karen bowie et rene thom rhcf 1036 39 voyage en train et paysage

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Revue d’histoire des chemins de fer 39 (2008) Le livre des 20 ans de l’AHICF ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Karen Bowie et René Thom Voyage en train et paysage ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Karen Bowie et René Thom, « Voyage en train et paysage », Revue d’histoire des chemins de fer [En ligne], 39 | 2008, mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 12 octobre 2012. URL : http://rhcf.revues.org/1036 Éditeur : AHICF http://rhcf.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rhcf.revues.org/1036 Ce document PDF a été généré par la revue. Tous droits réservés

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  • Revue dhistoire des cheminsde fer39 (2008)Le livre des 20 ans de lAHICF

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    Karen Bowie et Ren Thom

    Voyage en train et paysage................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

    Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales dvelopp par le Clo, Centre pour l'ditionlectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

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    Rfrence lectroniqueKaren Bowie et Ren Thom, Voyage en train et paysage, Revue dhistoire des chemins de fer [En ligne],39|2008, mis en ligne le 01 juin 2011, consult le 12 octobre 2012. URL: http://rhcf.revues.org/1036

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    Voyage en train et paysageVoyage en train et paysageVoyage en train et paysageVoyage en train et paysageVoyage en train et paysage

    Karen Bowie a choisi le texte de cette communication duKaren Bowie a choisi le texte de cette communication duKaren Bowie a choisi le texte de cette communication duKaren Bowie a choisi le texte de cette communication duKaren Bowie a choisi le texte de cette communication dumathmaticien et philosophe Ren Thom (1923-2002), prononcemathmaticien et philosophe Ren Thom (1923-2002), prononcemathmaticien et philosophe Ren Thom (1923-2002), prononcemathmaticien et philosophe Ren Thom (1923-2002), prononcemathmaticien et philosophe Ren Thom (1923-2002), prononce

    lors du colloque Arts et chemins de fer ,lors du colloque Arts et chemins de fer ,lors du colloque Arts et chemins de fer ,lors du colloque Arts et chemins de fer ,lors du colloque Arts et chemins de fer ,33333eeeee colloque de lAHICF runi en novembre 1993 dont les actes colloque de lAHICF runi en novembre 1993 dont les actes colloque de lAHICF runi en novembre 1993 dont les actes colloque de lAHICF runi en novembre 1993 dont les actes colloque de lAHICF runi en novembre 1993 dont les actes

    ont t publis par la ont t publis par la ont t publis par la ont t publis par la ont t publis par la Revue dhistoire des chemins de ferRevue dhistoire des chemins de ferRevue dhistoire des chemins de ferRevue dhistoire des chemins de ferRevue dhistoire des chemins de fer 10-11 10-11 10-11 10-11 10-11(1994)(1994)(1994)(1994)(1994),,,,, pour sa valeur de rfrence et dactualit dans notre pour sa valeur de rfrence et dactualit dans notre pour sa valeur de rfrence et dactualit dans notre pour sa valeur de rfrence et dactualit dans notre pour sa valeur de rfrence et dactualit dans notre

    analyse des paysages crs par le chemin de fer. On voit ici queanalyse des paysages crs par le chemin de fer. On voit ici queanalyse des paysages crs par le chemin de fer. On voit ici queanalyse des paysages crs par le chemin de fer. On voit ici queanalyse des paysages crs par le chemin de fer. On voit ici quele paysage dessin par linfrastructure ferroviaire et celui cr parle paysage dessin par linfrastructure ferroviaire et celui cr parle paysage dessin par linfrastructure ferroviaire et celui cr parle paysage dessin par linfrastructure ferroviaire et celui cr parle paysage dessin par linfrastructure ferroviaire et celui cr par

    la vision du voyageur qui regarde par la fentre du train ne sontla vision du voyageur qui regarde par la fentre du train ne sontla vision du voyageur qui regarde par la fentre du train ne sontla vision du voyageur qui regarde par la fentre du train ne sontla vision du voyageur qui regarde par la fentre du train ne sontpas opposs, mais au contraire trs profondment lispas opposs, mais au contraire trs profondment lispas opposs, mais au contraire trs profondment lispas opposs, mais au contraire trs profondment lispas opposs, mais au contraire trs profondment lis.

    Nous avons conserv la transcription du dbat qui avait suivi cette communication,auquel a particip Jacques Guillerme (1927-1996), autre intervenant ce colloque dont unepartie de luvre a t rcemment rdite*.

    * Jacques Guillerme, L'Art du projet. Histoire, technique et architecture, Mardaga, 2008.

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    PAR LES FENTRES DU TRAIN.LA NOTION DE RFRENTIEL APPLIQUE LART

    DE VOYAGER PAR LE TRAINREN THOMREN THOMREN THOMREN THOMREN THOM

    Dans un texte de souvenirs den-fance Songeries ferroviaires [Thom,1990], jai voqu toute la fascinationque dans mon jeune ge le chemin defer a exerce sur moi. Ici je meffor-cerai dexpliquer ce qui, dans ce quonpeut raisonnablement appeler monvieil ge, subsiste de cet enchantementprimitif. Jai donc pris comme thmede ma communication le voyage enchemin de fer , une activit que jecontinue apprcier grandement bienque les progrs de la technologiemoderne en aient modifi considra-blement le caractre. Il nous faudrabien voquer comment le train achang au cours de ce sicle1 !

    Du temps de ma prime enfance,vers 1925, automobiles et camionstaient encore rares et le chemin defer avait alors un quasi-monopole dutransport terrestre. Mais, ds le pre-mier quart de ce sicle, limpact dutransport automobile sur route se fitsentir. Plus flexible, vitant les ruptu-res de charge, le nouveau transportavait beaucoup davantages. Les pre-mires victimes de cette concurrence

    furent les lignes et rseaux de cheminsde fer secondaires, lignes pour la plu-part cartement rduit et dont lalongueur nexcdait gure la traver-se de deux ou trois cantons. Jai ttrs conscient de cette disparition donton parlait beaucoup en famille lorsde la mort des compagnies locales detramways. Un peu plus tard, lpo-que o jtais collgien, je rvaisdcrire une thse intitule : Gran-deur et Dcadence du chemin de ferdintrt secondaire ... Je ne sais si unetelle thse a t faite depuis et je medemande si, en France, il existe uneinstitution centralisant toutes les infor-mations sur toutes ces petitescompagnies qui disparurent entre1925 et 1940. Il aurait t bon quenun seul endroit on runisse toutes lesdonnes concernant, pour ces com-pagnies, leur naissance (lescirconstances politiques, conomiques,administratives de leur cration), letrac des lignes, le matriel ferroviaireutilis, les horaires dcrivant leur acti-vit jusqu leur disparition et, sipossible, une iconographie relative

    1- Cette communication a t prsente unepremire fois au colloque runi Firminy enseptembre 1992, loccasion du centenairede la naissance dAndr Chapelon.

