le calvaire de roseline
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Le calvaire de Roseline - Madame C. AmeroTRANSCRIPT
Mme C. AMÉRO
Calvaire de Roseline
SOCIÉTÉFRANÇAISE
D'IMPRIMERIE
& DE LIBRAIRIE
L^CaJvaire
'^ / de Roseline
DEUXIÈMESÉRIE.— Format grand in-8<>.
Jean entra bravement dans reaVWparvint à ramener la petite fille.
MME C. AMERO
kcîiCalvaire
fi \\ V. I)
'
de Rosellne
ILLUSTRATIONS DE CARRIER
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
ANCIENNELIBRAIMELECÈNE,OUDINET C!c
Ï5, rue de Clunij, 15
Le Calvaire de Roseline
CHAPITRE PREMIER
HEUREUSESENFANCES
Les touristes attirés à Gérardmer par les trois jolis lacs de la
région, qui sont situés au milieu de montagues boisées de sapin
et semées de blocs erratiques, ne manquent jamais d'aller voir
la chute de la Vologne entre deux murailles de rochers — le Saut
des Cuves, — et de visiter, dans la pittoresque vallée de Granges,
la glacière naturelle qui s'y dérobe parmi des débris granitiques
jonchant lé sol.
La vallée est formée par le vide que laissent entre elles une
succession de hautes collines. Il y a même une montagne de huit
cents mètres, le Spiémont, à l'ouest de Granges.
Granges est un gros village de trois mille habitants, l'un des
centres de l'industrie de la filature et du lissage du coton daus
les Vosges.
Un peu au delà du village et en aval de la rivière, les bords de
la Vologne s'enjolivaient, il y a quelques années encore, d'un
vieux moulin, posé dans le paysage comme pour le plaisir des
yeux, et à côté, d'une de ces anciennes et confortables demeures
comme les aiment les paysans à leur aise. Le moulin a disparu ;la maison existe, flanquée sur sa gauche d'un bouquet de beaux
arbres qui lui a valu le nom de la Fresnaie, et elle s'agrandit
8 LE CALVAIREDE ROSELINE
sans cesse de nouvelles dépendances, avec un véritable air de
prospérité.
Elle appartient aux Varin-Doron, une des plus vieilles familles
du pays lorrain. A l'époque où commence notre récit, Daniel
Varin-Doron, minotier, possédait en outre et cultivait les belles
terres de labour du fond de Genasville — entre la rivière et la
montagne, —et une autre terre aux Chapes. C'était la plus belle
portion du domaine familial. Le surplus en avait été détaché
lorsque la soeur de Daniel, en épousant Sébastien Reuter, lui
apporta en dot une prairie du bas des Chapes, et, sur le versant
de la colline voisine, vingt hectares de bois de haute futaie.
Le riche meunier Varin-Doron avait un fils encore enfant, à
qui il devait un jour laisser tous ses biens —agrandis, on peut le
croire, de maintes parcelles laborieusement guettées et achetées,
malgré les offres des « étrangers » : on n'en veut pas d'étranger
dans le pays : il n'y a pas trop de terre pour ceux qui l'habitent,
quand leurs familles viennent à s'accroître.
Et il avait quelque idée que la prairie et les bois de haute
futaie, dot de sa défunte soeur, pourraient rentrer un jour dans la
famille par un mariage entre son fils Jean et la fille unique de
Sébastien Reuter, la petite Roseline.
Par exemple^ Daniel Varin ne faisait aucun fond sur les biens
que Sébastien pouvait de son côté laisser à son héritière. Celui-ci
faisait valoir très médiocrement ce qui lui appartenait et ce qui
appartenait à sa fille du chef de sa mère ; mais il n'avait pas la
passion de la terre. Cela se voyait : au lieu d'acheter, il vendait
de temps en temps un lopin pour combler le déficit dans le budget
de son ménage de veuf...
Comme on voit, c'était de loin, de très loin que le meunier de
Granges apercevait la réalisation de ses projets. Que de causes de
brouille pouvaient survenir entre les deux beaux-frères, capables
de séparer à tout jamais leurs enfants ! Déjà on voyait poindre
une mésintelligence entre Daniel et Sébastien : ça grandissait
tous les jours depuis la mort de la mère de Roseline...
Cependant les enfants s'aimaient d'une franche amitié. Toute
LE CALVAIREDE ROSELINE
la vivacité de leur âge, ils la mettaient dans ce sentiment.
Jean était certainement le garçon le plus éveillé du village et
des hameaux de la vallée de Granges ; et si sa cousine ne lui res-
semblait pas beaucoup par les traits du visage, c'était la même
pétulance, la même ardeur au jeu.
Aussi, il fallait les voir tous deux perdus dans une bande de
garçons et de fillettes s'acheminant tous du côté du moulin aux
Quatre-Vents, où la Vologne toujours rapide ralentit un peu son
cours et forme un large bassin. C'était l'amusement favori de
Jean Varin et de ses petits camarades de jeter là et de faire sau-
tiller sur l'eau, en de nombreux ricochets, les légères pierres
plates ramassées le long de la rive, usées par le courant.
Celui qui réussissait à faire le plus de fois surgir de l'eau son
palet, était réputé le plus habile futur danseur. Et cela intéressait
beaucoup les petites filles, qui s'ébaudissaient et battaient des
mains, faisant fête déjà à ceux qui les mèneraient à la danse avec
le plus d'entrain.
Chaque fois que le caillou mouillé brillait au soleil et s'en-
fonçait pour sortir de l'eau un peu plus loin, Jean clignait de l'oeil
du côté de sa petite Roseline...
Et celle-ci comprenait tout ce que promettaient de joie ces cligne-
ments d'yeux. Transportée, elle sautait sur le sable roux.
C'était une aimable enfant, très fraîche, haute de taille pour
son âge, avec beaucoup de cheveux blonds et de grands yeuxd'une expression réfléchie. Avec son chapeau de paille, plus
souvent sur son dos que sur sa tête, ses jupes courtes, son corset
de toile bise, ses petits pieds aux chevilles d'ivoire, libres de leurs
sabots tenus à la main pour courir plus vite, elle offrait un résumé
de loule la gentillesse que l'on peut espérer de rencontrer aux
champs.
Le cousin Jean ne se distinguait tout d'abord d'aucun des
gamins de son âge ; ni par le hâle de son front, ni par ses
cheveux bruns tondus de près, ni par son allure désordonnée.
Du reste, nul air de famille entre lui et Roseline. Ce qui dominait
chez celle-ci, c'était la grâce, —plus qu'une grâce enfantine.
i*
10 LE CALVAIREDE ROSELINE
Jean, au contraire, respirait la force, l'énergie et la résolution:
tout cela était sur son visage mat, dans ses yeux noirs, sur ses
lèvres pleines de santé.
A l'heure de la sortie bruyante des écoles, excité, on l'eût
juré, par le désir d'oublier ce qui avait été appris en classe, tout
un petit monde de têtes rondes, aux visages joufflus, épanouis de
contentement, s'échappait du côté des champs, de l'eau et des
bois, — de l'eau surtout. Les fillettes faisaient encore plus de
tapage que les garçons. De loin on entendait venir les joyeux
groupes, riant, gesticulant, criant comme crie une nichée de
geais pris à la glu.
Les écolières s'alignaient le long de la Vologne pour bien voir,— les plus petites au premier rang, les yeux écarquillés, leurs
pieds faisant dans le sable des empreintes qui se remplissaient
vite d'eau. Leurs grands camarades arrivaient, les poches pleines
de pierres plates récoltées en chemin. Les moins avisés se met-
taient à chercher des cailloux çà et la. Un beau caillou était une
trouvaille signalée par des exclamations joyeuses.
Rientôt les ricochets allaient leur train, la lutte s'animait ; lès
plus garçonnières d'entre les fillettes finissaient par y prendre une
part directe, essayant, elles aussi, leur adresse. Puis, après force
poussées et culbutes, deux ou trois des plus habiles joueurs s'im-
posaient aux autres, et il n'y avait plus d'attention que pour eux.
Rien souvent, Jean Varin et ses camarades lançaient le palet
avec tant de force qu'ils allaient eux-mêmes faire le plongeon
dans la rivière.
Un jour même l'événement eut plus de gravité. Claude Mansu,
dit Claude le Tors, le fils du tailleur, presque aussi adroit que
Jean et son rival déclaré, sans le vouloir donna un coup de
coude à Roseline en jetant sa pierre ; et la petite, perdant l'équi-
libre, tomba dans l'eau et manqua se noyer dans le courant. Tout
en s'accrochanl aux ronces et aux tiges des osiers du bord, l'en-
fant, se sentait entraîner... appelait au secours...
La bande, alarmée, poussait des cris d'effroi, levait les mains
en l'air... Et c'était tout.
LE CALVAIREDE ROSELINE 11
Alors Jean entra bravement dans l'eau, et parvint à ramener
la petite en lui faisant, non sans peine, lâcher prise,— car elle
l'avait saisi par le bras. Mais un des souliers de Roseline était
resté envasé au fond de la rivière. Jean plongea de nouveau et
revint triomphant, le soulier à la main. 11 le remit au pied de la
petite, agenouillé devant elle avec la grâce de ce gentil fils de
roi des contes de fées, essayant à tous les petits pieds la pan-
toufle de Cendrillon ; puis, la main dans la main, ils rentrèrent au
village, suivis par la bande émerveillée de ce sauvetage périlleux.
On devait en parler longtemps à Granges...
Roseline crut de bonne foi que son cousin lui avait sauvé la
vie pour l'amour d'elle, et qu'aucun autre garçon n'eût été
capable de lui donner une aussi grande preuve d'amitié, pas même
Claude, qui, avec la courbure de ses jambes et sa lente allure,
l'aurait laissée se noyer. Mais quand il fallut, à la maison, raconter
le bain forcé aux servantes, à qui faute de mère elle était confiée,
rien n'eût pu faire avouer à la petite personne qu'elle devait à
son cousin Jean de n'avoir pas été entraînée par le courant sous'
les terribles roues dentées du moulin aux Quatre-Vents.
Ce secret lui plaisait à garder; elle croyait du moins que
c'était un secret. Mais bien des langues indiscrètes avaient
jasé... .• ''
Quand venait le temps des vacances, la gent écolière se trouvait
dispersée un peu partout. Alors Roseline et Jean passaientensemble les longues et chaudes journées d'août. On les voyaittraîner une voiture d'enfant sur la route des Voids, ou monter
'
jusqu'au Pré Genel. Quelquefois Jean tirait la voiture. Ces jours-làla petite s'étalait sur la banquette, faisant rouler sous ses pieds les
'
poires et les pommes ramassées le long du chemin, marquées
déjà d'une dent capricieuse. D'ordinaire, à côté de Roseline se
prélassait sa poupée, dans une fière altitude, et comme si celte
demoiselle ne fût de sa vie sortie qu'en calèche découverte. Malheu-
reusement la pureté du leint de l'infante laissait beaucoup à
désirer, et il lui manquait un bras. Rientôt après, il lai manquaune jambe, ce dont on s'aperçut d'autant plus vite que le bébé de
12 LE CALVAIREDE ROSELINE
Roseline n'avait pour tout costume qu'un fichu large comme la
main, npué à la ceinture...
Les deux enfants faisaient halte sous un noyer àl'ombre épaisse.
Alors Roseline, assise sur les grosses racines de l'arbre, ou au
pied d'un talus herbeux, procédait aux embellissements de sa
poupée, malgré l'opposition et les taquineries de Jean.
Parfois, le gars, devenu tout d'un coup docile, s'offrait d'aller
butiner çà et là les parures projetées ; de larges feuilles pour la
couvrir d'une jupe, un coquelicot pour la coiffer de rouge, des
baies sauvages pour lui faire un collier et une ceinture. La toilette
achevée, la poupée était assise dans les hautes tiges d'un chardon.
Le cousin et la cousine se miraient dans.leur oeuvre ; mais ce
n'était jamais bien longtemps : malgré les cris et les supplications
de Roseline, Jean, en sa qualité de garçon au-dessusde tels amuse-
ments, jetait des pierres à la poupée et finissait par l'abattre.
Cela dérangeait quelque peu la toilette improvisée ; mais aussi
quel plaisir, quelle consolation pour la fillette d'être obligée de
créera sa pupille un nouveau costume !...
D'autres fois, les choses prenaient tout à fait une vilaine tour-
nure. Roseline, réellement vexée) ne songeait pas à recommencer
son ouvrage. Elle préférait se soulager par des pleurs. Alors son
compagnon se sentait le coeur serré : il avait des remords, il pre-
nait un air contrit... Dès que la petite s'en apercevait, elle cessait
subitement de verser des larmes et frappait son cousin... avec la
poupée même — avec la poupée tenue par la jambe ou le bras
valide...
Lui, faisait semblant de souffrir de ces coups, et criait si natu-
rellement que la gamine, satisfaite d'avoir puni, se tenait pour
apaisée.
Un dimanche, après une scène de ce genre, Roseline se donna
le cruel contentement de procéder à l'autopsie des tristes restes
de sa poupée. La pauvre martyre fut dépecée, et l'on peut croire
que Jean ne recula pas devant cette profanation. Le son écoulé
par tous les bouts, ils en vinrent à arracher la tête.
Les enfants, en la trouvant vide, demeurèrent un bon moment
LE CALVAIREDE ROSELINE 13
plongés dans de sérieuses réflexions... Enfin, la tête fut enterrée
avec toutes sortes de momeries...
Mais à dater de ce jour, on ne vit plus jamais assise sur la
banquette de la voiture verte, à côté de sa grande soeur, la petite
demoiselle au visage barbouillé, souriant avec dignité, malgré la
perte d'un bras et d'une jambe.
Dans les belles après-midi, Jean et Roseline suivaient la
Vologne en remontant son cours jusqu'à la vieille scierie couverte
de bardeaux moussus ; ils traversaient un bras de la rivière sur
un étroit pont de bois, tout branlant et craquant sous leurs pieds.
Les deux enfants se tenaient par la main, moins pour se secourir
mutuellement que pour partager un même danger. Le pont était
fort bas, presque à fleur d'eau, et, malgré tout son émoi, Roseline
ne manquait jamais de s'arrêter à mi-chemin pour se regarder
dans l'eau, tranquille et sombre comme un miroir d'acier.
La petite examinait avec complaisance son visage, aux lignes
fines et délicates, ses jolis cheveux blonds annelés, ses joues roses
à petites fossettes et ses grands yeux bleus, enfin son collier
formé debaies d'églantines fraîchement cueillies. Et Jean, comme
s'il ne connaissait pas sa cousine, s'attardait à contempler lui
aussi cette douce image d'enfant, si innocente dans son calme,
tandis qu'à quelques pas d'eux le bouillonnement de l'eau sous
l'écluse remplissait tout à coup de bruit le silence de la campagne,et qu'au-dessus de'leurs têtes, des éperviers, symboles de la
violence, rayaient l'azur du ciel de leur vol inquiet...
Mais rien n'eût pu troubler la sérénité d'âme des deux enfants
et leur aimable quiétude. Le pont de bois traversé, ils couraient
jusqu'auprès des bûcherons, en train d'équarrir des troncs
d'arbres à coups de hache.
Zacharie Rochesson et Basile Langronne suspendaient leur
travail pour voir venir à eux ces deux enfants qui leur faisaient
visite avec tant de plaisir.Les saints se croisaient :—
Bonjour, Zacharie! Bonjour, Basile!..— « Boinjou », la marmaille !...
14 LE CALVAIREDE ROSELINE
Et les petites mains à fossettes se perdaient dans les rudes
mains velues des bûcherons.
— Hein! un solide « gachon !» faisait Langronne redressant
sa forte échine pour montrer Jean à son camarade. Ça ferait UD
« rboin » charpentier...— Il a mieux, le gars ! répondait Rochesson.
i— C'est vrai, c'est bien vrai, reprenait Basile en se rappelant
que le père de Jean avait du « bin » au soleil.
Et la petite « gâchette » donc ! ajoulait-il.Est-elle « drête !.. »
— Aussi drête que les brins de joncs dé nos étangs ; avec ça
légère et vive comme u l'oselot des bô voulant ».
L'oiseau des bois volant et le bon charpentier, ayant vite assez
des compliments les plus flatteurs, se mettaient à jouer auprès
des deux bûcherons, et à courir autour de la scierie, en multi-
pliant les occasions de se faire crier de prendre garde.
Une fois, les heures s'écoulèrent si vite que le soir vint les
surprendre bien loin du logis.— En route ! en route ! Il est temps de partir, cria Basile Lan-
gronne— un hercule au visage mangé de soleil. — Voilà la nuit.
Et le brave homme enleva la petite. De ses fortes mains, il la
maintint contre sa large poitrine. Roseline, sa joue fleurie sur la
joue brune du bûcheron, ses petites mains dans sa barbe fauve,
on partit à travers champs.
. Jean voulut absolument se charger de la gibecière de cuir roux,
dans laquelle les deux hommes apportaient leurs vivres.
— Non, non, Jean ; c'est trop lourd pour toi, faisait Rochesson.
Mais malgré tout il fut bien forcé de se dessaisir de la gibe-
cière convoitée, Jean ne voulant rien entendre.
Alors le bûcheron, les bras ballants, ferma la marche. Sa petite
pipe de terre dépassait un peu sa joue creuse ; il en lira de grosses
bouffées coup sur coup.
On arriva à Granges à la nuit close. Encore fallait-il traverser
tout le village pour atteindre la maison des Varin-Doron, située,
on le sait, en aval delà Vologne. Sébastien Reuterne demeurait
pas bien loin de là, — de la maison du père de Jean on voyait celle
LE CALVAIRE DE ROSELINE 1S
du père de Roseline;— et justement les deux bûcherons avaient
leurs maisonnettes dans une ruelle du voisinage.
La mère de Jean s'alarmait aisément lorsque son garçon s'at-
tardait.
« De I » maîtresse Elisabeth, lui disait Anne-Marie—une
vieille servante qui avait élevé le maître de la maison et avait son
franc parler,— vous savez bien que nos « afans » vont des fois
jusqu'à la scierie voir les coupeurs de bois ?... Il n'y arien à
craindre, allez !
Alors Mm° Varin, qui s'était retournée et la regardait avec dou-
ceur, lui dit :
— C'est parler d'or, ça ; mais aujourd'hui c'est encore plus
tard que d'habitude... Je gronderai Jean.
Cependant les deux femmes, -— anxieuses malgré tout l'une
et l'autre, — venaient sur le seuil et regardaient au loin du côté
du village et du côté de la rivière.
La mère de Jean semblait très jeune encore ; l'expression tendre
de ses yeux bleus, la pureté de son teint, des cheveux qui tom-
baient en épais bandeaux le long de sa joue fraîche, faisaient
illusion sur son âge. Mm" Varin, ou Lisbeth la blonde, comme l'ap-
pelaient ceux qui l'aimaient — et le nombre en était grand,—
avait Irenle-cinq ans, et en paraissait à peine trente.
Quant à Anne-Marie, c'était une toute petite femme au visagebruni et émacié, marchant sur ses soixante ans. La « gribiche »
qui la coiffait, très blanche, à large fond, laissait échapper de fins
cheveux blancs sur ses tempes ridées. Un fichu d'indienne croisé
sur sa poitrine s'enfonçait sous la bavette d'un tablier de toile
bise ; sa jupe courte laissait voir ses pieds chaussés de galoches de
bois. La vieille servante avait dans la maison la haute main sur
la cuisine, et le droit de vie et de mort sur la basse-cour.
Enfin les deux enfants arrivèrent avec les bûcherons... A ceux-cil'on offrit, par politesse, quelque chose à boire, à peine furenl-
ns entrés en saluant cérémonieusement, comme on fait au
village.
La servante n'ayant plus à consoler sa maîtresse devint soudain
16 LECALVAIREDEROSELINE
grondeuse. Tout en plaçant à grand bruit verres et bouteille sur
la table :— « Ga » ! petite « évaltonnée », disait-elle à Roseline. D'où
ça que vous venez ? Ah ! les maudits afans ! Et toi, Jeannot,
mauvais a gachon » !.. Enfin vous voilà tout de même... de 1Si
on. peut rester à « gibier » si tard dans les bô !
— Avec nous, Anne-Marie !... avec nous! répétait Langronne
en manière de correctif.
—• Ah ! c'est si beau les bois ! cria la petite en secouant la tête
comme pour dire qu'elle y retournerait encore.
— Mais donc, il y a des bêtes !... reprit la servante.
Alors Jean avec une sorte d'héroïsme enfantin, les lèvres frémis-
santes, et toute son énergie se concentrant en quelques paroles
balbutiées, se redressa de toute sa hauteur et dit en montrant sa
petite cousine :
— Mais je suis là pour la défendre.
En ce moment Daniel Varin entrait. Il sourit en voyant l'at-
titude de son garçon.
Bien qu'il n'eût que quarante ans, le riche meunier en accusait
davantage. C'était un homme de grande taille, à la large carrure,
assez replet, aux cheveux noirs et drus, coupés ras. Tout en lui
respirait la franchise, et aussi l'esprit de suite, peut-être même
l'obstination. Le simple sourire qui avait paru sur son visage à
la vue de son fils, avait transformé ses traits presque rigides en
les éclairant d'une lumière inattendue.
— M'est avis, dit-il, que nos grands bois ne sont pas aussi
noirs que les fait Anne-Marie !... Ils sont verts... Pas vrai, Jean ?
Et il ya des fleurs, du beau muguet... et des fraises et des noisettes...
Pas vrai, Roseline? Tu sais bien, ma vieille ronchonneuse, que les
enfants sont friands de noisettes... et les nôtres connaissent si
bien les sentiers de la montagne, qu'ils ne peuvent pas s'y égarer...
En prononçant ces derniers mots son accent avait perdu de son
entrain. Il regardait du côté de la maison de son beau-frère Sébas-
tien.
Tout à coup et brusquement :
LE CALVAIREDE ROSELINE 17
— Vous étiez tourmentées ici 1 Femme, tu t'alarmais déjà, et
vous aussi, vieille mère Anne-Marie... Mais voyez-donc ajouta-t-il
avec force en désignant la demeure des Reuter, voyez donc si
quelqu'un s'inquiète, là-bas, de cette petite !...
D'un geste pathétique il montra Roseline :
Allez, allez, vous avez beau dire : personne ne viendra s'in-
former d'elle, ni son père ni même une servante. Ah ! Roseline,
tu sauras unjour combien tu as perdu en perdantta mère!... Viens
m'embrasser... et rentre bien vite chez toi. Ton père y a sans
doute du chagrin à cause de ton absence, fit-il cette fois avec une
ironie marquée.
II ajouta en changeant de ton et en passant sa grosse main sur
le front de l'enfant, comme pour y effacer la trace de pensées
pénibles : — Allons, petite perle, va bien vite, si tu ne veux pas
que je gronde Jean, comme il le mérite.
La fillette distribua à la hâte quelques timides caresses et s'es-
quiva.
Son oncle la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle eût atteint la
porte de sa demeure.
Il poussa un gros soupir ; et, s'avançant vers les bûcherons qui
se regardaient en demeurant silencieux : — Ne faites pas atten-
tion, leur dit-il, et buvez à ma santé. Un verre, Anne-Marie, et
que je leur fasse raison à ces braves gens !
Hélait loin déjà, le temps où les deux enfants faisaient l'admi-
ration des deux mères, dans les soirées d'hiver passées chez
l'une ou chez l'autre, ravies de voir les chères créatures assises
devant le foyer, se souriant avec une douceur infinie, — tandis
que Daniel et Sébastien, tout en causant amicalement et en fumant
leurs pipes, promenaient, des mères aux petiots, des regardscharmés 1
Un vide s'était fait — une brèche dans tant de vie heureuse ; —
l'une des deux mères n'était plus là maintenant, et Roseline nesavait pas encore tout ce que ce mot « orpheline » renferme de
tristesse et d'amertume.
LECALVAIREDETiOSELlïS'E • 2
CHAPITRE II
ROSELINE ET JEAN
La vive amitié de Jean et de Roseline marqua les plus beaux
jours de leur enfance.
Une année s'écoula encore ainsi ; puis les situations respectives
des deux familles Varin-Doron et Reuter se trouvèrent brusque-
ment changées : Sébastien venait de se remarier.
En allant au marché de Corcieux, chef-lieu du canton, il avait
été séduit par les grâces et le superbe embonpoint d'une veuve
de ce village, jeune encore de ses vingt-cinq ans. Mère d'une fille
brune comme une couèche, de deux ans plus âgée que Roseline,
elle n'était riche que d'une nombreuse et besogneuse parenté.
Ce mariage accompli sans que Daniel eût été consulté le moins
du monde, les deux beaux-frères, qui n'avaient jamais été intime-
ment liés, ne tardèrent pas à être désunis. Des questions d'intérêt
achevèrent de les brouiller.
Alors, pour narguer Daniel, Sébastien adopta un genre de vie
qui n'était pas fait pour lui ramener les sympathies de son rigide
beau-frère. Il se lança dans la dépense et les dissipations, faisant
son unique société de gens mal vus à Granges, se montrant avec
eux dans les foires du voisinage où il concluait des marchés
insensés. D'autres fois, pressé par des besoins d'argent, il devenait
la dupe de tripoleurs d'affaires et d'usuriers.
Daniel Varin, très honnête, intransigeant sur les principes d'une
sage conduite, ne pouvait voir sans indignation son beau-frère se
déconsidérer comme à plaisir. Il en rendait responsable, plus qu'il
n'était juste peut-être, la femme que Sébastien avait donnée pour
belle-mère à Roseline.
LE CALVAIREDE ROSELINE 19
De sorte que l'inimitié devint bientôt complète.
Les enfants devaient être les premiers à en souffrir, — tout au
moins, à en supporter les conséquences.
Sébastien défendit à sa fille de fréquenter son cousin Jean, sur-
tout d'aller courir la campagne avec lui. Le moment vint vite où
il lui interdit en outre d'entrer dans la maison des Varin-Doron,
et même de parler à son oncle et à sa tante.
La pauvre enfant entendait constamment tenir sur le frère de
sa mère les propos les plus injurieux. Elle en conclut que l'oncle
Daniel — qu'elle avait tant aimé ! — devait être devenu tout à
coup un fort méchant parent, cherchant à faire toute sorte de mal
à son père. Dans son affection filiale, singulièrement développée
déjà en une enfant de cet âge—
peut-être parce qu'elle n'avait
pas à en reporter la moitié sur une mère, — il ne vint pas à l'es-
prit de Roseline que son père pût avoir des torts.
11arriva même qu'avec son caractère impressionnable, la fillette,
encouragée par sa belle-mère dans ses premières manifestations de
froideur envers son cousin et ses parents, prit part dans la querelle
des deux familles et se rangea tout naturellement du côté des siens.
Elle devint injuste pour son oncle et sa tante, et fut cruelle
pour Jean.
Pourtant le jeune garçon n'avait rien perdu de son affection
pour sa cousine. Du plus loin qu'il l'apercevait, il lui faisait de
petits signes d'amitié, auxquels Roseline répondait faiblement;
puis elle finit par feindre de ne pas les voir.
Un moment la fillette parut se relâcher de ses rigueurs ; mais
alors dame Catherine — sa seconde mère, hélas ! — la grondaitet devenait soudain brutale et rageuse. Sa véritable fille, Irma
Mauricet, soutenait la marâtre dans son rôle tout de sévérité.
L'enfant comprit que la guerre domestique avait pour originel'entrée dans la maison de cette étrangère qu'elle n'aimait pas et
qui avait le verbe si haut, les manières si rudes, et prenait de
jour en jour tant d'autorité.
H lui sembla alors que les Varin-Doron faisaient cause com-mune avec elle contre sa marâtre...
20 LE CALVAIREDEROSELINE
Elle se repentit d'avoir paru indifférente et oublieuse... Mais
cette disposition dura peu.
Cependant il y avait chez Sébastien une honnête veuve du nom
de Geneviève Devosge, qui avait élevé Roseline et la protégeait
maintenant contre les sévérités de sa belle-mère, intercédait en
sa faveur pour faire adoucir les punitions... Geneviève, alliée à
Sébastien Reuter, accueillie chez lui du vivant de sa première
femme et sur les instances de celle-ci, occupait dans la maison un
poste de confiance, dont l'importance allait s'amoindrissant de
jour en jour, à mesure que la nouvelle madame Reuter prenait
mieux possession de son rôle dominateur. Mais elle ne s'affectait
en rien de ce qui pouvait l'atteindre personnellement, et c'était
par purintérêt pour l'enfant, aimée en souvenir de lamère etaussi
pour ses qualités de coeur, que Geneviève entreprit de l'éclairer et
de la conseiller.
,EHe essaya de faire comprendre à la petite fille la vérité de la
situation ; elle n'y réussit qu'à demi ; et ce ne devait être que
beaucoup plus tard que Roseline, faisant un retour sur le passé,
put se rappeler la tendresse de sa tante, la bonté de son oncle, la
franche amitié de son cousin, et éprouver de tardifs remords de sa
propre conduite.
Actuellement, il lui était, du reste, bien difficile de mettre en
pratique les bons avis de Geneviève. Il lui fallait céder aux
volontés de son père, aux exigences de sa belle-mère. Et il arriva,
malgré tout, que la mésintelligence étant entretenue par les exci-
tations des petites amies, les réprimandes irritantes du père, les
châtiments de la marâtre, Roseline, contrainte, chapitrée,
menacée, surveillée de près par Irma, finit par éprouver une
véritable aversion pour ce cousin qui lui valait d'être si malheu-
reuse, et pour son oncle qui assumait à ses yeux le tort réel de
n'avoir pas été assez accommodant.
Quand elle passait devant la Fresnaie, elle se détournait avec
affectation, et quand elle jouait avec ses petites amies Loulette el
Filine, si Jean s'approchait, elle lui tournait le dos. Une fois ou
deux même, elle lui montra le poing.
LE CALVAIREDE ROSELINE 21
Cela étant, Jean finit aussi par passer devant Roseline sans lui
adresser la parole.
Un jour cependant, du seuil de sa porte il la vit assise sur le
banc de pierre placé près de la porte charretière et semblant
accablée de chagrin ; le jeune garçon remplit de cerises le devant
de sa blouse et courut les lui glisser dans son tablier.
Mais la petite releva aussitôt fièrement la tête :
— Garde tes cerises ! s'écria-t-elle à Jean ; le père a dit quetu étais un méchant cousin... Je ne veux rien qui vienne de toi.
Le père a dit aussi que je ne dois plus te parler...El elle alla jeter les cerises à ses oies engourdies au soleil, non
loin de la porte.
Sébastien Reuter, qui avait tout vu de sa fenêtre, se prit à rire
grossièrement aux dépens du pauvre garçon.Jean pâlit de colère et d'indignation ; il se retint pour ne pas
frapper la fillette; mais ses jambes se dérobaient sous lui, il
retourna tout affligé à la maison, et c'est en suffoquant qu'il
Elleallajeter les cerisesà ses oies.
22 LECALVAIREDEROSELINE
entreprit de faire à sa mère le récit de ce qui venait de se passer.
De ce jour la brouille fut entière entre les deux enfants. Ils se
fuyaient du plus loin qu'ils s'apercevaient ; et Jean se mit à
détester si vigoureusement son oncle Sébastien, que, pendant
plusieurs semaines, il porta une grosse pierre dans sa poche pour
la lui jeter à la tête. Il avoua à Frédéric Jâry, le fils du boucher,
son camarade d'école, qu'il voudrait pouvoir lui souffler du poivre
dans les yeux par le trou delà serrure.
— Du poivre... et pourquoi ? demanda l'ami de Jean en levant
son petit nez gourmand de confidences
— Mais donc! pour le faire éternuer jusqu'à ce qu'il en pleure !
Alors, vois-tu, Frédéric, je rirais,... de ! je rirais et jeme moque-
rais de lui comme il s'est moqué de moi le jour où ma cousine
Roseline a jeté mes cerises à ses oies !
Sébastien Reuter en se remariant avait, à la recommandation
de sa femme, pris pour garçon de labour un parent éloigné de
celle-ci, Mathieu Maréchal.
Mathieu, alors âgé d'une trentaine d'années, à son tour attira
souvent dans la maison son cadet, plus jeune que lui d'au moins
vingt ans. Le petit Laurent Maréchal demeurait chez une tante à
deux lieues de Granges,— à Beauménil.
Laurent était le seul être au monde que Mathieu aimât. Il avait
déjà trois ans quand son aîné le vit pour la première fois. Leur
père mort, Mathieu Maréchal devint pour son jeune frère un
second père. Le rude paysan passait tous ses moments de liberté
à suivre les faits et gestes du « petit », à admirer ses yeux intel-
ligents. On les voyait partout ensemble, au labour, aux champs,
aux semailles, aux moissons. Laurent était comme l'ombre
raccourcie de Mathieu.
Comment l'idée vint-elle au nouveau garçon de labour de pro-fiter de sa situation dans la maison pour y introduire son cadet?
Peut-être fut-il conseillé par sa cousine Catherine. Le fait est
qu'il fut assez vite entendu entre elle et lui que Laurent pourrait
faire un jour un très bon mari pour Roseline : elle avait ses rai-
sons pour penser ainsi.
LE CALVAIREDE ROSELINE 23
Et la première fois que Mathieu amena à Granges le « petit »,
la belle-mère de Roseline le poussa vers la fillette, en disant à
celle-ci :
_ Voilà Laurent, un bon petit cousin à moi, celui-là.Il faut le
traiter en cousin; j'espère que vous serez bons camarades... Elle
ajouta : Allons, embrassez-vous!
Mais Roseline, contrairement à ses habitudes, se montra, en
celte circonstance, passablement maussade.
Elle embrassa néanmoins ce grand gamin à l'air gauche, resté
très enfant malgré ses onze ans.. Laurent lui déclara sans plus
tarder qu'il voulait être artilleur.
— Ah! fit Roseline indifférente.
Au bout d'un moment, elle alla s'asseoir «ur le banc de pierre
placé devant la maison, tandis que Geneviève tricotait au coin
opposé.
Laurent la suivit et s'assit près d'elle, — la reluquant de ses
yeux noirs très vifs, sa tête ronde aux cheveux ras roulant sur ses
épaules,— avec cette hardiesse qui, chez les enfants, succède
sans transition à la timidité.
— C'est donc ton père, Mathieu ? lui demande Roseline...— Non, c'est mon frère, mon grand frère, répondit le futur
artilleur.
— Et ton père... où est-il ?
— Il est mort... Ma mère ne lui a pas survécu longtemps.— Maman aussi est morte, dit Roseline; et ses yeux se rem-
plirent de larmes.
Le « petit » était déjà au courant de bien des choses par sonaîné. Il connaissait la situation de Roseline dans la maison etaussi celle d'Irma. Aussi n'eut-il rien non plus à apprendre,lorsque la petite ajouta :
— Mais j'ai encore mon papa, et il m'aime bien, lui... Alors,où demeures-tu?
A Beauménil, chez Suzanne Pache, qui est ma marraineet matante. Nous, demeurons derrière l'église, dans la vieilleruelle du Coq, avec Scipion...
24 LE CALVAIREDE ROSELINE
—Scipion, c'est encore un frère à toi ?
— De ! que tu es bête, va ! s'écria le garçon en riant aux
éclats. Scipion c'est le merle démâtante Suzanne. 11a une belle
cage en osier que Christian, le joueur de fifre, lui a faite.
Pour la première fois Roseline arrêta avec douceur ses yeux
limpides sur son jeune « cousin ».
— Tu n'as pas l'air méchant, toi, observa-t-elle; tu n'es pas
comme mon cousin Jean Varin...
— Ah ! il est méchant ce cousin là ! Et qu'est-ce qu'il t'a donc
fait?... S'il n'est pas plus grand que moi,je le battrai...
A ces mots, la fillette resta interdite, et ce ne fut qu'au bout
d'un moment qu'elle put répondre :
— Il est méchant. C'est sûr, car le père me l'a dit ; mais tout
de même, je ne veux pas qu'on le batte...
Etait-ce simplement bonté d'âme,— ou la fillette gardait-elle
à Jean, tout au fond de son coeur, un faible reste de leur bonne
amitié d'autrefois? Qui eût pu le dire ?
CHAPITRE III
A LA FRESNAIE
L'habitation de Daniel Varin, le moulin et les terres avoisi-
nantes, se développaient au bout du village le long de la route de
Gérardmerà Rruyères, entre, cette route au levant et la Vologne
au couchant. La ferme de Sébastien Reuter bordait la même
route, presque en face de la Fresnaie, — moins en dehors du
principal groupe de maisons. Elle était loin d'avoir l'importance
de la demeure des Varin-Doron.
La Fresnaie, avec sa maison d'habitation solide et haute, occu-
pant le fond d'une vaste cour pavée, son colombier, tour ronde
saillant sur l'aile droite, avec les écuries, les étables, la porche-
rie, les granges, les hangars où l'on remisait, les grands chars
et les chariots, — toutes ces constructions disposées sur les
ailes du bâtiment principal, —enfin avec le moulin carré au
toit blanc de farine et ses appentis couverts de briques rouges,
avait l'air d'un véritable hameau.
Un massif de frênes, rangés sur la gauche, arrêtait les vents
du nord. Un rideau de sorbiers enveloppait par derrière l'habi-
tation principale. Quelques-uns de ces grands arbres dépassaientses toits, et leurs branches en balayaient les pentes ardoisées. Au
printemps les hirondelles faisaient leurs nids autour des hautes
et massives cheminées et sous les saillies des vieux toits. En
automne, —quand le soleil ne montre plus qu'un disque d'or
pâli, — les sorbiers aux frondaisons couvertes de baies d'un rougede corail, attiraient les petits oiseaux ; ils s'y pressaient aussi
nombreux que les abeilles auprès d'une ruche.
20 LE CALVAIREDEROSELINE
Entre la Fresnaie et la Vologne se déroulaient de grasses
prairies, ayant pour limite seulement la rivière bordée en cet
endroit de robustes peupliers haut empanachés. Plus en arrière
encore, la montagne— le Spiémont, de huit cents mètres d'alti-
tude — se dressait couverte de chênes énormes, de hêtres, de
bouleaux et de verts sapins.
Un large ruisseau alimenté par la Vologne faisait mouvoir le
moulin à grains, carré, trapu, bruyant avec ses puissantes roues
que l'eau faisait tourner, vironner de l'aube à la vesprée. Elle se
précipitait ensuite en nappes pressées sous une arche de pierre
toute moussue. Dans leur écume, des bandes de canards nageaient
par pelotons tapageurs.
Mais si tout est riant dans la paisible et confortable demeure,
il s'en fallait que les coeurs fussent à l'unisson. Le chagrin ron-
geait les maîtres du logis. Daniel-Varin vieillissait avant l'âge ;
sa femme Elisabeth s'affligeait beaucoup de le voir ainsi; leur
fils avec la mobilité du jeune âge supportait mieux les ennuis et
les tracasseries. Toutefois Jean se montrait peiné d'un désaccord
qui, en menaçant de s'éterniser, lui enlevait tout espoir de
retrouverjamais l'affection de la gentille Roseline.
Un incident vint aggraver la situation.
Le ruisseau qui amenait au moulin l'eau de la Vologne lon-
geait un carré de pré faisant partie des biens apportés en dot
par la mère de Roseline. L'année était sèche. Sébastien imagina
d'établir un barrage dans ce ruisseau et d'en détourner l'eau pour
irriguer sa prairie.
Ce fut une alarme au moulin où le travail s'arrêta. Daniel invo-
qua son droit. Sébastien fit la sourde oreille. La nouvelle du
repos delà minoterie se répandit à la ronde, accueillie partout
avec émoi — comme s'il s'agissait de la suspension de paiement
d'une institution de crédit. Les cultivateurs du pays vinrent récla-
mer leurs- sacs de grains, dont la mouture devenait incertaine.
Daniel Varin introduisit un référé au tribunal de Saint-Dié.
L'affaire traîna en longueur. Finalement il eut gain de cause, et
Sébastien dut rendre l'eau et payer les frais du procès. Mais les
LE CALVAIREDE ROSELINE 27
clients ne revinrent pas tous. Et Daniel s'était fait tant de mau-
vais sang, qu'il jura de ne pardonner jamais à son beau-frère
(-elle avanie.
L'hiver passa là-dessus sans améliorer les relations entre les
deux familles.
Vint le printemps. A la fin d'une belle journée de mai, le
soleil inondaitencore de salumièrele village de Granges. Aucun
nuage au ciel. Dans la fraîcheur pénétrante de l'air de la vallée
se balançaient le chant aigu d'une alouette suspendue dans les
airs ou le tintement des clochettes des troupeaux paissant dans
les herbages, et, par moments, la chanson de quelque travailleur
rustique regagnant une ferme en poussant devant lui un lourd
attelage de boeufs roux.
En un coin de la vaste salle de sa maison, Daniel Varin-Doron, .
sa femme, leur fils Jean, les valets de ferme et les servantes,
les garçons meuniers, poursuivaient en silence leur repas à la
table de famille.
Sous l'immense manteau de la cheminée abondamment garnie
de ce beau lard enfumé que le paysan lorrain vante en disant : « Il
est jaune comme de l'or, » les restes du grand feu allumé pour la
préparation des aliments jetaient encore des lueurs illuminant les
murs, faisant resplendir un vieux dressoir surchargé de plats
fleuronnés, de soupières aux flancs rebondis, et marquant de
fortes lignes d'ombre le plafond rayé de poutres noires.
Çà et là étaient accrochés des fuseaux, des paquets de chanvre
et des écheveaux de lin.
Une antique horloge dont les vers depuis des générations
travaillaient la gaine, battait sa cadence entre deux croisées ou-
vertes du côté du grand chemin.
La demie de sept heures venail de sonner.
Au milieu des serviteurs attablés, en bonne place, figuraitAndré la Jeunesse, le premier garçon du moulin, un robuste
paysan à l'oeil gris, au visage bien rasé, fardé de farine. Il avait
travaillé sous le père de Daniel, et, entré tout jeune dans la mai-
son., il y était toujours demeuré.
28 LE CALVAIREDE ROSELINE
André fit signe qu'il voulait parler, et d'un autre signe le meu-
nier lui en donna la permission.— Savez-vous, maître, dit-il, que votre beau-frère Sébastien
a acheté l'hôtellerie du Faisan-Doré à Haute-Fontaine ?
Le meunier laissa voir sa surprise et son désappointement. Il
se mordit les lèvres jusqu'au sang. ,
- Qui te l'a dit?
— Le colporteur... Valencien Pied-Léger. Je l'ai renconlré.ce
matin... Il sortait de chez le taillandier, où l'on causait. Mathieu
Maréchal, le garçon de labour de chez Sébastien, venait de leur
dire que la vente serait signée aujourd'hui même.
Il y eut un moment de profond silence, pendant lequel Daniel
Varin demeura plongé dans de pénibles réflexions. Sa femme
étudiait sur son visage l'effet de Cette étrange nouvelle. Jean
voyait déjà sa cousine partie du pays, devenue une étrangère
pour lui...
— Et... sait-on ce que Sébastien l'a payée ? dit enfin Daniel,
questionnant André moins par curiosité que pour dissimuler
son ennui.
— Oui, maître, répondit le garçon de moulin : l'hôtellerie et
ses dépendances, huit mille francs, plus cent francs d'épingles à
la femme du vendeur... « Bé ! » on dit que c'est une bonne
affaire que votre beau-frère a faite, ajouta André la Jeunesse.
— M'est avis que c'est plutôt une folie ! dit brusquement le
meunier.
Personne n'ajouta un mot, et Daniel Varin retomba dans ses
réflexions.
Elles étaient bien douloureuses.
L'oncle de Roseline pensait que la tutelle officieuse de sa nièce
allait lui échapper... Que deviendrait l'enfant de sa soeur livrée
à tous les hasards d'une existence que Sébastien inaugurait par
un acte d'extravagance ? Il allait donc, cet éeervelé, ce mange-
tout,quitter le pays,abandonner ses cultures,tenir une auberge !...
Ah ! bien sûr que la main de Catherine élait dans tout cela ! Elle
allait pouvoir faire la belle, l'importante, la dame enfin, cette
LE CALVAIREDE ROSELINE 29
veuve sans le sou ! Sébastien l'avait introduite dans une maison
trop modeste pour elle, où elle n'avait pour l'admirer que son
mari. Irma trônerait au comptoir, tandis que la mère donnerait
ses ordres à la cuisine et à l'écurie ; et la pauvre Roseline rince-
rait les verres, tomberait, bien sûr, à l'état de servante !...
Voilà les choses que Daniel roulait dans son cerveau en ébul-
lition.
Le repas achevé, André, en se levant de table, rappela à son
maître, qu'il voyait tout absorbé, qu'il y avait de la mouture à
livrer le lendemain, et que, pour ne pas manquer de parole, le
moulin devait marcher toute la nuit.
Quand Jean et les domestiques eurent quitté la salle, et que le
tic-tac continu et assourdi des roues du moulin annonça, non
loin de là, la reprise du travail, MmeVarin dit à son mari :
— Si Sébastien ne s'était pas mis au plus mal avec toi, il t'au-
rait consulté avant de conclure cette affaire, et tu l'en aurais cer-
tainement détourné.
— Ah ! bien sûr, répondit le riche meunier ; mais, ce qui est
encore plus sûr, c'est que l'avis de la Catherine aurait été trouvé
meilleur que le mien. De ce jour, Elisabeth, je ne le considère
plus comme mon parent ; ma soeur morte, Sébastien remarié et
quittant le pays, toute alliance cesse entre nous.
La fermière prit doucement dans les siennes les mains de son
rnari :
— Mais l'enfant de ta soeur, notre nièce Roseline, vit encore,observa-t-elle doucement.
— Elle ne vit plus pour nous, puisqu'il nous l'enlève, repartitDaniel ; la pauvre petite est comme morte... ou plutôt m'est avis
qu'il vaudrait mieux qu'elle le fût, car elle peut avoir bien à souf-
frir !
Daniel, comme s'il craignait d'avoir formulé un souhait impie,eut quelques larmes dans les yeux. Il les essuya d'un revers de
main, et son attention parut se concentrer sur les braises quiachevaient de tomber en cendre.
Alors sa femme, pour se donner une contenance, alla prendre
30 LE CALVAIREDEROSELINE ,
son carreau à dentelle, et bientôt elle pencha sa tête soucieuse
sur les bobines, qu'elle faisait sauter sans son activité accoutumée.
On n'entendait plus aucun bruit dans la maison. A quelque
cinquante mètres de là, seul le moulin rythmait ses mouvements,et lorsque le silence fut bien établi, les grillons du foyer un à un
essayèrent leur stridente et monotone cantilène.
Comme le mari et la femme, tout à leurs pensées, se taisaient,le roulement encore lointain d'une voilure s'éleva sur la route.
Il devint bientôt très distinct; les pieds du cheval martelaient le
sol, un fouet claquait.-— Qu'est-ce que tout ce tapage ?interrogeaMmc Varin.
Daniel tourna la tête vers la route longtemps avant que la voi-
ture fût visible. Enfin elle arriva; et, malgré l'obscurité de la
nuit, au cheval de l'attelage, il reconnut le char-à-bancs de son
beau-frère. Bientôt après, aux voix animées et bruyantes de ceux
qui l'occupaient, se mêla la voix de Sébastien.
— M'est avis, dit-il en retrouvant soudain son animation, quevoilà Sébastien et ses amis qui s'en retournent de Corcieux.
André avait dit vrai.
La colère bouillonnait en lui:
— Ils reviennent comme en partie de plaisir... L'acte a dû se
signer chez maître Lorin... Mais pourquoi ont-ils pris le chemin
le plus long, si ce n'est pas pour passer devant chez nous?... pour-
quoi causent-ils si fort, si ce n'est crainte de ne pas être aperçus ?
C'est bien digne de Sébastien !
MmeVarin abandonna ses bobines, laissa tomber ses bras.— Attends un peu... ajouta le fermier. Tu crois peut-être qu'il
va rentrer chez lui et se séparer de ses camarades?... Les voilà
qui s'arrêtent devant le cabaret de la mère Klobb... Ils savent
qu'elle a en réserve de bons vins de Charmes et de Portieux, la
vieille... Ah ! ça ne pourra pas durer longtemps comme ça ! Je
me mange les sangs...
Il se leva et parcourut la salle à grands pas. Un moment, il
suspendit sa marche et desserra sa cravate pour pouvoir respirer
plus librement.
LE CALVAIREDE ROSELINE 31
Sa femme était chagrine.
Tu devrais aller le trouver une dernière fois, dit-elle, lui
faire honte d'une telle conduite.
. TU es de bon conseil, Lisbeth. Je lui parlerai dès demain, et
s'il ne veut pas revenir à la raison...
— Eh bien?
— Ah ! je ne sais plus... j'étouffe.
S'ii voulait nous laisser la petite ? suggéra MmeVarin. Qui
sait ? en quittant le pays, il ne tient peut-être pas absolument à
l'emmener. Irma est jalouse de Roseline... Si la Catherine n'était
pas fâchée de se débarrasser de l'enfant de son mari ? Ça s'est
vu... C'est assez dans les idées d'une marâtre...
— Oh ! oui, une marâtre... tu l'as dit, Lisbeth... car Sébastien
a pris, pour remplacer ma soeur auprès de son enfant, une femme
au coeur dur, et vaniteuse par-dessus le marché, qui n'a aucune
des qualités d'une ménagère et d'une mère de famille.
M"leVarin poussa un soupir.— Pour en revenir à ce que tu disais, reprit son mari, m'est
avis que Sébastien ne m'abandonnera de plein gré ni l'enfant, ni
la gestion des biens de la mère, je le crains; mais je veillerai à
ce que Roseline ne tombe pas dans la misère...
Ces derniers mots furent dits d'un ton plein de résolution.
CHAPITRE IV
DEUX BEAUX-FRÈRES
On a compris que la soeur de Daniel Varin-Doron, épousée
en premières noces par Sébastien Reuter, était morte toute jeune
encore, en laissant — la pauvre femme ! — celte petite Roseline
qu'Elisabeth Varin offrait à son mari de prendre à la Fresnaie.
Après deux ans de veuvage, Sébastien s'était remarié — on le
sait. Malheureusement pour Roseline, son choix était tombé sur
une femme qui ne possédait aucune des vertus qui font une bonne
belle-mère. Veuve aussi, ayant comme Sébastien une fille et de
deux années plus âgée, rien ne la portait aux tendresses de la
maternité pour un enfant d'adoption, car elle était passablement
. rude déjà pour sa propre fille.
Elle ne manifesta bientôt qu'un sentiment : de la jalousie pour
l'affection montrée à Roseline par son père : il lui semblait que
cette affection était ravie et à elle et à son Irma. Plus d'une fois
Sébastien eut sujet de craindre d'avoir donné à son enfant une
marâlre ; mais il était trop tard pour s'en apercevoir. D'ailleurs,
cela n'alla peut-être pas jusqu'à le faire repentir de son manque
de clairvoyance, ou, s'il eut des regrets, cela n'y parut guère, —
car dès que les relations furent tendues entre les deux beaux-
frères, il donna libre carrière à son caractère, renchérissant sur
ses défauts, s'abandonnant à toutes sortes d'illusions, dussent-
elles le ruiner ; jamais instruit par ses échecs, et se jetant dans
le bruit, le mouvement, le désordre, pour les oublier, au lieu de
travailler à les réparer.
Catherine le flattait dans ses goûts de dissipation. Sans aucune
LE CALVAIREDE ROSELINE 33
fortune, elle n'avait pas appris la valeur que l'homme des champs
attache aux biens qu'il possède au soleil. Et puis, il lui semblait
qu'une certaine légèreté d'allures la ferait paraître tout à fait
jeune aux.yeux de son mari et du monde. Sa seule passion était
de dominer, et elle la satisfaisait tout d'abord'en dominant son
mari ; mais comme, pour y réussir, il lui fallait user de complai-
sance, elle achevait de le perdre.
Maintenant, après tant de conflits, — surtout depuis le procès
du ruisseau qui alimentait le moulin, — quand les deux beaux-
frères se rencontraient à l'un des marchés aux grains de Rruyères
ou de Corcieux, ils essayaient de s'éviter. S'ils n'y parvenaient
pas, ou que des amis communs les missent en présence, ils se
saluaient froidement, et rarement échangeaient quelques paroles.
A l'auberge, chacun d'eux choisissait la table qui l'éloignait le
plus de l'autre.
Et lorsque Sébastien rentrait à Granges, avec un pli ironique
demeuré àla commissure des lèvres, sa femme devinait tout de
suite qu'il avait rencontré son beau-frère.
— Tu l'as donc vu, Bastien, lui disait-elle, ce faiseur de « ser-
monnades »? Tu ne t'es pas laissé « embobeliner » ?
Sebastien vexé levait les épaules. C'est qu'en effet, du vivant
de sa première femme, Sébastien s'était plu à demander avis à
Daniel dans toute circonstance importante. Catherine le savait et
en faisait un sujet de moquerie. Sébastien ne riait qu'à demi.
Puis, il protestait de sa complète indépendance; et pour que sa
femme n'en pût douter, il lui rappelait qu'il avait perdu au jeu,.le mois .d'après leur mariage, un chariot tout chargé de grainsconduit par lui à Corcieux, et que, voulant se rattraper une
semaine plus lard, il avait perdu en jouant contre Athanase
Charrairc, le marchand de fourrage, à cette même auberge duFaisan Doré qu'ils devaient acheter un jour, le produit dela vente de plusieurs boeufs faite le matin au marché deSainl-Dié.
Sébastien Reuter ne manquailjamais d'invoquer ces deux faits.Et sa femme ne manquait jamais, non plus, de lui faire remai'-
LECALVAIIIKDEI10SEL1NB o
34'"
LE CALVAIREDEROSELINE
quer que s'il n'avait pas plus de chance au jeu, c'est qu'il était
trop heureux en ménage !
Peut-être la querelle intestine entre les deux familles se fût-
elle adoucie avec le temps. Mais Sébastien venait de brusquer
les choses en se disposant à quitter le pays, et en renonçant en
quelque sorte à tout ce qui avait été sa vie jusque-là.
La brouille arriva donc à l'état aigu, par le seul fait de cette
acquisition de l'hôtellerie de Haute-Fontaine.
— Oui, se disait Daniel, Sébastien n'était nullement disposé à
s'amender. Après tant d'extravagances et de sottises, l'achat du
Faisan Doré n'était qu'une faute de plus... la plus grosse de
toutes.
Le meunier rumina cela toute la nuit.
Le lendemain matin, il regardait par sa porte ouverte, du côté
de la ferme de son beau-frère, quand il aperçut celui-ci en man-
ches de chemise, très en train de nettoyer sa carriole. L'ayant
placée le timon en haut, il en détachait les roues l'une après
l'autre, graissait les essieux, puis, d'un léger coup donné sur les
jantes, les faisait tourner rapidement.
Sébastien Reuter était vraiment l'un des plus beaux hommes
du pays. Grand et fort, large d'encolure, son visage tirait un
certain air d'entêlement de deux yeux noirs, très vifs. Son front
bas, envahi par les boucles épaisses de ses cheveux bruns, ajoutait
encore à cette expression.
Daniel avisa son fils qui, armé d'une fronde, s'amusait à ajus-
ter— sans les atteindre jamais —les hirondelles qui passaient
et repassaient au-dessus de sa tête ou rasaient le sol à ses
pieds.— Jean, lui cria-t-il, va dire à ton oncle quej'ai à lui parler...
Il le faut ; il le faut absolument.
L'enfant parut très surpris de cette intention de son père. Mais
il fit un signe d'acquiescement et parfit aussitôt, courant vers
la demeure de son oncle.
Il s'arrêta net devant Sébastien, —planté sur ses pieds comme
un jeune chêne ; et, tout en fouillant du regard l'intérieur de la
LE CALVAIREDE ROSELINE
maison, où il pensait découvrir Roseline, il attendait que son
oncle s'aperçût de sa présence.
Alors il remplit son message.
Sébastien Reuter leva la tête et répondit — avec son sourire
du coin des lèvres qui lui plissait la joue droite ;
Belle affaire !... Mon garçon, tu diras à-ton père qu'il n'y a
pas plus loin de la Fresnaie ici, que de ma maison à la sienne, et
il comprendra ce que parler veut dire. Ajoute, si tu veux, que je
pars tout à l'heure pour la ville.
La «ville», c'était Corcieux, chef-lieu d'un canton indus-
triel.
Jean tourna le dos à son oncle, et sans ajouter un mot s'en vint
répéter à son père la réponse reçue de lui, en ajoutant :
— Vrai, mon père, j'aimerais autant n'avoir plus à lui parler,
à cet oncle Sébastien.
Le riche meunier, dépité, chaussa ses plus forts souliers et fit
meltre un cheval à son char à bancs. Cela ne lui prit pas plus de
temps qu'à Sébastien pour atlelei; sa carriole.
Il se mit en route.
Il avait voulu essayer de la conciliation avec son beau-frère, et
montrer de la bonne volonté jusqu'à la plus extrême limite.
Maintenant il allait donner suite à son idée : son beau-frère, en
sa qualité de tuteur de Roseline, gérait avec tant de sans-façon et
d'avidité les biens de sa fille que Daniel, déjà subrogé-tuteur de
Roseline, prévoyant qu'après le départ de Sébastien les biens
de lajeune fille seraient encore plus mal administrés, voulait
faire destituer ce dernier pour incapacité notoire et se faire adju-
ger la tutelle. .
La poussière soulevée parla carriole de Sébastien n'était pasencore abattue, que déjà le char à bancs de Daniel suivait les
mêmes ornières.
Le riche meunier allait prendre à Corcieux l'avis du notaire dela famille, et le futurhôtelier consulter un ancien avoué, M. Char-
mois, ayant un cabinet d'affaires dans le chef-lieu du canton.Devant la maison du notaire, M0 Lorin, l'une des plus belles
36 LE CALVAIREDE ROSELINE
de la Grand'Rue de Corcieux, bulant presque à la large marche
formant le seuil, les deux beaux-frères se rencontrèrent. Us se
regardèrent sans se parler, puis Sébastien céda le pas à Daniel et
traversa la rue avec affectation.
