la notionde gouvernement chez jean-jacquesrousseau. · 2014. 9. 1. · la notion de gouvernement...
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La notion de gouvernement chez
Jean-JacquesRousseau.
Keisuke Nakamura
Le Livre Ill du Contrat social offre un aspect particulier dans cette oeuvre. Dans
les deux premiers Livres, I'auteur reste toujours dans le domaine de droit et de legiti-
mite, tandis que, dans le Livre Ill, il entre dans celui de la realite, en etudiant la na-
ture et la forme de gouvernement ;on ne peut pas trailer du probleme de gouverne-
ment sans tenir con!pte des institutions politiques reelles. De plus, tout en cherchant
les principes du gouvernement tel qu'il doit etre, Rousseau ne peut pas negliger les
abus qui apparaitraient necessairement dans l'application de ces principes. Car, il sait
bien que “tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvenients,la societe civile
plus que tout le reste."")II nous reste done a etudier quels sont, chez Rousseau, les
principes ideauχ du gouvernement et ensuite quels sont les abus possibles qui peuvent
en decouler lors de son fonctionnement.
I Qu'est-ceque le gouvernement?
A La Souverainete.
Les penseurs absolutistes affirment que les rois disposent d'une autorite sans avoir
aucune obligation vis-a-vis du peuple parce que le pouvoir souverain, issu du pouvoir
paternel, est fonde sur la nature. Rousseau declare, contre cette idee, que I'homme n'a
aucune autorite naturelle sur son semblable,^)et qu'ainsi, I'autorite absolue de monarque
est illegitime. II s'attaque ensuite a l'idee que l'autorite politique est fondee SUl" la
force. "Ceder a la force, dit-Rousseau, est un acte de necessite, non de volonte."")Pour
lui, s'iln'y a pas de volonte, il n'y a pas de liberte morale qui seule puisse rendre legitime
la soumission a l'autoi'ite. II en conclut qu'aucun pouvoir ne peut etre legitime sans
passer par les conventions de ceuχ qui etablissent ce pouvoir pour s'y soumettre.'"
1 )Contrat social, OEuvres Completes de Jean-Jacques Rousseau. Bibliotheque de la Pleiade,
Gallimard, t.Ill, Liv. Ill, chap. XV, p. 431.
2 )Ibid., Liv. I, chap. IV, p. 355.
C'est en refutant ses predecesseurs que Rousseau elabore sa conception de souverainete.
Sur cepoint, voir les chapitres IV et V de Jean-Jacques Rousseau et la Science politique de
son letups par Robert Derathe.
3 )Ibid., Liv. I, chap. Ill, p. 354.
4 )“Puisqu'aucun homme n'a une autorite naurelle sur son semblable, et puisque la force ne
produit aucun droit, restent done les conventions pour base de toute autorit石legitime parmi les
hommes." Ibid., Liv. I, chap. IV, p. 355.
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La notion de gouvernement chez Jeanづacques Rousseau
Rousseau pose ainsi comme fondement de Fautorite politique un consentement unani-
me des homines qui, accables par les difficultes de I'etat de nature, essaient de les
vaincre au moyen de runion de leur force et, pour ainsi dire. de Fassociation. Cet acte
d'engagement pour Fassociation, c'est justement ce que l'auteur appelle Pacte social ou
Contrat social d'apres la terminologie traditionnelle de I'ecole du droit naturel.
Ce pacte social de Rousseau doit etre bien distingue de celui de soumission que
Grotius et d'autres supposent etre un fondement de l'autorite souveraine des rois. Ce
n'est pas un pacte entre un peuple et un roi, mais un pacte de to us les associes par
lequel une multitude d'hommes deviennent un peuple en entrant dans la societe civile.