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    chaque compagnie aussi riche en do-cuments photographiques quepossible. Cest sur ce dernier point, jecrois, quune institution serait bien n-cessaire car cest seulement en ouvrantles archives de famille locales quonpeut esprer recueillir des documentsphotographiques sur lactivit de cescompagnies : une telle prospection neserait pas chose facile faire systma-tiquement. Si jvoque ici le destinmlancolique de ces petits trains, cestque, beaucoup dgards, ils figurentcertainement parmi les premiers caso lvaluation du plaisir ferroviairepuisse se faire sans devoir laccom-pagner des restrictions mentalesinvitables lorsquon entre dans lpo-que moderne. Aprs la mort desrseaux secondaires (si je ne metrompe, leur nombre actuel en France compagnies touristiques exceptes nexcde pas celui des doigts dunemain), ce sont les lignes secondairesdes grands rseaux (le Nord, lEst, lePLM, le PO, etc.) qui, de 1930 nosjours, seront remplaces par lauto-bus. Or, nous le verrons, le plaisir duvoyage en chemin de fer exige dentre pas press. Ce qui fait que lesamateurs du voyage ferroviaire purdevront, sils veulent trouver matire leur faim, se diriger vers les pays duTiers ou du Quart-Monde. Cest lquils pourront trouver les meilleuresoccasions de satisfaire leur passion. Lo il y a peu de routes (et ample po-pulation), on trouve de ces trainsbonds et pittoresques o, chaquearrt, le train subit lassaut dune nue

    de vendeurs locaux de nourriture etde boissons. Ce nest gure quauMexique et au Prou que jai eu loc-casion de pratiquer ce genre de trainsdont lintrt humain se double sou-vent de la traverse dune naturegrandiose. Par contre, il ne faut pasici tre exigeant sur lexactitude deshoraires, ni sur le niveau des accomodations htelires. Bienentendu, il se trouvera peut-treparmi vous des esprits ralistes pourme dire quavant tout le chemin defer est un instrument de transport etque notre poque est celle des fluxtendus . Je me garderai bien de nierlimportance essentielle de la vitessepour la rentabilit du train confront lautomobile, au camion, et lavion.Mais vous me permettrez dabord deparler en esthte oublieux des priori-ts conomiques. Je dirai plus tardcomment ruser pour sauver quelqueagrment dun voyage en TGV...

    Do vient le plaisir que nous don-naient les petits tortillards de noscampagnes ? Je crois que, pour lex-pliciter, il nous faut un peu depsychanalyse... Ce plaisir ne vient passeulement de la contemplation despaysages (sil y en a), ni de la fracheurde la campagne franaise (car, aprstout, la France, de par sa terre et sonclimat, a lune des plus belles campa-gnes du monde). Avant tout, il y a uneidentification de notre propre corpsau vhicule qui nous loge, au convoiqui nous transporte et, pour finir, toutle voisinage que nous pouvons perce-voir ou mme seulement concevoir en

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    tant que carte mentale de notre envi-ronnement. Le mouvement du trainralise une sorte dexpansion graduelledu moi, suivant la cascade des rf-rentiels embots (voir annexe)EGO compartiment wagon convoi total voie environnement

    Mais le plaisir, sil vient essentielle-ment de cette dilatation du moi,change de nature et dintensit selonle stade o sarrte lidentification.Do une gradation naturelle des fac-teurs de plaisir et ce changement derfrence est lui-mme un plaisir.

    IDENTIFICATION AVECLE WAGONLes premiers degrs de la cascade

    sige, compartiment, wagon ne sontpas sans importance, videmment. Leproblme du sige, de la place oc-cuper, du confort gnral de la voituresont des facteurs bien connus et qui,pour certaines personnes, jouent unrle considrable. Dans loptique noncommerciale qui est la ntre actuelle-ment, le problme du confort nestpas essentiel. Beaucoup prfreront la

    sgrgation locale quimposaient lesanciens compartiments la disposi-tion actuelle (couloir central de nosprsentes voitures Corail) : il est de faitque selon cette disposition, il est beau-coup plus difficile dentretenir uneconversation particulire avecaudience limite. Pour un voyageur celui que jenvisage soucieux essen-tiellement de tirer profit de sonvoyage, le choix dune place quilest bon de prvoir variable est aussiimportant jexpliquerai plus tardpourquoi. En ce qui concerne le con-fort du roulement, les secoussestransmises de la voie, on a fait de trsgrands progrs techniques ( la foispour les rails et la suspension) maiscest l un facteur qui intressera sur-tout le voyageur soucieux de repos(ou tenant faire une tche person-nelle, comme lire ou crire) ; notrevoyageur esthte ny attachera pastellement dimportance2 : on peut pla-quer efficacement une mlodieendogne sur le rythme des secoussesdu rail. Rcemment, bord dun ex-press arrivant gare de Lyon, jcoutais,

    2- Parmi les compagnies de chemin de fertouristiques oprant actuellement en Francedeux des plus spectaculaires sont : Le Cheminde fer (ex-minier) de La Mure (Isre) et leChemin de fer forestier dAbreschwiller (Mo-selle). Dans les deux cas, la vitesse est trslente et le matriel extrmement grinant, cequi ne nuit pas au pittoresque.

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    lentre dun soufflet, la vibration ca-ractristique par effet diffrentiel mise par les voitures lorsquelles par-couraient lentre des quais lescourbes des raccordements entredeux aiguillages. Et je me disais que lecompositeur Pierre Henry aurait putirer de cette suite de sons une picemagnifique de musique concrte .Ces dfauts sonores sont en fait desindices qui permettent souvent unemeilleure identification dEGO avec leconvoi. Dans un tunnel de crte onpeut, laudition du bruit des rails,discerner si le train se trouve encoreen monte ou commence descen-dre de lautre ct de la montagne.Jen viens maintenant aux identifica-tions de dernier degr, avec le convoi,avec la voie, avec lenvironnement.

