l enfant nit ku bon un tableau psychopathologique traditionnel chez les wolof et lebou du senegal a....

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L’ENFANT NIT KU BON Un tableau psychopathologique traditionnel chez les Wolof et Lebou du Sénégal A. ZEMPLENI [1 ] et J. RABAIN [2 ] PLAN I. - EXPOSE GENERAL Introduction Signes de reconnaissance et symptômes. Représentations concernant l’identité de l’enfant. Attitudes à l’égard du nit ku bon. Comportements à l’égard de l’enfant. Coutumes et procédés de soins. Conclusion. II. - L’ENFANT NIT KU BON AU SEVRAGE (Observations d’enfants dans leur milieu familial) Un tableau modèle : l’histoire de Thilao. Un nit ku bon en voie de réintégration familiale : cas de Daba. III. - UN ENFANT NIT KU BON A L’AGE SCOLAIRE (Entretiens cliniques) Cas de Maty SYSTÈME DE TRANSCRIPTION Tout au long de cet article, les termes, les expressions et les textes wolof sont transcrits à l’aide des signes suivants : Voyelles : ā : a long ; dānu (tomber).

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Un Tableau Psychopathologique Traditionnel Chez Les Wolof Et Lebou Du Senegal a. ZEMPLENI Et J. RABAIN

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LENFANT NIT KU BON

Un tableau psychopathologique traditionnel chez les Wolof et Lebou du Sngal

A. ZEMPLENI[1] et J. RABAIN[2]PLANI. - EXPOSE GENERAL

IntroductionSignes de reconnaissance et symptmes.Reprsentations concernant lidentit de lenfant.Attitudes lgard du nit ku bon.Comportements lgard de lenfant.Coutumes et procds de soins.Conclusion.

II. - LENFANT NIT KU BONAU SEVRAGE (Observations denfants dans leur milieu familial)

Un tableau modle: lhistoire de Thilao.Unnit ku bonen voie de rintgration familiale: cas de Daba.

III. - UNENFANT NIT KU BONA LAGE SCOLAIRE (Entretiens cliniques)

Cas de Maty

SYSTME DE TRANSCRIPTION

Tout au long de cet article, les termes, les expressions et les textes wolof sont transcrits laide des signes suivants:Voyelles:: a long; dnu (tomber).a: a bref; man (moi).(a): e final qui sapproche du e muet franais; bgg(a) (vouloir).: o long; tg (rester tranquille, sasseoir): eu franais; kr (maison)u: ou franais; urus (or)

Consonnes:j: dy; jat (verset magique).c: ty; cep (riz).x: kh; xam-xam (connaissance).: gn; n (demander).q: proche de x (kh), mais plus uvulaire et plus sonore; laqarci (dcouvrir).

Les transcriptions en wolof et leur traduction ont t revues par MmeAbdoulaye Diop (Universit de Dakar). Nous len remercions vivement.

I. - EXPOSE GNRALIntroductionLa relation entre culture et maladie mentale a fait lobjet de nombreux travaux. Le but vis, dans la plupart des cas, a t de mettre jour les variables culturelles qui pouvaient expliquer la spcificit ou la frquence de certains syndromes: ou de certains symptmes dans une culture donne. Mais, les troubles ont t le plus souvent dcrits en termes nosographiques occidentaux etles modles de causalit utilisstaient ceux de la psychiatrie ou de la psychopathologie occidentales[3].Dans ce travail, nous nous proposons une dmarche inverse: montrer comment une culture construit et dcrit, utilise et explique une entit pathologique par le moyen de ses propres signifiants.Chez les Wolof et Lbou du Sngal, comme sans doute partout ailleurs en Afrique, la maladie mentale nest pas considre comme un phnomne naturel. La classification traditionnelle des troubles mentaux constitue une "tiologie" dordre culturel, organise autour de deux axes principaux:laction des esprits (esprits introduits par lIslam; esprits ancestraux traditionnels);laction des hommes (sorcellerie, envotement, "maraboutage").

La description des syndromes et des symptmes occupe une place mineure, elle est trs peu systmatise.Le consensus collectif qui se cre autour de linterprtation de la maladie, le diagnostic du gurisseur ou du marabout, attribuent une place signifiante au malade dans un systme culturel form par des units de reprsentations. Lenfant dit "nit ku bon" constitue une telle unit de reprsentations.

Nous essaierons de montrer comment les reprsentations proprement dites, les symptmes et les signes de reconnaissance de la maladie, les attitudes et les comportements lgard du malade, les procds prventifs et thrapeutiques sy articulent pour former un tout cohrent pour la comprhension duquel il faut se rfrer bien plus au groupe qu lindividu malade lui-mme.Nous ne pouvons pas aborder ici le problme complexe du pathologique et du normal dans les cultures qui forment lactuel Sngal. Mais il convient de remarquer, avant daller plus loin, que lensemble particulirement cohrent que les wolof dsignent par le termenit ku bonne saurait tre assimil un syndrome au sens occidental. Sil y a unit, elle se trouve avant tout au niveau de la reprsentation de lorigine des manifestations pathologiques. Nous entendons par l que la culture a ses propres raisons et elle peut amener au dnominateur commun des troubles dexpression et dorigine trs diverses. Ce problme sera discut dans la deuxime partie de notre travail.

Nos donnes proviennent essentiellement des wolof et des lebou. Mais lunit de reprsentation que nous allons dcrire se retrouve chez les Serer:o kin o paher: la personne qui est mauvaise eto kon o paf: la mort qui passe. La similarit des signes de reconnaissance, des symptmes, des comportements lgard de lenfant semble autoriser un rapprochement troit avec les donnes wolof et lebou. Nanmoins, certains traits diffrentiels apparaissent: par exemple, en milieu serer, linterprtation par le retour de lanctre lemporte sur les autres reprsentations. Ou encore: lenfant est dot du pouvoir de la bilocation, trait que nous navons pas rencontr chez les wolof. A ce niveau, la mise en parallle des reprsentations inter-ethniques nous semble autorise par lidentit de leur structure[4].

Nous voquerons, dans notre texte, quelques informations qui proviennent des Peul de la Haute-Casamance. Elles concernent lenfant appel burdo surpasse, que linformateur donne pour homologue du nit ku bon et dont la description rpond assez bien nos donnes wolof. Lenqute reste approfondir sur ce point et les passages en question doivent tre considrs comme des illustrations.

1.- Signes de reconnaissance et symptmes[5]

Trs tt, leborom xam-xam(connaisseur) peut porter son diagnostic. Certaines matrones seraient capables de reconnatre lenit ku bonpeu aprs sa naissance: il a un cri particulier; il a une figure claire; il refuse de tter; ou bien: il grossit et maigrit brusquement; il grandit trop vite; il se met marcher sept mois; il a le sexe propre[6]; ou bien encore, il a une sorte de crise: la chaleur ltouffe, il tend les bras et puis il fait comme sil tait mort.Cependant, la majorit des informateurs saccordent pour dire quon ne peut le reconnatre quaprs le sevrage (18 mois-2 ans)[7]. Ds le sevrage et pendant toute son enfance, il prsente une srie de caractristiques et de symptmes facilement reconnaissables:

II sagit dun bel enfant, bien bti, aux gros yeux blancs comme de la percale[8], au teint clair. Il est plus beau que son pre et sa mre; il est borom bt (quelquun qui attire les regards).

Il baisse la tte que lon dit, gnralement, grosse;

Il ne regarde jamais les gens en face, mme pas ses camarades[9]: On dirait quil a honte de regarder; son regard est dans le vide, ailleurs: Il se regarde vers lintrieur. Comme dit linformateur: On ne peut jamais voir leur visage, ni leurs yeux, chaque fois que vous les regardez, ils ont tendance cacher leur visage pour viter que vous les fixiez.

Il ne parle pas ou parle trs peu. Il ne se confie pas aux autres, il ne participe jamais aux conversations. On remarque une grande discontinuit dans son comportement verbal: Il parle, puis soudain, il cesse de parler, il ferme sa figure, il se plie et il dit: je suis malade, alors quil na rien.

Il aime se retirer dans un coin, sisoler de ses camarades. Il ne joue pas avec les autres, il ne les taquine pas. Si jamais il participe aux jeux, il est naf, il ne rpond pas aux taquineries, ni aux coups quil reoit.

Il a souvent des petites maladies: Pendant trois jours il est grognon, il est malade, il fait fatiguer son pre et sa mre et chacun pense que lenfant ne laime pas.

Ses ractions se font contretemps, dune manire discontinue, inhabituelle: Dun seul coup, il change de caractre; Il se met brusquement pleurer ou rire; Il est en train de faire quelque chose et dun seul coup, il tombe, il se relve, il tombe comme les personnes qui ont des rabs[10].

Mais le symptme principal, le signe le plus sr pour le reconnatre estson caractre rserv, sa retenue et son extrme sensibilit dans certaine... situations.

Dafay ty bopam: toujours, il se retient, il se rserve; ces enfants sont effacs: il fait comme sil avait honte;nit u bopam ou nit ki ci bopam, expressions qui signifient un tre qui est en lui-mme, qui na pas de relations avec les autres.

Certaines occasions rvlent son caractre; On lamne dans un autre village, sans ses parents, il ferme les yeux; lorsquon organise une sance de tam-tam ou un palabre, il les vite soigneusement. Lenfant au dos, pleure ds que la mre entre dans une foule ou ds quun tranger arrive la maison.

Parfois, on va plus loin: Ils sont rvolts en eux-mmes, alors ils sont rservs;xol bi dafa w: son cur est laid i.e. il est mchant;xol bu awse dit de lenfant qui reste seul et qui nest jamais gai, dont on sait quil nest pas content.Dafay raglu: il est triste, cest--dire: il est en colre.

Tout ceci, se mble-t-il , ne suffit encore pour dire avec certitude quil sagit dun "nit ku bon". Il ne montre son vrai visage, ne se rvle entirement que dans des situations quil ressent hostiles son gard. Il est bien difficile de prvoir celles-ci, car: Quelque chose dinsignifiant peut lui causer un chagrin ineffaable. Comme on dit: Il naime pas tre dtest. Quand on le gronde mme lgrement, plus forte raison quand on le punit, mais aussi, tout simplement quand on na pas assez dgards pour lui; il ferme les yeux, il pleure, il se tait, il refuse toute nourriture, il peut devenir brusquement malade,dafay sis: il est asocial[11]. Il peut avoir les mmes ractions quand il lui arrive dassister des scnes dites violentes: bagarre, dispute, accident de voiture, enterrement, etc. Mais ces motions fortes, une brimade svre, une forte punition peuvent aussi provoquer une vritable crise: il se met pleurer et crier, puis tombe par terre et gt immobile; ou bien: Si on le frappe, il peut rester un jour couch ou trois jours pleurer.

Mais ces pisodes peuvent prendre une tournure tragique et ici nous entrons, moiti, dans les reprsentations: au lieu de rester immobile ou pleurer, il peut mourir sur-le-champ aprs une telle scne.Le "nit ku bon" est lenfant qui peut mourir dun moment lautre. La mort peut survenir nimporte quand, nimporte quel endroit, sans prparation: On les trouve morts, et pourtant ils ntaient pas malades. Si la mort nest pas instantane, une maladie grave se dclare et lachve en quelques jours.

Nous verrons plus loin que cette possibilit de "partir" ou de "repartir" chaque moment est le motif organisateur de toutes les donnes relatives aunit ku bon.

Dune fragilit extrme, lenfant na pas, gnralement, la vie longue. Trs peu survivent, dit-on, ladolescence. Cette limite dge nest pas arbitraire. A la fin de ladolescence, lpreuve la plus dangereuse les attend: pour le garon, cest la circoncision; pour la fille, cest laccouchement. Quant cette dernire, ce nest pas les douleurs de laccouchement que lon rend responsables de sa mort, mais la peur qui la saisit en voyant son placenta. Aussi - et nous anticipons sur un chapitre ultrieur - lui bande-t-on les yeux afin dviter cette motion.

