionnelles. Il faudra aussi accorder une attention adquate aux aspects religieux du processus d'ducation, de manire indigniser les systmes de formation islamique et occidental dans une mesure compatible avec le rle qui incombe l'tat de garantir la libert religieuse tous les citoyens. Enfin, les tats africains ne peuvent pas ignorer la science et la technologie modernes. Celles-ci ne devront pas tre transfres ou importes. Il faudra les intgrer dans un nouveau m o d e d'ducation qui fera des emprunts l'tranger, si besoin est, mais qui se dveloppera sur place au sein d'un systme autonome d'ensemble capable d'engendrer la croissance. L'ducation indigne semble tre en mesure d'tablir les fondations d'un systme autonome de ce genre du fait qu'elle assure l'instruction de base et l'initiation aux langues et aux cultures africaines. M m e si l'anglais, le franais et le portugais sont appels remplir une fonction dans un nouveau systme national intgr, le rle fondamental des langues africaines devra tre mieux

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apprci. tant d o n n la multiplicit des langues africaines, u n e vigoureuse politique linguistique devra tre mise en uvre dans chaque pays pour assigner aux diffrentes langues leur rle dans le systme d'ducation. C'est sur ces fondations que les nouvelles superstructures devront tre bties. P o u r engendrer la croissance, le systme indigne doit se transformer en u n systme d'ducation de masse. Il est temps de reconnatre le rle crucial des mres dont beaucoup sont encore illettres et pauvres dans l'ducation de base, dans l'apprentissage de la langue maternelle et dans la formation prscolaire. L'ducation des mres devra tre appuye par les mdias et des p r o g r a m m e s spcialement conus leur intention devront les aider s'acquitter avec plus d'efficacit et de discern e m e n t de leur mission irremplaable.

Bibliographie slective

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Rflexions critiques sur les notions de droit et de pouvoir dans l'Afrique prcoloniale. Problmes terminologiques et conceptuelsR . Verdier L'exigence pralable d'une distance critiqueS'il est vrai que l ' h o m m e et tout h o m m e est fondamentalement un animal politique, s'il est certain que la science politique ne se rduit pas la thorie de l'tat dont o n ne sait, pour reprendre l'expression de Durkheim, o il c o m m e n c e et o ilfinit on comprend la difficult de saisir le politique la fois dans sa ncessit et sa contingence, dans sa permanence et sa variabilit. Aussi convient-il, d'une part, de prendre toute la mesure de sa diversit et de sa relativit sur le plan historique et culturel, et, de l'autre, de dgager les donnes lmentaires et gnrales qui lui confrent son unit et son universalit. L a prise en compte de la diversit des formes et manifestations d u politique doit nous interdire d'en donner une dfinition gnrale partir d'une de ses formes particulires, et spcialement de celles qu'il revt dans notre m o d e r nit occidentale; selon la juste observation de C . Savonnet-Guyot, le politologue doit se mfier des catgories et concepts qui caractrisent ce qu'on a justement appel le provincialisme occidental M 1 . E n effet, il convient de rappeler que notre tat moderne a servi de rfrence explicite ou de prsuppos implicite aux opinions et jugements exprims sur les systmes politiques et juridiques des peuples coloniss; de plus, le politique, plus particulirement dans les socits o il ne constitue pas une instance spcifique, a des liens trs troits avec l'organisation sociale et avec l'ensemble du systme de reprsentations et de valeurs. Il importe donc de se placer dans une perspective socio-anthropologique et de saisir le politique et le juridique dans leurs rapports avec les groupes sociaux, c o m m e partie d u systme normatif et idologique. 1. U n m o d e diffrent de penser le politique s'impose ds lors que la socit globale cesse d'tre conue, selon une idologie unitaire, individualiste et universaliste, c o m m e la totalisation des volonts individuelles de ses membres (point de socit partielle dans l'tat, disait Rousseau).1. C . Savonnet-Guyot, La communaut villageoise c o m m e systme politique : un modle ouest-africain , Revue franaise de science politique, vol. X X V , n 6, dcembre 1975.

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R. Verdier

A cette conception moderne du politique fond sur la volont gnrale s'oppose une conception traditionnelle , pluraliste et particulariste, qui dfinit la socit globale non point partir de ses individus, mais partir de ses diffrents groupes dtenteurs de pouvoirs spcifiques. Le corps politique reprsente alors non u n agrgat d'individus identiques, mais l'ensemble des groupes particuliers qui concourent, de diffrentes manires, l'instauration d'un ordre c o m m u n . 2. Pareillement, il nous faut renoncer la conception lgaliste et contractualiste du droit qui s'est affirme avec le dveloppement de l'ide moderne de l'tat et de l'individu. Selon l'idologie tatiste et subjective, la loi est un m o d e d'expression de la volont gnrale et un m o y e n d'action des gouvernants, et le droit est u n pouvoir d u sujet individuel (conception consensualiste et volontariste d u contrat) et u n domaine de libert (conception absolutiste et exclusiviste de la proprit). D a n s les socits traditionnelles d'Afrique noire, la loi n'est pas u n instrument de gouvernement et le droit n'est pas le pouvoir de la volont libre de l'individu. L a loi est reporte la fondation de la socit et lui sert de fondement et de lgitimation; elle demeure insparable du mythe d'origine et s'actualise dans les coutumes ancestrales. Quant aux droits des individus, ils sont lis des obligations correspondantes d'ordre statutaire, et ne dcoulent pas d'un pouvoir propre des individus abstraits mais des positions et fonctions relles qu'ils assument dans les diffrentes formations sociales. 3. Force est de reconnatre que les outils conceptuels que nous utilisons demeurent trs largement tributaires, d'une part, de notre conception occidentale du politique et du juridique dans le cadre de l'tat moderne et, d'autre part, de notre reprsentation de l'volution sociale depuis les origines et d u schma d'ensemble que nous en proposons. L a premire typologie qui s'est impose aux anthropologues politistes repose sur la dichotomie socit avec tat / socit sans tat; l'organisation politique y est caractrise essentiellement par le contrle et la rgulation de l'usage de la force physique et le droit y est dfini en rfrence l'exercice d'un pouvoir de coercition *, l'usage lgitime de la contrainte physique ". Ces dfinitions ont, pensons-nous, le dfaut majeur de ne pouvoir nous aider comprendre le politique dans des socits diffrentes, parce qu'elles ne font prcisment qu'exprimer nos conceptions tendant assimiler le droit et l'tat et mettre l'accent sur la sanction et la coercition. Lorsque le pouvoir devient domination et que le droit devient contrainte,1. Radcliffe-Brown, prface dans M . Fortes et E . E . Evans-Pritchard (dir. publ.), African

political systems, 1940.2. A . Hoebel, The law ofprimitive man, 1954.