    IDENTIFICATION AVECLE CONVOIDans cette extension notre corps

    se trouve inclus, comme un infime pa-rasite, au sein de ce grand organisme,le convoi. Un imaginaire implicite(peut-tre commun beaucoupdtres vivants) assimile le convoi unde ces animaux dcoups en segmentspar mtamrie, comme la chenille, lelombric, le mille-pattes. Chaque arti-cle de la structure est en ce cas unwagon. Et comme les articles de lani-mal mtamrique peuvent suivant leurposition sur laxe cphalo-caudal ac-qurir diffrentes spcialisationsfonctionnelles (comme la tte, les go-nades, lanus..., etc.), le train prsenteen gnral une structure canonique de

    la tte la queue : locomotive, (autre-fois) tender, fourgon de tte, voituresvoyageurs, fourgon bagages, il seterminait dans les temps anciens parune voiture serre-frein (la caboose destrains du Far-West). Le langage a jesuppose universellement impos entechnique ferroviaire la mtaphorette-queue du convoi (tendue au quaidans la formule clbre : Au boutdu quai les ballots ! ). Pour certainstracs de voie particulirement tor-tueux on peut parfois dune fentreapercevoir une bonne part du convoi,ce qui visuellement ralise une identifi-cation partielle parfois hautementjouissive. Dans cette identification,notre me individuelle cherche un cor-respondant. Elle le trouve dans cecerveau quest la cabine de com-mande, en fait dans la personne duconducteur du train. Bien que la hi-rarchie standard connaisse un chef detrain, je suis convaincu que le con-ducteur est plus important danslimaginaire du voyageur, car ce der-nier joue un rle essentiel dans lacollision virtuelle qui peut affecter letrain en mouvement avec un obstaclefixe ou mobile. Cest lquivalent dupilote de lavion. Dans les trains mo-dernes, le conducteur peut nous donnerpar haut-parleur des informations surles incidents de route (arrts inopins,pannes, incidents divers dorigine in-terne ou externe, etc.) et il le fait, leplus souvent, avec beaucoup de ser-viabilit. On ne stonnera pas si lescontacts entre voyageurs et conduc-teur sont si rigoureusement codifis.

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    Car lintrusion malencontreuse dudsir dun voyageur dans la marchedu convoi peut avoir de funestes con-squences. Quon se rappelle le rcentaccident de la gare de Lyon, caus parune suite dvnements o, lorigine,on trouve une voyageuse tirant la son-nette dalarme pour arrter son train une station non prvue lhoraireet, la fin, un conducteur prenant ledpart de son train larrt avec quel-ques minutes de retard. Je ne crois pasquon puisse, en gnral, accuser lesautorits de minimiser leurs difficul-ts pour obtenir la patience des usagerslors de pannes. Sil mest arriv depester dans un train la suite darrtsinexpliqus, la cause en tait en gn-ral des perturbations politiques(manifestations, barrages de la voie,etc.) extrieures la SNCF et les pro-messes mensongres du haut-parleurny prirent jamais la mme ampleurque les dclarations des compagniesariennes lors dune panne de leurappareil.

    IDENTIFICATION AVECLA VOIELe convoi suit la voie. Il est donc

    normal pour un passager de sintres-ser au trac de la voie. En faisant dabordabstraction du relief (la verticale,troisime dimension), la voie est unecourbe plane. Comme il est bienconnu que la ligne droite est le pluscourt chemin dun point un autre,on doit penser que si la voie est courbeen un point, cest quil y a de srieusesraisons pour quil en soit ainsi. Un des

    grands motifs de rflexion, dans levoyage en chemin de fer, est la justifi-cation du trac de la ligne. Mais avantdaborder ce problme il faut obser-ver que la voie comporte aussidautres singularits que les courbes.Il y a, en particulier, tous ces disposi-tifs quon appelle appareils de voie :aiguilles et signaux en gnral. Ils cons-tituent autant de points singuliers dutrac (par point singulier, jentends ceterme au sens mathmatique : un pointsingulier est un point qui nest pascomme les autres). Les arrts en dehorsdes gares sont en gnral dus la fer-meture de signaux. Le propre de lavoie est de signifier un chemin im-pos (une chrode, comme disait lebiologiste anglais Waddington) maisil reste un lment de libert pour leparcours, cest le choix de la branchede la bifurcation offerte par uneaiguille standard aborde par lapointe. Il nest pas usuel de laisser auconducteur dun convoi le choix dela direction prendre lorsquil ren-contre une aiguille par la pointe (cestlautorit globale qui en principe ledcide et oriente laiguille sur la voiedsire) ; mais jai vu des tramways(urbains) capables dagir sur laiguillequils abordent par commande lec-trique ( Strasbourg autrefois etactuellement ltranger). En arrtdans les gares, pour raliser une cor-respondance, le voyageur pourraparfois tre impliqu dans des manu-vres affectant son wagon. Il nemanquera pas alors dobserver atten-tivement la manuvre en sefforant

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    de la prvoir. Laiguille, au fond, cestla manifestation de la libert humaineau sein de ce monde algbriquementfix quest le schma global des voies.Cest pourquoi, trs frquemment,cest par laiguillage quapparat lacci-dent. On me pardonnera icidintroduire cette auto-citation : Labifurcation engendre la catastrophe... La catastrophe (relativement rcente)de la gare dAy dans la Marne en estune tragique illustration. Il est certainque le trafic ferroviaire externe dansla mesure o il existe est un lmentdu plaisir du voyageur. Croiser un train(surtout sur une ligne voie unique)est toujours un lment de distraction.Mais nous nirons pas jusqu la pas-sion de ces collectionneurs anglais quejai vu noter sur un carnet de routetous les numros des locomotivescroupies au fond des dpts et deswagons de marchandises dormantsur des voies oublies quil leur arrivedapercevoir. Mais un petit sport nonngligeable consiste, en prsence dunevoie de garage parallle celle dutrain, de parier pour la dgradationprogressive de cette voie sous les ar-bustes et les herbes folles ou aucontraire pour sa radmission cor-recte sur la voie principale.