Après une seconde d'hésitation, Daniel, marchant vers lui,
l'aborda :
— Un mot de raison, Sébastien, lui dit-il en se faisant violence
pour paraître calme.
— Que me veux-tu? demanda Sébastien en maîtrisant son
émotion.
— Viens à l'auberge ; m'est avis que nous pouvons nous
entendre.
— C'est selon...
— Viens, te dis-je.—
Voyons, qu'y a-t-il encore ? L'eau n'arrive-t-elle plus à ton
moulin ? Elle m'a coûté assez cher, ton eau !
— Il ne s'agit plus de ça, repartit Daniel, fâché de voir quelle
tournure prenait tout de suite l'entretien.
— Il y a donc autre chose ? dit Sébastien.
Et, armé de son mauvais sourire, il semblait se tenir sur la
défensive.
— Oui, il y a autre chose, repartit Daniel. Il y a autre chose...
puisque tu quittes le pays.
—-De ! Tu tiens, je vois, à te montrer bien renseigné. Ce
n'est pourtant signé que d'hier.
— Je suis vigilant... quand il y va de l'intérêt de la famille,
répliqua le meunier. Voici donc ce que je te. propose en bon
parent.— Je t'écoute, fit Sébastien avec impatience.— Donne-moi la gérance des biens dont tu as l'usufruit... des
biens de Roseline... Laisse-moi... laisse-nous l'enfant... C'est un
frêle roseau qui souffrira peut-être d'un changement de vie...
.— De ne plus te voir, peut-être? fit Sébastien ironique.— Peut-être, répéta simplement Daniel.
.— Eh bien! ces propositions... c'est à examiner, repartit
LE CALVAIREDE ROSELINE 37
Sébastien, assez rassuré maintenant pour retrouver tous ses
avantages.
Daniel crut devoir insister :
— Je te rendrai ta fille et son bien, reprit-il, quand Roseline
sera en âge de discernement... à sa majorité...
C'est-à-dire qu'alors tu feras ton possible pour la garder
encore, elle et surtout son bien. Ah! ma foi, non!
Pas de sottes paroles, et réponds-moi nettement.
Eh bien ! voilà, c'est que j'ai déjà choisi un homme de
confiance...
Pas bien malin de savoir qui c'est !
Qui c'est ? Mais Rufin Cardon fera un très bon gérant... Il
en vaut bien un autre !
— J'en étais si sûr qu'il s'agissait de lui!
— Et puis après ?
— 11 n'est pas besoin de t'apprendre que ton homme de con-
fiance est avantageusement connu pour être un maître fripon ;
seulement tu en as fait un de tes amis... Ah! par exemple, il
s'entend à distinguer les vins d'Ubexy des vins de Xaronval... La
part d'héritage de ma défunte soeur sera en bonnes mains vrai-
ment, et il restera beaucoup à Roseline, viennent ses vingt et un
ans !
— Cause toujours !.... fit Sébastien qui sentait la colère monter
en lui. Quant à la petite, ajouta-t-il durement, elle va où je vais.
— Tu ne veux donc entendre aucune parole d'accommode-
ment?
— Bon! quand lu médis des injures.— Sébastien, retiens mes paroles. Tu as fait abus de l'usufruit
des biens que l'enfant tient de sa mère. M'est avis que tu t'es
attaqué à des parties de bois de haute futaie auxquels tu n'avais
pas le droit de toucher ; mais il le fallait de l'argent...— De ! quand ça n'aurait été que pour payer les frais du procès
que tu m'as fait!
— Pour soutenir le procès... et pour autre chose... Eh bien !
ton Rufin fera pis encore. On le connaît ton faux grainetier, prê-
38 LECALVAIREDE ROSELINE
teurà la semaine, escompteur de mauvaises signatures... et qui
déjà sans doute t'a à sa discrétion. Au nom de celle qui n'est
plus, ne me force pas à te citer au tribunal de Saint-Dié pour te
faire enlever le bien qui revient à la petite!
Sébastien Reuter parut réfléchir, puis avec un geste violent :
— Fais ce que tu voudras !... La loi est pour moi ! L'enfant
appartient à son père...— Mais le bien de la mère doit être en sûreté : c'est la loi
aussi. Dis un mol honnête... et je reviens sur mes pas... Sinon,
je n'ai qu'à ouvrir la porte de maître Lorin...
— De!... Pourquoi ne l'ouvrirais-lupas ?
Le meunier s'approcha tout à fait de son beau-frère, lui mit la
main sur le bras et, d'une voix émue, il s'écria :
— Sébastien, pense à ce que tu dis !
— Ce qui est à moi est à moi... et je ne te donnerai à garder
ni ma fille ni son bien... qui est mon bien, pour le moment.
— C'est ton dernier mot?
— C'est mon dernier mot.
Sébastien tourna le dos à son beau-frère et se dirigea vers l'au-
berge— à quelques maisons plus bas — où il avait laissé sa
carriole. Daniel le suivait, des yeux. Sébastien enlra dans l'au-
berge, parlant haut et riant aux éclats en manière de moquerie,
et certainement pour être entendu de Daniel Varin.
Celui-ci entra alors chez le notaire.
Ce soir-là, Fulgence Dinozé, le sellier de la Petite-Place,
assis devant sa porte, le coude sur le dossier de sa chaise,
sa grosse tête dans sa main, devisait avec ses voisins et amis,
à qui les émanations du cuir semblaient n'avoir rien de désa-
gréable.
Il y avait là François .lâry, le boucher, dont on eût deviné la
profession à le voir gros, trapu, le front large, la face grasse et
grêlée. Le boucher était flanqué à sa droite par le long Nicolas
Dex, le savetier, et de l'autre côté par le jeune Tobie Goulden —
un vigoureux garçon de dix-huit ans, avec un nez retroussé, une
chevelure rousse, rutilante comme le soleil levant, ses gros poings
Il exhiba une rangée de molaires tellement formidables au nez de la vieille fille qu'elle
recula de quelques pas.
LE CALVAIREDE ROSELINE 41
ronds et durs comme deux pilons, appuyés sur le ceinturon de•
son tablier de cuir.
Mam'selle Rose, —une petite et sèche cardeuse de laine, qui
n'avait de rose que le nom et les restes bien conservés d'une
vigoureuse laideur, — s'était arrêtée auprès du groupe, ses cardes
sous les bras. S'appuyant au mur, elle se tenait à portée d'en-
tendre ce qui se disait, et surtout de prendre part à la conver-
sation. Enfin Vallencien Pied-Léger, le colporteur et messager,
assis sur sa balle, toute bouclée, vêtu à l'ancienne mode
du pays, avec habit carré, feutre retroussé et hautes guêtres. Le
bâton de cormier à la main, il entretenait, par sa faconde, les
bonnes relations nécessaires au débit de sa marchandise.
Nicolas Dex, le premier, aperçut le char à bancs de Daniel
Varin s'arrêtant devant le portail de la Fresnaie.
— Mais donc! regardez, voisin, fit-il, voilà maître Daniel qui
revient de Corcieux... Il y est, bien sûr, allé pour soutenir les
intérêts delà petite... Voilà l'honnêteté!
— Je peux vous en parler savamment, moi, dit le colporteur.
Je l'ai vu, de mes yeux vu, entrer chez maître Lorin, le notaire,
comme je sortais de chez Gédéon Panard, le gros mercier, chez
qui je ne manque jamais en passant de rassortir ma pacotille.Il n'y a pas d'erreur !
— Ce n'est pas ce gaspilleur de Sébastien qui aura le dessus,
je vous le dis, aussi vrai qu'il y a une différence entre le piedfourchu du mouton et le pied du boeuf ! s'écria le boucher.
— Pour être juste, il faut dire que le bon droit est pour Varin-
Doron et pour l'enfant de sa défunte soeur, observa le sellier.
Pauvre petite Roseline! dit-il encore, elle n'a plus ses joues si
roses, depuis que son père a pris une seconde femme; c'est
qu'elle a l'air méchant comme une louve qui n'a pas encore sevré
ses petits,la seconde ! Pas besoin qu'on l'aide à serrer la courroie!— De!... elle n'aura jamais l'air bon, quand elle vivrait cent
ans et plus, appuya le jeune charron ; avec ça, pas un sou celle
veuve, et une fille par-dessus le marché. On aurait dû laisser la« gâchette » à sa tante...
3*
42 LE CALVAIREDE ROSELINE
La cardeuse protesta. Elle n'était pas de cet avis... On voyait
que sa méchante langue brûlait de se donner carrière. Mais on
ne tenait pas à l'entendre, et le sellier prit la parole pour faire
l'éloge de la riche et bienfaisante meunière.
— Ah ! celle-là, voisins, fit-il, tous les pauvres gens la con-
naissent, tous les petits enfants l'aiment, et, pour bien dire, elle
a l'estime de tout le monde... Oui, Roseline aurait été heureuse,
et elle aurait retrouvé dans la bonne Lisbeth une vraie mère.
— Vous avez raison, Fulgence, vous avez raison, et moi je dis
tout comme vous, appuya le boucher; Mfie Varin, c'est une
femme excellente... malgré tout ce qu'en disent les pots de
vinaigre, ajouta-t-il eh lançant un coup d'oeil du côté de
mam'selle Rose.
— Sébastien aura des regrets plus tard, dit Tobie en levant
son nez en l'air, et il cherchera à raccommoder tout ça ; mais ça
n'est, pas aussi facile que de mettre des jantes neuves à une
vieille roue.
— Mais donc !... il ne sera plus temps, interrompit Nicolas
Dex. Daniel Varin, voyez-vous, je le connais, il ressemble à son
père: c'est un homme des vieux temps, un homme bon, un
homme juste, mais qui ne revient jamais sur sa parole.— Et il n'y aura plus de remède, mes amis, fit Vallencien
Pied-Léger, comme disait la fermière de Champ-le-Duc après
avoir épousé son premier valet.
— Allez! allez! reprit la voix de mam'selle Rose, le meunier
est un malin, et s'il n'y trouvait pas son compte, il ne prendrait
pas tant de peine ; il est avare, maître Varin, et maître Sébas-
tien, qui est un brave homme, dit qu'il fait toujours nuit dans ses
poches...— Taisez-vous, vieille commère! cria le charron, et il ajouta
d'un air narquois : C'est clair comme le jour, que vous en tenez
pour Mathieu, le laboureur de Sébastien; vous voudriez bien
l'avoir pour épouseur, ma mie.
La cardeuse se retourna avec la vivacité d'une belette sur-
prise à raffut; ses petits yeux lançaient des éclairs, et du bout
LE CALVAIREDE ROSELINE 43
de ses mains noueuses elle agitait ses cardes à la hauteur du
front de Tobie, comme, si elle voulait démêler sa tignasse rousse
avec son outil.
Mais, se penchant de toute sa hauteur sur elle, Tobie ouvrit
une mâchoire si démesurée, il exhiba une rangée de molaires
tellement formidables au nez de la vieille fille, qu'elle recula de
quelques pas ; puis, tournant sur ses courtes jambes, elle se sauva
sans répliquer, aussi vite qu'elle put, et disparut au tournant
d'une ruelle, poursuivie par les éclats de rire des joyeux com-
pères.
Et tous donnèrent raison au jeune charron. Après quoi on se
souhaita mutuellement le bonsoir et chacun s'en alla chez soi —
le plus/ lentement possible.
CHAPITRE V
LA MARATRE
— Roseline, dit un matin Catherine Reuter, c'est aujourd'hui
jeudi... Donc pas d'école... Approche de moi ce banc...
Sa parole était engageante.
L'enfant fit ce qui lui était commandé.
— Assieds-toi.
Roseline obéit, sans comprendre pourquoi sa belle-mère la
faisait mettre si près d'elle, à ses côtés. Un instant même, son
petit coeur bondit d'une douce émotion. Elle était si peu habituée
aux tendresses de celle qui avait remplacé sa mère !
Catherine mit sa main sur la tête de la fillette, redressa quel-
ques mèches, regarda Roseline avec un sourire moqueur, et tan-
disque la petite, de plus en plus étonnée, levait vers elle ses yeux
d'une expression si douce, elle lui dit :
— Voilà des cheveux qui tombent toujours sur tes yeux... Je
vais les couper.
Elle tira de sa poche une grande paire de ciseaux,
La petite se leva d'un bond et recula de quelques pas. Elle
attachait fixement des regards effrayés sur sa marâtre, comme
le fait le patient sur le bourreau qui va lui arracher la vie.
— Je neveux pas, murmura-t-elle enfin en réunissant toute sa
volonté.
—- C'est que lu ne sais pas encore ce qui le convient, ma fille,
observa Catherine d'une voix railleuse... Tu verras... tu. ver-
ras...
, Et, rencontrant de la résistance, son visage blanc de femme
LE CALVAIREDE ROSELINE 43
rousse se marbrait de taches pourprées qui, des joues, mon-
taient bientôt jusqu'au front. Ses yeux bleus s'assombrissaient
d'unemenace.
-—Çà ! qu'on se dépêche !. fit-elle d'une voix rude.
— Jamais maman n'aurait voulu... balbutia Roseline éperdue.— Je n'ai besoin de la permission de personne !... c'est clair!
— Parce qu'elle les aimait comme cela, mes cheveux, ajouta
l'enfant pour achever sa protestation.— C'est bon, c'est bon ! dit la marâtre. Viens ici.
Elle refusait d'avancer. Catherine allongea une main, sèche
comme la serre d'un oiseau de proie, saisit la pauvre petite et de
l'autre main la souffleta, tout en l'attirant à elle.
L'enfant tomba. Le moment était favorable. Catherine ne vit
que cela. Elle prit à poignée les plus belles de ces boucles
blondes, et y porta les ciseaux.
Roseline poussa un cri — un cri de prière, une supplication• ardente et qui eût touché l'être le moins sensible. Mais la ma-
râtre la fit asseoir brutalement sur le banc déposé à ses pieds.
Les ciseaux ne s'étaient pas refermés encore ; la fillette
demanda grâce de nouveau, cette fois en invoquant le nom de
son père... qui aimait aussi ses cheveux... qui les trouvait
beaux essayait-elle de faire entendre au milieu de ses larmes.
Catherine n'était pas de celles que l'on gagne par une prière;
elle répondit :
— Mais il disait cela pour faire plaisir à Vautre... à ta sotte de
mère !
— Je vous en prie, madame Catherine ! s'écria l'innocente
victime, laissez-moi mes cheveux comme ma pauvre maman m'a
vue en mourant.
Elle essayait de dégager sa tête. La mégère tenait ferme les
cheveux, et ne se pressait pas de les couper. Peut-être hésitait-
elle un peu, malgré tout, dans la crainte de mécontenter Sébastien— à moins qu'elle ne voulût prolonger le supplice de l'enfant...
— Mon père grondera, c'est sûr, fit Roseline, croyant com-
prendre le motif de celle hésitation.
46 LE CALVAIREDEROSELINE
— El qui commande ici ? vociféra la rude paysanne. Je veux,
moi ! ajouta-t-elle.
Les ciseaux grincèrent, et l'enfant se trouva dégagée : les
cheveux restaient aux mains de la marâtre.
Il y avait une petite glace à côté de la cheminée. Roseline y
courut eh criant et en pleurant. A travers ses larmes elle se vit
défigurée.
—:Tu ne vas pas restercomme ça,au moins ? lui dit la méchante
femme. C'est alors que ton père te trouverait laide !
En disant cela elle riait, montrait ses dents blanches qui fai-
saient penser aune morsure. Et elle jetaau feu les jolies boucles
dorées. Elle les regarda avec une hideuse satisfaction se noircir,
se grésiller et se tordre sur les braises.
Accablée de douleur, jugeant toute résistance inutile, Roseline
vint d'elle-même se rasseoir sur le banc — et Catherine pour-
suivit rageusement son oeuvre.
C'est un véritable crime que commettait cette femme. Elle était
mère pourtant! Elle aussi avait une fille ! Oh! il doit y avoir un
châtiment pour des actes pareils.
L'enfant demeurait affaissée sur le banc.
— Tu peux t'en aller... C'est fini... lui dit son bourreau.
Elle essuya ses yeux lentement, se leva et attacha sur Cathe-
rine un regard si profond que l'autre détourna la tête. L'enfant
regarda sa persécutrice, comme sa mère eût regardé la marâtre;
et c'est pourquoi Catherine se détourna.
Elle aperçut dehors son Irma, lui fit un signe, et la brune ga-
mine entra, frappant des mains de surprise en apercevant Rose-
line rendue méconnaissable.
Les deux fillettes se croisèrent : Roseline baissant la têle, de
ses mains se cachant le front ; Irma examinant longuement de
ses yeux noirs et ronds la transformation subie par sa « soeur »,
prêle à se moquer d'elle, et machinalement portant la main à
ses nattes rudes comme pour s'assurer de leur possession.
Roseline, toute confuse, alla cacher sapeineetson humiliation.
De la journée on ne la vit plus.
LE CALVAIREDE ROSELINE 47
Le soir à l'heure du repas, lorsque son père rentra, on alla à la
recherche de l'enfant. On la trouva dans le bûcher, blottie der-
rière des fagots. Elle ne voulut point paraître à table, et monta
sans bruit dans la chambre qu'elle occupait sous les toits, à côté
delà chambre de Geneviève.
Cette excellente femme vint l'y rejoindre, et après l'avoir cou-
chée, elle descendit et dit au fermier que la petite avait un peu
de fièvre.
— Oui, oui, je sais ce que c'est ! se hâta de dire, d'un air
entendu, Catherine, qui considérait comme inévitable une expli-
cation.
Ces mots, prononcés posément, rassurèrent l'aveugle Sébas-
tien.
—• Belle affaire ! murmura-t-il.
Cependant, avant de se retirer dans sa chambre, il vint voir si
sa Roseline dormait. Sous le bonnet à trois pièces serré sous le
menton, il ne découvrit pas les ravages des ciseaux... Des lar-
mes brillaient dans les longs cils de l'enfant : ce n'était pourtant
pas la bienfaisante rosée du sommeil... Les lèvres étaient demeu-
rées ouvertes, comme pour une prière ou une plainte. Aucun
songe heureux n'effleurait son front pur. Des soupirs échappaientde sa poitrine, et parfois elle murmurait un appel : « Maman !...
maman !... »
Sébastien demeura alors quelques minutes assis près du lit
de sa fille, médiocrement inquiet du reste. Ses yeux erraient
du lit au carré de ciel bleu encadré par la fenêtre, et où brillaient
plusieurs constellations... Ah ! ce n'était pas pour lui qu'elles
scinlillaîent,les étoiles; et peut-être l'enfant dans son rêve en vit-
elle enfin luire une pour la consoler, car elle sourit et son teint
s'anima comme sous une caresse maternelle.
Geneviève survint, l'expression douce de son visage plusattristée encore que de coutume.
En quelques mots et en atténuant les choses, elle mit son
parent au courant de ce qui avait donné tant de chagrin à Rose-
line.
48 LECALVAIREDEROSELINE
Sébastien voulait voir les ravages des ciseaux. L'honnête
femme le supplia de laisser reposer la petite, puisqu'elle trouvait
enfin un peu de calme après une journée bien pénible. Alors le
fermier alla trouver sa femme, et il y eut des reproches, des
éclats de voix, des menaces et des défis longtemps échangés
avant que la maison retrouvât sa tranquillité ordinaire.
Pendant plusieurs jours, Roseline fut souffrante. Demeurée
sous le coup de cet outrage, elle n'osait pas non plus se montrer.
Il fallut renoncer momentanément à l'envoyer à l'école. On ne la
voyait guère dans la maison que coiffée d'un petit bonnet de cou-
leur, —• comme si elle pouvait espérer que ses cheveux repousse-raient avant qu'on se fût aperçu de'la cruelle façon dont sa belle-
mère l'avait traitée.
Une après-midi, pendant que les garçons et fillettes étaient à
l'école, les femmes à leurs rouets, les hommes aux champs, la
fille de Sébastien se hasarda aux environs de la Fresnaie. Allait-
elle d'instinct du côté où elle avait rencontré jadis tant d'affec-
tion, comme pour s'assurer s'il n'en restait pas quelques traces ?
Peut-être. Avec quelques années de plus, Roseline eût certaine-
ment cherché dans la maison de son oncle la protection qui lui
faisait défaut. Mais, malgré les paroles franches de Geneviève,
la fillette croyait vraiment que le riche meunier, son oncle, avait
de très grands torts envers son beau-frère, — même envers
dame Catherine, — et que c'était peut-être à ces torts qu'il fallait
attribuer l'état de gêne de ses parents, l'humeur assombrie de son
père, et les mauvais traitements que lui infligeait sa belle-mère.
MmoVarin-Doron, suivie d'une jeune servante, revenait des
prairies, où les deux femmes avaient porté le goûter des faneurs.
Elle rencontra Roseline.
La fillelle n'avait pas eu la possibilité de se dérober : il lui
aurait fallu pour cela courir à travers les prés bordés de peupliers,
qui les découpaient en grands carrés... Elle continua donc d'avan-
cer.
La bonne tante, pleine d'activité et d'entrain, jolie sous ses
épais bandeaux de nuance blé mûr, demeura saisie du chan-
LE CALVAIREDE ROSELINE 49 r
gement qui s'était opéré en si peu de temps chez sa nièce.
Annetle aussi. La jeune servante, qui entrait dans l'âge adulte, avec
de bonnes joues colorées, encadrées d'abondants cheveux roux
mal retenuspar la cornette blanche, Annelte, éclatante de jeunesse
et de santé, de surprise laissa tomber ses bras nus sur sa jupe
coquelicot.
Il ne restait plus rien, en effet, de la blonde petite fille naguère
encore si fraîche, joyeuse, étourdie même, qu'était Roseline, dont
les éclats de rire annonçaient l'absence de tout chagrin.
Triste et pâlie, ses jolis traits s'étaient amaigris, accusant les
tons douloureux de la peau. Dans ce visage émacié, les yeux
paraissaient plus grands. Un béguin couvrait sa tête dépouillée
de ses belles boucles soyeuses. Roseline semblait tout d'un coHp
avoir pris de l'âge plus qu'il ne fallait.
Ses vêtements étaient en mauvais état, — une méchante petite
robe d'indienne bleue qui n'avait de forme qu'autour du cou, où
elle agrafait,— et ses souliers crevaient sur le côté. Malgré
tout, il y avait encore dans ses yeux bleus une si charmante
expression, qu'elle demeurait jolie, et provoquait un redouble-
ment d'intérêt. Elle sourit d'un effort de sa bouche déshabituée-
du sourire; mais ses yeux demeuraient graves.
Sa tante jeta sur elle un regard de pitié et d'infinie tendresse
et, se penchant vers la fillette, elle la serra dans ses bras, et la
couvrit de baisers.
Puis, lentement avec affliction :
— Comme te voilà changée, ma pauvre petite ! lui dit-elle ;
ma pauvre chérie !... ma pauvre Roseline !...
11 y a dans une voix et un regard sympathiques une puis-sance irrésistible. Pendant quelques instants, la petite fille,
rebelle aux sentiments qui se réveillaient en elle, se défendit de
croire aux bonnes paroles de sa tante ; mais les droits du coeur
furent plus forts que toutes les faussetés accumulées, toutes les
préventions, toutes les défenses, et un sanglot étouffa sa voix lors-
qu'elle voulut parler.
Geneviève, qui n'avait pas perdu de vue la fillette, la vit dans
LECALVAIREDEROSELINE 4
&0 LE CALVAIREDE ROSELINE
les bras de M"10Varin. Elle accourut, ses bras nus jusqu'aux coudes,
comme toujours coiffée d'un bonnet à rubans noirs, sa grosse
jupe de laine bleue soutenue par des bretelles.
—Pourquoi lui a-t-on coupé ses cheveux?... ses beaux cheveux
blonds? lui demanda brusquement la tante de Roseline.
— Ah!... soupira Geneviève.
— Et vous avez laissé faire cela, Geneviève 1 Ah ! c'est in-
digne !
Geneviève rougit jusqu'au blanc des yeux.— Mais que puis-je, maîtresse Lisbeth ! que puis-j' 1.? dit-elle.
Est-ce que je compte? Je ne pèse pas lourd chez eux, allez !...
et je serai bientôt dehors ! Voilà simplement la chose.
La meunière s'était radoucie.
— Je comprends, dit-elle.
Puis baissant la voix, comme si elle craignait d'être entendue :
— Est-ce qu'elle la frappe ? demanda-t-elle.
— Hélas ! fit Geneviève.
C'était assez répondre.— Mais son père le sait-il?
Roseline avait entendu et compris.— Oh ! non !... non! s'écria-t-elle résolument. Ne le lui dis
pas, ma tante : cela lui ferait trop de chagrin, à papa ! Bien des
fois j'ai supplié ma mie Geneviève de ne rien dire.
— Bien des fois? C'est donc que bien des fois ?... Ah ! si je
pouvais seulement te retirer de ses griffes, ma pauvre petite, dit
encore Mm0Varin, et l'emmener chez nous !... Mais ton père ne
veut rien entendre là-dessus... ajouta-t-elle avec un gros soupir.
Ah ! si ma soeur pouvait voir son enfant aujourd'hui ! Geneviève,
ma bonne Geneviève, prenez bien soin d'elle ! Vous avez une fille
dont vous êtes forcée de vous séparer: croyez-moi, on lui rendra
le bien que vous ferez à notre Roseline. Tenez, voici pour faire
passer quelques douceurs à voire petite et pour acheter à celle-ci
quelque joujou dont elle pourrait avoir envie.
Et elle lui donna une belle pièce d'or.
Geneviève accepta, non sans quelque hésitation.
LE CALVAIREDE ROSELINE Si
— Prenez, prenez, ma bonne, lui dit la meunière. Et mainte-
nant emmenez bien vite l'enfant ; car si la Catherine nous voyait,
elle vous en voudrait
— Lai ! maîtresse Lisbeth, elle me chasserait, c'est sûr!
Ainsi vont les choses !
— Ah ! mon Dieu ! quel malheur ce serait pour Roseline !
Sur ces mots les deux femmes se séparèrent. Geneviève en-
traîna la fillette, que la meunière n'osa même pas embrasser
encore une fois.
Roseline tout en marchant se retournait, mais sans répondre
aux petits signes amicaux que lui adressait sa tante. L'enfant reve-
nait déjà sur sa première et franche impression. Accepter les
consolations des Varin-Doron lui semblait un manquement au
respect et à l'amour dus à son père — et même à la femme choisie
par lui pour lui servir de mère, si sévère qu'elle fût...
Elle cessa de regarder du côté où la rencontre fortuite venait
d'avoir lieu. Elisabeth Varin, dans un sentiment bien différent,et ne s'inspirant que de l'intérêt de sa nièce, jugea prudent de se
dérober, et suivie d'Annette, elle prit dans la prairie voisine un
sentier ombragé par une rangée de peupliers plantés le long d'un
ruisselet, et si bien alignés qu'ils pouvaient la cacher aux regards,et lui permettre d'atteindre le taillis de frênes et de rentrer à
la Fresnaie sans être aperçue.
CHAPITRE VI
LE GUÉ DE LA CORBELINE
A quelque temps de là, Roseline, la « soeur » que le sort lui
avait donnée, et trois autres petites fillettes du voisinage, Fifine
la cadette du sellier Dinozé, Catiche la fille du boucher Jâry, et
Loulette la soeur du petit tailleur Mansu le Tors, ayant la permis-sion de faire une promenade, suivaient, alertes, comme les linots
dans les fourrés, le chemin de Gérardmer, jusqu'à la prairie du
Tissage, où se trouve un moulin alimenté par un ruisseau — la
Corbeline, qui s'en va retrouver la Vologne après avoir fait
tourner plusieurs moulins.
Les fillettes grimpèrent aux noisetiers, abattirent à coups de
pierre les châtaignes, dépouillèrent les ronciers de leurs grossesmûres couleur de sang, et trouvèrent partout des fleurs pourdes guirlandes et des bouquets. Elles se poursuivaient &ous
les arbres, en se jetant des fleurs à la tête.
Et Roseline se laissait gagner par toute cette joie et y prenait
part.
Irma parla des plaisirs du bord de l'eau, au frais, à l'ombre...
et toutes elles coururent au ruisseau. Elles en suivirent le cours,
pourchassant les papillons et les libellules bleu et or aux ailes
frémissantes, presque immobiles. Enfin, lassées, dans l'herbe, à
demi abritées du soleil par de vieux osiers au feuillage clairsemé,
elles s'assirent pour former des bouquets et tresser des couronnes,
avec ce qui leur reslail de fleurs cueillies dans les prés...
Puis, l'une d'elles, la gracieuse Fifine Dinozé, s'avisa de se
déchausser et de mouiller le bout de ses pieds dans l'eau cou-
LE CALVAIREDE ROSELINE 53
ranle — vrai régal. On pense si les quatre autres paires de petits
pieds se dépêchèrent d'en faire autant !
En retranchant à ces petites paysannes ce que le jeu et la course
leur donnaient d'animation et de hautes couleurs, elles avaient
encore bien des agréments naturels à se partager. Fifine, des
yeux verts de mer sous des sourcils bruns, un sourire farouche
et charmant ; Caliche des yeux de bleuet, — des yeux brillants
de santé. —: et un sourire qui relevait des lèvres rouges en creu-
sant une fossette dans ses joues rondes ; Louletfe Mansu, grêle
fillette, longue et pliante, avait une fêle pensive, de larges yeux
aux pures limpidités, des cheveux pourprés dont le désordre
faisait une auréole.
Les plus vite satisfaites de ce simulacre de baignade se
remirent à la cueillette des fleurs des prés. Roseline était du
nombre. Les folles enfants avisèrent à cinquante pas de là un
La petiteglissasur la pierremoussue,et fitun plongeonjusqu'àmi-jambes.
54 LE CALVAIREDE ROSELINE
endroit où l'on pouvait passer le ruisseau, relié aux deux berges
par quelques grosses pierres jetées pour former une sorte de
gué.
Les souliers étant laissés sur la rive, toute la bande traversa,
puis revint, pour traverser encore et revenir — sans compter 3
Il arriva que Roseline et Irma se trouvèrent face à face, se
croisant sur l'étroite et glissante voie. Ni l'une ni l'autre ne vou-
lait reculer, céder le pas ; cela devint vile une question d'amour-
propre.
Or, il n'y avait nullement place pour la brune et la blonde.
Les yeux noirs d'Irma s'allumèrent d'une brusque colère
enfantine. Ils disaient clairement qu'elle était décidée à passer
la première.
Roseline, interdite, rougit et se troubla. Mais elle ne bougeait
pas. D'autant que le droit était pour elle, qui avait plus d'à
demi traversé le ruisseau.
— Descends dans l'eau ou je me fâche! lui cria sa soeur, en
lui faisant un signe de la main : « bien vite, » disait un petit
doigt impérieusement baissé.
— Prends garde, ma Roseline, cria Loulette, tu vas tomber !...
Roseline sonda l'eau du regard: elle était assez profonde; y
descendre n'avait rien de bien engageant.— Allons, place ! dit encore Irma, pendant que sur les deux
rives les autres fillettes s'intéressaient visiblement à ce débat.
Et comme Roseline, très émue, hésitait, Irma la poussa rude-
ment.
La petite glissa sur la pierre moussue, fit un plongeon jusqu'à
mi-jambes dans l'eau froide, et Irma triomphante traversa au
milieu d'un éclaboussement d'eau, tandis que les trois autres
fillettes poussaient de grands cris.
Roseline se tenait attachée à la grosse pierre la plus proche,comme s'il y avait eu du danger pour elle. De danger, il n'y en
avait pas; mais Fifine se montra la plus empressée, et en deux
bonds fut auprès de sa camarade, lui tendant la main pour la
relever, la tirer de l'eau.
LE CALVAIREDE ROSELINE
Les amies de Roseline, réunies sur la rive autour d'elle, s'em-
pressaient, tordaient le bas de sa robe courte et de ses jupes, lui
essuyaient sur le visage l'eau qui y avait jailli.— Ga ! la méchante guêpe, elle t'a poussée,dit Loulette; pour-
tant lu étais avant elle sur la pierre.— T'es-tu fait mal, Roseline? demandaient les autres.
— Non, non, dit la petite.
Irma, confuse et repentante, mais toujours brusque, faisait
tourner Roseline sur elle-même, et lui répétait sur un ton sup-
pliant :
— Tu ne le diras pas, dis?... Tu ne le diras pas, au moins ?
Roseline secouait la tête d'un air soucieux. Certes, non, elle
ne le dirait pas ! Qui sait, des deux, laquelle serait sermonnée?
Le soleil sécherait les vêtements en s'y prenant bien... Gene-
viève l'aiderait à se changer... Et ce serait tout! Mais la leçon
lui servirait, et une autre fois, dans ses jeux avec sa soeur, elle
se défierait d'elle—davantage.
Irma prit un surcroît de garanties :
— Vous ne direz rien non plus, vous autres! Toi, Catiche, tu
me le promets, parce que je raconterais que tu as secoué les
pruniers du père Langronne... Toi, Fifine, tu sais, je n'aime pas
les rapporteuses... Quant à toi, Loulette, je ne jouerai plus
jamais avec toi... si tu me faisais ce tour-là... vois-tu!
Irma reçut les plus belles assurances.
Un quart d'heure après, les rires et la course dans la prairie
avaient repris avec entrain. Le bain forcé de Roseline semblait
oublié.
On s'achemina vers Granges.
Mais le soir, lorsque Sébastien rentra, il connaissait, par le
père de Fifine, les méfaits d'Irma...
Dans son amour pour sa fille, Sébastien entrevit tout de suite
ce qu'il pouvait y avoir de coupable dans cet acte de brutalité. La
sollicitude du père s'éveilla. 11 devina que Roseline pouvait être
en butte à la jalousie, aux persécutions de cette gamine qui ne lui
était rien à lui, et que pourtant il traitait avec bonté.
S6 LECALVAIREDEROSELINE
Il appela Irma, lui fit de vifs reproches. Et comme, encouragée
par la présence de sa mère, elle tenait tête à Sébastien, celui-
ci, irrité, leva la main...
Oh! alors Catherine bondit comme une tigr»esse... Irma s'é-
chappa. Mais il y eut une longue querelle entre le mari et la
femme, au cours de laquelle Catherine dut reconnaître que les
bonnes raisons n'étaient pas de son côté, car lorsque sa fille
reparut, pensant jouir de l'humiliation du mari de sa mère, elle.
fut reçue par Catherine avec deux soufflets retentissants :
— Ça l'apprendre à aller « gibier » au bord de l'eau!
Bien petit commentaire de deux grands soufflets.
La brune Irma se promit bien de soulager son coeur de ce châ-
timent, en faisant pâtir Roseline à la première occasion qui se
présenterait.
La façon dont Irma s'était conduite envers Roseline n'était pas
faite pour augmenter le peu d'intimité des deux soeurs. La fille
de Catherine laissait voir son manque d'affection pour Roseline.
Elle était jalouse d'elle parce que celle-ci avait « du bien ».
Plusieurs fois, dans de petites discussions entre Sébastien et
sa femme, nées du peu de sympathie mutuelle des deux enfants,
Irma avait entendu sa mère faire ce reproche à son mari : « Oui,
tu prends parti pour ta fille, elle a toujours raison, ta Roseline,
parce qu'elle possède un bois et un pré, et que la mienne n'a rien !»
Sébastien protestait, assurait qu'il tenait la balancé égale entre
les deux enfants ; mais Catherine montrait qu'elle n'en croyait
rien et le persuadait à Irma.
Roseline, forte de l'amour de son père, n'admettant pas qu'il
pût jamais être injuste envers elle au point de la sacrifier à Irma,— ni même à sa femme Catherine, — ne nourrissait aucun sen-
timent hostile ni contre sa belle-mère, ni contre la fille de celle-
ci. Grâce à la douceur de son caractère, elle eût plutôt été bien-
veillante et amicale, si on lui en eût plus souvent fourni l'occa-
sion. Mais elle ne pouvait qu'être docile envers sa belle-mère et
réservée à l'égard d'Irma, facile à vivre pourtant, endurante
même... v
LE CALVAIREDE ROSELINE
Dans les petits différends, elle cédait volontiers, surtout pour
éviter un débat toujours prompt à s'envenimer. Car si le père
avait à intervenir, Catherine possédait l'art de présenter les choses
de manière à couvrir sa fille. Sébastien ne la croyait qu'à moitié,
entrevoyait la vérité, mais n'osait pas se prononcer, et pendant
plusieurs heures, souvent tout un jour, il gardait quelque ran-
cune à Roseline de l'avoir obligé à prendre fait et cause pour
l'une ou l'autre de ses filles, au risque d'amener un refroidisse-
ment entre sa femme et lui.
Voilà pourquoi la fillette n'avait rien dit de la dispute du ruis-
seau de la Corbeline, dans la crainte de paraître encore avoir des
torts, et pour éviter une fâcheuse explication ; mais Fifine et
Catiche et Loulette n'avaient eu rien dé plus pressé,—
malgré
l'engagement pris par elles de se taire , —que de raconter dans
tout le village, avec les amplifications voulues, la querelle du
gué et la chute dans l'eau.
a De! un peu plus Roseline était néyée! »
CHAPITRE VII
LA TOURDES HULOTTES
On ne pensait plus à la promenade du Tissage, et plusieurs fois
en deux ou trois semaines les deux soeurs revinrent amicalement
de plus d'une partie de plaisir, lorsque, un jeudi soir, au souper,
Roseline ne parut pas.
Sébastien interrogea sévèrement sa femme ; puis Irma, Gene-
viève, Mathieu Maréchal et les autres domestiques furent ques-
tionnés. Aucun ne put donner une réponse satisfaisante.
Sébastien se leva de table, et appelant à lui Irma, il la força à
dire l'emploi de son après-midi.
Avec beaucoup de tranquillité, Irma raconta qu'elle voulait aller
se promener avec sa « soeur » jusqu'aux Evelines, en emmenant
Biquette, mais que Roseline, après s'être mise en chemin avec
elle, avait changé d'idée... et qu'alors, avec le coeur bien gros...
elle s'en était revenue à la maison, —rien qu'avec Biquette.— Pauvre petite ! voyez vous ça ! dit sa mère.
— Et Roseline?demanda Sébastien.
-— De ! je l'ai laissée... Elle sait aussi bien son chemin que
moi... mieux même, puisqu'elle est du pays...
— Mettez-vous à table, vous autres, si vous voulez, dit Sébas-
tien. Je vais aller jusqu'aux Evelines... Il est arrivé malheur à
mon enfant 1
— Eh bien! j'irai de mon côté, Sébastien, dit Geneviève;
allez aux Evelines, et moi vers le haut des Raumes...
Domestiques et laboureurs, tous s'étaient levés sans penser au
souper, et chacun se mit en devoir d'aider Sébastien dans ses
recherches...
LE CALVAIREDE ROSELINE 59
Rientôt, il ne resta plus à la maison que Catherine et sa fille..
Lorsque tout le monde se fut éloigné :
— A nous deux, maintenant, dit Catherine : qu'as-tu fait de ta
soeur ?
— Je l'ai laissée... dans le bois... elle ne voulait pas révenir...
et moi je courais... je courais... à cause de la pluie...
— Il fallait l'attendre ! . .
— De ! j'avais trop peurd'un gros chien aux yeux rouges...<— C'est bon, mange ta soupe. Qu'est-ce qui a pu lui arriver
à cette gamine ?
Catherine quitta la table :
— Je ne peux plus tenir en place, dit-elle en allant sur le pas
de la porte ; il y a un malheur... c'est sûr !
Et elle sondait de l'oeil les profondeurs de la nuit. Dans le vil-
lage la plupart des feux étaient éteints...
Irma continuait de manger ; elle mangeait gloutonnement pour
mieux établir son innocence. Il ne lui vint pas à l'idée qu'elle,
jouerait mieux son rôle en affectant d'avoir du chagrin.
Catherine qui, du dehors, la voyait, rentra brusquement et
lui dit :
—Ça ne te fait donc rien quêta soeur soit... égarée?
— Et à toi, maman ? répliqua effrontément Irma.
— Moi... ça me bouleverse !...
«. Comme ça a le coeur dur pour son âge ! ne pouvait s'em-
pêcher de penser Catherine en regardant sa fille. L'aurait-elle
poussée comme l'autre fois ?.. La petite serait-elle tombée ?... Qui
sait? On allait peut-être la trouver dans quelque crevasse de la
montagne, meurtrie, brisée... Oh ! bien sûr, sa fille à elle, quisavait mentir, n'avouerait jamais si le malheur était arrivé parsa faute...
— Mais ce chien qui te faisait si grand peur ?... lui demandâ-
t-elle avec insistance.
— Parti... fit la fillette en rapprochant ses mains l'une de
l'autre et en les écartant ensuite.
La mère observait son enfant, dont les yeux noirs ne se détour-
GO LECALVAIREDEROSELTNE
naient pas des siens... Finalement il ne lui semblait pas possible
qu'elle fût pour quelque chose dans l'absence de Roseline.
Catherine se trompait, et Irma mentait.
Les deux fillettes après le dîner de midi étaient réellement
parties pour les Evelines, traînant après elles la chèvre blanche,
comme l'avait dit Irma. Mais une fois là, loin de se séparer, elles
avaient poussé jusqu'au bois de Gadémont.
A mi-côte, sous les grands arbres, elles s'assirent sur l'herbe
pour goûter.
Tandis qu'Irma sortait du panier de sa soeur des fruits et du
pain, Roseline regardait avec une sorte d'effroi dans le haut du
bois, à travers les frondaisons balancées par un vent d'orage, une
vieille tour ruinée, reste d'un manoir féodal sur lequel le temps
avait accompli son oeuvre de destruction.
Les hauts toits pointus du manoir, ses pignons aux contours
découpés en degrés d'escalier, les tourelles qui arrondissaient les
angles des constructions: tout cela avait disparu ; mais la tour
très massive et carrée avait mieux résisté. Elle servait de retraite
aux oiseaux de nuit. Les gens du pays l'appelaient la tour des
Hulottes, et se racontaient, au veilloir, des histoires terrifiantes.
Longtemps avant que les murailles du manoir eussent croulé,
des apparitions y avaient eu lieu. On parlait de faux monnayeurs
établis dans les parties souterraines du vieil édifice. D'autres,
doués de moins de bon sens ou de plus d'imagination, cherchaient
"dans lachronique du manoir l'explication de ces bruits entendus
la nuit, de ces figures surnaturelles qui se laissaient voir au clair
de la lune sur les bâtiments demeurés debout, principalement
sur le donjon.
L'un assurait qu'on avait gardé le souvenir d'une dame que
son seigneur et époux avait enfermée dans la plus haute tour, et
qui s'était précipitée pour lui échapper,— se faisant un jeu de
revenir ensuite pour troubler le sommeil et la conscience de son
bourreau. Un second racontait qu'au temps des guerres de reli-
gion, un vieux chef huguenot à barbe blanche avait été pendu aux
créneaux de celte même tour, et que, pour réaliser sa dernière
LE CALVAIREDE ROSELINE Ci
menace, longtemps il était apparu la nuit, objet d'effroi, attaché
à son créneau. A la dame, au huguenot à barbe blanche, on don-
nait pour compagnons irrités ou inconsolables une gouvernante
morte de chagrin d'avoir laissé choir dans les citernes l'héritier
du nom et des armes confié à ses soins, un Juif détroussé et tor-
turé jusqu'à ce qu'il rendît l'âme ; enfin le dernier châtelain,
trouvé mort dans un caveau à côté de « trésors immenses » que
ses neveux s'étaient hâtés de se partager, assurait-on. Longtemps
le châtelain revint en esprit rôder autour des lieux où il avait
enfoui ce qu'il avait de plus précieux.
La vieille tour en ruine n'était pas complètement délaissée :
le garde forestier de ce bois et de plusieurs bois environnants s'y
réfugiait contre le mauvais temps; parfois l'hiver pour se réchauf-
fer au milieu d'une de ses tournées, il allumait du feu dans la
vaste cheminée de la grande salle qui occupait le bas du vieil édi-
fice, et alors la tour, surmontée d'un panache de fumée, repre-
nait vie, une heure ou deux. Et parfois, dans cette fumée coupée
d'un rayon de lune, on avait cru voir l'un des fantômes redoutés
se penchant au bord des créneaux.
Toutes les ouvertures de la salle basse de cette tour se trou-
vaient obstruées à une assez grande hauteur par les pierres déta-
chées une aune du manoir et que les ronces liaient entre elles.
D'énormes décombres formés de pans de murailles écroulées,
permettaient toutefois d'atteindre une fenêtre en ogive dont les
gardes forestiers avaient fait une porte, grossièrement close.
Irma surprit les regards de Roseline invinciblement attirés
par les ruines qui évoquaient à son esprit tant de légendes
effrayantes. Irma ne les connaissait pas encore, ces légendes. La
vieille tour lui semblait tout simplement amusante à voir de plus
près.
Le ciel s'était peu à peu obscurci, et bientôt la joie de goûtersouffrit du manque de soleil. Soudain la nuée sombre fut secouée
par un éclair rouge, et un gros nuage creva.
De larges gouttes tombaient.
Riquelte bêlait, regrettant l'étable, tirant sur sa corde.
62 LECALVAIREDEROSELINE
— Avec tant d'eau nous allons être mouillées, observa Irma.
Ces hêtres... c'est pas long à traverser... Sans compter que le
tonnerre tombe toujours sur les arbres, de!...— Où aller ? où aller ? murmura Roseline.
— Tu sais, le fils à la mère Laloy, Antoine donc, et sa tante
Chantavoine ?... sous un hêtre,comme ici, tombés morts de vrai...
tous les deux en revenant de Falurgoutte... Il n'y a pas si long-
temps de ça...— Oui... oui ! fit Roseline terrifiée.
— Je ne veux pas être brûlée par le tonnerre, reprit Irma. Je
ne suis pas venue de Corcieux pour périr dans le bois de Gadé-
mont... Sauvons-nous 1
— Où donc ? .
— As-tu des jambes ? Le château là-haut donc! Ça n'est pas
si loin...
Et,: sans attendre l'adhésion de Roseline, Irma détacha la
chèvre, qui d'instinct grimpa droit aux ruines. Il ne restait aux
deux fillettes qu'à la suivre. C'est ce qu'elles firent, au milieu
de la pluie qui redoublait et des éclairs dont les lueurs
brusques les effrayaient. Mouillées de la tète aux pieds, elles
ne causaient plus ; la gorge un peu serrée, elles gravirent le
coteau.
En approchant des ruines, elles se trouvèrent à peu près à
découvert. Plus d'arbres sur l'élévation; de la bourdaine seule-
ment. Irma attacha la chèvre au dernier tronc résistant, et cou-
rut jusqu'à la tour des Hulottes.
En attendant que les oiseaux de nuit y commençassent leur
lugubre concert, des corbeaux déployaient en croassant leurs
grandes ailes creuses.
Irma, évitant les ronces, monta sur les pierres croulantes jus-
qu à la fenêtre en ogive, seule ouverture par où l'on pût pénétrer
à l'intérieur. Une façon de porte formée de quelques ais mal joints,
en interdisait cependant l'accès. La gamine s'attacha à ces ais,
les secoua en poussant à travers les fentes un « hou » retentis-
sant... et la porte très lourde s'ouvrit brusquement.
LE CALVAIREDE ROSELINE 63
Alors Irma, poussant du pied une pierre pour la maintenir,
regarda dans le vide devant elle.
La grande salle basse lui apparut assez sombre, éclairée seu-
lement par quelques crevasses dans les murs. De forts madriers
posés à l'endroit où elle se trouvait permettaient de descendre au
milieu de la salle.
Irma du geste et de la voix appela Roseline, et dès que celle-ci
fut auprès d'elle, la prenant parla main, elle l'entraîna.
La pluie cessait en ce moment ; l'orage passait au loin ; mais la
curiosité d'Irma était vivement excitée.
Toutes deux parcoururent du regard l'étrange lieu où elles
venaient de pénétrer.
Cette salle avait une voûte de pierre. Plusieurs autres fenêtres
étroites, veuves depuis des siècles de leurs barreaux de fer, les
avaient remplacés par des herbes tenaces qui obstruaient la
lumière, mais laissaient passer l'eau des pluies et aussi lèvent.
A côté d'une très vaste cheminée où des cendres formaient
foyer, des branches mortes devaient être le combustible du garde
forestier... Des herbes sèches dans un coin, comme si on eût
quelquefois couché là. Une planche fixée sur quatre bûches à
peine écorcées, devait servir de table, avec un siège à trois pieds,
— un « tripet ». — Cela composait le mobilier plus que simple de
cette salle.
Sur la table plusieurs menus objets et quelques assiettes com-
munes,même une écuelle de terre vernissée. Enfin une image de
saint Hubert, patron des chasseurs, collée sur le manteau de la
cheminée.
Dans l'angle du nord, un escalier délabré s'élevait en coquille,
conduisant aux parties supérieures,— un étage au-dessus, un
autre encore, à en juger par les ouvertures longues et étroites
percées dans les murs ; enfin la plate-forme couronnée de créneaux
d'où jadis les arGhèrs lançaient leurs flèches.
Roseline s'était assise sur l'escabeau devant la cheminée, et elle
écoutait au loin les derniers grondements du tonnerre, dont le
bruit lui arrivait comme une forte voix par la cheminée même...
61 LECALVAIREDEROSELINE
Irma plus vive et plus curieuse avait grimpé l'escalier, et sa
compagne suivait sa marche au-dessus de sa tête. Irma essaya
de faire monter Roseline, mais celle-ci demeura sourde à ses
appels répétés.
Tout à coup, on entendit les aboiements furieux d'un chien
mêlés aux bêlements plaintifs de la chèvre effrayée. Irmapar un
trou béant dans la muraille aperçut un gros bouledogue tavelé,
aux yeux rouges, reniflant les jarùbes de Biquette.
Ce devait être l'un des chiens du garde que mettait en fureur
l'invasion des ruines...
Elle redescendit, traversa la salle en courant, et, s'échappant
par la porte improvisée, dont par inadvertance elle dérangea le
caillou qui la tenait ouverte, elle fut en un instant auprès de la
chèvre.
— A bas, chien ! à bas! criait Irma.
Elle le menaça de son bâton ; mais les yeux flamboyants du
molosse lui faisaient peur.
Derrière Irma, la porte s'était refermée lourdement.
Roseline, dans une demi-obscurité, et un peu craintive déjà,
montajusqu'à la fenêtre ogivale, secoua les solides planchés de
la fermeture, et'appela sa soeur à son aide. Mais celle-ci avait
quelque peine à se défendre du chien, dont les aboiements con-
tinuaient. Il- montrait des crocs menaçants dès que la fillelte
faisaitmine de retourner vers la tour.
Irma cria à Roseline d'attendre... d'attendre que le chien se
fût éloigné. Et pour y parvenir elle ramassa le panier du goûter,
détacha la chèvre et redescendit la côte, entraînée par Biquette,
toujours poursuivie par le chien, qui paraissait de plus en plus
avide de lui mordre les jambes.
Lorsque la fillette eut atteint avec la chèvre la limite du bois,
le chien abandonna sa poursuite et remonta vers la tour des
Hulottes, où il entendait les appels désespérés de Roseline.
Il se reprit à aboyer furieusement.
Irma s'assit sur des arbres abattus, et attendit que Roseline
vînt la rejoindre. Il suffisait de tirer à soi ou de pousser cette
;LE CALVAIREDE ROSELINE 65
façon de porte... Elle le croyait; et ne se doutait pas que le
hasard seul lui avait fait porter sur l'un des ais la pesanteur
capable de déterminer l'ouverture de l'huis. Elle n'eût pas réussi
une seconde fois. Le garde forestier seul savait comment s'y
prendre pour entrer et pour sortir...
Elle attendit donc... et un bon moment s'écoula ainsi.
— La sotte ! murmurait-elle. Avec ça qu'avec ma chèvre,
j'irais me faire mordre! Sûrement j'aime mieux Biquette que
Roseline.
Soudain une pensée mauvaise jaillit au cerveau de celte enfant
disgraciée sous le rapport de la sensibilité: laisser Roseline se
tirer d'affaire... Voir un peu comment son père prendrait la
chose... sauf à venir lui ouvrir le lendemain... mais lui ouvrir
après avoir fait ses conditions, et s'être assuré l'impunité grâce
au silence exigé et promis...LECALVAII1EDEKOSELINE 3
A bas chien! à bas ! criait Irma.
C'« LE CALVAIREDE ROSELINE
Irma plus vive et plus curieuse avait grimpé l'escalier, et sa
compagne suivait sa marche au-dessus de sa tête. Irma essaya
de faire monter Roseline, mais celle-ci demeura sourde à ses
appels répétés.
Tout à coup, on entendit les aboiements furieux d'un chien
mêlés aux bêlements plaintifs de la chèvre effrayée. Irma par un
trou béant dans la muraille aperçut un gros bouledogue tavelé,
aux yeux rouges, reniflant les jambes de Biquette.
Ce devait être l'un des chiens du garde que mettait en fureur
l'invasion des ruines...
Elle redescendit, traversa la salle en courant, et, s'échappant
par la porte improvisée, dont par inadvertance elle dérangea le
caillou qui la tenait ouverte, elle fut en un instant auprès de la
chèvre.
— A bas, chien ! à bas ! criait Irma.
Elle le menaça de son bâton ; mais les yeux flamboyants du
molosse lui faisaient peur.
Derrière Irma, la porte s'était refermée lourdement.
Roseline, dans une demi-obscurité, et un peu crainlive déjà,
monta jusqu'à la fenêtre ogivale, secoua les solides planches de
la fermeture, et appela sa soeur à son aide. Mais celle-ci avait
quelque peine à se défendre du chien, dont les aboiements con-
tinuaient. Il montrait des crocs menaçants dès que la fillelte
faisait mine de retourner vers la tour.
Irma cria à Roseline d'attendre... d'attendre que le chien se
fût éloigné. Et pour y parvenir elle ramassa le panier du goûter,
détacha la chèvre et redescendit la côte, entraînée par Biquette,
toujours poursuivie par le chien, qui paraissait de plus en plus
avide de lui mordre les jambes.
Lorsque la fillette eut atteint avec la chèvre la limite du bois,
le chien abandonna sa poursuite et remonta vers la tour des
Hulottes, où il entendait les appels désespérés de Roseline.
Il se reprit à aboyer furieusement.
Irma s'assit sur des arbres abattus, et al lendit que Roseline
vînt la rejoindre. Il suffisait de tirer à soi ou de pousser cette
LE CALVAIREDE ROSELINE
façon de porte... Elle le croyait; el ne se doutait pas que le
hasard seul lui avait fait porter sur l'un des ais la pesanteur
capable de déterminer l'ouverture de l'huis. Elle n'eût pas réussi
une seconde fois. Le garde forestier seul savait comment s'y
prendre pour entrer et pour sortir...
Elle attendit donc... et un bon moment s'écoula ainsi.
— La sotte ! murmurait-elle. Avec ça qu'avec ma chèvre,
j'irais me faire mordre ! Sûrement j'aime mieux Biquette que
Roseline.
Soudain une pensée mauvaise jaillit au cerveau de cette enfant
disgraciée sous le rapport de la sensibilité: laisser Roseline se
tirer d'affaire... Voir un peu comment son père prendrait la
chose... sauf à venir lui ouvrir le lendemain... mais lui ouvrir
après avoir fait ses conditions, et s'être assuré l'impunité grâce
au silence exigé et promis...LECALVAIKKDEItOSELINE O
A bas chien! à bas 1criait Irma.
CO LE CALVAIREDE ROSELINE
Elle résolut donc de reprendre le chemin de la maison, et
de ne rien dire de l'ascension à la tour des Hulottes.
— Oui, certainement... je reviendrai lui ouvrir, se disait-elle
tout en marchant très vite. Ah ! mais il faudra qu'elle me demande
pardon... qu'elle me demande pardon pour m'avoir fait battre par
lanière... le jour du ruisseau... Elle n'avait rien dit, à l'en croire...
A d'autres! J'ai reçu les soufflets... tout de même... Il faut
qu'elle me paie ça... Del elle risque bien de s'endormir sans
manger.
Afin de n'avoir pas la tentation de revenir délivrer Roseline,
elle se mit à courir jusqu'au chemin vicinal. Elle courut même
jusqu'aux premières maisons de Granges. Là, elle prit un petitair hypocrite, et lorsque des camarades lui demandèrent où
était sa soeur, elle répondit vaguement : « Sais pas »,ou indiqua
du geste une direction opposée à l'endroit où elle avait laissé la
pauvre petite.
CHAPITRE VIII
CRUELLE ATTENTE
La pauvre Roseline en se voyant enfermée se mit à pleurer.
Le chien du garde vint se planter devant la porte derrière
laquelle l'enfant gémissait, et il aboyait de toutes ses forces.
Cela donna un peu d'espoir à la fillette. Elle pensa que ces
aboiements attireraient quelqu'un de ce côté. Et puis, ce boule-
dogue c'était un être vivant...
Mais le chien se lassa, et s'en alla.
Alors Roseline se vit dans toute l'horreur de sa situation...
Elle descendit dans la salle et se pelotonna contre la cheminée,
attentive à tous les bruits du dehors, craignant surtout ceux qui
pouvaient se produire près d'elle...
La salle basse devenait plus obscure de moment en moment.
L'orage avait refroidi le temps et laissé dans l'air un frémisse-
ment qui arrivait comme une plainte à travers toutes les ouver-
tures, écartant les lierres qui obstruaient diverses fenêtres.
Et c'était lugubre.
Les histoires effrayantes que la fillette avait entendu raconter
sur ce donjon et l'antique manoir, se retracèrent tout à coup à son
esprit avec les grossissements qu'une imagination troublée y
ajoutait; et elle fut secouée d'un frisson dans tous ses membres,
quand elle osa jeter un regard circulaire sur le vaste caveau où
elle était menacée de passer peut-être bien des heures.