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cela signifie que l'ordre institu ne s'impose pas de lui-mme l'ensemble des citoyens et qu' dfaut d'obissance on doit obtenir leur soumission. Mais il n'en rsulte pas que tout pouvoir soit ncessairement coercitif et que tout droit doive tre sanctionn; leur fonction premire est d'abord d'instaurer u n espace de communication et d'change, o tous les m e m b r e s de la socit se reconnaissent mutuellement. Maine et M o r g a n 1 avaient, au sicle dernier, oppos les premires organisations sociales fondes sur la parent celles, fondes sur la continuit locale, qui sont apparues postrieurement. Cette typologie reposant sur la distinction du lien de sang et d u lien de sol tend arbitrairement dissocier deux liens qui sont complmentaires : il n'y a pas de territoire partag qui ne cre entre les rsidents des rapports d'alliance et de parent, et il n'est pas de socit, si mobile soit-elle, qui n'ait quelque inscription sur le sol. Mieux, l o la parent se structure en lignages, les liens avec les grands anctres fondateurs de ligne sont l'origine de lieux saints qui balisent l'espace parental. Ainsi, terre et parent sont toujours lies des degrs divers et c'est au point de rencontre de l'une qui assure la production et de l'autre qui promeut la reproduction que se trouve le lieu premier du politique, c o m m e espace d'ordre l'intrieur et de protection l'extrieur.

Pouvoir, parent et territorialitL e rle central de l'tat dans la socit moderne nous incite traiter le politique en termes institutionnels; l'institution des institutions n'est-elle pas charge de faire rgner l'ordre, d'assurer la scurit, de monopoliser la violence lgitime ? N e doit-on pas alors en conclure que les socits dpourvues d'institutions politiques spcifiques sont des socits anarchiques ou souverainet diffuse (Durkheim) et qu'en l'absence d'organes spcialiss de gouvernement, elles sont soumises l'instabilit et au dsordre ? Et pourtant, n'existe-t-il pas une anarchie ordonne chez les Nuer, selon l'expression d'Evans-Pritchard ? L'organe n'est donc pas indispensable la fonction et l'approche institutionnelle est inadquate quand le politique n'est pas prcisment rig en pouvoir autonome. a. D a n s les socits lignagres, le politique relve essentiellement de l'ordre parental ; le groupe de descendance, lignage ou segment de lignage, y constitue l'unit politico-juridique de base et la parent y ordonne des rapports d'autorit

1. H . S. Maine, Ancient law, 1861 ; L . Morgan, Ancient society, 1877. 2. E . E . Evans-Pritchard, The Nuer, 1940.

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et de solidarit en vue de la communication et de l'quilibre social. Trois traits principaux y caractrisent les rapports politiques : E n premier lieu, une plus ou moins grande mobilit. L e groupe parental n'est pas fig. D'abord il s'ouvre des gens d u dehors (on y intgre des pouses, on y incorpore des trangers); ensuite, il est appel s'approfondir et s'tendre par la naissance de nouvelles gnrations; enfin, il peut se segmenter au-del d'un certain seuil gnalogique, et les segments acquirent alors une certaine indpendance sur le plan externe, o u bien se scinder en deux nouvelles units la suite de conflits internes; c'est ainsi que le m a n q u e ou l'abus d'autorit peut pousser une fraction aller s'installer ailleurs. E n deuxime lieu, les rapports politiques sont hirarchiss selon certains critres, principalement le sexe, la gnration et l'ge mais galement le savoir et les qualits personnelles; c'est dire que le politique est li la gradation des statuts et que le pouvoir y est rparti et distribu selon un ordre hirarchique. Aussi ne rend-on pas compte de cette articulation des pouvoirs en parlant de pouvoir diffus o u de gouvernement minimal M 1 . E n troisime lieu, la violence ne peut se donner libre cours au sein de l'unit politique. Les dtenteurs de l'autorit ont pour vocation d'arbitrer les conflits et d'apaiser les querelles internes par des paroles de conciliation et des rituels de rparation. A la diffrence de la guerre entre units politiques indpendantes, la vengeance (feud) opre l'intrieur de l'unit politique entre groupes adverses; elle est u n processus de prvention et de contrle social, fond sur les principes de rciprocit et de solidarit, qui tend faire respecter l'autonomie et l'quilibre plural des groupes internes2. Ainsi, dans les socits constitues sur le m o d e lignager, la parent ordonne et rgule l'ensemble de la vie sociale; la charte gnalogique tient lieu de constitution, le pouvoir s'exerce sans organes ni moyens spcifiques et ne se laisse pas dissocier de l'ordre parental et des rapports hirarchiques et statutaires qu'il instaure. L e gouvernement n'est alors ni minimal ni diffus ; il est plural et partag entre ceux qui exercent des fonctions d'autorit au sein des diffrents groupes. b. E n m m e temps qu'elle dfinit et dlimite sa propre temporalit par le jeu des gnrations et des lignes, la parent s'inscrit dans u n certain espace territorial. Quelle que soit sa dispersion gographique, le groupe parental a une1. G . Balandier, Anthropologie politique, 1967; L . Mair, Primitive government, 1962. 2. R . Verdier, L a vengeance , tudes d'ethnologie, d'histoire et de philosophie, vol. I, 1981.

