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 Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.  Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]  Article  Philip Knee Laval théologique et philosophique , vol. 43, n° 2, 1987, p. 235-248.  Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :  URI: http://id.erudit.org/iderudit/400304ar DOI: 10.7202/400304ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.e rudit.org/apropos/ utilisation.html Document téléchargé le 11 août 2014 01:32 « Note sur Le problème Jean-Jacques Rousseau  de Cassirer »

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    Philip KneeLaval thologique et philosophique, vol. 43, n 2, 1987, p. 235-248.

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    Note sur Le problme Jean-Jacques Rousseau de Cassirer

  • Laval thologique et philosophique, 43, 2 (juin 1987)

    NOTE SUR LE PROBLME JEAN-JA CQUES ROUSSEA U DE CASSIRER

    Philip KNEE

    Faut-il admettre (...) que Rousseau n'est plus que prcurseur et ne se comprend plus que par rapport ce qu'il a produit dans d'autres esprits ?

    Eric WEIL

    RSUM l'occasion de la publication en franais de l'essai de Cassirer Le problme Jean-Jacques Rousseau, cette note voque brivement quelques enjeux de l'interprtation cassirerienne de Rousseau: Vide de loi comme cl de l'unit de sa pense, sa critique de l'intellectualisme cartsien, et son rapport avec la morale kantienne.

    CETTE traduction franaise de l'essai de Cassirerl qui parat enfin plus de cinquante ans aprs sa publication en Allemagne et plus de vingt ans aprs une dition amricaine, est dj connue des lecteurs de la Revue de Mtaphysique et de Morale2. Mais il faut se rjouir que cette collection (qui nous avait dj donn il y a peu un attachant petit texte de Todorov sur Rousseau, Frle bonheur) ait choisi de rendre cet essai accessible un large public, en le dcomposant en chapitres et en l'accompagnant d'une prface de Jean Starobinski qui y fait preuve de son habituelle finesse. Non certes qu'aprs tant et tant d'annes consacres Rousseau cet essai apporte des rvlations au lecteur d'aujourd'hui, mais la stature de son auteur, la densit de l'interprtation et surtout le rle de pivot de celle-ci pour l'histoire de la pense moderne, en font un point de repre et une source de rflexion irremplaables. C'est ce titre que nous en voquerons brivement ici quelques enjeux.

    1. Ernst CASSIRER, Le problme Jean-Jacques Rousseau, Hachette, Coll. Textes du XXe sicle, Paris, 1987.

    2. Le texte y a paru en trois livraisons dans les n 2, 3 et 4, 1986.

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  • PHILIP KNFF

    L'thique de la loi : Rousseau et Cassirer

    Comme nous y engagent Starobinski et Philonenko3, il convient de souligner pralablement le contexte d'un essai paru en Allemagne en 1932, juste avant l'exil de Cassirer face au nazisme. Il est clair qu'il n'affronte pas directement les problmes politiques, prfrant remonter leurs sources intellectuelles pour laborer une pdagogie politique plus indirecte. Mais on ne peut manquer de reconnatre la signification politique, cette poque, d'une interprtation qui fait de Rousseau un prcurseur de Kant, qui insiste de cette manire sur l'ide de loi chez Rousseau et sur l'unit de sa pense contre toutes les tentatives de la tirer dans un sens soit totalitaire, soit anarchiste ce quoi, on l'a assez vu, elle peut se prter4. C'est de la lucidit et du courage de Cassirer qu'il faut parler au sujet d'une telle thse, selon Philonenko, car elle quivaut une vritable affirmation du libralisme en Allemagne. Alors que montent les dangers politiques dans les annes '20, c'est, en effet, La Philosophie des Lumires que Cassirer consacre ses cours, jusqu' la publication cette mme anne 1932 de ce grand ouvrage synthtique o l'on retrouve des reprises trs prcises de l'essai sur Rousseau5.

    L'admiration et les controverses qu'a toujours suscites ce livre sur les Lumires rsultent d'une mthode qui prside aussi au Problme J.J. Rousseau, et dont on a voulu voir les fondements dans le no-kantisme de l'cole de Marbourg du tournant du sicle auquel a t associ Cassirer sans en tre toutefois un reprsentant type. voquant, dans son introduction, l'absence de rupture, de conflit dans cette prsentation du XVIIIe sicle par Cassirer, ainsi que le brio des clairages synthtiques qui s'y dploient, P. Quillet n'hsite pas parler ce sujet d'une telologie implicite , qui fait penser parfois la ruse de la raison 6. Nous ne saurions entrer ici dans ce vaste dbat qui met en jeu la philosophie des formes symboliques de Cassirer pour comprendre le sens de ses reconstructions historiques7, mais cette mthode est l'origine, nous semble-t-il, du sentiment d'ambivalence que ne peut manquer de provoquer aussi chez le lecteur l'essai sur Rousseau, en ce qu' la fois il s'impose par une extraordinaire force de conviction et suscite des doutes quant la logique implacable des continuits intellectuelles qu'il met en place.

    Cassirer invite d'abord adopter une certaine posture face Rousseau, permettant de dceler chez lui moins des rsultats qu'une dynamique, un lan

    3. A. PHILONENKO fait une brve prsentation de l'essai dans la premire livraison de la Revue de Mtaphysique et de Morale.

    4. L'unit dans l'uvre de Rousseau est d'ailleurs le titre de la confrence donne par Cassirer en 1932 la Socit franaise de Philosophie, qui reprend de manire abrge certaines thses du prsent essai. Cette confrence a t republie rcemment, avec d'autres textes, dans le volume Pense de Rousseau, coll. Points, Seuil, 1984.

    5. E. CASSIRER, La philosophie des Lumires, Fayard, 1966. Dans la nouvelle dition de poche de l'ouvrage (coll. Agora, 1986), voir en particulier sur Rousseau les passages sur le problme de la thodice, pp. 214-220; et sur le problme du droit, pp. 333-350.

    6. P. QUIEEET, Introduction la Philosophie des Lumires, p. 28. 7. Voir ce sujet la prface de STAROBINSKI : Le problme..., pp. XVII-XIX.