Puis, sa pensée se reporta vivement sur la peine qu'éprouve-
rait son père en ne la trouvant pas au logis, lorsqu'il rentrerait.
Sans doute alors, Irma, qui avait eu peur du chien, parlerait—
GS LE CALVAIREDE ROSELINE
et l'on viendrait la délivrer... Mais que ce serait long, s'il fallait
attendre jusque-là !
Et si sa soeur ne disait rien?
Oh ! cela n'était pas possible ! Le père mourrait de chagrin—
et elle d'épouvante.
Le premier objet qui avait frappé ses regards dans ce ténébreux
séjour était un paquet d'allumettes, placé soigneusement sur la
table. Roseline, dont les dents claquaient non de froid, mais de
peur,—- bien que ses vêlements eussent été mouillés par l'orage
— se méprit sur la cause de son état. Elle rapprocha quelques
branches à demi consumées et des brindilles de bois et y mil le
feu.
L'âtre flamba. Elle se chauffailles mains à se les brûler et sen-
tait à peine le feu. Cependant, peu à peu réconfortée par la cha-
leur, des forces lui revinrent pour se préparera la rude épreuve
qui l'attendait.
Elle alla voir si la porte ne pouvait pas sortir de ses gonds.
Armée d'un gros bâton à pointe de fer qui se trouvait dans un
coin, elle s'en servit comme d'un levier, et mit toutes ses forces
àessayer de renverser ces quatre planches qui la faisaient prison-
nière. Trop bien clouées, elles résistèrent, et Roseline dut renon-
cer à s'échapper par là.
Alors, sans abandonner le bâton, dont elle pensait, après s'en
être servie pour sa libération, se faire un moyen de défense —
en est-il d'assez puissants contre les esprits ! — elle parcourut les
diverses parties de la salle, à la faible lueur des braises du foyer...
Elle ne trouva aucune autre issue praticable.
Arrivée au pied de l'escalier tournant, elle recula d'effroi à
l'idée d'en gravir les marches tremblantes. — Pourtant Irma
était bien montée! Roseline se décida. Et, saisissant au feu une
branche résineuse qui venait de s'enflammer, elle se dirigea vers
l'escalier.
Dans celle première partie il n'était pas trop délabré, el avec
un peu de peine la filletle parvint à une salle semblable à celle
du bas.
LE CALVAIREDE ROSELINE
La lumière tremblotante de sa torche éclairait ces voûtes
vieilles de plusieurs siècles, mettant en émoi les chauves-souris;
et l'enfant fut obligée de se baisser pour n'être pas atteinte au
visage par ces étranges animaux ailés qui volaient dans toutes les
directions. Roseline avait une vive répugnance pour les chauves-
souris...
Dans cette salle, où l'on ne marchait que sur le mortier des
murailles tombé et laissant voir la pierre nue, le jour arrivait
par quelques brèches récentes que les arbustes grimpants n'avaient
pas encore envahies de leurs draperies. La fillette jeta sa bran-
che dans un coin, où elle s'éteignit en fumant, et redescendit.
Elle recommença de nouvelles et infructueuses tentatives pour
ouvrir la porte. Par les larges interstices laissés entre les plan-
ches, elle regarda si Irma ne revenait pas... si personne ne se
trouvait à portée de la secourir. Elle poussa des cris, appela, et
fut effrayée de sa propre voix qui se heurtait aux murs et reten-
tissait avec d'étranges sonorités.
Découragée, elle vint reprendre sa place devant le foyer et
alimenta le feu en y jetant du bois: il fallait lutter contre l'obs-
curité qui s'épaississait!...
Au dehors, le jour allait tomber, et la crainte de demeurer enfer-
mée dans le donjon quand la nuit serait noire, créait à la pauvre
enfant des frayeurs anticipées.
Cependant elle s'arma de résolution et se décida à monter, —
si l'escalier était praticable, —jusqu'à la plate-forme de la tour,
pour faire de là des signaux à ceux qui pourraient l'apercevoir.
Le premier étage fut d'un accès assez facile. Roseline le trouva
plein de la fumée du tison qu'elle y avait jeté. Mais bientôt les
difficultés de l'ascension commencèrent. Des marches s'étaient
détachées par fragments et encombraient l'escalier tournant.
Il y avait des amoncellements, puis des vides avec un trou béant
et profond : en perdant pied, par les marches absentes dans les
parties inférieures de l'escalier, on pouvait rouler jusque dans
les souterrains.
La pauvre enfant, ouvrant des yeux agrandis par la terreur,
70 LE CALVAIREDE ROSELINE
avançait avec précaution, se cramponnait aux aspérités de la
muraille, bravait le dégoût que lui causait le contact des chauves-
souris troublées dans leur longue quiétude. Un de ces animaux
vint se coller-sur sa poitrine; elle poussa un cri, vacilla, puiseut le courage de détacher avec la main les petits doigts crochus
qui pénétraient dans sa robe.
Elle parvint enfin à la troisième salle, et regarda partout si
une chance s'offrait de recouvrer sa liberté ; mais elle ne vit les
bois environnant les ruines que par des brèches, et à travers des
plantes parasites : les fenêtres étroites de cette salle s'ouvraient
haut, obstruées d'ailleurs par les décombres et toute une végé-
tation.
Sans se reposer, elle entreprit encore l'escalade des degrés
conduisant à la plate-forme. On eût dit que de nouveaux obstacles
s'accumulaient à mesure qu'elle les franchissait. Plus d'une fois,
elle dut déplacer une pierre pour rétablir un degré au moins sur
deux ou trois qui manquaient. Elle n'y parvenait qu'au prixdes plus grands efforts, et ces pierres vacillaient sous ses pieds.
Enfin un air plus frais vint lui baigner le visage, lui annonçant
la fin de sa périlleuse ascension. Encore sept ou huit marches à
gravir... et elle prenait pied sur la plate-forme, où mille herbes
folles poussaient entre les interstices de la toiture, et de véri fa-
bles arbustes dans l'ouverture des créneaux.
Tout d'abord elle eut une sorte d'éblouissement. Le soleil, en
se couchant, reparaissait un moment encore à travers les nuages
empourprés d'un ciel orageux.
Le paysage était immense et le coup d'oeil splendide.
Mais Roseline porta toute son attention sur les environs du
manoir et de la tour des Hulolles. La forêt enserrait les ruines el
de très près. Ce ne fut qu'autour de la colline, dans les champset sur les chemins voisins, que la filletle vil des gens — des bû-
cherons qui revenaient chez eux après journée faite, des valets de
ferme rentrant les l'oins sur les grands chars aux lourdes roues,
des faneurs et des faneuses rapportant leurs fourches brillantes,
leurs grands râteaux de saule...
LE CALVAIREDE ROSELINE 71
La pauvre affligée leva les bras en criant... Mais personne ne
parut la voir ni l'entendre. Penchée tout au bord de la plate-
forme, dans la partie vide d'un créneau, elle agita un petit mou-
choir de couleur, espérant être aperçue par un groupe de cultiva-
teurs qui se dirigeaient en ce moment-là vers Granges, sur ce
même chemin suivi par elle et Irma quelques heures auparavant...
Ce fut encore en vain.
Tout à coup, elle vit venir du côté de la scierie ses bons vieux
amis Zacharie Rochesson et Basile Langronne. Elle les reconnut
très bien. Les deux robustes bûcherons cheminaient d'un pas
régulier... Que faire après tant de tentatives infructueuses? Elle
leva les bras, agita de nouveau son mouchoir, cria de toute sa
force... et fondit en larmes : ils ne la voyaient pas.
Ah ! on ne viendrait pas à son secours 1
Et Granges, bien lavé après la pluie d'orage, lui apparaissait au
couchant, visible dans ses moindres détails.
A travers ses pleurs, elle voyait comme si près d'elle le toit de
la maison de son père !... Un peu plus loin, dans leur entier, la
ferme et la minoterie de la Fresnaie...
Découragée, ses regards se perdirent au delà... Longeant le
village, le cours de la Vologne marquait le fond de la vallée à
travers de belles prairies bordées de grands peupliers, et mettait
en mouvement de proche en proche moulins et scieries. La vallée
ouverte et s'élargissant en amont de la rivière, lui laissait voir,
non loin de la Vologne, Jussarupt, Herpelmont, Laveline, Beau-
mont, Champ-le-Duc et bien d'autres centres d'habitation.
Parallèlement au cours d'eau, les hauteurs s'élevaient sur sa
rive gauche. Elles atteignaient leur point culminant auSpiémont.
Au sommet de cette montagne, le soleil allait bientôt disparaître.
En se tournant vers sa gauche, Roseline découvrit une suite de
gros villages et de hameaux jetés entre deux collines ou grimpant
à mi-côte.
Mais que c'était loin de la maison paternelle !
Plus à sa gauche encore, vers le midi, le bois de Fresse, les
forcis de Rougïmont et de Lyris boisées de hêtres, de chênes, de
LECALVAIREDE ROSELINE
frênes, de châtaigniers, se couvraient d'ombre. Du même côté,
dans le lointain, la chaîne des Faucilles, aux plateaux onduleux,
s'indiquait par une ligne bleuâtre...
Derrière le donjon, il était possible de distinguer encore, dans
les premières ombres du soir, le cours de la Corbeline, le chemin
de Gérardmer à Granges, et, au milieu de sites d'un caractère
alpestre, des amoncellements de roches granitiques. Çà et là, ces
mêmes roches utilisées faisaient des clôtures à de maigres champs
de seigle ou de sarrasin.
Les forêts de Lenvergoutte et du Planeau, celles de la Brande
et de Retournemer se montraient noires de sapins,—
garnissant
quelques-unes de ces collines qui se succèdent el s'échelonnent
en un immense gradin, avec des chalets au bord des précipices,
jusqu'à la ligne de partage de la Lorraine et de l'Alsace. Dans
ces hautes vallées où coulent le Neuné, la Jamagne, la Meurthe,
nombre de lacs réfléchissent la sombre végétation des mon-
tagnes.
Là, l'horizon était fermé par la puissante ligne de faîte des
Vosges, coupée de passages presque aussi élevés que les sommets,
et d'où se détachaient, grandioses, les massifs du Hohneck, du
col de laSchlucht, du Chaume de Balourde, des Hautes-Chaumes,
du col du Bonhomme, et tout au nord de cette ligne, le majes-
tueux Donon.
Mais, insensible à la beauté grandiose du panorama qui se
déroulait ainsi autour d'elle, grâce au lieu élevé où elle se trou-
vait, Roseline était dominée par une seule impression : la soli-
tude, la nuit s'étendant partout, et avec la nuit, pour elle l'aban-
don et l'effroi, pour son père les plus vives angoisses...
Elle voyait beaucoup de pays,— la pauvre petite, et même
beaucoup de gens,— et personne ne s'apercevait de sa situa-
tion...
Alors, elle descendit deux ou trois marches et s'assit sur la
pierre, décidée à passer la nuit eu cet endroit, exposée à tous les
vents, plutôt que d'altendre le jour dans une des salles voûtées
du ténébreux donjon.
LE CALVAIREDE ROSELINE
La faim... elle n'y pensait pas. Lorsqu'elle oubliait un instant
sa souffrance, c'était pour se figurer le tourment de son père —
caril l'aimait lui... et toujours s'inquiétait, se montrait soucieux
d'elle... S'aviserait-il de forcer Irma à dire ce qu'elle avait fait de
sa soeur ? Mais qui sait s'il n'était rien arrivé de fâcheux à Irma?
Depuis deux heures elle avait dû atteindre Granges : il n'en
fallait pas tant pour qu'on pût venir la délivrer !...
Si cette méchante fille allait faire la sourde oreille? mentir
sur ce qui s'était passé ? Comment supporter la frayeur de celle
nuit, dans cette horrible tour des Hulottes?
Les hulottes... elles commençaient à pousser, timidement
quelques cris dans les bois. Lorsqu'elle les entendrait à la nuit
close s'appeler entre elles comme des sorcières —hou!! hou 11
hou!!— elle aurait peur à en mourir. Elle se disait cela, la
triste enfant!
Non, la nuit serait trop longue à supporter. Elle aurait cessé
de vivre avant que le soleil se levât derrière les Vosges. Chacun
est comme il peut : elle ne se sentait pas brave.
Que faire, mon Dieu ! que faire ?
Roseline se roula sur les dalles, suffoquant, haletante, déses-
pérée. Et ses pleurs recommencèrent à couler : c'est encore lors-
que les larmes tombaient de sesyeux qu'elle souffrait le moins.
Pleurer la soulageait: son coeur paralysé par la crainte recom-
mençait à battre.
Quand elle n'eut plus une larme à verser, elle se prit à réflé-
chir, le menton dans sa main ; et sa réflexion lui donna la certi-
tude qu'elle ne pourrait pas achever la nuit dans ce donjon...
qu'il fallait chercher un moyen d'en sortir.
•Et elle chercha.
Au-dessus d'elle, se dégorgeant par le large tuyau de la che-
minée, la fumée du feu allumé dans la salle basse lui apporta sa
bonne odeur de bois brûlé. En fermant les yeux, elle avait l'illu-
sion du foyer dans la maison paternelle.
Une inspiration lui vint de là.
Elle monterait du bois sur la plate-forme-; elle allumerait du
s*
LE CALVAIREDE ROSELINE
feu... On verrailce feu-là, et T.on viendrait... Il n'élaitpas facile
certainement de redescendre dans les profondeurs obscures de la
tour et de remonter cet escalier avec une charge de bois dans
les bras... Maïs pourquoi hésiter... puisque c'était le seul, le
dernier moyen ?
La pauvre enfant exécuta ce qu'elle avait conçu. Elle osa des-
cendre ; elle tenta de faire une seconde fois la périlleuse ascen-
sion de la tour... Oh ! que de fois elle tomba sous son fardeau!...
Que de fois, plus écrasée par la peur que par le poids de sa charge,elle manqua le pied, roula deux ou trois marches et dut ramas-
ser une à une les branches d'arbres échappées de ses mains!
Appelant à elle toute sa résolution, elle parvint enfin au sommet
du redoutable donjon.
Grâce aux allumettes dont elle s'était munie, la flamme brilla
enfin, et ce phare d'un nouveau genre aurait certainement pro-
voqué bien des curiosités. Mais aux champs, aussitôt le repas du
soir achevé, le repos commence en vue du travail du lendemain :
il s'agit de réparer les forces... Tout dormait peut-être dans la
vallée et sur les coteaux.
CHAPITRE IX
LE SECOURS
Non, le sommeil ne s'était pas encore emparé de tous les
yeux.'
Jean Varin savait, par des enfants de son âge, que « la Roseline
était perdue » ; que son père était allé à sa recherche du côté des
Evelines, puis sur les pentes du Spiémont ; — tandis que Gene-
viève et Mathieu se dirigeaient vers le haut des Baumes et Mon-
Plaisir, s'informant d'elle dans tous les hameaux malgré l'heure
avancée de la soirée... - -•
Non, il ne pouvait pas dormiravec l'idée que sa cousine était
dans la peine... Du reste, le meunier et sa femme ne songeaient
pas davantage à s'aller coucher. Debout sur le seuil de leur porte,
ils écoutaient les rumeurs du village... Jean obtint la permission
d'aller aux nouvelles.
Il partit encourant, passa devant la porte tout ouverte de son
oncle Reuter, et à ce signe comprit que la petite n'était pas encore
retrouvée. Il poursuivit sa course à travers le village,et, arrivé du
côté des prairies du Tissage, d'où la vue s'étendait au loin, il vit
delà lumière sur le haut de la tour des Hulottes... plus que de la
lumière : un incendie, — comme si la vieille ruine avait pris feu.
Il rencontra le sellier Dinozé, qui revenait à chevauchon sur
son bourriquet gris d'ardoise, d'un petit champ à lui, situé à
deux lieues en amont delà Vologne. Il le reconnut, malgré l'obs-
curité, à sa grosse tête toujours coiffée en été d'un grand chapeau
de paille. Il n'eut plus de doute en l'entendant exciter de la voix
sa monture :
76 LE CALVAIREDE ROSELINE
—• M. Dinozé, c'est vous ! lui dit-il : bonsoir donc !... mais
regardez cette rougeur là-haut sur la tour des Hulottes.— Oui, je vois bien... je vois...
— Et les flammes qui dépassent les pierres sur la plate-forme...— Ah ! bien sûr, dit en riant le sellier, mon compère Hel-
bronner, le garde forestier, aura mis le feu à la cheminée de la
vieille cassinepour se sécher un brin, lui et son chien Pluton.
Un vaillant chien que ce Plulon ! Vois-tu, « ma fi », il n'a passon pareil pour la chasse aux fouines ; mais quand il a une fois
mordu, le ciel et la terre ne lui feraient pas lâcher prise...Il poursuivit :
— Mon compère aura été trempé par l'orage comme moi...
Quand je dis mon compère, c'est parce qu'il est le parrain de
Fifine.Mais ce feu dans la vieille tour aux Hulottes, j'ai déjà vu ça !
— Rien vrai, M. Dinozé ?
— Oui, oui, avec des étincelles qui se couchaient sous le vent
comme des gerbes de blé. Mais pourquoi n'es-tu pas au lit, à
cette heure, mon fi ?
— Tenez ! on dirait qu'on marche sur la tour... Ça se voit,
M. Dinozé, ça se voit.
— De !... les sorcières alors... qui font leur sabbat là-haut...
ou bien le vieux Juif, tu sais ? à qui on fait encore griller les
pieds pour lui faire dire où il a caché son argent... Mais lu veux
donc devenir astrologue... que tu examines les étoiles le soir, au
lieu de dormir sous le toit de ton père ?
Subitement la lueur s'éteignit.— Plus rien, murmura Jean désappointé.
Le sellier regarda en souriant du côté de la tour.
— Eh bien, mon fi, fais comme moi et mon bourriquet, re-
gagne ta paille...
Et le sellier fouetta d'une lanière de cuir la croupe de son bau-
det, laissant Jean fort perplexe.— C'était peut-être un signal, un appel, se disait-il ; oh ! si
c'était un signal !... Si Roseline était là... tandis qu'on la cherche
au fin fond du contraire ?
LE CALVAIREDE ROSELINE 77
Il pensa qu'en prenant un ancien chemin à degrés de bois
depuis longtemps délaissé,— un de ces chemins dont les bû-
cherons se servent dans les forêts des Vosges pour descendre au
moyen de traîneaux le bois coupé sur les hauteurs, '— il pourrait
parvenir très vite aux ruines...
Et, coupant à travers champs, franchissant des prairies et des
basses futaies, il aborda bientôt le Gadémont par le chemin de
« schlitte », bien raide et bien noir à cette heure...
Bien noir, car la nuit n'était- pas claire ; et puis, plus d'une
traverse de bois de ce chemin changé en torrent, était tombée
de vétusté. Jean ne se découragea point...
Malheureusement, à un tournant, le sol manqua tout à coup
devant lui, et il roula d'une hauteur de deux ou trois mètres. En
se relevant, il s'aperçut que son pied gauche était foulé. La dou-
leur devenait très vive. Que faire ? Il se déchaussa, serra sache-
ville avec son mouchoir dé poche... et se remit à monter.
—Oh ! il y a quelque chose, bien sûr ! Il y a quelque chose 1
murmurait-il pour s'encourager, oublier sa souffrance.
Il fallait maintenant qu'il « y eût quelque chose », afin qu'il
ne fût pas dit qu'il s'était foulé le pied pour rien. Sa conviction
étant fortifiée par l'accident même dont il était victime, et qui en
eut découragé un autre, il retrouva toute son énergie.
Jean souffrait de son pied, mais sa marche n'en était pas ra-
lentie. En quelques minutes, il allait atteindre la tour des Hu-
lottes. Si le feu allumé avait seulement duré un peu plus... pour
rendre moins obscur le sombre de la forêt !
El puis pourquoi ce feu avait-il cessé de brûler ? Autre sujet
d'inquiétude !
Pourquoi ? parce que, bien vile, la pauvre Roseline avait épuisé
la provision hissée au prix de tant de peines sur la plate-forme.
Quand l'enfant eut vu son'dernier brandon jeter sa flamme, elle
retomba dans toutes ses alarmes.
Le moins pénible pour elle, c'était de se pelotonner auprès
des braises, de couvrir sa tète d'un pan de sa robe... et d'attendre
le jour.
LE CALVAIREDE ROSELINE
Elle se prépara à le faire.
Mais si le bois ne donnait plus de flamme, il laissait échapper
beaucoup de fumée... Impossible de prendre place tout auprès. Il
fallait attendre, pour réunir les braises... Afin de se préser-
ver du grand air, elle descendit quelques degrés de l'escalier et
s'assit sur une marche.
Roseline se trouvait là depuis un bon quart d'heure, plongée
dans une somnolence faite de fatigue et de découragement, lors-
qu'elle entendit monter un cri par l'escalier en spirale.Elle se dressa vivement, et tout son sang se glaça.— Roseline ! dit une voix.
Son nom ! on l'appelait par son nom !
Dans son émoi, elle pensa aussitôt au huguenot à barbe blanche,
au vieux juif, à la dame blanche...
— Roseline! répéla la voix.
Mais non, ce ne pouvait être un fantôme, c'était bien une réa-
lité, -—puisqu'on l'appelait par son nom... On venait à elle,
enfin...
Elle descendit quelques marches, puis les remonta brus-
quement, reprise de peur... Cet escalier noir... ces salles à
traverser... Elle courut à une archôre de créneaux et prêta
l'oreille.
— Roseline... es-tu là? demanda la même voix, — mais qui
venait du dehors.
Elle poussa un cri dans lequel passa toute son âme. Ce cri,
c'était la joie de la délivrance, la fin de ces terreurs qui l'oppres-
saient, un élan de reconnaissance.
La filletle n'hésita pas davantage. Elle s'élança dans l'escalier,
dissipant toutes les créations fantastiques de son imagination et
préoccupée seulement delà crainte de faire une chute. Heureu-
sement, elle commençait à le connaître cet affreux escalier : il
s'était tellement gravé en son esprit avec tous ses dangers, qu'elle
pouvait presque s'y diriger sûrement dans la nuit...
Les sallesélaienl plus obscures encore, —plus effrayantes.
Mais Roseline ne s'arrêtait plus à réfléchir. Son sang bouillon-
LE CALVAIREDE ROSELINE
nait, son coeur battait à se rompre... Elle allait, elle allait tou-
jours devant elle...
Arrivée au premier, sans un regard vers la large baie qui ou-
vrait sur la salle, elle cherchait en. tâtonnant les dernières mar-
ches à descendre, lorsqu'elle entendit une fois encore son nom,
mais très près d'elle, et presque aussitôt la chute d'un corps et
des exclamations de douleur.
C'en était trop pour la malheureuse enfant. Elle s'affaissa sur
ses genoux tremblants et éprouva une défaillance.
Voici ce qui venait de se passer au pied du donjon.
Jean entendant les éclats d'une voix et du bruit dans l'escalier
avait escaladé la muraille en s'aidant des fortes liges noueuses
du vieux lierre qui l'enveloppait de son réseau. Il put ainsi, mal-
gré son pied foulé, atteindre une des hautes fenêtres de la tour.
Il s'y accrocha, décidé à pénétrer à l'intérieur par cette ouvcr-
Ellcse dressavivementet tout son sang se glaça.
SO LE CALVAIREDE ROSELINE
ture. Une barre de fer rouillée, scellée horizontalement, était
tout ce qui restait d'une ancienne grille. Jean saisit la barre à
deux mains, et il allait s'élancer sur la pierre d'appui de la
fenêtre ogivale, lorsque la barre ploya sous son étreinte,
comme du plomb... et cassa.
Jean tomba de la hauteur de cinq à six mètres au milieu de
vigoureux chardons qui lui déchirèrent ses habits et le mirent
en sang. La première douleur, très vive, lui arracha les plaintes
que Roseline avait entendues.
Combien de temps dura l'évanouissement delà pauvre petite !
Qui eût pu le lui dire quand elle rouvrit les yeux ? Elle poussa
un cri d'effroi, en se retrouvant dans cet endroit odieux, et elle
se laissa glisser sur les degrés de pierre.
C'est ainsi qu'elle parvint au pied de l'escalier ouvrant sur la
salle basse.
— Roseline 1Roseline! dit encore la voix qui l'avait tant im-
pressionnée.
Son nom lui venait cette fois à travers les ais de la fermeture.
Elle allait répondre, elle se tut et s'arrêta, se dissimulant dans
l'ombre que faisait la haute et profonde cheminée.
Elle s'arrêta, parce qu'elle venait de reconnaître cette voix.
C'était la voix de son cousin Jean Varin.
Ah ! pourquoi lui! Puisque son père ne voulait pas qu'elle
parlât à son cousin?... Pourquoi fallail-il que le secours lui vînt
par celui de qui elle devait le moins l'attendre, le recevoir avec
le moins de plaisir? Son père serait heureux delà retrouver,mais
certainement affligé de la retrouver par l'aide de Jean. Mieux
valait garder le silence, que de créer à son père ce nouveau
chagrin... Ce silence, il est vrai, c'était l'abandon dans cette
salle noire ; c'étaient toutes les terreurs revenues, l'obligation de
rester clouée là, à celteplace,— car elle n'oserait jamais remonter
sur la plate-forme. Mais puisque Jean était venu... ses parents à
elle, qui sûrement la cherchaient, ne viendraient-ils pas? Si Jean
avait vu le feu allumé sur la tour, d'autres avaient pu le voir
aussi... Jean plus alerte — ce brave Jean! — avait couru plus
LE CALVAIREDE ROSELINE 81
vile, voilà tout. Les autres étaient en chemin, son père, et aussi
sa bonne Geneviève... Elle attendrait.
— On ne veut donc pas me répondre ? demanda Jean du
dehors.
La voix était douloureuse parce qu'il était peiné de ce silence,
plaintive parce qu'il souffrait de son pied,de ses mains écorchées
et saignantes, de son visage déchiré par les ronces...
Il frappa violemment dans les planches de la porte, en pous-
sant un cri de colère et de tristesse.
Puis il pensa :
— S'il n'y a pas de réponse... c'est que c'est bien Roseline
qui est enfermée là, oui... c'est elle! Elle aura beau faire la
mijaurée, c'est grâce à moi qu'elle sortira d'ici !
Et, sans plus s'attarder, il descendit la colline, —par ce même
chemin qu'avaient pris les deux fillettes courbées sous la pluie
d'orage.
N'entendant plus rien, craignant de n'être plus protégée par
la présence d'un vivant au dehors de cette tour maudite, la
petite se sentit assaillie de nouveau par toutes ses peurs. Il lui
semblait aussi bien cruel de ne montrer aucune reconnaissance à
qui était venu jusqu'à elle, fût-ce son cousin Jean. Elle quitta
l'ombre où elle se dérobait,les braises du foyer distribuant devant
la cheminée une pâle lueur, — et courut à l'huis.
— Jean, dit-elle timidement et repentante.
Jean était loin déjà...
Elevant la voix, elle répéta ce même nom, et ne reçut aucune
réponse.
Alors elle se colla contre les planches de la fermeture, toute
prête à entrer en communication avec ceux qui viendraient la
chercher, et un peu réconfortée maintenant par la certitude de
n'être pas oubliée.
Longtemps, en écoutant elle n'entendit plus que les cris des
oiseaux de nuit et les glapissements des renards à l'affût dans la
forêt.
LECALVAIREDEROSELINE 6
8a LE CALVAIREDE ROSELINE
Moins d'une demi-heure après avoir quille la lour, Jean
arrivait devant la demeure de son oncle Sébastien.
La porte en était restée ouverte. Une lampe brûlait sur la table,
dans la grande cuisine où la famille prenait d'ordinaire ses
repas. Un silence de mauvais augure régnait dans la maison. Au
premier, une autre lampe brûlait dans une chambre dont la
fenêtre n'était pas fermée. La fermière Catherine allait et venait
dans celle pièce, se montrait un instant à la fenêtre, jetait un
coup d'oeil à droite et à gauche, et disparaissait aussitôt.
Jean comprit que Roseline n'était pas encore retrouvée. Mais
il n'osa pas entrer dans la maison de son oncle, pour dire ce
qu'il soupçonnait d'avoir découvert.
Il se tenait attentif près de la porte, lorsqu'il perçut le bruit
d'un pas léger. Son coeur battit: ce n'était pas Roseline.
C'était Irma : il la reconnut à la lueur venue de la cuisine.
Jean alla au-devant de la petite paysanne.— Eh bien ? lui dit-il à demi-voix.
— Eh bien ? répéta la fillette, qui reconnut Jean.
— On ne la trouve donc pas ?
— On ne la trouve pas, non.
Jean, qui la dépassait de toute la tête, la toisait, ce qui ne pro-
mettait rien de bon.
— Je sais où elle est, moi, fit-il.
— Tu sais où elle est, toi ?
— Et je sais aussi qui l'a enfermée dans la tour des Hulottes,
ajouta Jean, dont la voix grossissait et devenait menaçante.
— Ce n'est pas moi toujours, répliqua Irma.
— C'est toi, au contraire ! Oui, c'est toi, méchante mouche
noire !... El lu vas aller le dire tout de suite à son père... ouje te
battrai de la belle manière !
Jean avait saisi la fillette par ses deux bras et la secouait vio-
lemment.
Irma fui bien tentée de crier,— mais prudemment elle s'en
garda.—
Promels:tu ? reprit le jeune garçon.
LE CALVAIREDE ROSELINE 83
— Qu'est-ce que j'y peux, moi, si la porte s'est fermée toute
seule !
— Toute seule?... Alors lu devais l'avouer en rentrant à la
maison !..
— Je croyais que quelqu'un lui ouvrirait... Et puis j'avais
peur du gros chien de garde.
— Menteuse! lui dit Jean, visage contre visage. Puis il la
lâcha en ajoutant : C'est assez causé. Va vite. Arrange-toi comme
tu voudras, et que Roseline soit tirée tout de suite de l'en-
droit où elle est enfermée... ou je vais te dénoncer à tes parents,
atout lemonde... Et je le promets en plus de te doubler dans un
petit coin ce que lu recevras de mon oncle.
Moitié surprise, moitié crainte indéfinissable, Irma vint à
composition.— Qu'est-ce que je dirai ? demanda-t-elle.
Menteuse1lui dit Jean.
84 LE CALVAIREDE ROSELINE
— La vérité, pardi!... Te voilà bien embarrassée! Tu sais
mieux mentir, n'est-ce pas? Cours vite, va... dépêche-toi...
Elle obéit, s'échappa en courant; et Jean qui guettait enten-
dit bientôt Catherine Reuter— celle qu'il ne pouvait se décider
à appeler sa tante —pousser des exclamations, gronder Irma,
se précipiter sur elle pour la frapper— sans l'atteindre ; puis
enfin appeler un des valets de labour pour l'envoyer dans la
direction prise par le père de Roseline.
Alors seulement Jean revint à la Fresnaie. Son père et sa
mère poursuivaient leur pénible veillée. Tous deux accoururent
vers leur garçon. .
— Eh bien?
— Elle est retrouvée, dit Jean.
— Elle est là ? dirent à la fois Daniel Varin et sa femme.
— Non... mais on va aller où elle est. C'est moi qui l'ai
trouvée, père...
A la clarté delà lampe, la meunière vit le désordre des vête-
ments de Jean, son pied déchaussé et bandé, ses mains et son
visage déchirés et saignants.— Eh là ! mon Dieu, qu'est-ce qu'il t'est donc arrivé ! s'écria-
t-elle.
— Tu t'es battu ? demanda Daniel.
Jean soUrit :
— Battu avec personne, père... à moins que les revenants
m'aient poussé...— Les revenants ?
— Oui, ceux de la tour des Hulottes.
— Tu viens donc de si loin, mon pauvre Jean ? dit MmoVarin
— Oh ! ça en est une d'histoire !
— L'essentiel, c'est que Roseline soit retrouvée, observa le
meunier. Va te coucher, mon garçon ; demain il fera jour -et tu
nous conteras ça.
Jean prit respectueusement congé de ses parents et monta dans
sa chambre. Sa mère vint l'y rejoindre quelques minutes après,
lui apportant de l'eau salée et des linges pour bander son pied.
LE CALVAIREDE ROSELINE 89
Pendant qu'elle baignait le pied meurtri, Jean raconta à sa
mère ce qu'il avait fait et reçut son entière approbation.
Quand la meunière se retira, elle dit à son fils :
— Et tu n'avais pas peur, Jean ?
Pas du tout, mère, répondit-il, émerveillé lui-même de son
propre sang-froid.
Jean ne se coucha pas.
Il suivit attentivement le va-et-vient qui se produisait devant la
maison de son oncle Sébastien. Puis, le silence se fit. On était
parti avec des lanternes dans la direction du Gadémont...
Une heure après minuit, on revint en troupe à travers le village.
Il y eut encore bien du mouvement; enfin, les lumières s'éteigni-
rent une à une chez le fermier Reuter.
— Comme c'a été long 1 murmura le jeune garçon. Dans quelétat Font-ils trouvée, ma pauvre petite Roseline ?...
Très inquiet, il souffla sur sa lampe de plomb et gagna son lit.
Mais il rêva, le restant de la nuit, qu'il se battait avec des fan-
tômes sur la tour des Hulottes, et qu'une femme noire qui res-
semblait à Catherine Reuter le précipitait d'en haut dans les
pierres mêlées de ronces qui jonchent l'emplacement de l'ancien
manoir.
CHAPITRE X
L'ENFANT MALADE
Roseline avait été rapportée mourante.
Il avait fallu ouvrir à coups de hache, briser la fermeture qui
l'emprisonnait. La pauvre enfant à bout de courage s'était de nou-
veau évanouie, en perdant l'espoir d'êlre secourue tout de suite,
et avait glissé en bas des madriers...
Son père la releva et l'emporta dans ses bras, laissant derrière
lui et Geneviève et Mathieu Maréchal, rencontrés revenant fort
désappointés au village, et Irma aussi qui, une fois entrée dans
la voie des aveux, se dédommageait du silence gardé. Elle avait
eu peur d'être grondée, disait-elle, pour une faute involontaire,
bien décidée à tout dire si Roseline ne rentrait pas... Naturelle-
ment, elle ne parlait pas des menaces de Jean.
Sa mère, après la colère du premier moment, finit par admirer
la franchise de sa filletle.
Mais Irma ne devait pourtant pas s'en tirer à si bon compte.
Roseline, bouleversée par tant d'émotions, se réveilla le lende-
main sérieusement malade. Elle dut garder le lit, en proie à une
fièvre intense, mêlée de délire. Irma se promit de veiller sur ses
moindres actes pour éviter d'êlre rigoureusement punie.
C'est en vain qu'un beau soleil brillait vers l'orient, et que ses
rayons pénétraient à travers la fenêtre de la petite chambre de
Roseline, éclairant d'une auréole la tête de l'enfant abandonnée
sur son oreiller...
Sébastien se tenait auprès du lit de sa fille.
Assise à côté de lui, Geneviève observait Roseline et vovait
LE CALVAIREDE ROSELINE 87
parfois ses lèvres s'agiter. Elle l'entendait répéter tout bas le
nom de Jean, mêlé à celui de son père et à celui d'Irma. De temps
à autre la petite tressaillait soudain et convulsivement, elle criait :
«Le gros chien ! le gros chien ! Irma! oh! j'ai peur... je veux
m'en aller! ! » Elle levait les bras qui retombaient un moment
après, sans force sur son lit.
Sébastien, il faudrait aller chercher le médecin, conseilla
Geneviève.
Le père l'envoya quérir par Irma; et le docteur Galonnier ne
tarda pas à venir.
Il regarda attentivement l'enfant. Sa haute taille ne se plia
point comme sous le coup d'un fardeau trop lourd pour lui, sa
longue face ne s'allongea pas, la moue de ses lèvres n'eut rien
d'inquiétant, ni l'expression de ses yeux gris. Il ramena ses che-
veux des deux côtés sur ses tempes, et déclara enfin qu'il fallait
à la pelile le repos le plus absolu. 11 affirma que le délire cesse-
rait de lui-même ; mais il dit aussi que l'enfant n'offrait pas beau-
coup de résistance au mal. Cela seul l'inquiétait... Elle serait
longue à se remet! re de cette terrible secousse.
La fièvre dura plusieurs jours avec une violence extrême ; la
pauvre Roseline respirait avec peine.
Sébastien restait près de sa fille sans bouger; on le retrouvait
là à toute heure, la tête entre ses mains.
Cet homme habitué à écarter tout souci trop vif, passablement
rude aussi de caractère, se montrait abattu par le chagrin. A chaque
soupir de l'enfant, il s'approchait doucement du lit, et il trouvait
dans sa propre voix les inflexions les plus douces pour lui parler.Geneviève le surprenait l'entourant de petits soins, soulevant les
draps de toile qui pesaient sur le petit corps amaigri, arrêtant les
aiguilles de la vieille, horloge de bois dont le tic-tac devenait
parfois fatigant.
Roseline suivait tous ses mouvements de ses yeux pleins de
tendresse, agrandis démesurément par la maladie.
Et la bonne Geneviève aussi était émue et touchée, et elle en
aimait davantage son parent.
88 LE CALVAIREDE ROSELINE
Un matin Roseline allait mieux... Elle put s'asseoir sur son lit ;
et ce jour-là elle regardait par la croisée entr'ouverte de sa
chambre, quand Florizel dit le Gaucher, le berger de son oncle
Daniel, passa devant la maison suivi de son troupeau de moutons
et de ses deux chiens noirs. Il se rendait aux champs, son sac de
toile bise arrondi sur la hanche et sa corne, de berger passée en
sautoir. Roseline, l'oeil brillant, le suivit du regard jusqu'à ce
qu'il eût disparu... Cela la ramena en pensée à la Fresnaie, et au
bout d'un moment elle parut se rappeler une chose oubliée... un
souvenir de la veille...
Son père venait d'entrer dans sa chambrette.
— Père... lui dit-elle.
Elle hésitait un peu, puis résolument :
— C'est Jean, n'est-ce pas ?...
— Quoi donc ?' Quel Jean ?
— Mon cousin Jean... C'est lui qui est venu vous chercher,
père, le jour où j'étais enfermée... là-bas ?...
— Mais non, ma Roseline.
— Comment m'avez-vous retrouvée alors ?
— C'est Irma, qui a dit où tu étais.
— Alors... ce n'était pas Jean?... murmura tout bas la
petite malade avec un soupir, et comme se parlant à elle-
même...
Un moment Sébastien crut que la fièvre revenait de nouveau.
Un autre jour Roseline lui demanda encore :
— Père... si je mourais... si j'allais avec maman... est-ce
que ça vous ferait beaucoup de chagrin ?
Sébastien fut bouleversé.
— T'en aller, toi... ma fille I... Me laisser tout seul !... reprit-
il tout tremblant et en se levant de sa chaise.
Il sortit de la pièce et tomba sur un banc, sans entendre la voix
de Roseline qui lui disait.
— Oh! mon cher papa, je resterai toujours, toujours avec
vous...
Enfin l'enfant alla mieux, et Geneviève demanda un jour au
LE CALVAIREDE ROSELINE 89
médecin si l'on pouvait laisser venir auprès d'elle ses petites
camarades qui demandaient à la voir.
Et le docteur Galonnier ayant donné cette permission, à con-
dition toutefois de ne pas fatiguer la convalescente, le lendemain
Fifine Dinozé, Loulette Mansu et la petite Catiche montrèrent
leurs nez roses et leurs yeux brillants à la porte de la chambre
de Roseline, lui disant en parlant toutes à la fois : —Bonjour,
Roseline ! Comment vas-tu, Roseline ? Et d'autres petits mots
d'amitié, balbutiés, timides qu'elles étaient devant l'appareil de
la maladie.
Et ma soeur Irma, demanda la malade, elle n'est donc pas
venue ?
— Tu veux la voir ? dit Sébastien ravi.
— Oui, père.
Alors Irma, qui n'était pas loin, entra à son tour ; elle s'appro-
cha et dit :
— Vrai,bien vrai, Roseline ; c'est le vent qui a fermé la porte...
tu sais?
Et de son oeil noir et dur elle étudia l'effet de sa déclaration.
Mme Reuter entra à ce moment, apportant une bonne soupe
grasse qu'elle remit à Geneviève pour la malade ; et craignant pour
elle la fatigue, elle fit sortir tout le petit monde, qui dégringola
en criant : C
— Au revoir, Roseline! A demain, Roseline! Nous reviendrons
demain !
Mme Reuter sortit la dernière de la chambre, entraînant avec
elle sa fille Irma.
— Tout de même, maman, lui dit celle-ci, je suis contente quema soeur Roseline ne soit pas morte...
Décidément Irma avait des remords de sa méchante action ;les reproches et les menaces de Jean avaient porté fruit.
Le lendemain Roseline commença à se lever.
A la Fresnaie, les bons parents de Roseline s'efforçaient de se
renseigner chaque jour sur l'état de la chère enfant. On avaitdes nouvelles par Geneviève ; mais le plus souvent, c'est Jean qui
6*
90 LE CALVAIREDE ROSELINE
était lancé à travers le village pour recueillir des informations.
Parfois, il s'arrangeait de manière à se trouver sur le chemin du
docteur Galonnier... Rien que le docteur fût peu communicatif,il ne pouvait se dispenser de dire un mot sur l'état de la petiteà son cousin. Et tout d'abord, il se montra peu rassurant.
Mais on était enfin tiré d'inquiétude, et ce fut un grand soula-
gement à la Fresnaie où l'activité s'était un moment visiblement
ralentie.
Là, cependant, autour de Daniel Varin et de sa femme, tout
était parfaitement ordonné, admirablement réglé. Il fallait de
l'imprévu pour que chaque journée ne ressemblât pas à la journéede la veille...
Bien que Anne-Marie n'eût rien de très aérien, elle s'éveillait
toujours avec les alouettes. Elle ne manquait jamais, dès la pointe
du jour, d'avoir son premier accès de toux... auquel répondaitaussitôt le chien de garde en aboyant. A ce signal bien connu,
tout s'agitait dans la ferme, — car on savait que la vieille ser-
vante, à qui rien n'échappait, était tout à la fois dans l'écurie, aux
étables, aux granges, sans en oublier pour cela ses fonctions à
la cuisine, où elle préparait la soupe des ouvriers et des domes-
tiques.
André la Jeunesse, en manches de chemise, poussait le contre-
vent de sa petite lucarne, chaussait ses gros souliers à doubles
semelles, et descendait à la bluterie appeler ses garçons.
Florizel, le Gaucher, ouvrait ses bergeries ; et les brebis avides
de mouvement s'éparpillaient dans la grande cour. Puis, c'était
Annette coiffée d'une gribige bien blanche, serrée dans sa robe
à raies bleues et rouges, son tablier toujours très propre, qui
courait quatre à quatre donner de l'avoine aux poules.
Ce qui n'empêchait pas Anne-Marie de lui dire :
— De mon temps, ce n'étaient pas les vieilles qui réveillaient
les jeunesses...
Et à Sylvine la petite gardeuse d'oies qui se montrait la der-
nière, arrivant lentement :
— Dormir trop longtemps, bouffit les joues des filles. —
LE CALVAIREDE ROSELINE 91
Svlvine était maigre comme un échalas, — et Anne-Marie ajou-
tait : Ma mie, la paresse est un des sept grands péchés.
Presque chaque matin, dès la première heure, devant le mou-
lin était amené un fort attelage de quatre chevaux rebondis,
surchargés de grelots, prêts à enlever une énorme charrette bon-
dée de sacs de farine.
Allons ! allons ! vivement, Pierre, Gédéon, de l'entrain,
mes garçons!... Et le dernier vivant héritera de l'autre! disait
André, s'adressant aux deux Goliaths aux barbes enfarinées,
occupés de fixer la bâche de toile destinée à protéger les sacs.
Et Barthélémy, qui aimait ses chevaux, les bras nus jusqu'à
l'épaule, la calotte de cuir sur l'oreille, indiquait le nombre de
lieues, et ne manquait jamais d'ajouter :
— C'est à faire au pas... et quatre chevaux à ne pas quitter
de l'oeil, vous entendez?
Tout étant terminé, les deux garçons meuniers allaient mettre
leurs blouses neuves et prendre leurs grands chapeaux.—
Anne-Marie, disait alors André, si la soupe est prête, voilà
des gens disposés à la manger chaude.
Et quand les deux hommes se levaient vivement de table, la
soupe avalée, la vieille servante leur donnait un sac de toile
lessivée, bourré de pain et de lard pour le voyage.— Gédéon, la miche est tendre, et le lard frais, disait Anne-
Marie. Vous marchez bon pas, ajoutait-elle.— On va comme ça !... A vous revoir, Anne-Marie !
D'ordinaire, les domestiques, tous réunis pour la soupe du
matin, échangeaient de libres propros, les maîtres n'étant pasavec eux pour ce repas. Depuis bien des jours l'entretien roulaitsur la petite Roseline malade.
— On dit que la fille à maître Sébastien est comme guérie,put enfin dire un jour Sylvine. J'ai rencontré hier aux champsMathieu, leur garçon de labour; c'est lui qui me l'a assuré.
— C'est le fils à notre maître qui va être contentque sa petitecamarade d'autrefois soit tirée de danger ! observa Annelte.
— Pauvre Jean, il était quasiment comme fou, un jour que
02 LE CALVAIREDE ROSELINE
le médecin avait dit que la petite n'était pas bien du tout. Jean
disait à sa mère qu'il voulait aller la soigner.•— De !... C'est qu'elle a bien manqué de ne pas en revenir,
tout de même, fil Barthélémy.— Tous les soirs, la maîtresse et notre Jean vont attendre
Geneviève, là-bas, derrière la grange à Sébastien, pour savoir
comment va là «gâchette »... Oui, notre bonne maîtresse Lisbeth
a pleuré plus d'une fois, je vous le dis.
— C'est pourtant la fille de sa marâtre qui est cause de tout.
— Faut qu'elle soit endiablée tout de même pour avoir enfermé
la pauvre « afans » toute seule avec les hulottes.
— C'est méchant, ça ï
— C'est méchant, oui, c'est méchant, dit André en faisant cla-
quer son couteau ; mais avec l'âge, voyez-vous, ça changera.
Alors Anne-Marie, qui regardait quelques brebis bêlant devant
la porte, en attendant le berger, se mit à dire :
— Attention à cette brebis noire 1 Jetez-la dans la rivière,
lavez-la à pleine eau avec du savon : noire elle est, noire elle
restera.
Personne ne répliqua à cela, il ne faisait pas bon contredire
Anne-Marie.
— Qui donc qui l'a bâtie la tour des Hulottes? Vous devez le
savoir vous qui êtes une savante, Anne-Marie? fit Sylvine...
La vieille servante, occupée à lui mesurer le pain et le lard
qu'elle devait emporter pour son dîner de midi — en compagnie
des oies, —répondit d'un ton plein d'autorité :
— Ga ! C'est la femme du roi Dagobert...
Une exclamation s'éleva, poussée par plusieurs voix étonnées :
— Du roi Dagobert ?
— Oui, la « douce dame », comme on disait aussi, fit Anne-
Marie.
— Vous l'avez connue ? demanda Annette.
— Oh ! pour quant à ça !...je ne peux pas m'en flatter.
— Vous êtes peut-être trop jeune, dit Sylvine.— Un brin, fil la vieille servante. Elle ajouta : Mais c'est assez
LE CALVAIREDE ROSELINE 93
« dâ'ïer » comme ça de si grand matin : nous ne sommes pas au
veilloir pour que chacun dise la sienne. Voilà ton sac, Sylvine...
Allons, preste!... Qu'on se dépêche de mener les oies a la pâ-
ture. . Et maintenant que la « gâchette » est guérie, quand tu
rencontreras le laboureur de chez Sébastien Reuter, tourne la tête
d'un autre côté. De! nos gens n'ont rien à démêler avec ceux-là...
Deux minutes plus tard, Sylvine, sa gaule à la main, son tricot
sous le bras, excitait delà voix son petit troupeau palmé, pre-nait le chemin des champs, tandis qu'André, le dos courbé, un
sac de grains sur l'épaule et le poing arc-boulé sur la hanche,
commençaitla journée en faisant grincer sous ses semelles ferrées
le sable de l'allée qui conduisait au moulin.
CHAPITRE XI
LE COLLIEHDE PERLES
Sachant que sa nièce se rétablissait fort lentement, Daniel
Varin faisait tout son possible pour retarder le départ de son
beau-frère.
Il eût voulu l'empêcher de consommer la vente volontaire de sa
ferme, et il s'ingénia à lui susciter dans ce but toutes sortes de
difficultés. Le papier timbré remplit son office, et la route de Cor-
cieux à Granges fut sillonnée tout le temps par des huissiers. Il
en venait même de Saint-Dié, porteurs de significations de juge-ments.
Tout cela portait à son comble la colère de Sébastien. En
vérité, il venait de dépenser auprès de Roseline tout ce qu'il avait
de sentiments affectueux. Il tenait à vendre ses champs avec
la récolle sur pied; et il se voyait forcé, par tous les empêche-
ments du riche meunier, de couper ses regains, défaire ses mois-
sons, de battre son blé... Et cependant son hôtellerie et quelques
terres louées réclamaient sa présence.
Aussi lui et Mathieu, son garçon de labour, élevé au rang de
sommelier du ce Faisan Doré », se croisèrent-ils souvent sur les
chemins avec les huissiers dépêchés à Granges vers le futur hôte-
lier.
Sébastien s'emportait contre son beau-frère. Il répétait
aux gens du village que le vieux ce renard » ne visait qu'à le
ruiner.
Le maître de la Fresnaie, à qui l'on venait rapporter ces
méchants propos, se défendait de son mieux, et finissait par
LE CALVAIREDE ROSELINE 95
déclarer qu'il ne voulait plus entendre parler de Sébastien Reuter.
Enfin, dans les premiers jours d'août, arriva à Granges la pièce
dont Sébastien avait besoin pour mettre en vente sa maison, les
terres qui lui appartenaienten propre et ses meubles.
Pour les paysans, qui tiennent de toutes les fibres de leur âme
au sol où ils sont nés, où ils ont grandi en taille et en force, où
leurs parents ont travaillé à améliorer la terre, c'est un chagrin,
presque un affront public, devoir des étrangers s'établir au milieu
d'eux des étrangers nés à quelques lieues de là... Cela leur
empoisonne la joie, aux natifs du terroir, de voir mettre en vente
des biens qui peuvent être adjugés par autorité de justice au pre-
mier venu, quand ils seraient si heureux, en procédant à l'amia-
ble, d'arrondir leur patrimoine, ou d'établir un enfant dans leur
voisinage. Ils se montrent dans des dispositions telles qu'ils écar-
tent les acheteurs qui ne sont pas du pays.
C'est ainsi que la maison de Sébastien et la plus grande partie
des prairies situées en arrière des bâtiments purent être acquises
par le riche meunier de la Fresnaie, ce qui ne manqua pas
d'augmenter le dépit de Sébastien.
Quelle n'eût pas été sa colère, s'il avait pu se douter qu'une
moitié de ces prairies serait dans un avenir prochain expropriéeà beaux deniers pour la création de la voie ferrée d'Epinal à
Gérardmer!
Quoiqu'il eût retiré de la vente le prix sur lequel il pouvaitraisonnablement compter d'après son estimation, il se plaignitbien fort d'avoir été dupé.
On le laissa dire tant qu'il voulut, personne ne s'associa à ses
récriminations.
Sébastien fit tambouriner pour le jour suivant une vente de
meubles, de toile de lin et de chanvre, et même de linge de corps ;enfin une toilette de mariée.
Maître Stanislas Gemaingoutte, commissaire priseur venu deCorcieux pour cette vente, de grand matin se tenait déjà deboutsur une futaille, invitant de la parole et du geste la foule quiremplissait la maison.
m LE CALVAIREDE ROSELINE
—Allons, Mesdames, un peu de courage, voilà un dévidoir
en poirier tout neuf, un rouet et deux quenouilles... mise à prix
dix francs...
•—Cinq francs ! dit une voix dans la foule.
— Une fois, deux fois... personne ne dit plus rien?...
— Six francs ! dit une autre voix, — une voix de femme.
Le commissaire priseur leva son marteau, et le laissa retomber
avec la formule sacramentelle :
— Adjugé le dévidoir à dame Gertrude Lehmann !
On venait d'apporter une riche toilette de noce, toute de soie.
Daniel se montra si décidé à surenchérir que les plus déter-
minés abandonnèrent la partie, et la toilette de noce lui fut
adjugée.
11 prit religieusement chaque pièce l'une après l'autre, les
plia très soigneusement, et enveloppa le tout dans une toile de
lin. On devine que c'était la robe et les autres parties du vête-
ment de mariage de la mère de Roseline, —qui s'appelait Rose
line aussi.
—N'ya-t-il pas également un collier de petites perles de la
Vologne... à deux rangs ? demanda Daniel à son beau-frère. J'en
donnerais volontiers le prix.— Oh ! fit eu ricanant Sébastien, quant au collier de perles...
il y a beau jour que...
Il n'acheva pas ; mais chacun des assistants put croire que le
collier de perles avait été vendu pour boucher un Irou... si ce
n'est pour déboucher quelques bouteilles de plus.En entendant son beau-frère parler ainsi, le front de Daniel se
creusa entre ses sourcils contractés. Deux plis amers se dessinè-
rent aux coins desabouche. Mais, dans la crainte d'éclater, il se
garda de faire aucune réflexion. 11fenditla foule et quitta la salle
où se faisait la vente ; mais on voyait qu'il était réellement
affligé.
Devant la maison, sur le banc de pierre, la pâle Roseline,oubliée et comme abandonnée, était assise. Depuis bien des
semaines, pour la première fois, elle descendait. Mais, sa fai-
LE CALVAIREDE ROSELINE 97
blesse aidant, tout lui semblait douloureux dans ce bruit qui se
faisait autour d'elle et dans cette maison qu'on allait quitter.
Elle avait soupiré d'abord longuement, puis les larmes avaient
coulé.
Qu'as-tu, mon enfant? lui demanda son oncle.
Les yeux de la fillette se levèrent brillants et craintifs vers lui,
mais sans cesser de pleurer, sans répondre.
Daniel s'empara d'une de ses mains et la garda dans lessiennes. Et, s'asseyant sur le banc de pierre, il l'attira à lui.
Malgré la résistance qu'elle lui opposait, il la serra sur sa
poitrine, et, appuyant sa barbe contre la joue mouillée de larmesde la petite fille, il lui dit tout bas :
—Roseline, ma chère petite, qu'est-ce que tu as?., comme
le voilà pâle et menue! Te soigne-t-on? s'occupe-t-on de toi?L'enfant continuait de pleurer sans répondre.— Je voudrais l'être utile, repr^Mhïèl'^mais cela ne m'estLECALVAIREDEROSELINE / >' ''' -X-
lïoseline,ma chèrepetite1qu'est-ceque tu as?
98 LE CALVAIREDEROSELINE
pas permis, Iule sais... Quand tu seras grande... tu vois cette
enveloppe?... elle contient la robe de noce de ta mère ; cette robe
sera pour toi, je te la garde. Sois bien sage, ma petite perle, et
rappelle-toi que tu as encore un protecteur en ce monde:.. Tu ne
me comprends pas ? Unjour tu nie comprendras... Mais cesse de
pleurer, enfant; et surtout ne manque pas, avant ton départ
pour Haute-Fontaine, de venir nous dire adieu à ta tante Lisbeth
et à moi... et à ton cousin Jean aussi, ajouta le meunier.
Il se leva, essuya les yeux de Roseline, et lui dit adieu en
l'exhortant à la résignation. Comme il allait s'éloigner, Gene-
viève sortit du verger, apportant des fruits à la fillette. Cela
réjouit le coeur du bon Daniel.
Alors, avant de s'en aller, il fit promettre à Geneviève de
rester auprès de sa nièce, quelque ennui qu'elle pût éprouver
d'autre part; de continuer de veiller sur elle, de prendre tous
les soins que réclamait son état pour un complet rétablis-
sement.
L'excellente femme s'y engagea, sur la mémoire de la mère
de Roseline.
—; J'ai été obligée, vous le savez, dit-elle, de confier ma fille
Cécile à ma vieille tante d'Aumontzey. Roseline sera ma fille,
ajouta-t-elle.
Le meunier la remercia avec de bonnes paroles.— Geneviève, je compte sur votre promesse, lui dit-il;je ne
puis vous récompenser comme vous le méritez; mais venez à la
maison aux fêtes de Noël, et il y aura quelque chose pour acheter
un beau manteau de drap et une robe des dimanches pourvotre fille, — la vraie, celle dont vous, avez le chagrin d'êlre
séparée.
Le soir approchait.
La vente élait terminée.
Tout le monde parti, la maison retrouva son calme.
Tout à coup, on entendit la voix aigre et perçante de la belle-
mère. MmeReuter entrait dans la salle.
— Allons, dit-elle durement en regardant la fillette, tâchez,
LE CALVAIREDE ROSELINE 99
Geneviève, de la faire mettre au lit... On n'en finirait jamais
avec cette mauviette...
Femme, dit Sébastien, ne rudoie pas Geneviève. Regarde
donc ajouta-t-il en se penchant soucieux sur l'enfant, il me
semble que ma Roseline est encore bien pâlotte ; elle n'est pas
encore guérie, il s'en faut...
C'est clair ! fit la marâtre, elle est restée trop longtemps
levée pour une première fois qu'elle est descendue. Inutile de
s'apitoyer...
Sébastien s'était penché pour embrasser sa fille ; en enten-
dant le rude langage de Catherine, il n'osa plus se laisser aller à
sa tendresse.
La petite une fois dans son lit fut vite assoupie. Geneviève no
la quitta pas et la regarda s'endormir.