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assise locale, une terre o il trouve son origine, un lieu de fondation. C e lieu, selon la mobilit ou le fractionnement du groupe, sera ici le territoire clanique ou lignager, l celui d'un segment, mais, dans tous les cas, la c o m m u n a u t se trouve unie par un lien de sol. 1. L a notion de terre ancestrale est une donne essentielle sur le plan religieux et politique dans u n trs grand nombre de socits paysannes 1 . D'abord, elle est au fondement m m e de l'institution du prtre de terre, reprsentant du fondateur et symbole de l'unit et de l'intgrit du groupe. Fondamentalement, la terre est le bien des anctres et elle est appele se transmettre leurs descendants; elle ne peut faire l'objet ni d'une appropriation privative individuelle, ni d'une alination l'extrieur. Aussi la terre ne sera-t-elle point cde l'tranger si celui-ci n'est pas intgr la c o m m u n a u t et n'accomplit pas les rituels d'alliance avec ses gardiens spirituels . Ensuite, le conqurant, s'il peut annexer un territoire, soumettre sa population et lui imposer des redevances foncires, ne peut en principe opposer son droit de conqute ceux des premiers occupants et revendiquer la cession d'une terre dont ils ne sont que les dpositaires. D e plus, nous voyons le conqurant chercher faire alliance avec l'autochtone et solliciter la participation du prtre de terre dans l'intronisation du chef ou roi; aussi voit-on coexister la justice du roi et la justice de la terre (pour certaines infractions)*. 2. L a notion de communaut villageoise rend compte du systme politique de nombreuses populations o la parent et la territorialit s'articulent pour dfinir un espace politique deux dimensions; il y a d'un ct le groupe familial, de l'autre le village, qui regroupe un ensemble de maisons et qui constitue une entit autonome et souveraine. L e village n'est pas une simple juxtaposition de lignages exploitant en c o m m u n un terroir , mais l'expression spatiale d'une c o m m u n e volont de vivre ensemble sous l'autorit du reprsentant le plus g du lignage fondateur. L a ralisation du projet c o m m u n a l repose alors sur les associations d'ge qui assurent l'ducation civique et religieuse des jeunes et, par l'apprentissage de conduites de fraternit et d'amiti, instaurent un exercice collgial de l'autorit'. 3. L e concept de cit peut, nous semble-t-il, tre utilement introduit pour dfinir le systme religieux, territorial et politique de certaines c o m m u nauts souveraines, non groupes en villages, dont les groupes domestiques disperss sur u n territoire c o m m u n , face l'tranger ou l'ennemi, partagent

1. R . Verdier, Chef de terre et terre de lignage , dans Jean Poirier (dir. publ.), tudes de droit africain, 1965. 2. M . Izard, Les archives orales d'un royaume africain : recherches sur la formation du Yatenga, 1980. 3. G . Le M o a l , Les Bobo, nature et fonctions des masques, 1980.

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R . Verdier

un ensemble de pratiques culturelles et rituelles en vue de garantir la prosprit et la paix entre leurs m e m b r e s , sous la protection de leurs dieux. L a cit est d'abord u n territoire qui renvoie l'occupation de ses fondateurs claniques ou lignagers ; l'espace civique s'y constitue autour de ses lieux de fondation, qui sont autant de sanctuaires o les reprsentants qualifis des divers groupes domestiques viennent apaiser les anctres et esprits pour le bien-tre gnral. L a c o m munaut civique s'difie, partir et au-del des liens de parent et d'alliance, par l'accomplissement des crmonies culturelles, des rituels de classes d'ge et d'initiation, qui font de l'individu u n citoyen, et par l'instauration d'assembles publiques pour prendre les dcisions collectives et rgler les litiges internes1. 4. E n revanche, le concept de fodalit, bien que certains auteurs l'utilisent, ne devrait pas tre appliqu au sens strict, dans sa double connotation conomique et politique, et c'est de faon abusive qu'on a p u comparer le souverain africain au seigneur du M o y e n A g e , qui tirait sa puissance politique et conomique de la terre. C'est ainsi que J. J. M a q u e t donne de la fodalit une dfinition purement politique et la rduit arbitrairement aux relations personnelles de protection et de services 2 . D e m m e , J. L o m b a r d , traitant de la fodalit bariba, a d reconnatre qu'il n'y avait pas proprement parler de lien cr par le fief et que le seigneur n'avait que des droits politiques sur la terre. L a catgorie dirigeante, tout en s'arrogeant le droit de n o m m e r le chef de terre, admit le principe de sa propre lection u pouvoir suprme par u n conseil lectoral prsid par le chef autochtone et en fit m m e , dans la plupart des cas, u n premier ministre avec pouvoir de rgence ou de supplance. E n outre, il tait d'usage que le conqurant prit f e m m e dans les familles autochtones et gnralement dans celle du chef de terre ; si, pour le jeune Bariba, le pouvoir politique tait du ct de ses pres , c'est d u ct des mres et dans le groupe autochtone qu'il allait se faire bnir et recevoir la protection des gnies locaux*. Si parent et terre sont bien, de faon complmentaire, la source primaire du politique, elles lui confrent pareillement sa mesure et sa limite : le pouvoir qui y puise sa source ne peut et ne doit pas s'riger en instance autonome et organe diffrenci. E n effet, l'ordre parental et local est l'origine de distinctions statutaires et de relations d'autorit (commandement/obissance), mais il n'institue pas en principe des rapports de puissance (domination/soumission) faisant de l'individu le sujet d'un pouvoir auquel il ne participe pas et l'usager d'une terre qui ne lui appartient pas.1. M . Verdier, La cit kabiy traditionnelle , Annales universitaires Bnin, 1979. 2. J. J. Maquet, U n e hypothse pour l'tude des fodalits africaines , Cahiers d'tudes africaines, n 6, p . 292-313. 3. J. Lombard, Structures du type fodal en Afrique noire, 1965.