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  • LE PROBLEME JEAN-JA CQUES ROUSSE A U

    crateur, et tre donc attentif aux prsupposs de cette uvre et l'impulsion laquelle elle obit. D'o un parti-pris mthodologique qu'on pourrait appeler totalisateur dans l'tude des textes, l'exigence de laisser l'uvre se dployer d'elle-mme dans son unit interne et surtout de rendre compte par un clairage rciproque de ses deux aspects indissociables : la doctrine, d'un ct, la vie et la personnalit qui la portent, de l'autre8 et Starobinski tient marquer, cet gard, sa dette envers une telle approche pour le champ qu'elle a ouvert ses propres recherches, notamment par la voie de la psychanalyse. De plus, c'est seulement ainsi qu'on peut prendre en charge l'extraordinaire multiplicit des interprtations qu'a suscite l'uvre, et commencer les ordonner. On connat les nombreux dbats qui ont mis aux prises les tenants de l'individualisme et ceux du socialisme de la politique de Rousseau ; ceux du disme et ceux du calvinisme de sa religion; et si Cassirer mentionne, quant lui, les commentateurs principaux du tournant du sicle (Faguet et Mornet, Schinz et Masson, etc.), cette diversit reste aussi vigoureuse aujourd'hui, comme en tmoignent, par exemple, les perspectives contrastes de deux auteurs contemporains prcdemment cits : Todorov et Philonenko9. Rares toutefois sont les interprtes qui, depuis Cassirer, n'admettent pas l'unit profonde de l'uvre, et en cela on doit considrer que tous, aussi diffrents qu'ils soient, sont tributaires de cet essai.

    Schmatisons sa thse en disant que Vide de loi dans l'uvre de Rousseau permet la fois d'en saisir l'unit et de placer cette unit sous le signe de son illustre successeur : Kant. La fameuse illumination de Vincennes 10 marque chez Rousseau l'exprience fondatrice de la discordance et du paratre par rapport la socit parisienne et ses reprsentants intellectuels, donnant naissance la critique des sciences et des arts du Premier Discours. Il s'agit alors de voir que la science que prne Rousseau (en semblant se contredire) cherche non se dtacher de la vie, s'lever au-dessus d'elle, mais donner la priorit la volont morale, et qu'ainsi tout le mouvement thorique reprsent par le Contrat social n'est en rien contradictoire avec les Discours, comme on l'a souvent soutenu, mais prolonge et amplifie leur critique morale par une thique de la loi. C'est quand l'homme sait trouver en lui la loi stable qui lui convient qu'il peut se tourner vers le savoir, car un ordre thique fauss dtourne ce savoir de sa voie naturelle vers les ravages du paratre social. Cassirer illustre cela par une belle discussion du problme de la thodice u , o apparaissent d'une autre manire les deux faces apparemment contradictoires de la position de Rousseau. D'un ct, celui-ci ne cesse de proclamer, contre l'ide de pch, la bont originelle de l'homme, ce qui lui attire les difficults que l'on sait de la part des

    8. On peut remarquer, par exemple, l'utilisation importante faite par Cassirer, contrairement la plupart des commentateurs, des Dialogues : uvres compltes de Rousseau dans l'dition de la Pliade. Tome I. (Toutes les rfrences renvoient ici cette dition). Mais Cassirer ne s'en tient pas vraiment cette rgle, en opposant trs nettement un peu plus loin la perspective psychologique du point de vue systmatique: Le problme..., p. 80.

    9. Voir Frle bonheur, Hachette, 1984 ; et J.J. Rousseau ou la pense du malheur, Vrin, 1984. Notons au passage l'importance de Cassirer pour ce dernier ouvrage de Philonenko, dont l'interprtation est constamment nourrie par la philosophie kantienne (v. en particulier, vol. I, ch. IV).

    10. ROUSSFAU, Lettres Malesherbes, PLI, pp. 1135-6. 11. Le problme..., pp. 52-60.

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  • PHILIP KNEE

    religions institues ; de l'autre ct, il affirme sa foi et sa confiance en la Providence, en particulier dans sa fameuse rponse Voltaire sur le dsastre de Lisbonne 12. Autrement dit, il ne cesse en mme temps d'innocenter l'homme et d'innocenter Dieu, laissant en suspens le problme du mal. Mais, dit Cassirer, c'est qu'il entend le situer ailleurs justement, en un lieu absolument neuf qui est la socit ; et il place ds lors le problme du salut, non plus sur le terrain de la mtaphysique o le discutent tous les philosophes du XVIIe et du XVIIIe sicles, mais sur celui de l'thique et de la politique. C'est sur eux-mmes et sur la rforme de leur vie sociale que doivent compter les hommes, en crant et en laborant librement l'ordre selon lequel ils veulent vivre 13.

    Seule la loi permet de rtablir dans le droit l'galit naturelle entre les hommes , quand ceux-ci reconnaissent la ncessit qui la motive l4. Cassirer souligne ainsi la force de la politique du Contrat social o la loi n'est pas ce qui unit de l'extrieur les volonts individuelles mais au contraire ce qui les constitue ; ce qui, loin d'tre impos au peuple, mane de lui. Il n'y a pas alors de contradiction entre la rforme morale de l'individu et la rforme politique de la socit, puisque tout revient dterminer le mode de gouvernement propre former un peuple vertueux. Ce ne sont pas les dfauts de la socit ou les problmes utilitaires qui sont en question, mais la dignit de l'homme telle qu'elle est enjeu dans les problmes sociaux. D'o la question-synthse que pose le Contrat social selon Cassirer : quelle est la forme d'tat qui, en elle-mme, accomplit le plus parfaitement le rgne de la loi ? 15. Car cette ide de loi, qui dfinit la conqute par l'homme de sa libert, devient le centre unifiant de toute l'uvre de Rousseau, et c'est cette tche thique assigne la politique 16 qui le distingue, selon Cassirer, de tout le XVIIIe sicle des Encyclopdistes17 et qui le rapproche fondamentalement de Kant.

