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International Review of Community DevelopmentRevue internationale d’action communautaire
Les rapports entre déracinement et enracinement cultureldans le cadre des phénomènes de migration et de transmissionde connaissancesThe Relationship Between Breaking and Reforming CulturalRoots: Immigration and Cultural LearningLas relaciones entre desarraigo y arraigo cultural en elcontexto de los fenómenos migratorios y de transmisiónculturalM. Nicolet et A.-N. Perret-Clermont
Migrants : trajets et trajectoiresNuméro 14 (54), automne 1985
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1034520arDOI : https://doi.org/10.7202/1034520ar
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Éditeur(s)Lien social et Politiques
ISSN0707-9699 (imprimé)2369-6400 (numérique)
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Citer cet articleNicolet, M. & Perret-Clermont, A.-N. (1985). Les rapports entre déracinement etenracinement culturel dans le cadre des phénomènes de migration et detransmission de connaissances. International Review of CommunityDevelopment / Revue internationale d’action communautaire, (14), 171–176.https://doi.org/10.7202/1034520ar
Résumé de l'articleCet article, empruntant son cadre théorique à la psychosociologie del’apprentissage, se propose d’étudier la nature des obstacles, des malentendus,des difficultés de compréhension pouvant apparaître lors de l’établissement,au sein de la situation didactique, d’une communication entre maître etenfants de migrants à propos d’objets de savoir.En particulier, il sera analysé l’impact sur la relation didactique, de lacristallisation d’autres enjeux que ceux contenus dans la transmission deconnaissances et du transfert possible de significations de l’expérience de lamigration à celle de la scolarisation, toutes deux présentant des analogies parle fait qu’elles questionnent les liens avec la culture et le milieu d’origine.Dans la dernière partie, la question sera abordée de savoir si l’école peut êtreautre chose qu’un facteur de déracinement et qu’un lieu de stigmatisation, et sielle peut, et à quelles conditions, devenir l’occasion d’un meilleurenracinement et d’une élaboration des rapports entre univers de référencedifférents.
Les rapports entre déracinement et enracinement culturel dans le cadre des phénomènes de migration et de transmission de connaissances
M. Nicolet A.-N. Perret-Clermont
L'Ă©cole, Ă la fois lieu d'intĂ©graÂtion sociale et d'exclusion, instruÂment de la culture du pays d'accueil, est souvent placĂ©e au centre des dĂ©bats portant sur l'immigration et les rapports entre population immiÂgrĂ©e et population rĂ©sidante. De ce fait, autour de la problĂ©matique de la scolarisation des enfants migrants se cristallisent des enjeux comÂplexes, souvent contradictoires ; l'obÂjectif de cet article est de parvenir Ă dĂ©gager ces enjeux du fonctionÂnement mĂŞme de l'Ă©cole afin d'Ă©tuÂdier les liens existant entre la migraÂ
tion et l'expérience de la scolarisation.
Dans un premier temps, nous Ă©tudierons les composantes de l'insÂtrument psychosocial particulier auquel les Ă©coles recourent pour instruire et socialiser, la situation didactique, pour ensuite tenter d'analyser certains aspects de son fonctionnement en considĂ©rant plus particulièrement la situation des enfants de migrants. Finalement, nous chercherons Ă avancer quelÂques hypothèses pouvant servir Ă dĂ©finir certaines directions de
recherche et Ă appuyer les dĂ©marÂches d'innovation et d'invention menĂ©es par les diffĂ©rents partenaiÂres de l'entreprise Ă©ducative : enseiÂgnants, parents, Ă©lèves, mouveÂments communautaires.
L'Ă©ducation, dans sa dĂ©finition large de transmission de la culture, de socialisation et de dĂ©veloppeÂment des potentialitĂ©s individuelles (Pain, 1980), est prise en charge dans notre sociĂ©tĂ©, Ă des degrĂ©s variables, par l'Ă©cole, la famille, les mĂ©dias, les milieux professionnels et associatifs. Depuis la seconde
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Les rapports entre déracinement et enracinement culturel dans le cadre des phénomènes de migration et de transmission de connaissances
moitiĂ© du siècle dernier, l'Ă©cole a Ă©tĂ© instituĂ©e comme instrument d'instruction de la masse des enfants d'une sociĂ©tĂ©. Elle est charÂgĂ©e de leur transmettre l'art d'Ă©crire, de lire et de calculer, mais aussi, et de plus en plus, de les initier Ă une sociĂ©tĂ© complexe avec sa foule de connaissances, de techniques, de langues, de savoir-faire professionnels.