Sur ce point, Rousseau reste fidele a Hobbes. Pourtant, le pacte social de Rousseau ne
suppose pas une suite d'engagements mutuels de tous les membres de F'union comme
le pacte social de Hobbes. Chez celui-ci,chaque membre s'engage un par un avec les
autres pour donner la somme du pouvoir de tous les associes au tiers. soit un roi, soit
une assemblee.")Mais, chez Rousseau,“chacun s'engage envers tous"")afin que
tous les associes unis puissent avoir la volonte et la force communes. Autrement dit,
c'est un engagement reciproque des particuliers et du public ; un cote des contractants
est chacun des particuliers et I'autre cote est tous les associes en corps. Dans cette
espece de contrat, affirme-Rousseau, "chacun se donnant a tous ne se donne a personne",
et“chacun s'unissant a tous n'obeit pourtant qu'a lui-meme."")II faut bien noter que
la condition est egale, mutuelle et generale pour tous les associes。
Admettons que le contrat social soit conclu et que I'acte de l'association soit acheve.
Cet acte d'association produit “un corps moral et collectif"")compose par autant d'associes.
Ce corps s'appelle de diverses manieres suivant les divers points de vue. Laissons
eclairer le sens de ces mots par l'auteur lui-meme.
“Cette personne publique (・・・)prenait autrefoisle nom de CiU, et prend maintenant celui
de R卵ublique ou de corps politique,lequelest appelle par ses membres Etat quand il est
passif,Souverain quand il est actif,Puissance en le comparant a ses semblables. A l'egard
5)"This is more than Consent, or Concord ;it is a real Unltie of them all, in one and the
same person, made by Convenant of every man with every man, in such manner, as if every
man should say to every man, I Authorise and give up my Right of Governing -my seげ,
tothis Man, or to this Assembly of men, on this condition, that thou give up the Right to
him,and Authorise al丿hisActions in like manner. " Thomas Hobbes ;Leviathan, edited by
Macpherson. Part II, chap.χVII, p. 227. Baltimore, Penguin Books, 1968.
6)Dans la sixi&me Lettre de la Montagne, se trouve un resume des idees du Contrat social,
oujustement Rousseau dit:“J'ai pour resultatde cet eχamen que l'etablissementdu Contrat
Socialest un pacte d'une espece particulierepar lequel chacun s'engage envers tous, d'ou
s'ensuitl'engagement reciproque de tous envers chacun,qui est I'objetimmediat de l'union."
Lettresde la Montague, O. C, Pleiade, t.Ill, VI Lettre,p. 807.
7 )Contrat social,O. C, Pleiade, tome Ill, Liv. I, chap. VI, p. p.361.
8)Ibid., Liv. I, chap. VI, p. 361.
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Keisuke ^^AKAMU以
des associes ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellenten particulier
Citoyens comme participantsa l'autoritesouveraine, et Sui出 comme soumis aux lois de
l'Etat."s'
Comme on voit dans cette definition, le Souverain n'est que la personne morale du
corps politique compose par les associes qui s'appellent collectivement Peuple. Evidem-
ment, la Souverainete reside dans le Peuple. Or, l'idee de la souverainete populaire
n'est pas Finvention de Rousseau, mais plutot, c'est une theorie courante de son epoque,
soutenue par les jurisconsultes de l'ecole du droit naturel. Cependant, ceuχ-ci disent
non seulement que la souverainete prend sa source dans le peuple, mais que le peuple
peut aliener la souverainete a un particulier si les circonstances Feχigent et si le peuple
y consent. Rousseau ne peut pas admettre ce point-la, Fahenation de la souverainete.
Pour lui, c'est uniquement la volonte generate des associes qui peut diriger le corps
politique. "La souverainete n'etant que l'eχercice de la volonte generale ne peut jamais
s'aliener.""")Aussitot que le peuple transmet la souverainete a un particulier, la volonte
qui dirige le corps n'est plus generale, mais simplement particuliere. Chez Rousseau,
la Souverainete est inalienable et done, elle ne reside que dans le Peuple.
B Le Gouvernement.