    De la mme manire, on ne peut sparer du reste de l'uvre sa composante pdagogique, laquelle Cassirer consacre la dernire partie de son texte. Contre ceux qui opposent Y Emile au Contrat social, Cassirer souligne que si Rousseau ne cherche pas une formation qui intgre l'enfant la socit, il ne l'duque pas pour autant l'isolement : plutt, il le prpare la socit telle qu'elle doit tre l8. Alors que l'enfant n'est pas encore capable d'autonomie, on le forme exercer sa conscience thique de telle manire qu'il puisse reconnatre la socit comme ce qui, par la loi, doit garantir la dignit humaine.

    Ici encore, c'est l'interprtation de Kant qui montre la voie, en ce qu'il est le seul, selon Cassirer, avoir aperu l'importance de ce thme de la loi chez Rousseau, contre tous ceux qui, au XVIIIe sicle et depuis, acclament en lui le librateur de l'homme par

    12. ROUSSEAU, Lettres Voltaire, PI.IV. 13. Le problme..., p. 64. 14. Ibid., p. 32. 15. Ibid.,'?, AS. 16. Ibid., p. 35. Cassirer souligne fortement l'imbrication de l'exigence morale et des tches politiques, ce

    que Rousseau affirme lui-mme sans ambigut, v. Emile ou de l ducation, PI.IV, p. 524. 17. Sur la distinction du radicalisme politique de Rousseau avec les positions de Voltaire, v. Le

    problme..., pp. 46-8 et 60-3. 18. Ibid., pp. 116-7.

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  • LE PROBLME JEAN-JACQUES ROUSSEA U

    rapport toute loi; ceux surtout qui, en Allemagne, ont fig son uvre dans l' atmosphre du Sturm und Drang 19. L'impulsion premire pour la morale de la loi de Kant est fournie par la rupture de Rousseau avec l'intellectualisme, rendant possible sa distinction de la raison pratique et de la raison thorique, et sa dfinition de la dignit de l'homme non par l'accroissement du savoir mais par l'intention morale20. Cette rupture par laquelle Rousseau s'affranchit de la coupe de l'intellectualisme en lui opposant la force du sentiment21, est fondamentale pour la thse de Cassirer. Il ne s'y attarde pas toutefois ; mais on peut utilement en reprer la gense dans la conception du savoir que le Vicaire savoyard oppose Descartes au dbut de sa Profession de foi. C'est l, peut-tre, que se rvle au mieux ce changement de registre qui, aux dires du philosophe de Knigsberg, fait de Rousseau le Newton du monde moral.

    La critique de l'intellectualisme : Rousseau et Descartes

    Henri Gouhier a bien montr que le rle de Descartes dans la pense de Rousseau ne se laisse pas rduire quelques formules simples, car le Discours de la Mthode semble tre pour Rousseau tout la fois un modle pour le dveloppement de ses ides, un point d'appui pour sa critique des philosophes matrialistes, et un faire-valoir pour sa mise en cause gnrale de la philosophie raisonnante22. un premier niveau, Rousseau semble adhrer l'entreprise radicale du plus mthodique des philosophes , son incontestable cogito, et il applaudit sa prudence quant au problme du dualisme des substances dont la solution est laisse en suspens23. Mais s'il s'identifie au socratisme du dbut du Discours de la mthode, son appel s'tudier soi-mme contre les prjugs, les ides reues et la sujtion de mes prcepteurs24, il dnonce en mme temps l'impasse o mne cette philosophie. Le doute et le cogito deviennent les objets d'une critique radicale, et si Descartes est lou, c'est qu'il reprsente le sommet de la philosophie raisonnante, son chec par excellence ; c'est que le cogito marque surtout une limite au-del de laquelle il s'agit de changer de registre25.

    19. Ibid., p. 36. 20. Kant crit ce sujet : Je suis par got un chercheur. Je sens la soif de connatre tout entire, le dsir

    inquiet d'tendre mon savoir, ou encore la satisfaction de tout progrs accompli. Il fut un temps o je croyais que tout cela pouvait constituer l'honneur de l'humanit, et je mprisais le peuple, qui est ignorant de tout. C'est Rousseau qui m'a dsabus. Cette illusoire supriorit s'vanouit ; j'apprends honorer les hommes ; et je me trouverais bien plus inutile que le commun des travailleurs, si je ne croyais que ce sujet d'tude peut donner tous les autres une valeur qui consiste en ceci : faire ressortir les droits de l'humanit. Cit par V. DELBOS dans La philosophie pratique de Kant, Alcan, 1926, pp. 116-7 (nous soulignons). (Delbos date de 1765-75 ces rflexions en marge des Observations sur le sentiment du beau et du sublime).

    21. Le problme..., p. 65. 22. H. GOUHIER, Ce que le Vicaire doit Descartes, dans Les Mditations mtaphysiques de

    J.J. Rousseau, Vrin, 1984, o ce rapport est discut travers la Profession de foi du Vicaire savoyard dans Y Emile, et les Lettes morales Sophie d'Houdetot.

    23. ROUSSEAU, Lettres morales, Pl.IV, p. 1095. 24. DESCARTES, Discours de la mthode, U.G.E., 1963, p. 31. 25. ROUSSEAU, Lettres morales, pp. 1101-2.