Il se trouve nanmoins, quelquesnit ku bonqui survivent ces preuves. Sur ce point, une certaine divergence apparat entre les informateurs: peut-on maintenir la dnominationnit ku bonpour un jeune homme mari et pour une femme qui a dpass au moins le cap du troisime accouchement? Quelle que soit la rponse cette question, certains dcrivent ladultenit ku bon[12].

Quil soit homme ou femme, le rescap est une belle personne, forte.Lhommeest bien muscl, aime son travail, aussi est-il rcompens par de belles rcoltes; il parle peu et surtout il ne parle pas de ce qui ne le regarde pas; il ne se mle jamais des affaires des autres; il mne une vie solitaire en cultivant son champ. Il garde parfois un certain nombre de ses anciens symptmes: tte baisse: regard qui ne se fixe pas; il est calme, hospitalier, gnreux. Vieux, il devient respectable. En somme, il serait, par bien des cts, lhomme idal.La femmeest trs belle; on lpouserait de prfrence; la dot est la mme que pour toute autre femme; dans son mnage, elle est modeste, travailleuse, bonne mre de famille; son regard, la tenue de sa tte peuvent trahir, comme chez lhomme, son origine. Par ailleurs, tout ne rentre pas tout fait dans lordre: une femme adulte nous dit: Je suisnit ku bon, on ne me la pas dit, mais je le sais; parfois pendant la nuit, je vois des choses et puis, je suis fche toute seule.

On a pu apercevoir au cours de lexpos qui prcde la prsence de certains lments difficilement comprhensibles lintrieur dun tableau pathologique somme toute assez cohrent et comparable certains tableaux psychopathologiques occidentaux:le nit ku bonest beau, il a une grosse tte (tous lesnit ku bon- et il y en a beaucoup - ne sauraient prsenter ces traits); il meurt dun moment lautre; la femme meurt en voyant son placenta, etc.

Ces lments proprement culturels sont les indices des reprsentations sur lidentit de lenfant, reprsentations dont nous devons maintenant dgager la structure.

2. - Reprsentations concernant lidentit de lenfant.La question que les Wolof et les Lbou se posent au sujet de lenfantnit ku bonest avant tout celle de son identit ou, plus prcisment, celle de limpossibilit de lidentifier.

La perception des difficults de communication entre lenfant et ses familiers poussera peu peu lentourage mettre deshypothsessur son origine, hypothses qui, nous le verrons, ne recevront jamais de preuves.

Il convient dvoquer ici une constatation importante issue de lobservation des enfants wolof et serer dans leur milieu familial: lentourage cherche toujours par des commentaires, des incitations verbales, des questions et des suggestions faire expliciter les dsirs et les demandes de lenfant comme si celui-ci tait cens porter un vouloir et une conscience mres, mais cachs, semblables ce que lon est en droit dattendre dun adulte[13]. Linterrogation sur lenit ku bonsinscrit dans ce contexte.

Le problme est le suivant:

- Un enfant manifestant des difficults de communication, certaines anomalies de comportement et certaines particularits physiques, est prsent dans la famille;

- Les dsordres de la conduite et de la communication, pour les wolof et les Lebou, ne peuvent pas sexpliquer par le jeu et les conflits des positions interindividuelles. Lindividu est agi plutt quil nagit. La culpabilit est faiblement intriorise;

- Pour linterprtation et lintgration de ces dsordres, la culture dispose dun ventail de reprsentations dont les chapitres principaux sont: la sorcellerie, la possession et lagression par divers esprits et lenvotement.

Compte tenu de ces trois donnes, comment la culture situera-t-elle lenfantnit ku bon?

Il existe trois sries majeures de reprsentations son sujet:

a)Nit ku bon et rabUne premire srie de reprsentations veut que lenfantnit ku bonsoit possd par unrabousoit lui-mme un rab.Lesrab(animal) sont des esprits ancestraux dont le lieu de rassemblement gnralement admis est la pointe de Sangomar[14]. Invisibles, ils peuvent emprunter des formes varies, soit humaines, soit animales. Il existe trois tats desrabs:

- Leraberrant, inconnu, qui recherche un lieu dhabitation et une personne qui lui fera des offrandes et des sacrifices, qui le nourrira. Pour arriver leurs fins, cesraberrants investissent la personne, la rendent malade jusqu ce quune crmonie complexe appelendp[15] les apaise et leur fixe un lieu dhabitation. Au cours de la crmonie, on identifie lerab(ou lesrab) du malade, et on construit lautel domestique (xamb) dans lequel lesprit rsidera dsormais et qui servira de lieu de culte.

- Lesprit frachement identifi et domestiqu a un nom et unbak(chant-devise). Il est sexu et, sil est un personnage humain, il peut avoir une profession (berger, pcheur...) et certains traits de caractre. Maintenant, il est attach un lieu et quelques appts de nourriture et le chant-devise suffisent pour le faire venir; il ne se manifestera plus quau cours des sances publiques de possession dundp.

- Enfin, leturest unrabpuissant qui a conclu autrefois un pacte avec le fondateur dune ligne (gnralement maternelle) ou avec le premier occupant du sol[16]. Lestursont connus, fixs de longue date. Ils se sont allis toute la ligne ou tout le village. Essentiellement protecteurs, leur nom est prcd du motmm(couramment: grand-pre ou grand-mre, mais au sens plus large: anctre). Ils reoivent des sacrifices et des offrandes rguliers soit sur leurxamb, soit dans un endroit naturel sacr.

Le culte desrabest pratiqu, sous sa forme la plus pure, par les femmes lebou de la presqule du Cap-Vert, mais il est largement rpandu dans tout le pays wolof et une partie du pays serer[17].

Lenit ku bonest-il de substance humaine et simplement possd par lerabou est-il lui-mme unrab? Certains de nos informateurs se sont consciemment poss cette question. Pour lexaminer de prs, nous devons ouvrir une parenthse:Si lon veut saisir ltat desprit des wolof et des lebou lorsquils parlent de personne et derab, il convient de se reporter aux mythes dorigine desrab. Ceux-ci sont des mythes gmellaires. En voici le plus courant: laeule a mis au monde un enfant de sexe mle ou femelle. Le placenta (and: compagnon), sest transform en serpent. Celui-ci sest introduit dans le creux dun arbre ou sest cach dans un grenier. Une calamit sest abattue sur le village et le serpent a offert eau, fcondit, bonheur, chance... en contrepartie de la nourriture rituelle. Les hommes ont accept le pacte et lerabsest attach au lieu.

Ce type de mythe prsente lerabcomme un doublet de lenfant de lanctre. Et, quoique peu vrifiable pour des gnalogies prcises, on admet que les descendants de laeule seront "suivis" (top) par les descendants durabprimordial[18]. Il y aurait donc, en thorie, deux gnalogies parallles. En fait, comme le dit justement Je docteur M.Diop[19], lerabest, la limite, une zone invisible, toujours actualisable de la personne: la sparation entrenit(personne) etrabna pas pu tre aussi radical que le veut le mythe; la personne contient les deux germes et il reste concevable que chacun deux sclose.

Quelque peu arbitrairement, on peut isoler cinq sortes de liens entre personne etrab:

*IDENTITE TOTALE: lenfant n avec des malformations importantes, lhydrocphale, lenfant qui ne se dveloppe pas (qui a les os mous), lenfant en tat de kwashiorkor avanc... sont considrs commedm u raboudm u jinne(enfant de rab ou dejinne)[20];dau ko wce(on la chang) dit-on de ces enfants. Autrefois, le gurisseur les renvoyait lexpditeur laide de versets magiques dont nous donnerons un exemple qui sappliquerait aussi, dans certains cas, aunit ku bon.

*SURVEILLANCE PROTECTRICE ET IMPERCEPTIBLE: le rab suit la personne, celle-ci nen voit pas les manifestations extrieures et ne cherche pas en tirer profit. Ici borom rab (possesseur, propritaire, matre de rab) veut dire peu prs: une forte personne et le contenu smantique de rab est faible. On peut citer ici le statut de Jesprit dans les familles depuis longtemps affilies un tur. Les membres de ces familles sont "inspirs", "suivis" par lesprit affili de la mme manire protectrice, mais le contenu smantique de tur est charg de mythes dorigine, de traditions familiales.

LA POSSESSION SUBITE, INVESTISSEMENT TOTAL DE LA PERSONNE:ku rab japp(celui qui est attrap par lerab). Il ny a aucun doute sur lidentit de la personne. Elle est envahie par lesprit; la crise de danse et de chant, la chute[21]stituent un signal: lerabveut cohabiter avec la personne. Lendples aidera conclure un pacte.

MODUS VIVENDIinstaur laide des rites appropris (ndp,samp) entre la personne, autrefois malade, et sonrab, fond sur un circuit dchange tendu et individua1is: offres de nourriture (1ait, mil, co1a, sang et dans une certaine mesure le corps mme du possd pendant les crises rituelles de possession), dune part; promesses de sant, de bonheur, de protection... de lautre. L non plus, il ny a aucun doute sur lidentit de la personne.

CONTROLE ET UTILISATION DUrab: dans un rapport ambivalent de domination-soumission.Borom-rab(ici, plutt: matre derab) au sens fort, le gurisseur, le connaisseur par une humilit moiti feinte, par 1appt de la nourriture et de 1a parole flatteuse, mais, parfois, en menant contre eux une 1utte serre, se rendent matres desrab. L non plus, pas de doute sur lidentit de la personne, mais une ombre de sorcellerie.

O situer lenit ku bonpar rapport ces ples? Daucune faon parmi ceux qui peuvent tre, comme des chvres innocentes, "attraps" par lesrab. Ni parmi ceux qui, aprs les crmonies dusage, ont simplement normalis leurs rapports avec lerab. Mais il est difficile daller plus loin:Un gurisseur nous dit: Cest quelquun qui est venu l pour regarder. Cest ungir u rab(gir: race, ligne; ici, plutt: espce). Il y a desgir u nit(personne) et desgir u rabcomme desgir u fas(cheval). Lenit ku boncest comme quelquun qui ne trouve pas sa parent. Comme une personne qui a quitt un village pour habiter ailleurs.Ku joge ci rab(celui qui arrive de chez lesrab) nous dit une autreborom xam-xam, elle-mme mre de plusieurs enfantsnit ku bon. Elle ajoute: Ils retournent Sangomar[22] et ensuite ils reviennent.Ou bien: Le Bon Dieu a donn une connaissance auxrab. Ils ne respirent pas, ils expirent seulement[23]. Ils sont comme des nains. Ils ont une longue barbe et beaucoup de cheveux. Ils se marient des femmes qui ont un teint clair. Parfois, on dit que leur enfant est lenit ku bon.Il ne doit pas aller en mer et passer ct de Sangomar. Il sera attir par les chants et les danses des autresnit ku bon. Il quittera.

Ces tmoignages tendraient prouver que lenit ku bonest tenu pour unraben chair et en os: ce nest pas unnit, cest undm u rab(enfant derab). En fait, certains informateurs ne sont pas daccord:Ils ont desrabseulement.Si laccouche estnit ku bon, sesrabvont accourir pour voir le sang qui a coul laccouchement; on doit marquer le front de la femme dune croix de suie de marmite (rn) pour que les rab ne la reconnaissent pas. Sinon, lesrablui feront du mal, car elle verse son sang, nimporte o, sans leur demander leur autorisation.

