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UN COMPLOTTENTACULAIRE
Madeleine Kucinskas-Bartoli
19.92 524281
----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique
[Roman (134x204)] NB Pages : 256 pages
- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 19.92 ----------------------------------------------------------------------------
Un complot tentaculaire
Madeleine Kucinskas
Nov 2013
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Le soleil était aveuglant sur cette terrasse en bord
de mer, et la Méditerranée reflétait le bleu du ciel,
apaisée, animée de quelques points brillants comme
autant d’étincelles électriques. Un homme à la
silhouette sportive et élancée était assis à une table et
son regard se perdait vers l’horizon où glissait un
bâtiment blanc de la SNCM. Ce bateau venait du
continent, dans quelques moments il accosterait à
Bastia.
Mais l’homme ne regardait pas spécialement le
bateau. La tasse de café et les toasts d’un breakfast à
l’anglaise voisinaient avec des papiers imprimés
annotés d’une écriture fine et rapide et avec un mini
ordinateur Apple. L’inconnu se leva et vint
s’accouder au rebord de la terrasse. Son jogging bleu
foncé accentuait encore la minceur de son corps
longiligne, mais des épaules larges et un visage
énergique, hâlé, démentaient cette impression de
fragilité. Donald Brazauskas, agent du F.B.I. envoyé
en mission en Corse, était arrivé l’avant-veille tôt
dans la matinée en cette fin du mois de Septembre. Il
était difficile d’imaginer, devant le spectacle paisible
qu’offrait la côte paresseusement étalée au soleil,
quelles avaient été les épreuves de cette traversée. Il
avait bien failli ne pas pouvoir embarquer à Marseille,
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car un vent violent soufflant en tempête – pointes de
200 km/heure disait la Météo – risquait de déstabiliser
le bateau.
Le lendemain matin au port de Bastia, la manœuvre
s’était révélée difficile et dangereuse. Un imprudent
avait fait une chute mortelle juste à l’arrivée, entre quai
et navire… Cet accident malheureux avait ému et
horrifié les passagers, comme une sorte de mauvais
présage. Mais aussi, pourquoi cet homme avait-il
choisi d’aller fumer une cigarette, seul à l’arrière, alors
qu’on avait conseillé aux voyageurs de rester dans
leurs cabines jusqu’au débarquement, pour ne pas
gêner ? Brazauskas eut un soupir excédé… Nom de la
victime : un certain Sampiero Galvani, trente-cinq ans,
originaire de Calvi et travaillant à Bastia chez un
concessionnaire de voitures. Pas d’histoires, pas de
famille non plus. Etonnant pour un Corse, alors que la
plupart des habitants de l’île sont dotés d’une
nombreuse parenté. Donald composa un numéro sur un
portable spécialement adapté aux besoins de ses
missions lointaines. Presque tout de suite, après un
grésillement ; il obtint son correspondant outre-
Atlantique, à quelque 8.000 km de distance et six
heures de décalage horaire.
– Jeremy, je ne te dérange pas trop ? Juste réveillé
peut-être ?
– Inexact, mon vieux, tu peux dire que je ne me
suis pas couché… Ils ont eu une séance dans la salle
de crise, avec les huiles habituelles. Le président était
dans tous ses états. Ce qui a transpiré de cette réunion
– enfin, ce dont on a bien voulu nous informer – c’est
que nous entrons en campagne immédiatement, et pas
pour du menu fretin, je t’assure !
– Alors ?
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– Alors tu fais ton boulot, avec l’ordre de mission
qui t’a été donné. Mais attends-toi à ce que ça
déborde de beaucoup le cadre initial.
– Tes projets pour l’immédiat ?
– Pour l’instant je ne bouge pas, le temps de faire
quelques recherches dans les dossiers, de préparer des
contacts en Europe… après un briefing avec mon chef,
et je devrai partir. Où ? je ne sais pas exactement…
tout dépendra des toiles d’araignées qu’on va trouver.
Et toi ?
– Honnêtement, je pédale dans la choucroute
comme disent nos amis Français. Je suis à la poursuite
de fantômes… un accident stupide s’est produit dans le
port de Bastia le jour même de mon arrivée, c’est tout.
On se tient au courant, mais c’est moche, moche.