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D a n s les socits paysannes constitues sur le m o d e Iignager, la terre n'est pas u n bien qu'on monopolise et capitalise, elle est tous ceux qui en usent et la font fructifier; de m m e , la parent n'est pas un lien qu'on annexe et s'approprie, elle est la trame qui fait de l'un l'gal (ou l'ingal) de l'autre et de chacun l'oblig de tous. D a n s ces conditions, le pouvoir qui s'enracine dans la parent et dans la terre ne peut qu'tre un pouvoir plural distribu entre les diffrents groupes de parent et de localit. S'il s'affranchit de ses dterminations premires, il se coupe et s'isole et il doit, sous peine de rbellion, chercher une autre lgitimit pour justifier sa force ; ainsi, il revendiquera la matrise d u sol au n o m d'une premire ou plus ancienne occupation, ou bien de son droit de conqute; au prix de cette rupture avec ses fondements et ses bornes il accde l'autonomie et se constitue en pouvoir propre.

Droit, ordre cosmique et contrle socialE n passant du plan politique au plan juridique ces deux plans tant dissocis ici pour les besoins de l'analyse il nous faut introduire une troisime dimension, sous peine de mconnatre la nature propre de ce qu'il est convenu d'appeler le droit traditionnel : la dimension parentale et territoriale doit tre ajoute la dimension cosmique. Le visible et Vinvisible N e refaisons point l'erreur de vouloir confondre droit et religion , c o m m e si toutes les normes de conduite, en provenance de l'au-del, taient sanctionnes par les bndictions ou les maldictions de forces invisibles. Il s'agit de prendre en compte, dans l'tude d u phnomne juridique, le double aspect de la socit qui intgre dans son organisation d'ensemble les vivants et les anctres, et, plus gnralement, les tres visibles et invisibles. Ce ddoublement n'est autre, si l'on veut, que la traduction, sur le plan spirituel, des deux autres dimensions, parentale et territoriale. Parent et terre sont porteuses de vie le sang et le sol en sont les supports symboliques mais condition de recevoir le souffle gnrateur de vie, manant des esprits ou gnies. E n l'absence de leur action bnfique, la vie m a n q u e son renouveau; elle va, si l'on peut dire, son extinction et ne peut se rgnrer sans tre le relais d'une vie antrieure. O n s'efforcera alors, par le canal des libations et offrandes sacrificielles, de rtablir la communication entre les deux m o n d e s et d'changer nouveau la vie entre ses donneurs (les esprits) et ses dpositaires (les h o m m e s ) .

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La dpendance hirarchique D a n s cet univers o il n'y a pas de solution de continuit entre la vie d'ici-bas et celle de l'au-del, le mot hirarchie prend toute sa force et donne son sens la notion de dpendance 1 . La dette de vie L a vie humaine est la fois une succession de mouvements lis aux grands m o m e n t s de la mort et de la naissance, d'une part, de l'initiation et du mariage, d'autre part, et, en m m e temps, un tissage de liens, qui, se nouant ces diffrentes tapes, relient l ' h o m m e ses anctres, ses aeux paternels et maternels, ses compagnons de classe d'ge et de travail, ses allis par mariage enfin. tre libre, c'est d'abord appartenir une ligne, c'est ensuite fonder un foyer. L a libert fait dfaut l'esclave, dpourvu defiliation,et le clibataire ne la possde qu' moiti. Aussi la naissance et le mariage sont-ils les deux facteurs primordiaux de la reconnaissance sociale de l'individu, et, ici et l, il lui faut payer son d. Qu'est-ce dire"? Situ la croise des lignes paternelle et maternelle, l'enfant, la naissance, est identifi u n anctre de l'une ou de l'autre; il doit cet anctre d'exister et il en est, d'une certaine faon, le reprsentant; c'est dire qu'il nat avec une dette de reconnaissance qu'il aura soin d'acquitter tout au long de sa vie, en maintes circonstances, par des libations et des offrandes. A cette premire obligation ou dette d'ancestralit vient s'ajouter, quand l ' h o m m e prend f e m m e , la dette qu'il contracte vis--vis de ceux qui la lui ont donne; cette dette de nuptialit, il nefinirapoint de l'acquitter tant que son pouse enfantera. O n mesure alors la place eminente d u frre de la f e m m e (celui qui, symboliquement, a renonc sa sur son profit) et l'importance de son rle en tant qu'oncle utrin. La rciprocit des droits et des devoirs Alors que notre subjectivisme moderne nous incite mettre en avant les droits de l'individu et laisser dans l'ombre les devoirs qui leur correspondent, la pense juridique traditionnelle conoit l'individu partir des fonctions qu'il exerce et des obligations qu'il assume. D e m m e que la libert de la personne prend naissance dans les liens qui la rattachent la communaut, de m m e ses droits puisent leur origine n o n dans son individualit propre, mais dans les devoirs qu'elle est appele accomplir, selon la position sociale qu'elle occupe dans le groupe 3 . 1. L . Dumont, Homo hierarchicus, 1966. 2. R . Verdier, Malheur de l'homme et mise mort de l'animal domestique dans la socit kabiy , Cahiers systmes de pense en Afrique noire, n 5, 1981. 3. R . Verdier, Premires orientations pour une anthropologie du droit , Droit et cultures, n 1, 1981.