    LA VOIE ET LE TERRAINRevenons donc la voie et ses

    courbes. Pour comprendre le trac dela voie il faut revenir sa fonction pri-mitive : assurer une connexion entredeux points (A) et (B) considrscomme conomiquement importants,

    par exemple deux villes. Le jour oles planificateurs ont considr le pro-blme de dterminer le trac, il estfort rare que le segment rectiligne ABpuisse tre considr comme accep-table. Il peut y avoir contre ce tracdes objections dirimantes, soit lies des obstacles naturels : reliefs, pro-fondes valles, pices deau (lacs ougrands fleuves), soit lies des im-plantations humaines prexistantes :agglomrations rencontrant AB, ouvoisines de AB, industries desservir,etc. En rgle gnrale, on dtermineraun certain nombre de points des-servir Xj intermdiaires entre A et B,lesquels pourront tre ordonns detelle manire quon aille de A en Bpar une suite de trajets XjXj + I quine se rencontrent pas (sur la carte). Ilvaudrait videmment mieux que ladirection XjXj + I pour tout j ne soitpas trop diffrente de la direction glo-bale AB, de manire minimiser lalongueur du trajet global. Ce choixprliminaire des points desservir esten gnral le rsultat dune longue con-frontation dintrts politiques,conomiques, techniques qui nest pasici de mon propos. Une chose y estcertaine : en voulant contenter tout lemonde, on arrive en gnral unemauvaise solution. Rattacher une villenglige au trac dfinitif par un em-branchement est en gnral dconseiller (quon pense au malheurde la ville dAmiens, nglige par letrac du TGV Nord). Le fameuxplan Freycinet qui, au dbut de la IIIeRpublique, se proposait de mettre

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    une gare moins dune journe decheval de tout point de la France con-tinentale procdait sans doute dunelouable intention, mais ne pouvaitconduire qu des projets conomi-quement aberrants ; car ce que la voiedoit concrtiser, ce sont des flux etnon des aires.

    Quoi quil en soit, nous suppose-rons fait ce choix des pointsintermdiaires et nous nous trouvonsramens au problme initial o seulesles contraintes gographiques (reliefet cours deau) sont prendre encompte. Au dbut, la contrainte durelief pesait dun poids relativementlourd car la relative faiblesse de laforce de traction dune locomotiveisole exigeait un coefficient dadh-rence des roues considrable (cecipour un convoi long et lourd), ce quilimitait la pente des rampes admissi-bles quelque 10 pour mille (on allaitjusqu 30 pour mille dans le cas deslignes de montagne, en limitant la lon-gueur des convois). Ces contraintesont pes lourd dans le trac des li-gnes classiques. Nous laisserons ici dect le cas du TGV o lon sest ins-pir de la technique des autoroutes ;dj, en 1910, on avait construit deslignes de tramways de montagne ola pente slevait 8 % (le convoitant rduit une motrice et une re-morque). Cette diffrence techniquea de grands effets sur lattitude denotre esthte qui, en TGV, aura peu se mettre sous la dent. Car la sensi-bilit au relief est lun des lmentsmajeurs du sentiment dappartenance

    au paysage. Par suite de cette infir-mit des trains ne tolrer que de trsfaibles rampes, le trac de la voie entout point ne peut trop diffrer duneligne de niveau. Or comme le mon-trent lenvi nos cartes IGN dchellestandard, en rgions relief vari leslignes de niveau sont loin dtre recti-lignes : elles peuvent prsenter desaccidents angulaires passablement ru-gueux. Do la ncessit des courbespour corriger les discontinuits angu-laires, la ncessit de travaux pourrgulariser le trac. Heureusement lataxonomie de ces carts de niveau estvite faite : sil sagit dun gain en hau-teur, on aura une voie en remblai ; silsagit dabaisser le niveau, on aura unetranche si la diffrence de niveau nex-cde pas une vingtaine de mtres,au-del on envisagera un tunnel. Onsefforcera ensuite, pour minimiser ledplacement de terre, dquilibrerremblai et dblai, un vieux problmequi proccupait dj les ingnieurs envoirie du XVIIIe sicle. Enfin nousmentionnerons la prsence ventuelledouvrages majeurs, comme les ponts(ou viaducs) franchissant de profon-des dpressions et les tunnelsfranchissant une zone trop surlevepour une tranche. Dun point de vuede pure mathmatique, le choix duntrac extrmits donnes est un pro-blme variationnel avec conditionsdinquation portant sur les drivespremires (la pente de la voie) ; en faitce problme compte peu en regarddes contraintes dorigine humaine :politiques, conomiques et financires.

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    Tout est possible si on accepte dymettre le prix. Mais il nempche quele problme gomtrique du tracreste sous-jacent et lintuition que levoyageur en a est un des lments es-thtiques majeurs du voyage enchemin de fer. Le bon voyageur estcelui qui saura se replacer dans lopti-que de ceux qui ont trac la ligne.

    Dans le chemin de fer de monta-gne proprement dit (comme il sentrouve en Suisse), le problme se com-plique du fait de la prsence desegments forte rampe munis de cr-maillre. Comme le relief estconsidrable, on accepte des moyensspcifiques pour le vaincre. En France,nos cours deau nont que bien rare-ment cascades et rapides sauf enmontagne et proches de leurs sour-ces. De l rsulte que la plupart desvalles sont en pente faible. Or unevalle est de mme forme quune tran-che ( flancs relativement doux, avecun fond plat large ou troit). Dans lamesure o le cours deau ne mandrepas, il est de rgle gnrale que la voieemprunte une valle. Si le profil de lavalle est approximativement un V, lavoie devra tre tablie en corniche,ct gauche ou ct droit. Il en r-sulte pour le voyageur soucieux dupaysage une dissymtrie flagrante : si,dans le sens de la marche, la voie estsur le flanc gauche de la valle, la fe-ntre gauche du wagon ne permettragure que lobservation du minraldont est faite la paroi qui limite gau-che la plate-forme de la voie. Lafentre droite, par contre, permettra