Apres avoir defini la nature du corps politique, l'auteur entre dans le probleme de
son fonctionnement ;comment peut-on faire agir le corps politique, cette machine artifi-
cielle inventee par la raison humaine ? Nous pouvons resumer la reponse de Rousseau
dans les termes suivants : puisque toute action libre ne peut se produire qu'avec le
concours de la force et de la volonte, il faut, pour l'action du corps politique, un organe
qui veut et I'autre qui agit, en I'occurence, le pouvoir legislatif et le pouvoir eχecutif :
la loi etant l'eχpression de la volonte generale, le pouvoir legislatif n'appartient qu'au
peuple, tandis que le pouvoir eχecutif ne peut pas."' Cela veut dire que le pouvoir
executif ne consiste pas en actes du Souverain comme c'est le cas pour le pouvoir
legislatif. Car, a propos de la nature de la Souverainete, Rousseau dit que la volonte
generale ne peut avoir d'objet particulier, sinon elle ne sera plus generale.'^)Le
Souverain peut se faire I'auteur des lois dont l'objet est toujours general, mais il ne
peut pas pretendre a rapplication des lois qui tombe sur Fobjet particulier.
9 )Ibid., Liv. I, chap. VI, p. 361.
10)Ibid., Liv. 11, chap. I, p. 368.
11)"II est aise de voir au contraire,par les principes ci-devant etablis,que la puissance
executive ne peut appartenir a la generalite comme Legislatrice ou Souveraine parce que
cette puissance ne consiste qu'en des actes particuliers qui ne sont point du ressort de
laloi,ni par consequent de ceiui du Souverain dont tousles actes ne peuvent etre que des
lois." Ibid., Liv. Ill, chap. I, pp. 395 et 396.
12)"Ainsi de meme qu'une volonte particulierene peut representer la volontegenerale, la vlonte
generalea son tour change de nature ayant un objet particulier,et ne peut comme generale
prononcer ni sur un homme ni sur un fait." Ibid.,Liv. II, chap. IV, p. 374.
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“IIfaut done a la force publique,continue-Rousseau, un agent propre qui la reunisse et
la mette en CEUvre selon les directions de la volont石generale, qui serve a la corninunication
de l'Etat et du Souverain,(…)Voila quelle est dans I'Etat la raison du Gouvernement,
confondu mal a propos avec le Souverain, dont il n’estque le ministre."'^)
C'est ici, surtout sur la derniere phrase qu'il faut bien remarquer l'originalite de
Rousseau & propos de la notion de gouvernement. Nous allons noter simplement deux
problemes capitauχ;premierement, la distinction「adicale entre le Souverain et le Gou-
vernement, deuχiemement, la subordination du Gouvernement envers le Souverain.
D'abord, Rousseau distingue nettement le corps charge du pouvoir eχecutif du corps
disposant de la Souverainete. Cette distinction fondamentale derive necessairement de
la notion originale de la Souverainete, qui est inalienable et indivisible. Comme nous
l'avons deja vu, pour les predecesseurs de Rousseau, la Souverainete peut resider dans
un particulier ou dans un groupe de particuliers. Dans ce cas, le Souverain agit lui-
meme comme chef de gouvernement et la puissance eχecutive est toujours jointe a
Feχercice de la Souverainete. En revanche, pour Rousseau, le Souverain lui-mさme ne
peut agir comme eχecuteurs des lois et le gouvernement, distinct du Souverain, n'est
que Yhχecutif, pas plus。
Deuχiemement, le gouvernement n'est que le ministre du Souverain. C'est-aーdire,
c'est un corps non seulement distinct du Souverain ma is aussi subordonne & celui-ci.
Et encore, le pouvoir dont jouit le gouvernement, loin d'etre a lui-meme, n'est qu'une
commission du cote du peuple. Si le peuple se soumet auχ membres du gouvernement,
que Rousseau appelle Magistrals ou Rois ou Gouverneurs, ce n'est pas parce qu'il y a
eu un contrat de soumission entre le peuple et Magistrats, mais parce qu'il leur a
confie le pouvoir eχecutif a condition qu'ils s'en servent pour le profit du peuple, pour
le bien commun. II n'obeit done pas aux particuliers, mais auχ commissaires publics
du pouvoir qui sont a la fois les eχecuteurs des lois. Par consequent, si les Magistrats
ne respectent pas les lois, l'eχpression de la volonte generale, et qu'ainsi ils negligent le
bien du peuple, celui-ci peut “limiter, modifier et reprendre"''")le pouvoir qu'il leur a
confie. La subordination du gouvernement envers le Souverain signifie en meme temps
sa dependance envers ce Souverain :
“II y a cette difference essentielle entre ces deuχ corps, que P Etat eχiste par lui-mさme, et que
le Gouvernement n'eχisteque par le Souverain. Ainsilavolonte dominante du Prince n'est ou ne
doitさtrequela volonte generale ou laloi,sa force n'est que la force publique concentree en lui,(…)15)
Maintenant que nous avons eclaircile rapport entre le Souverain et le Gouvernement,
jjj
354
111
Ibid., Liv. in, chap. I, p. 396.