Rflexions critiques sur les notions de droit et de pouvoir dans l'Afrique prcoloniale

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Le groupe, qu'il s'agisse du groupe parental ou local, est autre chose que la s o m m e des lments qui le composent; il n'est pas u n simple agrgat d'individus, il est une universitas au sens romain du terme quod universitatis est non est singulorum {Digeste, I, 8, loi 6) , il est un tre personnalis qui a u n n o m et u n patrimoine diffrents de ceux de ses m e m b r e s considrs ut singuli. L'exemple, cit plus haut, de la terre d u lignage, qui ne peut tre aline l'extrieur et doit se transmettre aux gnrations futures, illustre bien cette finalit collective du groupe parental, que, dans notre jargon juridique, nous dirions dot de la personnalit juridique ou morale. Aussi la notion de statut joue-t-elle u n rle essentiel dans les socits traditionnelles; le groupe dfinit la position sociale de chacun et l'ensemble des droits et devoirs rciproques qui y correspondent; mais cette position n'est pas close et statique et la gradation des statuts rpond u n quilibre dynamique des tres et des choses en mouvement au sein de la c o m m u n a u t . L a colonisation a profondment dnatur ces rapports sociaux en les figeant et en les bloquant; de nombreux groupes furent alors atomiss et perdirent leurfinalitpropre. L e droit, coup de sa contrepartie, devint privilge et le devoir devint contrainte oppressive : la hirarchie des statuts fut ds lors source d'ingalits et d'abus. La force des interdits et Vordre de la loi Les ethnologues vitent en gnral de parler de lois; quand ils tudient les prohibitions et empchements, ils utilisent habituellement les termes d'interdits et de tabous et confrent une valeur religieuse l'acte ngatif ou l'abstention. Toutefois, la notion d'interdit donne lieu diverses interprtations. Les uns mettent l'accent sur l'isolement ou la sparation de l'tre o u de la chose interdite, sur son danger et sa contagiosit, ou encore sur son ambivalence affective (attrait d u dsir d'un ct, crainte d u malheur de l'autre); d'autres soulignent sa fonction classificatrice et ordonnatrice; ainsi, pour M a r y Douglas, l'interdit vise tracer les contours d u cosmos et de l'ordre social idal ; la rupture d'interdit instaure alors le dsordre et constitue une menace de pollution et de contagion1. Les juristes, de leur ct, n'utilisaient pas, au temps colonial, le terme de loi propos d u droit indigne ; ils se servaient d'ordinaire d u m o t coutume et de l'expression droit coutumier , rservant le terme de loi aux normes de conduite importes par la puissance coloniale2. O n se bornera ici souligner la confusion terminologique de l'expression droit coutumier , qui, contrairement l'usage extensif qui en a t fait, ne1. M . Douglas, De la souillure, 1979. 2. R . Verdier, L'acculturation juridique , Anne sociologique, vol. 27, 1976.

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concernait que le droit, intermdiaire entre le droit traditionnel et le droit moderne, qui tait appliqu et sanctionn par les juridictions de droit local cres par le lgislateur colonial. Il faut donc se demander si, dans le droit traditionnel qu'on doit se garder de confondre avec le droit coutumier colonial , il y avait une notion de loi et ce qu'elle reprsentait. A dfaut d'une tude approfondie du vocabulaire employ dans un grand nombre de langues africaines, on se contentera de quelques exemples. Les Tswana utilisent le m o t molao pour dsigner la loi en gnral et ne s'en servent que rarement pour parler d'un ordre ou c o m m a n d e m e n t du chef; c'est, nous dit Schapera, qu'ils pensent leurs lois c o m m e ayant exist depuis que l ' h o m m e a t cr, ou c o m m e ayant t institues par Dieu et les esprits ancestraux. Cela n'implique pas qu'aucune loi ne soit considre c o m m e l'uvre de l ' h o m m e . Mais il s'ensuit u n point important : la procdure judiciaire est utilise en grande partie pour renforcer l'observance des usages tablis depuis longtemps et confirms par la tradition *. Le m o t mandingue sira appartient au vocabulaire thico-juridique; il signifie la voie, le chemin; on parle de la voie des anctres, de la voie de Dieu. Qui sort du chemin est u n dviant. Pour M . B . Traor, il s'agit d'une valeur fondamentale qui connote le vrai et le juste et implique l'ide de conformit et de soumission l'ordre moral et social. L e sira a en vue la paix sociale et le respect de chacun et des diffrences statutaires. Qui transgresse le sira s'expose la violence symbolique d u nyama, sorte de puissance d u moi collectif qui est l'origine de tous les sentiments de culpabilit et d'angoisse qui s'emparent de ceux qui ne respectent pas les normes de conduite sociale'. Chez les Kabiy, l'ordre et la rgulation sociale reposent sur la notion de sonsi; celle-ci dsigne essentiellement les grands rituels ancestraux, en particulier les crmonies de classes d'ge et d'initiation. Leur accomplissement ractualise la fondation de la socit et confre au peuple son identit et la communaut civique son unit. Il s'agit finalement de la charte religieuse et politique de la socit; dans chaque cit, le grand prtre, descendant du fondateur du clan, en est l'incarnation vivante. L a loi garantit la fcondit et la paix; lui, il est l ' h o m m e de la terre et de la fcondit et ainsi toute violence lui est interdite3. Ces quelques exemples montrent bien que, dans la tradition africaine, la loi est un ordre qui s'impose l ' h o m m e et qu'elle diffre radicalement de notre conception moderne d'un c o m m a n d e m e n t manant de l'autorit politique. E n ce sens, on pourrait rapprocher la conception africaine de la loi d u nomos1. I. Schapera, A handbook of Tswana law, p. 39, 1938. 2. M . B . Traor, Rgulation sociale, justice et rsolution des conflits chez les Malink et Bambara du Mali , Droit et cultures, n 2, 1981. 3. R . Verdier, Cit des dieux, cit des hommes, 1981.