Cette incertitude, malgr le but clairement indiqu du verset et malgr les ruses du gurisseur, se lit dans le jat[24] suivant:JatPour empcher lenit ku bonDE VOIR SES CAMARADES[25]

Cejatsert fermer les yeux dunit ku bon effacer les tentations, les visions quil peut avoir pendant la nuit[26] et lempcher de suivre ses camarades, cest--dire de mourir.

Le gurisseur amne lenfant au milieu du village et lattache au pied dun arbre. Il fait sept fois le tour de larbre, prlve une pince de sable dans les traces de lenfant, il en fait uncawri[27] et il dit[28]:

Bissimilhi Rahmni Rahimi Alhamdulilhi rah, rah, rah, rah, rah, rah, rah[29] Bissimilhitoi, personne-ci, ferme tes yeux jusqu ce que tu deviennes adulte. Aprs tu regarderas toutes les personnes. Tu dois prendre exemple sur tes parents si tu es destin tre une bonne personne; ta mre avait ferm les yeux jusqu te mettre au monde; et puis, elle a regard; ton pre avait ferm ses yeux jusqu tavoir, et puis, il a regard[30]. Donc, toi aussi, ferme tes yeux jusquau moment o tu auras des enfants[31]. Aprs tu regarderas.

Moussa[32] coute les conseils! Moussa ne regarde pas lest; ne regarde pas louest! Ne regarde pas ceux-ldont tu sais quils ne sont pas des personnes, ou bien ceux-l qui ne ressemblent pas des personnes!Moussa, quoi que tu regardes en dehors de moi, tu es sur le mauvais chemin. Moussa, ne suis pas ceux dont tu sais quils ne sont pas aussi forts que toi[33]! Moussa, tu es meilleur queux! Ils ne sont pas toi et tu nes pas eux[34]. L o tu es, vaut plus que lendroit o ils sont.

Tu es fils dAdam, mais eux, ils ne le sont pas. Toi, tu es une crature, mais eux, ils ne sont pas des cratures[35].

Toi, tu es propre; eux, ils sont sales. Toi, tu es beau; eux, ils sont laids. Toi, tu as une connaissance, et eux, ils ne connaissent rien[36].

Toi, tu as une mre, et eux, ils nont pas de mre. Toi, tu as un pre, et eux, ils nont pas de pre. Toi, on taime, et eux, personne ne les aime.

Toi, Moussa, ferme tes yeux, parce que si tu les regardes, tout ce que tu avais, ira chez eux et tout ce quils avaient viendra chez toi[37].

Moussa, ferme tes yeux. Ferme tes yeux compltement[38] et ne cligne pas de lil[39]. Ferme tes yeux compltement[40].

Bien que la rfrence ne soit pas explicite, "eux", "ils" dsignent lesrab, "camarades" dunit ku bon[41].

Mais le gurisseur ne situe pas entirement lenfant du ct desrab. Si ctait le cas, il ne prononcerait pas lejat. Paralllement son effort, bien comprhensible, et pouss lextrme, de faire admettre aunit ku bonquil est une personne humaine, lon peroit une incertitude de fond quant lidentit de lenfant.

En rsum, il nous semble juste de situer lenit ku bonsur une chelle tendue allant du simpleborom rab lextrmit de lenfant chang. Les conduites, les attitudes, les caractristiques physiques de lenfant dterminent la zone o linterprtation, souvent latente, non explicite, sarrte. Ceci ne peut, cependant, vider de son sens la phrase la plus frquente des informateurs: Le nit ku bonest un tranger, il vient faire une visite et, aprs, il retourne. Cest un tranger parmi nous. On peut formuler une hypothse au sujet de lvolution de celte interprtation: au fur et mesure que sa survie semble assure, quil entre dans lchange en se mariant, le nit ku bon saffirmerait de plus en plus commenit(personne humaine) et, par voie de consquence. Deviendraitborom rabau sens fort[42].

b)Lanctre rincarn.Un deuxime ensemble de reprsentations, plus frquent en milieu serer, mais aussi largement prsent chez les wolof et les lebou, voit dans lenfantnit ku bonun anctre rincarn[43]. Avec lesrab, ce sont les reprsentants des lignes desprit homologues aux lignes humaines qui reviennent. Ici, cest lanctre lui-mme qui est de retour.

Il choisit, quil soit homme ou femme, un descendant mle de la famille et il revient dans le sein de sa femme[44]. Chez les lebou, pour identifier de quel anctre il sagit, on prsente lenfantnit ku bondivers objets ayant appartenu aux dfunts. Lobjet choisi dterminera lidentit de lanctre. Un informateur serer raconte: Il y a eu un enfant (nit ku bon) qui ne voulait pas dire "papa" son pre. Il grandissait. Au moment de sa mort, il a dit: Je vais dire maintenant pourquoi je ne voulais pas dire "papa" mon pre: parce que mon pre tait mon fils. Dans cet ordre dides, la naissance dunit ku bonpeut sanctionner la mauvaise conduite du pre envers le grand-pre: Je ne donne pas manger mon pre, je linsulte et avant de mourir, il me dit: Je vais me venger "; alors, il renat sous la forme dun beau garon et il meurt. Mais, il nest pas ncessairement son propre grand-pre, ni ncessairement porteur dintentions vindicatives. Il peut tre un anctre plus lointain qui revient pour arer un danger qui menace la famille ou pour augmenter la puissance de celle-ci. Ou bien alors, et cest sans doute la reprsentation la plus frquente, il revient avec un dsir obscur de "voir" ce qui se passe parmi ses descendants. Ses grands yeux blancs comme la percale cherchent une qualit humaine qui rpond son proprejiko(caractre, personnalit, ensemble dhabitudes).

Cejikoest entre lenfant, la mre et le pre; il cherche unjikochez le pre, sil ne le trouve pas, il repart. Mais: "on ne sait pas exactement queljikoil veut, il narrive pas le dire". Et sans connatre son proprejiko, lui, on ne peut pas le satisfaire:

Jiko, cbi rek la am, borom m ko am.(Lejikona quune cl (et) cest le propritaire qui la.)

Lesborom xam-xamcherchent donc savoir qui il est, quels taient ses gots, ses habitudes, sa manire dtre. Cest encore une fois unjatqui nous servira pour illustrer cette qute de la personnalit de lanctre rincarn:JatPOUR RECONNAITRE LE MEMBRE DE LA FAMILLE QUI EST REVENU.

PROCEDE: Il faut "diatter" lenfant vers lge de neuf ans. Tu le gardes chez toi et tu le "diattes" chaque matin, pendant quarante jours[45]. L, il te montrera quil tait tel membre de sa famille avec tel ou tel caractre.

Bissimilhi, je cherche savoir,Rahmniquelque chose,Rahimisur cette personne qui tait absente pendant longtemps et qui est revenue de nouveau. (Cest) pour savoir ce qui lui dplaisait l o il tait et ce qui lui plat ici o il est revenu.SalaliMohamed, Valali Mohamed[46].

Moussa, cest cause de toi que je suis ici! Cest pour toi que je suis ici! Moussa, que je sache tout ce qui te dplat! Moussa, que je sache tout ce qui te plat! Moussa, que je sache tout ce que tu veux! Moussa, que je sache tout ce que tu ne veux pas!

Moussa, ne regarde personne! Regarde-moi! Moussa, si tu as faim, moi jaurai faim. Moussa, tu es moi, je suis toi. Moussa, toi, ctait toi qui tais ici pendant longtemps, et puis, tu es parti. Donc je veux que tu me dises comment tu existais autrefois.

Moussa, comment tu parlais? Moi, jtais sourd[47]. Moussa, comment tu mangeais? Moi, jtais aveugle. Moussa, comment tu marchais? Moi, je te tournais le dos. Moussa, montre-moi ton Islam[48], moi, jtais infidle. Moussa, dis-moi ce que tu rejettes (ce que tu naimes pas), moi, je ne le savais pas. Moussa, montre-moi ce que tu veux (ce que tu aimes), moi, je ne le savais pas.

Moussa, l o tu es parti, nous ne nous sommes pas accompagns. Moussa, cest toi seul que je regarde! Cest toi seul que jcoute! Cest toi seul que jobserve! Moussa, montre-toi!

Moussa, remue-toi, parce que si le coq est seul dans lewolu[49], il creuse avec une seule patte[50]. Donc, Moussa, toi (qui es galement) seul du ct de ta mre et du ct de ton pre, montre-leur qui tu es[51].

Dieu, toi, je te demande: tout ce que je cherche voir sur Moussa, que je le vois! Tout ce que jcoute de lui, que je lentende[52].

c)"Dom u yaradal"Un troisime groupe de reprsentations applique la dnominationnit ku bon certainsdm u yaradal(enfant deyaradal). Lesyaradalsont des mres qui ont perdu successivement plusieurs enfants. Les garons et les filles qui se sont succds seront considrs alors comme les rapparitions dun seul et mme enfant qui ne fait que revenir.Celui ou celle qui survit estdom u yaradal[53]. Il est particulirement expos devenirnit ku bon, maisne le devient pas forcment. Cette croyance sexplique aisment: en un sens, ledm u yaradalest obligatoirementnit ku bon, car il a dj plusieurs fois fauss compagnie sa mre, donc capable de mourir pour un oui ou un non, sur sa propre dcision. Or, la caractristique principale dunit ku bon, cest bien ce pouvoir de suicide. Ceci dit, ledm u yaradalpeut prsenter ou ne pas prsenter, selon le cas, le tableau clinique que nous avons dcrit plus haut.

Ledm u yaradalest un enfant qui "surpasse". Il peut tre dangereux pour son cadet. On dit de lui: Dafa ko jital) (il le fait prcder), que lon pourrait traduire: Il fait prcder son jeune frre et sa jeune sur dans la mort);

Il peut empcher leur naissance. Par la mdiation desdm u yaradal, il est possible dtablir une connexion entrenit ku bonet jumeaux. Chez les wolof, lun des jumeaux est tenu pour plus fort que lautre:m ko pp bop: cest lui qui a la tte plus grande i.e. cest lui qui a plus de connaissance. Comme lesdm u yaradal, il peut prcipiter son frre ou sa sur dans la mort, ou simplement il peut lui faire du mal. La signification de cette connexion apparatra plus loin dans notre expos. Il est intressant de signaler ici quun tableau trs semblable celui dunit ku bona t relev par G. DEVEREUX chez les jumeaux mohave[54].

Les trois registres que nous venons de prsenter font preuve dune apparente diversit. Par lintermdiaire dun quatrime qui nest que laboutissement logique des trois premiers il est possible dtablir une structure sous-jacente commune.

Lenit ku bonest un enfant qui a de la puissance et de laconnaissance:

En tout premier lieu, il possde la suprme connaissance, celle de la mort. Cest, invariablement,lenfantqui peut dcider de sa propre mort. Le pouvoir de se suicider est le fondement mme du statut dunit ku bon. Sil veut mourir, il meurt; sil veut rester, il reste. Il est matre de sa destine ds la naissance. Nanmoins, ce pouvoir est double tranchant: Il a une connaissance qui lui vient de la naissance. Il peut tout. Cest cause de cette connaissance quil meurt vite; la plus grande connaissance est de savoir mourir. Dans ce passage apparemment contradictoire, un autre motif est prcis: il a une connaissance telle, quil en meurt. Comme on dit: Il na pas la tte assez forte pour supporter toute la connaissance quil a. Cet aspect est rarement voqu.