    une vue plus intressante car elle do-mine le ravin o scoule la rivire.Cest l, videmment, quira sinstallernotre esthte. Ce caractre dissym-trique des vues est malheureusementla situation gnrale. De l rsultequon ne peut faire un voyage int-ressant en chemin de fer que si ladensit des voyageurs est suffisam-ment faible pour quon puisse sansgner autrui voltiger dun ct lautre du wagon. Une situation quontrouvera rarement en TGV, mais quiest frquente dans les autorails cam-pagnards comme le Cvenol (Nmes- Clermont-Ferrand) pour le Massifcentral, ou Dole - Saint-Claude pourle Jura. On recommandera aux ama-teurs de pratiquer ce type de lignes.Quils se htent car les soucis actuelsde rentabilit de la SNCF font crain-dre quelles ne disparaissent bientt !Mme si le V de notre profil de val-le est trs arrondi, cet effet dedissymtrie est toujours prsent. Si lecours deau cesse dtre rectiligne, ilse peut que la ligne change de rivegrce un pont enjambant la rivire.En ce cas, il y aura intrt changerde ct dans le wagon. Si le fond devalle est relativement plat, et que lecours deau mandre, il ny aura pastrs grand intrt changer de place ;par contre on pourra sefforcer dedeviner, au prochain pont, en quel senscoule la rivire (sur la ligne Paris-Stras-bourg, en regardant la Marne, on peutjouer ce jeu entre Paris et Chteau-Thierry). Ce qui structure une ligne,finalement, cest le nombre des bassins de

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    rivires quelle doit emprunter. En cesens, il faut sefforcer de vivre leschangements de bassins et cecidautant plus que le franchissementdun seuil sparant les bassins est engnral marqu par une tranche, untunnel dont les parages offrent descourbes et/ou des dnivellations mar-ques. Dans certains cas (comme pourle tunnel de Blaisy-Bas sur Paris-Dijon), la localisation de la crte entreSeine et Sane ne fait aucun doute.Dans dautres, la dtermination duseuil est beaucoup plus douteuse. Lefranchissement dune tranche peutsignifier changement de bassincomme il peut signifier persistance dubassin. Pour lever lambigut il faut, la vue du cours deau quon retrouveensuite, dterminer le sens de lcou-lement. Cela peut tre difficile simple vue. Il faut alors se fier cetaxiome des gographes (ougomorphologues) disant quen unconfluent du type Y, le sens de la bran-che oppose langle aigu duconfluent est le sens descendant ,axiome qui demande une interprta-tion quil peut tre difficile de donnersi le confluent nest vu que dans unedure trs brve. Certaines portionsde ligne sont dinterprtation difficile.Par exemple : ayant d emprunter sou-vent la ligne Paris-Limoges, le trononcompris entre Argenton-sur-Creuse o la ligne franchit la Creuse dEst enOuest et Limoges ma souvent posdes problmes dinterprtation queje nai pu rsoudre qu laide dunecarte routire. Il sagit l (jusqu La

    Souterraine) dun tronon en crteentre deux bassins, gagnant progres-sivement en altitude mais oscillantentre des bassins limitrophes (S-O ouN-E) ; aprs La Souterraine, un tun-nel de crte nous mne dans le bassinde la Gartempe o la voie redescenden empruntant aussi une arte descen-dante assez aigu quelle franchit plusieurs reprises. Du viaduc de laGartempe, la voie remonte sur la rivegauche jusquen gare de Saint-Sulpice-Laurire do un tunnel de crte sousles monts dAmblazac nous amnedans le bassin de la Vienne et londescend sur Limoges en enjambantquelques affluents secondaires. Aufond, une connaissance complte dela gographie dune ligne ne sacquiertque progressivement. Cest le travailque les conducteurs doivent fairequand ils sont mis sur une ligne quilsnont jamais pratique. Pour un voya-geur, il faut beaucoup dobstinationpour acqurir une mmoire compltede tous les accidents dune ligne et,mme avec beaucoup dexprience,on peut chaque nouveau voyageapercevoir des dtails non remarqusauparavant (existence dune combebrivement entrevue, dun vallon plai-sant, dune ruine de chteau fugitive,dun village non remarqu aupara-vant). Cest lenregistrement de tous cesdtails qui font le plaisir du voyage,plaisir beaucoup plus complet si on apu les intgrer dans un schma globalde lenvironnement de la ligne. Fina-lement, il me semble correct daffirmerque cest la troisime dimension, le

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    relief, qui est le facteur essentiel din-trt dun trac. Une ligne en terrainplat, rectiligne, na que sa monotonie offrir. Dans les affleurements des tran-ches, on peut deviner la naturegologique du sol et ainsi en tirer deslments de localisation. Ctait la m-thode prconise par C.-A. de Lapparentdans son ouvrage classique sur lem-ploi de signes gologiques pour letrajet Paris-Dijon. Mais il faut uneculture considrable pour interprtercorrectement ces signes et lerreur estfacile. Sur la ligne Dijon-Lausanne, parexemple, le voyageur traverse la plainehaut-sanoise rapidement, franchit laSane Auxonne et, deux kilomtresavant Dole, rencontre une trancheassez profonde qui se termine par untunnel assez court (le tunnel deChampvans). Il pensera lgitimementquil sagit l dun premier contrefortde la chane du Jura, calcaire commeil se doit... Erreur, il sagit dun lam-beau de terrain granitique primaire, lamontagne de la Serre mergeant en-tre la valle du Doubs et celle delOgnon (mais lerreur est bnigne car,probablement, sans la secousse ter-tiaire du Jura, le lambeau granitiquede la Serre naurait pas merg dessdiments qui le recouvraient). La sen-sation du relief est videmment lie leffort ncessaire pour le vaincre.Ainsi le cycliste, qui sait ce que signifieune cte (et une descente), a un sensdu relief beaucoup plus accus quelautomobiliste, pour qui leffort person-nel se limite changer ventuellementde vitesse. Ctait un rare privilge de