– Bon courage, à bientôt mon vieux ! J’ai envie de
dire « See you later » tant je suis persuadé qu’on se
reverra bientôt…
Brazauskas reposa son portable, dégoûté. Rarement
il s’était trouvé aussi incertain face à une mission. La
hiérarchie l’avait envoyé en Corse pour bousculer un
réseau de trafic de stupéfiants très organisé et qui, on le
soupçonnait, ne se limitait pas au marché de la drogue
mais avait aussi des implications politiques dans
plusieurs pays, aux Etats-Unis notamment. A Bastia,
Donald logeait chez des amis de Peyrac, Commissaire
principal au Quai des Orfèvres. Ce dernier connaissait
de longue date le Commissaire Charles Pierangeli de la
Brigade des Stups à Marseille. Pierangeli était encore
en fonctions pour deux ans. Ensuite… il voudrait sans
doute aller retrouver son île natale, des parents, des
amis. Brazauskas avait pu le rencontrer brièvement,
quand son avion s’était posé à Marseille. Le temps
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d’échanger quelques souvenirs et de recevoir les clés
de l’appartement de Pierangeli, dans une résidence peu
éloignée de Bastia, sur la côte.
– Tu seras vraiment chez toi, avait dit Charles.
Surtout ne te gêne pas et n’hésite pas à contacter le
Commissaire de la police du coin – au cas où tu en
aurais besoin. C’est un type bien, et il a le mérite
d’être très au courant de la faune locale. Je n’ai pas
besoin de te recommander de la circonspection, en
Corse plus qu’ailleurs !
Puis-je te contacter ?
– Bien sûr ! Nous sommes de vieilles connaissances.
Tu connais mes méthodes, je connais les tiennes, on se
complète parfaitement. Quand on a démantelé le gang
d’Amérique Latine et désactivé son chef multiforme, on
a de l’expérience, avait-il ajouté en devinant la
perplexité de Brazauskas.
Donald réfléchissait à l’emploi de sa journée. Il
décida d’aller « en ville » prendre un premier contact
avec l’atmosphère et les hommes qu’il devait voir.
Son chef Herbert Palewsky, un Américain d’origine
polonaise, l’avait reçu peu avant son départ pour
l’informer des détails de sa mission.
– Ce sera « cavalier seul », avait-il dit à sa manière
abrupte et avec un léger accent pourtant très
reconnaissable. Vous aurez besoin de ces gens, ce qui
ne veut pas dire qu’ils seront toujours ni complètement
coopératifs. Ils ne seront pas totalement fiables… et de
plus, vous serez en Corse, ce qui veut dire que vous
aurez à compter avec un état d’esprit spécial… l’esprit
de l’île, l’esprit d’indépendance… « la Corse avant
tout ».
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– Chacun met son pays d’origine, ses racines, au-
dessus de tout, avait répliqué Brazauskas en songeant
que deux générations de Lithuaniens-Américains
n’avaient pas suffi, quant à lui, pour occulter cette
sorte d’appel intérieur qu’il ressentait toujours à son
arrivée en Europe… cet appel vers une contrée du
Nord peu connue, pas très étendue géographiquement,
mais qui représentait l’origine de ses ancêtres.
– Oui, mais là, c’est autre chose encore… vous
verrez !
Brazauskas n’avait pas de voiture. Il verrait à en
louer une si nécessaire, mais pour l’instant il prendrait
le bus, démocratiquement. Il avait échangé sa
serviette habituelle contre un sac à dos et abandonné
son costume classique pour une tenue de sport assez
décontractée. Il emportait cependant une canne légère
pliable, car sa jambe gauche, blessée lors d’une
poursuite épique plusieurs années auparavant, le
faisait encore souffrir.
– Il y a eu des lésions vasculaires et nerveuses
importantes, avait déclaré le spécialiste. Accident ?
– On peut dire cela, avait répliqué Donald, toujours
sur la défensive.
– Vous avez remarquablement récupéré. Cependant,
le muscle a souffert, et il faut vous ménager si vous ne
voulez pas avoir une crise de tendinite qui vous
incapaciterait pour de longs jours…
– O.K… et Brazauskas était reparti, muni d’une
ordonnance pour antalgiques et d’une canne
d’appoint.