Lorsquil est reprsent comme un anctre rincarn, on lui accorde explicitement une double intelligence. Il cumule deux ges: le sien propre et celui de lanctre, et il cumule deux connaissances: celle de "lancienne gnration" et celle de "la nouvelle gnration". Un dicton peul sappliquant auburdomontre bien de quoi il sagit:Samba est plus long que Samba mais il est domin par Samba. A quoi il faut rpondre, daprs linformateur: La route est plus longue que larbre, mais elle se trouve sous larbre, ce qui veut dire: Chez leburdola premire vie a t plus longue que la seconde, mais aujourdhui, bien quil soit enfant, cest la deuxime vie qui domine parce quelle est plus rcente. Elle renferme la premire et la deuxime. Ce motif rapparatra lorsque nous parlerons des attitudes: lenit ku bonpeut dcider de mourir parce quil se voit trait comme un enfant, alors quil est plus savant quun vieillard.Dune manire peut-tre plus vague, mais significative, on dit, en wolof, de cet enfant qui se lient toujours assis et qui ne parle pas: Ki say-say la, ki borom kr gi la: celui-l est unsay-say, celui-l est un chef de famille (say-sayest une insulte et veut dire peu prs: "voyou";borom krexprime galement lide de "matre dans la concession", homme adulte, responsable).

La connaissance dunit ku bonest presque toujours prsente comme personnelle: indisponible pour la socit: Dans son intrieur il sait quil a de la connaissance; Il se connat lui-mme. Il est capable de voir son ombre dans la glace; Lesnit ku bonont une connaissance entre eux. Ils ne nous disent pas. Cest comme un maure qui veut apprendre le franais. Il ne pourra jamais le savoir vraiment. Ce sont des gens que nous ne pouvons pas comprendre. On dit quelquun qui a une connaissance et qui la garde pour lui-mme: Yow danga bon, yow nit ku bong-(toi, tu es mauvais, tu es unnit ku bon).

Il "voit"; on dit de lui: Du gis dara) (il ne voit rien) et on sait tout de suite quil a vu quelque chose. Il voit dcs et baptme, malheurs et bonheurs futurs. Il peut dire brusquement sa mre: Maman, il ne faut pas sortir aujourdhui, la mre restera chez elle. Il voit au-del des gens, il voit lesjinne. Il peut protger sa famille desdmm(sorciers), car il les voit. Il prvoit la mort des autres: il fait les gestes de la personne qui va mourir (nit ku rep)[55]. Il prvient lorsque des trangers arrivent. Il peut prvoir la pluie, mais il peut, aussi bien, lempcher de tomber. Il est capable de bilocation (chez les serer): on vient de le voir dans un village et aussitt, on le signale dans un autre.

Sa science peut tre estime tel point que leborom xam-xam, soucieux de perfectionner ses connaissances, nhsite pas lui demander son savoir concernant les esprits, les sorciers, les procds denvotement, les anges...

Lejatsuivant est destin soutirer ces connaissances aunit ku bon. Aprs lavoir rcit, le connaisseur "crache, lejat"[56] dans du lait caill, passe le rcipient huit fois autour de la tte de lenfant, puis il lui donne le lait boire.

Bissimilhi, je tourne le dos Yalla qui ta cr et je me dtourne de son prophte[57] grce qui tu as t cr, parce que, moi, tu me suffis, en tout sens. Moi, Abdou]aye[58], je tai saisi avec mes quinze mains; je ne connais pas celui qui tu ne suffis pas; mais moi, tu me suffis. Je ne connais, pas celui qui tu ne plais pas; mais moi, tu me plais. Toi, Moussa, je te demande de te souvenir chaque moment que quelquun se suffit de toi. Tes pres me suffisent, tes grands-parents me suffisent. Donc, Moussa, tu me suffis.

Moi, Abdoulaye, que rien ne mchappe en ce qui concerne (ce qui se passe chez) lesjinne[59], lesseytane[60], les anges si tu en connais quelque chose - lesdmm[61], le mauvais il, la mauvaise langue, la mauvaise plume[62] - parce que, si tu vois que tu me suffis[63], (cest que) moi, je ne sais rien sur tout ce qui concerne lcriture[64].

Moussa, dis-moi de venir chez toi chaque fois que je suis inquiet, que jai peur[65]. Sois moi, je suis toi! Sois mon tout, je suis ton tout!

Moussa, je ne crois plus auxxarbx[66], cest auxxrm[67] que je crois. La foi (en Dieu), je te la vends, achte-la! Moussa, partir daujourdhui, tout ce que tu me dis, me suffit. O que tu mappelles, je te rpondrai.

Moi, je te demande une seule chose: que je connaisse tout ce qui nest pasnit(personne humaine) et tout ce quils (ces tres) font.

Que je connaisse ce qui est arriv! Que je connaisse tout ce qui doit arriver![68]

Ainsi, le gurisseur conclut un vritable pacte avec cet enfant savant et puissant. Il faut remarquer laccent mis dans cejatsur la ncessit de se dtourner des voies de Dieu pour accder aux connaissances dunit ku bon. A notre sens, ce nest quune des faons de concevoir la puissance dunit ku bonqui nest pas forcment malfique. Celle-ci peut saccomplir dans le respect de Dieu.

Pntr ainsi dexam-xam, il peut devenir un grand homme: On pense aussi que les grands saints (waliyu) sont desnit ku bon: il sera gurisseur: Il peut soigner beaucoup de maladies, il estnit ku bon, il a reu le pouvoir de soigner. Dune faon gnrale, il aura toujours de la chance: Il aura de belles rcoltes; il deviendra un homme savant, important, recherch; il pourra devenir dput, ingnieur, technicien ...

***

Lensemble des donnes que nous venons de prsenter permet de tenter une dfinition provisoire dunit ku bon.

Dans ces donnes,le problme de lidentit de lenfantoccupe, nous semble-t-il, la position centrale. Lenit ku bon, quelles que soient les formules particulires pour lexprimer, est reprsent comme un tre non identifiable lintrieur de la socit humaine. Que faut-il entendre par l? Certes, il ne sagit pas dun tre totalement oppos aunit, la personne humaine. Les interprtations concernant son identit (rab, anctre) doivent tre traites comme des hypothses r auxquelles la culture, prise de court par la nature nigmatique et droutante dunit ku bon, accorde plus ou moins sa foi.

Ceci dit, la culture - aussi bien que nous-mmes - tend, dans un mouvement inconscient vers la cohrence interne de ses systmes de reprsentations, poser lenit ku boncommeun terme invers de la personne humaine, un tre autre, un tranger.

Nous avons une srie doppositions o il est dans la position de ltre non humain, sacr, non social:

Enfant ordinaire,Personne humainepeut tre possd par lesrab(donc disjoint);pas de rapport avec lanctre, ou dans certains cas, lme de lanctre se rincarne;sintgre dans la fratrie;sa mort est dcide;a de la connaissance en devenant vieux;voir son ombre, cest sa mort.Nit ku bonpeut tre lui-mme un rab (donc conjoint);anctre lui-mme qui revient: ges, connaissances cumules;tue ses frres: il les surpasse:dm u yaradal;dcide de sa mort;a de la connaissance ds sa naissance;il peut voir son ombre dans la glace. Etc.

Cette inversion peut se rpter linfini.

Lenit ku bon, sauf de rares exceptions, estentirementf sujet des vnements qui lui arrivent et des comportements quil prsente. Il agit, il ne ragit pas.Ses comportements deviennent les signes de son altritet leur cadre de rfrence est sa seule subjectivit[69]:

Quand il baisse sa tte, cest que sa connaissance est lourde supporter;

Quand il vite de regarder droit dans les yeux, cest quil se regarde vers lintrieur ou ne veut pas quon le reconnaisse;

Quand il est mcontent, il sagite, il pleure, cest quil veut retourner, rentrer, etc.

Davis gnral, on ne peut dire quun garon a cess dtre unnit ku bonquaprs la circoncision et le mariage; pour une femme, le cap dpasser est son troisime, voire son septime accouchement. L, cet tre qui ne se rfrait auparavant qua lui-mme, accepte les contraintes fondamentales de la vie en socit, entre dans 1change, se socialise[70].

En rsum, appliquer la dnominationnit ku bon un enfant est un procd double face:

cest signifier que lenfant nest pas identifiable dans la socit humaine;

mais cest aussi lui donner, par hypothse, une identit un autre niveau de la culture: esprit ancestral, anctre.

Ce procd dinversion aurait pour contexte historique la longue exprience de haute mortalit infantile. Sa fonction, nous semble-t-il, est de prmunir la socit contre une mort non mdiatise, brutale et redoute en tout premier lieu.

Aprs cet essai de dfinition, reprenons les donnes concrtes. Commenons par les attitudes.

3. - Les attitudes lgard dunit ku bon.Nous pouvons dire ds le dpart, quen passant par des attitudes positives et ngatives fortement prononces, nous aboutirons une position essentiellement ambivalente.

Au niveau le plus bas, nous trouvons des affirmations de cet ordre: La famille sera contente, car elle a un bel enfant aux gros yeux et srieux; ils sont tout simplement contents, car ils ont un bel enfant; on laime parce quil est poli, gentil, srieux[71].

Lattente de ce que deviendra lenfant est un facteur important: Une famille africaine qui a un petitnit ku bondans son sein est autorise aux plus grands espoirs; la famille maternelle le considre comme un avantage acquis; il sera un sujet de fiert, deviendra un honneur pour la famille: homme beau, savant, important, puissant, respectable, etc. Nanmoins, on sait quen Afrique de tels "avantages acquis" sont double tranchant: beaut, intelligence, trop belles rcoltes, savoir, chance ne sauraient sacqurir tout simplement et, par ailleurs, veillent la jalousie, Il faut donc "cacher" lenfant, Pour les informateurs qui ont tenu les propos prcdents,nit ku bon(mauvaise personne) sous-entendnit ku bax(bonne personne). On emploie le premier terme pour viter la jalousie. De mme, les prnoms dits orduriers, dont nous parlerons plus loin, seraient destins dprcier lenfant prcieux devant les autres. La fragilit de ces interprtations est manifeste.

Parfois, on prsente mme lenit ku boncomme une rcompense pour les qualits de sa mre: le mendiant dit la femme qui lui a donn laumne: Vous aurez unnit ku bon. Mais 1 aussi une certaine ambigut apparat: voici ce que dit un des informateurs: Lenit ku bonnat toujours dune femme chaste et qui est correcte avec son mari et avec ses prochains, qui entretient bien sa maison. Il se cache toujours dans une famille saine qui peut le garder des dtestations et des offenses. Si une femme se dispute avec son mari, celui-ci peut lui dire: "tu nauras jamais unnit ku bon", cest--dire un enfant sage et savant, On voit que cela peut vouloir dire aussi: " la mre a de si grandes qualits quelle arrive mme tenir en vie unnit ku bon".

Et, dun autre ct, nous dcouvrons des expressions franchement ngatives et hostiles:Tout dabord, bien entendu, cest la menace permanente de sa mort, de son "dpart" que 1on voque: Moi, je ne serais pas contente (den avoir) parce que cet enfant meurt. Il est beau, il est tranquille. Des fois, il se plaint de maux de tte et il meurt le lendemain. On ne veut pas un enfant comme a, il nous fatigue, il nous fait perdre du temps; vous prenez une femme pour avoir des enfants. On se plaint de largent investi en soins et en ducation: On attendait quil travaille, quil aide ses parents et il meurt; certains disent quil sappellenit ku bonparce quil doit ses parents par une mort subite.

Va-t-il rester, partira-t-il, cette cruelle incertitude saggrave par le fait que, comme on dit, il ne prvient pas, on ne sait jamais ce quil veut[72]. Un jour, il tombe, il se lve, il tombe... on na pas confiance; ils viennent et repartent brusquement.

Leffet nfaste ne se limite pas au moment immdiat de sa mort. Sa mort entranera des consquences intrieures dont la famille ne se rend pas compte tout de suite: par exemple, un dcs vient aprs beaucoup de temps, aprs loubli dunit ku bonqui a quitt sa famille.