Ibid., Liv. Ill, chap. I, p. 396.
Ibid., Liv. Ill, chap. I, p. 399.
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il nous reste a eχaminer un autre rapport, a savoir, celui entre le Gouvernement et les
Sujets. Le peuple agit comme Souverain quand il etablit les lois et qu'il confie le
pouvoir au gouvernement. Pourtant,ce meme peuple est considere comme Sujets,
quand, soumis aux lois, il remplit son devoir tel que la defense de I'Etat et le payment
des impots. Ainsi, d'un cote, le Gouvernement suit la volonte generale et d'un autre
cote, commande aux Sujets. Mais en tout cas, il ne peut pas ordonner d'apres son
desir arbitraire;autrement dit, il ne peut pas requerir plus des suiets que ne l'exige
la volonte generate. Quand il remplit ce role de fidele commissaire du pouvoir, le
Gouvernement peut etre appele “l'eχercice legitime de la puissance eχecutive".")Nous
terminons la definition de gouvernement par le resume suivant qui est de l'auteur
lui-meme :
“Qu'est-ce done que le Gouvernement ? Un corps intermediaire etabli entre les sujets
et le Souverain pour leur mutuelle correspondance, charge de l'eχecutiondes lois,et du
maintien de la liberte,tant civileque poHtique."!')
II Lesabus du Gouvernement
A Les trois volontes differentes.
Jusqu'ici, nous avons examine le probleme de gouvernement uniquement du point de
vue de legitimite. II est incontestable qu'en cherchant les principes du droit politique,
Rousseau donne un ton speculatif a l'ensemble des arguments du "Contrat social≒
Cependant, cela ne signifie pas que, dans cette construction rigidement theorique, il
delaisse la realite. Nous pouvons remarquer, surtout dans le livre Ill, que l'auteur
s'interesse autant auχ Citoyens et Magistrats purement theoriques qu'aux citoyens
liommes qui ne manquent jamais de meler leur desir et leur passion aux activites publiques。
Mais, les activites publiques ou politiques ne se trouvent pas dans l'acte de la Souve-
ainete, mais dans I'eχercice du pouvoir eχecutif. 0n ne peut faire acte de la Souvera-
inete que lorsque le peuple agit lui-meme comme Souverain, alors que le gouvernement,
charge de la foi'ce publique, agit toiljours visiblement pour ou contre les sujets. La
Souverainete est inalienable, mais elle peut etre, dans la realite, aneantie par le gouver-
nement dans lequel les passions humaines transparaissent sans oublier l'interet personnel。
Au debut du Livre Ill, en definissant le gouvernement, Rousseau donne une idee de
ce penchant reel et dangereuχ. D'apres lui, ce qui rend le gouvernement sensible a la
corruption, c'est la constitution elle-meme de ce corps, au sein duquel se superposent
ou se heurtent “trois volontes essentiellement differentes";*")tout d'abord, la volonte du
jjj
678
111
Ibid., Liv. Ill, chap. I, p. 396.
Ibid., Liv".Ill, chap. I, p. 396.
Ibid., Liv. Ill, chap. II, p. 400.
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peuple ou la volonte generale, deuχiemement la volonte commune des magistrats que
l'on appelle volonte du corps (volonte du gouvernement), et enfin, la volonte de chaque
magistrat, volonte propre a Findividu.