    la locomotive vapeur que davoirpar le rgulateur une gamme conti-nue de changements de vitesse, ce qui, laudition de son haltement, per-mettait de se reprsenter trsprcisment leffort de la machine. Entraction non autonome, comme latraction lectrique, on perd ce senti-ment du relief, et il faut uneobservation attentive pour reconna-tre si la voie monte ou descend ; dansles autorails campagnards voqus plushaut, le changement de vitesse est unchangement de frquence du ronfle-ment du moteur aisment perceptible.Le folklore ferroviaire voque denombreux cas o, ayant puis sa pro-vision de vapeur (ou le foyer nenfournissant pas assez), la locomotive calait et le convoi sarrtait (voireredescendait). Jai connu un petit traintouristique, en Australie, nomm Puffing Billy (dans la banlieue deMelbourne), o on offre au clientpassager lagrment dun tel arrt enpleine cte, en pleine fort deucalyp-tus. Sur notre rseau national, je naiconnu quune fois une panne de cegenre, dans des conditions assez ex-ceptionnelles il est vrai. Ctait en 1944,le dbarquement anglo-amricain ve-nait davoir lieu et, de Paris o jtaisnormalien, javais dcid de regagnerma famille dans lEst. Je pris donc untrain rgulier pour Belfort qui partaitalors de la gare de la Bastille (le viaducde Nogent-sur-Marne tant coup pardes bombardements). Nous prmesdonc la voie emprunte par lactuelRER A jusqu Boissy-Saint-Lger et,

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    au-del par la fort, en direction deVerneuil-lEtang o lon rejoignait lagrande ligne de Troyes. Mais la lo-calit de Villecresnes, situe dans uncreux, notre machine ne put venir bout de la rampe qui remontait sur leplateau. On dut faire venir de Parisune machine de renfort, laquelle ennous poussant au cul russit nous remonter au niveau du plateaude Brie-Comte-Robert. Ce voyagerisqu neut pas dautre incident.

    Pour en revenir aux sources duplaisir dans le voyage en chemin defer, on pourrait se demander quel at limpact de lautomobile sur cettesensibilit. Beaucoup de clients duchemin de fer sont (ou ont t) desautomobilistes. videmment, le voya-geur du train est passif, il na aucuncontrle sur le mouvement de sonvhicule contrairement lautomobi-liste qui peut croire quil est loriginedu mouvement de sa voiture. Mais,lautomobiliste finira par sen rendrecompte, sa libert est strictement li-mite. Rappelons ici que les feux decarrefour sont historiquement un d-calque de la signalisation ferroviaire(apparus aux tats-Unis vers 1920)et la limitation de vitesse y est gale-ment commune. De plus, le peu delibert qui reste au conducteur engagestrictement sa personnalit. En sorteque si lon veut garder une certainedisponibilit pour le paysage, pourlenvironnement, on finit par soupirerdtre en train. Il reste lautomobi-liste une supriorit, celle du choix deson itinraire. Mais cette libert tend

    se restreindre. Leffroyable densitdes bouchons les jours de grand traficsemble montrer que, soit les automobi-listes considrent quils nont aucunepossibilit de varier leur itinraire,soit quils ont la paresse de chercherune variante. Et puis il y a la com-ptition des poids lourds. Stendhal,vers 1830, avait pos cette question(je cite de mmoire) : Que devien-dront les capitaux investis dans leschemins de fer quand on aura trouvle moyen de faire rouler les wagonssur les routes ? On pourrait conti-nuer : Que se passera-t-il quand onaura trouv le moyen de faire roulerles trains sur les routes ?

    On voit en ce moment sur nosroutes de tels attelages de poids lourdsquon se demande pourquoi sarrteren si bonne voie. Un mode de trans-port ne peut-il pas prir de saturerlespace ?

    Dans cette perspective, on pensera se tourner vers la troisime dimen-sion, encore non sature. Mais ilsemble bien quun engin volant soitncessairement dun volume, dunemasse qui en compromettent unusage individuel. Ni les ULM, ni la bi-cyclette volante qui a permis defranchir la Manche ne peuvent pr-tendre la gnralisation pratique.Lavion en tant que mode de trans-port collectif est parfaitement au pointet son taux daccident nest pas denature dcourager les clients pros-pectifs, je me bornerai ici reprendremes considrations antrieures sur levoyage en chemin de fer dans le cas

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    du transport arien. Dans ce cas, on apratiquement la suite des rfrentielsEGO (Cabine) Avion Envi-ronnement

    Ce qui frappe ici, cest que lenvi-ronnement na pas de morphologiepropre, la forme et la quantit desnuages sont essentiellement variables ;si lon veut se reprer effectivement,il faut projeter le point choisi sur lasurface terrestre, en y ajoutant lalti-tude comme troisime coordonne.Il est de fait quune des rares sourcesde plaisir du voyage en avion con-siste si lon dispose dun hublotadquat et si la visibilit le permet reprer les dtails gographiquesobservables, les identifier (ventuel-lement avec laide de la carte fournieaimablement dans le magazine de lacompagnie) et observer les change-ments dus la progression de lavion.Ceci se prsente frquemment, parexemple au-dessus de la mer adriatiqueo les ctes italienne ou dalmate peu-vent souvent tre suivies. Un autre casintressant est celui o la troisime di-mension (la hauteur des montagnes)entre en jeu. Ainsi le survol des Alpes,souvent spectaculaire par beau tempsdans le vol Paris-Milan. Dans le trajetThran-Tabriz des compagnies ira-niennes, lavion se faufile dans uncorridor montagneux menant un colde lElbrouz quil survole faible al-titude. Dans le mme ordre dides,latterrissage dans certaines villes estimpressionnant. Ainsi Genve pourson lac, entre Jura et Alpes, ainsi

    Hong-Kong o lavion parat frlerles gratte-ciels. Dans ce cas, une descomposantes du plaisir est le senti-ment dun danger virtuel dont, nonmoins rgulirement, on triomphe. Sije me permets dvoquer ici lavion,cest quil est de mon devoir de vousparler du voyage en TGV. Ici, avec lapleine vitesse du convoi, il nest plusgure possible dapercevoir les dtailslocaux (par exemple, la gomtrie desconfluents) dont jai parl pour le trainordinaire. Le TGV nest plus un trainmais une fuse. Nanmoins, lexp-rience rvle quon peut y dceler lespentes un peu fortes marques par unevariation de la vitesse. Pour la go-graphie il faut, pour se reprer, passer une chelle plus grande des lmentsde relief, se rattacher des marqueursplus gros et plus lointains. Par exem-ple, sur Paris-Lyon la traverse de laFort dOthe entre Sens et le pointde traverse de la ligne classique entreSaint-Florentin et Tonnerre est parfai-tement dcelable et on peut samuser corrler ces impressions de relief aveccertaines vues typiques du voisinage.De mme la traverse de la dpres-sion dAvallon o je cherche toujoursla trace de moins en moins visible delancienne ligne dAvallon Semur etLes Laumes quil marriva un jour, il ya un demi-sicle, demprunter... Cestcet grnement de dtails significa-tifs qui constitue mes yeux lessentielde ce que le TGV peut nous offrir.Et comme cet ventail de dtails res-tera toujours incomplet, tout voyageoffre une possibilit de lenrichir. Le