Et de son vivant, sa position nest pas toujours aussi passive et peu dtermine. Il peut faire ("donner") des "mauvais souhaits":yu bon: Il peut emporter ton mari ou ta femme. Le souhait de lenfant est trop fort. Les souhaits sont toujours envers le pre. Le pre sort, il souhaite quil ne revienne pas. Si on le vexe, ou bien ils meurent, ou bien ils vous font quelque chose de mauvais: ils vous rendent borgne, ou bien boiteux, ou bien ils vous font mourir. On va jusqu dire: Ce sont des gens sans pre, des gens noirs. Quand la femmenit ku bontouche une femme enceinte, elle avorte. Ils sont mauvais. Quand ils meurent, on ne peut pas les laver et ce qui est dans le corps, sort. a sent mauvais.

Dailleurs, le simple fait quil ne parle pas est ressenti comme une menace, car celui qui ne parle pas est mauvais[73].

Quelquefois, on va jusqu l"attacher" (tak), le "travailler" (ligey)[74] pour prserver son entourage de ses mauvais souhaits[75]. Ils chercheront lui faire perdre tout ce quil connat, croyant quil va les tuer un beau jour. Le marabout crit quelques mots de Coran, il travaille lenfant pour attraper toutes ses forces, pour quil ne puisse rien faire.

Ainsi, lautre bout de la chane, lenit ku bondevient un sorcier (dmm) en germe. L, il est une "mauvaise personne" au sens fort du terme.

Unjatpourra encore une fois illustrer la position dunit ku bon. II est destin dcouvrir son vrai caractre, ses vritables intentions. II traduit le dsarroi des hommes devant cet tre impossible saisir.

PROCD: Tu prends une corde et tu lenveloppes dun morceau de percale de manire en faire une cravache. Chaque nuit, deux heures du matin, tu rveilles lenfant. Tu "diattes" la cravache. Tu fais dissoudre dans de leau de la cendre du bois dedaxar[76] tu y trempes la cravache et, aprs avoir attrap son gros orteil[77], tu tapes huit fois sur sa tte. Tu recommences autant de nuits quil est ncessaire pour que lenit ku bonmontre son vrai caractre.

Bissimilhi, je dcouvre celui qui sest cach dans une personne. Moussa, je jure quaujourdhui tu vas savoir quaudmmqui a fait longtemps ledmmet qui est revenu (de sa chasse nocturne), personne ne peut faire ledmm[78] ou bien il y aura de la bagarre[79]. Donc, Moussa, je te dis denlever ce boubou dautrui[80] que tu portes et de porter tonboubou. Abandonne le caractre[81] dautrui que tu as emprunt et prends ton caractre! Cesse de te cacher et dcouvre-toi!

Moussa, ta mre a dit quelleest fatigue de toi. Moussa, ton pre a dit quil est fatigu de toi. Moussa, toi, je crois que si on sest fatigu pour toi, tu pourras faire quelque chose toi-mme (te dbrouiller tout seul)[82].

Moussa, ton pre estrab! Ton grand-pre (ou grand-mre) estrab! Ton arrire-grand-pre (ou grand-mre) estrab[83]!

Moussa, tu ne peux pas te cacher, devant moi, parce que je te connais. Moussa, cest toi qui nous suis, mais, nous, nous ne te suivons pas, parce que nous ne voulons pas de toi. Moussa, toi, tu fais du tort ceux qui tenvoient. Pourquoi changes-tu ton caractre? Comme si le caractre de tes anctres ne te suffisait pas[84]. Moi, je crois que celui qui change: son bien, cest que son bien ne lui plat pas[85]. Moussa, pourquoi changes-tu ta faon dapparatre, tes manires dtre[86] (et) tes dsirs?

Salali Mohamed;Valali Mohamed. CestSalaliqui attrape lejinne; cestValaliqui attrape lerab[87].

Moi, je crois que si je me prpare[88], le rab ne pourra rien faire et tout ce quil cachait sera dcouvert[89].

Un teljatnest prononc que lorsque lentourage est vraiment excd par cet enfant dconcertant: sous une apparence humaine ordinaire, il est le lieu possible dobscurs complots, dintentions lourdes de consquences ou, simplement, de farces cruelles et gratuites. A la limite, il vaut mieux se mettre en face de la vrit, aussi dsagrable quelle soit. Mais est-ce un vu ralisable?

Voici donc une position sociologiquement ambivalente: promesse de grand avenir et menace de mort, bonheur pour la famille et "mauvais souhaits" pour les parents, lenit ku bonest entour dun halo dapprhension et despoir.

***

Cette dualit nous ramne aux reprsentations: lenit ku bonest un tranger, un tre-autre sur lequel on na pas de prise, qui peut tout, qui est matre de sa mort et de ses actes, qui agit sans prvenir en bien ou en mal.

Et lambivalence, autant quelle constitue, labore le tableau pathologique, autant, elle sen nourrit quotidiennement: le beaunit ku bon, srieux et calme, reste toujours en retrait, ne regarde pas en face, ne rpond pas aux sollicitations, se dcharge en rires et pleurs violents, inattendus. Il reste en dehors de lchange. Il est toute volont et tout abandon, cest--dire quil renvoie toujours son interlocuteur lui-mme.

Les valences positives et ngatives de Jattitude ne peuvent stablir, ]e plus souvent, que par la mdiation dun lment externe ]a relation entre Jenfant et son entourage: il est comme, il fait comme: le gurisseur (qui ne livre pas ses connaissances...), lenfant dj duqu (srieux, poli...), le sorcier (mauvais souhaits...), les possds (discontinuit: crise et chute...), etc.

Ainsi, nous revenons aux reprsentations et nous nen sortons pas.

4. - Comportements lgard de lenfant.Comment se traduit cette ambivalence clans les comportements? Comment traite-t-on cet enfant taciturne, solitaire, extrmement sensible? Connatre ces comportements est dautant plus important quils sont, tout comme les attitudes, la fois indices et lments oprateurs des reprsentations.

Une protection permanente, une attention sans limite, voire une sollicitude morbide les caractrisent:Quand ils ne te voient pas, il ne faut pas que tu les touches brusquement[90] en faisant un tour ou que tu parles brusquement. La phrase qui revient le plus souvent: Il ne faut pas lui donner des ordres, il faut le choyer, le contenter; Quand ils apprennent que leur enfant estnit ku bon, les parents essaient dviter tout ce qui peut loffenser et le fcher Si on veut lenvoyer quelque part, il faut lui parler doucement. Sil est fch, il faut le contenter, essayer doucement, doucement jusqu ce quil arrive accepter; On ne lui dit pas: "pourquoi tu ne me regardes pas en face?" car il aurait honte et pourrait mourir; Si lenfant en exprime le dsir, il faut que la mre prpare vite la cuisine, sinon, il peut svanouir pour donner une leon; On ne doit jamais le juger devant lui, mais si on persiste le faire on ne fera que le flatter, louer ses actes, bien sr, mme lorsquil sagit du contraire...; on essaie de faon trs douce de savoir ce quil veut[91]

On doit lui offrir souvent des cadeaux: jouets, biscuits, botes, etc. Quand il a une crise, il faut lui donner tout de suite quelque chose.

Sil dit quil veut manger avant les autres, on attend quil finisse; les parents mangeront aprs. On interdit aux autres enfants de le taquiner, de lnerver.En cas de dcs, de fte bruyante ou aprs nimporte quelle "scne violente", on lamne dans la case et on lenferme jusqu ce que le danger passe.

Il est inutile de multiplier ces exemples de conduite. L "attitude surprotectrice a t invariablement releve dans toutes les rgions, par tous ceux que nous avons interrogs.

Seuls les proches parents de lenfant, toujours en connaissance de cause, peuvent prendre un lger cart: lorsque lon peroit une tension, un flottement dans la communication, une crispation de lenfant, on peut dire: Tuk! say-say, f bgg(a) dem, togl, ly yakkamti ak ku la yebal?[92] (Tuk! tu es say-say, o veux-tu aller? Reste tranquille! Pourquoi tu te presses et qui ta envoy?). Si cette phrase tait dite en public, elle quivaudrait dnoncer lenfant, dvoiler son identit, ce qui serait fatal. Par contre, si elle est dite par un familier, elle signifie peu prs: Tu dois te rendre compte que lon te connat, donc reste tranquille![93]

Gnralement donc, un milieu sans heurts, une gratification permanente doivent tre assurs lenfant. De l, dire que celui-ci reoit ce dont il semble prcisment avoir besoin, cest--dire un milieu rellement scurisant, est plus hasardeux, car ces conduites de protection sinsrent dans des relations profondment perturbes: elles sont, le plus souvent, aveuglment appliques du fait de la menace de mort de lenfant.

Llment moteur de ces conduites se trouve avant tout[94] dans les reprsentations, sur un registre proprement culturel: cest le fonctionnement mme des reprsentations qui se rvle:elles polarisent, mettent en forme sans cesse une ralit intersubjective tout en la transformant. Sans les reprsentations sur lorigine et les dsirs de lenfant, les attitudes et les conduites lgard de lenfant ne seraient pas ce quelles sont. Mais sans les reprsentations, I"enfant lui-mme ne serait pas ce quil est.

Les reprsentations sont, sans doute, partie intgrante des relations intersubjectives entre lenfant et son entourage. Mais elles en sont les donnes les plus priphriques; empruntes la culture, elles sont les plus aptes la structurer, Le trs fort accent mis, dans les entretiens, sur la ncessit des comportements de protection, se comprend si lon considre que la mort ou la survie de lenfant entrane, de par les reprsentations, toujours une double consquence:

Il meurt: il sanctionne la mauvaise conduite des siens par sa mort en les privant des promesses quil contenait; en plus, il peul se venger ultrieurement;

Il survit: il rcompense la conduite des siens par sa survie qui est une preuve de sa bonne volont; en plus, il apportera la richesse, la puissance, la chance, la renomme, etc. dans sa vie future.

Un passage se rapportant au burdo peul que nous citons sans rien changer au texte de linformateur, donne un tableau imag de la position de cet enfant dans la socit:

Lenfant incarne des mystres multiples et complexes. A partir du moment o on lui donne le cadeau[95], sil vit, il mne une vie isole: volontairement les yeux colls au sol, jamais dans les yeux de ses interlocuteurs, il mne une vie quand mme et malgr tout prcaire, chancelante, une vie surveille, une vie lombre du public, des yeux et des langues, pargne des injures et des vectations (sic), dtach de ceux de ses camarades qui ne savent de qui il sagit; une vie train normal comme les autres (!) jusquau jour o saccomplit progressivement mais srement un miracle, soit de bonheur total pour sa famille (richesse et vie carte de toutes menaces) ou leur malheur selon la cause du retour de cet enfant, ancien de la famille.

V. - Coutumes et procds de soins.Les conduites de protection que nous venons de dcrire sont compltes par un certain nombre de "procds de soin".

* Le premier et le plus rpandu est "dattacher" lenfant. Ce procd, appeldott[96] en wolof, fait partie dun vaste arsenal de procds magiques dimmobilisation, de restriction des mouvements et de la volont de la personne. Voici quelques exemples en ce qui concerne lenit ku bon:

Le gurisseur ou le marabout prend de longues racines darbre. Il "mesure" (cest--dire, il coupe un morceau aussi long que) la main droite, le pied gauche, ensuite la main gauche et le pied droit[97]. Il "mesure" aussi le visage: le nez et le front. Il "tourne" trois fois les racines autour de la tte de lenfant. Il prend du sable dans les traces que lenit ku bona laisses sur le sol, verse ce sable dans une bote de conserve et plante, au milieu, les morceaux de racine quil a ligots avec un fil. Il enfouit cette bote sous le lit de lenfant. Il ne bougera pas de la place o il est.