L'Ă©ducation remplit en fait pluÂsieurs fonctions, interreliĂ©es et en partie contradictoires : fonctions de conservation, de socialisation mais aussi d'ouverture, d'innovation ; son caractère complexe et multiple se reflète Ă©galement au niveau de l'Ă©cole et conduit Ă ce que l'apprenÂtissage scolaire apparaisse tout Ă la fois comme un instrument d'aliĂ©Ânation ou comme le moyen permetÂtant le dĂ©veloppement de potentiaÂlitĂ©s, cognitives et sociales, libĂ©ratrices.
Cette tension Ă©tait, par exemÂple, particulièrement vive en France au cours du XIXe siècle entre le projet d'instruire le peuple afin qu'il puisse s'adapter aux nouvelles exiÂgences issues de la transformation des enjeux Ă©conomiques et politiÂques et de la volontĂ©, fermement ancrĂ©e dans les milieux au pouvoir, de prĂ©server un certain ordre social. Ce projet a eu beaucoup de peine, dans certaines provinces, Ă s'imÂposer et a rencontrĂ© des rĂ©actions diverses, faites d'indiffĂ©rence ou de rĂ©sistance active, face Ă ce qui
apparaissait comme une mise en cause de la permanence, de la lĂ©giÂtimitĂ© et de l'autonomie des grouÂpes sociaux traditionnels. Ce n'est que sous l'effet conjugĂ© de facteurs Ă©conomiques et dĂ©mographiques que la mission de l'Ă©cole, et ses objectifs, ont Ă©tĂ© acceptĂ©s.
Pour certains groupes sociaux, le dĂ©veloppement de l'Ă©cole a Ă©tĂ© perçu comme une entreprise de dĂ©racinement culturel ; en fait, Ă en croire Crubellier (1974) la mise en place de l'Ă©cole, avec le dĂ©velopÂpement de l'enseignement, visait un double objectif : d'une part, dĂ©possĂ©der le peuple de ses cadres de pensĂ©e disqualifiĂ©s aux yeux des notables, et, d'autre part, promouvoir l'avènement d'une nouvelle culture, subordonnĂ©e Ă celle du groupe devenu dominant : la bourgeoisie.
Ainsi, dans certaines circonsÂtances, l'Ă©cole et la transmission de connaissances peuvent devenir un terrain oĂą se jouent symboliquement des conflits d'intĂ©rĂŞts de personnes ou de groupes sociaux qui, par le biais de processus de valorisation et de dĂ©valorisation de pratiques et de savoirs, visent Ă maintenir, Ă amĂ©Âliorer ou Ă lĂ©gitimer leurs positions sociales.
Pour mieux comprendre comÂment ces diffĂ©rents aspects s'artiÂculent avec la situation d'apprenÂtissage et de quelle manière le rapÂport au savoir peut devenir l'enjeu de relations de groupes, nous avons procĂ©dĂ© Ă une analyse de la situaÂtion sociale par laquelle l'Ă©cole cherÂche Ă rĂ©aliser sa tâche d'Ă©ducation : la situation didactique.
La situation didactique L'Ă©cole rĂ©alise ce projet d'Ă©duÂ
cation Ă travers des personnes insÂtituĂ©es comme « maĂ®tres » et « professeurs »1 ; des savoirs dĂ©fiÂnis comme « contenus de proÂgramme scolaire » ; des examens prĂ©sentĂ©s comme objectifs pĂ©daÂgogiques, d'une part, et comme caractĂ©ristiques des compĂ©tences des Ă©lèves, d'autre part ; des lieux spatiaux et temporels comme cirÂconstances d'enseignement ; et des manuels comme moyens d'instruction.