— Comme elle ressemble à sa défunte mère! murmura-t-elle,
à la pauvre et bonne Roseline ! La chère femme, elle pleure peut-
être sous la terre quand elle entend... l'autre... rudoyer son
enfant...
Toutes les ventes étaient terminées'; rien ne retenait plus
Sébastien et Catherine à Granges. Irma avait envie de voir du
pays... On se préparait hâtivement à parlir pour Haute-Fon-
taine.
Quant à Roseline, il ne fallait pas songer à l'emmener, elle
n'était pas assez remise de la terrible secousse éprouvée par elle,
et son père dut la laisser aux soins de Geneviève; chose facile,la maison de Granges lui appartenant jusqu'à la Saint-Michel.
Le départ fut donc fixé au 1er septembre.Ce jour-là, un grand chariot reçut toute la partie du mobilier
qui n'avait pas été vendue. Des instruments aratoires et des usten-
siles que l'on emportait y prirent place. Sébastien, sa femme etIrma partirent.
Avant de s'éloigner, Sébastien Reuter avait défendu sévère-ment à sa fille d'aller à la Fresnaie, et Catherine avait ajoutéqu elle chasserait Geneviève si elle apprenait que celle-ci eût
échangé un seul mot avec quelqu'un de la famille Yarin.
98 LE CALVAIREDEROSELINE
pas permis, tu le sais... Quand tu seras grande... tu vois cette
enveloppe?... elle contient la robe de noce de ta mère ; cette robe
sera pour toi, je te la garde. Sois bien sage, ma petite perle, et
rappelle-toi que tu as encore un protecteur en ce monde:.. Tu ne
me comprends pas? Un jour tu nie comprendras... Mais cesse de
pleurer, enfant; et surtout ne manque pas, avant ton départ
pour Haute-Fontaine, de venir nous dire adieu à ta tante Lisbeth
et à moi...et à ton cousin Jean aussi, ajouta le meunier.
Il se leva, essuya les yeux de Roseline, et lui dit adieu en
l'exhortant à la résignation. Comme il allait s'éloigner, Gene-
viève sortit du verger, apportant des fruits à la fillette. Cela
réjouit le coeur du bon Daniel.
Alors, avant de s'en aller, il fit promettre à Geneviève de
rester auprès de sa nièce, quelque ennui qu'elle pût éprouver
d'autre part ; de continuer de veiller sur elle, de prendre tous
les soins que réclamait son état pour un complet rétablis-
sement.
L'excellente femme s'y engagea, sur la mémoire de la mère
de Roseline.
—• J'ai été obligée, vous le savez, dit-elle, de confier ma fille
Cécile à ma vieille tante d'Aumontzey. Roseline sera ma fille,
ajouta-t-elle.
Le meunier la remercia avec de bonnes paroles.— Geneviève, je compte sur votre promesse, lui dit-il;je ne
puis vous récompenser comme vous le méritez; mais venez à la
maison aux fêtes de Noël, et il y aura quelque chose pour acheter
un beau manteau de drap et une robe des dimanches pour
votre fille, — la vraie, celle dont vous avez le chagrin d'êlre
séparée.
Le soir approchait.
La vente était terminée.
Tout le monde parti, la maison retrouva son calme.
Tout à coup, on entendit la voix aigre et perçante de la belle-
mère. M'ncReuter entrait dans la salle.
— Allons, dit-elle durement en regardant la fillette, tâchez,
LE CALVAIRE DE ROSELINE 99
Geneviève, de la faire mettre au lit... On n'en finirait jamais
avec cette mauviette...
Femme, dit Sébastien, ne rudoie pas Geneviève. Regarde
donc ajouta-t-ilen se penchant soucieux sur l'enfant, il me
semble que ma Roseline est encore bien pâlotte ; elle n'est pas
encore guérie,il s'en faut...
C'est clair ! fit la marâtre, elle est restée trop longtemps
levée pour une première fois qu'elle est descendue. Inutile de
s'apiloyer...
Sébastien s'était penché pour embrasser sa fille; en enten-
dant le rude langage de Catherine, il n'osa plus se laisser aller à
sa tendresse.
La petite une fois dans son lit fut vite assoupie. Geneviève no
la quitta pas et la regarda s'endormir.
— Comme elle ressemble à sa défunte mère! murmura-t-elle,
à la pauvre et bonne Roseline ! La chère femme, elle pleure peut-
être sous la terre quand elle entend... l'autre... rudoyer son
enfant...
Toutes les ventes étaient terminées ; rien ne relenail plus
Sébastien et Catherine à Granges. Irma avait envie de voir du
pays... On se préparait hâtivement à partir pour Haute-Fon-
taine.
Quant à Roseline, il ne fallait pas songer à l'emmener, elle
n'était pas assez remise de la terrible secousse éprouvée par elle,
et son père dut la laisser aux soins de Geneviève ; chose facile,la maison de Granges lui appartenant jusqu'à la Saint-Michel.
Le départ fut donc fixé au 1er septembre.Ce jour-là, un grand chariot reçut loule la partie du mobilier
qui n'avait pas été vendue. Des instruments aratoires et des usten-
siles que l'on emportait y prirent place. Sébastien, sa femme et
Irma parfirent.
Avant des'éloigner, Sébastien Reuter avait défendu sévère-
ment à sa fille d'aller à la Fresnaie, et Catherine avait ajoutéqu'elle chasserait Geneviève si elle apprenait que celle-ci eût
échangé un seul mol avec quelqu'un de la famille Varin.
100 LE CALVAIREDE ROSELINE
Ils s'en allaient par une sombre journée. La pluie menaçait.Elle se mit à tomber. Une pluie fine qui embruma durant plu-sieurs heures les fenêtres de la salle basse, rendant celte pièce
déjà obscure, plus obscure encore. Roseline, très affectée par le
départ de son père, le coeur gros, les yeux gonflés, mais rede-
venue tout enfant par sa maladie, après avoir jeté un coup d'oeil
sur ses anciens jouets exhumés pour les fantaisies de sa conva-
lescence, se glissa légèrement auprès de Geneviève, qui était
assise devant une croisée et cousait.
La fillette se laissa tomber sur un petit banc et appuya sa tête
tin peu fatiguée contre les genoux de Geneviève, en murmu-
rant :
— Ma mie ! ma mie !
— Attends une minute, mignonne, dit la bonne créature; jevais avoir achevé de repriser ta robe, et puis je m'occuperai de
toi.
Docilement,. Roseline se rapprocha de la fenêtre, et s'amusa à
regarder les flaques d'eau dans la rue, — la grand'rue ou, pourmieux dire, le chemin qui traversait le village,
— et les globules
que la pluie y formait en tombant.
Elle vit passer Loulette, sa compagne de jeux, et de la main lui
fit un signe de derrière les vitres —que la petite personne ne vit
pas.
Un moment, après, Roseline,un peu déçue, aperçut le charron
Tobie, toujours ébouriffé. A l'abri d'un hangar, il peignait en
rouge les roues d'une jolie charrette bleue, et cela amusa quelques
instants la petite iilte.
Le colporteur A'allencien apparut à son tour, traversant la rue,
son large chapeau enfoncé sur ses yeux, le dos courbé sous la
balle recouverte de toile cirée ; sa main gantée d'un gant tricoté,
vert grenouille, tenait son bâton de cormier... Roseline le vit
disparaître au tournant d'une ruelle.
Mais voilà que son cousin Jean et son camarade Frédéric Jâry,
le fils du boucher, leur sac de livres sur la hanche, se montraient
au loin, suivant le milieu du chemin, où ils faisaient réson-
LE CALVAIREDE ROSELINE 101
ner leurs galoches de bois sur les pavés. Ils se tenaient l'un
contre l'autre et riaient à coeur joie sous un grand parapluie
qu'un maudit vent cherchait à retourner et à leur enlever des
mains...
Arrivés près de la maison des Reuter, Jean entraîna son ami
du côté opposé et cessa de rire. Roseline en fit, à part elle, la
remarque ; mais sa pensée fugitive se reporta vivement au temps
où, elle aussi, allaita l'école et riait et jouait avec ses petits
camarades, garçons et filles. A ce souvenir la convalescente
poussa un soupir profond où l'attitude que Jean venait de prendre
se mêlait aux regrets d'être clouée au logis.
Geneviève quitta son ouvrage, et courut à elle pour la récon-
forter de quelques bonnes paroles.
Peu après, Loulette revenait sur ses pas, rapportant un gros
sac de papier gonflé qu'elle abritait de son mieux sous sa jupe
relevée. Cette fois, la gamine approcha son visage des carreaux,
où elle s'écrasa le nez contre la vitre pour essayer de voir dans
la salle.
Geneviève l'appela, et bientôt les deux fillettes se mettaient à
jouer et à rire ensemble. Puis Loulette chanta à plein gosier
quelques paroles—
toujours lesmêmes—d'unechanson. La pluie
ayant cessé, un rayon de soleil se mit à luire, éclairant la bouche
ouverte de la petite chanteuse, faisant briller ses fines dents
blanches entre ses lèvres vermeilles.
Et Roseline, tout en suivant le chant, regardait les dents de sa
compagne, et tout à coup lui prenant la tête :—
Devine, lui dit-elle en l'interrompant, devine combien tuas de dents?
Loulette parut réfléchir, sa fine tête rejetée en arrière, puisd'un air mutin, elle cria bien fort ;
— Cent!
—Non, non, reprit Roseline; mon cousin Jean m'a dit qu'il
n'y en a pas beaucoup plus de trente.— Bé ! bé ! il y a
longtemps que tu ne causes plus à Jean 1 II a
pu en pousser d'autres de dents I
102 LECALVAIREDEROSELINE
— C'est selon, fit Roseline incrédule. Attends un peu que je
les compte.
Elle se mit à la besogne, sans aller jamais jusqu'au bout et
recommençant toujours.
La pâle Loulette se tint d'abord assez tranquille ; mais, voyant
que Roseline n'en finissait pas , elle commença à s'impa-
tienter.
— Tu ne sais pas ! dit-elle ; alors c'est à mon tour de comp-
ter tes quenottes.
De force elle lui renversa la tête en riant aux éclats, lui passa
le bras autour du cou et lui ouvrit la bouche...
---Une, deusse, quatre, dix,vingt... Aïe!... fit-elle. —Roseline
avait par malice serré un peu les dents : impossible de compter
davantage.
Ce jeu recommencé bien des fois leur parut le plus beau du
monde —pour un jour de pluie. Mais Claude, le frère de
Loulette, — ce garçon de douze ans apprenait déjà l'état de tail-
leur, —passa devant la maison, et sa soeur courut après lui pour
profiter du sac de toile dont il couvrait sa tête et ses épaules...
Le jour du départ arriva enfin pour Geneviève et Roseline.
Sébastien vint les prendre dans sa carriole.
Lorsqu'en quittant le village, il passa devant la maison de
son beau-frère, il toucha son cheval, qui partit au galop.
Jean avait feint ce jour-là d'être souffrant, afin de pouvoir
manquer l'école. Il guettait le départ, et il se dissimulait dans
l'ombre de la porte, au moment où la carriole qui emportait sa
cousine roulait avec le plus de vitesse.
Roseline avait retrouvé sa santé et la fraîcheur de ses joues,
grâce aux soins dévoués de Geneviève. La luxuriante chevelure
dont la marâtre l'avait dépouillée repoussait plus soyeuse, et
quantité de boucles s'égaraient sur le front.
Jean courut sur la route, el Roseline eut la curiosité de regar-
der de son côté. Elle le vit, et se retourna une seconde fois,
puis une troisième, et chaque fois Jean très ému lui faisait un
signe d'adieu avec la main.
LE CALVAIREDE ROSELINE •:\i^V\. 103
Mais Sébastien aperçut ce petit manège et, durement, il dit à sa
fille :
— En voilà assez, Roseline !
Au revoir, pauvre petite ! Maintenant les ormes de la route te
cachent à la vue troublée de Jean, qui rentre à la maison le
coeur aussi gonflé qu'un bourgeon au printemps.
Le soir de ce même jour où Roseline avait quitté le village,
Jean, qui savait combien la petite avait à souffrir journellement
par la seconde femme de son oncle et la jalouse Irma, s'appro-
cha de sa mère, se fit petit, câlin.tet s'asseyant à ses pieds, il lui
dit :
— Mère, pourquoi ma cousine ne viendrait-elle pas demeurer
avec nous? Comme elle a vite retrouvé la santé loin de sa belle-
mère ! Pourquoi ne resterait-elle pas, au moins, à Granges avec
Geneviève ?
— Pourquoi ?... C'est que son père a le droit de l'emmener, et
qu'il ne se fait pas faute d'en user.
— Mais, dit-il encore après une minute de pénible réflexion,
reviendra-t-elle jamais ici ?
— Qui le sait, mon cher garçon ! répondit la mère attentive, en
caressant la brune tête posée sur ses genoux.
Alors lentement, des larmes silencieuses coulèrent des yeuxde Jean, inondant le tablier de sa mère, dans lequel il avait
caché son visage, afin de dérober sa peine aux regards.
CHAPITRE XII
HAUTE-FONTAINE
L'animation de Haute Fontaine plut au nouveau propriétaire
du « .Faisan Doré ». C'est le plus important des deux ou trois
hameaux situés près de l'endroit où la route d'Epinal à Saint-
Dié, après avoir coloyé le Neuné, va joindre la roule qui met en
communication Saint-Dié et Gérardmer.
Cette région pittoresque des moyennes Vosges, tout ondulée,
couverte de bois et de montagnes, et coupée de vallées étroite-
ment encaissées, confine au plateau de Lorraine. A l'est, se
dressent les colosses échelonnés sur la ligne de séparation de
l'Alsace et de la Lorraine, et parmi eux surtout le Hohneck et
les Hautes-Chaumes.
Maître d'une grande hôtellerie, Sébastien Reuter sembla réel-
lement renaître à une vie nouvelle. En définitive, et malgré tous
ses mécomptes, ilavaitfait, croyait-il, une bonne affaire, en aban-
donnant sa ferme. Le genre d'existence actuel allait à son carac-
tère.
C'était au bon vieux temps des diligences et des chaises de
poste. Les grandes routes avaient une animation qu'elle ont per-due. Elles étaient peuplées et gaies. Des voitures de toutes sortes,
lourdes ou légères, les sillonnaient. Les longs convois menés
parles rouliers aux limousines rayées, les remplissaient du tin-
tement des grelots de leurs chevaux allant à leur petite allure,
tandisque la malle-poste, toujours pressée, traversait les villages
à grand bruit.
Le compagnon du tour de France, le bâton à la main, le sac au
LE CALVAIREDE ROSELINE 10'j
dos. s'avançait crânement d'un air de défi ; le soldat accomplis-
sait fidèlementases étapes pour rejoindre son régiment... Le col-
porteur s'en allait offrir sa marchandise de porte en porte, car
le grand chemin était comme une rue où lés maisons s'ali-
gnent.
A certaines époques,les chasseurs, le fusil en bandoulière,
les meutes aboyantes de chiens, apportaient un redoublement
d'animation. Les cantonniers, les casseurs de pierres, beaucoup
plus nombreux qu'aujourd'hui, s'échelonnaient sur ces roules
plantées d'ormes.
Enfin, partout el toujours, le postillon des diligences et des
malles-postes, hâbleur, fanfaron et quelque peu querelleur,
mais plein d'entrain, achevait de donner sa physionomie à ces
puissantes artères du pays : les claquements de son fouet s'en-
tendaient de loin.
Dans larégion montagneuse des Vosges, l'exécution des petites
lignes de chemin de fer à voie unique est relativement récente.
C'est là une des parties de la France où la diligence et l'activité
qu'elle entraînait ©nt le plus longtemps subsisté.
Haute-Fontaine était sur le bord de la grande route. Tout à
côté de l'hôtellerie se trouvait la maison du maître de poste
Balandrot. Deux fois par jour, la diligence venait s'arrêter
devant le relais. Alors la grande porte de l'écurie s'ouvrait,
laissant échapper de chaudes senteurs de fumier et de foin ; trois
chevaux sortaient de front, trois autres les suivaient lentement
et venaient d'eux-mêmes se grouper sur le bord du chemin. Le
postillon émergeait du fond de l'écurie, le bras chargé d'une
limousine et d'un demi-sac d'avoine. Il lançait son fardeau sur
son siège et allait réclamer ses voyageurs, bruyamment établis
au « Faisan Doré » et réfractaires à ses réclamations.
De gros reuliers en sarrau de toile bleue, brodé de rouge au
collet, la barbe longue, le cou nu, les hautes guêtres de toile à
boutons de cuir remontant-au dessus du genou, venant de Gérard-
mer, d'Epinal ou de Saint-Dié, s'arrêtaient là aussi pour prendredes chevaux de relais.
100 LE CALVAIREDR ROSELINE
Et c'étaient des hôtes pour Sébastien. Aussi voyait-on toujours,
devant la porte de l'hôtellerie, de lourdes voitures recouvertes
de bâches de toile.
Pendant que les chevaux mangeaient l'avoine dans les auges de
pierre, au milieu d'un essaim de moineaux babillards qui
venaient hardiment becqueter les grains jusque sous leurs sabots
ferrés, les hommes s'asseyaient dans la grande salle, où le
maître de céans ne manquait jamais de venir trinquer avec
eux.
Dans les vastes cours de l'hôtellerie, des troupeaux de bouifs
rouge d'ocre et trapus, aux énormes fanons, mufles fumants,
des moulons harcelés par les chiens, mugissaient, bêlaient, dans
un pêle-mêle inextricable, fait de cabriolets, de chars à bancs, de
chariots chargés de paille ou de fourrage, au milieu du và-et-vient
continuel des arrivants et des domestiques affairés...
Souvent, devant la porte, les bouviers appuyés sur l'aiguillon,
les bergers sobres et peu dépensiers, escortés de leurs grands
chiens velus, maigres et résignés, le gendarme achevai, bicorne
en tête, se pavanant dans sa buffleterie, se faisaient servir sans
entrer.
Dans les premiers temps, tout cela formait un spectacle réjouis-
sant pour Irma et même pour la sérieuse Roseline. C'était si nou-
veau ! si rempli d'imprévu ! si fécond en incidents de toute
sorte!...
C'est surtout lorsque la diligence démarrait et que le postillon,
après avoir soufflé dans son cor son appel favori, fendait l'air de
son fouet, que se produisait un redoublement de vie.
Une troupe d'enfants aux cous bruns, quelques mendiants aux
pieds nus, escortaient la diligence où sonnaient les grelots des
chevaux. Tout un petit monde gambadant l'accompagnait, en
poussant des cris de joie, au milieu de la poussière delà grande
roule, jusqu'à la vieille croix de pierre, rongée par les vents et
la pluie, qui étendait ses bras, juste à la jonction de Haute-Fon-
taine et du hameau de Plafond.
Dame Catherine, il faut lui rendre celte justice, se montrait
LE CALVAIREDE ROSELINE 107
avenante pour la nombreuse clientèle de l'hôtellerie. Ses façons
quelque peu rudes s'étaient adoucies ; ce qu'il en restait lui don-
nait une allure s'accordant assez avec l'autorité d'une maîtresse
de maison.
De son côté, Geneviève ne tarda pas à devenir la plus adroite
fille d'auberge qui ait jamaisdébarrassé le client de son manteau
et de son fouet. Personne ne s'entendait mieux qu'elle à réveiller
l'appétil rien que par l'énumération des chefs-d'oeuvre culinaires
qu'elle se disposait à servir.
La meilleure recelte de la semaine se faisait le jour du marché;
ces jours-là la montagne et la vallée se donnaient rendez-vous au
ocFaisan Doré ».
Dans la grande salle aux piliers de chêne noirci, on voyait
assis sur des escabeaux de hêtre, sur des chaises à haut dossier,
autour d'immenses tables, depuis les riches marchands de bes-
tiaux, les meuniers, les gros fermiers, à la sacoche bien' garnie
gonflant leurs blouses de toile grise brodées de blanc et ouvrant
sur le gilet rouge à boutons brillants, la tête coiffée de leurs larges
chapeaux de feutre, jusqu'aux colporteurs pliant sous le poids de
la balle.
Alors c'élait dans toute l'hôtellerie un bruit, un tapage à ne
pas s'entendre ; et quand il y avait une hausse sur les grains, les
vins du cru coulaient et moussaient dans les verres au milieu
d'une explosion de gaieté.
Devant un buffet à clayonnage, renfermant des liqueurs fines
et aussi les canettes, les verres, les tasses, trônait l'hôtesse du
« Faisan Doré ». Fraîche et bien en chair, coquettement vêtue, ses
cheveux roux soigneusement peignés, elle était assise de manière
à pouvoir dominer toute l'assistance. Elle surveillait les domes-
tiques d'un regard de ses yeux durs et froids, accueillant les
consommateurs avec un sourire aimable qui laissaitvoir des dentstrès blanches entre ses lèvres rouges comme des cerises. Avecune parfaite aisance, elle accueillait la pratique, cérémonieuseavec ceux qui faisaient de la dépense, les dorlotant, les accablantd'attentions , familière avec les autres, leur tapant sur l'épaule.
108 LE CALVAIREDE ROSELINE
Décidément la vie était plantureuse au « Faisan Doré », et,
comme on peut le penser, Sébastien ne se faisait pas faute d'en
prendre sa large part.
Une année s'était à peine écoulée que ses amis disaient en riant,
que son visage luttait d'éclat avec le bel oiseau de son enseigne.
Le nouvel hôtelier se défendait d'en accepter d'aulre raison que
la cessation des persécutions de Daniel Varin, la dislance qu'il
avait su mettre entre lui et le a vieux renard » : nous savons que
Sébastien donnait ce nom à son beau-frère.
Chose remarquable, les habitants de Granges, quand ils étaient
de passage, ne faisaient que de très rares apparitions au « Faisan
Doré »; la plupart descendaient au « Lion Vert », petite auberge
occupant la dernière maison du hameau du côté de Saint-Dié :
c'est que Sébastien et Catherine n'avaient pas laissé de bons
souvenirs derrière eux.
Malgré tout, l'hôtellerie faisait de belles affaires : on y dînait
bien; il en coûtait, mais les marchands des environs ne regar-
daient pas à la dépense.
Aussitôt que la cloche qui annonçait un client autre qu'un pié-
ton était mise en branle, l'hôtesse, comme l'appelaient ses flat-
teurs, quittait sa chaise haute et accourait au-devant de l'arrivant
avec son sourire le plus aimable,montrant la neige de ses dents.
Lorsque Colin Bulac, le visage aussi rouge que le fer sur lequel
il frappait journellement avec son marteau de forgeron, sautait
au bas de sa carriole, jetant les guides à un gamin en manches
de chemise, on était sûr de voir poindre Michel Dangin, l'agent
d'une compagnie d'assurances des Bruyères,— un petit homme
aux joues pâles, au nez aquilin, aux lèvres minces, vêtu de l'ha-
bit carré d'autrefois, et coiffé d'un feutre noir, posé sur ses
boucles jaunes.— lié ! hé ! bonne journée, MmeReuter ! disait le forgeron ;
de la chaleur el encore de la chaleur ! Une canette ou deux de
bière mousseuse ne seront pas de trop en attendant le déjeuner.
Un malin, les deux compères, toujours ponctuels, apparurent
ensemble comme s'ils s'étaienl donné rendez-vous.
LE CALVAIREDE ROSELINE 109
— Qu'est-ce que vous avez aujourd'hui à nous servir, dame
Catherine? demanda Michel Dangin.
— Ah ! vous arrivez bien, Messieurs, répondit l'hôtelière avec
son plus engageant sourire ; j'ai un jambon nouvellement cuit,
des saucisses fraîches, un pâté de Strasbourg, de belles truites...
Vous les aimez, les truites de l'Ornain, M. Dangin ?
Oh ! que oui 1Madame ; bien arrosées, c'est un mets déli-
cieux...
— Est-ce un dîner, M. Dangin ?
Faites mettre deux couverts... ni plus... ni moins, madame
l'hôtesse.
Bon ! bon ! vous allez être servis.
Et appelant :
Holà, Firmin ! Eh, Nicolas ! dételez la voiture de M. Dangin
et celle de M. Bulac. Donnez l'avoine aux chevaux... Allons,
qu'on se dépêche I...
Et toi, Mathieu, dil-elle au sommelier, il faut t'entendre pour
les vins avec M. Dangin.
Tout en prenant place à table, l'agent d'assurances et le forge-
ron faisaient la critique du « Lion Vert », où peut-être on en disait
autant du « Faisan Doré ». A les entendre, tout laissait à désirer
au « Lion Vert »: le jambon en particulier y était si coriace qu'onaurait pu y tailler des courroies pour lier un fou furieux...
Michel Dangin, en sa qualité d'agent d'une compagnie d'assu-
rances, pressait déjà depuis longtemps Sébastien d'assurer son
hôtellerie. Il n'avait pas de peine à lui démontrer tout l'avantageel loule la tranquillité qu'il en pourrait retirer.
A l'issue du déjeuner, Michel et Sébastien prirent jour pourl'estimation de l'hôtellerie et de ses dépendances, en vue d'assu-rer le tout contre l'incendie.
On se promit de se revoir bientôt pour conclure la « grandeaffaire», elle surlendemain Michel Dangin revint pour cet objet.Mais Sébastien avait réfléchi; il résista, et l'agent dut recom-mencera lui démontrer de nouveau combien une assurance étaitnécessaire avec les approvisionnements considérables de vins, de
110 LE CALVAIREDE ROSELINE
liqueurs, de fourrages et de grains qui étaient dans les caves et
les greniers.
Sébastien consentit enfin. On arpenta la maison du haut en
bas, et tout fut assuré pour la somme de trente mille francs, et
autant pour les risques du voisinage. Quelques jours plus tard,
une tablette en tôle noircie sur laquelle étaient peintes deux
mains rouges entrelacées, fut clouée au-dessus de la porte de
l'hôtellerie.
CHAPITRE XIII
LA PETITE MÈRE
Au milieu du mouvement etdu bruit qui se faisaient dans l'au-
berge, Roseline grandissait, les années aidant ; Irma également.
C'étaient deux jeunes filles.
La famille de Sébastien Reuter s'était augmentée de deux gar-
çons. L'aîné, Georges, était maintenant un vigoureux enfant de
cinq ans, joufflu, arrogant, et qui commandait déjà, maître et
rustaud, ressemblant beaucoup à sa mère. L'autre, le petit
Louis, promettait plus de gentillesse.
Dans les premiers temps de l'installation à Haute-Fonlaine,
Irma et Roseline furent envoyées à l'école à Gerbepal, gros vil-
lage à deux kilomètres du hameau. Et ce fut l'occasion de mille
taquineries que la grande Irma faisait à sa « soeur », ameutant
contre elle filles et garçons...
Roseline fut retirée la première de l'école, dès que le petit Louis
réclama l'assistance d'une « petite mère», —pour apaiser les
cris de l'enfant, sécher ses larmes. Le moment vint vite, après
cela, où Irma parut déplacée dans une école ouverte aux tout
jeunes. On la garda aussi à l'hôtellerie, mais pour aider sa
mère dans le service de la maison, ce dont elle se tira fort vile
assez bien ; toujours prête d'ailleurs à prélever sa part de com-
pliments sur ceux que recevait Catherine.
Roseline s'était fort attachée aux deux petits. Elle les soignait,les habillait, les promenait.
Souvent, des larmes d'attendrissement roulaient dans les yeuxde la bonne Geneviève, qui admirait la jeune fille au milieu de ses
112 LE CALVAIREDE ROSELINE
petits frères, tenant le dernier né sur son bras, donnant à l'aîné
des cailloux pour jouer, tout en lui racontant une histoire, n'ou-
bliant personne qu'elle-même.
« Elle est bonne comme une vraie mère ! » disait Geneviève à
Sébastien.
Chère Roseline!
Son père se préoccupait de lui faire donner quelque éducation
en la mettant,ne fût-ce que pour une année, en pension dans une
ville voisine ; mais Irma, plus âgée de deux ans, semblait ne pas
pouvoir profiter de la même faveur. Alors Catherine, dont Rose-
line ne recevait que des gronderies, démontra à son mari, par de
beaux discours, que celle dernière pouvait— comme Irma le
faisait avec tant de bonne volonté le dimanche — se rendre utile
dans l'hôtellerie et aidera servir les clients.
Enfin Catherine, en vraie marâlre , n'eut point de repos
qu'elle n'eût amené Roseline à prendre le tablier des servantes.
Un dimanche, la fillette au sortir de la messe s'étaitatlardée un
peu avec quelques jeunes paysannes de son âge, ce qui lui valut
de violents reproches de la part de sa belle-mère.
Alors, toute tremblante, elle se mit à aider Geneviève sans
répondre un seul mot; mais elle ne put retenir ses larmes.
— Allons, femme, allons, dit Sébastien, ne gronde donc pas
toujours Roseline! Elle n'est pas déjà si heureuse ici pour lui
reprocher une heure de délassement. Quand cesseras-tu donc de
la faire pleurer?
Ces paroles, loin de calmer Caiherine, ne firent que l'exaspérer :
ses yeux s'assombrirent, et son front se rida de plis durs. Sur
ses joues d'une belle carnation d'ordinaire se montrèrent les deux
plaques rouges, symptôme avant-coureur chez elle d'un prochain
et violent accès de colère.
— Ole ta robe neuve et ton tablier de soie ! cria-t-elle ; va à
la cuisine, paresseuse, et que je ne te revoie pas de la journée...
La figure ardente comme un oeillet rouge, l'hôtesse du ceFaisan
Doré » promena ses regards autour d'elle pour juger de l'impres-
LE CALVAIREDE ROSELINE 113
sion que cette scène produisait sur les clients, qui déjà étaient
nombreux dans la salle ; puis elle dit pour s'excuser :
— Son père la gâte trop, cette coquette péronnelle !
Comme personne ne répondait, elle reprit :
A son âge, je n'étais pas non plus si laide; et cependant je
n'ai jamais eu « d'afïutiaux » ; jamais seulement je n'en avais
entendu parler. Il aurait fallu voir à demander un tablier de soie
à mon père, oui II!
— Roseline est grandelette, Madame Reuter, dit enfin le fidèle
Michel Dangin, qui se trouvait le plus près de Catherine. Un peude coquetterie ne messied point à une jeunesse jolie et sage...
— Un peu, oui, je ne dis pas ; mais elle en a trop.—
N'empêche, Madame Reuter.Je soutiens quequia vu Roselinea vu la sagesse elle bonheur...
Là! là !interrompit Catherine avec impatience et. en fron-
çant le sourcil ; vous gâteriez celte sotte fille si elle vous enlen-IX CALVAIREDEROSELINE S
Vaà la cuisine, paresseuse, et que je ne te revoie pas de la journée I
114 LE CALVAIREDE ROSELINE
dait; croyez-vous vraiment qu'elle n'a point de défauts? Elle eu a
beaucoup.
Irma venait d'entrer, toute souriante, dans la salle, sa jolie
robe grise entièrement recouverte d'un tablier fin, blanc comme
neige; elle tenait dans sa main de grands verres à pied qu'elle
posa à leur place sur le dresseoir, montrant avec ostentation
des mains assez blanches.
Elle souriait ; mais son sourire était démenti par l'étroitesse
d'un front serré aux tempes, et par des yeux noirs, au regard
dur et calculateur.
A la vue d'Irma, le visage de l'hôtesse s'adoucit, les plis de
son front s'effacèrent, et, prenant sa fille par la main, elle la
montra avec une sorte d'orgueil.— En voilà une qui aura du soin et de l'entendement ; ça prend
déjà les intérêts de la maison comme une vraie femme !
— Eh! eh! elle a de qui tenir, ma belle hôtesse!... elle a de
qui tenir 1 répondit celle fois Colin Bulac, mais avec un léger
accent d'ironie qui échappa à la mère d'Irma.
Mathieu Maréchal, le sommelier du « Faisan Doré », était — onN
le sait— un de ces parents pauvres de Catherine dont nous avons
parlé: quelque chose comme un petit-cousin. Mais, malgré celte
infériorité, et surtout cette parenté, Mmo Reuter se montrait
envers lui de fort bonne composition.
Sébastien, en prenant sa seconde femme, avait, sur la recom-
mandation de Catherine, engagé le petil-cousin de celle-ci comme
garçon de labour pour sa ferme. Il faut croire que Mathieu Maré-
chal trouva le secret de plaire aussi à son maître, puisque, dès le
jour de l'achat de l'hôtellerie, Sébastien lui offrait de l'emmener
à Haute-Fontaine, où il y avait quelques hectares de bonnes
terres, attenant à l'hôtellerie. Puis sur le désir de son valet de
labour, que mordait l'ambition, il en avait fait son sommelier.
Ce Mathieu Maréchal, âgé maintenant de trente ans, était un
paysan grand et sec, remarquable par son nez mince et avancé, et
la profondeur de ses arcades sourcilières. Posé, réfléchi et froid,
il avait toute l'apparence d'un homme de sens droit, tout au
LE CALVAIREDE ROSELINE . 113
moins d'un homme ayant une volonté , de l'esprit de suite.
Il attirait le plus souvent possible à Haute-Fontaine, son frère
le jeune Laurent, qu'il aimait beaucoup d'ailleurs. Celui-ci, réali-
sant son rêve d'enfant, s'était engagé dans l'artillerie. Chacun de
ses congés le ramenait au « Faisan Doré ».
C'était un garçon jovial, rond de manières, bien pris dans sa
veste d'uniforme, soigneux de sa moustache noire. Grand et brun
comme son aîné, il avait quelques-uns des airs de celui-ci, mais
très adoucis. En somme, il plaisait dès l'abord.
Catherine et Mathieu conçurent le projet de marier Roseline et
Laurent, dès que ce dernier serait sorti du service. Roseline,
riche du chef de sa mère de ces propriétés situées à Granges
que son oncle Daniel Varin faisait valoir avec tant de soin,
constituait un parti avantageux. Laurent, assurait son frère à
Catherine, se contenterait de ce que Roseline apporterait dans
la communauté, et son père n'aurait pas à se préoccuper d'ar-
rondir sa dot.
Partant, Irma en aurait davantage quand viendrait le moment
de l'établir; car son beau-père voudrait certainement faire quel-
que chose pour elle... Irma, il est vrai, avait deux ans de plus
que Roseline : c'est donc à elle que sa mère eût dû tout d'abord
songer. Mais Catherine était possédée d'une idée fixe : mettre
Roseline hors de la maison, et un mariage lui semblait le moyen
le plus simple d'y parvenir.
Catherine accueillait donc très gracieusement l'artilleur chaque
fois qu'il obtenait un congé. De son côté, Laurent semblait ne
connaître aucun lieu où il pût être plus heureux que chez Sé-
bastien Reuter. Connaissant les chevaux, il se rendait utile à
l'hôtellerie et employait le reste de son temps à la culture des
terres qui y étaient attenantes.
Roseline, qui n'était plus une petite fille, s'apercevait bien
qu'on poussait vers elle Laurent ; mais elle n'encourageait nul-
lement les prétentions de celui-ci. Demeurée timide et craintive,
elle rougissait au moindre compliment qu'on lui adressait, et de-
venait plus rouge encore si on s'avisait de s'apercevoir que ces
HO LE CALVAIREDE ROSELINE
pudiques couleurs donnaient un charme de plus à son joli visage.
Si sa timidité la servait, en tenant à distance son prétendant,
chose heureuse pour elle comme nous le dirons plus tard, elle
lui faisait parfois commettre des maladresses, comme de laisser
échapper de ses mains un verre ou une assiette, de renverser une
bouteille sur une nappe blanche. Toujours sa belle-mère en pre-
nait occasion pour lui adresser les plus vifs reproches.
Un soir qu'elle venait d'embrasser son pèreavant de remonter
dans sa chambrette, après une journée où les gronderies avaient
tenu une grande place,— ce qui se voyait du reste aux yeux de
la jeune fille,— Sébastien, qui malgré la légèreté de son carac-
tère aimait tendrement Roseline, s'efforçait de la consoler.
— Dors bien, mon enfant, lui disait-il, va le reposer... Si tout
n'est pas achevé... belle affaire ! il fera jour demain.
— C'est clair ! cria la belle-mère ; elle a assez paressé aujour-
d'hui pour qu'elle aille dormir. On ourlera les serviettes neuves
un autre jour.— J'ai achevé la douzaine hier, avant le souper, répondit Rose-
line, sans se départir de cette grave douceur qui dénotait sa tran-
quille soumission à l'autorité de sa belle-mère.
— Ce n'est pas malheureux 1 fit Catherine, qui n'aurait pu se
résoudre à ne pas avoir le dernier mot. 11 y a beau temps que
cela devrait être fini.
Comme Roseline quittait la salle et passait près de la cuisine,
dont la porte était ouverte, une voix douce se fit entendre, et le
petit Louis se pendità sajupe.
— 0 mon petit Louis, murmura la jeune fille en se baissant
pour se mettre à la hauteur du mignon visage, sans toi je per-
drais souvent tout courage ; c'est toi qui me réchauffes le coeur.
Et elle emporta le petit garçon dans ses bras.
Peu de jours après, un soir, Sébastien regardant dans la cui-
sine, aperçut Geneviève, très affairée, qui mettait un chaudron
sur le feu... Près delà dévouée servante, Roseline faisait asseoir
le petit Louis, au coin delà vaste cheminée; puis, s'agenouillant
devanllui,elle ôta des pieds del'enfant ses souliers trempés d'eau.
LE CALVAIREDE ROSELINE 117
Et elle souriait si gentiment au petitgarçon que son père' serait
volontiers allé l'embrasser, n'eût été la présence de Cathe-
rine.
— Pauvres petits petons... comme ils avaient froid ! disait la
jeune filleen présentant à la flamme les pieds mouillés de l'en-
fant.
— De ! c'est qu'ils sont bien chauds à présent ! s'écria le petit
Louis ravi de ces soins, et réjoui par la grande clarté du foyer.
Et il battait des mains.
Irma passa, la grande fille, et leva les épaules,— comme si
Roseline eût mal employé son temps.
Elle lança un coup d'oeil à sa mère pour appeler son attention
et y réussit à merveille.
—Allons, Roseline, dil très haut celle-ci avec une feinte dou-
ceur dans la voix, il y a le punch à préparer pour le conducteur de
la malle-poste; cela te regarde, et tu te mets toujours en retard,
Jean-Paul ne peut pas attendre... c'est clair... Allons ! à qui
est-ce que je parle! s'écria-t-elle en courant sur la jeune fille, la
main levée : elle trouvait sans doute que Roseline, occupée à
remettre les souliers de Louis, n'obéissait pas assez prompte-
ment.
Geneviève s'interposa. Sébastien demeura un bon moment tout
songeur. Puis il se leva et arpenta vivement la salle. Il venait
de prendre une résolution.
Quand tout le monde fut réuni pour le souper, il dit à sa
fille :
—Puisque tu ne peux pas t'habiluer au service de l'hôtelle-
rie... eh bien ! à partir de demain... tu travailleras dans nos
champs avec laSophiate, notre fille de journée. Cela te convient-
il mieux, mon enfant?
— Oh ! oui, père... beaucoup mieux! et jeté remercie, dit la
pauvre fille, tout en achevant de déshabiller Louis pour l'empor-
ter au lit.
Elle souleva l'enfant et prit la direction de l'escalier.
Quand elle eut disparu, M"10
Reuter jeta les hauts cris, elle ne
118 LE CALVAIREDE ROSELINE
voulait pas consentir à cet arrangement, parce que, disait-elle,
on lui reprocherait d'écarter Roseline de ses enfants...
Son mari la laissa dire tout ce qu'elle voulut : « Cause tou-
jours ! » pensait-il en arpentant la salle. Cette fois, il demeura
ferme dans sa résolution.
CHAPITRE XIV
LES AMOUREUXDE ROSELINE
Dès le lendemain Roseline suivit, dans un champ pris à bail
par son père près de Boucheté, — à une heure de Haute-Fontaine,
— la Sophiate louée comme fille de journée.
— Vous n'avez jamais pioché la terre ? lui disait tout en mar-
chant cette femme,— noire comme une bohémienne et sèche
comme un échalas. Ga ! ce serait un ouvrage bien dur pour une
fille comme vous !
Roseline sourit doucement.
— J'ai souvent fané, et relevé la vigne, dit-elle ; puis je
m'amusais à bêcher mon jardin, quand j'étais encore toute petite.— De ! avec ce cou blanc, avec ces mains de demoiselle ?...
Vous ne craignez donc pas de les gâter ?
— Je mettrai un chapeau... un grand chapeau, dit Roseline
gaiement. Vous verrez, la Sophiate, quand les avoines seront
mûres, comme j'avance aies ramasser...
— C'est vrai que c'est un joli ouvrage, observa la journalière,et quoiqu'il fasse un gros soleil au temps des moissons, il court
toujours un vent doux dans les champs, et on a moins chaud quedans les maisons.
Le terrain confinant à l'hôtellerie consistait en un verger de
bon rapport et un jardin potager assez grand, réclamant un
minutieux entretien. Sébastien Reuter avait en outre loué plu-sieurs herbages afin de n'avoir pas de fourrage à acheter pour les
chevaux, et de même, de vastes champs où l'on récollait les
avoines consommées journellement dans les écuries.
120 LE CALVAIREDE UOSELINE
Près de Boucheté il y avait des foins à retourner. Ce fut le
début de Roseline.
Elle se mit courageusement au travail, et s'en tira si bien qu'on
l'eût crue exercée depuis des années au rude labeur des.champs.
Après sa première journée, elle revint à la maison fraîche et
rose, gaie comme l'alouette qui plane en chantant au-dessus des
blés ; et elle prit plaisir àjouir de l'étonnemenl de sa belle-mère
et de la malicieuse Irma qui guettaient son retour, pensant peut-
être la voir rentrer accablée.
Son père, tout heureux de la trouver ainsi, tint l'épreuve
pour concluante et songea à donner à sa fille l'entière direction
des cultures.
11 le fit, et Roseline mit tant d'ordre dans beaucoup de choses
négligées jusque-là par les valets de l'hôtellerie, que son père se
félicita de sa bonne résolution et delà confiance placée en elle.
Ce fut vraiment un temps heureux pour la jeune fille. Son
teint si blanc brunit, —malgré le grand chapeau ; — mais elle
devint grande et forte, et tous les gens de Granges qui passaient
par Haute Fontaine et avaient occasion de la voir, disaient que sa
ressemblance avec sa mère s'accusait chaque jour davantage.
Souvent le soir, après le travail de la journée, quand Gene-
viève, bien lasse, se reposait au coin de l'âtre, les mains croisées
sur ses genoux, Roseline se glissait furtivement auprès d'elle,
comme une bonne fée, et trouvait assez de ressources en elle pour
la réconforter par quelques douces paroles. D'autres fois, tandis
que la servante, le dos tourné, lavait la vaisselle, elle la regardait
avec tendresse et lui disait tout bas :
— Tu es bien lasse, ma mie, n'est-ce pas ? Ta peine au travail
est grande? Mais un peu de patience, ma bonne Geneviève ! Un
jour nous serons plus heureuses. Bon courage !
Alors Geneviève, attendrie, embrassait celle vaillante fille, qui
oubliait sa propre fatigue pour la réconforter.
— Tiens, Roseline, lui disait-elle un soir, voilà maintenant
quinze ans que je suis arrivée, pauvre veuve, chez fa bonne mère.
Tu n'avais guère qu'un an... La première chose que lu fis eu me
LE CALVAIREDE ROSELINE 121
regardant, ce fut de me sourire ; et depuis, j'ai toujours voulu ce
que tu as voulu. Avec ce sourire-là, tu me conduiras par tous les
chemins. Heureusement, tu ne demandes que ce qui est bien et
honnête. Je peux te suivre...
Geneviève fil un retour sur le passé.— Pour en revenir à ta mère, reprit-elle, à ton âge, c'était
la plus belle de toutes les belles filles d'ici et des alentours,
aussi droite qu'un fuseau, avec des cheveux plus blonds que du
beau lin; c'était, parmi la jeunesse du canton, à qui l'aurait pour
promise; et plus d'un riche garçon l'avait demandée en mariage à
son frère Daniel Varin; mais elle répondait toujours: « Aveclâ per-
mission de mon frère qui est mon aîné, j'ai promis ma foi à
Sébastien Reuter qui sera mon mari, "»
« Et la promesse de Roseline Varin valait mieux que tous les
papiers d'un notaire... Elle épousa donc Sébastien quand elle
eut atteint ses dix-neuf ans. Depuis deux années, j'étais mariée
avec Thierry Devosge ; mon promis revenait du service... Quand
je devins veuve après trois ans de mariage, j'avais le coeur si
enveloppé de chagrin que je ne pouvais plus travailler, tant mes
yeux étaient fatigués d'avoir pleuré... Voyant mon malheur,
M'ueReuler m'aida de son argent, et me dit : Geneviève, vous qui êtes
de la famille, je ne veux pas que vous manquiezUe rien ; venez à
la maison, et mordez à mon pain comme à votre pain. Alors,
mon enfant, je repris courage, et j'entrai chez ta mère, où je pus
gagner ma vie et celle de ma petite Cécile... Voilà simplement la
chose... Qui m'eût dit que je verrais tant de changements à la
ferme de ton père 1 Ta mère mourant dans toute la fleur de sa
jeunesse... Ton père remarié... Granges abandonné pour Haute-
Fonlaine,... et le reste...
— Pauvre mère ! dit Roseline ; elle a emporté avec elle tout le
bonheur de la maison l
Geneviève reprit :
— Elle était aussi bonne qu'elle était jolie, ta mère ; et cepen-dant un an à peine s'était écoulé que Sébastien prenait une autre
femme...
8»
122 LE CALVAIREDE ROSELINE
Geneviève soupira.—
Enfin, dit-elle encore, ma Cécile n'est pas malheureuse chez
salante... L'avenir sera sans doute meilleur pour toi...
— Et pour toi aussi, ma mie, dit Roseline tout émue. Tu le
mérites bien par ton dévouement.
Les jours de grand marché à Saint-Dié, Roseline ne sortait
guère de la maison sans rencontrer son oncle Daniel ou Jean, qui
traversaient le hameau sans jamais s'arrêter au « Faisan Doré ».
Au retour, à vide, souvent pour éviter Haute-Fontaine, ils quit-
taient à Saint-Léonard le chemin de grande communication,
pour prendre un chemin vicinal conduisant par Sarupt et les bois
jusqu'à la Molière, où ils rejoignaient la route de Laveline à
Epinal, et, bientôt après, le chemin de Corcieux.
Quand Daniel Varin et son fils, passant par Haute-Fontaine,
apercevaient Roseline, ils ne semblaient pas l'avoir vue. De son
côté, la jeune fille se gardait bien d'attirer leur at-lenlion, encore
moins de les aborder, son père lui ayant absolument défendu de
leur parler.
Un jour, la mère de Jean demanda à son fils, pour pénétrer ses
sentiments, ce qu'il ferait s'il ne pouvait éviter sa cousine.
— Jel'ai vue d'assez près plus d'une fois, avait répondulejeune
homme ; mais si elle passait à côté de moi raide et fière comme
elle semble vouloir être toujours pour nous, je me suis promis de
lui dire qu'elle m'est bien indifférente, et que je ne la considère
plus comme ma cousine.
— Ta cousine est une fille sage, mon Jean ; elle doit obéis
sance à son père, avait répondu Lishelh ; il ne faut pas lui causer
de chagrin.
Roseline, de son côté, ne manquait jamais de se plaindre à
Geneviève de l'insistance que son cousin mettait à l'observer. Ça
la gênait, la mellait dans l'embarras. Contrariée au dernier
point, se sentant rougir, elle lui ferait volontiers des repi'oches
à lui-même pour son peu de générosité : —puisque les pères
se délestaient !
Geneviève hochait la tête avec gravité ou se prenait à refle-
LE CALVAIREDE ROSELIJXE 123
chir longuement. Parfois, elle ne pouvait s'empêcher de sourire,
tant cette inimitié persistante des deux cousins lui paraissait peu
naturelle.
Quand Roseline surprenait ce sourire, elle se promettait bien
de ne plus parler de Jean ; ce qui ne l'empêchait pas, à la
première occasion, de confier à sa vieille et fidèle « mie »
qu'elle l'avait rencontré encore , mais qu'elle lui avait fait
des yeux si méchants, si méchants... qu'il avait détourné les
siens.
— Ainsi vont les choses 1 murmurait simplement Geneviève,
sans rien perdre de sa confiance en l'avenir.
Des années s'écoulèrent.
Depuis quelque temps, Sébastien se montrait soucieux. C'est
que plusieurs fois déjà il avait tenté de grosses spéculations sur
des grains, sans réussir.
Lorsque la chance ne lui était pas favorable, il éprouvait d'abord
un véritable accablement ; il se désolait, se désespérait... Mais
cela ne durait pas. A la prostration de la première heure suc-
cédait une animation, un entrain, une gaieté auxquels les vins
de sa cave et les liqueurs de son comptoir n'étaient certainement
pas étrangers. Et l'hôtelier semblait vouloir vérifier le pronostic
porté à son départ de Granges par Dinozé : « Il aura bu sa ruine
avant cinq ans. » Tout au plus le sellier s'était-il trompé de
quelques années.
Roseline avait plus qu'un soupçon de ces choses. Son grand
amour pour son père la rendait clairvoyante. Elle eût voulu
l'empêcher de spéculer ou tout au moins, lors des spéculations
maladroites, l'empêcher de se consoler à sa manière : ce quiavait le double inconvénient de supprimer l'effet de la dure leçon
reçue et de l'engager dans une voie qui le conduirait à l'altération
de son intelligence et de sa santé.
La pauvre fille en était quelquefois à envisager la ruine comme
possible ; mais, quelque peine qu'elle éprouvât de voir son pèreen proie aux soucis et aux dangereux moyens qu'il appelait à
son secours, elle trouva une sorte de compensation dans l'adou-
124 LE CALVAIREDE ROSELINE
cissement du caracfère de sa belle-mère, qui se produisit sou-
dainement.
Depuis quelque temps, Catherine Renier devenait aimable à
son égard, attentive et même caressante. Elle lui achetait avec
empressement des vêtements plus à son goût ; il lui échappait
quelquefois de l'appeler sa « chère fille » !
C'était d'un grand prix pour Roseline, si cela devait durer...
Qu'en pensait sa mie Geneviève ? Roseline questionnait. Gene-
viève s'étonnait, s'étonnait beaucoup.
Ce qui donnait à penser à Roseline, c'est que les bontés si nou-
velles de sa belle-mère semblaient imaginées pour la consoler de
la perte pour elle de ce futur mari présenté par Catherine : l'ar-
tilleur en efïet opérait un mouvement de conversion et portait
visiblement à Irma les hommages réservés par lui jusque-là à
Roseline.
Cela faisait sourire Roseline, et Geneviève cherchait la clef du
mystère.— C'est ainsi que vont les choses ! observait philosophiquement
la bonne Geneviève.
— Mais elles vont très bien, mamie, répliquait Roseline; elles
vont très bien 1 De la sorte, je n'aurai pas à refuser ce brave
garçon. Cela me peinait.
L'hiver, les moissons achevées, les récoltes rentrées, les fruits
et les conserves soigneusement rangés, Roseline n'ayant plus rien
à faire au dehors, restait presque toujours assise dans une petite
salle ouvrant du côté des champs, occupée à coudre pour la mai-
son ou à filer.
C'était alors, à partir de la Toussaint, que se présentaient—
que se déclaraient — les prétendants à la main de la fille de
l'opulent propriétaire du « Faisan Doré ». Chaque dimanche en
amenait un nouveau ; et Laurent Maréchal aurait pu être avanta-
geusement remplacé. Dans le nombre cinq ou six étaient réelle-
ment sérieux et fort acceptables.
A l'égard de ces prétendants, Sébastien Rèuter avait adopté
une lactique assez ingénieuse. Il commençait par leur dire qu'il
LE CALVAIREDE ROSELINE 125
ne faisait aucune différence entre la fille de sa femme, Irma, et sa
propre fille, et que, pour mieux marquer cette égalité dans son
affection, il souhaiterait de marier d'abord Irma, de deux ans
plus âgée que sa « cadette ». Cela ne faisait pas le compte des
épouseurs, qui ne se prêtaient volontiers ni à la substitution de
l'altière Irma à la tendre Roseline, ni à la substitution de la
maigre dot d'Irma, si généreux que pût être son beau-père,—
aux belles prairies, aux bois de haute futaie que Roseline possé-
dait en partage,— sans compter ce qui pourrait lui revenir
plus tard sur les biens de son père.
Mais c'était pure stratégie matrimoniale : Sébastien, grâce à
la volonté de Catherine, formellement déclarée maintenant, ne
doutait guère qu'Irma ne fût réservée au frère de Mathieu Maré-
chal, son sommelier fidèle. Donc sur le refus des amoureux d'aller
offrir leurs hommages à une autre que Roseline, il les priait de
s'adresser directement à sa fille, se déclarant prêt à accepter pour
gendre celui qu'elle aurait choisi. 11se réservait de les '( ruiner »
l'un après l'autre dans l'esprit de Roseline, obéissant encore en
cela à sa femme, —qui décidément le dominait.
Un dimanche il en vint trois,— de ceux qu'il convenait de
traiter avec considération.
Il tombait ce jour-là une petite pluie fine. La vie semblait
éteinte sur la grande route, et tout le bruit s'en être réfugié dans
la grande salle basse, où quelques garçons de ferme et palefre-
niers du relais voisin faisaient des carambolages sur le billard.
AndocheMetzger arriva le premier. Au moment où la grande
horloge à gaine sonnait trois heures, deux pieds fort lourds
secouèrent la boue du chemin en frappant sur la large dalle pla-cée devant l'entrée principale.
Sébastien, que le repos dominical faisait oisif, allait d'une salle
à l'autre. En apercevant Andoche Metzger, ganté de coton blanc,
paré de son habit le plus à la mode et d'un brillant gilet à châle,coiffé d'un chapeau haut de forme soigneusement recouvert, à
cause de la pluie, d'un mouchoir à larges carreaux, il devina un
prétendant.
LE CALVAIREDE ROSELINE
Andoche, grand garçon d'un blond fade, éclaboussé de taches
de rousseur, ne montrait pas beaucoup de hardiesse. Tondu de
très près, rasé de frais, barbe et moustache, il semblait qu'il lui
manquât quelque chose : il lui manquait un peu d'audace, et
pour s'encourager il se frottait les mains, nonobslant les gants de
coton.
— Où vas-tu comme ça, mon garçon? lui demanda Sébastien
de celle voix cadencée et un peu chantante qui est l'accent
lorrain.
— Je ne vais pas plus loin que Haute-Fontaine, répondit An-
doche. Et sans hésiter davantage, il ajouta : Je viens vous voir.
— Ah ! fit Sébastien.
Et il commanda qu'on apportât une bouteille de vin blanc.
Pendant qu'une servante mettait sur une petite table ronde,-
près de la porte, la bouteille et deux verres, Sébastien reprit :
— Tu viens me voir... tu viens me voir... en passant? Belle
affaire ! Tu vas à Gerbepal ou à Corcieux lécher tes écus et faire
le monsieur ?
— Plus souvent 1 Monsieur Reuter, vous ne me connaissez
guère ; et pour preuve que je n'y pense pas à aller au village...
Tenez, je vais vous le dire tout de suite : je suis venu pour vous
demander la main de votre fille...
En ce moment, Irma parut. Andoche se leva, posa son verre
encore plein, et tendit sa main gantée à la jeune fille.
Elle devina bien qu'Andoche ne venait pas pour elle, et secoua
si fort sa main que le gant, trop large, resta en sa possession.
Irma rendit le gant en riant aux éclats. Mais, à la mine déconfite
du brave garçon, Sébastien Reuter, s'il eût conservé le moindre
douté, devait comprendre lui aussi que ce n'était pas pour Irma
qu'Andoche Metzger avait fait tant de frais de toilette.
— A ta santé, mon garçon ! fit-il pour se donner le temps de
préparer une réponse.
Les verres se heurtèrent, et l'hôlelier vida le sien lentement.
Andoche mouilla à peines ses lèvres — afin de faire durer plus
longtemps le vin et l'entretien.
Irma rendit le gant en riant.
LE CALVAIREDE ROSELINE 129
— Je vais te dire... prononça Sébastien : ce n'est pas si facile
que cela semble. Avant de marier Roseline, il faut que j'établisse
mon aînée...
— C'est assez juste, monsieur Reuter; c'est assez juste;
mais...
— Tiens 1 voilà notre homme peut-être, dit Sébastien en dési-
gnant un jeune paysan trapu, aux larges épaules, qui avançait
avec circonspection vers l'hôtelier, tout en ruminant sans doute
de belles paroles. Il était, comme Andoche, paré, peigné, lustré,
guindé. Brun au lieu de blond.
— Tu le connais? demanda Sébastien.
— De ! c'est Brice Heurteau, le fils au meunier de Belle-
goutte.— Je m'en doutais.
— Oh! c'est Brice tout juste!— On le dit riche, le meunier, observa Sébastien, et pas riche
d'avoir ramassé des perles dans le Ne une qui fait tourner
ses meules... Si son garçon vient pour Irma, ton affaire est
bonne.
Mais Andoche avait pâli. Il devinait un rival. Il se leva, et pre-
nant congé :
— Vous lui direz un mot, à votre fille, n'est-ce pas, maître
Sébastien ?
— Va toujours, mon garçon.
Andoche voulait payer le vin blanc. L'hôtelier s'y opposa ; et il
y eut un débat.
— Plus souvent ! dit l'amoureux. C'est moi qui régale.
Sébastien éleva la voix :
— C'est moi qui fais la politesse... puisqu'il s'agit de marier
ma fille. Et avec un pli amer de la bouche : Son subrogé-tuteur
n'y pense pas à ces frais-là, bien sûr... Malheur !