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  • PHILIP KNEE

    Avec le cogito, Descartes affirme cet acte de la conscience comme la chose la plus claire et certaine du monde : c'est la possession triomphale de l'tre par la conscience. Il est possible tout instant de se dfaire de tous les liens temporels et spatiaux avec le monde extrieur pour ramener ce qui change un point fixe de l'esprit. L'esprit se dcouvre alors comme se suffisant lui-mme par une pure pense qui ressemble la pense divine. Mais, simultanment ce triomphalisme de la pense, le cogito ne peut que rvler le problme des limites de la conscience de soi : l'interrogation sur ses raisons d'tre et le sens de ce moi qui pense, se traduit par un sentiment intrieur d'incompletude qui rvle la face obscure et cache de cette conscience. D'o toute une tradition philosophique, o s'inscrit sa manire Rousseau, qui met l'accent sur le sentir comme source du moi, sur la connaissance sensible plutt qu'intellectuelle, c'est--dire sur la prise de conscience de soi par soi plutt que sur la connaissance de l'Ego. Contre ce sujet impersonnel, on pose un je antrieur la pense, un sentiment de l'existence qui prcde la rflexion sur elle, une intuition directe de soi, et par l le doute est dtourn de l'ontologie vers la morale et la psychologie : le Vicaire ne se demande pas si il existe mais qui il est : qui suis-je ? 2. Et Rousseau ne lui fait pas dire : je pense doncje suis , mais : donc j'existe , ce qui moralise la proposition spculative. une dmarche pistmologique conduite comme une exprience de laboratoire, s'oppose la dmarche existentielle d'un texte personnel men au niveau des sentiments et exprimant l'exprience d'un effondrement des valeurs et des croyances. Le doute est ici le constat d'une faillite morale non d'une difficult de connaissance. Chez Descartes par contre, on sait que la morale par provision sert rendre possible le travail du philosophe, le dbarrasser des dilemmes de l'existence, lui permettant de poursuivre sa tche spculative dans la tranquillit27. La sagesse morale n'a rien ici de l'urgence qu'elle possde chez Rousseau, puisqu'en attendant la ralisation d'une science rigoureuse, il convient de sparer l'activit intellectuelle des conduites morales et sociales: il s'agit, provisoirement au moins, de librer la philosophie de la morale. Dmarche inverse chez Rousseau, puisqu'il cherche librer la morale, but vritable de la philosophie, d'une spculation philosophique qui l'vacu ou la dnature28. La sagesse morale ne saurait s'apprendre que sur le terrain de la vie elle-mme, qui inclut le savoir mais reconnat ses limites29.

    Le Vicaire s'approprie donc la radicalit du doute dans une direction infidle son inspirateur, puisque les dispositions mthodologiques requises pour la recherche de la vrit sont transposes au niveau de l'introspection personnelle. On comprend alors qu'il ne retienne que la premire rgle de mthode du Discours sur l'vidence, et

    26. ROUSSEAU, Emile, p. 570. 27. DESCARTES, Discours de la mthode, 3e partie. 28. Gouhier distingue ainsi une crise morale et religieuse et une crise de la raison; un doute sur

    desjugements de valeurs et un doute sur des jugements d'existence: Ce que le Vicaire doit Descartes, p. 67. Philonenko, quant lui, s'appuyant sur un teste de Guroult, dit fori bien que Descartes veut intgrer la mdecine la philosophie alors que Rousseau, mdecin du monde, ne conoit d'autre mdecine que spirituelle; extension du savoir dans un cas, la mdecine est une invitation au non-savoir dans l'autre: J.J. Rousseau ou la pense du malheur, vol. II, p. 253.

    29. D'o l'importance de la forme littraire pour Rousseau, avant tout La Nouvelle Hlose, qui n'illustre pas sa philosophie mais est une part constituante de sa dmarche morale.

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  • LE PROBLME JEAN-JACQUES ROUSSE A U

    renverse son sens en insistant sur la place de l'observateur dans la dtermination de ce qui est vident, sur ce que lui dicte la sincrit de son cur , alors que tout l'effort de Descartes tait de rduire au maximum le rle de cet observateur pour que l'objet se livre lui-mme. Les vidences d'un sujet impersonnel, face des vrits objectives qui s'imposent, semblent devenir chez Rousseau des vidences subjectives renvoyant un sujet historique particulier qui revendique sa subjectivit. Celui-ci affirme bien que la vrit est dans les choses non dans l'observateur, mais il n'en appelle pas moins au sentiment et son rle cognitif en plus des moyens intellectuels. La vrit requiert un assentiment intrieur qui lie la voix de la conscience aux exigences de cohrence de la raison, sans quoi cette vrit demeure extrieure l'homme.

    D'o cette raison sensitive plus large que Rousseau oppose la raison discursive et intellectuelle qui justement nous trompe bien souvent. On comprend dans ce contexte pourquoi l'ducation d'Emile donne autant de place aux sens, puisque c'est leur formation qui assure le dveloppement de la raison et permet de s'adresser elle le moment venu. Mais il ne faut pas lier trop rapidement au sensualisme la critique rousseauiste de la raison spculative cartsienne, car (comme le montre encore Gouhier) sur cette question Rousseau semble au contraire s'accorder avec Descartes, ou du moins trouver dans son dualisme le point d'appui dont il a besoin contre les philosophes matrialistes. L'interrogation du Vicaire commence par une certitude subjective qui semble fonde sur les sensations : j'existe et j 'a i des sens par lesquels je suis affect 30. Mais il se demande d'emble quelle est la source de cette unit du moi : Ai-je un sentiment propre de mon existence ou ne la sens-je que par mes sensations ? . Autrement dit, ce sentiment du moi ne traduit-il qu'une sorte de cogito passif comme pour les sensualistes31, ou davantage? Sans nier cette rceptivit du Moi, le Vicaire reconnat qu'il n'est pas simplement un tre sensitif et passif mais un tre actif et intelligent qui peut donner sens ce mot "est"32. Ici s'esquisse ce dualisme du sensitif et de l'intelligent, du passif et de l'actif, qui constitue la cl de la dmarche du Vicaire et de l'anthropologie de Rousseau, et qui fait qu'il ne peut se contenter de faire sienne la conception du Moi comme une srie de sensations, puisqu'une telle perspective en vient vitaliser la matire et ouvrir la voie au matrialisme. Ds lors, sur cette question prcise mais fondamentale, Rousseau se fait dualiste et cartsien33, ou du moins il applaudit la prudence de Descartes, comme on l'a vu, afin de maintenir la possibilit d'une conscience inne de Dieu ; et cela, mme s'il opte en mme temps pour un cogito du sentiment intrieur contre l'intellectualisme, pour un Je sens donc je suis qui le ferait rejoindre, aux yeux de Descartes, ceux qui sont incapables d'lever leur esprit au-del des choses sensibles.