La situation didactique se caracÂtĂ©rise par le fait qu'elle met en prĂ©Âsence un adulte, enseignant, chargĂ© d'un savoir ou d'un savoir-faire qu'il doit transmettre Ă un Ă©lève (qui est en gĂ©nĂ©ral un enfant) considĂ©rĂ© ignorant de ce savoir et qui est placĂ© dans le rĂ´le de celui qui doit apprenÂdre et dĂ©montrer qu'il a appris.
En classe, le maĂ®tre se prĂ©sente Ă l'Ă©lève avec son « enseigne » (selon l'expression de S. Pain) : le savoir, sorte d'emblème de sa perÂsonne et de son rapport au monde, portion paradigmatique de l'univers de connaissances que l'Ă©lève est ainsi invitĂ© Ă connaĂ®tre, Ă s'approÂprier. Portion seulement, car aucune communication, comme le montre la linguistique contemporaine, ne peut ĂŞtre totalement explicite. La communication repose toujours sur des contextes partagĂ©s qui strucÂturent l'implicite, sur « l'architecture d'une intersubjectivitĂ© » (Rommet-
veit, 1981). La situation didactique n'est pas
totalement isolĂ©e : au contraire, elle se dĂ©roule dans un champ social structurĂ© aussi par d'autres Ă©lèves, d'autres adultes avec leurs emblèÂmes et leur histoire, traversĂ© par des transferts de signification d'une situation Ă l'autre.
La situation didactique se caracÂtĂ©rise par la mise en prĂ©sence de deux univers de rĂ©fĂ©rence, de deux cadres d'interprĂ©tation du rĂ©el. Celui du maĂ®tre est constituĂ© d'un ensemÂble de reprĂ©sentations sociales, proÂpres Ă son groupe d'appartenance, ainsi que d'un ensemble de savoir-faire et de pratiques accumulĂ©s au cours de sa propre expĂ©rience et en particulier de celle d'enseignant ; instituĂ© dans le rĂ´le de maĂ®tre, resÂponsable de la situation didactique, porteur du pouvoir social, c'est Ă travers lui que sont Ă©valuĂ©s les difÂfĂ©rents Ă©lĂ©ments constituant la rĂ©aÂlitĂ© scolaire, que les choses prenÂnent leur valeur, qu'un sens est attriÂbuĂ© aux termes utilisĂ©s, et que sont proposĂ©es les interprĂ©tations des comportements des Ă©lèves. Ses attentes structurent les images qu'il se construit de chacun des Ă©lèves (Gilly, 1980 ; Marc, 1984).
La situation didactique met en prĂ©sence le savoir prĂ©structurĂ© du maĂ®tre et l'interprĂ©tation que l'Ă©lève en fait, Ă partir de la comprĂ©henÂsion d'ensemble qu'il s'est construite de la situation et Ă partir des inforÂmations recueillies et de ses expĂ©Âriences hors du cadre scolaire. Les sources de malentendus sont mulÂtiples, provenant du fait que le maĂ®tre et l'Ă©lève ne possèdent pas les mĂŞmes cadres de rĂ©fĂ©rence, les mĂŞmes structures de pensĂ©e, ont des attentes rĂ©ciproques et des rapÂports au savoir diffĂ©rents.
L'Ă©lève, dans son activitĂ© d'atÂtribution de signification Ă l'objet de connaissance et Ă la situation d'apÂprentissage (Schubauer-Leoni, 1985), recourt au cadre de rĂ©fĂ©rence que lui offrent son milieu familial et
social et son experience scolaire antérieure, lequel peut présenter un degré variable de congruence avec celui en fonction duquel le maître pense la réalité scolaire.
Dès l'Ă©cole primaire, l'enfant est placĂ© devant un ensemble de tâches, des matĂ©riels particuliers dont on attend certains usages ; sur le plan social Ă©galement, l'Ă©lève renÂcontre des attentes, le plus souvent implicites, Ă l'Ă©gard des attitudes et des comportements Ă dĂ©velopÂper vis-Ă -vis du maĂ®tre comme des autres enfants. La comprĂ©hension par l'enfant (et son milieu) de ce qui est attendu de lui Ă l'Ă©cole2, de ce dont il doit faire la preuve, pourra dĂ©pendre en grande partie des modèles d'apprentissage, des reprĂ©Âsentations en vigueur dans la famille et le groupe social de rĂ©fĂ©rence, au sujet des matières scolaires et de leur degrĂ© d'adĂ©quation et d'opĂ©-rationnalitĂ© par rapport aux exigenÂces scolaires.