* Une autre manire de faire ledottest la suivante:Le soir aprs avoir mang, on prend une poigne de couscous ou de riz et on la met dans une calebasse. Le matin, on remplit deau la calebasse et on lave avec cette eau, lenfant. Puis, on prlve du sable dans les traces de lenfant. On enveloppe le sable dans un chiffon et on accroche le paquet sur un clou enfonc dans le mur. Il ne quittera pas la maison, comme la calebasse. On peut faire ledott laide de simples versets coraniques, tels que le "Chapitre du Dcret Divin"[98] que lon enterre sous le lit de lenfant.

Mais cette opration est accomplie, le plus souvent, grce unjatassoci au rituel. Voici un exemple riche en significations:

PROCEDE: Tu rassembles trente-cinq francs en monnaie blanche (pices de 1 et de 2 francs). Tu attaches largent dans un morceau dtoffe blanche. Tu creuses un trou et tu cris le nom de lenfant sur un papier que tu mets au fond du trou. Ensuite, tu enterres le paquet de monnaie et tu poses un canari sur le trou[99]. Le canari ne doit tre drang que lorsque lenfant est lge de se marier[100].

Bissimilhi, Rahmni, Rahimi, Bissimilhi, je diatte la personne qui a un pouvoir[101] et celui qui diatte la personne qui a un pouvoir doit demander la permission Dieu qui les a crs tous les deux. Donc,Bissimilhi, je demande la permission Dieu, je demande la permission Mahomet, je demande la permission FatumataBintu[102].

Bissimilhi, je retiens une crature de Dieu;Rahmni, jaugmente la race du prophte. Aujourdhui je fais du bien cette personne qui a quitt une autre famille[103].

Bissimilhi, toi, Moussa, si tu as laiss la paix lendroit que tu viens de quitter, tu trouveras la paix ici.Seytanedisparais! Intrigant[104] tourne-toi! Disparais! Que je vois la poussire de tes pas qui sloignent! Sors de mon ombre[105] parce que je ne gte rien, je suis en train de rparer.

Moussa, parle-moi et ne parle pas auxseytane! Ne parle pas tes ennemis! Parle-moi! Parle ton pre! Parle ta mre, Moussa, ne pars pas! Reste tranquille! Moussa, ne sois pas lourd, sois lger[106]! Moussa, ne ferme pas tes yeux, regarde! Moussa, ne pars pas, cette maison est ta maison.

Bissimilhi, je reois un tranger et laccueil que je lui rserve est meilleur que tous les accueils. Moussa, toi, je sais que tu nas plus besoin de ceux que tu viens de quitter. Moussa, tu es venu ici; cest cet endroit-ci que tu veux. Cest ici que lon veut de toi (que lon taime).

Vous, Mamadou et Fatou (les parents)! que les langes[107] de cet enfant soient en argent, quil soit envelopp dun pagne en or[108].IncheAllhu[109].

Toi, Moussa, oublie lendroit que tu viens de quitter! Je ne cherche pas critiquer ta race et ta famille[110]. Je ne te regarde pas dun mauvais il. Je ne te parle pas de mauvaises choses. Je ne te parle pas une langue trangre. Je ne te raconte pas des fables. Je te parle la langue des fils dAdam. LAngeDjibrilest devant toi,Mikiluest derrire toi,lsrfiluest ta droite,lsriluest ta gauche[111].

Je me couche devant toi et je te demande seulement de rester.Bissimilhi, jattache, Rahmni jusqu ce quil (cela) soit solide[112]. Reste! Reste! A jamais![113]

Ce mlange de persuasion, de flatteries et dimplorations se passe de commentaires. On peroit nettement la volont du gurisseur de ne pas blesser, froisser lenfant. Il a conscience de jouer avec le feu.

Notons en passant quen cas de crise (lenfant reste immobile, puis il tombe par terre; ou bien se met, brusquement, pleurer et se raidit) on met dans ses narines et sur son front un peu de sable sur lequel on a urin, ou unsobequelconque cest--dire une matire souille. Pour la comprhension de cette coutume certains lments doivent nous chapper, car lenit ku bonest prcisment tenu pour unnit ku set(une personne qui est propre) et lon voque souvent comme raison de son dpart son dgot de la souillure humaine en contraste avec lordre et la propret de Sangomar.

Dans lventail des rites associs au culte desrab, ledottou le donc (garder) dunit ku bonoccupe une place spciale.

En effet, les reprsentations concernant lenfant interdisent triplement de lui organiser unndp[114] complet:

En premier lieu, lenit ku bonpeut tre considr lui-mme comme unrab. Or lendp, pour tre concevable, suppose la sparabilit de la personne et de sonrab. Lerabest le principe ancestral qui vient investir la personne et que lon nomme, domestique, rend manipulable au cours dundp. Le rsultat final en est un "modus vivendi" entre lesprit et la personne, une intgration symbolique du patient la ligne maternelle ou paternelle. Tout ceci, en principe, est impraticable pour lenit ku bonqui ne se rattache qu une ligne derabou qui est lui-mme un anctre rincarn.

En second lieu, lenit ku bon, issu de Sangomar, peut tre sduit par les chants dendpet dcider aussitt de "repartir".

En troisime lieu. lendpcomporte un sacrifice sanglant et quelques autres phases "violentes" (transes induites dune manire drastique, manipulation du sang, scnes diverses pendant les sances publiques de possession). Ces squences peuvent mortellement traumatiser lenfant. Mme unsamp[115] discret pourrait lui tre nfaste, car la partie centrale en est le sacrifice dun mouton.

***

Compte tenu de tout ceci, le rite suivant sera effectu:

Lofficiant dendpprend des bchettes de bois (de provenance indiffrente). Il "mesure" (natt) (coupe des morceaux aussi longs que...)[116] les doigts des deux mains et les orteils des deux pieds dunit ku bon.

Il prend une racine desncet il mesure la plante du pied gauche en partant du gros orteil jusquau talon.

Il prend une racine desamet il fait les mmes mesures sur la plante du pied droit.

Il mesure la bouche dunit ku bonen plaant une bchette, comme un mors de cheval.

L, lenit ku bondoit se mettre debout. Il a les pieds joints et lofficiant lenveloppe dune percale blanche afin quil ne voit pas les oprations qui suivent: Autrement, il partirait.

Lofficiant prend un faisceau de septfaley[117] (ou quatre pour le garon et trois pour la fille). Il pose les longs fils sur la tte dunit ku bonet il attache un bout du faisceau au petit orteil gauche. Il tend les fils et il y dcoupe un morceau de faon que les fils arrivent juste -en passant par la tte - au petit orteil droit de lenfant. Il attache lautre bout au petit orteil.

Puis, il prend une tige de fer et il effectue une mesure sur la partie extrieure du pied droit de lenfant. Cette tige de fer reprsente une racine; elle sera en quelque sorte, le pilier du petit autel que lon va construire, car le fer rsiste au temps lencontre des racines qui pourrissent.

Lofficiant prend alors le morceau desnc, desamet la tige de fer. Il les ficelle, attache avec le faisceau defaley. Il creuse un trou (gnralement prs dun des canaris principaux dans lenceinte de sesxamb) et il plante le paquet des trois objets attachs en disant (trois fois sil sagit dun garon, quatre fois sil sagit dune fille, il rpte le nom dunit ku bon):Moussa, tgal fi manga lay dnc fi manga Zay denkane fi ba sa set fek la fi ak sa setat.Moussa, reste tranquille ici je vais te garder ici je vais te confier ici jusqu ce que ton petit-fils trouve toi ici et ton arrire-petit-fils.)

Lofficiant peut ajouter: Je retiens tes pieds et tes mains pour que tu ne bouges plus. Il plante ensuite les bchettes qui ont servi la "mesure" des doigts, des orteils et de la bouche autour du paquet central. Il rcite les mmes paroles que plus haut.

Lenit ku bonest alors assis ct du trou, les pieds tendus. Dans la trace de son sant et de ses pieds, lofficiant prlve une pince de sable et la jette dans le trou. On coupe les ongles des pieds el des mains ainsi quune partie des cheveux de lenfant et on les jette galement dans le trou. Puis, il en croire une officiante dendpqui fut une de nos meilleures informatrices, on ferait levace(descendre). Levaceconstitue une phase importante dundpordinaire. Elle est troitement solidaire des "mesures". Il sagit, par des procds quil serait trop long de dcrire ici, de "descendre" lerabdu corps du patient. Plus on est malade, plus lerabmonte, plus la maladie se gnralise dans la personne. Dans le cas dunit ku bon, cette opration semble quelque peu contradictoire, car lenit ku bonpeut tre lui-mme unrabdaspect humain. Lofficiante qui nous avons soumis cette contradiction la vite limine: lenit ku bon, bien quil soit un habitant de Sangomar, a gard une appartenance humaine. Dans son cas, le sens duvaceest invers: alors que dans lendpordinaire on fait "descendre" lerabet on le fixe (samp: planter) dans lautel domestique, ici, cest ce qui participe dunit(personne) que lon essaie dattacher. Cevacese rduit, dans notre cas, la manipulation du pilon. Lofficiant prend le bout le plus mince dun pilon cass en deux[118], il le pose devant le visage de lenfant et il le fait pivoter sur lui-mme autant de fois quil est ncessaire pour arriver aux pieds de lenfant. Il recommence la mme opration de dos, du ct gauche et du ct droit. Enfin, il plante le pilon dans le trou en rptant toujours: Je vais te garder ici, je vais te confier ici jusqu ce que ton petit-fils te trouve ici et ton arrire-petit-fils.

Ce rituel ne scarte que trs peu des autres procds dedott. Le souci obsdant de tout "mesurer", cest--dire de mettre sous son contrle les dplacements, les paroles, voire les penses de lenfant, en est le motif principal. Le faisceau de fils entourant tout le corps symbolise ce dsir de contrleabsolu et les paroles sont claires: Reste ici, ne nous abandonne pas.Selon certains officiants, on organiserait desndppour desnikubon"rescaps", adultes. Dans ce cas-l, il faut couper les cheveux au-dessus du front et de la nuque, les ongles des doigts et des orteils et mettre le tout dans un chiffon que lon cachera pendant la crmonie. Ces prcautions, on le voit, reviennent encore "retenir" lenit ku bon. Elles ne sappliquent pas, notre connaissance, dans unndpordinaire.

Lenit ku bon -dm u yaradal(enfant de femme qui a perdu successivement plusieurs enfants)[119] - peut recevoir un nom individuel spcial. II aura un nom intrieurement (tur u bir), un vritable nom, mais personne ne le prononcera. Pour le moment, il nest pas respectable, il est quelquun qui nest pas compt dans la socit. On lui donnera les noms suivants:sagar(toffe, chiffon),sn(dpt dordures),mbalit(salet),xott(dbris de bois),kennbggul(personne nen veut),ngirYalla(pour lamour de Dieu: formule de souhait),wragul(il nest pas encore sr),xr Yalla(attends Dieu),bgguma(je nen veux pas), amulykr(il ny a pas despoir), yaqa mbtu (il gte le pagne; tissu blanc dans lequel on enveloppe le nouveau-n),yaggyn(le chemin qui dure: tu es rest longtemps)...[120]

On affirme parfois que Je nom ne doit pas tre rpt devant lenfant. Ah, elles font a pour que je reste, dirait-il. Mais en ralit, il est frquent de rencontrer deskenn, dessagar.La coutume, bien connue en Afrique Occidentale, de la mutilation du corps des enfants dcds, sappliquerait, dans certains cas, aunit ku bon[121].