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grec ancien qui a un sens religieux et moral assez voisin de cosmos (ordre, arrangement); la loi aurait t u n principe de classification et de solidarit, par quoi se dfinit u n quilibre entre des dtenteurs de prestiges magicoreligieux (thme mythique des dianomai1). Cette loi fondamentale, qui ordonne les rapports humains au sein de la nature et de la socit, est vhicule par les mythes et lesrites.L ' h o m m e devra en faire l'apprentissage au sein de la famille, puis lors de l'initiation ; devenu pleinement h o m m e , il sera dsormais tenu de se conformer aux normes en vigueur, sous peine de sanctions. Les deux ples de la justice E n regard de la loi, naturelle et sociale, il y a deux justices, ou plutt la justice a deux ples correspondant aux deux dimensions, visible et invisible, de l ' h o m m e et du m o n d e : celui d'en haut, des anctres et esprits ; celui d'en bas, des h o m m e s . C o m m e n t ces deux ples coexistent-ils et s'articulent-ils'? La justice des esprits rappelle l ' h o m m e qu'il y a des rgles sacro-saintes qu'il ne doit pas enfreindre, sous peine de donner libre cours au dsordre. D a n s de nombreux rcits de cration nous voyons Dieu instaurer l'ordre c o m m e une force s'opposant au drglement initial; le dsordre est alors refoul, mais, telle la part sombre de l ' h o m m e en proie ses passions (envie, jalousie, vengeance, etc.), il demeure prsent dans l'univers et menace tout instant de se rpandre. Les interdits fondamentaux touchant la sorcellerie, l'inceste, au vol ou au meurtre visent le canaliser; les rompre c'est non seulement s'exposer soi-mme au malheur, c'est encore faire courir aux autres u n risque mortel. Il incombe alors aux esprits, gardiens des normes ancestrales, d'agir de leur propre chef ou sur l'intervention d'agents qualifis (devins, prtres) pour mettre fin aux actes criminels qui menacent l'ordre et restaurer l'quilibre des forces en prsence. Selon la gravit de l'acte commis, il s'agira tantt de chtier le criminel en le frappant de maladie ou de mort, tantt de l'inviter s'amender, rparer ses torts et se purifier3. Alors que la justice des esprits restaure la communication d u visible et de l'invisible rompue par la transgression, la justice humaine vise au rtablissement de la paix et des relations sociales entre partenaires de l'offense. C'est seulement s'il s'agit d'un crime odieux portant atteinte l'intgrit du groupe qu'on procde l'limination du coupable par bannissement ou mort. E n cas de d o m m a g e matriel ou moral, tout est mis en uvre pour parvenir rconci1. L . Gernet, Recherches sur le dveloppement de la pense juridique et morale en Grce, 1917. 2. P . Agondjo, L a notion d'espace juridictionnel en droit bantu , Droit et cultures, n 2 , 1981. 3. G . L e M o a l , Rites de purification et d'expiation , dans Systmes de signes, 1978.

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lier les parties. Pour le mdiateur, l'arbitre ou le juge, il ne s'agira pas d'appliquer une rgle mais d'apprcier les comportements de chaque partenaire et de peser les torts; si chacun est fautif, il tentera de le leur faire reconnatre; ce sera le gage le plus sr de la rconciliationfinalecherche par le juge; sa dcision devra d'autant plus recueillir l'accord des groupes en prsence qu'il n'a pas, le plus souvent, le m o y e n de la faire appliquer1. A u terme de ce bref essai, on ne peut qu'en souligner les limites et insuffisances, qui sont dues deux principales raisons : D'abord, rendre compte dans une langue trangre d'une pense politique et juridique autre, au m o y e n d'un vocabulaire occidental moderne inadquat, est une entreprise quasiment impossible; c'est pourquoi il nous a fallu redfinir certaines notions, c o m m e celle de loi, liminer certains termes, c o m m e celui de fodalit, ou certaines formulations, c o m m e celle de pouvoir diffus ou minimal, et tenter d'en proposer d'autres, c o m m e cit o u pouvoir plural; Ensuite, traiter la pense traditionnelle de faon unitaire et historique, c'est cder la tentation d'un discours ethno-philosophique cherchant reconstituer une vision du m o n d e collective et inconsciente , une sagesse informule . Nanmoins, malgr le bien-fond de ces critiques, nous avons conscience d'entreprendre une remise en cause de notre terminologie et de nos concepts qui devrait contribuer, avec l'aide des historiens et des philosophes, une meilleure comprhension de la pense traditionnelle et moderne africaine.

1. R . V a n Rouveroy, Conciliation et qualit des relations sociales chez les A n u f o m du nord du Togo , Droit et cultures, n" 2, 1981.

Vers une dcolonisation de la modernit : ducation et conflits culturels en Afrique de l'EstAli A . Mazrui et T. WagawPeut-on moderniser sans occidentaliser ? C'est l une question qui se pose avec opinitret en Afrique. L'Afrique pourra-t-elle jamais adopter le nouvel univers de la technologie et de l'tat-nation, les nouvelles ralits de la participation l'conomie mondiale, les nouveaux langages de la communication et de la diplomatie internationales, les nouveaux jouets et les nouveaux gadgets, depuis le transistor jusqu'au lave-vaisselle, sans subir une acculturation de plus en plus profonde ? Pourra-t-elle apprhender l'ensemble des sciences et des techniques occidentales sans capituler devant la culture de l'Occident? Bien entendu, ces questions se sont dj poses dans d'autres rgions du m o n d e . C'est au Japon, en 1868, aprs la restauration Meiji, et en Turquie, aprs la premire guerre mondiale, la suite de la rvolution d'Ataturk, que se sont produites les confrontations les plus dramatiques. Les Japonais ont alors adopt une attitude de slectivit culturelle pleine de discernement, qui s'exprimait par la devise : Techniques occidentales, esprit japonais ! Ils ont dcid de retenir, parmi les lments du patrimoine occidental, ceux qui leur convenaient. Les techniques les intressaient avant tout, mais ils taient dcids garder l'me japonaise une place suffisante pour que leur socit reste authentiquement elle-mme. L a Turquie de K e m a l Ataturk dcida, quant elle, qu'un corps moderne ne pouvait se dvelopper avec une m e traditionnelle et qu'il tait impossible d'utiliser les techniques de l'Occident sans en adopter la culture. L e rgime d'Ataturk prit donc des positions extrmes : il encouragea le port de vtements europens, incorpora des mots europens la langue turque plutt que d'en emprunter l'arabe et acclra le rythme de la lacisation de la population jusqu' adopter des attitudes antireligieuses. Ataturk avait dcid que l'occidentalisation tait le seul m o y e n d'atteindre la modernit. E n revanche, les Japonais estimaient qu'on pouvait y accder par diffrents chemins. Si l'on se fonde seulement sur les rsultats obtenus, il semble que ce soit le Japon qui ait eu raison. Avant m m e que se produise le deuxime miracle conomique qui devait suivre la seconde guerre mondiale, les Japonais ont montr qu'ils taient capables de rivaliser avec l'Occident sur le plan technique sans emprunter trop de choses la culture occidentale.