— Raison de plus pour que je paie, dit Andoche en enfonçant la
main dans la profonde poche de son pantalon.— Belle affaire ! fit Sébastien Reuter. Quand tu paierais la
pièce entière... je ne ferais pas encore mes frais. C'est la ruine,LE CALVAIREDEROSELINE Çf
130 LE CALVAIREDE ROSELINE
une fille à marier... Mais il faudra bien que le fin renard de
Granges comprenne la chose.
Andoche Metzger remit le gant enlevé par Irma, recouvrit de
nouveau avec soin son chapeau, afin de donner une idée avanta-
geuse de son économie, et s'esquiva. Sur sa fortune, Sébastien
était fixé. Il le savait fils unique d'un riche fermier de Deve-
line.
Brice Heurteau s'essuyait déjà les pieds, tout en fermant le
confortable parapluie des dimanches dont il s'était muni.
Sébastien s'empressa de vider une fois de plus son verre et
s'avança vers le fils du meunier de Bellegoutte :
— Il ne pleut donc pas ?
— Que si !
— Alors on s'ennuie à Bellegoutte ?
— On y est un brin seul, fit Heurteau, saisissant l'à-propos de
la question.— Je vois ce que c'est : il n'y a pas de fille à marier par là-
bas. ..s
— Et il y en a des plus belles à Haute-Fontaine !• s'exclama le
deuxième épouseur, en tapant bien fort dans la main que l'hôte-
lier lui tendait.
— C'est vrai, fit celui-ci, qu'Irma est une belle brune !
— Et mamzelle Roseline donc! acheva Brice; une bien belle
blonde !
— Asseyons-nous un peu, mon garçon, et causons, dit Sébas-
tien en reprenant sa place autour delà petite table.
Sur un signe de lui, une nouvelle bouteille de vin blanc fut
apportée et un verre mis devant le visiteur.
Brice Heurteau s'assit en ouvrant sa jaquette à boulons dorés,
afin de mieux montrer son gilet à palmes de soie et sa cravate —
qu'il ne s'élait pas donné la peine de si bien nouer pour rien.
— C'est du blanc, dit le père de Roseline, en remplissant les
verres. Et, après avoir vidé le sien, il ajouta en examinant atten-
tivement dans tous ses détails la toilette du fils du meunier : Je
vois avec plaisir que tu parais bien dans les affaires...
LE CALVAIREDE ROSELINE 131
— Oh 1 quant à ça, monsieur Reuter...
En temps ordinaire,— on l'a remarqué,
— le paysan se fait
volontiers pauvre ; mais une demande en mariage dérange ce
profond calcul. Heurteau demeura donc au milieu de sa phrase
commencée, ne sachant comment se présenter le plus avanta-
geusement.
L'hôtelier reprit :
—- On m'avait dit que tu dépensais au cabaret tout l'argent que
ton père te laisse... et que tu fêtes si bien le dimanche, qu'il ne
te reste plus rien pour la semaine.
— Oh ! quant à ça, monsieur Reuter, c'est méchanceté pure ;
on en a bien menti !
A ces mots, sa large main plongea dans la poche de son gilet
à palmes, et reparut pleine de monnaie débordant entre ses
doigts.— C'est un endroit bien chaud, le gousset! dit en souriant
Sébastien. Pourquoi y mettre tant d'argent ? Hein ! c'est pour le
faire sonner, avoue-le !
— Quant à ça, non, monsieur Reuter, dit finement Heurteau
en clignant de l'oeil ; ça l'use toujours, n'est-ce pas ?
— Bien répondu ! fit Sébastien.
Encouragé, le jeune paysan poursuivit :
— Je ne mange pas tout, non... et j'ai économisé déjà de quoi
faire recouvrir à mes frais la maison que mon père me donnera
le long de l'eau... El, c'estle cas de le dire, elle en a grand besoin.
Il faut une maison pour se marier, n'est-ce pas, maître Sébas-
tien ?
— Belle affaire ! Il faut surtout une fille qui veuille de vous !
Je crois que tu ne déplairais pas à mon Irma... si vraiment tu
veux te marier.
— Je ne suis venu que pour ça, monsieur Reuter. Mais je pré-
férerais une blonde... Chacun, son goût, n'est-ce pas ?
—- Tu es pourtant joliment brun l
— Justement...
— Enfin c'est à Roseline que tu en as ?
132 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Avec votre permission, monsieur Reuter.
— Eli bien ! va la trouver... va te faire voir... Elle est dans
le verger... en train de faire couvrir de zinc la cabane, a'ux
lapins...— Comme ça se trouve bien ! dit Heurteau en riant aux éclats.
Elle me donnera un conseil pour la couverture de notre maison.
11 se leva et se rassit d'un même mouvement :
— Minute ! A qui faut-il que je paie ?
Et du doigt il montrait la bouteille presque vide.
— Tu ne dois rien.
— Oh ! quant à ça !...
— C'est le vieux renard de Granges qui régale.
Le fils du meunier de Bellegoutte eut l'air de comprendre, et
sourit de confiance.
Il prit le chemin de la cuisine, et alla trouver Roseline dans
le verger, pour tâcher d'avancer ses affaires.
Ce même jour— ils semblaient s'être donné le mot — Brice
Heurteau venait de déguerpir la tête basse, lorsque Sébastien
allant d'une salle à l'autre trouva attablé le gros Mathiez, le mar-
chand de chevaux de Saint-Léonard, physique étrange de Tzigane
oublié enfant dans quelque coin par des voleurs de chevaux, et
qui grâce à l'adoucissement des moeurs serait devenu de voleur
marchand.
Il avait tout du bohémien : la peau bronzée, les yeux noirs et
profonds dans son visage ovale, le regard mobile avec une expres-
sion sournoise et parfois sauvage, une barbe peu fournie, de
petites dents au complet— ce qui est assez gentil quand on a
dépassé la quarantaine...— Celui-là, s'il est venu pour les filles à marier, pensa l'hôte-
lier, n'a pas fait de grands frais de toilette.
En effet, le marchand de chevaux était en blouse grise, chaussé
de gros souliers et de guêtres.
Il buvait du punch chaud.
En voyant entrer Sébastien, il poussa une exclamation, alla à
lui et l'entraîna vers sa table, où, tout en le questionnant obli-
LE CALVAIREDE ROSELINE 133
geamment sur sa santé et « les affaires », il fit venir encore du
punch pour le maître de céans.
Un grand chien, noir comme Mathiez lui-même, suivait tous
ses mouvements, s'était levé et maintenant s'arrondissait de
nouveau àses pieds.
Dame Catherine vint faire la belle, dit quelques mots aimables
au gros marchand de chevaux et, en lui trouvant un air cérémo-
nieux qui ne lui était pas habituel, elle se retira discrètement,—
se promettant de se tenir aux écoutes.
— Vous ne savez pas la grande nouvelle ? dit Mathiez.
— C'est qu'il pleut, fit Sébastien ironique.
— Non, sans rire... J'avais chez moi le mari et la femme...
Mais vous les connaissez : Jean-Pierre Frérot et sa femme
Marianne... Ils sont venus tant de fois ici !... Eh bien! ils me
quittent; Jean-Pierre vient d'hériter d'une vieille tante de la
Hardalle ; ce n'est pas beaucoup, mais c'est assez pour eux : ils
veulent être maîtres à leur tour... Et voilà; il faut que jememarie.
— C'est clair, pensa Catherine qui avait tout entendu.
— Ou que vous preniez un autre Jean-Pierre... un autre
ménage... suggéra Sébastien.
— Non, il me îaut quelqu'un qui comprenne mieux mes in-
térêts : une femme! Je voudrais une belle et forte fille... Quel
conseil me donnez-vous?
— Le coeur y' est-il ?
— Peut-être bien 1... c'est pour le mois prochain.
— Vous êtes bien pressé !
— Pressé de choisir surtout.
— Celui-là pourrait être pour Irma, pensa Sébastien, si... Mais
jamais je ne lui donnerai ma Roseline à ce maquignon !
— Il vous la faut riche? dit-il.
— Gros malin ! fit Mathiez avec explosion. Vous savez
bien que c'est votre fille Roseline qui serait mon désir... Nous ne
sommes pas à la foire ici pour nous tromper l'un l'autre, et je
suis plus franc que vous.
Sébastien baissa la tête.
13i LE CALVAIREDE ROSELINE
— Vous me demandiez un conseil tantôt...
— Eh bien?
— Vous pourriez peut-être trouver... je ne dis pas mieux, car
Roseline a bien de la vertu ! — Ceci fut dit avec émotion. Mais
enfin pour votre commerce, une femme habituée à soigner et voir
soigner les chevaux, à causer avec les marchands de fourrage,
les rouliers, les maquignons qui passent par ici... il me semble
que...— Ah ! on ne peut pas tout avoir ! dit sentencieusement le
gros marchand. Et puisque vous n'avez qu'une fille...
— Mais j'en ai deux ! s'écria Sébastien! J'ai la fille à ma
femme !
— C'est vrai ! c'est vrai ! dit le brun Mathiez, visiblement
désappointé.— Irma, qu'on la nomme...
— C'est vrai !... j'oubliais...
Catherine pensa :
—Pourquoi s'obstiner à offrir Irma puisqu'elle est pour Lau-
rent? Mais, en refusant Roseline, il fait mon jeu, c'est clair!
Sébastien reprit :
— Irma est jolie comme ma Roseline ; vaillante et accorte
comme sa mère, ma femme Catherine... Deux ans de plus que ma
« seconde ».
—J'y suis... j'y suis.
— Un beau brin de fille... là!
— De grands yeux noirs, maintenant que j'y pense...— De très beaux yeux!... Je vais la faire venir.
— Non, non! si j'allais en tomber amoureux, dites donc?
— Où serait le mal ?
— Laissez-moi réfléchir un peu. On ne se marie pas tous les
jours!
Le marchand de chevaux, fixé sur l'état de fortune de la fille
de Sébastien Reuter, avait besoin de se renseigner sur les avan-
tages faits à la fille de Catherine.
Irma ni Roseline ne surent qu'il avait été question d'elles
LE CALVAIREDE ROSELINE 135
pour remplir le vide laissé à Saint-Léonard par Jean-Pierre et sa
femme. Seule M"'e Reuter sut à quoi s'en tenir là-dessus.
Le dimanche suivant, Brice Heurteau revint faire sa cour à
Roseline, surtout en trinquant avec son père ; — toujours aux
frais du vieux renard de Granges... Quinze jours se passèrent,- et
Andoche Metzger se rencontra pour le même objet que précédem-
ment avec un maître tisserand venu de loin — de Plainfaing —
sur la bonne réputation et la belle dot de Roseline.
Mais ces braves gens perdaient leur temps : Catherine ne
voulait pas que Roseline se mariât si tôt. A cet égard, elle, avait
ses plans arrêtés, gardés en réserve. Aussi, après chaque visite
d'épouseur, chaque demande en mariage, elle se faisait mettre
au courant, par son mari, des particularités à sa connaissance
concernant ces amoureux. Alors, elle se mettait en quête de
renseignements. Où les puisait-elle? Toujours ils étaient défa-
vorables...
Présentés avec un art perfide au père de Roseline, ils deve-
naient plus défavorables encore. Sébastien, fort souvent de mau-
vaise humeur, à cause de spéculations malheureuses et des
emprunts onéreux qu'il lui fallait contracter pour sortir d'em-
barras, jurait qu'il ne se laisserait pas prendre aux vantardises
des épouseurs, et que pour commencer il allait les mettre tous
dehors.
—Excepté, mon Bastien, si un meilleur parti que Laurent se
présentait pour Irma... C'est clair... objectait hypocritementCatherine.
— Soit ! concluait l'hôtelier assez sèchement.
CHAPITRE XV
LAURENT MARÉCHAL
Toutefois Sébastien Reuter résolut de tenir sa fille au courant
des demandes de sa main qui lui étaient faites.
Roseline souriait.
Mais quand son père entrait dans le détail des imperfections
et méfaits des prétendants, elle devenait attentive et réfléchie :
c'était bien étonnant que pas un ne trouvât grâce à ses yeux de
père ! N'était-ce pas plutôt le mari de dame Catherine qui repous-
sait les amoureux ?...
Elle consulta Geneviève.
Celle-ci, sans bien comprendre le but de son parent, et tout en
devinant les manoeuvres de sa femme, se fit leur auxiliaire et
acheva de a démolir » les épouseurs dans l'esprit de Roseline,
qu'elle aimait d'une affection maternelle. C'est que Geneviève
n'avait jamais cessé de nourrir l'espoir d'un mariage entre Jean
et sa chère Roseline.
Sans artifice, ces jeunes hommes, venus d'un peu partout,
attirés, croyait-elle, tout autant par « le bien » de Roseline que .
par ce qu'on pouvait dire d'avantageux sur le caractère et les
qualités de la jeune fille, elle les comparait tous à cet ami d'en-
fance, si dévoué, si allectueux, même après la brouille des parents.
Geneviève, dans de petits voyages à Granges, manquait rare-
ment d'aller faire une courte apparition à la Fresnaie. Et tou-
jours elle avait lu sur le visage de Jean plus de dépit que de
haine — et pas du tout d'indifférence. Comme les sentiments du
jeune homme n'étaient point combattus par ses parents, Gene-
viève s'entretenait dans ses illusions...
LE CALVAIREDE ROSELINE 137
Elle établissait donc des comparaisons qui toutes tournaient à
l'avantage du cousin Jean.
Roseline en l'entendant tenir ce langage soupirait, et elle souf-
frait vraiment lorsque Geneviève insistait. Puisque les deux
familles étaient brouillées! Puisque son oncle Daniel avait tant
de torts envers son père ! Puisque Jean lui-même affectait de la
dédaigner ! Ah ! tout cela finirait mal !
— Et comment, mal ? demanda un jour la fidèle servante.
— Comment? Mon père se fâchera contre toi, ma mie... Et
tune pourras plus rester dans la maison... Et je te perdrai...
ma bonne Geneviève, ce qui sera pour moi le comble de mes
maux !
Geneviève s'assombrit, puis avec volubilité :
— Voilà simplement la chose, dit-elle. Ce n'est ni Brice
Heurteau qui te convient avec son ladre de meunier de père; ni
Metzger, qui n'arriverait pas à vivre sur sa terre, si sa vieille
mère ne faisait marcher plus que ses forces la machine à filer le
coton ; ni le marchand de chevaux de Saint-Léonard, dont on
connaît la rouerie pour faire d'une rosse un cheval de course!...
Et pas davantage le frère de notre sommelier, un artilleur qui
n'aura plus rien quand on lui retirera son canon ! Il faudra bien
qu'ils en rabattent tous ! De!... Alors?... Tu veux donc rester fille?
— Je resterai fille, répondit Roseline avec beaucoup de calme.
— Jean finira par se marier, dit malicieusement la servante.
Deux secondes s'écoulèrent :
— Tu as entendu dire quelque chose, ma mie?
— Non... mais je m'en doute bien! répliqua Geneviève triom-
phante du succès de sa ruse.
Deux secondes après :
— Oh! il est bien libre! dit la jeune fille.
M"1CReuter, qui pendant longtemps avait encouragé Mathieu
Maréchal dans ses vues sur un mariage avantageux de son frère
Laurent avec Roseline, avait été amenée par les circonstances à
changer ses batteries et à renoncer à ce mariage laborieusement
concerté avec le sommelier.
0'
138 LE CALVAIREDE ROSELINE
La raison de ce revirement — il est temps de le dire —pro-
venait du mauvais état des affaires de l'hôtelier du « Faisan Doré ».
Il avait fallu emprunter sur l'hôtellerie et ses terres une quin-
zaine de mille francs, pour se libérer vis-à-vis d'usuriers qui, de
facilités en facilités, de renouvellements de billets en renouvel-
lements à gros intérêts, avaient converti en désastre ce qui n'était
d'abord que des pertes d'argent, réparables avec un peu de bon
sens, des idées d'ordre et d'économie.
Une forte femme telle que Catherine, ayant l'autorité dont elle
jouissait dans le ménage, eût certainement arrêté son mari sur
la pente où il glissait ; malheureusement pour elle et pour lui,elle
était encline, elle aussi, à tenter les hasards de lafortune...
Ses coups de tête n'ayant pas mieux réussi que ceux de Sébas-
tien, elle s était rabattue sur quelque chose de moins aléatoire.
II lui suffisait, pour réussir, de se faire bien venir de Roseline,
et. elle y travaillait avec intelligence.
La jeune fille arrivait à l'âge où elle allait être majeure, Rose-
line en possession de tout son avoir, c'était la situation remise à
flot. Elle aimait son père; elle ne saurait rien lui refuser. Mais
pour qu'elle fût réellement maîtresse de son bien et pût en dis-
poser,— un jour un peu, le lendemain encore un peu,
— il ne
fallait la marier ni à Laurent ni à aucun autre.
Comment n'avait-elle pas vu cela plus tôt ? Enrichir par un
mariage sa parenté, c'était bien ; mais c'était mieux de ne pas
s'appauvrir elle-même et les siens en se privant du secours qui
pouvait leur venir à tous par Roseline.
D'autre part, Irma possédait cinq mille francs du chef de Fran-
çois Mauricet son père, et l'artilleur épouserait si Mathieu savait
bien s'y prendre.
Or, elle ne doutait nullement du savoir-faire et même du
dévouement du sommelier.
Il s'agissait, il est vrai, de détourner au profit d'Irma les
tendres regards que Laurent adressait à Roseline, lorsqu'il venait
passer quelques jours en permission. Le moment était pour-
tant arrivé pour celui-ci de se déclarer positivement.
LE CALVAIREDE ROSELINE 139
Tout indiquait ses prétentions; encore fallait-il être au moins
aussi explicite que ces prétendants qui s'en venaient, galamment
attifés, faire leur demande sans trop d'hésitation.
Mathieu Maréchal attendit que le « petit » vînt à Haute-Fon-
taine : il eut un congé de plusieurs semaines, aisément renouve-
lable jusqu'à sa libération du service,—
pour lui tenir à peu près
ce langage :
— Ecoute, Laurent : il me semble que Sébastien Reuter a l'air
depuis ces temps derniers d'être aux abois faute d'argent... Au-
jourd'hui, le voilà qu'il fait de grands achats de grains,— à cré-
dit, il est vrai. C'est encore une spéculation. Sera-t-il plus heu-
reux cette fois ? En attendant, il n'est pas facile à vivre. Tantôt il
se montre d'une humeur accommodante, tantôt rien ne peut le
satisfaire; il devient alors mauvais comme un hérisson sauvage.
Au fond, vois-tu, cet homme-là, mon petit, est plus malin que
nous tous et agit peut-être ainsi pour mieux nous dominer.
Laurent, qui aimait Sébastien, fut surpris de ces propos. Com-
ment son frère pouvait-il avoir de telles pensées sur un si honnête
homme ? Il lui en fit le reproche.— Je voudrais, lui dit-il ensuite, que Sébastien Reuter perdît
toute sa fortune, afin que rien ne pût me séparer de Roseline.— Mais s'il était ruiné, fit Mathieu, Roseline n'en serait pas
moins beaucoup trop riche pour toi.
Laurent parut désappointé :
— Tu n'as pas toujours dit ça, l'aîné ! fit-il.— On apprend à vivre chaque jour, répliqua son frère. Tu
ne comptes pas épouser Roseline contre sa volonté?— Je ne pense pas, dit Laurent de plus en plus déconcerté.— Eh bien ! petit, elle ne pense guère à toi —
malgré que lu
sois un très beau garçon avec ta courle vesle d'artilleur.— Tant pis ! fit Laurent. Je vois qu'il y a eu du nouveau depuis
la dernière fois que je suis venu...
— Il y a... que M"10Sébastien n'enlend pas forcer Roseline à
se marier malgré son goût.— Tant pis ! répéta l'amoureux déconfit. Il ajouta tristement :
140 LE CALVAIREDE ROSELINE
Je m'étais tant fait à l'idée de vivre dans cette maison auprès de
toi, l'aîné, chez maître Sébastien. Moi, je l'aime, avec tous ses
défauts.
— Est-ce que tu l'aimes autant que sa fille ? dit Mathieu en
riant.
Laurent répondit d'une manière évasive :
— C'est tout que j'aime ici, l'aîné...
— A commencer par l'enseigne ? Mais tu préférerais, je m'en
doute, avoir le faisan sur ton assiette... doré ou commun ?
— Je ne dis pas non.
—Voyons, petit, si c'est nous tous qu'il te faut pour ton bon-
heur, lu peux contenter du même coup le bourgeois, la bour-
geoise et ton vieux frère.
— Je ne demande pas mieux... Comment?... dis un peu ?
— En épousant Irma !
— Irma?...
— La brune fille de Catherine, au lieu de la blonde fille de
Sébastien... Celle-là, petit, ne dira pas non,... tu peux m'en
croire !...
Laurent baissa la tête et se prit à réfléchir.
Voyant les choses en bonne voie, son frère se mit à le harce-
ler pour le décider :
— Ça irait tout seul... C'est une jolie fille !... et gaie ! On
n'entend qu'elle !... Si l'auberge devait lui rester un jour, comme
c'est probable, ça ferait une fière dame pour commander et se
faire obéir au doigt et à l'oeil.
— On verra voir, dit enfin Laurent, non sans fatuité : il se sen-
tait un peu relevé à ses propres yeux.
Le « petit », à qui son frère s'appliqua à répéter tous les matins,
en y mettant chaque jour un peu plus d'insistance, le conseil
qu'il lui avait donné, finit par se décider « à pointer sa pièce »,
comme disait « l'aîné», dans la- nouvelle direction indiquée. Il
en fit une affaire de discipline et non de sentiment, et s'en remit
à son grand frère du soin de régler sa destinée.
CHAPITRE XVI
LE « FAISAN DORÉ »
Soudain une rumeur monta dans le pays ; bientôt accrue, elle
couvrit tous les bruits. Les affaires en demeurèrent suspendues.
Il ne se donnait plus un coup de pioche.Creuser une citerne, éle-
ver un mur de clôture eût paru une témérité. Enfin, on ne se
mariait même plus.
Les gens s'abordaient avec défiance, en se serrant la main du
bout des doigts. Pierre disait à Paul :
— Tu y crois, toi ! Moi, je doute...
— Moi aussi... il y a trop de montagnes chez nous !
—-De ! justement...— Mais nous ne pouvons pas toujours vivre comme des loups...
dans nos bois !
— Ga !ceux qui ont de la terre dans les vallées deviendront
regardants : personne ne veut plus vendre.
— Ah I c'est que les malins ne voudraient pas vendre à un qui
revendrait cent fois plus cher aux ingénieurs !
— Si ça se fait, c'est un bouleversement général 1
— C'est la fin de tout!
— 11 y en a qui jubilent...— Il y en aura plus d'un aussi qui se mordra les poings.— On ne sème pas encore le chanvre ! — On n'sôme mi co lo
chanve : proverbe rustique signifiant : Ce n'est pas encore fait !
On devine qu'il s'agissait de la création de nouveaux chemins
de fer dans les Vosges.
L'un devait — disait-on — mettre en communication Epinal et
142 LE CALVAIREDE ROSELINE
Gérardmer, en empruntant la vallée de Granges par Arches, et
ensuite tout du long de la Vologne, Jarménil, Docelles, Deyci-
mont, Laval, Bruyères, Laveline, Aumontzey, Granges, Kichom-
pré. On parlait plus vaguement d'un embranchement de cette
voie sur Saint-Léonard.
Une autre voie ferrée venant de Saint-Dié devait prendre par la
vallée de la Meurthe, avec un tracé facile jusqu'à Fraize. Qui sait
si, de là, elle trouverait le col du Bonhomme trop haut pourfranchir les montagnes et s'ouvrir l'Alsace?
C'était bien surprenant tout cela... bien inattendu... c'étaitmer-
veilleux — et irritant à la fois. Irritant, parce qu'il semblait im-
possible de prévoir jusqu'à quel point tout serait bouleversé
dans le pays.
A l'annonce du chemin de fer de la vallée de Granges, Sébastien
Reuter blêmit. Bien sûr que cela allait produire une élévation de
prix des terres, ces terres vendues par lui trop lot et actuellement
en la possession de Daniel Varin ! Ah ! le vieux renard avait fait
une bonne affaire ! Il était assez malin pour obtenir le passage de
la ligne à travers ses nouvelles acquisitions...
Mais quand il fut avéré que la voie principale bifurquerait à
Laveline pour monter au nord-est jusqu'à Saint-Léonard et de
là à Saint-Dié, avec un deuxième embranchement redescendant à
l'est, de Saint-Léonard jusqu'à Fraize, et que Haute-Fontaiùeetles
hameaux placés sur l'ancienne grande route demeureraient enve-
loppés à grande distance par ces deux lignes, et à cheval sur une
route désormais délaissée, ce ne fut pas pour Sébastien le re-
gret de n'avoir pas profité d'un bénéfice possible, mais l'affreux
tableau de sa ruine qui se présenta à ses yeux.
Que deviendrait son hôtellerie lorsque ne passeraient plus
par Haute-Fontaine les diligences, la malle-poste, les rouliers
descendant à Saint-Dié, se croisant avec les rouliers, la malle-
poste et les diligences montant à Gérardmer? Qui sait ? les pié-tons eux-mêmes, séduits par la rapidité du voyage, monteraient
en wagon !...
Ah ! les chardons pousseraient bien vite sur un chemin aban-
LE CALVAIREDE ROSELINE
donné même parles casseurs de pierres! On n'entendrait plus
la fanfare des poslillons, les claquements de leurs fouets, le
piétinement des troupeaux de boeufs, et les meuglements des
bêtes, le roulement des lourds chariots qui transportent le foin
et les grains...
L'hôtellerie déserte serait bientôt délaissée, même par les
désoeuvrés des environs, qui venaient sur la grand'route cher-
cher la vie et le mouvement qui leur manquent, les nouvelles
du monde — et qui resteraient chez eux tout attristés.
Les écuries du maître de poste se videraient de leurs chevaux,
et la maison de son personnel.
Les habitations, bientôt délabrées, ne vaudraient pas le coup de
truelle réclamé pour boucher les lézardes. Vides de locataires,
leurs contrevents battraient de l'aile etgrinceraientsur leurs gonds
rouilles, en attendant que s'écroulent leurs toits de chaume...
Que resterait-il du mouvement d'aujourd'hui ? Peut-être une
vieille patache grinçante sur ses essieux rouilles, pour faire le
service entre les hameaux et les plus prochaines stations des deux
chemins de fer!
Et il lui faudrait redevenir cultivateur, après en avoir perdu le
goût— il ne l'avait jamais eu ! — et c'était une terreur pour lui...
Sébastien n'élait pas le seul à envisager avec effroi l'avenir.
Christophe Weiss, le charron, dont la maison et l'atelier étaient
juste en face de l'hôtellerie, partageait les mêmes craintes. Ce
colosse à barbe blonde devint mélancolique. Il regardait en sou-
pirant sa femme Nathalie,— une superbe ménagère qui avait
nourri ses trois garçons ;—
puis il jetait un coup d'oeil attristé
sur le pays d'alentour, sur ce coin de terre où il avait espéré
vivre et mourir, et il se demandait avec anxiété où il transpor-
terait son travail et sa famille.
Et le gros et puissant maître de poste Balandiot, dit Picard,
parce qu'il était d'Amiens, questionnait avec persistance Sébas-
tien, comme s'il croyait que celui-ci dût-finir par lui dire ce que
deviendraient les maîtres de poste lorsqu'il n'y aurait plus que
des chemins de fer partout...
144 LE CALVAIREDE ROSELINE
Mmc Zoé Balandrot, sa femme, de son côté, lâtait Catherine,
s'étonnant de ne pas la voir plus alarmée. Elle en séchait, elle,
rien que d'y penser à ce qu'on leur réservait !... Le fait est qu'elle
était aussi sèche que grande et osseuse,— et son caractère —
qu'elle sentait s'altérer — avait toujours été acariâtre, la rendant
difficile à vivre.
Le propriétaire du ceFaisan Doré », après avoir longuement envi-
sagé la situation, prit un parti commandé par la prudence. Il nia
résolument la réalité des nouveaux projets. Quand on lui deman-
dait son opinion sur les futurs chemins de fer, il levait les épaules
et riait au nez des questionneurs.— Belle affaire !
—Pourtant, lui objectait-on, une armée d'ingénieurs, d'agents
voyers, d'architectes, parcouraient déjà le pays, arpentaient les
collines et les vallons, jalonnaient à travers plaines et bois...
— Possible ! mais les ingénieurs avaient reconnu des diffi-
cultés s'opposant à l'élablissement des voies ferrées...
Aucune utilité d'ailleurs à les créer dans des cantons sans
population où il n'y a que de la roche et des forêts, tandis que
de gros villages, des hameaux très peuplés échelonnés le long de
l'ancienne grande route pouvaient alimenter le trafic des che-
mins de fer. Et l'on était à se demander —toujours selon l'hôte-
lier du « Faisan Doré » — s'il n'y aurait pas profit à faire passer la
ligne par Haute-Fontaine même, où serait établie une station.
Sébastien réussissait à faire partager sa confiance affectée à son
entourage, et même à sa femme. Ce qu'il disait à tout venant, il
le disait aussi à Catherine. C'était surtout pour elle qu'il avait
créé tous ces raisonnements, afin d'avoir quelque répit de son
côté.
La fine Mme Reuter était-elle sa dupe? N'avait-elle pas aussi de
grandes crainlts dissimulées pareillement avec intention ? Tou-
jours est-il que maintenant elle pressait son Bastien de hâter le
mariage d'Irma avec Laurent Maréchal.
Vint un moment où il ne fut plus possible de nier : les deux
voies si redoutées allaient s'exécuter. Les premiers coups de
LE CALVAIREDE ROSELINE
pioche étaient donnés. Il y avait des collines à éventrer, des forêts
à ouvrir, des tranchées à creuser, des travaux d'art à édifier. Les
ouvriers commençaient à affluer de toute part.
Les hommes de la campagne se présentaient pour les terras-
sements, les bûcherons arrivaient, la cognée sur l'épaule, et se
mettaient à l'oeuvre; déjà les hauts sapins et les vieux chênes
tombaient lés uns sur les autres comme l'herbe des champs sous
la faux.
Haute-Fontaine se trouvait à quatre kilomètres de la Houssière
pour la voie de l'ouest, et à guère plus d'Anould pour la voie de
l'est : de sorte que les travailleurs étaient embauchés dans tous
les environs de Haute-Fontaine, et que l'hôtellerie se trouva plus
remplie que jamais. Les entrepreneurs, leurs employés, les ingé-
nieurs même y séjournaient des semaines entières,et l'animation,
le mouvement de la bonne et vieille route fit plus que doubler.
— Elle jouit de son reste la route de Gérardmer à Saint-Dié,
disait parfois Sébastien à Mathieu Maréchal devenu son confi-
dent : à lui seul il dévoilait sa pensée tout entière...
Le maître du « Faisan-Doré » disait aussi à son sommelier :
— Si les travaux duraient quelques années, je pourrais faire
fortune avant de fermer mon hôtellerie.
Très courageusement, Sébastien luttait. Mais avec la légèreté
de son caractère, son peu d'esprit de suite, la dissipation qui lui
était habituelle, il ne pouvait pas réussir.
Il entreprit des fournitures de pierres à bâtir pour divers tra-
vaux, et il acheta sept chevaux, trois charrettes, loua des charre-
retiers et encore des chevaux. Il envoyait chercher des moellons
pour la construction jusqu'à Granges.
Il pouvait, grâce à ces fournitures, réaliser de gros bénéfices;
mais il fut mal servi : trois de ses chevaux surmenés ou blessés
se trouvèrent bientôt hors d'état d'être employés : la maladie en
emporta un quatrième. Le prix d'extraction des pierres s'éleva
promptemènt; le prix de transport, mal calculé d'abord, se
trouva doublé ; bref, l'entreprise se chiffrait par des pertes rela-
tivement considérables.
LECALVAIREDEROSELINE 10
140 LE CALVAIREDE ROSELINE
Sébastien n'était pas plus heureux dans celle nouvelle affaire
que dans ses spéculations précédentes sur les grains. Aussi, malgré
lui, son mécontentement perçait. Aucun moyen donc de conjurer
la ruine imminente et proche !
— Marions Irma, lui répétait Catherine ; après, nous ver-
rons !
Laurent Maréchal avait assez tôt compris les bonnes raisons
par lesquelles son frère l'engageait à porter ses vues, si ce n'est
son affection, sur Irma Mauricet. Il n'eut pas à faire de bien grands
efforts pour se dégager vis-à-vis de Roseline. Celle-ci n'avait
jamais vu en lui un mari, et ne fut pas fâchée de le voir porter
ailleurs ses amabilités de bel artilleur.
De son côté, la fille de Catherine fut ravie d'un changement
tout à son avantage. Même douée d'un bon coeur, elle eût jalousé
Roseline pour tant d'épouseurs qui se présentaient ; avec ses
dispositions acariâtres, elle en concevait une véritable irri-
tation.
N'était-ce pas singulier, pensait-elle, que Roseline vivant reti-
rée, presque cachée dans la maison de son père, attirât plus
d'admirateurs empressés, qu'elle n'en attirait, elle, très en vue,
aimable avec tout le monde ?
Mais c'était peut-être justement parce qu'elle se trouvait trop
en vue. On la voyait, elle crevait les yeux— et les oreilles — à
tous ; on savait surtout qu'elle n'apporterait pas une grosse dot
à son mari, et on se le disait.
Enfin, grâce à Laurent, elle triomphait...
Grâce surtout à Mathieu Maréchal, qui s'y était bien employé;
grâce aussi à sa mère, à qui revenait le mérite du revirement
accompli.
Maintenant Sébastien et Catherine prenaient de savantes dis-
positions. Elles consistaient à différer le moins possible ce
mariage, et pour cela profiter du crédit nouveau que donnait à
l'hôtelier sa participation aux travaux des voies ferrées.
Les cinq mille francs d'Irma ne seraient pas entamés par les
frais de la noce.
LE CALVAIREDE ROSELINE 117
Ah! dame ! après, on verrait... Si l'on se trouvait serré de
trop près... Eh bien! Roseline pourrait donner quelque aide...
— Et comment? demanda Sébastien.
— Eu lui empruntant un peu d'argent, puisqu'elle allait être
maîtresse de disposer de son avoir, repartit hardiment Cathe-
rine.
Sébastien trouva sa femme bien prévoyante. Ce moyen, il le
connaissait ; mais il l'avait toujours écarté par un reste d'hon-
nêteté. "^
' Catherine aurait beaucoup à dire, — elle le prévoyait à l'air
sombre dout sa proposition était accueillie, —pour en venir à
ses fins de ce côté ; mais elle ne désespérait pas. Pour le moment,
elle se contenta d'insinuer que, même en les-sortant d'embarras,
Roseline n'en serait pas moins un parti fort avantageux— d'au-
tant qu'à Granges il s'établissait une plus-value sur les immeubles
Il fallait ensuite — et ici mari et femme se rencontraient
d'avis —profiter de l'embellie dans leur situation, et aussi du
relief que leur donnerait le mariage d'Irma... pour vendre l'hôr
tellerie. Les affaires y étaient excellentes ; jour et nuit elle ne
désemplissait pas de voyageurs, et le dimanche, d'ouvriers ayant
la poche bien garnie, depuis qu'ils travaillaient la semaine durant
aux deux chemins de fer.
— Eh! rien n'assurait, disait. Catherine, que l'avenir dût être
moins brillant ! Qui pouvait savoir ? Qui est assez habile pour
voir les choses de si loin ? On passerait donc la main à un acqué-
reur, qui certainement rentrerait dans son argent— c'est clair —
s'il s'en tenait à son auberge, sans se faire marchand de pierres
à bâtir...
Sébastien protestait : cette conversation était reprise plusieursfois par jour :
v
— Mais je l'ai fait avec ton consentement !
— D'accord 1 disait Catherine, qui se gardait d'exaspérer son
mari en lui tenant tète...
— El nous ? Le « Faisan-Doré » vendu, que ferons-nous, Bas-
tien ?
148 LE CALVAIREDE ROSELINE
Sébastien disait à sa femme
— As-tu une idée ?
— Pas encore, répondait-elle ; mais ça viendra... Tu verras...
tu verras.
Sébastien Reuter en avait une d'idée, — mais elle avait un
singulier air de famille avec celles dont jusqu'à présent il n'avait
pas eu à se féliciter. 11n'osait donc pas dire son idée. Il en avait
touché un mot à Mathieu Maréchal, et le sommelier, toujours
dévoué, avait approuvé et, pour sa part, offrait son concours, se
faisant fort d'obtenir celui du « petit ». Pour la réalisation de
cette idée, Roseline n'était pas de trop, ni les deux jeunes fils —
qui grandiraient : ils comptaient déjà dans le hameau, et l'aîné,
Georges, bien plus frère d'Irma que de Roseline, rouait de coupsles gamins de son âge.
CHAPITRE XVII
AU BORD DU RUISSEAU.
Dans une de ses apparitions à la Fresnaie, Geneviève avait
appris à Jean que Roseiiiie ne s'occupait plus du service de l'hô-
tellerie, et que son père lui avait donné la surveillance des tra-
vaux extérieurs.
-— Mais qu'elle est donc courageuse ! avait-elle ajouté. Elle
met la main à la besogne, et ne souffre pas que l'on se tue
autour d'elle pendant qu'elle ferait la demoiselle.
Jean fut charmé d'apprendre cela. Il lui semblait que sa cou-
sine, demeurée fille des champs, était moins séparée de lui. C'est
avec horreur qu'il l'eût vue faisant des grâces à la clientèle du
« Faisan-Doré », essuyant les fades compliments des farauds de
passage.
Mais bientôt une autre idée s'empara entièrement de son esprit :
c'est qu'il pourrait tenter de voir Roseline,— loin des yeux de
sa marâtre, loin de la jalouse Irma, loin de son oncle Sébastien
—puisque celui-ci leur gardait, à son père et à sa famille, une si
vivace rancune. Il s'agissait pour cela de surprendre sa cousine
dans une des terres louées par Sébastien Reuler.
Il n'eut pas de peine, en guettant l'état des cultures et les
soins qu'elles réclament, de faire naître cette occasion.
Un matin qu'il accompagnait Gédéon, Pierre et le grand cha-
riot, dans une tournée de livraison de farine du côté de Corcicux
et de Gerbepal, où lui-même était chargé par son père de faire
divers recouvrements de fonds, il prit congé, pour une heure ou
deux, des charretiers et s'achemina vers Boucheté. Sébastien y
avait loué ce champ où nous avons vu Roseline accomplir sa pre-
mière journée de labeur agricole.
ISO LE CALVAIREDE ROSELINE
L'instinct de Jean ne l'avait pas trompé : Roseline était là,
tout au bout du champ, aidant à faner plusieurs femmes de jour-
nées, tout en dirigeant leur travail.
Quel ennui ! Elle n'était pas seule!
Il s'assit au bord d'un ruisseau qui détournait les eaux du
Neuné. Une oseraie était établie sur les deux rives du petit cours
d'eau ; il se blottit contre une racine énorme, surgissant du sol,
bien caché par les jets pliants et les feuilles luisantes d'un vieil
osier.
Jean pensait être là depuis un temps qui constituait une
épreuve, et il sifflait mélancoliquement un air pas gai, lorsqu'il
crut s'apercevoir que Roseline s'acheminait seule de son côté.
Enveloppée de chauds rayons de soleil, elle suivait le long des
osiers un sentier large comme un pied d'enfant, et s'avançait
vers l'endroit où quelques pierres plates disposées en marches
permettaient d'atteindre l'eau.
Modestement vêtue d'une robe de toile bleue, le bord plissé de
sa chemisette entourant son cou, elle portail sur la tête, où une
masse de cheveux blonds enroulés formaient une couronne, une
cruche de ferre brune. D'une de ses mains relevée, elle la sou-
tenait, et sa manche tombant laissait voir un bras frais et brun.
Caché dans son verdoyant abri, Jean retint son souffle.
A deux pas de lui, la jolie pourvoyeuse d'eau regardait vague-ment devant elle, toute songeuse; en passant,elle frôla les bran-
ches qui cachaient son cousin à ses yeux.
Le jeune homme suivait chacun de ses mouvements.'
Quand elle levait la tète, il surprenait son regard laissant
rayonner une lumière calme; il admirait la ligne parfaite de ses
sourcils, l'harmonie de ses traits fins.
Jean n'avait pas vu sa cousine depuis une année, et dans la
jeune fille faite, il retrouvait toujours l'enfant avec qui il avait
joué. Dans ses cheveux soyeux, il reconnaissait les mêmes
enroulements de boucles d'un âge plus tendre, et autour des
lèvres l'expression candide d'autrefois. Il s'y ajoutait une nuance
de gravité et peut-être de tristesse.
LE CALVAIREDE ROSELINE lui
Oserait-il lui parler ? De son coeur montait à ses lèvres, prêt à
déborder, un flot de douces paroles qu'il n'avait jamais pronon-
cées encore.
Roseline descendit les marches glissantes, se pencha sur le
ruisseau et remplit sa cruche.
Elle se releva et à ce moment le hasard la fit regarder du côté
de Jean, et elle l'aperçut avec une vive surprise. Alors, pendant
quelque temps ils s'examinèrent l'un l'autre, comme s'il s'agissait
d'une double apparition.
Enfin Jean se leva, marcha vers elle et lui tendit les mains en
s'écriant comme on implore :
— Roseline !...
Il s'empara de ses mains et continua de la regarder dans les
yeux. Les joues de la jeune fille se colorèrent d'un pourpre vif
sous ce regard persistant.— Que me veux-tu ? dit-elle enfin.
RoselineaperçutJean avecsurprise.
i:;2 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Te voir seulement !... Rien que te voir I
— Laisse-moi aller, Jean; c'est mieux.
— Bien des fois, quand je t'ai rencontrée, continua le jeune
homme, j'ai voulu te parler, t'arrêter ; mais tu te montrais tou-
jours si fière 1
— Fière ? répéta Roseline en souriant tristement.
D'un effort elle dégagea ses mains.
—Oui, fière; et cela me fendait le coeur de ne pouvoir te
parler; puis tu es si changée...— Moi, changée ! interrompit-elle.— Si changée à mes yeux, dit Jean avec douceur et comme en
se parlant à lui-même. Je t'ai laissée enfant et je te retrouve...
oh ! si différente... Mais- dis-moi, ne serons-nous plus jamais
amis... comme autrefois ?
— Et nos parents ! fit-elle en détournant son visage ; nos
parents... qui s'aiment si peu !
— Peut-être il nous appartient de réparer le mal qu'ils se
font... Nous le pourrions en tenant bien l'un à l'autre...
— Non, cela n'ira jamais, répondit-elle.
Et elle poussa un soupir.— Roseline!...
— Va ton chemin, Jean, va, et que Dieu t'accompagne !
Un bruissement presque imperceptible de mousse froissée leur
fit lever les yeux.
C'était un petit oiseau — une alouette —qui était venue se
désaltérer au ruisseau. Elle s'éleva au-dessus de leurs têtes, en
poussant un cri...
Les deux jeunes gens, attentifs, suivirent l'oiseau dans son vol
jusque sur la branche où il alla se poser, —comme s'ils cher-
chaient à en tirer un présage. Mais l'un et l'autre ils parurent
indécis.
Alors Roseline reprit sa cruche posée à côté d'elle, et refusa
l'aide de son cousin pour remonter jusqu'au sentier.
—Adieu, Jean! dit-elle, simplement.
— Roseline ! s'écria le jeune homme avec l'accent du repro-
LE CALVAIREDE ROSELINE do3
che. Et comme elle ne se retournait pas, il murmura, lui aussi et
bien à regret, un adieu.
Elle s'éloignait... Longtemps, il la suivit des yeux ; disparue,
il la regardait encore... Il la voyait dans ce même cadre où elle
lui était apparue,— avec un coin de ciel bleu, le ruisseau bordé
d'osiers, un peu plus loin à sa droite la rivière et ses grands
arbres, le moulin du Neuné; autour de lui, les prairies vertes et
les collines couvertes, d'arbres, et tout au fond l'inévitable décor
des Vosges : les hautes montagnes à perte de vue.
Qu'il garde cette douce apparition : ce jour sera peut-être un
jour de fête dans sa vie...
Et Roseline ?
En rentrant à Haute-Fontaine, elle chercha sa vieille amie
Geneviève et lui raconta sa rencontre avec Jean.au bord du ruis-
seau, près du Neuné.
Geneviève ce jour-là crut voir sur le visage de la jeune fille
une expression qui ne lui était pas habituelle; et elle pensa que,
malgré tout ce que Roseline lui avait dit bien des fois, ces ren-
contres avec son cousin pouvaient lui être plus chères qu'elle ne
le croyait elle-même.
CHAPITRE XVIII
LES NOCES D'IRMA.
Le mariage d'Irma Mauricet et de Laurent Maréchal avait été
fixé au deuxième samedi d'avril.
Ce jour arriva.
Juchée sur deux grands chars à bancs, toute la noce descendit
à Gerbepal. Elle traversa le Neuné en face des hauteurs de la
Belle-Vue, mit pied à terre devant la mairie, et après la pre-
mière partie de la cérémonie, se rendit à l'église.
Si le retour fut gai... on l'imagine ! Maintenant plus de con-
trainte.
Sébastien Reuter, peu impressionné par la solennité de l'acte
qui fixait le sort de la fille de sa femme, se montrait sous son
vrai jour : amoureux de bruit et de plaisir. Il avait pris place
dans le deuxième char à bancs et figurait là comme le plus tapa-
geur des gens de la noce, contenu seulement par les signes
amicaux que Catherine lui adressait de la première carriole,—
où elle tenait une très grande place sur le devant, épanouie, et si
contente d'en être venue à ses fins !
A côté de la mère d'Irma, le marié se montrait joyeux garçon,
plein d'entrain. Dès son renoncement à Roseline, il avait décou-
vert des agréments et des qualités à celle qu'il avait été amené à
lui préférer. C'était bien autre chose maintenant qu'assis auprès
d'elle, devenu son mari, il la lulinait, au risque de défraîchir sa
blanche robe, tout réjoui de recevoir de la brune et rieuse
épousée de grosses tapes sur les doigts.
Parfois, en se retournant, ses yeux s'arrêtaient sur les deux
LE CALVAIREDE ROSELINE Vil
demoiselles d'honneur, séparées par cerfain garçon enrubanné
que le lecteur a vu déjà : Brice Heurteau ! Mais alors Irma pre-
nait l'offensive, et s'efforçait de ramener vers elle l'attention de
Laurent. C'est qu'elles étaient bien jolies,les demoiselles d'hon-
neur vêtues de blanc : — Roseline Reuter et Joséphine Dinozé.
— Deux fleurs sorties de la même tige, avait dit galamment le
maître de poste Balandrot.
Fifine, dans la fraîcheur de sa gaie jeunesse, de ses joues roses,
de sa candeur, était venue de Granges dès la veille, invitée par
son amie Irma, — les Reuter étant demeurés en bonnes relations
avec le père Dinozé, qui fournissait l'hôtellerie et le relais de
poste de quantité d'articles de sellerie de sa fabrication.
Roseline,sourianle, ne paraissait pas cependant s'amuser beau-
coup. Elle était positivement accaparée par l'un de ses amou-
reux —qui désespérait d'autant moins qu'Irma ne faisait plus
obstacle. Le fils du meunier de Bellegoutte, Heurteau, rentrait ses
larges épaules et se faisait petit pour ne pas déranger la toilette
des deux jeunes filles entre lesquelles il était assis, ou peut-être
pour ne pas exposer la sienne propre à quelque détérioration, car
il était presque autant paré que le marié, un peu plus guindé,
mais beaucoup mieux cravaté que lui.
Un autre soupirant de Roseline, Andoche Metzger, deuxième
garçon d'honneur de la noce, non moins enrubanné de rose et de
bleu que Heurteau, mais relégué au troisième banc, se penchait
sur Fifine qu'il obligeait à lui parler ; et il ne semblait pas trop
malheureux de ce pis-aller ; il étalait complaisamment son gilet
à châle et les revers de son bel habit; et son visage bien rasé
rougissait de plaisir sous ses taches de rousseur. Il s'attacbait
au dossier du banc de Fifine, de ses deux mains, gantées de ces
mêmes gants de colon blanc que nous lui connaissons, car il
était soigneux.
Metzger avait à sa gauche le gros maître de poste. Tout au boni
de la banquette, Geneviève, coiffée d'une belle gribiche blanch ;
à fond brode, toute songeuse, répondait par des sourires très
doux, quasi maternels, aux petits mouvements de tète que lui
dli6 LE CALVAIREDE ROSELINE
adressait Roseline en se retournant à demi. La dévouée servante
tenait sur ses genoux la petite-fille delà tante de MmeReuter: deux
yeux noirs tout effarouchés devant tant de visages inconnus.
L'hôtelier du « Faisan-Doré » faisait les honneurs du deuxième
char à bancs. II avait à sa droite MmeBalandrot, dite Picard, du
surnom de son mari, haute et raide dans sa robe de soie à taille
courte et à dos plissé, et, à côté de la sèche moitié du maître de
poste, la tante de Catherine, là mère Kelsch : une bonne vieille
toute ridée, dont le menton branlait.
Michel Dangin, tout petit, ses cheveux jaunes savamment
roulés, n'eût pas été aperçu derrière Sébastien, malgré ses yeux
de lapin blanc, s'il n'eût fait l'empressé auprès de la belle moitié
. du charron, bien accoutrée dans sa robe de moire verte, son beau
fichu de dentelles blanches et un riche collier d'or. Pour entrer
en matière, Michel essayait de lui persuader qu'il était veuf
depuis trente années. Il invoquait le témoignage de Mathieu
Maréchal assis à droite de M"1CWeiss, et qui affirmait la véracité
de la chose.
Georges, haut en couleur, et Louis, pâle et mignon, qui pou-
vaient avoir maintenant onze ans et huit ans, se serraient contre
le sommelier.
Trois invités en tenue de gala occupaient la dernière banquette :
une sorte d'hercule : c'était Christophe Weiss, le charron de
Haute-Fontaine, avec sa belle barbe blonde bien peignée. Il serrait
contre lui son dernier-né : un brun garçon de cinq ans, très grand,
solide sur ses jambes. L'enfant gênait un peu une sorte de bour-
geois maigre dont la perruque rousse posée de travers faisait
vaciller le chapeau haut de forme. Ce bourgeois chaussait de
lunettes un nez en lame de couteau, et ses yeux louches ache-
vaient de donner à sa physionomie un air de fausseté. Il répon-
dait au nom de Rufin Cardon. Sébastien avait continué d'honorer
de sa confiance ce pseudo-grainetier de Granges, son ancien ami
de cabaret.
Le troisième invité n'était autre que Colin Bulac, le menton
solidement étage, tombant sur son gilet ouvert sur une rotondité
LE CALVAIREDE ROSELINE 157
puissante : ColinBulac, l'ombre épaissedeMichelDangin, toujours
prêt à partager un repas commandé par ce dernier, et, par cela
même, l'un des meilleurs clients de l'hôtellerie du « Faisan-
Doré ».
Les chars à bancs étaient conduits par Firmin et Nicolas, tout
ruisselants de rubans pour la circonstance, ainsi que leurs che-
vaux : deux magnifiques chevaux blancs pour la voiture des
mariés, deux bais bruns bien appariés pour la seconde.
Les deux aînés du charron avaient pris place sur les sièges à
côté de Firmin et de Nicolas.
La côte à remonter fut attaquée avec vigueur. Les claquements
de fouet tendant l'air, opaque de la poussière soulevée, domi-
naient les éclats de rire, les chants, les interpellations d'un véhi-
cule à l'autre...
Du haut du clocher de l'église d'où l'on sortait, les cloches
lancées à toute volée j-aluaient Je départ delà noce. A Haute-Fon-
taine, les amis de Sébastien se préparaient à accueillir le retour
de la noce, en tirant des coups de fusil, et les plus pressés de
brûler leur poudre n'attendaient même pas que le cortège fût
en vue.
Une heure après, tout ce monde, augmenté de voisins et de
serviteurs, s'attablait dansla plus grande sallede l'hôtellerie. Dès
l'aube, Nicolas et le petit Pierre, grimpant, aux plus proches
coteaux, en avaient rapporté des branchages de houx et de sapins;
et cette verdure disposée avec goût au-dessus des portes, dans
l'encadremenldesleuêlresetenspirales aulourdespiliers, donnait
à la salle principale un air de fêle. Vallencien avait fourni les
faveurs rouges, jaunes et bleues qui formaient des neuds dans le
feuillage.
A l'une des extrémités de la salle, deux grands cuviers, sur
lesquels on avait cloué plusieurs planches el jeté un lapis, for-
maient une estrade qui attendait le violoneux Matins, et ses
deux garçons— dont la puissance du souffle de l'un sur la cla-
rinette n'était égalée que par la dextérité du doigté déployée par
l'autre sur le cornet à piston.
138 LE CALVAIREDE ROSELINE
Mais les tables surtout, mises bout à bout dans toute la lon-
gueur de la salle, offraient un aspect réjouissant. A les voir cou-
vertes de beau linge blanc, ornées de bouquets, surchargées
de pâtés en croûtes ou en terrines, de larges jambons, de sau-
cisses, de salades variées, de gâteaux, de crèmes, de fruits et de
confitures, avec les vides ménagés pour recevoir les entrées de
poisson— barbeaux etlruiles de l'Ornain, écrevisses de la Meuse
— les poulels rôtis, les cauards aux navets, les pigeons à la cra-
paudine, le veau piqué de lard, une échine de porc et l'énorme
morceau de boeuf cuit au four, on n'eût jamais voulu croire que
la ruine planait sur l'hôtellerie du « Faisan-Doré. »
Les verres étincelaient près des assiettes, et les bouteilles pou-
dreuses, d'abord alignées avec ostentation, commençaient à se
vider.
Au centre des tables, avaient pris place les mariés et leurs
familles, puis les témoins, les garçons et demoiselles d'honneur,
les invités, chacun s'asseyant librement où bon lui semblait. C'est
ainsi que Roseline eut Brice Heurteau à sa droite et Andoche
Metzger à sa gauche. Mais Geneviève avait pris place en face de
la jeune fille. Elle étudiait les amoureux de Roseline, les laissait
s'animer, tout en demeurant froide observatrice; et quand, dans
leur empressement à plaire à la demoiselle d'honneur, ils com-
mettaient quelque maladresse, Geneviève la soulignait en haus-
sant les épaules et en jetant un regard à Roseline.
Le repas avait été commencé au milieu d'un vacarme d'assiettes
et de fourchettes remuées qui allait en augmentant.
Les encouragements à bien manger, les remarques admiratives
provoquées par l'abondance des plats, les interpellations, les
souhaits, les santés portées, s'élevaient, se croisaient dans toutes
les directions.Du côté des jeunes,des voix s'y ajoutaient bourdon-
nantes, des fusées de rire partaient comme des gammes de flûte.
Et les vins coulaient, coulaient, avec de jolis glouglous ; et les
verres se remplissaient, se choquaient, étaient engloutis.
— Il manque quelqu'un ici, cria Geneviève à Roseline à la
faveur du bruit.
LE CALVAIREDE ROSELINE 159
Roseline fit-elle semblant de ne pas comprendre ? Elle se pen-
cha sur la table comme pour passer les convives en revue, voir
qui manquait...
Geneviève, dépitée, se leva, fit le tour delà table et alla dire à
la jeune fille — à son oreille même :
— 11manque ton cousin, de I Voilà simplement la chose...
Ton oncle Daniel et ta tanle ne seraient pas non plus de trop...
Ils seraient plus convenablement ici que le grainetier de Granges
et la mère Picard !
Ayant fait celte observation judicieuse, qui laissait Roseline
un peu confuse, la dévouée servante s'en alla à la cuisine où sa
présence était réclamée — et ne reparut pas à table.
Devant l'hôtellerie, des groupes de jeunes garçons se formaient,
tellement bruyants que Sébastien remarqua que l'on « ne s'en-
tendait pas boire »... Des filles de service leur apportèrent des
friandises mises de côté pour eux par Geneviève : des tartes bri-
sées, des petits fours saisis d'un coup de feu
Parfois un ami de la maison, un client sans entrer saluait la
noce de la voix et de la main.
— Entrez donc, maître Jacques ! Arrivez, père Anselme ! criait
Sébastien ou sa femme.
Et une tranche de pâté était glissée dans une assiette à quel-
que vieux, très fin sous la rude écorce du paysan lorrain ; un
verre était rempli jusqu'au bord. Le convié, debout, la bouche
pleine, le regard à vingt pas de lui, bégayait un compliment pâ-
teux, des souhaits de bonheur en s'étranglant, ce qui lui faisait
venir les larmesaux yeux, et il délayait le tout en vidant son verre.
L'hôtellerie ce jour-là était pleine de monde : la noce dans la
grande salle, des voyageurs dans la seconde salle; quelques-uns
même de ces derniers se faisaient servir dans leurs chambres.
Et cela produissait un va-et-vient plein d'animation. La cour
était encombrée de charrettes, de cabriolets, de chars à bancs...
Dans les écuries, il ne restait plus aucun vide. Le soir, des ter-
rassiers du chemin de fer viendraient aussi, et l'on n'aurait plusde place pour eux que dans le fenil.
160 LE CALVAIREDE ROSELINE
Catherine dut aller encourager son personnel, donner son coup
d'oeilà la cuisine, partout. La diligence de Saint-Dié allait arri-
ver. . On entendait le cor du conducteur, le fouet du postillon,
les grelots des chevaux ; la lourde voiture s'arrêta devant le « Fai-
san-Doré » ; et Balandrot, le maître de poste, posa sa fourchette
de gros gourmand pour aller assister au changement de chevaux,
tandis que les voyageurs faisaient irruption dans l'hôtellerie
par toutes les portes. Assez surpris de se trouver au milieu
d'une noce, ils se retirèrent dans la salle qu'on leur abandon-
nait.