Ainsi, par exemple, c'est ce qui se passe pour un enfant Ă qui la famille demande de dĂ©velopper une attitude disciplinĂ©e et de retrait par rapport au maĂ®tre et Ă la situaÂtion d'apprentissage (« pour apprendre, il faut bien Ă©couter le maĂ®tre ! »), alors que l'enÂseignant attend et valorise chez ses Ă©lèves essentiellement des comportements actifs et collaboratifs.
Le problème se pose Ă©galement dans les situations pĂ©dagogiques oĂą le passage entre un contexte d'activitĂ© de type ludique et une situation d'apprentissage, rĂ©gie en fonction d'autres normes, dans laquelle il est demandĂ© Ă l'Ă©lève de suivre des consiÂgnes prĂ©cises et de mettre en oeuvre des stratĂ©gies systĂ©matiques, n'est pas expliciÂtement marquĂ© et signalĂ© comme tel.
Par exemple, Ă titre d'illustration, rapÂportons cette observation faite dans une classe de deuxième annĂ©e dans le cadre d'une leçon de mathĂ©matiques sur le proÂduit cartĂ©sien (initiation Ă la multiplication) oĂą il Ă©tait demandĂ© aux Ă©lèves de dessiner tous les bateaux possibles Ă partir de deux types de coques et de trois formes de voile : un enfant, appliquĂ© et consciencieux, a passĂ© une bonne partie de la leçon Ă desÂsiner un bateau en mettant l'accent sur la qualitĂ© du dessin, les interventions du maĂ®tre, trop basĂ©es sur l'idĂ©e que l'Ă©lève partage la mĂŞme reprĂ©sentation du problème, ayant Ă©chouĂ© Ă le centrer sur la tâche et son conÂtenu mathĂ©matique.
Pris dans une activité ludique,
les Ă©lèves (ou du moins certains d'entre eux) peuvent avoir de la peine, et trouver de surcroĂ®t peu lĂ©giÂtime, de dĂ©velopper, sous l'effet d'un changement d'Ă©clairage, une attiÂtude reflexive et analytique; les enfants n'ont pas toujours une vision claire de ce que signifie, par exemÂple, « faire des maths » (peut-ĂŞtre est-ce d'ailleurs Ă©galement le cas pour certains enseignants) et idenÂtifient cette discipline plutĂ´t Ă un ensemble d'activitĂ©s (faire des fiches, dessiner des patates...). De mĂŞme, certains parents ne comÂprennent pas toujours très bien le sens des activitĂ©s scolaires, les liens pouvant exister entre elles et les apprentissages fondamentaux.
Les tâches scolaires posent des problèmes spĂ©cifiques d'apprentisÂsage par le fait mĂŞme qu'elles conÂtiennent toujours en mĂŞme temps (Ă©galement en mathĂ©matiques, cf. Schubauer-Leoni, 1985, et Perret-Clermont, 1984) d'une part, une dimension logique sur laquelle les Ă©lèves peuvent avancer par des reÂstructurations de leur modalitĂ© de pensĂ©e ; et, d'autre part, une parÂtie d'informations et de conventions qui sont, elles, d'origine sociale et culturelle. Or ces dernières sont rarement indiquĂ©es comme telles Ă l'enfant, l'empĂŞchant alors de disÂtinguer « ce qu'il faut comprendre » de « ce qu'il faut admettre ».
Pour acquĂ©rir un savoir autoÂnome, l'individu est amenĂ© Ă faire abstraction des relations dans lesÂquelles les objets de connaissance lui ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s ; la nĂ©cessitĂ© d'admettre l'existence de convenÂtions, de règles prĂ©Ă©tablies, peut ĂŞtre interprĂ©tĂ©e par l'Ă©lève, Ă la lumière de son utilisation par l'enseignant, comme un instrument d'autoritĂ©, comme relevant de la soumission et de la contrainte, et entraver, ainsi, sa dĂ©marche intellectuelle.