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    TGV offre un survol mais nanmoinsterrestre. En bonne logique, on auraitd munir les siges de TGV de cein-tures de scurit puisquon les imposeaux avions et aux voitures individuel-les. Cest peut-tre que le chemin defer offre, avec le rfrentiel du trainglobal, un systme suffisamment mas-sif pour rendre toute collision avecun obstacle imprvu inoffensive. Maisceci impose lobligation du site pro-pre , daccs rigoureusement interdit lanimal, lhomme et ses vhi-cules ; cest cologiquement une

    contrainte assez lourde. Quon est loindu tramway de notre enfance qui tra-versait les villages en empruntant lesrues et rasant les maisons... On avaitalors le sentiment dun voyage quonaurait pu faire pied. Le transportmoderne nous assimile un paquetqui perd tout contact avec le mondeextrieur au dpart et ne le retrouvequ larrive. Seule limagination duchemin continu joignant lorigine lafin, en restaurant travers lespace lacontinuit temporelle du moi, peutnous faire retrouver la vraie vie.

    ANNEXESur la notion de rfrentielCe terme a reu de la part du phi-

    losophe suisse Ferdinand Gonsethune interprtation qui gnralise sa si-gnification primitive de repretrirectangle. Comme cette notion aune origine ferroviaire, je ne crois pasdplac ici de vous en citer lorigine,extraite du livre de Gonseth, Le Rf-rentiel, univers oblig de mdiatisation,Lausanne, Lge dHomme, 1980.

    Il y a de cela bien des annes, jemontais avec ma famille par le trainde Stansad Engelberg. lavant-dernire station notre wagon staitarrt devant un groupe de beauxsapins. Levant les yeux vers la fentre,je tressaillis de surprise : les sapins,de leurs troncs parallles, semblaient

    barrer obliquement toute ltendue dela vitre. Par quel malfice les sapinsne slevaient-ils pas la verticale dansce pays comme dans les autres ? Jemapprochai de la fentre. Commepar enchantement le malfice sva-nouit : ce que japercevais tait unpaysage normal, les sapins y respec-taient parfaitement les normes de laverticalit. Avais-je rv ? Je revins enarrire et fis lentement du regard letour du coup, pour reporter ensuitetoute mon attention sur la fentre. nouveau les sapins la barraientobliquement. Mais peine mtais-jerapproch que dj cette vision sef-faait pour faire place ce que je savaistre la ralit . Ne me dites pas quejavais t simplement la victime dema mauvaise vue. cette poque, jy

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    voyais encore assez pour ne pas tregrossirement abus. Et dailleurs,preuve tout fait dcisive, il marrivade passer plus dune fois par l et devoir le phnomne se reproduire.

    Ceci sexplique aisment. Cest qucet endroit, la voie nest pas horizon-tale. Ce qu lintrieur du coup, jeprenais pour des verticales ntait riendautre que des obliques. Or cest dansce cadre, dans ce contexte, dans cerfrentiel que jinterprtais les impres-sions venues de lextrieur. Si limagede la vitre restait droite, cest celle dessapins qui devait tre penche. Maisds que je me rapprochais de la fen-tre, le cadre naturel dans son ensemblereprenait sa fonction de rfrentielnormal.

    II faut savoir que la ligne Stansad-Engelberg (actuellement Lucerne-Engelberg) est une ligne voiemtrique, traction lectrique, qui,pour lessentiel de son parcours,opre par simple adhrence. Mais lesderniers kilomtres avant Engelberg(1 100 m daltitude) sont quips decrmaillre et prsentent une penteavoisinant 30 %. Cest dans cette sec-tion, larrt dit Gruenenwald, quese prsente le phnomne dcrit parGonseth. Dans un voyage rcent, jaipu vrifier le phnomne, cela prsqu cet endroit les sapins se font ra-res. Par contre, on peut retrouver lephnomne trs frappant sur lap-parente obliquit, travers la vitre, despoteaux qui supportent les catnaires.

    Gonseth a prsent une thorisa-tion du phnomne grce au concept,

    par lui introduit, de rfrentiel . Sousforme essentielle le rfrentiel est uncorps solide (idal) contenant le corpsdu sujet et par rapport auquel le sujetvalue ses dplacements (ce serait, parexemple, le lieu aristotlicien topos de la physique aristotlicienne car lelieu (topos) veut tre immobile. Des dis-cussions avec des physiologistes montconvaincu quune telle constructionexiste psychiquement mme chez lesanimaux. Car, pour un animal, il estplus important dvaluer ses dplace-ments par rapport un systme derepres considr comme fixe que dese constituer un schma mental du d-placement de son corps par rapport lui-mme (schma corporel dHenriWallon). Les rfrentiels considrs icidoivent donc tre considrs commedes cartes tridimensionnelles o EGOvalue ses dplacements.