Cette gradation du general au particulier est strictement etablie dans “Fordre social",'"
c'est一八-diredans l'ordre legitime. Dans ce cas, la volonte particuliere de chaque magi-
strat doit etre soumise a la volonte du corps, qui etant particuliere & I'Etat, doit etre
soumise elle-meme a la volonte generale. Aussi, le gouvernement doit toujours distinguer
“sa force particuliere destinee a sa propre conservation de la force publique destinee &
la conservation de l'Etatヤ")Enfin, le gouvernement doit toujours etre pret a se sacrifier
au peuple et non pas le contraire.
Mais, la gradation est totalement opposee dans "Fordre naturel", c'estミーdire dans la
realite;“la volonte generale est toujours la plus faible,la volonte de corps a le second
rang, et la volonte particuliere le premier de tous :de sorte que dans le Gouvernement
chaque membre est premierement soi-meme, et puis Magistrat, et puis citoyen".^")Et
le gouvernement, en profitant de la force publique pour son propre compte, essaie sans
cesse de remplacer la volonte gene rale par sa propre volonte. Si, en definitive, il pou-
vait avoir une volonte plus forte que celle du Souverain, on aurait alors“deux Souve-
rains, Fun de droit et l'autre de fait".2")En d'autres termes, Fun n'eχiste que nominale-
ment, tandis que Fautre possらde une puissance reelle. Plutot, on doit dire que le
Souverain de droit, souverain nominal n'a aucune valeur positive parce que la Souverainete
est deja totalement etouffee et aneantie par le pouvoir eχecutif qui n'est autre que la
foixe. Rousseau consacre un chapitre pour nous eχpliquer cette demarche de la
degeneration du gouvernement.
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Comme la volonte particuli&re agit sans cesse contre la volonte generale,ainsi Ie
Gouvernement fait un effort continuel contre la Souverainete. Plus cet effort augmente,
plus la constitution s'altらre,etcomme n n'y a point ici d'autre volonte de corps qui
resistant a celle du Prince fasse equilibre avec elle,il doit arriver tSt ou tarcl que le
Prince opprime enfin le Souverain et rompe le traite Social. C'est le vice inherent et
inevitable qui des la naissance du corps politique tend sans relache a le detruire, de
meme que la vieillesseet la mort detruisent le corps de l'homme."23)
Ibid., Liv. m, chap. 11, p. 401.
Ibid., Liv. Ill, chap. I, p. 399.
Ibid., Liv. m, chap. II, p. 401.
Ibid., Liv. Ill, chap. I, p. 399.
Ibid., Liv. Ill, chap.χ. p. 421. Ici,le mot “Prince" employe dans un sens special,signifie
le corps entier du gouvernement par rapport a ses membres, Magistrats;“Les membres
de ce corps s’appellentmagistrats ou Rois, c'est-a-dire,Gouverneurs, et le corps entier porte
le nom de Prince" Ibid., Liv. Ill, chap. I, p. 396.
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Keisuke Nakamura
B La degeneration du gouvernement.
Alors, quel est done cet “effort continuel" du gouvernement contre la Souverainete?
Et comment le gouvernement opprime-t-il le Souverain? Cela commence par ses tenta-
tives de se detacher de la Souverainete et d'en etre independant. Comme nous avons
vu dans la Premiere Partie de cet article,le peuple charge les membres du gouverne-
ment d'eχecuter ce que le peuple veut, c'est-a-dire, d'eχecuter les lois. Aussitot, il
incombe aux membres du gouvernement de rendre compte de ces commissions afin que
le peuple puisse verifier leurs faits et gestes. Us pourraient donner de faux rapports,
mais tant qu'ils remplissent ce devoir regulierement, ils ont moins de possiblite de
duper le peuple et ils sont obliges de suivre la volonte souveraine, d'eχecuter les lois en
tant que fideles commissaires. Pourtant, sous preteχte que “le corps qui agit tou jours
ne peut pas rendre compte de chaque acteヤ")ils le font de moins en moins reguliere-
ment. Meme s'ilsaccomplissent leur devoir. ce n'est que d'une maniere formelle ou ils
ne donnent au peuple que des renseignements partial!χet qui servent leurs interさts.