On réclamait les services du charron pour une réparation ur-
gente à faire à une roue de la diligence. Un refrain expira sur
les lèvres de Christophe Weiss. Il quitta la table et deux minutes
après, le veston de cérémonie remplacé prestement par le tablier
de cuir, on put le voir soulevant la diligenceau moyen d'un cric,
aidé dans son ouvrage par son aîné. Celui-ci, avec la hardiesse de
ses quinze ans, s'était institué le cavalier de MllGFifine; il dut, en
suivant son père, abandonner la rieuse jeune fille aux attentions
du forgeron Bulac, qui de rouge était devenu cramoisi, tant il
avait vidé de verres de vin gris en l'honneur de la mariée.
Les gens de la noce, demeurés à table, remplissaient digne-
ment les vides en redoublant d'activité, la fourchette et le couteau
à la main, en vidant les verres des absents ou buvant à leur santé.
Les conversations non plus ne languissaient pas.
Sébastien aperçut dans les groupes, au dehors, le colporteur
Vallencien Pied-Léger, et il lui fit signe de venir occuper la chaise
laissée vacante par l'aîné des garçons du charron. Vallencien ne
se le fit pas dire deux fois. Il avait mis ce jour-là ses hautes guê-
tres neuves et brossé son habit carré. Placé à côté de Fifine qu'il
connaissait bien, il arrivait fort à propos pour celle-ci, au mo-
ment où Bulac ne pouvait plus parler...
A propos même pour tous, et comme une réserve dont la
faconde n'était pas épaissie par les vapeurs du vin.
Il cria très fort qu'il buvait à la santé des mariés, et, interpel-
lant la femme du maître de poste, tout en désignant Irma :
LE CALVAIREDE ROSELINE 101
—Dire, la mère Picard, que vous avez été comme ça ! mais
oui, il n'y a pas d'erreur...
Le maître de poste rentra fort à point, donna une claque sur
l'épaule du colporteur, et mélancoliquement fit un retour sur le
passé :
—Oui, madame Balandrot, nous avons été comme cela ! dit-il
en s'asseyant. Et vous, la mère Kelsch, qu'en dites-vous ?
— A chacun son tour ! dit la vieille, heureuse d'avoir à donner
son avis. Quand je pense à mes noces... à ce qui s'est mangé de
veau, de porc, de volailles grasses... et bu devins ! J'étais une
fille bien tournée dans mon printemps, s'il m'en souvient, et...
Ici la bonne dame ne put s'empêcher de soupirer un peu en
songeant à ce printemps si loin d'elle, et son menton branlant
acheva silencieusement sa pensée.— On parle de volailles ! s'écria la belle moitié du charron ; à
. mon mariage, le maire de Corcieux, Jacob Wendel, attrapa une
telle indigestion qu'il pensa en mourir ; et il en fallait du jambon,
du pâté et des chapons rôtis pour donner une indigestion à Jacob
Wendel : son estomac était toujours vide comme le monde avant
sa création...
On éclata de rire d'un bout de la table à. l'autre. Ceux qui
n'avaient pas entendu riaient de confiance avec cette indulgence
qui se répand à la fin d'un grand repas.
Et les vins coulaient toujours. On passa à un vin de liqueur
d'une nuance ambrée.
—Voyez donc, s'écria Laurent en élevant son verre ; quelle
limpidité ! Il dégage des perles. Honneur au sommelier !
Puis il lendit son verre pour le choquer contre celui de son
aîné.
Il éleva encore une fois son verre :
— Ah ! dit-il, j'en voudrais déguster de pareil tous les diman-
ches.
Alors il se mit à boire, les yeux écarquillés , s'abandonnant à
une sorte d'extase entrecoupée d'exclamations élogieuses : Quel
bouquet! quel parfum !..r
LECALVAIREDEHOSELINB II
162 . LE CALVAIREDE ROSELINE
Son cou sa gonflait et se dégonflait comme celui d'un rossignol
qui chante le retour de la belle saison.
Quant à Mathieu Maréchal, il rayonnait de satisfaction. Son
regard allait de Catlierine — revenue à sa place— à Sébastien,
du « petit » à Irma, et revenait quêter de sa patronne et parente
un sourire approbateur.
C'est autour de Sébastien que l'animation se maintenait le
mieux, grâce à la solidité de buveur du maître du « Faisan Doré ».
Roseline se voyait un peu délaissée: Brice Heurteau ne lui par-
lait plus que par monosyllabes, et Andoche Metzger venait de
s'endormir. La charmante fille résistait à l'entraînement général,
plus préoccupée des allées et des venues des voyageurs, des
piétons, sur la route, dans la salle voisine, dans la cour de
l'auberge. Qui cherchait-elle ?Qui attendait-elle ainsi ? Le savait-
elle ? Aurait-elle osé le dire ? Elle essayait de se persuader que
tout son contentement l'avait délaissée au moment où Geneviève
s'était levée de table.
Mais quand elle regardait son père, elle le trouvait si heureux
de festiner en joyeuse compagnie, si épanoui, si subitementV
rajeuni de tant de vilaines années de soucis accumulés, qu'elle
se félicitait d'avoir vu ce jour de franche expansion. Elle quitta
son siège et vint s'asseoir à côté de lui, et l'on se serra un
peu. Sébastien lui prit la main, l'embrassa, voulut absolument
qu'elle se déclarât contente et satisfaite... Des larmes venaient
aux yeux de Roseline, très touchée de tant de tendresse pater-
nelle....
Mais elle se rappela que Laurent Maréchal lui avait été des-
tiné... Ah! qu'une larme serait mal interprétée! Et elle sourit
à son père charmé.
Elle augurait bien, du reste, de ce mariage d'Irma. Il lui sem-
blait ouvrir une série d'heureux jours pour tous.
Le père serait aidé, soutenu, encouragé par un gendre digne
d'estime. Catherine achèverait de se départir tout à fait de sa
rigueur d'autrefois; Irma nejalouseraitplus personne... Mathieu
Maréchal, qui prenait déjà tant les intérêts de la maison, les
LE CALVAIREDE ROSELINE 103
prendrait davantage encore, puisque par son frère il entrait tout
à fait dans la famille. Roseline se promettait bien de moins
céder, à l'avenir, aux dispositions inquiètes de sa bonne mais
attristante Geneviève.
Soudain un « Ah ! » fut poussé par Fifine : le cramoisi Colin
Bulac, assis à côté d'elle, venait de glisser sous la table. Ce fut le
signal d'une mêlée générale au milieu de la plus bruyante
gaieté.;
Tout le monde se leva.
La nuit arrivait d'ailleurs.
Les musiciens s'annoncèrent. Du côté de Saint-Léonard, un
violon soutenu d'une clarinette jouait la première phrase d'un
quadrille, aussitôt reprise par un cornet à pistons. Les trois
exécutants descendaient la côte au pas redoublé, marchant en
ligne, le père au milieu. Ils furent accueillis par de frénétiques
applaudissements.
De plus près, on ville virtuose Matins le Long, se dandinant
sur ses tibias solides comme des colonnes, avec ses yeux verts
de mer allumés dans son visage couleur de vieux buis. Les deux
garçons,— d'aimables lurons, — ne semblaient pas disposés à
engendrer la mélancolie, aussi rubiconds que le père était jaune.
On poussa contre le mur les tables toutes chargées encore de
victuailles : mangerait et boirait qui voudrait pendant la danse;
mais vraiment il était temps de satisfaire l'impatience des jeunes
gens à qui la fourchette et le verre commençaient à peser. Les
femmes étaient heureuses de faire bouffer leurs japcs et de se
dégourdir un peu.
Des dispositions pour le bal furent prises.
Mais il s'agissait d'abord de ravitailler l'orchestre : on n'y
manqua pas. Les musiciens n'eurent pour garnir leurs assiettes
que l'embarras du choix. Quelques tranches de pâté, une aile de
poulet, une morceau de tarte, arrosés de plusieurs verres de
vin... Ce fut englouti prestement.
Pendant ce temps, on plaçait dans tous les recoins des ".han-
delles allumées; on disposait sur les labiés du festin des lampes;
164 LE CALVAIREDE ROSELINE
on allumait aussi au milieu de la salle une antique suspension
garnie de bougies. Matins, le violon maintenu par le menton
contre l'épaule, ses yeux verts pleins d'ardeur, la joue relevée par
un pli de chair, les coudes pointus, accordait son instrument.
Enfin les musiciens montèrent sur l'estrade préparée pour eux
sous un berceau de feuillage luisant.
Des voix enjouées, des rires joyeux remplissaient la salle.
Déjà se faisaient les invitations; il y avait des refus, des débats,
des poursuites de celles qui essayaient d'échapper aux obses-
sions... • .-
Mathis réclamait eh vain le silence, jouait quelques mesures,
se reprenait comme après un faux départ. Il finit par se fâcher et
cria: « En place pour le quadrille ! » d'une voix tellement pleine
d'autorité qu'il fallut obéir.
Et la danse s'organisa.
Sébastien fit vis-à-vis à Irma et Laurent à Catherine ; Mathieu
avait décidé Fifine ; et Heurteau, à défaut du consentement de
Roseline, se contentait de M,neWeiss...
Le branle était donné. Bientôt tout le monde fut en mouve-
ment ; même les filles de service en allant de la cuisine à la salle
des voyageurs se donnaient le plaisir de faire quelques tours de
valse. Roseline, pour ne pas se tenir à l'écart, ne lâchait pas
Valentin, l'aîné du charron dont, au moins pour celle soirée, elle
avait fait son « valentin », selon la coutume de certains cantons
lorrains. Mais elle prenait son plaisir contrainte et forcée...
Elle ne s'épanouit réellement qu'au moment où .son père
l'entraîna dans le tourbillon d'une valse qu'il acheva sans la quit-
ter. Alors, oublieuse de toute peine, elle rit de bon coeur pour la
première fois de la journée. Son père, heureux du bonheur qu'elle
lui donnait par sa joie, la baisa tendrement au front.
De temps en temps, les plus intrépides danseurs — et il fallait
compter Laurent Maréchal, Andoche Metzger et Brice Heurteau
parmi les hommes, Irma, Joséphine Dinozé, la belle Mmc Weiss
du côté des femmes — suspendaient leurs évolutions, s'atta-
blaient isolément ou par groupes, donnant ainsi suite à un repas
Et la danse s'organisa.
LECALVAIREDEROSELINE 167
sans fin, commencé par un déjeuner et devenu un souper. Des
rafraîchissements étaient en outre offerts aux danseuses par le
petit Pierre, qui circulait chargé d'un plateau de boissons
légères.
Dans un coin de la salle de danse, la mère Kelsch causait avec
Michel Dangin.— Hé ! hé ! à notre âge, on ne danse plus, la mère, on ne
danse plus ; on regarde danser les autres... Et comment va le
père Kelsch ?
A quoi la vieille répondit :
— Comme toujours, monsieur Dangin, comme toujours, avec
ses rhumatismes et ses maux de reins;
Et elle ajouta avec une grande simplicité de coeur:
— De ! C'est étonnant comme il tient bon !
Les cris commençaient à s'apaiser—
d'épuisement ; les visages
étaient couverts de rougeur, les cheveux des dames pendaient un
peu défrisés. Le passage bruyant de la malle-poste—
brusque
arrivée, brusque changement de chevaux, brusque départ— inter-
rompit un moment les quadrilles, les valses et les polkas. Mais
les danses reprirent bientôt avec une nouvelle ardeur.
La soirée était avancée, et les voyageurs logés dans l'hôtel-
lerie devaient commencer déjà à craindre pour le repos de
leur nuit... Tout à coup une fumée acre envahit la salle de
danse.
On s'interrogeait du regard, lorsque, du côté des bâtiments
situés au fond de la cour, arriva ce cri : <tAu feu !»
Aux exclamations d'effroi poussées par les femmes, une cla-
meur générale répondit.
Sébastien, Mathieu, Laurent, le maître de poste, le charron...
tous les hommes, se précipitèrent vers la cour, remplie déjà d'une
fumée blanche répandant une forte odeur de foin brûlé. Michel
Dangin l'assureur n'était pas le dernier. Il trottinait comme un
jeune homme, libellant déjà en son cerveau surexcité son rap-
port sur le « sinistre ».
— Le feu est au fenil ! cria une voix bien connue dans l'hôtel-
1CS LE CALVAIREDE ROSELINE
lerie. C'était la voix de Vallencien. Le colporteur passa rapide-
ment, emportant sa balle pour la mettre en lieu sûr.
— Les chevaux ! les chevaux ! dit le maître de poste.
Et il sortit en courant pour aller faire sortir les chevaux du
relais, — ses écuries touchant presque le fenil d'où sortait la
fumée, — tandis que le charron et Mathieu s'élançaient vers les
écuries de l'auberge et s'efforçaient de tirer au dehors trois che-
vaux à Sébastien et cinq chevaux remisés par des voyageurs.
Plusieurs ouvriers se montrèrent au fond de la cour ; ils des-
cendaient du fenil où on les avait accueillis pour la nuit ; l'un
d'eux avait encore le pied sur l'échelle. .
— Il l'ait chaud là haut, patron ! dit celui-ci en passant devant
Sébastien.
— Pas besoin de bassinoire pour chauffer la couche ! ajouta
celui qui lui emboîtait le pas.— Un coup de main, mes amis ! leur dit Sébastien en les arrê-
tant au passage.
Le cri : « au feu ! » retentissait déjà dans tout le hameau.
Soudain, des flammes crevèrent le toit des bâtiments du fond
et montèrent dans la nuit avec un affreux crépitement.— Que Nicolas parte pour Anould ! commanda Catherine.
Vite, un cheval, deux chevaux... Toi, Firmin, cours vers Gerbe-
pal ! Les pompes de partout ! A Bellegoutte, ils en ont aussi. Vite,
qu'on aille chercher de l'eau au Neuné... avec des seaux, des
cruches, des barriques...— C'est bien loin, madame Catherine ! objecta Geneviève,
— L'eau de nos puils peut manquer !...
De Gerbepal, de Corcieux, de lalioussière, d'Anould, de Clefcy
on avait aperçu les flammes et la fumée, qui ne pouvaient se
confondre avec un feu de joie ; et les cloches de ces villages
commençaient à tinter à coups pressés, jetant l'alarme dans les
campagnes.
Cependant une chaîne s'organisait ; des échelles étaient appli-
quées aux murailles du bâtiment atteint — celui du fond de la
cour. Sébastien, son gendre, Mathieu, le charron montaient sur
LECALVAIREDEROSELINE dC9
la toiture, et de là, recevant les seaux pleins, jetaient l'eau
par la brèche que l'incendie avait ouverte dans le toit.
Tout le monde s'était misa la chaîne, les maîtres de l'hôtelle-
rie et leur personnel, les gens de la noce, le virtuose Malins, la
clarinette, le cornet à pistons, les terrassiers qui le moment d'au-
paravant dormaient dans le foin, les voyageurs hébergés à l'hôtel-
lerie, les voisins, ceux du hameau, ceux du Plafond, ceux du
bas de la Cloche, ceux dulloussoi...
A tout moment, d'empressés auxiliaires se présentaient...
Catherine avait imposé silence aux femmes qui gémissaient, et,
rappelées au sentiment de la situation, elles s'étaient mises à la
chaîne, toutes, toutes, la nouvelle mariée, Roseline, Fifine et
Mme Reuter elle-même. Les enfants travaillaient comme des
hommes: les garçons de Sébastien, ceux du charron et tous
ces gamins qui le long du jour avaient assiégé la porte de l'hô-
tellerie.
Un puits se trouvait au milieu de la cour;le colporteur, Heur-
teau et Bulac subitement dégrisé y puisaient sans relâche. De
plusieurs autres puits de la localité, l'eau venait alimenter la
chaîne.
Mais au bout d'un quart d'heure la position des travailleurs
postés sur le toit du fenil ne fut plus tenable : le fenil allait
s'écrouler sur les écuries. Tous durent battre en retraite et se
diviser... Les uns s'établirent sur les constructions de gauche,
réservées à l'exploitation, et où se trouvaient la grange, le sel-
lier, le bûcher ; les autres grimpèrent sur le toit du bâtiment de
droite, conligu aux écuries du maître de poste. Là étaient les
remises, et au-dessus, un plus vaste grenier que celui qui
brûlait.
D'autre pari, la cour remplie de fumée rendait maintenant
impossibles les approches du puits. Heureusement, en ce moment
critique arriva la pompe de Bellegoutte, servie par des hommes
énergiques ayant à leur tête le meunier Heurteau, le père de
Brice.
La pompe pénétrant par la porte cochère fut promplemcnl
n*
170 LE CALVAIREDE ROSELINE
mise en batterie. On dut faire la part du feu, sacrifier les cons-
tructions où les premières flammes s'étaient montrées...
Par malheur le feu couvait dans les constructions de gauche. A
la fumée qui sortait par toutes les issues, et que l'on supposait
provenir du fond de la cour, on vit avec terreur succéder des
langues pourpres qui léchaient la toiture dans sa longueur.
Sidubâliment d'exploitation le feu gagnait le principal corps
de l'hôtellerie, tout était perdu...
Une deuxième pompe arriva... puis une troisième ; mais alors
l'eau manqua pour celle-ci. Le charron, le meunier de Belle-
goutte, aidé par son fils Mathieu et quelques solides gaillards
recrutés parmi les terrassiers du chemin de fer logés dans les
environs, abattirent à coups de hache les poutres qui joignaient
celte construction à l'hôtellerie du côté de la cuisine; des portes
furent arrachées, des paus de murs renversés à l'aide d'une pièce
de bois manoeuvrée comme un bélier, des planches jetées
bas...
Pendant ce temps, tous les efforts des pompes se portaient sur
les remises, le grenier de droite, et réussissaient à les préserver
complètement. Au bout de deux heures, on était enfin maître du
feu!
Alors on commença à respirer un peu.
Sur le banc de pierre du charron, en face, la mère Kelsch et
Michel Dangin s'étaient assis dans la pleine lumière qui tombait
sur eux par-dessus l'hôtellerie, mêlée de brandons enflammés.
Quand la porte cochère dégorgea une partie des travailleurs
devenus inutiles, trempés d'eau, encore aveuglés par la fumée,
ayant le geste sobre et la parole brève de gens qui ont fait leur
devoir, Dangin chercha sa tabatière, et offrit une prise à la
bonne vieille.
— Drôle de fin de noce! observa celle-ci en plongeant sans
façon ses doigts dans la tabatière.
— Hou ! ce n'est pas fini, s'écria l'agent d'assurances. A mon
tour de pomper!— Comment l'entendez-vous ?
LE CALVAIREDE ROSELINE 171
— De pomper de l'encre... de rédiger mon rapport... c'est
louche, tout ça! Sébastien Reuter aurait bien pu se dispenser de
m'inviter.
— Mais qu'est-ce que vous supposez donc, monsieur Michel ?
demanda la mère Kelsch.
— Je ne suppose rien... je n'en ai pas le droit... Mais d'autres
envers qui je suis responsable pourront trouver qu'il est bien
surprenant que le feu prenne au « Faisan Doré », justement le
jour où l'on a mis les petits plats dans les grands. On sait queSébastien est endetté comme un boucher... que son établissement
est hypothéqué... Ah ! je vous dis, la mère, que ça ne se passera
pas comme ça !
Ce fut l'épilogue des noces de Laurent et d'Irma.
Drôledefin de noce! observacelle-ci.
CHAPITRE XIX
GRAVE ACCUSATION
Il est fâcheux d'être incendié, môme lorsqu'on est couvert par
une assurance ; mais celui qui est endetté, aux abois, n'a plus
rien dans ses caves et pas grand'chose dans ses granges, doit
craindre de provoquer le soupçon d'être l'artisan de sa mauvaise
fortune.
Michel Dangin amena deux inspecteurs pour faire l'expertise
des dégâts causés par le feu à l'hôtellerie du « Faisan Doré », et
ces messieurs prirent tout de suite une atlilude hostile envers
Sébastien Reuter.
La compagnie d'assurances fit offrir cinq mille francs. Sébas-
tien se croyait fondé à en réclamer sept. Et il pensait :
— Si je les obtiens, je me garderai bien de rien faire recons-
truire ; avec cet argent, je satisferai mes créanciers les plus exi-
geants : à quelque chose malheur est bon!
Sébastien estimait que les douze mille francs empruntés par
l'entremise de M. Charmôis, son homme d'affaires de Corcieux, et
pour lesquels hypothèque était prise sur l'hôtellerie, conser-
veraient un gage suffisant, même dans l'état de délabrement et
de ruine d'une partie des bâtisses.
Mais il lui fallait obtenir de la compagnie d'assurances la
somme à laquelle iicroyail avoir droit.
Il fut bien surpris en recevant un matin l'invitation de se pré-
senter sans relard au parquet de Saint-Dié: une plainte était
déposée contre lui.
On l'accusait d'avoir mis le feu à son établissement. Tous les
LE CALVAIREDE ROSELINE 173
témoignages recueillis lui étaient défavorables. Les rapports de
police reflétaient les impressions échangées entre bien des gens
du hameau et des hameaux voisins, où l'incendie du « Faisan
Doré » devait défrayer pendant longtemps les conversations.
Les mauvaises langues allaient leur train.
— Ah!... ah!... quelle-drôle de chose tout de même, disait
au veilloir quelque vieille femme en accélérant le mouvement de
son rouet, dont la trépidation secouait une quenouille chargée
de grosse étoupe enroulée de lisière. — Qui est-ce qui pouvait
prévoir ça, voisines ? ajoutait-elle d'une voix cassée.
Et elle laissait passer entre ses doigts plus de filasse qu'il n'en
faut pour former un fil égal.— Il aurait fallu être sorcière, marmotaienl à la' ronde les
autres vieilles, oubliant d'ôter les brins mal rouis et trop durs,
les parcelles de chanvre nu.
— De! c'est un finaud, Sébastien, observait la plus indul-
gente.— Quel hasard ! mais quel hasard 1 reprenait la première
vieille. L'auberge tournait mal... il était temps... Ah ! c'est une
chance ça ! c'est une chance 1
— Quoi donc, la mère ? demandait quelque désoeuvré surve-
nant dans un moment où les rouets faisaient moins de bruit.
— Quoi ? mais ce feu de l'autre soir, donc !
— Eh bien ?
— Eh ! ne sais-tu pas, mon garçon, que Sébastien était qua-
siment ruiné ? Le voilà qui va redevenir riche.
— Allons, la mère, vous êtes trop maligne ; le monde finira
bientôt.
Les mains lissaient le fil, les lèvres mouillaient les doigts,les pieds faisaient tourner la roue : les langues ne pouvaient
demeurer oisives.
— Oui, oui, — faisait bientôt une autre vieille aux yeux de
chouette, et qui ne voyait clair qu'à l'aide de lunettes rondes et
bombées, — chacun sait que Sébastien Reuter aura fait comme
le distillateur de Saint-Léonard... Ses affaires marchaient mal
174 LE CALVAIREDE ROSELINE
aussi à celui-là... Eh bien, voisines, il a assuré son établisse-
ment et y a mis le feu... Seulement l'incendie a été éteint trop
vite, et on a trouvé les tonneaux d'eau-de-vie à sec I... sans une
larme!...
Une autre commère intervenait :
—Taisez-vous, vieille sibylle i On ne peut rien reprocher à
Sébastien... que de boire un coup de trop de temps à autre...
Mais quanta s'incendier, c'est une autre affaire!
—Allez, il lui en cuira de son feu !\ reprenait la première
vieille, — décidément la plus méchante langue du veilloir. —
Ça, c'est moi qui vous le dis.
Parfois, mais rarement, Sébastien rencontrait un véritable
défenseur. Alors tonnait une voix mâle et : rude :
— Vous êtes une brebis galeuse, la mère! allez porter vos
nouvelles sur un autre marché, et n'oubliez pas que c'est un sujet
sur lequel Sébastien Reuter n'entend pas raillerie ! ,
La fileuse vexée pointait à défaut de dard sa quenouille mena-
çante,— se promettant bien de reprendre l'entretien u une pro-
chaine occasion,— très prochaine, en effet.
Les mêmes remarques malveillantes, les mêmes commen-
taires injurieux étaient faits partout : dans les cabarets des envi-
rons, sous le porche de l'église de Gerbepal, sur les marchés du
canton.
En présence des difficultés de la situation, Mathieu Maréchal
conseilla à Sébastien de chercher à se réconcilier avec son beau-
frère, dût-il faire les premières avances.
— Quand on veut du feu, on va le chercher sous les cendres,
lui dit le sommelier ; faites un premier pas, Daniel Varin est bon
et il vous aidera dans votre malheur.
— Belle affaire ! répondit Sébastien; je n'ai pas besoin de
tes avis... Je me suis promis de ne plus rentrer jamais dans sa
maison ; nous sommes séparés pour toujours... Personne n'y
peut rien... Daniel m'enverrait six messagers et quatre chevaux
pour m'amener chez lui que je n'irais pas, et je ferais voir à mon
beau-frère queje suis un homme...un hommedela tête aux pieds.
LE CALVAIREDE ROSELINE 175
Et vous auriez grand tort, maître Sébastien.
C'est bon;... tout a une fin... D'ailleurs, tu le sais, j'ai un
projet... un superbe projet...
Lorsque le mandat du juge parvint à Haute-Fonlaine, Sébastien
Reuter se montra indigné. Il comprit combien une conduite
légère pouvait àcertain moment être accablante pour un homme
demeuré au fond honnête. Sa femme, Roseline, son gendre et
sa belle-fille s'empressaient autour de lui, s'efforçaient de le
rassurer...
— Ah ! ces dettes ! ces maudites dettes ! répondait-il décou-
ragé.
Catherine.le prit à part et eut avec lui un long entretien.
Lorsque' les deux époux reparurent devant Roseline, Sébastien
dit à sa fille :
— Il n'y a que ton témoignage, mon enfant, qui puisse me
sauver!
Roseline lui sauta au cou, l'embrassa très fort, et avec des
larmes dans la voix :
—-Que faut-il faire, mon père ? Parlez... je suis prête à
tout.
Sébastien entraîna sa fille à l'écart :
— Tu es pleine de force et de raison... et ces deux dernières
années, j'ai pensé bien des fois à te faire émanciper...Il y eut quelques secondes de silence.
— Ce qui aurait servi ?... demanda la jeune fille, qui ne com-
prenait pas.— Ce qui aurait servi... à te faire entrer en possession des
biens qui te viennentde ta chère mère...— Et puis?— Et t'aurait permis de m'arracher aux griffes de créanciers
impitoyables... J'ai préféré attendre ; mais dans un mois tu es
majeure, tu as la libre disposition de ce qui t'appartient. Puis-jeespérer que tu m'aideras à payer les dettes les plus pres-santes?
Roseline sauta, transportée de contentement.
176 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Oh ! que oui! s'écria-t-elle.
— Ce service...
— Ne parlez pas ainsi, mon père...— J'attendais pour te le demander que ta soeur fût mariée.
Maintenant avec celte affaire du feu... qui fait de moi un crimi-
nel, je regrette de ne t'avoir pas parlé plus tôt de mes embarras.
Mais si tu déclarais au juge que déjà depuis quelque temps tu
étais consentante, pour le paiement de mes dettes, on te croirait...
et tu me sauverais de la honte et, qui sait ? de la prison peut-être !
Viendras-tu avec moi à Saint-Dié?
— Je vous suivrai partout, mon père, mon cher père, dit
Roseline avec effusion, trop heureuse de vous donner une preuve
de mon affection filiale !
Sébastien embrassa sa fille et, la conduisant dans la pièce où
Catherine attendait le résultat de cet entretien, il dit à sa femme
que Roseline consentait à tout.
Et il embrassa encore une fois sa fille, et Catherine l'embrassa
aussi avec plus de chaleur qu'elle ne l'avait jamais fait.
Quand Roseline fui rentrée dans sa chambre, Geneviève vint la
trouver. Elle avait vu un grand contentement succéder au coup
terrible qui frappait la famille ; elle avait compris à quelques
mots que Roseline se dévouait pour sauver son père, et en cher-
chant un peu, son bon sens aidant, la digne femme avait deviné
ce que l'on demandait à la jeune fille.
Roseline ne fit point mystère de ce que son père attendait de son
affection. Elle répondit franchement aux questions de Geneviève.
— Mais, malheureuse enfant, s'écria celle-ci, si tu ne veux paste ruiner de tes propres mains, tu ne dois pas consentir à ce
qu'on exige de toi !
— Mon père n'.exige rien, répliqua vivement Roseline ; c'est
librement que je viens à son aide, et tout ce que tu pourrais me
dire, ma bonne Geneviève, ne me ferait pas revenir sur ma pro-messe. Du reste, j'en suis récompensée déjà par le bonheur que
je ressens à le secourir dans une circonstance aussi douloureuse
pour lui.
LECALVAIREDE ROSELINE 177
Geneviève vit bien qu'elle ne gagnerait rien à insister,
au moins sur l'heure, et elle se retira non sans gémir, non
sans protestercontre ce qu'elle appelait des manoeuvres odieu-
ses ; mais sans réussir toutefois à ébranler Roseline dans
ses sentiments et à lui rien retrancher de sa profonde satis-
faction.
Ayant répondu victorieusement aux accusations formulées
contre lui, Sébastien entama deux actions judiciaires, l'une contre
la compagnie d'assurances pour qu'elle eût à lui payer la somme
qu'il réclamait, et à laquelle réellement il avait droit ; l'autre
pour faire déclarer la majorité de sa fille et demander le règle-ment des comptes de tutelle...
Il passait ses journées en allées et venues sur la route de Ilaule-
Fonlaine àCorcieux, et plus d'une fois il dut même retournera
Saint-Dié pour le procès intenté à ses assureurs.
Un matin, Roseline en s'éveillant dans sa petite chambre aper-LECALVAIREDEROSELINE 12
Piosclineaperçutdevantelle son père tenaut dansses mainsun collier.
178 LE CALVAIREDE ROSELINE
çut devant elle son père, tenant dans ses mains une brillante
parure qu'il lui passa au cou.
— Qu'est-ce donc, père ? qu'est-ce que cela ? demanda la
jeune fille encore à moitié endormie.
— C'est le collier de noce de ta défunte mère ; il est en perles
de notre Vologne. Vois comme elles sont jolies! dit Sébastien.
Roseline fut ravie de ce don.
— Oh ! mon cher père ! s'écria-t-elle dans sa joie.— Ce collier t'était destiné dépuis longtemps, reprit Sébastien;
toi aussi tu ne devais le porter que le jour de tes noces ; mais, ma
fille, j'aime mieux te le donner aujourd'hui que tu viens d'attein-
dre tes vingt et un ans.
Il s'interrompit. Perdu dans de tristes souvenirs, il n'avait plus
la force de continuer.
— Alors, vous n'avez pas vendu ce collier de mamère? s'écria
Roseline. Mais c'est surtotit parce que nion oncle le croit qu'il
vous en veut !
— Non, je n'ai pas voulu m'en séparer ; je te le gardais, ma
fille.
— Ah! mon cher père, que je voudrais que mon oncle Daniel
elJean vous connussent mieux... sussent vous apprécier comme
vous le méritez ! Oh ! ils sauront qu'ils se sont trompés à propos
de ce collier !...
— Belle affaire ! il m'importe peu qu'ils le sachent ! interrom-
pit Sébastien.
— Pourquoi, père ?
— Je n'y tiens pas. Je n'ai vendu les robes de ta mère que
pour tourmenter Daniel, qui m'avait fait assez de mal déjà... Et
je savais l'atteindre dans ses sentiments... Mais ceci t'appartient.
Ecoute, Roseline, tu es mon enfant bien-aimée. Tu es plus chère
à mon coeur que tous les autres, tu le sais bien... quoique je ne
te le dise pas souvent.
— Oui, père, je le sais.
— Oui, tu le sais... tu m'as montré que tu le savais. Tu pou-
vais faire de moi un misérable ou me sauver l'honneur ; tu
LE CALVAIREDE ROSELINE
pouvais me réduire au désespoir, mais tu m'as tendu une main
secourable. Déjà, grâce à toi, je vais gagner mon procès contre
la Compagnie.,. Sans ces maudits chemins de fer, avec quelques
mille francs, que je t'aurais rendus plus tard, tu me relevais
complètement... Enfin, si la chance m'est contraire, j'ai le bon-
heur d'avoir une fille aimante.
— Oui, mon père, affirma Roseline.
— Une fille dévouée, exemplaire...
— Oh ! c'est trop, mon cher père, interrompit Roseline en
rougissant.
Sébastien s'assit auprès du lit de sa fille.
— Alors, dit celle-ci, il faut que j'aille réclamer à mon oncle,
puisqu'il est aussi mon tuteur, — Sébastien baissa les yeux,— un
rendement de comptes... l'argent qu'il a dû mettre de côté pour
me le garder ?...
— Ma fille, cela ne se fait pas ainsi... les hommes de loi règlentces sortes d'affaires-là.
— Les hommes de loi ! s'écria Roseline affectée.
Elle réfléchit un instant et reprit :
— Mon père... vous êtes satisfait de votre fille... Eh bien! à
votre tour, accordez-moi une grâce.— Parle, mon enfant.
— Laissez-moi aller à Granges, réclamer moi-même à mon
oncle Daniel ce qui m'est dû, et lui donner à lui ce qui lui est
dû, c'est-à-dire tous mes remerciements pour ses soins.
Sébastien s'assombrit.
— Quelle fantaisie! s'écria-t-il enfin.
— Une fantaisie ?... C'est un devoir... Mon oncle Daniel n'esl-
il pas le frère de ma mère ?
—Puisqu'il me déteste !
— Ah ! je le verrai bien! s'écria Roseline.
Son père demeurait la tête basse. Enfin il déclara qu'il con-
sentait.
—Seulement, ajouta-t-il, il faudra être ferme et résolue ; car
bien des gens le diront que je suis un mauvais père, capable de
180 LE CALVAIREDE ROSELINE
dissiper ton bien, et d'autres choses de ce genre. Ne te laisse pas
troubler par ce qu'on te dira. Me le promets-tu ?
— Je vous le promets.— Tu me défendras...
—Ayez confiance en moi, mon père; votre fille est avec vous;
je serrerai dans ma main ce collier de ma mère que vous m'avez
conservé.
—Mais, dit-il en hésitant encore un peu, n'auras-tu pas quel-
que regret... un jour... de tant faire pour moi ?
— Jamais, père...— Jure-le-moi: aussi vrai que ta mère t'assistera delà haut,
lu resteras ferme !
Elle le regarda de ses yeux clairs comme la vérité elle-même,
et répondit:— Je neveux pas jurer, père ; laissez-moi faire. N'avez-vous
plus confiance en votre enfant ?
— Mais si... entièrement, ma bonne et chère fille ; lu ne
m'as jamais donné que de la satisfaction. Roseline, que Dieu
te bénisse ! Puis il ajouta en la quittant : Cache bien cette
parure.— Eh bien? dit Catherine lorsque Sébastien descendit de la
chambre de Roseline.
— C'est un ange ! Je ne suis pas digne d'avoir une pareille
fille.
— Bien, bien... Après ?
Et dans les yeux durs de dame Catherine un sourire malicieux
parut.— Elle est toujours consentante... mais avec son bon coeur,
elle a l'idée d'aller à Granges pour remercier son oncle...
Femme... je ne peux pas lui refuser ça 1
— Voilà ce que c'est que de se mettre à la merci de ses en-
fants ! observa d'un ton aigre la belle-mère de Roseline. Il faut
en passer par où ils veulent... c'est clair !
— Mais il ne peut rien en résulter de fâcheux celte fois !
— lime semble... dit Catherine, dont le ton haussait à mesure
LE CALVAIREDE ROSELINE 181
que baissait celui de son mari, abattu par les événements des
dernières semaines.
Sébastien avait appris, on ne sait comment, l'opposition que
ses projets rencontraient delà part de Geneviève et la résistance
qu'elle conseillait à Roseline ; et il voulait, sans plus larder, la
renvoyer ; mais lorsque Roseline connut l'intention de son père,
elle invoqua les privilèges que lui donnait son anniversaire, et
Sébastien céda et promit de garder sa parente.
Ce jour-là fut un jour defêteet d'abondance qui, même après
les glorieuses noces d'Irma, rappela les plus beaux temps de
l'hôtellerie du ocFaisan Doré ». Roseline fut choyée et caressée
de tout le monde. Il n'y eut même pas jusqu'à Irma qui ne lui fît
mille démonstrations d'amitié 1
Le lendo.nain, Sébastien monta dans sa carriole avec Roseline.
Il voulait l'accompagner jusqu'au Palon. Sa fille gagnerait
Granges par les Chapes ; pendant le trajet, il lui traça la. con-
duite qu'elle devait tenir envers ceux qu'il voulait toujours lui
faire envisager comme des ennemis. Il désirait amener sa fille
à déclarer qu'elle avait pris l'initiative des moyens qui devaient
produire une sensible amélioration du sort de son père.
Sébastien se sentait plus heureux qu'il ne l'avait été depuis
longtemps, et il ne cessait de répéter à sa fille que c'était à elle
qu'il devait de se reprendre à la vie.
Roseline le regardait tendrement, le visage éclairé d'un si
beau sourire ! Son père, ému, lui dit que, grâce à son désinté-
ressement, l'avenir le favoriserait et le dédommagerait des mau-
vais moments de l'heure présente.
Roseline pensait à ce que son père voulait lui faire dire :
— Père, lui dit-elle, il me sera beaucoup plus facile de m'en
tenir à la vérité ; d'ailleurs n'est-il pas naturel que l'enfant
aide son père... et quelqu'un a-t-il le droit de s'y oppo-
ser ?
Quand les premières maisons de Granges se montrèrent au
loin au milieu des prairies, Sébastien retint son cheval, et Rose-
line sauta à terre. On était arrivé au Palon.
182 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Maintenant, dit-il, je vais aller t'allendre au moulin aux
Quatre-Vents, et va à la garde de Dieu !
Elle se dirigea vers Granges, se retournant de temps en temps
en arrière pour faire à son père quelque petit signe d'encoura-
gement.
Alors il eut peur. Si Daniel allait dissuader Roseline! S'il allait,
lui, retomber dans tous les embarras de sa situation ?
Tandis que son esprit vacillait sous le doute, Roseline pour-
suivait son chemin d'un pas assuré. La route déserte poudroyait
d'un soleil qui chauffait déjà le sol. Du milieu des buissons en
fleur s'élevaient des mouches bleues qui dansaient comme une
ondée d'étoiles. La campagne était revêtue de sa fraîche parure
de printemps ; le rouge-gorge sifflait sa chanson sonore, à la-
quelle se mêlait dans l'harmonie des bois les noies railleuses
du geai vagabond, et les appels de l'invisible coucou.
Elle croisa des enfants en pantalon de toile grise, la tôle et les
pieds nus, quigardaient des chèvres tout en chantant une chanson
du pays. Plus loin, un paysan, courbé vers la terre, arrachait les
mauvaises herbes du jeune blé. L'homme leva vers elle son
visage halé et la salua :
— Eh ! bonjour, ma jolie fille ! D'où venons-nous comme ça ?
— Du beau blé ! lui dit Roseline pour éluder sa question. Du
beau blé... et qui promet riche moisson.
-r- Un peu de pluie, ma fille, et nous aurons une belle récolle 1
répondit le paysan en reprenant sa tâche.
Au pied des hauteurs, à sa gauche, des coups secs de cognée
frappant au coeur d'un arbre arrivaient jusqu'à elle. Un peu
après, des spirales de fumée bleue s'effilaient dans l'air. Elle
se dit :
— On est en train de faire du charbon...
El elle aspirait à pleine poitrine ces senteurs acres de bois
brûlé, qui lui semblaient délicieuses après tant d'années passées
loin du village natal. Elle se rappelait qu'étant toute petite, elle
courait dans la montagne avec son cousin Jean ; que plus d'une
fois ils avaient partagé le déjeuner des charbonniers. Un jour
LE CALVAIREDE ROSELINE 183
même Jean les avait aidés à porter des rondins dans la fosse
creusée pour le four.
A mesure qu'elle avançait, chaque arbre, chaque buisson,
chaque haie lui rappelaient un souvenir de sa prime jeunesse,
souvenir à demi oublié et qui se retraçait subitement à son es-
prit dans toute sa netteté. Jamais elle n'était revenue au village
depuis qu'elle avait suivi son père à Haute-Fontaine.
Tout en marchant, elle butinait à toutes les haies ; ici une
branche d'églanline, là quelques fleurs de chèvrefeuille, plus loin
elle cueillait du thym sauvage. Bientôt sa gerbe forma un gros
bouquet. Elle oubliait l'objet de sa venue à Granges.
Tout à coup, elle se trouva devant le champ du repos, entouré
de sa luisante ceinture de buis. Le petit cimetière était vert et
lleuri ; les jeunes oiseaux chantaient leur premier chant sur le
haut des sapins au sombre feuillage. Les tombes disparaissaientsous les branches nouvelles des églantiers que le vent agitait
Eh 1bonjour,ma fille1D'oùvenons-nouscommeçaT
184 LE CALVAIREDE ROSELINE
doucement ; l'herbe poussait dru sur cette terre qui ne recouvrait
que des ossements. C'était le renouveau, c'était la vie avec ses
parfums, ses fleurs, ses espoirs planant sur l'asile de la mort.
En un coin du cimetière, sur une croix à demi renversée, la
jeune fille lut son propre nom : Roseline. C'était la tombe de sa
mère. Elle se jeta à genoux et demeura longtemps la tête cachée
dans l'herbe humide.
— Mère, murmurait-elle, veille sur moi 1... aide-moi 1 ...
protège-moi!...
Elle déposa son bouquet sur la pierre, puis prenant quelques-
unes des fleurs qui venaient sans culture, elle les attacha à son
corsage, sortit du petit enclos, et se mit à marcher rapidement.
Bientôt elle aperçut tout entier le village et la Fresnaie.
Granges lui apparut comme enfoui dans la verdure qui l'encer-
clait, et rassemblant ses toits autour de son clocher. La Vologne
coulait rapide comme un trait d'argent, sur la forte penle du sol.
En arrivant devant la maison où elle était née, Roseline ralentit
le pas pour la mieux voir tout entière.
La jeune femme du fermier Bauer, qui avait pris à bail de
Daniel Varin la maison et les terres, était assise contre la porte
cochère. Son enfant sur ses genoux, elle jouait avec les boucles
blondes, presque argentées qui entouraient d'une auréole le
visage de son petit garçon, tandis que l'enfantelet s'essayait en
riant à soulever le gros loquet. Roseline se rappela le temps
où elle essayait d'ouvrir cette porte et où son doigt d'enfant ne
pouvait faire mouvoir ce loquet pesant...
Sur la droite de la maison, le toit de chaume des hangars était
toujours coiffé, à son faîte, d'iris et de giroflées sauvages. Des
pigeons picoraient çà et là sur ce chaume, et le soleil faisait bril-
ler les petites plumes moirées de leurs gorges, qui avaient des
chatoiements de pierreries.
Bientôt après, elle aperçut Claude le Tors, qui cousait une
veste de laine devant sa porte. C'était maintenant un garçon de
vingt-cinq ans ; vêtu d'une camisole de tricot gris blanc, il avait
sur la tête une casquette bariolée.
LE CALVAIREDE ROSELINE 185
Sa soeur Loulette, l'ancienne amie de Roseline, était mariée
depuis deux années déjà à un tisserand. Louise et son frère étaient
venus l'inviter à la noce, mais Roseline avait dû refuser. Le
petit tailleur demeurait seul dans sa maison.
—Bonjour, Claude! lui dit Roseline.
—Bonjour, Roseline! N'entres-tu pas un instant pour te repo-
ser chez nous? Ma soeur Louise qui est à Granges aujourd'hui
serait si contente de te voir !
— Non, Claude, merci... mais peut-être en sortant de chez
mon oncle Daniel..
12'
CHAPITRE XX
L'ONGLEDANIEL
Elle passa, et s'engagea dans l'allée de grands arbres qui fer-
maient d'un côté la Fresnaie.
Dans la cour ouverte en avant et flanquée de deux corps de
logis, elle vit le puits et reconnut le seau de chêne cerclé de fer...
C'était autrefois pour elle et pour son cousin un trésor que ce
vieux seau moussu ! A midi, à la sortie de l'école,il devenait l'ins-
trument d'un de leurs plaisirs les plus vifs. Avec quelle ardeur
Jean le saisissait dans ses mains robustes déjà ! Avec quel entrain
il le jetait au fond du puits semé de cailloux blancs ! Sans le
laisser se remplir, il le faisait remonter tout ruisselant... laissant
tomber de grosses gouttes. Jean le posait sur la margelle, le lui
présentait en l'inclinant afin que ses lèvres pussent se rafraîchir.
Un soupir de regret souleva sa poitrine.
Elle pressa le pas pour mettre fin à toute hésitation.
L'oncle Daniel était là, dans la salle basse... Elle le voyait et
se sentait un peu tremblante. Mais il l'aperçut, et lui sourit. —
Ce ne fut qu'un éclair fugitif qui illumina la figure sévère de son
oncle ; mais Dieu sait combien le coeur de Roseline bondit de joie
et se trouva réconforté :
— Sois la bienvenue, ma Roseline ! s'écria le meunier ; je te
vois avec plaisir. Viens m'embrasser.
Elle lui sauta au cou, et son oncle la serra sur sa poitrine. Puis
reculant d'un pas :
— Que te voilà grandie ! et embellie, ma perle fine ! Je ne te
demande pas si tu es raisonnable et travailleuse. M'est avis que
LE CALVAIREDE ROSELINE 187
Haute-Fontaine n'est pas si loin de nous que la bonne réputa-
tion d'une jeune fille ne puisse venir jusqu'ici. Tu es bien l'en-
fant de ma soeur Roseline.
Daniel Varin, sortant de sa froideur habituelle et volontaire,4
appela sa femme en marchant vivement vers la cuisine, où elle
se trouvait :
— Lisbeth, ma femme, viens...
MmeVarin se montra dans l'encadrement de la porte, vit Rose-
line, et joignant les mains de surprise et de joie :
— Toi ! toi 1 lui disait-elle, notre petite Roseline ! En croi-
rais-je mes yeux !
Elle se précipita enfin au-devant de la jeune fille, et la tante et
la nièce échangèrent plus d'un tendre embrassement.
Daniel avança un siège à Roseline et lui dit avec un geste ami-
cal :
—• Assieds-toi... Sais-tu ce que je faisais là, avec ces papiers?...
Je les consultais... Tu vas devenir majeure dans quelques jours,mon enfant... Attends... nous sommes aujourd'hui le 20 mai...
c'est hier que tu l'es devenue... Tu es maintenant libre et maî-
tresse de ta personne.— Oui, mon oncle ; c'est même pour cela que je suis venue...— Hein ? fit le meunier rudement.
—Oui, pour vous remercier de tant de soins, de tant de
bontés...
— Ah ! fit Daniel radouci. C'est que je n'ai rien épargné, non,
ni peine, ni soin... Tu vas voir, Roseline, comme j'ai géré ton
bien, tu vas voir !...
—Mais, Daniel, objecta Mmo Varin, cette enfant doit avoir
besoin de prendre quelque chose... N'aurez-vous pas le temps de
causer d'affaires?
Et sur un geste d'acquiescement de son mari :
— Une tasse de café, Roseline ? 11 y en a de tout prêt, ma
fille.
Roseline allait remercier, dire non.—
Aujourd'hui, fil son oncle, tu ne peux rien nous refuser.
18S LE CALVAIREDE ROSELINE
Ah! ce n'est plus à ton père que je m'en prendrais, ajouta-t-il
avec un gai hochement de tête, c'est à toi, puisque tu es grande
fille et majeure.— Comment es-tu venue ? demanda Mm* Varin après avoir
donné un ordre à la cuisine.
— Je suis venue à pied, ma tante, depuis le Palon, dit Rose-
line à demi-voix ; mon père— elle baissa encore la voix — m'a
conduite jusque-là dans sa carriole. Il m'attend au moulin aux
Quatre-Venls.
Daniel Varin détourna un instant son attention des papiers
qu'il classait, et regardant sa nièce avec un bon sourire :
— Te voilà fraîche comme une matinée d'avril, lui dit-il.
— Comme elle ressemble à sa mère ! ajouta M'nGVarin...
— Eh ! maîtresse, cria Anne-Marie qui entrait, c'est son por-
trait tout vivant.
La vieille servante tenait dans ses mains une volaille,— un beau
coq moiré de vert et de roux, l'oeil terne, une goutte de sang au
bout du bec.
Roseline s'était levée pour aller au-devant d'elle.
Anne-Marie essuya prestement sa main à son tablier et, pre-
nant la main que Roseline lui tendait, elle lui dit :
— Te voilà nette comme une fleur, et droite comme un épi...
Oui,en vérité,Roseline,tu es le vivant portrait de ta défunte mère...
MmBVarin prit sur le buffetà crédence une belle lasse à fleurs,
une assiette, du pain et du beurre, et disposa le tout sur la table.
Déjà l'odeur du café venait de la cuisine.
Annelle entra la cafetière en main ; Annelte devenue une forte
et vigoureuse fille. Elle versa le café bouillant et la meunière
força Roseline à prendre place près de la table.
L'accueil si amical que la jeune fille recevait, les prévenances
dont la comblaient ses parents qu'elle croyait devenus indiffé-
rents à son égard, lui faisaient éprouver comme un remords de
les avoir presque oubliés pendant tant d'années.
Daniel réunit ses papiers et sortit pour aller jeter un coup
d'oeil du côté du moulin.
LE CALVAIREDE ROSELINE 189
Alors seulement Roseline osa tremper sa tartine dans son
café. Son émotion se calmait un peu.— Tu es ici chez des parents qui t'aiment, lui dit sa tante.
Ton oncle sait que tu es une vaillante et courageuse enfant, et il
t'estime de ce que tu as préféré les rudes travaux des champs au
service plus commode mais moins convenable de l'hôtellerie.
— C'est bien sûr à vous lever matin que vous avez gagné de
si belles couleurs, dit Annetle en riant.
Et Anne-Marie, qui de la cuisine où elle plumait son coq, avait
entendu ce compliment, tint à placer son mot et à utiliser sa
maxime favorite. Et elle dit en élevant la voix :
— A se lever à la pointe du jour, on gagne contentement et
joue fleurie.
— Elle parle d'or, observa MmeVarin en souriant.
Annetle rit aux éclats.
Mais Roseline était devenue toute songeuse. Elle s'interrogeait
pour savoir si elle devait demander des nouvelles de son cousin.
Comment serait interprété son silence si elle ne s'informait pas de.
lui? Et si elle le nommait seulement, elle n'était pas sûre de ne
pas rougir et de se montrer plus qu'embarrassée...
Enfin elle osa dire :
— Et Jean ?
— Ah ! fit MmeVarin, Jean serait bien fâché s'il ne te voyait
pas !
— C'est que je ne peux pas rester longtemps... Mon père se
languirait...— Et Jean est allé commander des pièces de rechange chez le
charron. Il doit même pousser jusqu'à la scierie du tissage...Roseline se trouvait rassurée.
— Vous voudrez bien, ma chère tante, lui faire mes amitiés...
n'est-ce pas ? dit-elle d'un ton plus dégagé.— Tu le verras peut-être, repartil MmoVarin.
Le riche meunier rentra, et, s'asseyant à côté de Roseline de
façon à indiquer qu'il désirait qu'on le laissât sérieusement cau-
ser avec elle :
190 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Dis-moi, mon enfant, il ne faudra point partir sans prendre
jour pour nous trouver àCorcieux chez le notaire.
C'est par-devant M0Lorin que je te rendrai mes comptes de
tutelle...
— Vous aurez... de l'argent à me donner ? demanda Roseline
avec beaucoup d'hésitation.
— Tu n'en doutes pas, je pense ! La location de la prairie, les
coupes de bois, tout cela, en s'y prenant bien, devait rendre de
l'argent et en a rendu... et cet argent confié à Me Lorin a bel et
bien fructifié. M'est avis que tu auras en réserve un joli denier,
ma fille.
— C'est que je voudrais le toucher.;, cet argent.— Tu le toucheras des yeux, si tu fais ce que j'attends de toi.
— Et qu'attendez-vous de moi, mon oncle? dit Roseline alar-
mée déjà de la résistance qu'elle éprouvait.— Tu laisseras ton argent entre les mains du notaire... où il
ne fera qu'augmenter. Tu n'en as pas besoin avant de te marier 1
ajouta le meunier en étudiant attentivement l'air de visage de sa
nièce.
— Je ne songe pas à cela, mon oncle, dit Roseline en détour-
nant la tête sous le regard de Daniel.
— Cela viendra, fit celui-ci... Tu dis comme toutes les jeunes
filles...
— Non, mon oncle. Écoutez-moi, je vous prie.
Elle leva les yeux sur Daniel. Il gardait un silence de mauvais
augure. Son expression devenait dure. Roseline rassembla tout
ce qui lui restait de force pour lui dire :
— Mon oncle, je désire... je veux cet argent... Je ne le laisse-
rai pas chez le notaire.
— Tu veux? n'est-ce pas plutôt ton père qui le veut? s'écria
le fermier en se levant brusquement.— Mon père, oui... et moi aussi. J'ai promis...— Mais je ne veux pas, moi ! s'écria Daniel.
— Vous ne voulez pas? eut encore la force de dire la jeune
fille 1res surprise de cette exclamation.
LE CALVAIREDEROSELINE 191
Le meunier se mit à arpenter la salle d'un pas saccadé. Tout
en marchant, il jetait à sa nièce ces lambeaux de phrase :
— Comment! douze ans j'aurai veillé à tes intérêts... aug-
menté ton bien... je me serai donné plus de mal que s'il s'agis-
sait de mes prairies et de mes bois... j'aurai surveillé le place-
ment de tes revenus, ne ménageant ni mes forces ni mon temps...
brûlant la route de Corcieux l'été sous le soleil, l'hiver sous la
neige,afin que tu ne perdes pas un liard de ce que tu peux gagner...
et tout cela pour que cet argent aille se fondre dans la poche
d'un dissipateur ! d'une tête à l'évent ! d'un faiseur de noces 1Ah !
mais non !... cela ne sera pas... Et tous les moyens que la loi me
donnera, je les emploierai...
Dussé-je y périr, moi, ma femme, mon fils et tout mon bien I
Roseline, immobile, semblait atterrée.
Le meunier qui avait déposé une liasse de papiers sur la table
au commencement de l'entretien, ramassa ces papiers et les
enferma sous clef dans un meuble placé en angle dans la salle.
Il revint se planter devant sa nièce, et d'une voix tonnante :
— Que veux-tu faire de ton argent?— En aider mon père, le sauver des plus grands embarras...
Après le malheur de l'incendie, son honnêteté même a été atta-
quée...— Ah ! oui, parlons-en du feu I On en jase assez dans le
pays!...— C'est pourquoi je veux que mon père sorte à son avantage
de cette situation, et ce n'est possible que si je lui en donne le
moyen.— Et tu crois qu'il paiera ses dettes ?
— Il n'en faut pas douter.
— Je connais Sébastien... Quand il aura fait luire quelquesécus et obtenu de nouveau du crédit, il dépensera le reste folle-
ment.
Obéissant à la voix de son coeur, Roseline toujours si timide,mais si hardie dans sa fidélité à son père, répliqua avec fermeté :
— Mon oncle, vous avez tort de mal parler de mon père devant
102 LE CALVAIREDE ROSELINE
moi. Je ne puis le supporter. Mon père est malheureux, mais il est
bon, et je ne veux pas entendre dire du mal de lui; car ceux qui
le font sont peut-être la cause de tout ce qui lui estarrivé.
— Tiens ! s'écria le meunier furieux, m'est avis que ton père
t'a rendue aussi mauvaise que lui !...
— S'il en est ainsi, à qui la faute? N'êtes-vous pas coupable
aussi, vous qui auriez dû oublier cette inimitié et penser quel-
quefois à l'enfant de votre soeur? Mais non, vous ne m'avez
jamais dit un mot de tendresse depuis que nous avons quitté
Granges, et quand vous me voyiez, vous faisiez semblant de ne
pas me connaître!...
Daniel regarda sa nièce avec étonnement : c'était la première
fois de sa vie qu'on lui reprochait d'avoir manqué à ses devoirs,
et il était trop sensé pour méconnaître la justesse de ces re-
proches.
Il fit un effort pour surmonter son trouble.
— C'est ton père qui t'a soufflé ça?
— Oh ! non, non ; ce que je vous dis là, — moi qui ne suis
venue que pour vous remercier, — je l'ai pensé bien souvent. Ce
n'est pas un reproche que je veux vous faire, mais je n'en mérite
pas de vous non plus. Mon oncle, ajouta Roseline d'une voix
tremblante, j'ai reçu aujourd'hui un bon accueil dans votre
maison, je voudrais que nous nous quittions avec de bonnes
paroles.— Ah ! si seulement je pouvais te faire entendre un bon con-
seil ! dit Daniel. Ne comprends-tu pas que lorsque ton argent
liquide aura été dépensé, ton père te fera vendre morceau à
morceau tous tes biens ! Tu crois le sauver, faire taire les mau-
vais bruits, lui rendre la tranquillité et la considération ! C'est
une illusion d'enfant aimante et dévouée. Comment croire qu'un
homme qui, lorsqu'il était jeune et fort, a dissipé une fortune
double de la tienne, puisse devenir rangé et laborieux, mainte-
nant qu'il a perdu l'habitude du travail et de l'économie? c'est
impossible! Il le voudrait qu'il ne le pourrait pas. Il fera de nou-
velles folies et il le mettra dans la misère... Enfin ma porte te
LE CALVAIREDE ROSELINE 193
restera toujours ouverte... mais si tout ce que je dis arrive, tu
ne pourras m'accuser d'avoir négligé de t'avertir.
Daniel profita de l'abattement où ces dernières paroles met-
taient la pauvre Roseline, pour aller chercher la toilette de noce
de sa soeur. Et en la rapportant, en étalant les diverses pièces du
costume sous les yeux de sa nièce, il lui raconta que Sébas-
tien n'avait pas craint de metlre ces reliques aux enchères...