Le bus arrivait, la station se trouvait juste au bas
de l’immeuble. Il démarra, et Brazauskas n’eut que
le temps de s’asseoir pour ne pas être déséquilibré,
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sur cette route sinueuse où le chauffeur conduisait à
une allure rapide qui allait de pair avec sa dextérité.
Le public était familial : des gens qui allaient à leur
travail, des élèves de collège ou de lycée, des
ménagères. Donald fut surpris de constater que les
automobilistes, quel que fût leur véhicule, cédaient
le passage aux piétons… il n’y avait pas de feux
rouges ! On attendait, sans nervosité apparente, que
la voiture d’enfant et la jeune maman, ou la personne
âgée s’appuyant sur une canne aient traversé à leur
rythme.
– Après un quart d’heure de route le bus arrivait à
Bastia Ville, le long de la place Saint Nicolas. C’était
d’ailleurs le terminus. Brazauskas fit une pause sous
les palmiers avant de commencer son exploration de
la ville. La première adresse figurant sur sa liste était
le garage Isorini, situé dans une rue latérale coupant
le Boulevard Paoli, l’artère principale. Oui… il était
là, devant lui. Donald parlait bien le Français, avec
néanmoins un accent américain indéniable, il pourrait
facilement se renseigner. D’ailleurs, s’il songeait à
louer une voiture, c’était bien là une première étape.
Il s’engagea sur le Boulevard qui montait en pente
assez accentuée tout au long de son trajet, remarquant
au passage les nombreuses boutiques et commerces
de toutes sortes qui font du Boulevard Paoli l’artère
centrale, vitale du Bastia moderne. Il trouva
facilement le garage indiqué, qui était en même temps
un concessionnaire de voitures. Vitrine large, à
travers laquelle on pouvait apercevoir un ou deux
modèles exposés, bureau d’accueil design, hôtesse
aimable et décorative. Brazauskas s’avança vers le
comptoir et la jeune femme, prévenante, s’offrit à le
renseigner.
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– Faites-vous des locations de voitures, madame,
je souhaiterais voir les conditions et éventuellement
les modèles disponibles…
– Certainement, monsieur… nous louons
effectivement des véhicules et avons habituellement
un choix assez vaste à proposer à nos clients, mais…
– Il y a un problème ?
– Hélas, oui. Notre entreprise a été totalement
désorganisée par un drame dont a été victime un
membre de notre équipe… nous avons rouvert
seulement aujourd’hui, et Monsieur Sampiero
Galvani…
– Vous voulez dire la victime de l’accident du ferry ?
– Oui, monsieur. Cela a été affreux… il n’est pas
mort immédiatement, savez-vous… mais les soins
d’urgence et une opération n’ont pu éviter le pire.
La jeune femme était visiblement émue.
– Je compatis sincèrement, dit Brazauskas… Ne
pourrais-je voir personne qui soit en charge des
opérations de vente ou de location ?
Donald apprit qu’il lui serait possible de voir le
directeur de l’Agence, un nommé Pasquale Battisti,
dès qu’il serait de retour d’une convocation à la
police : il était souvent contacté pour donner son
témoignage dans cette affaire, mais il ne savait pas
grand’chose. « … vous savez, Monsieur Battisti ne
connaissait pas vraiment Sampiero. Ils s’entendaient
bien pour le travail, car Sampiero était très actif et
consciencieux, mais il n’était pas depuis très
longtemps parmi nous… »
– Depuis ?
– Dix mois seulement. Il est arrivé en début
d’année, et malgré cela il était très expérimenté, il a
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joué tout de suite un rôle important… Il venait de
demander un congé d’une huitaine de jours pour se
rendre à Marseille où il avait de la famille. Et puis, au
retour…
– Je comprends, dit Donald simplement. Je vous
remercie, Mademoiselle, je reviendrai plus tard dans
l’après-midi, voir votre patron.
Brazauskas, sortant de la boutique et déambulant le
long des rues au hasard, réfléchissait intensément.