    Gonseth a introduit des gnrali-sations philosophiques de cette notionquil serait tout fait hors de notrepropos de considrer ici. Ce phno-mne des sapins obliques peut trepour lessentiel modlis par unschma catastrophique relativementsimple (celui, classique, de la fronce),dans lesprit de celui offert par E.-C.Zeeman du conflit entre deux inter-prtations perceptuelles dune mmeforme visuelle ambigu. On peut ad-mettre qu notre corps est associ parlontogense un repre euclidien dfini par les trois gradients morphogntiques : haut-bas (aliascphalo-caudal) not , gauche-droite(gd), dorsal-ventral (dv). Pour chaque

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    position (p) du corps, il existe unhomomorphisme h(p) qui envoie cetridre originel sur un tridre eucli-dien appropri, un rfrentiel localappropri (R)p ; par exemple, si jesuis couch sur le dos dans un lit troit,limage par h(p) de la verticale haut-bas sera laxe horizontal de mon lit,et limage de laxe dorso-ventral (dv)sera la verticale ascendante de (R). Dufait de la grande variabilit de cethomomorphisme h(p), qui varie pourtout dplacement global de notrecorps, nous oublions le repre cor-porel originel pour neconserver que le repre euclidienRp but de h(p) qui, lui, est engnral impos par les contrain-tes dfinies par les parois verticales de notre sige oude notre chambre. Mais unefixation de longue dure du tri-dre h(p) en une positionaberrante (par exemple renver-sant la verticale) ne serait passans crer de srieux troublesphysiologiques. Cest dire quebien quchappant parfaitement notre conscience, le tridre ori-ginel nen continue pas moinsune existence latente, touchantsurtout au maintien de la verti-cale : les directions horizontales,qui tolrent une rotation autourde laxe du corps, sontbiologiquement moins mar-ques. Le morphisme h(p) apour origine essentielle la visionde lenvironnement, do la dif-ficult de se reprer danslobscurit.

    Cela tant dit, revenons aux sa-pins obliques . Le phnomne peuttre dcrit comme un conflit entredeux dterminations de hW . Lapremire hW est celle lie au repreassoci au wagon arrt sur la voie enpente. La seconde hE est le mor-phisme dict par la vue sur lextrieur, travers la vitre de la fentre (F). Leparamtre de contrle de la transitionsera, par exemple, langle solide s souslequel lobservateur voit la fentre (F),selon le schma classique en wiggle (voir figure 1). La fentre (F) joue un

    Figure 1.

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    rle central dans le phnomne ; cestune lacune de la clture du domaine(wagon) par laquelle va sinfiltrer lalumire porteuse de formes extrieu-res susceptibles dtre vues et, par suite,dentrer en conflit avec la verticale durepre h(W). On observera que la ver-ticalit des troncs de sapinindpendante de la pente du sol estune connaissance acquise relativementtardivement : les expriences deLuquet sur le dessin enfantin montrentque chez lenfant de moins de 5-6 anscest lorthogonalit tronc-sol qui do-mine. Il y a donc dans le caractrefrappant des sapins obliques unecomposante intellectuelle, un savoir.Mais il y a nanmoins indubitable-ment une composante physiologique.

    RFRENCESRFRENCESRFRENCESRFRENCESRFRENCES

    - Ferdinand Gonseth, Le Rfrentiel, univers oblig de mdiatisation, Lausanne,Lge dHomme, 1980.

    - C.-A. Lapparent (de), La Gologie en chemin de fer, description gologique duBassin parisien et des rgions adjacentes, Paris, F. Savy, 1888.

    - Ren Thom, Apologie du Logos, Paris, Hachette, 1990.- E.-C Zeeman, Sudden Changes of Perception ( Changements brus-

    ques de la perception , in Jean Petitot (dir.), Logos et Thorie des catastrophes,Colloque de Cerisy, 1982, Genve, Patino, mars 1989.

    Les donnes sur le mal des astronau-tes, qui voir travers un hublot dusatellite lhorizon terrestre la terre enhaut peut provoquer la nause, mon-trent quel point la continuit duchamp vectoriel de la verticale est chezlhomme une ncessit (dans cet es-prit, il serait intressant de vrifier silillusion des sapins obliques se pr-sente avec la mme nettet lorsquelobservateur est couch sur la ban-quette du compartiment...). Noususons ici, librement, de ce terme derfrentiel pour voquer les contrain-tes invariantes associes un modeperceptif et au lieu sur lequel ilsexerce. Les lecteurs dsireux den sa-voir plus pourront lire louvrage deF. Gonseth.

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    DISCUSSIONSDISCUSSIONSDISCUSSIONSDISCUSSIONSDISCUSSIONS

    Discussions, sous la prsidence de M. Barry Bergdoll, professeur luniversit de Colum-bia (New York, tats-Unis).

    Yves Machefert-TassinComment introduisez-vous la vitesse dans ces rfrentiels ?

    Ren ThomJe ne lintroduis pas directement ; elle joue un rle bien entendu dans la

    nature des rfrentiels choisis : comme on la fait observer, plus on va vite,plus il faut un gros rfrentiel. Si on va lentement on peut prendre un rfren-tiel plus petit, plus proche. part cela, je ne sais pas sil y a un facteur de choixplus spcifique.

    Jacques GuillermeTout le monde connat leffet trange introduit par la vitesse : laccommo-

    dation travaille entre 0 et 50 mtres ; dans ces limites le terrain vu du trainsemble nous fuir. Si, dun seul coup, on porte le regard lhorizon, par exem-ple sur la crte de collines, notre regard semble les accompagner. Il y a doncune zone dinversion phnomnale dont je me demande quoi elle peut cor-respondre du point de vue psycho-physiologique et sil y a l un rapportquelconque avec la zone en pointills du diagramme que vous nous avez montr.

    Ren ThomFaites-vous allusion au phnomne familier de notre enfance : quand on

    regardait par la portire les fils du tlgraphe qui accompagnait la voie, on lesvoyait monter et descendre. Est-ce un phnomne du mme genre ?

    Jacques GuillermeJe ne disqualifierais pas cette observation, qui rencontre la coalescence rou-

    tinire de perceptions qui ont pour lieu commun le sujet percevant.

    Ren ThomIl me semble clair que les objets proches, quand nous les identifions, exi-

    gent que nous dplacions dans une certaine mesure notre fovea, laxe centralde lil. Et ceci par une vitesse ambule qui est videmment dautant plusgrande que lobjet est plus proche. Si en revanche vous regardez un objet trsloin, alors vous pouvez en quelque sorte le fixer et par un dplacement trslent le maintenir trs longtemps. Vous pensez quon peut linterprter en termede gradient vis--vis du sujet ? Cela me semble possible. Les objets prochessont toujours examins dans une optique de dfense de lego. Tandis que lesobjets lointains sont considrs comme appartenant, prcisment, au lointain,cest--dire ne nous importent biologiquement que trs peu. Il est donc possi-ble quil y ait un facteur de ce genre.