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Les rapports entre déracinement et enracinement culturel dans le cadre des phénomènes de migration et de transmission de connaissances
174 L'enfant de migrant face Ă la situation didactique
L'enfant de migrant, dans la situation didactique, se trouve dans une situation comparable Ă celle de la plupart des autres Ă©lèves : invitĂ© par le maĂ®tre Ă s'approprier un objet de savoir, il doit parvenir Ă comprenÂdre ce qu'on attend de lui et se trouve face Ă la mĂŞme nĂ©cessitĂ© d'Ă©tablir une communication, de gĂ©rer la distance entre son univers de rĂ©fĂ©rence et celui du maĂ®tre.
La tension entre cadres de rĂ©fĂ©Ârence est vĂ©cue peut-ĂŞtre plus intenÂsĂ©ment par l'enfant de migrant, car elle renvoie Ă certains aspects de l'expĂ©rience vĂ©cue explicitement par ce dernier et sa famille lors du pasÂsage d'une entitĂ©, dĂ©finissable gĂ©o-graphiquement, politiquement et gĂ©nĂ©ralement aussi linguistique-ment (un pays, une rĂ©gion), Ă une autre. Ce passage s'accompagne de plus, souvent, d'une modificaÂtion du statut social qui est suscepÂtible d'entraĂ®ner Ă son tour une fraÂgilisation des repères et un effriteÂment des attaches familiales et comÂmunautaires originelles (Apfelbaum et Vasquez, 1983).
La migration, vĂ©cue gĂ©nĂ©raleÂment sur le mode du dĂ©racinement, de la rupture avec les cadres d'oriÂgine, risque de contaminer l'expĂ©Ârience que l'Ă©lève et sa famille font de la scolarisation.
Les migrants peuvent Ă©galement rencontrer certains obstacles spĂ©Âcifiques par le fait mĂŞme qu'ils manÂ
quent d'information sur certains aspects du fonctionnement de l'insÂtitution scolaire et qu'ils sont parÂfois dĂ©pourvus de savoirs sociaux sur les règles implicites rĂ©gissant les rapports entre famille et Ă©cole, sur les modalitĂ©s d'entrĂ©e en conÂtact, sur les stratĂ©gies de nĂ©gociaÂtion et de rĂ©solution de conflits proÂpres Ă la culture du pays d'immigration.
La distance culturelle, Ă laquelle s'ajoute une distance sociale, renÂforce encore les problèmes de comÂprĂ©hension et de communication. Les processus de catĂ©gorisation, qui risquent de se produire, vont encore accroĂ®tre les obstacles Ă l'installation de l'intersubjectivitĂ© entre le maĂ®tre et l'Ă©lève : le fait de catĂ©goriser l'Ă©lève comme migrant peut conduire Ă la crĂ©ation d'une image organisĂ©e autour de la seule dimension de sa diffĂ©rence, de son altĂ©ritĂ©. Chaque difficultĂ© dans l'Ă©taÂblissement de la communication sera ressentie et perçue par le maĂ®Âtre comme provenant du fait que l'Ă©lève est d'origine Ă©trangère, et on pourra assister, dans ce cas, Ă un accroissement progressif de la disÂtance entre les deux partenaires de la relation Ă©ducative avec, corrĂ©laÂtivement, le dĂ©veloppement d'attiÂtudes de mĂ©fiance. Ce mĂŞme phĂ©Ânomène risque d'ĂŞtre particulièreÂment fort lorsque, pour l'enfant de migrant et sa famille, se jouent dans la situation didactique leurs relations Ă la sociĂ©tĂ© d'accueil. L'effet de crisÂtallisation des diffĂ©rences et de polaÂrisation des points de vue conduit Ă renforcer encore l'opacitĂ© du rapÂport enseignant-enseigne.