Une longue habitude de garder son sang-froid lui
avait permis de rester indifférent quand l’hôtesse
avait mentionné le nom de son patron. « Pasquale
Battisti » … mais bien sûr ! C’était le premier nom
des contacts à renouer. Des notes secrètes précisaient
qu’il pourrait s’agir d’un agent double, qu’il
convenait de toute façon d’être très prudent à son
égard. Son employé avait eu un accident mortel au
retour d’un voyage sur le continent… et cela sur le
même bateau qui l’avait amené, lui, Brazauskas. Y
avait-il un lien entre ces données et l’accident,
apparemment fruit du hasard ? « Le hasard n’existe
pas, c’est une convergence de déterminismes » …
Brazauskas était arrivé, au bas du Boulevard, sur la
place Saint Nicolas, vaste rectangle bordé d’arbres sur
ses quatre côtés et où se voit la statue de Napoléon
entourée de palmiers. Cette place très agréable,
pourvue de bancs nombreux, est le lieu de promenade
et de repos privilégié des Bastiais. L’une des longueurs
du rectangle est bordée de restaurants, sans
interruption. Les parasols et tables de leurs terrasses
empiètent sur la place, cependant que le restaurant
même se trouve en face, de l’autre côté d’une rue assez
étroite qui longe la place. Donald était indécis, face à
un si grand nombre de restaurants aux noms alléchants
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et promettant tous des produits de la mer. Il était midi
et demi. Le soleil, qui avait fait sa réapparition depuis
le matin, aurait pu permettre un déjeuner sur les
terrasses, mais en cette saison on ne déploierait pas les
parasols. Le voyageur, éprouvé par les élancements de
sa jambe, préféra déjeuner à l’intérieur du restaurant
choisi, à l’enseigne du « Palais des Glaces ». La salle
était vaste, bien organisée, et l’ambiance conviviale.
Aux murs, des reproductions de paysages magnifiques
comme on en trouve à chaque instant sur les côtes
Corses. Ajaccio et sa baie, Bonifacio avec sa citadelle,
ses constructions militaires anciennes et ses falaises de
craie surplombant des criques profondes, telles des
fjords Norvégiens…
Le premier soin de Brazauskas, confortablement
installé dans un fauteuil de moleskine, fut de prendre
son antalgique avant le début du repas. Le menu lui
proposait des plats aussi variés que l’avaient été les
enseignes de restaurant. Les charcuteries corses
étaient à l’honneur… Mais il tomba sur la page des
fruits de mer : gambas géantes sauce cacahuètes
accompagnées de légumes grillés du Midi.
– Je vous le recommande, monsieur, dit le serveur.
Brun, hâlé encore de l’été, cet homme jeune avait
l’amour de sa cuisine. Il fit en détail la liste des
ingrédients employés, tous choisis avec soin et
judicieusement dosés. Donald, assez étranger à ces
subtilités culinaires, fut séduit par l’enthousiasme du
garçon. Il ne fut pas déçu. Sur une assiette
rectangulaire immense, on lui servit des gambas de
taille plus que respectable, roses et dorées à souhait,
avec l’accompagnement de toute une série de
coupelles de sauces et assaisonnements. Il aurait
souhaité prendre un verre de ce vin blanc fruité que
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lui vantait le serveur, mais il se rappela à l’instant que
les antalgiques ne s’accordaient pas avec ce genre de
choses.
Savourant ses gambas tel un connaisseur, en
Lithuanien épris de la mer et de ses produits, Donald
jetait un regard observateur sur les autres clients.
C’était l’heure du déjeuner, beaucoup de convives
venaient des bureaux voisins, des écoles, des
administrations locales. On parlait vite, et en Corse
parfois, les filles étaient jolies… brunes, cela va de
soi, coquettes mais avec une certaine sobriété dans
leurs vêtements. Le service était très performant, on
voyait que de façon générale les convives n’avaient
pas trop de temps pour savourer un repas agréable en
retrouvant quelque ami. Echange de nouvelles, de
confidences… puis on se séparait après un café
expresso vigoureux. Donald fit de même, mais
prolongea un peu son repas : il voulait arriver au
magasin du concessionnaire à l’heure où il pourrait
voir le patron.
Au moment où il allait régler l’addition, son
attention fut attirée par une jeune femme qui déjeunait
à une table non loin de lui. Elle ne lui faisait pas face,
il ne voyait que son profil, ses cheveux et ses
vêtements. Mais… n’était-ce pas l’hôtesse du
concessionnaire de voitures ? Aucun doute, c’était
elle. Seule à sa table et ne se croyant pas observée,
elle avait un air de tristesse qui n’échappa pas à
Donald. Elle avait commandé un poisson enveloppé
dans une papillote, qu’elle n’avait pas terminé
d’ailleurs… et une salade. A présent, ayant refusé tout
dessert et terminé un expresso, elle se levait,
s’apprêtait à se lever et à partir. Il n’était qu’une
heure et demie… l’horaire du magasin précisait 14
2 13
heures 30. Elle n’allait donc pas au bureau tout de
suite. Donald décida de la suivre, il avait réglé déjà sa
consommation, ce serait facile.