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II existe d'autres diffrences entre le Japon et la Turquie qui pourraient expliquer que ces deux socits n'ont pas obtenu les m m e s rsultats. C'est pourquoi chaque socit non occidentale doit tudier elle-mme le dilemme o elle se trouve enferme. Cette tude se limite l'ducation, qui, de bien des points de vue, constitue le principal domaine o se joue le conflit culturel que connat l'Afrique. Quelles taient, en Afrique de l'Est, les traditions en matire d'ducation avant l'arrive des puissances impriales europennes? Quels taient les grands objectifs et les grandesfinalitsde cette ducation traditionnelle ? Quels changements l'application du modle europen a-t-il entrans ? Telles sont quelquesunes des questions que nous nous proposons d'analyser. Avant que s'exerce l'influence des Europens, il existait trois traditions ducatives en Afrique de l'Est : la tradition indigne, Fafro-chrtienne et l'afro-islamique. L'Afrique de l'Est possdait donc u n triple hritage antrieurement l'occidentalisation. Par tradition indigne, nous entendons les mthodes et coutumes ducatives pratiques par les diffrents groupes ethniques. Des communauts c o m m e celles des Baganda, des Gikuyu, des Samburu, des Somali et des Chaga avaient toutes leur systme de transmission des connaissances, des valeurs et des ides. L'ensemble des systmes ethniques constituait ce que nous appelons la tradition indigne. L a tradition afro-chrtienne concerne surtout, mais non exclusivement, l'Ethiopie. D a n s la plupart des rgions de l'Afrique de l'Est, le christianisme a t apport par les missionnaires et les enseignants. L a religion et la culture qui s'taient construites autour de la personne de Jsus sont arrives avec l'tiquette import d'Europe . Toutefois, l'Ethiopie constitue, dans l'Afrique noire, une exception frappante. C'est au ive sicle de l're chrtienne que le christianisme y a pntr, une poque o une grande partie de l'Europe n'tait pas encore christianise. A u cours des sicles, les cultures locales thiopiennes ont t christianises dans une large mesure, mais, en revanche, le christianisme s'est sensiblement africanis en Ethiopie. L'ducation dispense dans ce pays par l'glise copte a donc t u n amalgame tonnant de diverses traditions, si bien qu'elle tait trs diffrente de celle qu'on pouvait recevoir dans les coles cres par les missionnaires europens. L a troisime tradition qui existait en Afrique de l'Est avant l'arrive des Europens tait la tradition afro-islamique. Elle tait transmise dans toute la rgion, notamment par les coles coraniques. L'influence des Arabes de la valle du Nil et d u sud et de l'est de l'Arabie y tenait une place importante, mais les dirigeants musulmans locaux jouaient aussi leur rle dans le domaine de la culture et de l'ducation. Tel tait donc le triple patrimoine dont avait hrit l'Afrique de l'Est prcoloniale. Puis, au cours du dernier tiers d u xixc sicle et d u premier quart

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du x x e , l'Europe a tabli de faon dcisive sa prsence dans cette partie du m o n d e . Avec elle arrivait aussi un quatrime modle d'ducation. L e grand dilemme devant lequel s'taient trouvs les Japonais aprs la restauration Meiji et les Turcs surtout aprs la premire guerre mondiale c o m m e n a bientt se poser aussi en Afrique. Les cultures africaines taient-elles anachroniques ? D a n s ce cas, pouvaient-elles tre mises jour sans tre compltement remplaces par la culture europenne? U n e modernisation slective constituait-elle une contradiction en soi? Chaque puissance coloniale abordait d'ailleurs ce problme de manire diffrente. Les Britanniques se rapprochaient de l'attitude japonaise : ils pensaient qu'une modernisation slective tait ralisable, que l'apport occidental ne devait pas ncessairement dtruire dans leur intgralit les traditions des peuples coloniss. Sur son propre sol, la Grande-Bretagne avait toujours pratiqu une politique culturelle favorable une modernisation slective. Elle avait amen l'Europe la rvolution industrielle tout en conservant des institutions monarchiques et aristocratiques. Pendant un certain temps, la GrandeBretagne fut la fois l'atelier du m o n d e et le paradigme du fodalisme modernis. Il arrivait que la C h a m b r e des lords discutt de l'industrialisation, n o n sans faire parfois obstacle aux ides manifestes par la C h a m b r e des c o m m u n e s . L a Grande-Bretagne et le Japon russirent pendant u n certain temps faire d'une structure de classe semi-fodale un instrument de l'industrialisation. L'une et l'autre exploitrent les attitudes de dfrence qui taient dans leurs traditions et transformrent cette forme de respect en discipline. L e gnie syncrtique du Japon s'est maintenu plus longtemps que celui de la GrandeBretagne, mais il est vident que c'est cette sorte de gnie qui a sous-tendu certains aspects de la politique coloniale britannique. L a doctrine de l'administration indirecte sur laquelle reposait la politique des Britanniques dans leurs colonies africaines les conduisit tirer parti des institutions et des cultures locales plutt que de les dtruire. Ils se servirent des rois ougandais et des princes nigrians, respectrent de nombreuses cultures locales et encouragrent l'usage des langues locales, dans l'enseignement primaire au moins. E n revanche, les Franais se rapprochaient d'Ataturk et de la rvolution turque plus que de la restauration Meiji. Semblable en ceci la politique d'Ataturk, celle que la France appliquait dans ses colonies partait du principe qu'on ne pouvait imaginer qu'une seule voie pour parvenir la modernit et la civilisation : celle qu'avait emprunte l'Occident. L a conception franaise tait m m e , peut-tre, encore plus troite, car cette voie devait tre franaise. E n tout cas, une doctrine globale de l'assimilation fut labore Paris, qui avait pour objet de faire des Africains des gens presque franais. Sur le plan de l'ducation, cela signifiait que, dans une large mesure, les coles coloniales taient intgres au systme d'enseignement de la mtropole et qu'il n'tait pas question d'utiliser les langues africaines pour l'enseignement dispens dans