L'Ă©tablissement de la relation didactique peut voir se cristalliser d'autres enjeux que la transmission culturelle ; la relation au maĂ®tre et Ă l'objet de savoir qu'il prĂ©sente et qu'il cherche Ă faire s'approprier par l'Ă©lève, peut devenir l'archĂ©type des rapports entretenus par le migrant et sa famille avec la sociĂ©tĂ© d'acÂcueil, rapports souvent contradicÂ
toires et ambivalents, reflet d'un proÂjet de migration hĂ©sitant entre le « rester et le partir ».
Le modèle proposĂ© par le maĂ®Âtre peut ĂŞtre investi, sacralisĂ©, ameÂnant chez l'Ă©lève une attitude de soumission, ou, au contraire, devenir objet de mĂ©fiance et conduire au dĂ©veloppement d'attitudes de retrait s'il est perçu comme entrant en conÂcurrence avec « l'emblème » du père et mettant en danger la relaÂtion au groupe d'appartenance.
Enracinement et déracinement culturel dans le cadre de l'école
Comment et Ă quelles condiÂtions l'Ă©cole pourrait-elle ĂŞtre autre chose qu'un lieu de stigmatisation, d'exclusion, de hiĂ©rarchisation des savoirs, théâtre des luttes de domiÂnation entre groupes et cultures d'appartenance ?
En instituant l'Ă©cole obligatoire et la dĂ©mocratisation des Ă©tudes, la sociĂ©tĂ© a fait le choix de l'ouverÂture ; les enfants de larges couches de la population qui avaient Ă©tĂ© tenus Ă l'Ă©cart d'une Ă©ducation jusqu'alors rĂ©servĂ©e Ă une minoritĂ© et marquĂ©e par l'univers de rĂ©fĂ©Ârence propre Ă ce groupe, accèdent Ă l'instruction et s'initient aux difÂfĂ©rents instruments de savoir.
Ouvrir l'Ă©cole, c'est aussi prendre le risque d'inviter de nombreux enfants Ă un passage hors de leurs champs socio-culturels d'origine vers d'autres univers de savoirs, de techniques, de rapports au temps,
au monde, aux autres. Il s'agit lĂ aussi d'une « migration culturelle » qui est dĂ©racinement par rapport aux manières de faire, de voir, de dire du milieu d'origine, et qui conÂcerne la majeure partie de la popuÂlation. Dans cette optique, l'Ă©cole a privilĂ©giĂ© une direction dans la relation didactique : celle du dĂ©plaÂcement de l'Ă©lève vers les cadres de pensĂ©e proposĂ©s par l'adulte, favorisant ainsi le dĂ©veloppement d'attitudes de soumission et de conÂformisme, et son corollaire de refus et d'agressivitĂ©, vis-Ă -vis de l'objet de savoir dont le maĂ®tre est l'emÂblème et le porteur.
Notre sociĂ©tĂ© valorisant l'idĂ©e de progrès a mis l'accent, dans l'enÂseignement, sur le dĂ©veloppement de l'individu hors de son tissu social et sur l'ouverture Ă de nouveaux champs de savoir, sans trop se souÂcier de l'effet d'une telle rupture sur l'individu ainsi que de la pertinence des savoirs transmis par rapport aux conditions de vie prĂ©sentes et futuÂres. Les expĂ©riences faites dans le domaine de la formation des cadres du Tiers-Monde en tĂ©moignent (Dinello, 1977).
Ă€ l'inverse, est-il possible de conÂcevoir une Ă©cole qui ne soit pas gĂ©nĂ©ratrice de dĂ©racinement, qui soit occasion d'enracinement dans une rĂ©alitĂ©, dans un univers cultuÂrel sans pour autant ĂŞtre facteur d'enfermement? De ce point de vue, la prise en compte, dans le cadre de la scolarisation des enfants de migrants, de la spĂ©cificitĂ© de leur univers culturel ne risque-t-elle pas de provoquer un enfermement de ces Ă©lèves dans un modèle cultuÂrel rĂ©ifiĂ©, de les figer dans une altĂ©-ritĂ© totale et sans issue ?