A la sortie du restaurant, flânant le long des
magasins de souvenirs et de cartes postales,
Brazauskas se laissa distancer par la jeune femme.
Elle n’allait pas vite, elle n’allait pas loin non plus.
Obliquant vers la droite, elle s’engagea sur la place, la
traversa et alla s’asseoir sur un banc du côté opposé,
où un homme ne tarda pas à la rejoindre : la
cinquantaine, un peu trapu, cheveux encore très bruns
de Méridional. Rendez-vous d’amoureux ? Non, car
ils se montraient très sobres de gestes de tendresse ou
même d’amitié. Ils étaient assis tous deux côte à côte,
l’homme parlait à présent, continûment. La jeune
femme écoutait, hochait la tête de temps à autre,
comme pour un acquiescement. Donald feignait
d’être très absorbé par les posters de l’Office du
Tourisme qui se trouvait à mi-chemin, au bas de la
place, mais il était frustré de ne pouvoir entendre ni
deviner quoi que ce soit, comme d’être obligé de
rester debout. A un certain moment, le compagnon de
la jeune femme sortit de la poche de sa veste un
paquet de petite taille… plutôt un objet enveloppé
dans un papier, et le remit à sa voisine. Celle-ci resta
un moment avec l’objet dans ses mains, la tête
penchée. Donald ne pouvait voir son visage, mais il
pensa qu’elle pleurait lorsqu’il la vit prendre son
mouchoir et s’essuyer la joue… L’inconnu fit un
geste de réconfort, il saisit son bras et lui parla de plus
près… paroles apaisantes… confidences ? Peu après,
ils se levèrent. L’homme n’accompagnait pas la jeune
femme qui, après avoir mis dans son sac l’objet
qu’elle avait reçu, se mit en devoir de retraverser la
2 14
place, dans la direction de Brazauskas, peut-être pour
se rendre au bureau ?
Donald à présent remontait à sa suite le Boulevard
Paoli, tournait dans la rue de l’Agence – encore
fermée. La jeune femme prit une clé et ouvrit une
porte latérale où elle disparut. L’affiche dans la
vitrine précisait toujours : 14 heures 30 – 18 heures
30. Il était 13 heures 50. Brazauskas s’installa à un
petit bistrot situé presque en face et attendit. Sa jambe
était douloureuse, l’antalgique n’avait pas encore eu
le temps d’agir et il maudissait les délais d’action des
médicaments dits « à libération prolongée » ! Vingt
minutes plus tard environ, une voiture de couleur
sombre, une BMW, exécutait la manœuvre pour
pénétrer dans le garage attenant à la boutique. Un
homme d’une cinquantaine d’années, assez corpulent,
à l’air décidé et impérieux, reçut l’accueil empressé
de l’ouvrier du garage, et Donald n’eut aucune peine
à deviner qu’il s’agissait du patron. Pénétrant dans la
boutique de la même façon que son employée, il lui
adressa quelques brèves paroles et monta l’escalier
intérieur conduisant à son bureau, en duplex au-
dessus de l’agence. Brazauskas ne bougeait pas : il
serait temps de traverser la rue quand la boutique
serait ouverte. L’hôtesse de l’accueil feuilletait un
Bottin, prenait un appel téléphonique, écrivait
quelques notes…
A 14 heures 30 exactement, la jeune femme se leva,
alla vers la porte principale et débloqua l’ouverture de
la grande baie de l’Agence. Quelques instants plus
tard, Brazauskas se trouvait à nouveau devant elle. Elle
le reçut avec la même amabilité sans faille, mais il était
visible qu’elle avait pleuré. Ses yeux brillaient, son
maquillage avait subi une retouche hâtive. Devant elle,
2 15
un rectangle de carton indiquait son identité :
« Marguerite Filippi ». Donald se surprit à la
dévisager… Ses cheveux coupés assez court, auburn et
naturellement souples, lui donnaient un air de page.