Ainsi, les actions du pouvoir eχecutif deviennent de plus en plus independantes et
arbitraires.
Mais, generalement, les magistrats ne cherchent pas quelque innovation soudaine et
sensationnelle telle que le changement ou I'abolissement des lois. Seulement, cessant
d'etre les commissaires des lois, ils en deviennent les interpretes et les arbitres ;ils
savent faire parler les lois comme ils veulent et les faire taire quand ils veulent.^^)Le
corps du Gouvernement est alors Tyran d'apres la definition de Rousseau ;“Le Tyran
est celui qui s'ingere contre les lois a gouverner selon les lois".^")Apres bien des abus
continuels et secrets, les magistrals se mettent enfin au―dessus des lois. Le Despote
vient de naitre en meme temps que meui't le corps politique. Pourquoi la mort de la
societe ? Parce que l'egalite,la mutualite et la generalite de la condition de tous les
associes sont annulees lorsque quelques-uns d'entre eux sont au-dessus des lois.")On
1-evient ainsi dans l'anarchie de Fetat naturel. L'anarchie et le despotisme sont les deux
extremes qui se touchent au fond, parce que, dans les deux cas, ce n'est plus le droit
mais la force qui prime. L'on obeit au caprice des particuliers au lieu de se soumettre
aux lois qui seules assurent la libertぶcivile尹'
24)
25)
26)
27)
28)
Lettres ecrites de la Montagne. O. C, Pleiade, tome Ill, VII Lettre, p. 815.
“Le corps charge de I'eχecution de vos Lois en est I'interprらte et l'arbitre supreme ;il les
fait parler comme il lui plait;il peut les faire taire.' Ibid., VII Lettre, p. 814.
Contrat social, O. C, Pleiade, tome Ill, Liv。in, chap. X, p,423。
II serait bon de faire un rappel de la nature du contrat social de Rousseau que nous avons
eχaminee au debut de cet article.
Remplacer l'obeissance auχ particuliers par la soumission auχ lois, c'est le but principal
de la constitution chez Rousseau. Dans la vn]≫ Lettre de la.Montagne, 込 dit :“II (un
peuple libre)obeit aux Lois, mais il n'obeit qu'auχ Lois et c'est par la force des Lois qu'il
n'obeit pas aux hommes." Lettres icrites de la Montagne. O. c. Pleiade, tome Ill, p・ 842.
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II nous reste enfin un problさme aussi important que celui de l'usurpation du pouvoir
souverain par l'eχecutif: qu'est-ce qu'ilトfautfaire, du cote du peuple, pour Drevenir et
empecher cette usurpation? II est vrai que le peuple a le droit de "reprendre"^")le
pouvoir qu'il a confie au gouvernement. Rousseau, disciple de Lock, affirme nettement
le droit de resistance et d'insurrection du peuple. Mais, avant que la degeneration,
tellement avancee, n'oblige le peuple a recourir a la force, n'y aurait-il pas de mesures
efficaces qui permettraient au peuple de pressentir les artifices du gouvernement et qui
empecheraient celui-ci d'empieter insensiblement sur le pouvoir souverain? Apres la
publication du Contrat social, Rousseau sera oblige de traiter de ces problemes dans les
Lettres de la Montagne. Comment developpe-t-il l'idee de la degeneration du gouverne-
ment dans la situation politique de Geneve et quelles mesures conseille-t-il auχ citoyens
genevois contre l'usurpation du pouvoir par les magistrats? C'est une question interes-
sante, mais elle deborderait de notre sujet.
* * ホ
Le gouvernement est, comme nous I'avons constate, un corps intermediaire charge de
la correspondance mutuelle entre le Souverain et les sujets. II se conduit d'api-es la
volonte du peuple et pour celuトci, en suivant la volonte souveraine d'un cote, et en
eχecutant les lois de Fautre cote, pour que les sujets puissent profiter du bien commun.