Roseline se rappelait vaguement.— J'ai acheté cette robe, ce fichu, ce voile. Je voulais aussi le
collier de ta mère... mais il avait pris un autre chemin: ce sont
des choses qu'on ne pardonne pas !
Roseline dit à son oncle que le collier n'avait pas été vendu, —
et elle serrait ce collier d'une main fébrile. Elle l'aurait sorli de
sa poche, mais elle voulait être crue.
— Non, non, mon père n'a pas cela à se reprocher. Ce collier, il
me l'a donné hier matin pour fêter mon anniversaire. Voyez donc
LECALVAIREDEROSELINE 13
Il s'assitlourdementsur sa chaise.
104 LECALVAIREDE ROSELINE
combien de torts apparents seraient réduits à rien si l'on pou-
vait s'expliquer.
Se voyantibattu sur ce point, Daniel ne conserva plus de ména-
gement. . : '
— Enfin, dit-il d'une voix assombrie, il.y a un fait qui parle
au-dessus de tout : le tribunal lui a enlevé ta tutelle, comme on
le fait pour des pères dont la gestion atteste l'incapacité ou la
déloyauté...
A ces mots, Roseline fondit en larmes.
Son oncle la laissa pleurer, croyant l'avoir persuadée.— Que feras-tu? lui dit-il enfin.
— Mon père est malheureux, répondit Roseline sans cesser
de pleurer... Je lui dois tout, dans le passé, dans le présent...
, — C'est assez! fit Daniel.
11 s'assit lourdement sur sa chaise et appuya sa tête dans ses
mains.
Roseline se leva, marcha lentement vers la porte. Là, elle
s'arrêta, regarda son oncle qui n'avait point changé d'altitude...
Du revers de son tablier, elle essuya ses dernières larmes et
sortit.
Elle traversa la cour sans se retourner, sans vérifier si son
oncle, si sa tante, si les servantes la voyaient s'éloigner ; elle
passa devant le puits et s'engagea dans l'allée de frênes.
Louise Mansu la vit de loin, gagnant rapidement le grand
chemin qui traversait le village, et elle la signala à son frère —
assis sur son établi derrière la vitre.
Claude jeta un regard du côté du chemin, tira son aiguille et
dit:
— La pauvre fille paraît avoir le coeur brisé... Oh ! cette haine
entre ces deux beaux-frères!...
Roseline une fois sur le chemin, tourna vers le nord son visage
encore baigné de larmes, et descendit la vallée, marchant du côté
du moulin aux Quatre-Vents, où son père l'attendait.
Mais ses jambes fléchissaient sous elle. Elle alla s'asseoir sur
un tronc d'arbre couché par terre au pied d'un pommier en
LE CALVAIREDE ROSELINE 19J
fleur, image riante d'un temps qui s'écoulait lent et doux, dans
cette belle après-midi où les pommiers perdaient leurs pétales
argentés : celui-ci les secouait sur la tête de la pauvre affligée,
trop absorbée dans ses pensées pour s'en apercevoir.
CHAPITRE XXI
SOUS LE POMMIEREN FLEUR
— Te voilà! dit tout à coup une voix connue de Roseline ; te
voilà... et plus pâle, plus blanche qu'un lis de mai. Qu'as-tu,
Roseline ? quelle peine? A moi tu peux tout confier...
La jeune fille avait tressailli. Elle leva les yeux : Jean se tenait
devant elle, les traits animés par une expression singulière.— Ah! Jean... dit-elle.
Et dissimulant son émoi :
— Est-ce ton père qui t'envoie? As-tu quelque chose à me dire
de sa part?
Le tremblement de sa voix décelait son trouble. Elle se leva.
— Non, personne ne m'envoie, lui répondit son cousin.
Et la prenant par la main, il la força à se rasseoir.
— Alors?...
— Commentes-tu au village? dit-il. Où vas-tu ainsi? Tu es
venue seule de Haute-Fontaine? Tu viens de la Fresnaie...
Claude Mansu me l'a dit... Tu as pleuré.-. Sais-tu la peine que
tout cela me fait? Penses-tu que je puisse supporter encore
longtemps cette inimitié entre nos parents, qui nous brouille
nous aussi?.. Ça ne te fait rien à toi... Ton père nous déteste et
tu nous détestes... sans savoir pourquoi... Moi, j'en meurs!
Roseline leva les yeux,— comme pour protester contre la
cruauté dételles paroles.— Et puis? dit-elle avec une infinie douceur. Allons, achève...
accable-moi !
— Ah ! je suis injuste peut-être; mais il y a si longtemps que
LE CALVAIREDE ROSELINE 197
j'ai tout cela sur le coeur ! Veux-tu m'écouter, Roseline, si je
parle raison ?
— Oui, dit-elle; vraiment, il ne faut pas m'accuser, Jean.
Le jeune homme se laissa glisser auprès de Roseline. Tout
frémissant, il s'affaissa presque sur ce même tronc d'arbre roulé
au pied du pommier.
Il gardait un silence embarrassé.
— Je t'écouté, lui dit la jeune fille avec un faible sourire.
— Vois-tu, Roseline, j'ai toujours espéré que lorsque tu
serais grande... lorsque tu t'appartiendrais... tu ne douterais
plus de l'amitié de mon père, de son dévouement à tes intérêts,
et que si tu avais eu à souffrir de ta marâtre, tu te rapprocherais
de nous. Tu viens à Granges, tu vois ton oncle, —il a dû te dire
tout ce qu'il a fait pour toi, — et tu ne restes pas une heure parmi
nous!... Alors maintenant qu'attendrai-je ? Rien ne sera donc
changé dans tes senlimenls? Pourquoi tant de haine ?
— Je n'ai point de haine! murmura Roseline.
— Oh! c'est bien pis alors, c'est de l'indifférence...
La jeune fille, de la tête fit un mouvement de dénégation.— D'abord, reprit Jean, tu ne m'as jamais témoigné la moindre
amitié depuis que nos parents sont ennemis... Oh! ce jour où tu
as jeté mes cerises à tes oies... Te rappelles-tu cejour-là?— Eh bien ? demanda Roseline.
— Ah ! j'aurais voulu te battre !
Un éclair de gaieté illumina le visage de Roseline. Jean, ravi
de cette détente, s'empara d'une de ses mains, qu'elle lui aban-
donna...
— Et le jour, poursuivit-il, où tu t'es trouvée enfermée dans
la tour des Hulottes... Quel orgueil t'a empêchée de me ré-
pondre?— Ah ! Jean ! c'est donc vrai ! s'écria la jeune fille. C'est donc
toi qui m'as découverte dans ces horribles ruines ?.. Je n'ai pas
rêvé cela, comme voulait me le faire croire Geneviève ?
— C'est que Geneviève ne l'a pas su. Pourquoi n'as-tu pas
accepté mon aide ? Etait-ce d'une bonne cousine ?
100 LE CALVAIREDE ROSELINE
Roseline ne répondit rien: elle se montrait sensible à ces
reproches.—
Aujourd'hui... je ne veux pas que tu t'éloignes fâchée.
Je ne veux pas que tu croies que l'on t'a repoussée de chez
nous.
— Oh! je ne peux pas dire cela, répondit Roseline toute
contrite. El elle attira à elle une des basses branches du pom-
mier comme pour voiler sa confusion.
— Ecoute, ma chère cousine, lui dit Jean affectueusement: tu
devrais te rapprocher de nous; je ne veux pas dire du mal des
tiens; mais on sait que tu n'es pas heureuse au hameau...
—Jean, s'écria la jeune fille, je ne puis abandonner mon
père ! Il n'a que moi.
— Oh ! si tu m'aimais seulement un peu comme tu l'aimes I
Roseline lâcha la branche fleurie et essuya ses yeux.— Maintenant tu pleures! Pourquoi pleures-tu, Roseline?
— Je pleure... parce que je suis fautive...
— Fautive?
— Oui, de t'écouter. Le désaccord de nos parents nous sépare
pour toujours...
Elle se pencha, accablée. Le mouchoir bleu dont elle avait
couvert sa tête tomba sur ses épaules, laissant exposée aux
regards de Jean sa belle chevelure blonde.
— Mais eux, ce n'est pas nous ! dit Jean. Si je t'aime... et si tu
m'aimais... qui pourrait nous désunir, dis ? qui serait assez fort
pour tenter cela ? Eh bien ! quand ils devraient se haïr encore
davantage, ton père et le mien, poursuivit le jeune homme dont
l'esprit s'exaltait...
— Ah ! Jean, s'écria Roseline, que cela ne soit jamais parnotre faute ! Oublie-moi.
— T'oublier! C'est tout ce que tu trouves à me dire pour cal-
mer ma peine. Tiens, une fois en ta vie, réponds-moi franche-
ment : m'aimes-tu un peu?... Va, dis non, si c'est non !
La jeune fille baissa la tête et murmura :
— Je mentirais si je disais non... Mais n'en sois pas fier, je
Veux-tu m'écouter, Roseline? dit Jean en s'inclinanl vers elle.
LE CALVAIREDE ROSELINE 201
n'ai jamais osé me l'avouer à moi-même... Vois-tu, c'est comme
si ça n'était pas, ajouta-t-elle avec résolution.
Et elle leva vers lui ses grands yeux de sagesse.— Oh ! non, ma Roseline, non, tu ne peux pas reprendre le
mot que tu viens de dire... Maintenant je serai fort ! je saurai
persuader ton père afin qu'il ne nous sacrifie pas à ses rancunes.
De quel côté sont les torts? je ne veux pas savoir qui des deux,
de ton père ou du mien, a le plus mauvais caractère ?...
— Surtout, interrompit Roseline, ne dis aucun mal de mon
père, si tu ne veux pas que mon amitié pour toi se change en
ressentiment. Tantôt, je me sentais heureuse d'être si bien accueil-
lie chez tes parents... eh bien 1 quand j'ai entendu mon oncle
Daniel blâmer son beau-frère, j'ai oublié tous les remerciements
que je voulais lui adresser, me promettant de ne pas revenir dans
une maison où l'on méconnaît mon père. Il a le coeur excellent.
Il se peut qu'il soit faible; mais il est le premier à en souffrir,
cl personne n'a le droit de l'outrager devant moi. Maintenant,
Jean, sois bon, ne dis rien qui puisse me blesser dans mes
sentiments; conseille-moi plutôt, encourage-moi... Je dois venir
en aide à mon père, payer ses dettes : j'ai promis.
Un mécontentement parut sur le visage de Jean.
Roseline avait souvent entendu son père parler de l'avarice de
Daniel Varin, et Jean en ce moment ne lui en parut pas exempt.C'est qu'il songeait que si sa cousine se dépouillait, son père à
lui ne voudrait jamais plus entendre parler d'elle. Il était homme
à la prendre en aversion, bien qu'il l'eût tant aimée. Il ne lui par-donnerait point d'avoir laissé sortir de ses mains des biens qui
depuis si longtemps appartenaient à la famille.
Roseline l'observait donc attentivement.
Les deux jeunes gens ne semblaient pas près de s'entendre...
Pourtant jamais ils ne s'étaient parlé avec autant de franchise.
Étonnés d'en avoir tant dit, ils demeurèrent un moment silen-
cieux, la main dans la main, sans plus oser même se regarder.L'heure avait marché ; et toujours une légère brise avait épar-
pillé une à une autour d'eux les fleurs roses et blanches du pom-13"
202 LE CALVAIREDE ROSELINE
mier. Elles pleuvaient, pleuvaient... dans les cheveux de Rose-
line, sur leurs épaules rapprochées... Elles avaient fini par for-
mer sur le sol un tapis tout blanc.
— Je voudrais, dit enfin Jean, avoir quelque chose à te donner
en souvenir de cette rencontre; mais je n'ai rien qui soit digne de
toi.,. Quand lu reviendras voir ma mère, je t'offrirai un anneau
d'or...
Roseline rougit. Comment osait-il lui parler comme à une
fiancée après ce qu'elle venait de lui dire ? Elle fronça le sourcil.
— Mais loi, reprit Jean avec insistance, n'as-tu rien à me
donner ?
— Je ne possède rien, dit-elle très troublée.
—Tiens, là, à ton corsage, ces brins de serpolet : donne-les-
moi...
C'étaient ces tiges odorantes cueillies sur la tombe de sa mère.
Elle hésita un instant, se sentit vaincue dans sa résistance, et,
les ayant détachées, elle les lui donna.
Mais avait-elle le droit de tant s'engager, après toutes les
promesses faites à son père ? Se séparer de ses sentiments, quels
qu'ils fussent, n'était-ce pas le renier lui-même ?
Allait-elle donc oublier tout... ses promesses, l'obéissance
qu'elle devait à son père, les injures dont il se plaignait et dont
il avait tant souffert ?
Elle se leva, décidée à se reprendre.
Jean voulait l'accompagner. Elle ne pouvait pas, lui disait-il,
s'en retourner seule jusqu'à Haute-Fontaine.
Du doigt elle désigna le moulin aux Quatre-Vents, et il com-
prit qu'elle était attendue là.
— Mon oncle. Sébastien ? fit-il.
Un léger mouvement de tête de Roseline dit à Jean qu'il ne se
trompait pas.— Ah ! toujours lui pour nous séparer ! fit-il, subitement
assombri. Eh ! quand il nous verrait ensemble ?... Il faudra bien
qu'il m'entende, qu'il m'écoute lorsque j'irai à Haute-Fontaine
lui dire que je ne puis vivre sans toi.
LE CALVAIREDE ROSELINE 203
— Non, non, dit la jeune fille effrayée et faiblissant de nou-
veau. Je préfère lui tout avouer moi-même.
L'oeil de Jean brilla :
— Oseras-tu ?
Elle ne voulait plus rien promettre. Elle détourna la tête.
— Je vais donc le dire adieu ici, murmura-t-elle sans répon-
dre à la question de son cousin. Jean, je te remercie de ta bonté ;
je le remercie de ton amitié pour moi.
— Attends encore un peu, dit le jeune homme.
Il ne pouvait se décider à se séparer d'elle.
—Non, adieu... C'est tropde paroles déjà. Nous nous prépa-
rons des regrets... rien que des regrets...
Jean eut un geste qui semblait écarter ces derniers mots.
Il la regarda s'éloigner, tout entier à sa surprise, à son admi-
ration :
—- Comme elle était grande et belle fille !
Cette surprise, il l'éprouvait chaque fois qu'il la voyait !
Était-ce là cette petite et frêle créature, sa compagne d'enfance,
sa compagne de jeux ? Aujourd'hui, sous l'impression où elle le
laissait, le passé renaissait à ses yeux.
Il la revoyait courant dans les sentiers de la montagne, parmi
les genêts à fleur d'or, les bruyères roses et les myrtilles. Vive
et légère, elle allait comme un oiselet, les ailes de son court
manteau bleu déployées ; et il courait après elle pour la soutenir
d'une main déjà solide, dans les passages difficiles.
Dans le lointain de ses souvenirs, Jean retrouvait sa tante
Roseline, la mère de l'enfant ; il retrouvait même l'expression
de ses yeux bleus attachés sur la petite avec une tendresse infinie.
Puis, il voyait la fillette grandissante. Une grosse robe de laine
épaisse mais courte, cachait à peine ses genoux, laissait voir ses
jambes bleuies par le froid. Le visage de l'enfant avait pâli...
Hélas ! pauvre petite, elle n'avait plus de mère : une marâtre la
faisait pleurer... Finis pour elle les jeux du premier âge : la pou-
pée, les promenades dans la voilure verle, les courses d'écolier
le long de la Vologne : la chère enfant commençait le rude
204 LE CALVAIREDEROSELINE
apprentissage delà vie. C'était déjà entre eux la séparation, la
brouille, — le désaccord croissant chaque jour entre les Varin et
les Reuter ; Roseline influencée, trompée, éloignée de lui... tandis
qu'en son propre coeur l'amitié ne faisait que grandir.
Mais était-il menacé de porter tout entier le poids de l'inimitié
des deux familles ? Cela il l'avait redouté : il ne le craignait plus
après l'involontaire aveu de la sage jeune fille. Unis de coeur, ils
seraient assez forts pour obtenir la réconciliation de ceux de qui
dépendait leur bonheur. L'avenir, Jean en était sûr, lui appar-tenait...
Aussi, quand cette journée prit fin, quand les étoiles immor-
telles pointèrent une à une dans l'azur assombri, leur éclat parut
plus brillant que jamais à ses regards enivrés. Il fixa longtempsle ciel du côté de Haute-Fontaine...
Peut-être à la même heure, Roseline, assise devant la fenêtre
de sa petite chambre, repassait les événements de cette journéesi remplie, et cherchait l'apaisement dans le calme de la nuit
étoilée.
CHAPITRE XXII
L'IDÉE DE SÉBASTIEN
Quand Roseline rejoignit son père au moulin aux Quatre-Vents,
il vit, qu'elle avait pleuré et, sans attendre aucune explication, il
se laissa emporter par une violente colère contre son beau-frère.— Tu n'as pas été bien reçue, ça se voit... Ah ! c'est comme
ça ! Lorsque tu vas réclamer ce qui t'appartient, on trouve le
moyen de te faire de la peine ! Je te l'avais dit que c'était l'affaire
des hommes de loi, ces sortes de règlements... Oh ! il faudra
bien qu'il rende jusqu'au dernier sou, le vieux renard 1 Mais tu
pleures encore ? Je vais aller lui jeter à la face ce que je pensede sa conduite abominable...
Roseline eut quelque peine à retenir son père... Elle lui avoua
que son plus grand chagrin était de ne pouvoir lui mettre dans la
main, en revenant vers lui, l'argent qu'elle pensait recevoir de son
oncle. Elle eût été si heureuse de pouvoir lui dire : Acceptez,
mon cher père, cette légère preuve de la plus profonde affection !
Sébastien l'écouta avec ravissement.
Puis, reprenant toute sa mauvaise humeur :
— Il ne peut se dispenser de présenter les comptes de tutelle,
ton oncle !
— Il ne se refuse à rïen... mais je suis privée de la joie que
je m'étais promise...
Sébastien regarda sa fille ; il eut un doute.
— Belle affaire ! dit-il; ce n'est pas cela qui t'a fait pleurer...
Que t'a-t-il conté encore, le vieux renard ?
— Que voulez-vous, père ! Il y a eu des récriminations... Mon
205 LE CALVAIREDE ROSELINE
oncle s'était plaint de vous; moi je lui ai adressé certains repro-
ches, et enfin je lui ai montré que j'étais décidée à ne pas me
régler sur ses conseils...
— Ses conseils?... il t'a dit peut-être de me quitter, de reve-
nir à Granges gérer ton bien ?... vivre près de lui?... Qui sait ?
prendre son garçon pour mari ?
Roseline rougit un peu et ne fit que la réponse la plus facile :— Vous quitter ! exclama-t-elle. Ah ! ce serait bien là paroles
perdues ! Je suis votre fille dévouée, mon père ; où vous allez, je
vais...
— C'est bien parler, mon enfant, dit Sébastien.
Ces simples mots valaient un remerciement. Et il embrassa
Roseline.
Du coup, les larmes étaient séchées. Le père et la fille remon-
tèrent dans leur carriole, et l'on reprit le chemin de Haute-Fon-
taine.
En somme, il ne s'agissait que de passer dans quelques jours
chez le notaire pour avoir l'argent : pure formalité. Sébastien, qui
avait consenti bien malgré lui au voyage de Roseline à Granges,
se tint pour satisfait d'avoir contenté l'envie de sa fille.
Cette satisfaction fut vite troublée : le lendemain Sébastien
Reuter reçut une nouvelle invitation de se présenter au par-
quet.
Soucieux toujours et, par moments, exaspéré d'avoir, au
milieu de tous ses ennuis, à répondre encore à une accusation si
grave que celle d'avoir mis le feu à l'hôtellerie, il se prépara à pro-
fiter, le jour même du passage prochain de la diligence pour se
rendre à Saint-Dié.
Sur ces entrefaites, Vallencien Pied-Léger se présenta à ses
yeux, chargé de sa balle de colporteur. Sa vue rappela à Sébas-
tien la présence de Vallencien le jour du mariage, le soir de l'in-
cendie... Après l'extinction du feu, le colporteur s'était perdu
dans la foule qui s'éloignait du hameau.
Ah! lui cria Sébastien en l'apercevant, tu étais là, Vallen-
cien, quand le feu a pris ! Tu sais qu'on m'accuse ?... Tu pourrais
LE CALVAIREDE ROSELINE 207
parler, toi; tu pourrais dire s'il y avait dans mes aclions, ce
soir-là, de quoi me faire soupçonner !
Le colporteur déposa sa balle, et s'avançant vers l'hôtelier qui
lui tendait la main :
— Je pourrais, dit-il, d'autant mieux parler... que je sais qui
a mis le feu...
— Tu sais ?... Et ce n'est que maintenant ?...
— Oh ! ce n'est point méchamment que cela est arrivé ! c'est
un accident... Voilà pourquoi j'ai retenu ma langue...— Tu pourrais nommer le coupable ?
— Je pourrais nommer... mais il n'y a-pas de coupable... ou
si le malheureux est coupable, c'est d'avoir désobéi à la défense,
et d'avoir, étant couché sur la paille, allumé sa pipe en cachette...
— C'est un des terrassiers du chemin de fer, bien sûr ?
— Oui, c'est un de ces terrassiers, il n'y a pas d'erreur...
— Ah ! tous les malheurs doivent me venir de ces maudits
chemins de fer !
On entendait au loin la diligence montant de la vallée, les gre-
lots des chevaux, les claquements de fouet avertisseurs...
— Vallencien, dit brusquement l'hôtelier, je t'ai toujours
estimé beaucoup... traité en ami... Tu vas venir avec moi à Saint-
Dié. Tu déposeras chez le juge ; tu diras même le nom du cou-
pable.— Je veux bien aller avec vous, M. Reuter... Je dirai le nom,
s'il le faut ; mais que voulez-vous qu'on lui fasse ?... J'aimerais
mieux ne pas le dire. Enfin je soutiendrai, quand il y aurait là
le billot et la hache, que c'est un des ouvriers terrassiers cou-
chés dans le fenil et pas d'autre... et surtout, pas vous, maître
Sébastien.
— Tu le soutiendras ?
— Ah ! quant à ça, vous pouvez y compter !
L'hôtelier donna au colporteur une plus vigoureuse poignée de
main que la première.— Arrivez tous, vous autres ! cria-t-il; arrivez ! venez en-
tendre le témoignage de ce brave garçon I
208 LE CALVAIREDE ROSELINE
Irma, Roseline, Geneviève, plusieurs servantes entrèrent suc-
cessivement dans la salle, et Vallencien leur répéta ce qu'il venait
de dire, tandis que Sébastien sur le seuil de la porte appelait son
voisin le charron, les valets du maître de poste, et d'autres habi-
tants du hameau aperçus par lui.
Tout ce monde entoura bientôt le colporteur, qui se fit un
devoir de donner pleine satisfaction à l'hôtelier.
— C'est ainsi, et il n'y a pas d'erreur, ajouta-t-il en manière
de conclusion.
Une heure après, Sébastien et le colporteur montaient dans la
diligence.
Cette journée devait être décisive pour le maître du « Faisan
Doré «.Après la déposition du colporteur, le juge d'instruction
ne douta plus de l'innocence de Sébastien Reuter, et lui déclara
qu'il pouvait considérer cette affaire comme entièrement ter-
minée.
On pense si Sébastien poussa un soupir de soulagement.
Peu de jours après, l'argent de Roseline lui fut compté chez
MeLorin, le notaire de Corcieux ; une belle somme certes ! et beau-
coup plus grosse qu'elle ne s'y attendait : huit mille francs ! Elle
les mit avec bonheur dans les mains de son père.
Sébastien en confia la plus grande partie à M. Charmois, son
homme d'affaires, pour qu'il négociât avec quelques-uns de ses
créanciers —y compris le grainetier de Granges, Rufin Cardon, —-
afin d'obtenir des réductions sur leurs demandes en réclamant
sur les intérêts consentis, — intérêts usuraires pour la plupart,sur les frais faits sans ménagements, et aussi en faisant valoir
le « sinistre ». Charmois fut également chargé de poursuivre
énergiquement le procès fait à la compagnie d'assurances :
l'argent n'est pas inutile dans les procès,— comme chacun
sait. Celui dont Sébastien pouvait disposer devait l'être avec
grand profit.
L'accusation détournée et le procès à soutenir donnèrent à
Sébastien une vivacité de bon augure. Il en parlait à tout le
monde, de son procès. Une transaction survint, et il consentit à
LE CALVAIREDE ROSELINE 2C0
recevoir cinq mille francs, les frais demeurant à la charge de
la Compagnie.
Cetargentalla aux prêteurs sur hypothèque. Malheureusement,
il restait encore bien des dettes à éteindre !
Mais Roseline ne s'arrêterait pas en si bon chemin. Ses biens de
Granges augmentaient de valeur depuis que le chemin de fer
s'établissait dans cette vallée. Elle ne se refuserait pas à en
aliéner une partie pour achever son oeuvre. Sébastien n'en dou-
tait point, et Catherine le confirmait à l'occasion dans la bonne
opinion qu'il avait de sa fille.
Toutefois ces palliatifs ne pouvaient empêcher la ruine de s'ac-
complir.
Sébastien avait espéré qu'après le mariage de sa belle-fille
Irma Mauricet, et à la faveur de la prospérité momentanée que
créait dans le pays la construction des deux voies ferrées, il pour-
rait vendre l'hôtellerie. Il avait compté sans le feu. Une partie
des bâtiments délruils diminuaient grandement la valeur de
l'immeuble ; le peu d'empressement de son propriétaire à faire
rebâtir indiquait trop exactement son manque de foi dans
l'avenir.
Les acquéreurs ne vinrent pas enfouie, et ceux qui se présen-
tèrent ne se laissèrent point séduire par la parole abondante de
M",e Reuter.
Sébastien donnait pour raison sa détermination bien arrêtée
d'aller en Amérique entreprendre de grandes cultures : chacun
son idée : c'était la sienne ! Cela avait tout l'air d'une invention
imaginée pour ne pas discréditer son établissement, et ceux à qui
il s'adressait n'y croyaient pas. Dans son entourage, on croyaitencore moins, s'il se peut, à une émigration prochaine.
Et pourtant c'était là réellement l'idée caressée par Sébastien,
depuis le moment où la création des chemins de fer menaça le
hameau de Haute-Fontaine tout entier. Il voulait vendre l'hôtel-
lerie à n'importe quel prix, ainsi que les champs qui y étaient
joints ; se libérer des hypothèques, payer le restant de ses dettes,
et, tous comptes faits, les frais de voyage déduits, grâce à la vente
LECALVAIREDEROSELINE 14
210 LE CALVAIREDE ROSELINE
des biens de Roseline, il pensait atleindre avec toute sa famille
l'Amérique du Sud, riche d'un capital permettant une exploitation
sérieuse et étendue.
Le difficile était de faire adopter son dessein par sa femme.
Ah ! si elle allait faire de la résistance ! Mais non : Catherine,
avec son esprit aventureux, devait être séduite tout d'un coup;
Sébastien y comptait. L'ayant pour auxiliaire, Irma et son mari
seraient entraînés dans le mouvement, Mathieu Maréchal ne
voudrait pas- quitter « le petit » ; Georges et Louis à leur âge ne
demandaient qu'à voir du pays...
Quant à Roseline... Sébastien était si sûr d'elle! Sa fille le
suivrait sans hésitation partout, fût-ce au bout du monde.
Chaque jour la situation faite au maître du « Faisan Doré » em-
pirait visiblement. C'était d'abord le déplacement,— la déser-
tion si l'on veut— de plusieurs petits industriels, de marchands,
quise rapprochaient des stations à établir.
Le boucher, le boulanger qui avaient leurs boutiques à Chal-
goutle s'en allèrent à Anould ; le forgeron Bulac transporta son
enclume à la Houssière; le cabaretier du Plafond avait loué une
maison à Fraize : un sauve-qui-peut !
— Et nous, père? demandait Roseline.
— J'ai mon idée, répondait Sébastien.
L'hôtellerie, hélas ! ne pouvait pas être déplacée pierre à pierre.
Elle ne valait du reste que par sa position sur une grande voie.
A moitié ravagée par l'incendie, il ne resterait aux murailles qu'à
tomber en poussière. Les terres adjacentes conservaient seules
quelque valeur, mais une valeur bien diminuée ; elles devenaient
terres de labour, et la chance de voir d'autres constructions s'éle-
ver sur ce sol était désormais évanouie.
— Que deviendrons-nous ? disaient Irma, son mari ou le petit
Georges.— J'ai mon idée ! répétait Sébastien.
Maintenant Catherine semblait la connaître, celte idée, — et
l'adopter comme sienne,
De petits hameaux rapprochés des lignes ferrées allaient deve-
LE CALVAIREDE ROSELINE 211
nir de gros villages, et d'autres villages menaçaient d'être com-
plètement abandonnés.
Le moment vint où les deux chemins de fer à voie unique
furent livrés à la circulation, et le silence se fit sur la vieille et
large route. La malle-poste cessa bientôt de passer, puis ce fut
au tour des diligences, conservées encore quelque temps à l'u-
sage des gens timides et de ceux qui tenaient à protester jus-
qu'au bout. Les diligences enfin disparurent...
Alors, Sébastien renvoya ce qu'il avait gardé de filles de service
et de valets d'écurie. Il conserva Geneviève à cause de sa petite
parenté, et pour ne pas affliger Roseline. Mais lui et les siens,
c'était plus qu'il n'en fallait pour tenir l'hôtellerie ouverte. Une
patache conduite par Laurent avec les deux derniers chevaux
gardés, faisait le service entre Haute-Fontaine et Anould, et,
quand les heures des trains le permeltaient, entre Haute-Fontaine
et la Houssière. Mince profit !
Sébastien avait annoncé par les gazettes du chef-lieu la vente
de son hôtellerie. Il restait des journées entières assis à côté de
la porte cochère, fumant par contenance, regardant tristement
au loin pour voir si l'acheteur ne venait pas.
L'acheteur ne se pressait pas de venir.
Les grands hangars élevés pour recevoir les bestiaux de pas-
sage en temps de marché, maintenant vides, en face du fenil
écroulé et des restes du bâtiment d'exploitation noirs de l'incen-
die qui en avait dévoré une partie, faisaient paraître l'hôtellerie
encore plus déserte. Cette cour, où le puits seul donnait encore
son eau, présentait l'image de l'abandon et du délabrement. Les
toitures se couvraient d'une croûte épaisse de mousse desséchée ;
les portes disjointes se détachaient ; sur l'une d'elles un oiseau
de proie cloué par un chasseur, laissait s'envoler ses plumes
auvent; les vitres des fenêtres, brisées pour la plupart, n'étaient
pas remplacées. Les auges qui garnissaient les murs au dehors,
jadis toujours pleines pour ne pas faire attendre les rou-
liers qui se succédaient, étaient aujourd'hui remplies seule-
ment par les eaux débordant des toils. On y lavait des linges
212 LE CALVAIREDE ROSELINE
grossiers, et les battoirs verdissaient sur une planche visqueuse.
, A l'intérieur de l'hôtellerie, la même incurie, s'élendant à
, tout, attestait un découragement complet.
Et jusqu'au « Faisan Doré = de l'enseigne se balançait terne sur
sa plaque de tôle, où la rouille mangeait la dorure du volatile
naguère brillant au soleil.
Tout le hameau d'ailleurs avait cet air de vétusté et de dévasta-
tion. Christophe Weiss, le charron d'en face,assis comme Sébas-
tien devant sa porte, les bras croisés sous sa large barbe blonde,
la têle inclinée, réfléchissait sérieusement, afin de prendre un
bon parti. La maître de poste Ralandrot avait vendu ses chevaux
et fermé ses écuries. Et il essayait détromper le temps en culti-
vant quelques arpents situés en arrière de ses bâtiments, et dont
il avait fait un potager, que M'uc Balandrot, droite et grave au
milieu de ses choux, arrosait mélancoliquement. Le grainetier
Robin, qui tenait aussi un peu d'épicerie, avait laissé à sa vieille
mère sa boutique sans chalands et, avec sa femme, gardait un
passage à niveau du chemin de fer auquel il devait sa ruine.
Même pour les hommes de peine, il y avait du travail du côté des
stations et plus rien à faire au hameau.
Sur la route déserte, seuls les petits enfants aux pieds nus et
les troupes d'oiseaux babillards qui se réunissaient jadis autour
des mangeoires, continuaient leurs jeux et leurs chants. Georges
et Louis, ainsi que les deux petits derniers du charron, « gi-
blaient » avec les autres gamins jusqu'à ce que les pères irrités,
et de mauvaise composition, les rappelassent rudement au logis.
Le moment était venu pour Sébastien Reuter de dire son idée.
Il l'exposa de la manière la plus complaisante à sa famille réunie
autour de lui. Catherine, décidément gagnée d'avance, faisait le
commentaire des choses séduisantes que son mari promettait à
lui et aux siens.
— Nous ne pouvons pas crever de faim, dit-il, si ce n'est crever
d'ennui dans ce coin de montagnes délaissé par tous. Il n'y a
plus d'auberges nulle part sur les anciennes routes... Où aller
alors ? Quel métier faire ? Voyons, je vous le demande à tous ?
LE CALVAIREDE ROSELINE 213
Que celui qui a une meilleure inspiration prenne la parole. Que
chacun dise librement ce qu'il pense... S'il a raison, je dirai
comme lui.
Irma savait déjà par sa mère à quoi s'en tenir — et sans
doute aussi son mari. Elle se mit bruyamment à rire. Laurent
Maréchal et son frère Mathieu se montrèrent décidés à ne pas se
séparer de Sébastien et à tenter la fortune avec lui. Mais Roseline
ne put cacher sa surprise et son émotion : elle pensa tout de
suite à Jean ; toutefois, tandis que Geneviève, se couvrant le
visage de son tablier, s'en allait pleurer à la cuisine, elle
déclara très courageusement à son père que partout où il irait,
elle irait...
Le plus difficile était fait : Sébastien avait l'assentiment des
siens. Restaient les moyens d'exécution : Roseline ne se fit guère
prier pour donner à son père, par-devant M" Lorin, une procura-
tion pour la vente de ses biens. Irma possédait un petit capital ;
mais Catherine se garda bien de le rappeler à Sébastien : il fut
laissé chez le notaire de Corcieux — le même Me Lorin qui en
servait la rente. C'est avec l'argent de Roseline que toute la
famille s'expatrierait et fonderait un établissement au Brésil.
L'hôtellerie ne trouvant pas d'acquéreur,Sébastien fit décrocher
le «Faisan Doré» — autrefois doré— qui s'en alla à la vieille fer-
raille. 11 vendit tout ce qui n'était pas scellé aux murs : l'an-
cienne horloge à sonnettes, les escabeaux de hêtre à hauts dos-
siers, les bancs, les tables, le beau dressoir à jour avec sa vais-
selle, ses verres, ses bocks, ses canettes, lecomptoir ; puis ce fut
le tour de la literie, du linge, des pendules des chambres à cou-
cher, des ustensiles de cuisine, des outils ; enfin les vins en pièces
ou en bouteilles, les liqueurs, la bière, tout...
Il fil jeter bas ce qui restait debout du fenil incendié, et avec
les matériaux de démolition, il fit boucher la plupart des fenê-
tres des salles situées de plain-pied. Avec ses ouvertures aveu-
glées et la vaste cour ouvrant sur les champs attenant à l'hôtel-
lerie, le «Faisan Doré », désormais méconnaissable, prit un air de
ferme... Alors il trouva acquéreur... mais au quart du prix payé
214 LECALVAIREDEROSELINE
naguère par Sébastien. Il n'y avait même pas de quoi achever de
rembourser l'emprunt fait sur la valeur de l'immeuble. L'argent
de Roseline combla tous les vides ; car si Sébastien était mal-
chanceux dans ses opérations, il entendait ne rien faire perdre
à personne, honnête en cela. Malheureusement, dans son égoïsme
naïf, sa fille et lui c'était tout un: il disposait sans remords de
son avoir ; en retour, il l'enrichirait par les fameuses exploita-
tions qu'il allait entreprendre.
Le bruit se répandit bien vite, dans le pays, du départ prochain
de Sébastien Reuter et de sa famille. Geneviève prit soin que
la nouvelle en fût portée à Granges le plus tôt possible et char-
gea Vallencien de la faire parvenir à la Fresnaie.
Le colporteur n'eut garde d'oublier la recommandation de la
fidèle servante, d'autant moins que, dans l'intérêt de son com-
merce, il recueillait pour le redire ce qui se racontait dans les
endroits visités par lui, assuré d'être ainsi favorablement reçu
partout, grâce à son babil.
CHAPITRE XXIII
LES NOUVELLESDU COLPORTEUR
Deux jours après, en arrivant à Granges dans la matinée,
Vallencien Pied-Léger avait laissé couler sa balle à terre devant
la boutique de Dinozé, au grand désespoir du petit mercier d'en
face. Et saluant le sellier, qui parut en l'entendant.geindre de
son faix mis bas :
—Bonjour, monsieur Dinozé ; me voilà ! Et quoi de neuf?
avait-il ajouté en débouclant les courroies de sa balle.
— Mais, fit le sellier, c'est à vous, Vallencien, qu'on doit de-
mander ça!... à vous qui êtes partout !
— Bonjour, Vallencien I faisait la mère Gertrude : une bonne
vieille qui demeurait dans la maison de Dinozé..
Le colporteur ôta son bonnet à poil, et répondit poliment:— C'est toujours un bon jour quand je vous vois, Gertrude.
Il ajouta en lui tendant un paquet : Voici votre chanvre, avec les
compliments de votre fille.
Ensuite, il tira des boucles de ceinture, des écheveaux de lin,
des paquets d'échantillons de drap, des rubans, pour les offrira
ceux et à celles qui s'empressaient autour de lui.
11y avait là le fils du bûcheron Langronne, grand et brun
comme son père, Tobie le charron, Claude Mansu, le ménétrier
Mafhis... mam'zelle Rose... Le boucher Jâry abandonnait son
étal le poing sur la hanche, et se l'approchait du groupe. De la
Fresnaie,— d'où elle avait aperçu le colporteur,
— accourait
Annette.
— Voilà vos bretelles, Tobie, dit Vallencien ; voici vos échan-
210 LE CALVAIREDE ROSELINE
tillons de drap, Claude, dit-il au tailleur, qui tendit les deux
mains; votre toile à tabliers, maître Jâry... Ah! Mathis, je n'ai
pas oublié vos cordes à violon, je les avais commandées chez le
luthier des Bruyères; ni votre boucle de ceinture, mam'zelle
Rose... il n'y a pas d'erreur...
Puis se tournant vers Annette:
— Et vous, ma jolie fille? les épingles de maîtresse Varin,
n'est-ce pas ? — Il lui lendit une boîte de carton. Elle va bien,
MmoVarin ?
El comme la servante cherchait dans la pacotille, paraissant
désirer quelque objet à son usage, Vallencien, sans attendre sa
réponse, continua :
— Allons, choisissez, ma belle...j'ai des colliers, des étuis...
des ciseaux, des bagues... des bagues qui portent bonheur, mon
aimable enfant... Non? C'est ce ruban alors qui vous séduit?
Annetle avait fini par saisir un bout de ruban cerise.
— Annelte, dit une voix forte, si tu veux me promettre de
danser avec moi à la noce de ma cousine Lénele, je te fais cadeau
de ce beau ruban.
La servante se retourna; mais, en voyant la tête rouge, ébou-
riffée, de Tobie et sa grande bouche fendue jusqu'aux oreilles, elle
rougit un peu, puis se mit à rire.
— Fais attention, Annelte, dit le sellier; j'ai dans l'idée que
Tobie en tient pour toi depuis longtemps.
— Promets-tu ? dit le charron à la servante.
•—J'y penserai, j'y penserai, fit-elle. Quant au ruban, c'est
tout décidé ; je n'en ai que faire aujourd'hui.
Et. elle rendit le ruban cerise.
— Vrai ? lu penseras à moi, Annetle, dit Tobie en poussant un
soupir.— Par ci, par là, répondit la coquette fille; quand j'aurai le
temps...
Annetle allait s'éloigner. Cela ne faisait pas l'affaire du colpor-
teur. Brusquement, il la retint par le bras.
— Attendez donc ! J'ai quelque chose à vous apprendre !...
LE CALVAIREDE ROSELINE 217
La fille du sellier, Fifine, sortit de la maison de son père, fraîche
et souriante, et s'approcha du porte-balle.— Ah! nous voilà au complet! s'écria Vallencien ravi. Mes
salutations à mademoiselle Fi fine; mes salutations respectueuses...
et mes regrets.—
Pourquoi tes regrets, Pied-Léger? dit Fifine, qui n'avait pas
perdu l'habitude de tutoyer le colporteur. 11 arrive donc an évé-
nemenl fâcheux?
— Très fâcheux pour vous, mon enfant. Vous perciez Rose-
line...
— Elle se marie? elle quitte le pays ?
— Elle quitte le pays... et s'en va bien loin.
— Vraiment ! dit la jeune fille qui avait changé de visage ; où
donc ?
•— Oh! bien loin... bien loin... En Amérique.Annetle s'était rapprochée.
14"
Brusquementle colporteurretint Annetle par le bras.
218 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Je vous croyais partie, lui dit le colporteur malicieuse-
ment.
— Que non ; ce que vous nous apprenez là va intéresser beau-
coup notre maîtresse.
— En Amérique... murmurait Fifine. Mais elle ne peut pas y
aller toute seule?
— Ils partent tous! s'écria Vallencien d'une voix retentis-
sante.
Chacun s'apitoya sur le sort de Roseline ; pendant un moment
on n'entendit parler que de sa douceur, de sa sagesse, de SOD
désintéressement.
Puis Annetle dit :
— De! Sébastien Reuter est fou... fou à lier!
Fulgence Dinozé ajouta :
— Et Catherine ne montre pas plus de bon sens que lui.
Tobie, le charron, prit la parole à son tour:
— Alors Laurent Maréchal, sa femme?...
— Laurent, son évaltonnée de femme, Mathieu Maréchal, les
deux garçons, Roseline... ils partent tous ! répéta le colporteur de
sa même-voix. Et cène sera pas long, mes amis...
Le boucher Jâry secouait la lêle d'un air de pitié. Claude Mansu
en sa qualité d'écloppé rêvait de faire le tour du monde. Tout de
suite il porta envie à la famille Reuter, et il allait l'avouer, lors-
que le sellier dit à sa fille, qui avait pâli sous le coup de celle
pénible nouvelle :
— Il ne faut pas le faire de chagrin, Fifine : Roseline était
perdue pour toi du jour que son père abandonnait Granges et
les vieux amis, pour aller tenir une.hôtellerie à Haute-Fontaine.
On pouvait penser que ce ne serait là qu'une première étape...
Mais il fait un joli saut ! C'est plaisir de le voir aller la bride sur
le cou, celui-là !
Annetle avail déjà mis la vitesse de ses jambes à profit.
Elle arriva tout essoufflée à la Fresnaie, et en relevant la tèle
t-e trouva devant M"1"
Varin.
— Lai ! Vous ne savez pas, maîtresse, ce que Vallencien vient
LE CALVAIREDE ROSELINE 219
de me dire ?... Mais voilà vos épingles... Eh bien ! maîtresse, ils
s'en vont tous en Amérique, tous !
— Mais qui ?
— Eh ! les Reuter, pardi ! Il n'y a point d'autres pour faire folie
pareille.
M"" Varin fut frappée de surprise. Un peu revenue de son
saisissement, elle dit :
— Ce n'est peut-être qu'une intention... de ces choses qu'on
ne fait pas, le moment venu...
Annette ne réfléchit pas longtemps avant de répondre :
— Oh ! non, maîtresse ; c'est décidé... Si vous aviez entendu le
colporteur, vous ne douteriez plus.
Une heure après, le meunier arrivait en carriole de Corcieux.
Jetant à un garçon les rênes du cheval, il sauta à bas de la voi-
ture avec la vivacité d'un jeune homme, pour dire plus vile à sa
femme :
— Tu ne sais pas, Elisabeth ? Roseline a donné procuration
à son père ; on va vendre tous ses biens. Je viens de l'ap-
prendre...
MmeVarin n'eut que la force de lever les bras en l'air : ils
s'abattirent bien vite avec découragement.— Comment! murmura-t-elle, Roseline en est venue là !
— Je savais que cela arriverait, hurla Daniel, mis hors de lui
à la pensée que toute les peines qu'il s'était données aboutis-
saient à ce résullat —presque inévitable.
11se laissa tomber sur une chaise à bras, dénoua sa cravate ;
et sa femme, en le voyant si rouge, n'osa pas lui répéter ce
qu'Annette venait de lui dire. Il le saura toujours assez tôt pour
sa tranquillité, pensait-elle.— Que feras-tu? lui demanda enfin M"10
Varin, d'union très
doux.
— Ce que je ferai ! s'écria le meunier en donnant un vigou-
reux coup de poing sur la table placée devant lui... Ce que je
ferai 1 D'abord, elle, je la renie pour ma nièce ! Quanta lui, c'est
un malhonnête homme ! Avec la femme dont il a fait sa complice,
220 LECALVAIREDEROSELINE
la ruine de Roseline était sûre! J'irai lui dire son fait !... Je lui
parlerai sur la figure !... Je veux le faire rentrer sous terre !...
Quant à sa Catherine... m'est avis que ce ne serait pas trop de
lui administrer une paire de soufflets à celle-là !... Si seulement
j'avais de l'argent disponible pour acheter... Mais tout est placé,
ma femme ; et j'aurai le crève-coeur de voir passer à des étran-
gers des biens qui de tout temps ont appartenu à la famille Varin-
Doron... Cette prairie... ce bois... Ah! non, si je ne meurs pas
de colère, c'est lui, c'est ce coquin de Sébastien sur qui je me
vengerai de tout ce qu'il me fait endurer.
MmeVarin s'était approchée de son mari. Affectueusement, elle
lui avait mis sa main sur l'épaule sans réussir à le calmer. Elle
lui disait des mots vagues, des phrases entrecoupées ; elle répé-
tait, en les adoucissant, ses mêmes griefs avec le ton d'une
femme aimante et respectueuse. Son mari ne l'entendait seu-
lement pas.— Et dire, poursuivit-il, que cet homme a été le mari de ma
pauvre soeur ! Dire qu'il a fait de Roseline, qui est de mon sang,
une mauvaise nièce pour nous, une fille ingrate, dure de coeur!
Ah ! je ne sais pas ce qui m'exaspère le plus de voir partir ce
bien... tout ce bien, ou de trouver de si abominables senti-
ments dans une créature que je m'étais accoutumé à regarder
comme mon enfant... que je chérissais, à qui j'aurais voulu faire
partager notre vie... Ce n'est plus pour nous que je travaille:
elle n'a pas compris que c'était pour elle, pour lui donner une
existence heureuse...
MracVarin quitta un instant Daniel pour aller recommander à
Annette de garder le silence sur ce qu'elle avait appris; son
mari, lui dit-elle, avait déjà assez de sujets de mécontentement.
Elle craignait pour sa santé.
Mais Annette avait parlé aux autres domestiques, et, à ce
moment même, Jean, qui venait de faire une livraison de farine,
apprenait d'André la Jeunesse le départ prochain de la famille
Reuter pour l'Amérique.
Ce fut un rude coup pour lui. Il vacilla comme étourdi sous un
. LE CALVAIREDE ROSELINE 221
choc redoutable. Il gagna, en se tenant à la muraille, la salle où
se trouvaient ses patents.
En entrant, il vitson père dans un état de véritable prostration.
Auprès de lui sa femme murmurait quelques mots pour le rap-
peler au sentiment des choses.' — Ils savent le départ ! pensa Jean.
Il se laissa tomber sur un siège, et le paysan aigri, jetant un
regard oblique de son côté, reconnut son fils. L'affliction répan-
due sur ses traits ne lui déplut pas.— Oui!... oui!... dit-il en secouant la tête et en regardant
Jean ; il a fait cela, ton oncle !
— Calmez-vous, père, balbutia Jean. Si on essayait de lui faire
entendre raison ?
— Entendre raison... à qui ? à Sébastien ? à Catherine ?
— Si j'allais à Haute-Fontajne ?
— Le mal est fait maintenant... Tous les reproches ne servi-
raient à rien. Ils ont influencé Roseline, ils l'ont détournée de
nous... Pour épargner une peine à son père, la malheureuse, elle
ferait mourir son oncle de chagrin.— Ah! elle l'aime trop, son père ! murmura Jean.
— Il en est si peu digne! Elle n'a pas compris qu'il ne son-
geait qu'à la dépouiller de tout son avoir? Il ne l'aime pas, lui...
il n'aime que son argent... Elle verra, quand elle n'aura plus
rien à lui donner, elle verra!
— Ah ! elle aura toujours un trésor d'affection pour lui, dit
Jean. Voyez jusqu'où elle pousse le dévouement !
— Explique-toi, fit Daniel, tandis queMmo Varin, qui compre-
nait mieux, debout derrière la chaise de son mari, de ses yeux
fermés vivement, adressait à son fils la prière de se taire.
— Je dis qu'elle l'aime trop, hasarda Jean.
— Et nous pas assez, dit son père... Tu sais qu'elle a consenti
à la vente de tout son bien ?
— Non, père, j'ignorais, déclara Jean, paralysé par le regard
de sa mère.
— Jean ne savait pas, dit celle-ci en intervenant plus dircc-
222 LE CALVAIREDEROSELINE
tement, qu'elle avait tout donné ; mais il savait bien qu'elle était
capable dé le faire et qu'elle y serait amenée peu à peu.— Oh! je ne veux plus la voir ! s'écria le meunier... Ni
demain, ni dans six mois, ni dans dix ans... si je vivais jusque-
là après tant de contrariétés !
Jean vit bien alors que son père ignorait le départ prochain
de Roseline, l'émigration de la famille de son beau-frère. C'était
sûrement ce que sa mère voulait l'empêcher de dire pour ne pas
l'affecter davantage. D'autre part, Jean venait d'apprendre la vente
décidée des biens de Roseline, et dans les circonstances actuelles
c'était une grave complication; car cet abandon de tout son
avoir fait par sa nièce irritait tellement Daniel, qu'il ne pourrait
jamais se faire de son père un auxiliaire pour la démarche déses-
pérée qu'il avait projeté de tenter dès la première annonce de
l'éloignement de sa cousine.
Il sortit pour dérober à ses parents —à sa mère surtout plus
clairvoyante, mieux renseignée— la peine profonde qu'il ressen-
tait. Il espérait que sa mère, lorsqu'il trouverait une occasion de
s'entretenir avec elle, lui donnerait un bon conseil.
Un moment plus tard, le meunier allant donner quelques
ordres à la minoterie, surprit une conversation d'André avec
Barthélémy.— Nous disons, fit le premier garçon de moulin afin que leur
causerie n'eût rien de mystérieux pour le patron, nous disons
que cette idée venue à maître Sébastien Reuter d'emmener toute
sa famille en Amérique...
— Hein ? fit Daniel.
— Est l'idée d'un cerveau malade...
— Brûlé par les alcools, sauf votre respect, acheva Bar-
thélémy.— En Amérique? dit le meunier. Ils s'en vont en Amé-
rique ?
— Vous ne le saviez pas donc ? demanda André, un peu
repentant, en voyant le visage troublé de son maître.
Daniel Varin fit un effort surhumain pour dissimuler devant
LE CALVAIREDEROSELINE 223
ses serviteurs le bouleversement que lui causait celte nouvelle.
Il y réussit si bien qu'elle ne produisit pas sur lui tout l'effet qu'on
pouvait redouter.
— Qu'ils s'en aillent à tous les diables I s'écria-t-il ; et que je
n'entende plus jamais parler d'eux !
CHAPITRE XXIV
L'ONCLE ET LE NEVEU
Le fils de l'opulent maître de la Fresnaie était frappé au coeur.
De son père demeuré très irrité, il n'avait à attendre aucun
adoucissement à sa peine. Il lui fallait même dissimuler à ses
yeux la douleur qui l'accablait.
Quant à MraeVarin, dans la crainte de méconlenter son mari,
elle ne savait quel conseil donner à Jean. Elle le plaignait, elle
le réconfortait par de bonnes paroles ; elle feignait même de ne
pas croire à toute la sincérité de l'affection qu'il éprouvait pour
sa cousine ; mais tout cela en vain. C'est surtout parce qu'il sem-
blait à Jean que sa mère ne se doutait pas de la force de ses sen-
timents, que les consolations prodiguées par elle produisaient si
peu d'effet.
Jean fut vite amené à prendre vis-à-vis de sa mère une attitude
presque aussi réservée que celle qu'il lui fallait observer pour ne
pas exaspérer son père. Il s'assombrit, garda un silence obstiné...
Mais les jours s'écoulaient. Et il se trouvait plus que faible de
ne rien tenter pour arracher Roseline. au sort qui l'attendait.
Ainsi, il la laisserait quitter le pays, s'en aller de l'autre
côté de l'Océan, exposée à mille dangers, perdue pour lui I 11
n'essayerait pas de faire comprendre à l'oncle Sébastien tout ce
qu'il y avait d'odieux dans sa conduite envers sa fille ! Comment !
non content de l'avoir dépouillée, cet insensé l'emmenait dans
une région inconnue où toules les misères pouvaient les atteindre
dans leur vie de colons... Il l'arrachait à l'amour de sa famille !
11 brisait brutalement toules les espérances d'une jeune fille...
LE CALVAIREDE ROSELINE 225-
Et ce serait sans une protestation ! Mais si Roseline n'offrait
aucune résistance à son père, était-ce une raison pour abandon-
ner la pauvre enfant à toules les imaginations d'un homme
égoïste jusqu'à la cruauté ?
Non, il irait à Haute-Fontaine; il irait dire son fait à ce père
dénaturé. Qu'élait-ce jusqu'ici que ce désaccord entre les deux
familles ? Qui le motivait? De misérables querelles d'argent...
C'est maintenant que la discorde allait se légitimer, maintenant
qu'il ne s'agissait plus de questions d'intérêt ou d'amour-propre,
mais delà violence faite aux plus respectables sentiments.
Dès qu'il eut pris cette résolution, Jean remit au lendemain
son voyage à Haute-Fontaine. Le lendemain était un dimanche,
— c'est-à-dire une journée bien à lui.
Il partit de grand matin, fit nue partie du trajet à pied, et
profita, pour le surplus, de plusieurs occasions de prendre place
dans des carrioles suivant le même chemin que lui.
LECALVAIREDEROSELINE 13
Enfin, tu viens nous dire adieu, dit l'oncle.
f226 LECALVAIREDE ROSELINE
Sébastien Reuter, plus désoeuvré que jamais, était assis devant
l'ancienne hôtellerie du « Faisan Doré » transformée en ferme, et
qui lui appartenait pour peu de jours encore. Il aperçut son neveu
montant la côte d'un pas décidé.
— Hé ! fit-il, il va d'un bon pas... Mais s'il y a de Granges ici
une douzaine de kilomètres, c'est tout au plus... Peuh ! belle
affaire !... Où va-t-il ainsi ?
Il se faisait encore cette question que Jean y répondait déjà, en
lui criant du plus loin qu'il put l'aborder:
— C'est vous, mon oncle Sébastien, que je viens voir.
Le futur colon se leva.
— Pas de cérémonies, lui dit son neveu. Bonjour tout de
même !
Ce début annonçait un visiteur qui avait de l'élan et de la
colère.
— Le feu a donc pris à la Fresnaie, que te voilà de si grand
matin ? dit Sébastien ironique.
— Tiens, mon oncle, vous brûlez bien, vous... sans ma per-
mission.
— Huit jours plus tard, mon garçon, tu aurais trouvé visage de
bois... sans ta permission.— Je m'en doutais bien un peu.
—; C'est pourquoi tu marches d'un si bon pas ? De ! tu me
croyais parti, peut-être ?
Jean suffoquait. Il ne put répondre.— Enfin*, tu viens me dire adieu, n'est-ce pas ?
— Je viens vous dire... ce que nous avons tous sur le coeur,
dit Jean avec force.
— Entre alors, fit Sébastien, qui ne se souciait pas de recevoir
des reproches sur le grand chemin. J'ai quitté Granges, ajouta-
t-il, pour ne plus entendre les récriminations de Ion père ; ce n'est
pas encore assez loin, puisque lu te charges de me les apporter
ici. Heureusement, je vais bientôt mettre la mer entre moi et
les tiens.
Jean pâlit... comme s'il n'avait pas cru jusque-là à ce départ.
LE CALVAIREDE ROSELINE 227
L'entendre annoncer parle père de Roseline renouvelait sa pre-
mière et douloureuse surprise.— C'est donc bien vrai, mon oncle, dit-il avec tristesse, vous
quittez le pays ?
— Oui... et puissé-je n'y jamais revenir! s'écria l'ex-hôtelier.
— Et Roseline ? murmura Jean.
— Roseline?dit Sébastien lentement.
Il étudiait l'expression navrée du visage de son neveu.
— Nous partons tous, fit-il, sans répondre directement.
— Et Roseline aussi ?
— Avec mes autres enfants, dit Sébastien, ma femme et toute
la maisonnée.
— Et ma cousine s'en va du pays librement?
— Mais... je le crois.
—r- Elle ne regrette personne ?
— Il n'y a plus personne à Haute-Fontaine.
— Oh ! vous me comprenez bien, mon oncle!
— Tu veux dire alors... les Varin? Il n'y a rien entre les
Varin et les Reuter qui puisse donner des regrets.— Et si vous vous trompiez, mon oncle? dit Jean qui faiblis-
sait.
— Si je me trompais... c'est que ces regrets-là ne seraient pasbien grands, car ma fille s'expatrie avec nous tous d'un coeur
bien léger.— Ah ! c'est qu'elle vous aime tant, mon oncle Sébastien 1— C'est vrai... c'est une bonne fille.