    Mais justement Rousseau n'en reste pas une critique qui, substituant la voix du cur l'vidence intellectuelle, rduit l'ide de vrit l'utile ou l'agrable ; ou qui, soulignant les limites de la raison, soumet alors l'homme au sens commun ou

    30. ROUSSEAU, Emile, p. 570. 31. Comme l'illustre la fameuse statue du Trait des sensations de Condillac. 32. ROUSSEAU, Emile, p. 571. 33. Le mcanisme cartsien, crit Gouhier, devient une condition du spiritualisme : Ce que le Vicaire

    doit Descartes, pp. 76-7.

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  • PHILIP KNEE

    l'imagination34. Le sentiment que Rousseau restitue pour l'action morale sait parfois s'opposer la raison, mais n'a rien d'une passion dbride. Il permet d'abord de reconnatre les bornes de la raison, les domaines qui sont hors de son pouvoir l'accs Dieu, au premier titre ; puis de la complter par ce consentement intime sans lequel il n'y a pas de savoir dont on peut dire qu'il est vritablement mien. La dmarche du Vicaire vise ainsi tablir la double-condition de la recherche de la vrit, qui unit l'exigence objective de vrit au niveau de l'entendement et l'tat subjectif de certitude au niveau de l'assentiment du cur35. Cette complmentarit s'explicite par rfrence l'anthropologie de la dnaturation de Rousseau: dans le processus de dnaturation, les passions dvoient l'instinct naturel, requrant que la raison se substitue lui ; mais cette raison en vient elle-mme touffer la voix de la nature, oublier ses propres fondements, ce qui ncessite qu'elle se rgle son tour sur la nature par la conscience. Point de contact entre la raison et la conscience, la philosophie consiste alors, l'oppos de l'exigence intellectualiste, rentrer en soi et assumer une ignorance raisonnable pour que la raison n'outrepasse pas ses possibilits lgitimes36.

    Ainsi ancre sur ce terrain de la morale, l'interrogation philosophique se donne maintenant pour objet une conscience moralise mais d'emble obscurcie, problmatique. La conscience manifeste Dieu en l'homme, mais ce rapport est drgl et l'homme souffre dans la solitude et la dchance. La tche est donc celle d'une reconqute de cette conscience thique inne mais devenue impure. Ds lors, crit Delbos, voil consomme la rupture avec la longue tradition intellectualiste qui avait domin les doctrines mme les moins portes dfendre l'originalit de l'intelligence vis--vis des sens et de l'exprience, et qui faisait du savoir, du savoir philosophique, le principe suffisant, tout au moins prpondrant, de la vertu vritable37. Rousseau rompt avec cette conception qui pose la supriorit de la pense spculative jusque dans l'action, qui ne voit qu'un rapport intellectuel entre les principes de la morale et les vrits suprasensibles qui la justifient. La moralit n'est pas le fruit de la raison raisonnante, mais se fait agrer par sa beaut mme, par un sentiment d'harmonie qui lui donne sa force. C'est une nouvelle mtaphysique qui voit ici le jour, si l'on veut, fonde sur l'ide d'une conversion intrieure, d'un rapport intime entre l'me et ses motifs d'agir.

    Pour Cassirer, cette rupture s'exprime avant tout par le lyrisme de la littrature rousseauiste, qui redonne la parole la nature, et qui inaugure une nouvelle poque

    34. Sur ce problme, v. l'excellent article de G. BEAUVALLON, La philosophie de J.J. Rousseau et l'esprit cartsien, dans tudes sur Descartes, Colin, 1937.

    35. La difficult d'interprter ces rapports de la raison et de la conscience ou du sentiment chez Rousseau a t souvent souligne, dans la mesure o il semble parfois les opposer pour ragir aux excs et aux prtentions de la raison. Tenons-nous en ici la fameuse rgle du Vicaire, selon laquelle c'est la raison elle-mme qui invite recourir ce qui peut la suppler : ... me livrer au sentiment plus qu' la raison est confirm par la raison mme : Emile, p. 573 ; v. ce sujet le petit livre si prcieux de R. DERATH, Le rationalisme de Rousseau, PUF, 1948.

    36. Quant la connaissance du monde, dit le Vicaire, nous n'avons point les mesures de cette machine immense: Emile, p. 568. Sur les limites de la philosophie, selon Rousseau, v. aussi l'importante Lettre M. de Franquires, PI. IV.

    37. V. DELBOS, Rousseau et Kant, dans Revue de Mtaphysique et de Morale, 1912, p. 433.

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  • LE PROBLEME JEAN-JACQUES ROUSSE A U

    dans l'histoire de l'esprit europen38. Rousseau ne fait pas que dcrire ou exposer cette force du sentiment : il l'incarne, la vit, l'est lui-mme, et c'est ce qui provoque les conflits avec ces esprits pris de clart et de mthode que sont d'Alembert et Diderot39. Par de tels conflits de personnalit, dit Cassirer, c'est le dplacement du centre intellectuel de l'poque qui se rvle, car l'impact de Rousseau se fait sentir non au niveau des rsultats de la culture de son poque, mais au niveau de ses racines. Et c'est dans cette perspective que Cassirer enjoint de comprendre le fameux complot dont Rousseau ne cesse de se croire la victime : comme une raction dicte par l'instinct de conservation le plus profond de l'poque. Mais le plus important, pour Cassirer, n'est pas cette simple opposition du sentiment l'entendement, que reprendra le romantisme. La force du sentiment auquel Rousseau s'abandonne est affronte une autre force dans la perspective de conduire et de structurer l'existence : celle de la volont, de la conscience morale. Ce qui confre la sentimentalit sa spcificit, c'est qu'elle est d'emble prise dans cette dualit, et c'est avant tout ce lien avec des idaux thiques, des exigences morales, qui donne au lyrisme de Rousseau tant d'cho40. Sa sensibilit est reue dans le contexte d'un rveil de la conscience morale, et c'est dans ce sens que l'unique moraliste absolu du XVIIIe sicle (Kant)41 va s'en saisir et en faire une inspiration fondamentale de sa propre pense.