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ces coles. Alors qu'en Afrique anglophone les coliers ne se voyaient pas obligs d'apprendre la gographie en anglais avant leur troisime ou leur quatrime anne d'tudes, les coliers de l'Afrique francophone devaient se plonger dans les complexits de la langue franaise ds la premire anne. Le relativisme culturel n'avait qu'une influence restreinte sur le programme d'tudes des institutions coloniales. Il s'agissait de mettre le colonis aussi rapidement que possible au contact de la relle et authentique culture ducative franaise. Si la Turquie tait tombe sous la coupe de la France, Ataturk aurait pleinement sympathis avec la mission que s'tait assigne ce pays. Mais s'il existait des diffrences d'attitude entre les puissances coloniales, ce n'tait qu'une question de degr. Sous la domination coloniale ou nocoloniale, quelle que ft la puissance rgnante, l'Afrique a t modernise par le biais de l'occidentalisation. Les coles cres sous le patronage des missionnaires ou des puissances coloniales taient calques sur les institutions europennes. Aujourd'hui encore, ces coles demeurent euromodernes dans leur conception, et elles devront se transformer pour devenir des agents d'ducation afro-modernes. Voil donc les quatre traditions qui feront l'objet de la prsente tude. Ajoutons que ces traditions seront envisages par rapport quatre objectifs essentiels, diffrents quoique se chevauchant parfois, de l'ducation. Premirement, le systme d'enseignement a-t-il essentiellement pourfinalitimplicite et explicite de servir la socit ? Si tel est le cas, ses principaux objectifs sont d'ordre sociocentrique. Le systme d'enseignement a-t-il essentiellement pour but de servir Dieu? L'objectif religieux d'une cole coranique, o u d'une cole religieuse thiopienne, est-il si puissant qu'il constitue en quelque sorte la raison d'tre de l'entreprise? D a n s l'affirmative, l'orientation d u systme d'enseignement sera thocentrique. Le systme d'enseignement cultive-t-il et encourage-t-il une comprhension globale de la nature et de l'univers, indpendamment du service de la socit ou de Dieu? Cherche-t-il dvelopper la curiosit l'gard de questions aussi diverses que l'accouplement des coloptres et le mouvement des astres? E n ce cas, on dira que ces branches du systme d'enseignement sont, dans une certaine mesure du moins, d'ordre cocentrique. O u bien le systme d'enseignement a-t-il c o m m e finalit dernire de permettre chaque individu, h o m m e ou f e m m e , de s'accomplir, et de librer l'individualit et les nergies cratrices de chaque tre? Si la philosophie d u systme d'enseignement comporte u n engagement envers cet idal d'individualisme, son orientation sera, dans une certaine mesure, gocentrique, le terme tant utilis sans connotation pjorative. Outre les quatre traditions de l'ducation (indigne, afro-chrtienne, afro-islamique et euromoderne) et ses quatre objectifs, la prsente tude

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portera sur les trois fonctions remplies par l'ducation en Afrique de l'Est : la formation, la socialisation et Y acculturation. L a formation consiste, selon nous, en la transmission des connaissances. L a socialisation dsigne la transmission des valeurs, des points de vue et du sentiment de l'identit par rapport la socit au sens large. L'acculturation entrane des transferts entre cultures, l'empitement d'un systme de valeurs sur u n autre, et parfois des interactions de civilisations. N o u s allons maintenant relier ces trois fonctions de l'ducation aux quatre objectifs et aux quatre traditions de l'exprience ducative en Afrique de l'Est.

L a tradition indigneU n e des caractristiques de l'ducation indigne ( tribale ) en Afrique de l'Est est la diversit de ses applications. Les systmes d'enseignement des diffrentes communauts ont toujours cherch transmettre des techniques varies dans le cadre de la culture traditionnelle, allant d u domaine conomique agriculture et levage aux techniques guerrires. D a n s de nombreuses communauts traditionnelles, l'enseignement des techniques guerrires tait u n lment important du rite de passage pour chaque enfant de sexe masculin. D e la m m e manire, l'enseignement des techniques de subsistance constituait un pralable important l'initiation l'ge adulte. L'ducation traditionnelle comportait trs souvent aussi une ducation sexuelle dont les agents de transmission n'taient ni des enseignants indiffrents, loigns de la famille, ni les parents. E n principe, l'ducation sexuelle tait dispense par les oncles, les tantes ou les grands-parents selon l'usage en vigueur dans chaque communaut. L'ducation sexuelle s'adressait, bien entendu, aux garons c o m m e aux filles, mais d'autres aspects de la prparation aux tches domestiques variaient selon le sexe. D a n s certaines socits, la culture de la terre faisait partie de l'enseignement donn aux femmes, tandis que la garde des animaux tait une prrogative masculine. O n demandait en outre aux femmes d'acqurir la connaissance des techniques domestiques traditionnelles soins donner aux enfants, cuisine, etc. E n m m e temps, l'ducation traditionnelle se caractrisait par sa nature non formelle. N o u s prfrons n o n formelle ici informelle , m o t qui s'applique quelque chose d'accessoire et de n o n structur. D'importants domaines de l'ducation traditionnelle comportaient des structures parfois trs complexes. D e m m e , on ne saurait considrer c o m m e accessoires certaines mthodes de socialisation et de formation en usage dans les socits traditionnelles. L a transmission des