Enfin, dans certains cas, on se dbarrasserait dunit ku bon. Sur ce point, nous navons aucun renseignement tout fait sr. De plus, il est difficile de faire le partage entre les procds qui sappliquent lenfant difforme, monstre, aunit ku bonmaladif, prsentant un retard de dveloppement, et aunit ku bonphysiquement bien portant.Nous donnons donc sous rserve lejatsuivant destin faire partir lenit ku bon:PROCEDE: Je fais coucher lenfant sur le dos, sur un van. Pour chaque pied et chaque main, je pose un van par terre (il y a donc cinq vans au total). Sous chaque van, je dispose trois racines dedaxar[122] et une motte de terre qui provient dun monticule. Je mets monlar[123] sur le van qui se trouve sous le dos de lenfant. Jcris sur le sable droite de la tte de lenfant, le nom de son pre; gauche, le nom de sa mre et au-dessus de sa tte, son propre nom. Je diatte lenfant six heures du soir et minuit, il quitte. En le diattant, je fais quarante fois le tour de lenfant. Lorsque jai fini, je rentre chez moi quelle que soit la distance entre sa maison et la mienne. Lenfant qui entendra le bruit dunit ku bonqui quitte, sera sourd pendant toute sa vie, il sera extrmement difficile de le soigner.

Bissimilhi, Slli Mohamed, Vlli Mohamed;dikum,dakum[124];Bissimilhi, jnumre[125] les sortes de personnes que Dieu a cres: une personne qui est acheve (complte), celle qui nest pas complte[126] et une personne qui surpasse la personne[127]. Aujourdhui, toi, je vais te comparer aux (autres) personnes. Si tu les surpasses, je vais prendre une dcision en ce qui te concerne[128].

Moussa, dis-moi o sont tes parents! Parle-moi de ta famille! Moussa, dis-moi do tu viens! Moussa, laisse la famille dautrui[129]! Laisse la mre dautrui! Laisse le pre dautrui et retourne Sangomar do tu es originaire!

Bissimilhi, moi, Abdoulaye (le gurisseur) je vais Sangomar. Aujourdhui, je dclare la guerre ibi[130], je fusille Sd[131] qui est le roi deibi. Sd qui sait que si quelquun surpasse les autres, cest lui qui la fait ainsi[132], que si quelquun est incomplet, cest lui qui la rendu incomplet.

Bissimilhi, jnumre la famille de Sd, ce quil aime entendre. Aujourdhui je vais jusqu nommer son arrire-grand-pre, parce que je sais que, avant dy arriver, il reprendra son petit-fils[133].

Sd, Farid est son pre, Farid, Fgulde est son pre, Fgulde est n ibi, il a t lev Sangomar; Fgulde, Samintrink est son pre, Samintrink, Kuntu est son pre.

Bissimilhi, jnumre leurs lieux dhabitation, car celui qui parle desrabdoit citer leurs lieux dhabitation sil les connat, Sd: Sikding; Farid: Walalan; Fgulde:ibi; Samintrink: Sangomar; Kuntu: Natalr.Farid se fche (il) gurit[134].Fgulde (dit) celui qui nen veut pas, quil me le donne[135].Samintrink: celui quil envoie, tu retourneras chez lui[136].Kuntu refuse celui qui pose sa famille sur un van[137].

Sd qui dit: celui qui cite mes anctres, tout ce que tu me demandes, je te le donnerai, parce que moi, je ne suis par unbdlo[138].

Donc, toi Sd, aujourdhui tu seras noble et moi, je suisgriot[139].

Toi, tu as dit: (que) celui qui te demande, tu lui donneras. Alors, moi, Abdoulaye, aprs avoir cit tes anctres, je te demande une seule chose: prends ta famille (ta race)[140] et que son arrire soit clair[141].

Bissimilhiankaraji[142];Bissimilhi,jinne, fermez les yeux!Rab, ouvrez vos yeux et regardez votre enfant!AllhuAkbar[143].Rab! Venez avec des mains vides et ne rentrez pas avec les mains vides!

Bissimilhi, je caresse[144],Rahmni, je trompe[145],Rahimi, je prends ce qui ne mappartient pas[146] et je le renvoie chez ceux qui il appartient[147].

Lanalyse complte de cejatnous entranerait trop loin)[148]. Nous remarquerons simplement quaprs une courte hsitation aujourdhui, je vais te comparer aux autres personnes; si tu les surpasses, je vais prendre une dcision...; dis-moi o sont tes parents...), lenfant napparat plus - ainsi que dans les autresjat- comme un tre autonome, matre de tout ce quil fait et de tout ce qui lui arrive. Il nest plus matre de sa mort. Il devient le simple enjeu des ngociations du gurisseur avec lesrab.

Pour tre dfini comme tel, lenit ku bonauthentique semble donc devoir se tenir constamment la lisire de deux identits sans jamais se confondre avec lune ou lautre: identit sombre mais pleine durab, identit lumineuse dunit.

Les procds de "soin", les rites de sauvegarde reproduisent fidlement ce que nous savions par ailleurs, ou plus exactement ce que nous ignorions sur lenit ku bon: la socit tente dapprhender en lui son propre reflet qui se drobe. La diversit desjatqui le concerne nous tonne: pour lempcher de voir ses camarades, pour reconnatre le membre de la famille qui est revenu, pour obtenir ses connaissances, pour dcouvrir son vrai caractre, pour le retenir, enfin peut-tre pour le faire partir. La parole caressante, limploration, la tendresse mme alternent avec lagacement, la mfiance, le rejet.

Cette diversit sclaire, pourtant, si lon se reporte lincertitude et lambivalence qui fondent la position dunit ku bondans la socit. Ce "boubou dautrui" qui est son vtement de tous les jours sera noir ou blanc, lger ou lourd, uni ou orn suivant les impulsions profondes de ses tailleurs: la famille. En partant il sa qute, on risque de ne jamais rencontrer que soi-mme.

ConclusionPour finir, il convient de mettre laccent sur les articulations internes, sur laspect dynamique du tableaunit ku bon.

Il a t reconnu que le registre central est celui des reprsentations sur lidentit de lenfant.

Au premier abord, lenfantnit ku bonsemble se prsenter comme un terme invers de la personne humaine: au lieu de venir occuper une place prtablie dans un rseau de parent, dans un systme de statuts et de modles de comportements, lenfantnit kubonapparat demble comme un tranger, un autre, un tre achev ds sa naissance. On ne lui concderait que lidentit dun esprit ancestral ou dun anctre rincarn.

En fait, cette inversion nest pas totale. Si elle ltait, lenit ku bonne poserait plus de problmes:* Comme nous lavons dit, la rincarnation nest pas lapanage exclusif des enfantsnit ku bon[149]. De mme, lerabest la partie invisible de toute personne. On reste donc dans les limites des virtualits de la personne.* De plus, un examen plus approfondi des documents, lobservation, linterrogation desnit ku boneux-mmes et de leurs familiers montrent que ces interprtations sont, en fait, des hypothses aux yeux mme de la socit dont lenfant fait partie.

Pour la comprhension de ce tableau, le fait de linterrogation passe avant les tentatives de rponse: trenit ku boncest, en fin de compte, ne rpondre entirement aucune identit, si ce nest, prcisment, celle denit ku bonqui nous apparat ici comme un degr zro de lidentit:rabou fils de tel et telle, enfant ou vieillard, lun et lautre la fois, lenit ku bonoccupe une position dont lambigut essentielle voque dautres cas-limites, qui, sans y chapper compltement, rsistent la mdiation sociale: cas du sorcier-anthropophage, cas de ltranger... La socit a, semble-t-il, besoin de ces positions insuffisamment mdiatises pour faire fonctionner pleinement ses systmes symboliques.

Nanmoins, les comportements, voire les traits dunit ku bon, tendent, dans nombre de cas, devenir les signifiants dune inversion par rapport la personne humaine, perptuellement inacheve et essentiellement sociale:

Il reste en retrait, taciturne: Il sait ce quil veut, il se suffit lui-mme.

Il se met en colre: Cest un vieux qui ne supporte pas dtre trait comme un enfant.

Sa tte est baisse: Sa connaissance est lourde supporter.

Il pleure, il est grognon, agit: Il veut retourner Sangomar.

Il ne parle pas: Il ne veut pas donner sa connaissance.

Les attitudes et les conduites envers lui tendent, elles aussi, sorganiser en fonction de limage que la reprsentation collective offre de lenfant. Elles rpondent moins une problmatique interpersonnelle quau modle partag par toute la socit: promesse de grand avenir et menace de sa puissance et de sa mort.

Les procds de soin et les coutumes sont entirement btis sur les reprsentations.

On voit quel pouvoir dalination, au sens le plus immdiat du terme, peut avoir un tel ensemble de reprsentations. Il ne dnote pas simplement la perturbation profonde des rapports entre lenfant et son entourage, mais il peut la favoriser activement. Il est impossible disoler le trouble initial et celui quentrane la mise en jeu des reprsentations. Ce processus circulaire, bien connu en psycho-pathologie occidentale se fait ici avec de puissantes reprsentations collectives et reste soutenu par le groupe tendu des personnes qui savent que lenfant estnit ku bon.

Ces constatations sont en partie valables pour tous les autres systmes dinterprtation de la maladie (rab,jinne,ligey,domm). Mais alors que ces derniers dplacent langoisse sur des signifiants manipulables par toute la collectivit et situent le sujet dans la position de lagress ou du perscut, dans le cas dunit ku bonlangoisse de lentourage reste fixe sur le sujet qui, son tour, renvoie son interlocuteur lui-mme.

Mais seules les tudes de cas, auxquelles nous laissons maintenant la parole, peuvent valuer la porte relle et profonde de cette unit de reprsentations.

* * *

II - LENFANT NIT KU BON AU SEVRAGE(Observations denfants dans leur milieu familial)

Un tableau modle: histoire de ThilaoCONTEXTE FAMILIAL ET SOCIOLOGIQUEThilao est un enfant serer de trois ans habitant un village de trois cents habitants de la zone arachidire du Sngal[150] (rgion de This) peuple de serer "ol"[151], islamiss, habitus au contact avec les Wolof dont les adultes parlent la langue[152].Ces villages serer se caractrisent par un habitat dispers, les concessions pouvant parfois tre distantes lune de lautre de plusieurs kilomtres. Le pre de Thilao, bien qutant sous lautorit de son grand frre, possde sa propre concession clturant sa case et celle de ses deux femmes.

Lhistoire de Thilao commence par celle de sa mre, Seye. Celle-ci pouse le pre de lenfant, Ablaye, alors quelle est divorce dun premier mari. Dans ce premier mariage, Seye tait la deuxime femme. La premire pouse avait deux enfants lorsque nat son premier enfant, une fille. Lenfant meurt lge de 1 an, avant son sevrage. Cest peu de temps aprs que, suivant la grand-mre maternelle, Seye est pour la premire fois prise par lesrab" lesrabde son pre. Par la suite, elle a deux autres enfants. Elle divorce alors que le deuxime, un garon, nest pas encore sevr. Sur ce divorce nous navons pu avoir que peu de renseignements sinon quelle se serait sentie dlaisse et aurait dit son mari: Si tu mabandonnes,jeparsaveclesenfants. Seye a donc alors pous Ablaye, le pre de Thilao, qui possdait dj une premire femme, Guian, mais celle-ci tait strile.

Il est important de situer la parent des deux femmes avec leur mari[153]. En effet, Ablaye est parent de sa premire femme la fois par ses maternels et ses paternels, de Seye par ses paternels seulement. Les deux femmes qui sont elles-mmes des parentes - leurs pres sontdom i ndey, cest--dire que leurs mres ont la mme mre - occupent des situations la fois analogues et inverses par rapport au mari.

Prcisons: elles ont des situations analogues en ce sens que leurs pres ont tous deux pour oncle maternel (nijay) le pre dAblaye. Ablaye pouse donc chaque fois la fille dun cousin crois patrilatral.

Mais un lien inverse unit en plus Ablaye et Guian. Cest que le pre de Guian nest pas seulement neveu, il est aussi oncle, il est loncle maternel de la mre dAblaye (voir schma).