    Morale de la bont, morale de la vertu : Rousseau et Kant

    partir de cette inspiration, on a vu que Cassirer place l'uvre entire de Rousseau sous l'gide de l'ide de loi en privilgiant le Contrat social'; c'est--dire, selon la formulation de Starobinski42, qu'il insiste sur les perspectives politiques rparatrices de Rousseau aux dpens de son versant accusateur de tout ordre social existant. On comprend l'attrait d'une telle approche kantienne de Rousseau, dont Cassirer prcise brillamment les points d'appui. Pour Kant, l'tat de nature dsigne, sous les hritages sociaux, l'homme vrai, l'homme essentiel, dfini par ce vers quoi il aspire, par ce qu'il doit tre. Le sens de l'tat de nature est ici rsolument thique, non historique ou scientifique 43 : c'est une exigence morale et une critique des valeurs de la socit corrompue. Ainsi l'ide centrale de Rousseau est libre d'une ambigut tenace, celle d'une oscillation entre l'empirique et l'idal. Pareillement dans le champ politique, Kant libre le Contrat social de la mme quivoque, puisque mme si Rousseau a toujours insist sur le fait que sa rflexion portait sur les principes 44, on n'en a pas moins continu voir dans le Contrat un vnement historique et persist

    38. Le problme..., p. 12. 39. Ibid., pp. 74-6. 40. Tout l'art de La Nouvelle Hlose rside dans cette conjonction de l'lan sentimental et de l'exigence

    morale. 41. Le problme..., p. 50. 42. Ibid., prface, p. XVI. 43. On sait que Rousseau crit lui-mme dans la prface au Deuxime Discours, que l'tat de nature

    n'existe plus, n'a peut-tre point exist et probablement n'existera jamais, mais qu'il est pourtant ncessaire d'en avoir des notions justes pour bien juger de notre tat prsent : Pl.III, p. 123.

    44. V., par exemple, le reproche fait Montesquieu dans Ymile, p. 836.

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    vouloir le rfuter ce titre. Pour qui sait faire la diffrence entre le fait et le droit, l'impossibilit relle du Contrat ne le rend pas moins significatif: c'est une ide de la raison qui oblige les lgislateurs. Sans doute Kant va-t-il procder selon une tout autre mthode que celle de ces images inventes par Rousseau, puisqu'il part des donnes de l'exprience et donc de l'homme civilis d'aujourd'hui; mais Rousseau n'en rpond pas moins, ses yeux, la vocation de la philosophie, qui est d'indiquer l'homme sa situation fondamentale pour qu'il s'attle alors la tche de se rapproprier la libert qui le dfinit.

    C'est dans cette perspective que Cassirer interprte alors le rle du sentiment chez Rousseau, en y distinguant deux orientations. D'un ct, la rupture voque plus haut avec l'esprit logico-mathmatique du XVIIe sicle lui commande de s'abandonner sans intermdiaire aux impressions sensibles ; mais, de l'autre, l'impossibilit de cette jouissance solitaire au sein des rapports sociaux condamne cette passivit et fait du sentiment un jugement d'ordre moral. Et Cassirer note comment c'est souvent par un seul langage que s'expriment ces deux dimensions du naturalisme et de l'idalisme, de l'affection et de l'action. Si la premire orientation a bien donn son impulsion la raison pratique kantienne, c'est pourtant la seconde, devenue chez Kant une morale de la loi par-del tous les dsirs sensibles particuliers, qui donne sa porte philosophique l'entreprise rousseauiste. Le sentiment peut sans doute envelopper l'aptitude l'universel, mais il ne saurait le produire car il la reoit d'une facult plus haute. C'est donc par son principe d'autonomie et dans sa dimension politique, non comme morale du sentiment ou simple eudmonisme, que la pense de Rousseau est la plus proche de Kant, et que son thique trouve, pour Cassirer, sa vritable signification : comme la forme la plus radicale de la pure thique de la loi qu'on ait labore avant Kant45.

    Ceci implique de dfinir clairement l'tat de nature, exalt dans les Discours et dans VEmile, comme un tat infrieur l'tat social, alors que ce dernier serait porteur de cet ordre moral qui, d'un animal stupide et born, (ferait) un tre intelligent et un homme46. Tout l'accent est ainsi dplac d'une essence humaine prsociale une nature de l'homme aline par des abus sociaux mais non par la structure sociale elle-mme. Ds lors le sentiment est rsorb dans la perspective de la conqute de l'humanit vraie, et il est dbarrass de toute sensibilit littraire par laquelle l'exprimait Rousseau, au nom de ce qu'il comporte de rationnel47. De cette manire, Cassirer semble vouloir corriger Rousseau par Rousseau lui-mme travers Kant, et

    45. Le problme..., pp. 81-2. Cassirer crit encore : Ce qu'exige Rousseau de la communaut humaine et ce qu'il attend de son laboration et de sa construction venir, ce n'est donc pas qu'elle accroisse le bonheur, le bien-tre et le plaisir des hommes ; mais qu'elle lui garantisse sa libert et le rende ainsi sa destination vritable. (p. 94).

    46. ROUSSFAU, Du Contrat social, PI.III, p. 364. 47. Cette interprtation tait dj avance ds 1912 par V. DELBOS dans l'article dj cit: Rousseau et

    Kant. Notons que Cassirer est lui-mme beaucoup plus prcis sur le rapport des deux penseurs dans un essai un peu plus tardif consacr cette question, et o il crit notamment : Non seulement Rousseau a influenc le contenu et le dveloppement systmatique de l'thique de Kant, mais il en a aussi form le langage et le style: Rousseau and Kant, dans Rousseau, Kant, Goethe: two essays, Princeton University Press, 1945 (nous traduisons). On peut esprer ici encore qu'une dition franaise de ce texte ne se fasse pas trop attendre.

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    faire triompher un certain esprit de son uvre sur un autre48, ce qui lui permet d'affirmer (d'une manire qui est reprsentative de toute sa dmarche) que Rousseau n'a pas encore les instruments critiques ncessaires pour rsoudre son conflit avec les Philosophes instruments qui seront labors par Kant.