L'acte Ă©ducatif oscille tout Ă la fois entre dĂ©racinement, enracineÂment et « mobilitĂ© mentale », Ă savoir cette dĂ©centration qui est nĂ©cessaire pour comprendre les divers univers de rĂ©fĂ©rence en prĂ©Âsence (celui du maĂ®tre et des autres acteurs de la situation) et les relaÂ
tions existant entre eux. Cette mobiÂlitĂ© est nĂ©cessaire car les univers de rĂ©fĂ©rence, entre maĂ®tre et Ă©lèÂves, ne pourront jamais ĂŞtre totaÂlement communs ; de plus, la prĂ©Âsence d'une distance, d'un Ă©cart entre ces rĂ©fĂ©rentiels, est elle-mĂŞme une condition Ă l'existence d'une situation d'apprentissage.
Existe-t-il des solutions aux paraÂdoxes contenus dans le projet d'Ă©duÂcation d'enfants migrants? ComÂment reconnaĂ®tre le monde partiÂculier dans lequel Ă©voluent des enfants sans en faire un nouveau facteur d'exclusion, comment conÂcilier les nĂ©cessitĂ©s d'une ouverÂture culturelle sans provoquer des sentiments de rupture dommageaÂbles sur le plan de l'identitĂ© ? Poser ces questions, c'est inviter Ă un changement de perspective en sugÂgĂ©rant que l'acquisition de savoir peut ĂŞtre conçue autrement que sous la forme de la dĂ©pendance d'un « ignorant » Ă l'Ă©gard d'un « sachant ».
Des tentatives dans le domaine de la recherche de la psychosocioÂlogie de l'apprentissage ont permis de montrer l'importance des conÂflits sociocognitifs et ont mis l'acÂcent sur le rĂ´le structurant des inteÂractions sociales, des confrontations de point de vue, rendant possible d'envisager des situations d'apprenÂtissage dans lesquelles les diffĂ©rents acteurs peuvent faire part de leur point de vue et oĂą seraient revaloÂrisĂ©s les savoirs, les expĂ©riences acquises hors du cadre de l'Ă©cole ; cette ouverture serait d'autant plus profitable que se dĂ©veloppent de plus en plus de nouveaux lieux de transmission de savoirs.
En donnant Ă l'enseignement comme double tâche de favoriser l'enracinement dans une rĂ©alitĂ© complexe et en constant changeÂment, et de contribuer Ă la prĂ©paÂration des Ă©lèves Ă la gestion de situations de conflits, on peut rĂ©enÂvisager l'objet de savoir, la connaisÂsance, d'un point de vue instrumenÂ
tal et non uniquement symbolique. Dans leur enquĂŞte, Apfelbaum et Vasquez (1983) mettent en Ă©vidence, chez les enfants de migrants ayant entrepris des Ă©tudes longues, une meilleure Ă©laboration des rapports entre le « nous » et « les autres » ; ces rĂ©sultats font entrevoir la posÂsibilitĂ© que l'Ă©cole, en prenant acte de la spĂ©cificitĂ© de certaines situaÂtions Ă l'intĂ©rieur d'une prise en compte plus globale, en reconnaisÂsant l'existence, les malentendus et les difficultĂ©s de comprĂ©hension qui naissent des tensions entre uni- 175 vers culturels, offre l'occasion de dĂ©velopper une meilleure comprĂ©Âhension de la particularitĂ© des situaÂtions et concourt Ă l'Ă©laboration de rĂ©ponses plus adaptĂ©es.
Bien des expĂ©riences et des rĂ©flexions sur les pratiques Ă©ducaÂtives anciennes et nouvelles devront encore contribuer Ă discerner Ă quelles conditions l'Ă©ducation scoÂlaire peut ĂŞtre vraiment occasion d'enracinement, et comment se structurent les rapports de l'Ă©lève Ă sa rĂ©alitĂ© prĂ©sente et Ă venir.
M. Nicolet A.-N. Perret-Clermont
Faculté des lettres Université de Neuchâtel
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Les rapports entre déracinement et enracinement culturel dans le cadre des phénomènes de migration et de transmission de connaissances
176 NOTES
1 L'étymologie de ces termes n'est pas dénuée d'inté'êt!
2 Qui varie en plus du primaire au secondaire.
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