Sans ce corps intermediaire et eχecutif,le Souverain ne pourrait realiser ses voeux et
les sujets ne pourraient recevoir l'avantage public. C'est un organe absolument indispen-
sable pour les membres du corps politique. II a neamoins une tendance fonciらre
d'empieter sur le pouvoir souverain, et ainsi, de limiter et negliger le droit et le benefice
populaire. Quoiqu'il soit etabli pour le peuple, il devient, a la longue, son ennemi,
Fennemi masque et gigantesque ;il est masque parce qu'en suivant son interさt partic-
ulier, il fait semblant de se conduire en faveur du peuple ;il est gigantesque parce
que sa volonte peut etre plus active que la volonte souveraine et que son mobile est la
force publique concentree en lui. Comme Paul Bastid l'a bien eχprime, pour Rousseau,
“le gouvernement est un mal, un mal assurement necessaii'e et ineluctable, mais un
mal."^"
Du domaine de droit, Rousseau est ainsi force de revenir au domaine de fait, ou
29)
30)
Aussi, dans 1' E揖ile, "I! y a deux sortes de dependance. Celle des choses qui est de
la nature;celle des hommes qui est de la societe. La dependance des choses n'ayant
aucune moralite ne nuit point a la liberte et n'engendre point de vices.La dependance des
hommes etant desordonnee les engendre tous,et c'est par elle que !e maJtre et I'esclave se
depravent mutuellement. S'ily a quelque moyen de remedier a ce mal dans la societec'est
de substituer la loi a rhomme, et d'armer les volontes generales d'une force reellesuperieure
a l'action de toute volonte particuliere."E撰ile, O. C, Pleiade, tome IV, p. 311.
Se repporter a la note 14.
Paul BASTID ; Roiisseau et !a theorie des formes de gouvernement. Etudes sur le Contrat
socialde Jean-Jacqv.es Rousseau, Paris, Societe Les Belles Lettres,1964.
且O-
Keisuke Nakamura
plutot au point ou la legitimite et la realite se rejoignent. Pour une constitution legale,
il en cherche et fiχeles conditions necessaires, mais il n'ignore pas la destinee de tous
les etablissements humains. "Les abus sont inevitables et leurs suites funestes dans
toute societe, ou Finteret public et les lois n'ont aucune force naturelle, et sont sans
cesse attaques par I'interet personnel et les passions du chef et des membres."'")Voilゑ
un Rousseau l^ealiste a cote d'un Rousseau theoricien qui se pose en fondateur du droit
public.
Bibliographie
Ecrits de Rousseau
1。 OEuvres completes de Jean一-Jacques Rousseau tome 工,皿, IT, W. Paris, Gallimard, Bibliothらque
de Pleiade, tome工, 1959. tome 1, 1961. tomeⅢ, 1964. tome AT.,1969.
2. The Political Writings of Jean-Jacques Rousseau. Ed. C. E. Vaughan. 2 vols. Cambridge
University Press, 1915. Reprinted, Oxford, Basil Blackwell, 1962.
3. Du Contrat social, Presente par Henri Guilleniin. Paris, Union Generale d'Editions, 1963.
Etudes critiques
1. Etudes sur le Conirat social de JJ . Rousseau. Actes des Journees d’Etude organisees a Dijon
pour la commemoration du 200" Anniversaire du Contrat social.Paris,Scoiete les Belles Lettres,
1964.
2. Rousseau et la Philosophie poUtique. Annales de philosophie politique-5.Paris, P. U。F., 1965.
3. Chevalier,(J.);Les grandes oeuvres politiquesde Machiavel a nos jours. Paris, Armand Colin,
1970.
4. Derathe,(R.); Jean-Jacques Rousseau et la sciencepolitiquede son temps.
5. Groethuysen,(B.); Jean-Jacques Rousseau. Paris, Gallimard, 1949.
6. Schinz,(A.); La pensee de Jeanづacques Rousseau. Paris, Felix Alcan,1929.
7. Touchard, (J.);Histoire des idees politiques. 2vols. Paris, P. U. F., 1959.
31)Sur VEconomie politiqiie,O. C, Pleiade, tome in, p. 243.
-1n-