    Pour sduisante que soit une telle lecture de Rousseau, on ne peut s'empcher de s'interroger sur sa lgitimit, et se demander si, paradoxalement, cette interprtation n'est pas trop intellectualiste nouveau, en mettant le sentimentalisme de Rousseau au service de son rationalisme, en ignorant ses sentiments au nom de sa conception du sentiment49. Il est certain que le terrain de la conscience morale, mis en place par Rousseau, et dont s'inspire Kant, se dfinit par la non-concidence de l'instinct et de la raison : les inclinations naturelles ne garantissent pas la valeur des conduites, et l'homme doit matriser ses passions par un effort sur lui-mme. Si l'homme a en lui une disposition naturelle au bien, il n'en est pas moins corrompu et doit raliser cette disposition par un travail sur soi qui l'empche de cder ses penchants et de consentir au mal. Cet effort dfinit, pour Kant, le domaine proprement moral du devoir o l'homme vainc sa sensibilit. Une telle perspective n'est videmment pas trangre Rousseau puisque la bont naturelle est chez lui insuffisante et doit s'accomplir par la volont, par une victoire sur soi pour atteindre la vie vertueuse. Cette dimension exigeante de la morale rousseauiste dpasse, et de beaucoup, le simple sentimentalisme auquel certains ont parfois voulu la rduire, et dans ce sens le prolongement kantien de Cassirer est lgitime et clairant. Mais ce passage de l'tre au devoir-tre n'est pas total chez Rousseau50, car la bont naturelle n'est pas qu'une disposition primitive mais existe rellement pour lui, et a une valeur morale qu'il s'agit de manifester. On pourrait multiplier les noncs o ce qui est valoris par Rousseau est un tat moral qui inclut le bonheur, l'agrable, le repos, fond sur l'amour de soi, c'est--dire sur l'intrt sensible de l'agent. Ne mentionnons, en passant, que la description de l'extase du Lac de Bienne dans les Rveries (ngliges par Cassirer)51 o l'idal d'tre pleinement soi se ralise par un glissement progressif de la conscience vers l'inertie et vers sa fusion intgrale avec le monde. Cette exprience a lieu, certes, au bout d'une vie tumultueuse consacre la rforme morale et politique des hommes, mais sa signification est bien d'atteindre une authenticit qui s'identifie l'abandon et au repos en retrouvant l'amour de soi originel par l'amour du monde. L'effort vertueux est sans doute la marque de la grandeur morale de l'homme, pour Rousseau, mais il apparat aussi comme un recours ncessaire pour

    48. Kant envisage la rconciliation de la nature et de la culture du point de vue non de Vindividu mais de Yespce, celle-ci rvlant dans sa marche vers le progrs une humanit suprieure l'tat de nature mme si les individus restent malheureux, ingaux. D'o l'unit, ses yeux, des essais ngatifs, critiques (les Discours) et des essais positifs {Du Contrat social) chez ROUSSEAU : v. Conjectures sur les dbats de l'histoire humaine (1786) dans La philosophie de l'histoire (opuscules), Montaigne-Denol, 1947, pp. 118-120 (et note pp. 185-6).

    49. Selon l'expression de STAROBINSKI: Le problme..., prface, p. VII. Rappelons ici que Kant ne connaissait pas les uvres autobiographiques de Rousseau.

    50. V. ce sujet les utiles remarques d'E. KRYGER, La notion de libert chez Rousseau et ses rpercussions sur Kant, Nizet, 1979, ch. III.

    51. ROUSSEAU, Les Rveries du promeneur solitaire, Cinquime promenade, PLI.

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    rejoindre un idal diffrent, fait de bonheur et de repos-'2, et ceci le distingue non seulement de l'thique de la recherche perptuelle des Philosophes des Lumires, mais aussi de la morale du devoir de Kant. Pour celui-ci, la morale ne saurait se situer sur ce terrain psychologique mais sur celui de l'a prion; elle ne saurait tre que dsintresse (le devoir comme fin en soi), alors qu'agir moralement pour le bonheur c'est faire du devoir un moyen et se placer sur le terrain de l'empirique et du sensible.

    11 persiste donc un dualisme moral chez Rousseau, nous semble-t-il, celui d'un sentiment intime qui retrouve l'tat de nature et d'un effort de reconqute qui assume la dpravation sociale de l'homme ; et c'est bon droit qu'on a parl de la prsence simultane chez lui d'une thique de la bont et d'une thique de la vertu 53, qui dfinissent deux modles d'authenticit: un sentiment d'harmonie spontane avec l'ordre, d'un ct ; un effort d'autonomie et de vertu face aux passions et l'opinion, de l'autre. Nous ne sommes pas sr que l'thique rousseauiste puisse tre vraiment restitue en dehors de cette cohabitation de la voix de la nature et de la raison dnaturante; de l'autosuffisance bienheureuse o le moi se contente de se circonscrire , et de l'arrachement l'gosme des passions dans cet tat de guerre avec soi qui dfinit la vertu54. Et n'est-ce pas une telle tension de la ralit sentie et de l'ide normative que traduit l'ambigut des diverses formulations de l'idal moral de Rousseau, qui reviennent souvent celle-ci: l'homme de la nature clair par la raison 55 ?

    L'unit de l'uvre, telle qu'elle est conue par Cassirer, ne laisse pas place cet lan du cur qui aspire au bonheur retrouv. On se tromperait, crit-il, comprendre sa pense comme une rponse la question de savoir comment, au sein de l'existence humaine, vertu et bonheur se rconcilieraient. Car Rousseau, mme lorsqu'il emprunte l'eudmonisme son langage, est intrieurement au-del de sa problmatique 56. Certes, la pense rousseauiste est bien plus qu'une simple qute du

    52. Tour tour Rousseau pose l'idal moral en termes d'un effort sur soi, c'est--dire de vertu, et en mme temps d'une conduite sans effort, c'est--dire d'une vie vertueuse sans l'effort de la vertu ; v., par exemple, Y Emile, pp. 600-603. C'est le rapport de l'ensemble des composantes de son uvre qui est en jeu ici, selon qu'il s'adresse certains individus ou au peuple problmatique que nous ne pouvons aborder ici et qui ne transparat pas chez Cassirer.