Ablaye pouse alors en Guian une cousine croise matrilatrale de sa mre, Guian est la fois dune gnration suprieure et dune gnration infrieure Ablaye[154].

Si la parent dfinit dabord les relations entre le pre et ses femmes, dans le cas de Guian, femme strile, quelle pouvait tre lattitude du pre? Selon le droit musulman, la strilit de la femme nest pas une cause de divorce comme limpuissance de lhomme. Cependant, dans la ralit, elle peut en tre une. Le mari peut y tre pouss par sa famille, mais plus encore la femme qui se trouve dans une position difficile en particulier avec la venue dune copouse et la naissance des enfants de celle-ci. De toute manire, en milieu traditionnel, le mari ne prend gure le risque de donner cette raison, aux yeux des autres, un divorce, craignant dtre poursuivi par le mauvais sort, cest--dire en fait les mauvais souhaits de la famille de la femme. Ici la relation doncle neveu utrin qui unit, dans les deux sens, les parents dAblaye et le pre de Guian, la position redoute de celui-ci dans le village voisin o il estborom xam-xamet mari de la sur du chef, excluait compltement cette solution. Bien plus, il semble quAblaye ait cherch retenir Guian et cest un renforcement des liens entre Ablaye et Guian auquel on va assister; en particulier travers Thilao, le troisime enfant de Seye et dAblaye.

Reprenons lhistoire de Seye. Aprs son divorce, la mre, Seye, emmne avec elle les deux enfants de son premier mariage. Elle se marie avec Ablaye. Avant la naissance de leur premier enfant, Aliou, la mre est une nouvelle fois prise par lesrab, Aliou nat et tout va bien jusquau sevrage de lenfant, A ce moment-l, il est donn Guian qui mange le pain[155] et il va coucher dans sa case. Cest la naissance de lenfant suivant: Elimane, quAliou est son tour pris par lesrab. La premire femme lemmne chez unborom xam-xamqui est son propre pre et qui porte le diagnostic il a lesrabde sa mre. Le sacrifice est fait sur lexambde la grand-mre maternelle, au village maternel (qui est le mme pour les deux femmes). Aucun incident ne se produit avec Elimane, lenfant suivant. Il est galement pris par la premire femme, au sevrage, mais il ne couche pas chez elle plus dun mois. Il sen va, dans la case du pre, pour ensuite revenir coucher chez sa mre. Enfin, le troisime enfant nat: Thilao. Lenfant recevra deux noms; lun sera le nom serer de la ligne paternelle, le nom de larrire-grand-pre paternel: Thilao. Quant lautre nom, ce nest pas la mre qui le choisit, mais Guian qui demande quon lui donne le nom de son pre elle: MBaye. Cest MBaye qui, dira-t-on, est son homonyme[156]. Cest ce nom qui sera employ par la famille. Ou bien, selon la coutume, on lappelleraGorguiouGor maq(le vieux) pour ne pas prononcer le nom de MBaye par respect pour le vieuxborom xam-xam. Ds le dpart, lenfant se trouve tre symboliquement par son nom rattach la ligne paternelle et celle de la premire femme, comme sil tait lenfant dAblaye et de Guian.

Thilao, deux mois aprs son sevrage, dans un paralllisme tonnant avec Aliou, est pris par lesrab. Il couche, lui aussi, dans la case de la premire femme. Bien plus, peine "guri", cest sa mre qui est, sa suite, nouveau prise par lesrab.Si nous rsumons:* La mre aurait t trois fois prise par lesrab;

A la mort de sa premire fille (1er mariage);

Avant la naissance dAliou (1er enfant du 2e mariage);

A la suite de Thilao.* Les enfants:

Aliou et Thilao sont lun et lautre pris par lesrab maternels quelque temps aprs leur sevrage. Nous reparlerons plus loin de ce paralllisme.

Il nous faut maintenant situer ces faits par rapport aux donnes habituelles du sevrage, aux rapports ordinaires entre les copouses et aux reprsentations qui les sous-tendent. Nous dcrirons ensuite, sur ce fond gnral, la tonalit avec laquelle les faits ont t exprims par lentourage: les deux femmes, le pre, la grand-mre maternelle, la femme du pre de la premire femme.

Il arrive quau sevrage, un des enfants de la mre, en particulier une fille, soit donn compltement une grand-mre, une tante ou toute femme qui na pas denfant[157], la plupart du temps, il sagit de quelquun de la famille, "grande sur" du ct maternel ou paternel. La phrase qui accompagne ce don: ay yaxam lau la laj (on ne te rclame que les os), montre bien quelle attitude de dtachement la mre doit montrer. Cependant, dans le cas de copouses, un don de ce type est rare - il est considr comme un signe de grande entente entre les femmes. Nanmoins, lenfant peut aller coucher temporairement chez les copouses, parfois sur sa propre initiative.

Ici, la situation est particulire:Le pre na pas divorc de sa femme strile, la situation comprend un ferment de dsquilibre qui doit tre rsolu. Le pre affirme: De la mme faon quil faut le mme plat pour toute la maison, lenfant est pour tous. Lenfant ne fait pas de distinctions entre les deux femmes[158]. Le pre exprime explicitement les avantages de cette situation: Quand lenfant grandit, il va traiter Guian comme sa mre. Si la femme veut quitter, il va dire: non, tu es ma mre; celle-l qui sen occupe, chez les serer on peut dire que cest sa vraie mre[159].

La vraie mre, Seye, est donc chaque sevrage dpossde, sevre elle-mme plus radicalement de son enfant qui est "donn" la premire femme. La description spontane des rapports entre les enfants et Guian par la bouche de la femme du pre de celle-ci (sa mre est morte) exprime avec intensit cette dpossession:Les enfants prfrent Guian, Guian seule. Guian a un bon cur, a ne repousse pas les enfants mais les attire. Ds la naissance, elle sen occupe bien. Ds que Thilao est n, rampant, cest Guian qui le portait. "On dirait que Seye na pas denfants", ajoute-t-elle en riant. "Aliou tait comme Thilao". Mme maintenant, Guian part Dakar, Aliou dit: "Mre, ne pars pas sans moi", elle continue comme a tenir les enfants, les "attraper". Quand ils grandiront, ils satisferont Guian et les parents de Guian.***

Les lments familiaux tant poss, revenons en arrire pour retrouver la premire rencontre que nous faisons avec Thilao.

Cest port par la premire femme que nous avons vu la premire fois lenfant, dans le carr voisin, celui de la matrone du village o nous parlions avec quelques femmes des ractions des enfants au sevrage. Et cest rapidement, quinterroge par moi sur le comportement de Thilao aprs son sevrage, quelle me livre la cl, la meilleure rponse quelle peut me faire: Lenfant est un enfantnit ku bon. A lhivernage pass, lenfant tait malade, il avait le corps chaud, il pleurait, ne faisait rien, il tait mou, il ne samusait pas, ne riait pas. ) Leborom xam-xamleur a dit: Ce sont lesrab.

Avec cette phrase tout est dit et il serait indlicat de rclamer dautres prcisions[160].Cest lobservation qui va se montrer la plus riche[161]. On verra se drouler en tableaux successifs et complmentaires les comportements de lenfant et les ractions de lentourage, les uns ragissant sur les autres pour laisser percevoir laction continue de la reprsentation sous-jacente, soigneusement manie dans un accord commun, inpuisable pour engendrer sans cesse de nouvelles confirmations delle-mme.***

PREMIER CONTACT AVEC LENFANTLe premier entretien hors du carr familial situera demble le problme central quest pour cet enfant la relation lautre et plus encore un tranger. Il illustrera comment lentourage (ici la premire femme) estime ce que lenfant peut supporter.

Lenfant, cette poque, a deux ans neuf mois.

Thilao arrive au dos de la premire femme, Guian, dans cette concession qui est celle de la matrone, distante de quelque huit cents mtres de la sienne. Quand les salutations sengagent avec Guian, bien que celle-ci ait pris soin tout de suite, de rester toujours de face pour que lenfant ne soit pas sous le feu des regards, lenfant commence grogner et geindre. Guian alors, debout, se secoue lgrement de faon rythmique. Comme lenfant ne se calme pas, elle jette un pagne sur son dos pour le recouvrir, il se tait. Elle sassied, la conversation sengage. Lenfant ne dort pas. A un moment, on lentend tousser, Guian alors se balance davant en arrire quelques instants.

Au bout dun quart dheure environ, Guian annonce: Je vais enlever le pagne, sans esquisser un geste. On entend un grognement. Lenfant a refus, nous dit-elle. Ce nest quun certain temps aprs quelle enlvera le pagne et, tout en se balanant, fera glisser lenfant devant elle, dans ses bras. Et Thilao apparat, il est l, droit, ne faisant aucun mouvement pour se cacher ou se blottir, tranquille, le regard grave, soutenu et lourd - il y a comme une anxit matrise- il scrute. Puis son regard nous quitte, sa tte sincline doucement sur la poitrine de Guian.

Je remarque, comme mon interprte, la beaut de lenfant. Ce ne sera pas un lment ngligeable comme nous verrons. Il a un visage harmonieux, de grands yeux lourds, des traits fins; il est vtu dun boubou rose ple, soign, porte trois colliers et un bracelet la main gauche et au pied droit.

Le comportement que nous venons de dcrire est inhabituel pour un enfant qui a presque trois ans. Il traduit de sa part limpossibilit de se sentir assez en scurit, en tant simplement assis ct de la mre ou sur ses genoux pour affronter ltranger, comme il est courant pour les enfants de son ge et mme pour les plus jeunes. De la part de la mre, il y a une docilit aux exigences de lenfant qui est lattitude de base dune mre africaine. Mais on entrevoit dj un souci plus grand que de coutume rpondre toutes les sollicitations de lenfant.

Aprs ce premier contact, intresss par le cas, nous avons entrepris des visites rgulires au carr familial durant six mois. Dans les pages qui suivent, nous donnerons une description des relations de Thilao avec son entourage en nous plaant:1 Du point de vue de lenfant: ses attitudes, ses comportements.2 Du point de vue de lentourage: les positions respectives du pre et des deux femmes.

1 LENFANT

En tout premier lieu, cest de son extrme sensibilit autrui que nous devons parler. Elle est chaque fois traite dune manire significative par lentourage.

* Au moment de la quatrime visite, Thilao peut tre considr comme familiaris avec nous:A larrive, Thilao est sur les genoux de la premire femme -comme de coutume- mais ds que nous approchons, il se dtourne, la figure contre la poitrine de Guian et laisse chapper un pleur. Le grand frre, Issa, se dirige vers lui, le prend et le conduit au pre qui nous accueille debout avec bonne humeur. Le pre le prend dans les bras, lui parle doucement, il se calme.

* Au cours dune autre visite:Lenfant est assis, calme, sur les genoux de la premire femme, dans sa posture habituelle, le regard lourd et scrutant, sans nous perdre longtemps de vue. Je ne suis pas en face de lui mais sur le ct, un peu en retrait. Je sors des petits cubes et les fais glisser sur le van qui se trouve devant lui. Avant quaucune incitation ne lui soit faite pour les prendre, il se met pleurer doucement.

Aussitt la premire femme minterroge comme pour dtourner lattention.

Cependant ce pleur de lenfant ne dure pas, cest ce qui est caractristique et il accepte trs peu de temps aprs de prendre une balle que jai fait rouler vers lui.

Il ne sagit pas seulement dun comportement en face de ltranger, comme en tmoigne cette squence-ci:Lenfant, debout, sest appuy un instant sur lpaule de sa mre pour sasseoir entre elle et sa grande sur de quatorze ans. Celle-ci pluche larachide. A un moment, elle se tourne vers lui et, comme pour jouer, elle approche sa bouche et fait semblant de happer la main de lenfant; celui-ci se met pleurer. La premire