Ses yeux… noisette ?
– Vous désirez voir Monsieur Battisti, n’est-ce
pas ? lui demanda-t-elle de sa voix douce et posée.
– C’est cela. Vous m’avez reconnu ?
– Bien sûr, Monsieur, nous avons l’habitude,
surtout en cette période assez calme, de remarquer les
clients qui viennent du continent. En parlant, elle
prenait le téléphone intérieur, décrochait :
– Monsieur, un de nos clients souhaiterait vous
parler…
– Je ne sais pas… je suis occupé. Que désire-t-il ?
– C’est pour une location de véhicule, assez
prolongée semble-t-il. Comme vous êtes maintenant
en charge de ce genre de choses, j’ai pensé que…
– C’est bon. Le nom de ce monsieur ?
Brazauskas déclina son identité, et la jeune femme
fut surprise de l’acquiescement rapide de son patron.
– Vous avez de la chance, fit-elle remarquer en
reposant le récepteur. D’ordinaire, quand il travaille
là-haut, il est comme absent de l’Agence. Il est vrai
que nous ne sommes plus nombreux au bureau…
A nouveau la tristesse envahissait son visage.
Donald se dirigea vers l’escalier intérieur qui faisait
communiquer le hall d’entrée de l’agence avec le
bureau en duplex, au premier étage. La porte était
ouverte, et monsieur Battisti l’accueillit aussitôt.
– Bonjour Monsieur, puis-je vous être utile ? Ce
disant, il refermait la porte et indiquait à Brazauskas
un siège face à son fauteuil.
2 16
– Vous êtes Mr. Brazauskas ?
– Exact.
– Nous avons quelque chose à nous dire ?
– Qu’en pensez-vous ?
– Affirmatif. J’ai été averti de votre venue. Vous
êtes arrivé mercredi soir, le jour où…
– Le jour de l’accident de votre employé. On
m’en a informé… c’est bien triste et regrettable…
une telle imprudence, chez un homme sensé et
responsable…
Les réponses se succédaient, brèves et claquant
sèchement. Les deux hommes avaient plutôt l’air
d’adversaires s’étudiant avant le combat que de
personnes censées échanger des informations pour un
projet commun. Monsieur Pasquale Battisti, la
cinquantaine un peu dépassée, un embonpoint
raisonnable maintenu à un aspect vigoureux, avait le
cheveu très noir et une calvitie commençante. Ses
yeux noirs également fuyaient volontiers le regard,
dirigés assez souvent vers un objet, un papier sur son
bureau… toute autre chose que le visage de son
interlocuteur. Donald Brazauskas, élancé, qu’on
devinait sportif à la carrure athlétique de ses épaules,
n’offrait pas un visage serein, car sa tendinite le
faisait encore souffrir. La douleur aidant, il attaqua le
premier, amenant une lueur de satisfaction dans le
regard de son vis-à-vis.
– Monsieur Battisti, votre nom m’a été donné
comme celui d’un contact habituel à Bastia. Notre
département est au courant d’une opération de trafic de
stupéfiants qui concernerait non seulement la Corse et
la Provence mais pourrait étendre ses ramifications
encore au-delà. Vous avez des précisions ?
2 17
Pour toute réponse, Battisti ouvrit un tiroir de son
bureau. Il jura, en Corse, remuant avec colère des
papiers épars.
– Non… elle n’est pas là… Pourtant ce matin
même je l’y avais laissée, en prévision de votre
arrivée.
– Qu’aviez-vous laissé ?
– Une liste, que je voulais vous remettre… il est
impossible que je me sois trompé.
– Etes-vous sûr de vos employés ?
– Absolument. D’ailleurs, à l’Agence même ils ne
sont pas nombreux, Mademoiselle Filippi à la
réception et au Secrétariat et… il y avait Monsieur
Galvani, aux relations publiques et vente. Tous les
autres, M. Leca au garage assisté de M. Tomasi, plus
deux intermittents – des jeunes – n’avaient
aucunement affaire dans mon bureau.
– Vous n’avez pas encore remplacé M. Galvani…
Pourtant son poste est d’importance, puisqu’il traitait
avec les acquéreurs et locataires de véhicules.