    53. Par exemple, P. BURGEI.IN, La philosophie de l'existence de J J. Rousseau, PUF, 1951 ; ou B. BACZKO, Rousseau. Solitude et Communaut, Mouton, 1974.

    54. ROUSSEAU, Julie ou La Nouvelle Hlose, PI.II, p. 682. 55. ROUSSEAU, Dialogues, PI. I, p. 864 ; et il crit dans cette mme page : Cet homme ne sera pas vertueux,

    puisqu'il ne vaincra pas ses penchants, mais en les suivant il ne fera rien de contraire ce que ferait en surmontant les siens celui qui n'coute que la vertu. La bont, la commisration, la gnrosit, ces premires inclinations de la nature, qui ne sont que des manations de l'amour de soi ne s'rigeront point dans sa tte en d'austres devoirs ; mais elles seront des besoins de son cur qu'il satisfera plus pour son propre bonheur que par un principe d'humanit qu'il ne songera gure rduire en rgles. L'instinct de nature est moins pur peut-tre, mais certainement plus sr que la loi de la vertu : car on se met souvent en contradiction avec son devoir, jamais avec son penchant, pour malfaire .

    56. Le problme..., p. 51. Cassirer reformule plus loin la mme position un peu diffremment : Rousseau et, avec lui, tout le XVIIIe s. n'a cess de se dbattre avec la question de savoir s'il tait possible de

    concilier "bonheur" et "vertu", avec le problme de l'harmonie tablir entre "facilit" et "mrite". Or ce sont prcisment ces efforts qui lui ont permis de dpasser intrieurement la problmatique du simple eudmonisme. Le bonheur lui-mme, au lieu d'tre dfini dans une optique sensualiste, l'est de plus en plus nettement dans une perspective "intelligible". pp. 106-7 (nous soulignons).

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  • LE PROBLME JEAN-JACQUES ROUSSEAU

    bonheur, mais il n'est pas sr que cette proccupation puisse tre rsorbe dans un principe unique, celui de la loi, qui intgrerait harmonieusement les unes aux autres les exigences ainsi que les formes diverses de l'uvre57. cet gard, l'analyse de R. Derath trouve peut-tre une juste mesure58, en suggrant que Cassirer outre le rationalisme de Rousseau , et que s'il faut savoir reconnatre l'unit de l'uvre, celle-ci n'en demeure pas moins structure par un dualisme o coexistent une morale d'instinct et une morale rationaliste. ct de l'ide de loi, demeure chez Rousseau une morale moins exigeante, moins pure que la morale kantienne pourrait-on dire, pour laquelle la vertu ne suffit pas dfinir l'existence morale. Par rapport ce perptuel combat contre soi, qui risque de mutiler la totalit de la personne humaine en privilgiant la raison au dtriment de tout son tre physique et moral, la dmarche rousseauiste vise peut-tre permettre l'homme de s'interroger aussi sur le rsultat de ses actes (pour lui-mme et pour la socit dont il fait partie), et pas seulement de s'en remettre sa volont raisonnable comme s'il n'tait qu'intention. Ne serait-ce pas cette dimension pragmatiste qui maintient Rousseau rsolument distance des rigueurs du formalisme kantien?

    Nous ne prtendrons pas, naturellement, statuer sur ces questions considrables et souvent dbattues, dans ces quelques lignes qui ne visent qu' attirer l'attention sur l'intrt de l'essai de Cassirer. Il demeure que son interprtation, fort stimulante au demeurant, n'emporte pas totalement notre adhsion et nous laisse sceptique quant sa systmatisation de la pense de Rousseau. Aussi nous contenterons-nous pour terminer de rappeler l'interrogation d'ric Weil59, qui met fort bien en vidence la difficult que soulve la lecture de Cassirer :

    Ne fallait-il pas un Kant pour voir ce que Rousseau avait exprim sans avoir su le penser au sens fort du terme, sans avoir russi en dvelopper les prsupposs et les consquences, les suites pratiques et les conclusions thoriques? Et Rousseau ne s'tait-il pas arrt en route parce que l'homme, l'auteur, n'tait pas rationaliste dans son attitude d'homme et d'auteur, que ces consquences et ces prsupposs ne l'intressaient nullement, parce que ce qui, chez Kant, devenait thorie et philosophie, pour lui n'tait qu'un moyen de plus pour formuler, pour extrioriser le conflit de sa personne, cette dchirure de tout son tre, qui en fit un fou et un gnie ?

    Et sans doute, rpond Weil, il fallait un Kant pour penser les penses de Rousseau et un Cassirer, peut-on ajouter , pour reconstruire travers les textes, les arguments dcisifs d'une telle approche. Mais Weil ajoute que Rousseau n'a rien fait lui-mme pour faciliter cette comprhension de sa propre pense et qu'on peut mme dire qu'il fut le premier ne pas la comprendre ! Que penser dans ces conditions d'une telle

    57. Pdagogie, politique, morale et philosophie de la religion, crit Cassirer, s'interpntrent ici compltement et ne sont que les dveloppements et les applications d'un seul et mme principe: Le problme..., p. 118.

    58. R. DERATH consacre l'interprtation nokantienne de Cassirer une brve annexe son ouvrage prcdemment cit : Le rationalisme de Rousseau.

    59. E. WEIL, Rousseau et sa politique, dans Pense de Rousseau, op. cit., p. 10 ; cet article remarquable est d'ailleurs conseill par Starobinski comme un complment utile de l'essai de CASSIRER: Le problme..., prface, p. XV.

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    filiation? Les lecteurs de Rousseau ne s'effrayeront pas de ce paradoxe; ils y sont habitus. Et nous ne tenterons pas de le lever, car il n'est peut-tre pas mauvais qu'il nous reste l'esprit en lisant la dialectique brillante de Cassirer*.

    Cette note s'inscrit dans un travail de recherche men grce l'aide du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

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