– En effet. C’est pour cela que j’assure moi-même
l’intérim en ce moment. Vous souhaitez vraiment
louer une voiture ?
– Oui. Elle me sera utile pour mes déplacements.
Pourriez-vous retrouver certaines des indications
figurant sur la liste égarée ?
Battisti le pouvait, et il donna à Brazauskas une
suite de noms, assez courte, dont il vérifia les
adresses par ordinateur. « Je ne puis rien vous dire de
plus, ajouta-t-il, ma mémoire n’est plus ce qu’elle
était, et j’ai énormément de soucis professionnels ».
Donald pensait qu’avec ces premiers noms son
travail était déjà tout tracé. il reviendrait sans doute
2 18
voir Battisti dans les jours suivants ? La réponse fut
affirmative, pourtant l’homme restait évasif et
réticent. Les deux hommes étaient debout maintenant,
près du mur vitré qui faisait de ce bureau une cage de
verre. Tout à coup il y eut un bruit sec, un
ébranlement de la paroi, puis plus rien. Battisti avait
pâli… « Voyez, » dit-il en désignant la vitre. Celle-ci
avait résisté, mais on distinguait nettement l’impact
du projectile, de l’autre côté du verre sécurisé, avec
les ondes tout autour…
– Je vois, dit Brazauskas. Mais il faut que j’aie ma
voiture, sincèrement.
Plus tard, Brazauskas put repartir au volant d’une
Opel gris métallisé qu’il avait louée pour une
semaine.
2 19
Chapitre II
Il n’était que 15 heures 30, le soleil avait encore
quelques heures avant de disparaître, d’un rouge
éclatant, entre les montagnes. « Voyons », se dit
Brazauskas, le premier nom de la liste… Costantini
Robert.
Il tient une librairie dans le bourg dénommé
Pietranera. Allons le voir, ça sera une étape de plus.
Ce Battisti a peur, il est peut-être grillé… étrange,
cette attaque.
Quand il lui avait demandé s’il comptait s’adresser
à la police, Battisti avait dit non, alléguant qu’il n’y
avait pas eu de dégâts après tout, et qu’il valait mieux
ignorer. Savait-il que c’était seulement une sorte
d’avertissement ? L’Opel roulait vers le Nord le long
de la côte. Vent, pluie ou neige n’étaient plus qu’un
souvenir et la mer était bleue. Brazauskas obliqua à
gauche, s’engageant sur la colline par une route
nettement escarpée. Le hameau indiqué par la pancarte
était blotti entre les arbres, à flanc de coteau. Aucun
signe d’un commerce. Mais l’agglomération
descendait en fait jusque vers la mer, où les villas « les
pieds dans l’eau » et les boutiques se succédaient.
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Donald réalisa que la librairie qu’il cherchait se
trouvait sûrement le long de la côte. Faisant demi-tour
en arrière, avec difficulté car la route étroite
n’admettait pas plus que la largeur d’une voiture, il
redescendit vers la voie principale qui se dirigeait vers
le Cap.
La boutique était petite mais bien achalandée :
livres, certains de publication récente, revues et
journaux, innombrables présentoirs de cartes postales
et souvenirs. Une femme d’âge moyen, assez peu
avenante mais bonne commerçante, lui proposa son
aide tout de suite.
– Oui… je voudrais une carte routière de la Corse.
– Nous avons cela. La dame sortit d’un tiroir une
carte Michelin soigneusement pliée qu’elle déploya
pour montrer les détails, les distances en kilomètres…
tout ce qui était nécessaire à un parcours touristique
réussi.
– Je la prends. Je souhaiterais parler si possible à
Monsieur Costantini, il se trouve qu’un de ses amis,
qui est aussi le mien, m’a demandé de passer le voir
au cours de mon trajet.
– Mon mari n’est pas là… il est parti pour une
promenade en mer avec son beau-frère : il faisait beau,
il fallait profiter de l’occasion.
– Vous ne savez pas quand il reviendra ?
– Vous savez, on ne peut pas trop dire, avec le
bateau… s’ils décident d’aller un peu plus loin.
Quoique, en cette saison, ils doivent bien rentrer
avant la nuit et le froid.
Brazauskas jugea qu’il valait mieux attendre le
lendemain. Il n’était pas très loin de son appartement, il
prendrait la route mieux préparé, dès le matin. A la