— Elle vous est si dévouée !
— C'est vrai... elle m'en a donné bien des preuves.— Vous ne voudriez pas faire son malheur ?
— Certes non.
— Eh bien! apprenez alors, mon cher oncle... ce que Rose-
line n'a pas osé vous dire. Ni elle, ni moi, n'avons voulu entrer
dans la querelle des pères. J'ai toujours eu beaucoup d'affection
pour elle... et elle ne m'a pas défendu d'espérer que par nous
une réconciliation des deux familles était possible.
?28 ],E CALVAIREDE ROSELINE
— Ah! fit froidement l'oncle de Jean. Je ne savais pas cela...
En tout cas, il est un peu tard pour en parler.— Vous ne voulez donc rien comprendre ?
— Je comprends, dit Sébastien, que ton père ne serait pas
fâché de me voir laisser ma fille à sa discrétion. Il serait si heu-
reux de pouvoir crier partout que je l'ai abandonnée !
— Il ne s'agit pas de mon père... Ne voyez que moi ici, mon
oncle, faisant auprès de vous une démarche amicale. C'est moi
qui vous demande Roseline.
— Daniel Varin trouverait sa dot écornée...
— Si mon père faisait opposition à ce mariage... je saurais
venir à bout de sa résistance.
— C'est possible ; mais je la refuse, mon garçon. Je la refuse
à toi, je la refuse surtout à ton père. Tu lui diras cela de la part
de Sébastien Reuter.
Jean fut indigné de ces paroles et du ton dont elles étaient
prononcées ; il se contraignit : éclater c'était tout perdre. Et puis
Sébastien était, malgré tout, à ses yeux, le père de celle qu'il
aimait, et bénéficiait de cette expansion de tendresse.
— Mon oncle, mon cher oncle, s'écria-t-il, laissez-moi voir
Roseline, laissez-moi lui parler ; vous déciderez après.
— Oh! parle-lui tant que tu voudras : je connais mieux que
toi l'étendue de son respect pour les volontés de son père.
L'entretien avait lieu dans l'ancienne cuisine de l'hôtellerie.
Plus d'une fois, Georges ou Louis, Irma même, avaient avancé à
la porte une tête curieuse, qui disparaissait sur un geste de
Sébastien. De la cour et sous la porte charretière on devait écou-
ter, et l'oncle de Jean n'était pas fâché que l'on sût de quelle
façon il accueillait des paroles de réconciliation venues de Granges.
Les Varin s'humiliaient enfin!
Et quand il eut accordé à son neveu devoir Roseline, celle-ci,
prévenue sans doute, ne se fit guère attendre et entra presque
aussitôt dans la pièce.
Alors discrètement Sébastien crut devoir se retirer.
— N'est-ce pas, Roseline, lui dit Jean comme elle entrait,
LE CALVAIREDE ROSELINE 229
n'est-ce pas que ce n'est nullement de bon coeur que tu nous
quittes ?
— Oui, oui, cause toujours, murmura Sébastien en s'en allant.
Roseline avait tendu la main à son cousin. Il la prit et répéta
sa question à demi-voix, et dans ce peu de mots il mit toute son
âme. C'était une supplication ardente.
-— Je n'ai jamais eu d'autre volonté que celle de mon père,
répondit Roseline en baissant les yeux pour n'être pas impres-
sionnée par l'expression de visage de son cousin. Ce qu'il veut,
je le veux. Ce qui fait son bonheur doit me rendre heureuse...
— C'est trop de vertu, cruelle !
Elle redoutait moins des paroles sévères ; elle leva la tête.
— Mon père sait mieux que moi ce qui me convient, dit-elle
simplement.— Ah ! comme tu es bien sa fille ! s'écria Jean.
Ils se regardèrent un moment sans parler.—
Pourquoi ces reproches, mon ami? dit enfin Roseline. Je
ne veux faire de peine à personne... encore moins à toi... Je te
l'avais bien dit que nous ne nous préparions que des regrets !
Je suis donc sincère. Mon père ne peut se passer de moi, ajouta-
t elle en baissant la voix ; le laisser partir seul serait faire son
malheur.
— Ah ! tu ne penses qu'à lui ! Tu t'es sacrifiée à lui, et jamais
tu ne t'appartiendras.' — Non, Jean, dit-elle ; s'il y a un sacrifice... il ne sera pas
éternel.
—Explique-toi, fille froide et timide !
— Je pars avec eux, mais je ne renonce pas comme eux à
mon cher pays de Lorraine et à tout ce que j'y aime. J'espère—
et c'est là le plus ardent de mes désirs — en ramener mon père
un jour, et j'y réussirai s'il a pour moi l'affection que j'ai pour
lui... Jean, dans trois ans, je serai de retour
-— Ah ! je ne te crois pas !
— Je dis trois ans, mon cher cousin.
— Non, tu es perdue pour moi. Et puis jamais, je le vois bien
230 LE CALVAIREDE ROSELINE
maintenant, jamais nos parents ne se réconcilieront. Adieu !
— Tu doutes de ma parole?— Je doute de ta parole ; je te rends ta liberté... Adieu...
— Ah ! Jean, je n'avais rien promis !
— Je renonce à toi, adieu !
De la tête, elle fit un signe de dénégation; elle n'acceptait pas
cet adieu, et elle n'y répondit pas. Mais comme Jean s'était levé
et se dirigeait vers la porte sans même lui tendre la main, elle se
détourna à demi pour lui dérober la vue de ses larmes.
Sous la porte charretière, Jean se croisa avec Geneviève. Il leva
les yeux en l'air avec un geste de désespoir.
Geneviève vint retrouver Roseline qu'elle trouva toute en
pleurs. Elle posa sa main affectueuse sur l'épaule de la jeune
fille, n'essayant pas de la tirer de son abattement. Enfin elle lui
dit en soupirant :
— Ah ! Roseline, ce n'est pas ainsi que les choses devaient
finir! Est-ce que j'aurais eu trop de confiance?...
CHAPITRE XXV
LONGUES,LONGUESANNÉES
Une semaine plus tard, Sébastien Reuter quittait avec sa
famille Haute-Fontaine. De tous ceux qui l'entouraient, il ne lais-
sait derrière lui que Geneviève. Elle s'en alla retrouver à Aumont-
zey la vieille parente qui s'était chargée de sa fille Cécile, et
dont l'état de souffrance réclamait un supplément de soins.
Pour Jean, plus d'espoir. C'était fini. Il gardait la faible conso-
lation d'avoir tenté l'impossible en essayant de vaincre la séche-
resse de coeur de son oncle.
Il aurait bien voulu que sa démarche auprès de Sébastien
demeurât ignorée de son père ; et pour plus de sûreté, il ne s'en
était pas même ouvert à sa mère, toujours si indulgente pour
lui. Mais Sébastien Reuter n'eût pas tiré de cette humiliation des
Varin toute la satisfaction qu'il en attendait, s'il n'avait pas
ébruité la chose.
Il s'arrangea même de façon à en informer sûrement son beau-
frère, et utilisa à cette fin les dernières visites qu'il reçut du
sellier Dinozé et de Vallencien le colporteur. Ceux-ci n'osèrent
pas révéler au riche meunier les circonstances de cette tentative
de réconciliation ; mais ils en parlèrent dans tout Granges, et
Daniel Varin fut enfin pleinement informé par le charron Tobie :
il n'y avait pas trois jours que les Reuler avaient abandonné le
pays...
Celui fut un coup sensible.
Son fils s'était ainsi humilié ! Il n'avait pas craint, oublieux du
•respect qu'il lui devait, d'aller demander la main de la fille du
232- LE CALVAIREDE ROSELINE
pire ennemi de la famille ! Et il s'y prenait si bien qu'il se faisait
rebuter! Lui, son Jean, rebuté! Ah ! voilà ce qui l'indignait non
seulement contre son fils, mais contre cet odieux Sébastien
Reuter qui avait osé repousser la main qu'un Varin lui tendait!
Tous les affronts reçus de son beau-frère pâlissaient à côté de
ce dernier affront! Sébastien s'était vengé trop bassement! Il
n'avait pas hésité devant le malheur de deux enfants, victimes
après tout de son mauvais caractère, qui l'avait conduit de faute
en faute jusqu'aux plus fâcheux expédients.
Jean comprit vile que son père était au courant de tout. II lo
comprit rien qu'aux regards obliques qu'il jetait sur lui, s'épar-
gnant le crève-coeur de l'envisager en face, au risque d'éclater.
Peu de jours après, ce qu'il apprit par sa mère ne lui permit plus
de douter...
Le riche meunier, profondément blessé, redoublait d'irritation
contre son beau-frère ; et, s'il en voulait encore à son fils, c'était
moins d'avoir agi sans son consentement, que de s'être exposé
aux dédains de l'abhorré personnage. Mais M"leVarin ne pouvait
pas avoir la même sévérité. Quand elle eut grondé Jean, elle lui
ouvrit ses bras, et il s'y jeta.
Le gémissement qu'il ne put comprimer s'adoucit sur le scin-
de celle qu'aucun autre amour ne pouvait lui rendre moins chère.
— Mon garçon ! mon. pauvre garçon ! répétait la mère de sa
douce voix maternelle.
Jean surmonta une sorte de honte et dit tout bas :
— Mère, je ne peux pas oublier Roseline... c'est plus fort que
moi !
— Tu l'aimes donc bien, mon cher enfant?
— Oui, ma mère, sans le vouloir et sans le savoir je l'ai tou-
jours aimée, j'ai toujours pensé à elle; mais c'est surtout depuis
que je l'ai vue si malheureuse et sous la main dure d'une ma-
râtre. ..
— Ah ! fit-elle, mon Jean, lu es un bon fils, qui m'as toujours
donné de la satisfaction ; mais le père est le maître, mon enfant,
c'est une grande faute de le mécontenter.
LE CALVAIREDE ROSELINE 233
Et la digne femme se dit tout bas que si sa nièce n'avait eu
aucun bien à abandonner, si elle avait été une pauvre fille, son
Jean aurait pu êlre heureux, et eux tous avec lui.
Les jours passèrent, puis les semaines, puis les mois, et per-
sonne ne recevait de nouvelles des émigrés. Depuis son départ
pour l'Amérique, Roseline n'avait jamais donné signe de vie.
Cependant une espèce de contrainte pesait sur la maison :
Daniel Varin, sous le coup d'une irritation que rien ne calmait,
finit par prendre le lit. C'était une première atteinte à sa robuste
constitution, et autour de lui, on conçut de l'inquiétude. Jean, qui
devenait tous les jours plus sombre, tomba dans une sorte de
mélancolie.
Daniel lui avait confié peu à peu le soin de la bluterie. Adroit
et plein de vigueur au travail, Jean s'acquittait autrefois avec
soin de sa tâche. Maintenant il était visiblement préoccupé, ou,
pour mieux dire, sa pensée était ailleurs. Il consultait son père
ou André la Jeunesse à propos des moindres détails, comme s'il
ne pouvait se résoudre à prendre une décision de lui-même. Cela
fâchait son père, dont la clairvoyance rarement en défaut attri-
buait cette indolence du jeune homme à la persistance de ses
sentiments. Un jour, quand Daniel eut recouvré un peu de calme
et une amélioration de sanlé, il en fit le sujet d'une légère admo-
nestation à Jean.
Celui-ci était trop droit et trop fier pour nier : il garda le
silence.
— Je veux, dit enfin le riche et autoritaire meunier, que tu
choisisses une femme qui n'ait pas gaspillé son bien, et dont le
père ne soit pas un dépensier, une tête fêlée...
Jean leva les mains d'un air suppliant. Enfin il osa dire :
— Mon père, vous êtes bien cruel pour une digne et vaillante
enfant... Votre haine pour votre beau-frère vous aveugle...— C'est assez ! fil Daniel... Vaillante ou non, elle est partie,
et n'est pas près de revenir. Suis mon conseil, Jean... oublie-la...
cesse de penser à elle.
— Alors, père, apprenez-moi comment je pourrais l'oublier.
15'
234 LE CALVAIREDE ROSELINE
— M'est avis que c'est en accordant la liberté à tes yeux, en
regardant d'autres jeunes filles... à moins que les choses nesoient
changées depuis mon jeune temps.— Mon père, Roseline m'a promis d'être ici dans trois ans, et
maintenant j'y crois.
— Tais-toi ! je te défends de prononcer son nom ! Je verrai le
minotier des Bruyères... Sa fille Claire est encore à marier. C'est
une héritière... Autrefois elle ne paraissait pas le déplaire...
Voilà un parti ! Une famille honnête ! une vieille famille du pays,
aussi ancienne que la nôtre et qui peut s'allier à celle des Varin-
Doron !...
Jean déclaratrès nettement à son père qu'il ne voulait entendre
parler d'aucun mariage.— Même si celte mauvaise nièce était mariée là-bas ? fit le
meunier avec l'intention d'éprouver Jean.
Il y réussit.
Celui-ci se troubla, et d'un oeil avide de découvrir ce qu'il pou-
vait y avoir de vérité dans ces derniers mots, il cherchait le regard
de son père. Brusquement, il dit enfin :
— Qu'en savez-vous, père ?
— On peut le supposer, répondit Daniel; ça se voit tous les
jours...
Il tenait à laisser un doute dans l'esprit de son fils.
Le temps continuait, au milieu des orages et des beaux jours,
sa marche, que rien n'arrête. Les granges de Daniel Varin s'em-
plissaient à chaque récolle ; son moulin ne cessait d'être en mou-
vement ; son bétail mugissait, toujours plus nombreux dans ses
élables.
La large tête du riche meunier était devenue grisonnante ; sa
"physionomie gardait toute son énergie, avec un rare sourire sur
les lèvres, et son geste restait impérieux.
Celait bien là le paysan lorrain à la rude écorce, mais labo-
rieux, sobre, intelligent de ses intérêts. Cet homme est dur, sou-
vent sans compassion ; il semble n'envier que le gain, ne craindre
que les pertes matérielles ; mais il est capable de verlus sloïques
LE CALVAIREDE ROSELINE 235
d'actes d'abnégation, d'un dévouement absolu quand il est sûr
« qu'il en doit être ainsi et pas autrement»: une loyauté mêlée
de fatalisme.
MmeVarin, la blonde Elisabeth, demeurait belle, malgré l'ex»
pression attristée de son visage.
Jean était, lui aussi, de cette forte race de l'Est, ayant plus de
volonté que d'imagination. Quand il avait vu son père s'obstiner
dans son aversion pour Sébastien Reuter, et ne rien retrancher
de sa sévérité pour Roseline, il avait paru s'incliner devant ces
sentiments ; il s'était rangé à son obéissance et à son devoir de
bon fils ; mais rien au monde n'aurait pu le dissuader d'aller de
coeur vers celle à qui il avait juré une affection profonde et à
toute épreuve.
A la ferme et dans la basse-cour, c'est toujours Anne-Marie qui
commande,— un peu plus émaciée encore que jadis, mais
droite dans sa verte vieillesse comme si elle avait trente ans.
Annette, pour laquelle soupirait depuis longtemps Tobie le char-
ron, avait fini par mettre sa main dans la large et loyale main du
brave géant aux cheveux rouges. Florizel, le gaucher, n'était plus
berger, mais garçon meunier au moulin : un soir de la fête du
village, il avait bégayé quelques mots dans l'oreille de la petite
gardeuse d'oies, et Sylvine avait pris cela pour une demande en
mariage : ils s'étaient donc épousés.
Sylvine maintenant remplace Annette.
André la Jeunesse vient d'atteindre ses soixante ans. C'est
encore, dans toute la force du mot, un homme vigoureux, qui
ferait reculer à cent pas quiconque se permettrait de venir lui
donner un coup de main pour charger un sac de grain, quelque
lourd qu'il soit.
Barthélémy continue d'atlacher le fronton aux boeufs de labour.
La force de son bras noueux et velu lui permet d'empoigner un
cheval fougueux, et de le rendre docile. Gédéon et Pierre-Louis
sont toujours garçons meuniers à la Fresnaie, mais mariés tous
deux avec des filles du pays,— deux jumelles, les soeurs de Tobie.
Enfin la fille du minotier des Bruyères— celle à qui Daniel
236 LE CALVAIREDE ROSELINE
songeait pour son fils, venait d'être fiancée à Andoche Metzger,
l'ancien soupirant de Roseline.
Bien des noces avaient donc eu lieu dans le village. Partout
h les enfants grandissaient autour du foyer domestique. Et dans
chaque maison se multipliaient les anniversaires, les doulou-
reuses séparations, les joyeux repas du retour, les chagrins mêlés
d'espérances, les récits du passé, les projets d'avenir, enfin tout
ce qui se succède et remplit l'existence.
Dans la famille du riche meunier seulement, il y avait comme
un arrêt de la vie ; toute gaieté semblait disparue de la maison.
Daniel avail de fréquentes rechutes de la maladie faite après le
départ de son beau-frère. D'autre part, Jean ne pouvait se faire à
l'idée qu'il ne reverrait plus Roseline.
Son père, dans ses moments de répit, l'excitait à se ressaisir, à
fréquenter les réunions où la jeunesse se rencontre. Pourquoi
n'allait-il pas tout comme un autre se divertir aux causeries du
veilloir ? A son âge, encouragé par de beaux yeux, on sait inven-
ter ou réciter une ce dâ'ïure », énigme, charade ou historiette. Il y
a là de belles filles attentives à ne laisser rien perdre d'un compli-
ment, moins encore d'une petite méchanceté, et qui savent ame-
ner à composition celui qui a commencé par une morsure impru-
dente.
Mais Jean fuyait les réunions.
S'il se montrait aux fêtes villageoises des environs, c'était le
plus souvent pour y rencontrer un client de son père, s'acquit-
ter d'une commission...
On en voyait pourtant, de jolies jeunes filles — et bien dotées
— aux foires de Laveline, de Vienville, de Champ-le-Duc... Le
fils du riche meunier de la Fresnaie aurait pu y faire sensation ;
car c'était maintenant un beau brun, grand et fort ; si son visage
avait un peu pâli, si le sourire s'y montrait rarement, ses yeux
gagnaient en vivacité. Il portait une fine moustache, et ses
cheveux arrondissaient leurs boucles lustrées autour de son
front.
Mais il passait indifférent à travers les groupes, attristé par
LE CALVAIREDE ROSELINE 237
son propre isolement, dont il s'apercevait mieux encore au milieu
d'une foule joyeuse, expansive et bruyante dans sa gaieté.
Tous ces frais visages, toutes ces tailles bien prises, toutes ces
coquettes toilettes le ramenaient à sa Roseline, et au milieu de
cette animation il tombait dans une pénible rêverie. 11 croyait
voir,— il voyait le bateau qui avait emporté à travers les mers
celle qui possédait la meilleure partie de lui-même. Roseline
avait-elle seulement abordé à ce rivage lointain? Qui sait si, au
milieu des tempêtes, elle n'avait pas trouvé la plus affreuse des
morts ?
Et sur cette idée, devant ses yeux effrayés les grandes vagues
de l'Atlantique s'enflaient, se creusaient en volutes, s'écrasaient
avec fracas sur le navire ; il suivait l'éclair dans la nue jetant en
zigzag sa foudre sur le plus haut mât du bateau à vapeur— l'é-
clair rouge s'échappant d'un nuage noir, comme dans une image
dont il avait gardé l'impression;— et la tempête devenait châ-
timent pour cet oncle Sébastien si haïssable, pour cette Catherine
la dure marâtre, pour eux tous... Mais Roseline, alors que deve-
nait-elle?
Roseline? ah! pourquoi la plaindre? Le soleil luisait mainte-
nant sur la mer très bleue, et il sentait au coeur l'ironie de cette
fuite, sous une belle brise, le bateau laissant derrière lui un large
sillage argenté. Le port était en vue; on allait aborder; tout
était nouveauté et surprise... Ah ! bien oui, Roseline pensait à
lui!
Et Jean s'en retournait à Granges, ému comme s'il venait une
fois encore d'être séparé de celle qui avait, toute son affection.
Et plus la route était longue, plus longue était la rêverie.
C'était le plus souvent Roseline commençant une nouvelle
existence... mais là, son absolue ignorance obscurcissait tout. II
ne savait exactement qu'une chose, par Geneviève: son oncle
Sébastien avait émigré pour le Brésil.
Ah ! combien il eût souffert s'il avait pu se faire une idée des
émotions de la vie du colon aux premiers pas marqués sur une
terre inconnue !... s'il avait soupçonné la réalité atlrislante des
238 LE CALVAIREDE ROSELINE
choses, Sébastien et sa famille dirigés vers le district de San
Leopoldo dès l'arrivée, et se trouvant tout d'un coup en pleineforêt vierge,— admirable, sans doute, pour des voyageurs avides
de connaître, avec ses papillons merveilleux, ses oiseaux qui du
haut des grands arbres envoient leurs chants dans' les profon-deurs mystérieuses de la forêt, — mais effrayante pour le colon
qui doit trouver là sa subsistance et celle des siens.
CHAPITRE XXVI
LA VIEDES COLONS
Dans un petit voyage que Jean fit à Gérardmer, il eut occasion
de s'entretenir avec le fils d'un émigrant revenu au pays dès
les premières difficultés que sa famille avait rencontrées au
Brésil.
Et Jean, avide de savoir, se faisait décrire ces régions livrées
aux colons.
C'est ainsi qu'il apprit que de temps à autre ceux-ci rencon-
traient de vastes éclaircies où la hache et la flamme avaient fait
leur oeuvre, et il ne leur fallait pas moins pour leur persuader
que dans une telle lutte la nature pouvait être vaincue; mais à
quel prix ! Des centaines, des milliers de troncs d'arbres carbo-
nisés gisaient sur les pentes. Il est vrai que dans quelques espaces
vides, au milieu d'anciennes clairières, ondoyaient des moissons
de maïs et de fèves ; quelquefois, à un détour, un jardin d'oran-
gers apparaissait soudain ; à certains endroits des vaches pais-
saient une herbe épaisse dans des pâturages vastes déjà; des
chevaux faisaient entendre leurs hennissements, des chiens
aboyaient, et, aussitôt après, on se trouvait devant une habitation
de colons : un espace entouré de pieux, une maison de bois, des
enfants s'ébattant devant la porte parmi les poules elles chiens
et abandonnant vite leurs jeux pour venir voir de près les nou-
veaux arrivants.
Mais ces établissements qui se succèdent de dislance en dis-
tance deviennent plus rares à mesure qu'on avance dans l'inté-
rieur. Bien des fois les pionniers retombent dans le silence delà
240 LE CALVAIREDE ROSELINE
forêt, interrompu seulement, de temps en temps, par la voix
bruyante des perroquets, ou par les cris perçants de quelque
oiseau ayant aperçu un couple de faucons prêts à s'abattre du
haut des airs sur leur proie.
A de tels tableaux, Jean plaignait sa cousine; puis il se mettait
tout à coup à la détester. Le caractère de Sébastien étant connu,
s'il s'était trouvé aux prises avec de pareils obstacles, ce n'est
pas lui qui aurait fait de la forêt un champ de blé ! Les choses
avaient dû mieux tourner. D'ailleurs le silence gardé par Roseline
et les siens indiquait assez, selon le pauvre garçon, le succès de
l'entreprise, l'orgueil que donne la réussite — et l'oubli qui est
la plus féroce expression de la vanité satisfaite.
Sûrement, ils s'enrichissaient tous là-bas; ils devaient avoir
des terres et des terres à n'en plus voir la fin. Sébastien Reuler
devait se promener au milieu de ses travailleurs, le bâton sous
le bras, l'air rageur quand même... On devait se visiter entre
colons, et comme tous ceux qui s'en allaient ainsi à l'aventure
emmenaient de nombreuses familles, une jeune fille belle comme
Roseline ne pouvait demeurer longtemps sans être demandée en
mariage... Ah! ce silence, qu'il disait de choses !
Jean était bien plus dans le vrai quand il avait compassion de
Roseline, quand il était louché de son sort.
En effet, son père et les siens étaient arrivés dans la colonie
qui leur était assignée, avec deux chariots attelés de boeufs chargés
d'instruments de labourage. En route, ils avaient engagé
deux jeunes hommes robustes comme ouvriers. Ceux-ci sui-
vaient le pas des lourds attelages, tout en surveillant un petit
troupeau de moutons qui tondaient l'herbe au hasard de la
route...
Mais l'agent de l'administration coloniale, qu'on avait pris en
chemin, désigna à l'émigrant comme devant être le lot qu'on lui
allouait, un coin de forêt que jamais le pied d'un homme n'avait
foulé, où jamais la cognée d'un bûcheron n'avait pénétré, où
des arbres gigantesques élaient tellement serrés les uns contre
les autres qu'on pouvait à peine distinguer leurs formes dans
LE CALVAIREDEROSELINE 241
le labyrinthe de leurs branches, des plantes grimpantes et des
fleurs au calice énorme, qui les enserraient.
Les regards de tous se fixèrent anxieux vers « cette terre pro-
mise », ces noirs et épais ombrages. Sébastien Reuler ne pouvait
croire sérieusement cet agent.— Voilà ce que vous aurez à détruire, lui dit pourtant celui-ci ;
vous en viendrez à bout par le feu et la cognée. A mesure que
vous défricherez, vous pourrez faire des plantations, des semis ;
sur la moisson de la première année vous aurez de quoi nourrir
votre famille et vos ouvriers. Le maïs, les fèves, les pommes de
terre viennent à merveille dans la cendre. En attendant vous
trouverez dans la colonie tous les vivres qu'il vous faudra avant
la récolle...
C'était donc vrai? Sébastien avait-il bien entendu? Un mor-
ceau de cette forêt impénétrable devait désormais être le sol où
s'élèverait le toit qui abriterait sa famille ! le champ qui la
nourrirait ! C'était pour cela qu'il était venu de si loin ! qu'il
avait quitté son beau pays !
Le désappointement de Sébastien était si grand qu'il eut un
mouvement de désespoir. Catherine pleurait; Irma pleurait...
Roseline montrait peut-être plus de courage qu'eux tous. Les
hommes paraissaient accablés comme devant un travail au-des-
sus de leurs forces.
Dans ce moment douloureux, un colon se montra, le fusil en
bandoulière, un havre-sac à l'épaule... C'était un Lorrain. Il
reconnut bien vile dans ces découragés des gens de son pays, et
offrit à la famille Reuter une généreuse hospitalité.— C'est une délie que les anciens doivent acquitter en/vers les
nouveaux venus, dit-il cordialement entendant la main à Sébas-
tien et à tous les siens; à plus forte raison, ajouta-l-il, quand ce
sont descompalriot.es.
Sébastien se sentit un peu réconforté par ces bonnes pa-
roles.
— Vous êtes établi d'ancienne date ici? dcmanda-l-il après
avoir remercié ce généreux colon.
LECALVAIREDEH0SKI.1NB[ 16
242 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Il y a dix ans, dit celui-ci. Et, montrant un endroit moins
fourni d'arbres, il conseilla à l'émigraut d'établir là son campe-
ment, d'y laisser ses hommes qui dormiraient dans les chariots,
surveilleraient les boeufs et les moutons. Ma ferme n'est pas loin,
ajouta-t-il; je vous offre l'hospitalité pour vous, votre femme et
vos enfants.
— Est-il vrai que ce coin de forêt puisse se transformer en
champ en moins d'une année et nous nourrir tous ? demanda
Laurent Maréchal.
— Rien n'est plus vrai ! lui répondit le colon lorrain ; venez
avec moi. Ma maison est à dix milles d'ici: mais à quelques por-
tées de fusil, j'ai une voiture qui nous transportera tous, et vous
pourrez prendre le repos dont vous avez grand besoin.
Pénétrés de reconnaissance, ils suivirent tous ce brave
homme.
— Il y a dix ans, quand je suis arrivé ici pour planter ma lenle
en pleine forêt, leur disait le Lorrain tout en marchant, je n'é-
tais guère gâté par la fortune ; ma femme était morte pendant le
voyage, me laissant une petite fille de neuf ans et quatre garçons...
Ici les enfants sont une richesse... Nous nous mîmes tous à
l'oeuvre ; je ne manquais pas d'énergie, mes fils non plus. La
forêt n'eut bientôt plus de terreur pour nous, en dépit des onces
qui l'habitaient. Tout en abattant les arbres à coups de hache,
nous combattions contre les serpents ou nous apprenions à les
éviter. Aidé de mes deux aînés, je construisis notre demeure, pen-
dant que mes deux plus jeunes garçons—
qui avaient à peu
près l'âge des vôtres —parcouraient à cheval la région, afin de
nous procurer par voie d'échange ce qui nous manquait d'indis-
pensable.
La fille du colon, alors âgée de dix-neuf ans, se montra à son
tour bonne et empressée auprès des émigrants.
Et ces premières heures de l'arrivée, si remplies d'incertitudes
et d'angoisses, furent cependant un temps heureux en compa-
raison des mois qui suivirent.
Il n'y avait pas trois mois que les nouveaux colons se trou-
LE CALVAIREDE ROSELINE 243
vaient dans le district à défricher, que Sébastien Reuler tomba
malade.
Sur un lit de bambous, il gisait en proie à la fièvre. Sa consti-
tution robuste de paysan vosgien s'évanouit promptemenl; la
nostalgie commença ses ravages, les fatigues de la traversée, les
pénibles commencements de la petite colonie le laissaient mal
préparé à lutter contre cette première atteinte. Bientôt, de ses
membres vigoureux, de sa large poitrine faite pour respirer la
liberté des champs, il ne resta plus qu'une ombre animée d'un
souffle de vie.
Roseline se prodigua auprès de son père. Le pauvre homme
né dormait plus ; ses yeux restaient ouverts. Continuellement une
môme pensée le hantait. Il parlait à sa fille des temps d'autrefois;
il se revoyait là-bas, au pays, au milieu de ses amis.
Puis il la questionnait : il voulait savoir si elle n'avait pas un
grand regret de l'avoir suivi... Elle avait beau dire non ; il insis-
tait; si, elle devait lui en vouloir... Pour lui, elle avait fait tous
les sacrifices... Roseline essayait en vain de lui persuader que
tout ce qu'il avait fait était bien...
La vérité est que Sébastien devait regarder avec admiration
celle enfant si aimante, soumise envers lui jusqu'à l'immolation
d'elle-même, qui avait tout sacrifié sans se plaindre.
Cependant Sébastien, grâce aux soins où les siens s'empres-
saient, se trouva assez vite en état, sinon de travailler au défri-
chement, du moins apte à diriger son petit monde. Il n'était pas
sans ressources, grâce à l'argent abandonné par sa fille. Conseillé
par son nouvel ami le Lorrain, il loua encore deux autres bû-
cherons qui se mirent à l'oeuvre, aidés par Mathieu, Laurent, et
Georges le fils aîné. En quelques mois, avec une ardeur de tous
les jours, ils avaient dépouillé d'arbres un certain espace de
terrain. Après une année de labeur, sur l'emplacement de la forêt
vierge, une habitation presque confortable s'éleva et des moissons
mûrirent au soleil.
Malheureusement pour Roseline, le caraclère de sa belle-mère
s'était aigri dès les déceptions des premiers temps. Trompée
244 LE CALVAIREDE ROSELINE
encore une fois dans ses visions chimériques, Catherine lui faisait
supporter sa mauvaise humeur ; elle allait jusqu'à lui reprocher
d'avoir aidé son père à réaliser ce projet insensé de s'en aller
vivre au Brésil.
La pauvre Roseline ne savait pas tout ce qu'elle pou-
vait encore souftrir par l'injustice et la brutalité de sa belle-
mère, combien elle pouvait être malheureuse, insuffisamment
protégée par un père demeuré souffrant et chagrin, ayant à en-
durer l'ironie d'Irma, les allusions blessantes de Michel et de
Laurent — qui n'ignoraient pas les regrets laissés au pays
par la jeune fille, — enfin les petites avanies de ses frères, — car
Georges et Louis, suivant l'exemple qu'on leur donnait, ache-
vaient, eux aussi, de faire de Roseline le souffre-douleur delà
maison.
Elle comptait peut-être alors les jours devant compléter
les trois années de l'engagement pris vis-à-vis d'elle-même.
Hélas ! ce n'était plus en pleine prospérité qu'elle espérait
laisser son père ! Pourrait-elle jamais se décider, malgré sa pro-
messe, à l'abandonner dans la maladie et la pauvreté ?...
Qui eût dit que ce serait lui qui la quitterait !..
Il allait y avoir trois ans depuis leur arrivée au Brésil, lorsque
son père revint un jour de la forêt en se plaignant d'un violent mal
de tête, de douleurs aiguës. Il se coucha brisé de fatigue, et,
dans une espèce de délire ou plutôt d'hallucination causée par la
fièvre, il se revit aux premières années de sa jeunesse, dans celte
maison de Granges où il avait vécu. Puis des souvenirs revinrent
en foule à son esprit surexcité, et, remontant le cours de sa
vie, il en embrassa d'un coup d'oeil tous les événements.
Le lendemain un changement effrayant s'était opéré dans son
état : plus de mémoire, plus de connaissance : il demandait sa
fille à grands cris, comme aurait fait un petit enfant, et la sup-
pliait de le soulager.
Le médecin, quand il put venir — de plus de dix lieues —
secoua tristement la tête, et. déclara qu'il restait peu d'espoir;
c'était une lièvre typhoïde, et il crut de son devoir d'avertir
LE CALVAlltEDE ROSELINE 245
Catherine du caractère contagieux de la maladie. Elle se le tint
pour dit.
A partir de ce moment, si Sébastien pouvait encore être sauvé,
il ne le devrait qu'à sa fille ; elle seule ne quitta pas le chevet
du malade.
CHAPITRE XXVII
JOIE DU RETOUR
Il y avait enfin trois ans que Roseline avait quitté les Vosges-
Par une belle matinée d'août, alors que les champs étaient cou-
verts d'une riche moisson, que les épis mûrs allaient tomber
sous la faux ; que les arbres commençaient à ployer sous le
poids de leurs fruits, et que les vignes chargées de raisins se
gonflaient et prenaient de riches teintes, Jean, qui s'était rendu à
Aumontzey avec André pour livrer une voiture de farine, regar-
dait boire ses chevaux à l'abreuvoir de l'auberge située au bout
du village, tandis que son compagnon achevait de prendre son
repas dans la salle basse de celte auberge.
Jean était soucieux ; de nouveau son père venait de s'aliter.
Tout à coup, il sentit une main très légère se poser sur son
épaule.
Il se retourna. C'était Geneviève toute frémissante.
II la regarda à peine et sans lui parler.— Ah! Jean, que je suis heureuse de t'avoir retrouvé là !...
Nous t'avons vu passer...— Qui, nous? fit Jean en la considérant d'un oeil fixe qui la fit
reculer.
— Il y a du nouveau, dit l'excellente femme. J'ai une bonne
nouvelle à l'annoncer...
Jean craignit de comprendre, et son visage devint d'une pâleurde cire. Il cria à André de s'en retourner sans lui.
— Suis-moi jusqu'à la maison, lui dit Geneviève.
Le jeune homme marchait plus vite qu'elle dans la direc-
LE CALYAIREDE ROSELINE 247
tion indiquée d'un geste. Elle avait delà peine à le suivre...
Ils venaient de traverser la chaussée, et tournaient au coin de
la ruelle s ouvrant sur les champs, quand Jean vil, debout,
adossée à un arbre, une femme enveloppée de soleil, la tête cou-
verte d'un fichu.
C'était Roseline 1
Elle n'avait pas eu la patience d'attendre chez Geneviève...
A l'approche de Jean, elle leva la tête ; un éclair jaillit de ses
yeux.—
Roseline, est-ce bien toi ? s'écria le pauvre garçon.
Il ne reçut pas de réponse, mais deux mains se tendirent vers
lui, et des larmes brillantes — de grosses larmes du bonheur de
se retrouver après tant d'épreuves— coulèrent lentement sur
les joues pales et amaigries de la jeune fille.
Et lui, serrait ces deux mains fidèles et répétait, balbutiant de
saisissement :
Qui,nous? fit Jean eu le considérantd'un oeilfixe.
248 LE CALVAIREDE.ROSELINE
— Roseline ! mon Dieu ! Roseline... est-ce possible?
Alors seulement Jean s'aperçut avec émotion qu'elle était
vêtue d'une robe de deuil. Il la regardait et n'osait la ques-
tionner.
— De mon temps un cousin embrassait sa cousine, observa
Geneviève, qui souffrait de cette froide attitude où la surprise
paralysait les plus tendres épanchements.— Ah! s'écria enfin Jean.
Et il saisit Roseline dans ses bras, et les deux jeunes gens se
donnèrent avec effusion un long baiser.
Et ce fut une transfiguration soudaine de Jean. Son visage
devint radieux... Roseline eut la certitude de n'avoir pas été
oubliée.
— Je t'ai reconnue tout de suite, lui dit-il. Comme tu es pâlie!
mais tes yeux sont toujours les plus beaux... Enfin est-ce bien toi
que je vois là ? tes mains que je serre ? Oh ! merci d'avoir tenu
ta promesse !... Les trois années expirées allaient me laisser sans
force pour vivre.
— Ils font vraiment un beau couple à eux deux ! pensait la
bonne Geneviève.
— Mais comment as-tu pu m'abandonner ainsi ? demanda
Jean. Oh ! que de larmes j'ai versées !
— J'ai eu bien du mal à m'y décider, répondit Roseline ; mais
mon père aurait été si malheureux ! car, vois-tu, malgré tout
ce qui est arrivé, mon père me chérissait... autant que je
l'aimais.
— Mon oncle... est donc mort? Ce deuil?...
— Oui, j'ai perdu mon père... dit Roseline avec accablement.
Et ses larmes recommencèrent à couler. Quand elle leur eut
donné un libre cours, elle reprit :
— J'étais son unique consolation et sa seule joie sur la terre;
pendant tout le voyage, il n'a cessé de me remercier de ne pas
l'avoir abandonné. Crois-moi, Jean : si cela m'est encore pos-
sible, j'emploierai toute ma vie à le faire oublier le chagrin que
je t'ai causé.
LE CALVAIREDE ROSELINE 249
Tandis qu'elle parlait, Geneviève entraînait Roseline vers sa
maisonnette. Jean suivait à petits pas, sans faire de bruit pour ne
rien perdre de ses paroles. Sur la porte de l'humble demeure, une
jeune fille se montra — blonde comme Roseline, très gracieuse ;
c'était Cécile, cette fille de Geneviève longtemps confiée par elle à
sa tante.
Cécile s'effaça, toute souriante. Roseline et Jean entrèrent ;
Roseline se laissa tomber sur une chaise ; Jean prit place à ses
côtés.
Quand il la vit assise près de lui, si douce, si tendre, si
fidèle, quand il entendit sa chère voix, dont l'accent bien retenu
pourtant lui semblait tout nouveau, il ressaisit la longue suite de
ses impressions et de ses souvenirs ; mais la secousse fut tropviolente : il détourna la tête pour dérober son émotion à
Roseline.
— Ah ! dis-moi, dis-moi tout! raconte-moi tout ! s'écria-t-il.
Je puis tout entendre maintenant.
Elle lui apprit dans quelles conditions pénibles s'était fait Jeur
établissement dans une région perdue du Brésil, les fatigues de
son père s'ajoutant à ses déceptions, amenant la maladie... la
triste fin du pauvre homme, venant mettre un terme à toute une
vie de vaine agitation et de tourments...
— Et qui a soigné mon oncle Sébastien? demanda Jean.
Mais est-il besoin de le demander? C'est toi, ma Roseline, c'est
toi, n'est-ce pas ?
Roseline dit à Jean qu'elle prit le mal qui devait conduire son
père au tombeau, et qu'elle dut à son tour se mettre au lit.
Dans les premiers jours du printemps, une après-midi d'avril
la connaissance lui revint. Roseline vit, se tenant près d'elle, la
fille d'un colon — de ce colon lorrain dont nous avons dit les
bienveillants offices pour Reuter et sa famille. Ses yeux se refer-
mèrent de nouveau.
Quand elle les rouvrit — ce même jour ou peut-être plusieurs
jours après— elle trouva à sa portée une tasse de tisane,qu'elle
but avec avidité!... Que s'était-il passé depuis qu'elleétait alitée?
16*
250 LE CALVAIREDEROSELINE
Son père alors malade... pourquoi ne le voyait-elle pas à côté de
son lit? Elle écouta... On parlait sous sa fenêtre ; elle s'y traîna.
Deux hommes empilaient du bois coupé pour l'hiver.
— Sais-tu pourquoi Mathieu Maréchal a le ton si haut ?
demanda l'un de ces hommes à son camarade.
— Non, mais je serais curieux de le savoir.
— Eh bien! je vais te le dire : la veuve de Sébastien Reuter et
Mathieu doivent se marier.
Roseline avoua à Jean qu'elle n'en entendit pas davantage,
et tomba évanouie.
C'est ainsi qu'elle avait appris la mort de son père... Il ne lui
restait plus qu'à quitter cette maison où elle devenait une étran-
gère pour tous... à quitter ce pays où elle aurait voulu n'être
jamais venue.
Maintenant, elle se faisait à elle-même ce cruel reproche que
si souvent lui adressa sa marâtre, lorsque Catherine déplorait
qu'elle eût facilité l'expatriation de son mari.
Jean ne voulut pas la laisser dire. II lui prit les mains, les
serra avec émotion. La mort si malheureuse de son oncle avait
amené quelques larmes d'attendrissement, que faisait naître aussi
cette louchante affection de Roseline pour son père.
Ce que la jeune fille avait encore à apprendre à son cousin,
c'était l'assistance généreuse rencontrée par elle dans la famille
du brave colon lorrain : elle avait achevé dans sa maison sa
convalescence ; et c'était aidée d'un argent qu'elle comptait lui
rembourser, qu'elle avait pu monter enfin sur ce bateau qui
reprenait le chemin de cette belle France, que jamais elle n'au-
rait dû quitter,— ni son père ; il serait encore de ce monde !
acheva-t-elle dans un sanglot.
Tandis que Roseline parlait, Jean, les poings serrés, se retenait
pour ne pas maudire cette marâtre d'une enfant dévouée jus-
qu'au sacrifice. Mais le bonheur de retrouver sa Roseline domina
tout.
Elle ne parlait plus, il l'écoulait encore. Encouragée, elle
reprit :
LE CALVAIREDE ROSELINE 2oi
— En arrivant au pays—
je suis venue par Epinal et j'ai con-
tinué par le chemin de fer jusqu'ici —je suis allée tout droit chez
ma bonne Geneviève, où j'ai trouvé un toit etdu pain, car main-
tenant, Jean, je suis une pauvre fille recevant l'hospitalité, sans
autres amis que Geneviève et sa fille... et toi, Jean !... J'étais si
sûre que ma mie Geneviève ne me repousserait pas ! C'est d'elle
que j'ai appris tout ce qui s'est passé après mon départ... ton
grand chagrin... Et maintenant me voici.
— Si tu n'étais pas revenue, je serais mort, murmura Jean.
— Mais que faire à présent ? demanda Roseline anxieuse. Un
moment j'ai eu l'idée d'aller me jeter aux pieds de mon
oncle Daniel, qui a longtemps été si bon pour moi ; mais Gene-
viève m'a dit qu'il ne m'avait point pardonné...— C'est vrai, dit Jean en poussant un soupir.— Alors ?
— Voici, reprit le jeune homme. Tu viendras d'abord chez
nous. Mon père est souffrant : n'espère pas le voir; son mal
remonte peut-être à toutes les contrariétés que nous lui avons
données. Il ne faut même pas qu'il sache ton retour... Mais
ma mère, n'en doute pas, te recevra avec la tendresse qu'elle
t'a toujours montrée. Elle nous dira ce qu'il y a de mieux à
faire.
Roseline consentit et Geneviève approuva. Il fut convenu qu'on
attendrait la nuit pour aller à Granges, distant d'Aumonlzey de
quelques kilomètres.
La bonne Geneviève offrit alors aux jeunes gens une collation,
qui fut servie par Cécile.
La fille de Geneviève, longtemps séparée de sa mère, habi-
tait auprès d'une vieille tante celte même maison où Geneviève
recevait Roseline et Jean. La tante Bloch, vieille dentelière très
habile, était morte depuis peu, laissant à Cécile un petit avoir, y
compris cette maisonnette. C'était une aimable jeune fille, cette
Cécile, douce comme sa mère, peubruyanle, attentive comme une
bonne fille habituée à vivre et à donner des soins de tous les
instants aune personne âgée et malade. Elle souriait alternative-
252 LE CALVAIREDE ROSELINE
ment à Roseline et à Jean, toute heureuse de leur bonheur et
n'imaginant pas qu'il pût y avoir de sérieux obstacles à leur
union.
Cécile avait la taille de Roseline, des cheveux blond comme
elle et beaucoup de sa tournure.
CHAPITRE XXVIII
TANTELISBETH
La nuit allait venir.
Jean parla de se mettre en route. Geneviève voulut accompa-
gner Roseline afin qu'elle ne revînt pas seule dans la soirée.
Geneviève se coiffa de son grand chapeau de paille, Roseline
couvrit sa tête d'un mouchoir bleu, bien qu'il tranchât avec le
noir de son deuil.
Ce mouchoir Jean le reconnut: c'était celui sous lequel elle
cachait modestement ses beaux cheveux, le jour où ils s'étaient
séparés sous le pommier en fleur. Roseline l'avait soigneusement
conservé en souvenir... Jean le devina, le lui fit comprendre
d'un regard, et ils se serrèrent la main encore une fois.
On dit au revoir à Cécile.
En traversant la Grand'Place, Jean vit la carriole du charron
Tobie arrêtée devant la porte de l'auberge, où le charron, en bras
de chemise, le tablier de cuir sur le flanc, achevait d'ajuster deux
roues à une sorte de diligence transformée en omnibus pour faire
le service des localités voisines de la gare d'Aumontzey. Les
mesures ayant été mal prises, les roues apportées s'adaptaient
mal, et Tobie, très rouge, poursuivait la besogne commencée.
— En as-tu pour longtemps? lui demanda Jean.
— Est-ce que je sais ? Pour une heure ou deux, s'écria le
charron.
— C'est dommage... nous aurions fait roule ensemble. Voilà
Geneviève Devosge que tu connais —(le charron malgré sa mau-
vaise humeur ébaucha un sourire)— et... sa fille Cécile. Je les
254 LE CALVAIREDE ROSELINE
conduis à ma mère... qu'elles doivent voir. Tu aurais pu leur
offrir un banc et à moi une place sur ton siège.— Pardi ! fil le charron en se remettant à son ouvrage.
Soudain, il se ravisa :
— Prends la carriole ! dit-il ; conduis ton monde et mène le
cheval chez moi ; tu diras à Annelte... non... mieux que ça :
Geneviève ne couche pas à Granges ? — Geneviève répondit d'un-
signe de tête. —Tu feras pour le retour comme pour l'aller. Va !
mon fainéant de rousseau a besoin de se dégourdir un peu ;
ça lui fera du bien.
Jean hésita une seconde ou deux ; et comme Geneviève ne
disait pas non, il accepta. Les deux femmes montèrent dans la
carriole; Jean tout heureux fit claquer le fouet, et le rousseau,
mis en train, s'élança, coupant court aux remerciements adressés
à Tobie.
Roseline regardait Jean : elle avait été tant d'années sans le
voir !
Jean lui souriait ; sa figure s'était transformée, et la jeune
fille put y lire tous les sentiments d'un jeune homme affectueux
et sincère. Une joie immense l'inondait. C'est qu'eu effet tout
était changé pour lui : il semblait s'éveiller à une nouvelle vie.
Etait-ce bien possible que Roseline, que la veille encore il déses-
pérait de jamais revoir, fût là, assise à ses côtés ? N'était-ce pas
plutôt un rêve que la nuit lui apportait comme un soulagement
à sa peine ?
Roseline!... A ce nom son coeur bondissait.
— Ah ! qu'il fait bon vivre ! pensait-il ravivé par le grand air
et le mouvement de la course. Son fouet, coupant l'air au-dessus
de sa tête, disait son contentement.
Et son entrain devenait communicalif. A ces clics clacs multi-
pliés, les faneurs et les faneuses courbés sur la glèbe suspen-
daient leur travail pour voir passer la carriole Ceux qui déjà
avaient abandonné les champs et s'en retournaient chez eux,
s'arrêtaient sur le bord de la route, échangeaient vivement
quelques amicales paroles, une politesse, un souhait...
LECALVAIHEDE ROSELINE 255
La carriole brûlait le chemin; rarement le rousseau s'était
trouvé à pareille fêle. Et il allait, il allait comme pour répondre
à l'accusation de paresse portée contre lui par son maître.
Hopp ! hopp!
Le rousseau fumant courait de toute sa vitesse, les essieux
grinçaient, le cuivre du collier formait tout un orchestre, et cet
ensemble tintait, claquait, résonnait.
Hopp ! hopp!
Arrière les moulins enfouis sous les houillards et les vernes,
reflétant dans l'eau sombre les toitures blanches de farine ; les
fermes, les grands arbres de la route, le berger debout sous un
châtaignier, son chapeau rabattu sur les yeux, sa houlette à la
main, immobile comme une statue.
Hopp ! hopp!
On longea la ligne du chemin de fer de très près, en s'ccar-
tanl un peu de la Vologne laissée sur la droite avec ses prairies
bordées de hauts peupliers, les blés d'or murmurants, les avoines
Encoreun temps degalop,mon rousseau,hopp! hopp1
259 LE CALVAIREDE ROSELINE
brunissantes, les seigles hauts et droits portant leurs énormes
épis gonflés; les sainfoins en fleur, le vieux castel noirci et déman-
telé.
Hopp! hopp, le rousseau!
Le Palon restait à gauche, Jussarupt de l'autre côté, et tou-
jours les moulins marquaient le cours de la rivière, le fond de la
vallée, d'abord large, et bientôt resserrée entre ses hauteurs,
couverte de bois et de rochers, et les ombres voyageuses des
nues...
Hopp ! hopp 1
Voici le clocher pointu et couvert de noires mousses deFram-
bemenil... le moulin aux Quatre-Vents : arbres, haies, buis-
sons, collines, Roseline regardait tout, s'enivrait de tout.
— Ah ! que la terre natale est belle ! soupira-t-elle.
Tout à coup, Jean ralentit l'allure de son cheval. Pourquoi
cela ? La carriole longeait un champ où les pommiers s'espa-
çaient de dix en dix mètres. Il y en avait un... Roseline le recon-
naissait-elle ? son émotion disait oui.
— Encore un temps de galop, mon rousseau, hopp ! hopp l
Voilà la Fresnaie, le vieux nid de la famille 1...
On arrivait à la hauteur du bouquet de frênes qui donnait son
nom à la demeure des Varin-Doron. Jean arrêta court, sauta à
terre, et après avoir aidé Roseline et Geneviève à descendre de la
cariole, il pria cette dernière détenir le cheval pendant qu'il allait
prévenir sa mère de leur présence. Rien n'assurait qu'il fût pos-
sible d'aller jusqu'à la maison, mais certainement Mm" Varin ne
refuserait pas devenir.
Il s'éloigna d'un pas rapide vers l'habitation.
Roseline regardait autour d'elle les premières maisons du vil-
lage, et parmi elles la maison paternelle, cette maison si follement
abandonnée, passée en des mains étrangères, et son coeur se
serra; attristée, elle baissa la tête.
Comme autrefois l'humble demeure de Claude se montrait
tout à côté avec son houblon, dont les vrilles et les surgeons se
griffaient à la pierre, bordant le toit par-dessus son unique fenêtre
LE CALVAIREDE ROSELINE 257
à volet vert ; la porte était barrée par une claie de bois ; et dans
l'ouverture de la croisée, Claude, assis sur son établi, cousait
d'une main active. C'est que le petit tailleur n'était plus seul,
deux mignonnes créatures roses, une fillette plus rose encore que
son jeune frère, sautaient autour de lui.
Quand Roseline fit quelques pas devant la porte de Claude,
celui-ci leva la tête, rencontra ses yeux et fit un geste de sur-
prise. Mais le soin que mit Roseline à mieux cacher son visage
sous le mouchoir de couleur, fut pour lui comme une demande de
discrétion. Il se remit à l'ouvrage.
Ces deux enfants, — Roseline l'apprit plus tard, — étaient ceux
de sa soeur Louise, veuve du tisserand. Claude avait pris avec lui
la mère et les petits, et il les surveillait tout en cousant, tandis
qu'elle s'occupait dans la maison... Aujourd'hui il n'était plus
seul l'humble tailleur ; à son foyer de jeunes voix chantonnaient ;
il entendait rire dès le matin en prenant son aiguille, et le soir,
il ne lui déplaisait pas de voir quatre assiettes sur la table.
Mm°Varin arriva toute tremblante ; son fils la suivait.
Elle tendit une main à Geneviève, et, attirant à elle Roseline,
elle la tint serrée contre sa poitrine sans pouvoir dire un seul
mot. La nièce versait d'abondantes larmes, Ta tante se mita
pleurer. Dans la nuit tout à fait tombée, les vêtements sombres
de Roseline qui disaient son deuil, ajoutaient à l'émotion de celte
rencontre.
— Roseline, mon enfant ! ma chère fille ! put enfin dire la mère
de Jean ; tu as tous les malheurs... tous !
Elle voulait dire : la mort de Sébastien, — Jean venait de la lui
apprendre,— la désaffection de Daniel, et aussi la perle de tous
ses biens, car on est positif au village.— Non, pas tous, ma mère, dit Jean avec chaleur. Et il s'em-
para de la main de sa cousine.
— Ton oncle est malade, ma chère Roseline, reprit MmeVarin...
S'il apprenait que tu es sous son toit... Une émotion, une colère
peut le tuer...
— Et c'est par ma faute, ma tante chérie ! s'écria la jeune fille •
LECALVAIREDEliOSEI.I.NIî 17
25S LE CALVAIREDE ROSELINE
c'est par ma faute qu'il est malade... mais comme j'en suis punie
cruellement !
—Cependant si tu veux entrer ? —
reprit MraeVarin avec une
nuance d'hésitation. Je ne peux pourtant pas te recevoir ainsi...
au bord du chemin... Et cette bonne Geneviève !... après tant
d'années qu'on ne s'est vu !...
— Non, matante, non,dit Roseline; je neveux pas aggraver
mes torts... en apportant encore ici des motifs d'inquiétude.
Non, je suis heureuse de vous avoir embrassée, de vous avoir
retrouvée bonne et aimante pour moi, de voir que vous ne m'avez
pas oubliée.
— T'oublier ! moi ! Ah ! non, ma fille.
— Je vais demeurer quelque temps chez Geneviève à Aumont-
zey... reprit Roseline. Elle consent à me garder... Je travaillerai
où elle travaille avec sa fille, je les suivrai, elle et Cécile, dans les
champs où elles se louent pour la moisson...
— Chère ! chère enfant ! murmurait la tante de Roseline.
— Mon oncle se rétablira... avec vos soins... Et vous lui
parlerez de moi alors : il n'est pas possible qu'il ne s'adoucisse
pas si vous me défendez contre ses sévérités... Et quand le
momentsera venu.'., quand je pourrai me jeter àses pieds... Jean
me le dira, — mon bon cousin Jean, que j'aime tant, parce qu'il
est tendre comme vous et loyal comme son père...
Mmc Varin ne trouva pas un mot à répondre à ces douces
paroles, les larmes la suffoquaient; enfin surmontant son émo-
tion, elle sera encore Roseline dans ses bras en murmurant:
— Va, ma fille, fais comme tu dis ; tu es la sagesse, tu es la
raison... comme lu as été le dévouement. Oh ! il faudra bien
que ton oncle le comprenne et pardonne ! prends confiance !
— Combien j'ai de lueurs de joie au milieu de toutes mes
peines, ma chère tante ! lui dit Roseline.
— Cela t'est bien dû... et que cela te vienne par nous... puis-
que c'est à ton affection, c'est au bon souvenir gardé par loi
de tes parents de Lorraine, que nous devons de te revoir au
milieu de nous... Pourquoi n'as-lu jamais écrit, mon enfant?
LE CALVAIREDE ROSELINE 250
— Je n'osais pas !.. Qui sait quel accueil mes lettres auraient
reçu de mon oncle Daniel ?
— Eh! lu as peut-être bienfait... Il avait déjà tant de sujets
d'irritation, le cher homme à cause de ton pauvre père, à cause
de toi...
Geneviève prit la parole :
— MmeVarin, nous allons vous laisser. Je vous remercie de
tout ce que vous ferez pour notre Roseline ; tant de fois vous
m'avez prêché de l'aimer... que je l'aime maintenant, je crois,
plus que ma fille : c'est vous qui l'avez voulu.
Il fallait se séparer. Jean en donna le signal en prenant les
guides des mains de Geneviève. Le rousseau qui sentait tout
proche son écurie, s'élançait pour partir. Jean le contraignit avec
quelque difficulté à tourner la tête du côté d'Aumontzey. Pendant
ce temps, les trois femmes s'embrassaient. Roseline mit toute
son âme dans le baiser qu'elle donna à sa tante : baiser d'inno-
cente qui se croit coupable et veut se faire pardonner à force
d'amour.
— Oh ! chère tante, murmurait-elle à travers ses larmes, chère
tante, guidez-moi, indiquez-moi la route que je pourrai suivre,
dites-moi ce que je dois faire!... que je puisse trouver en vous
une prolectrice, un soutien, tout ce qu'une fille peut avoir dans
une mère... oh ! venez à mon aide, j'en ai tant besoin !
Roseline et Geneviève se hissèrent dans la carriole, aidées
par Jean. Après une dernière tentative de l'obstiné rousseau, la
carriole disparut rapidement dans la nuit. Un moment, la meu-
nière la suivit du regard sur la route droite, blanche au fond de
la vallée resserrée à l'oeil par les pentes assombries ; puis elle
tourna son visage vers la brise uu soir pour sécher la trace de ses
larmes, et un peu revenue de son émoi, elle se dirigea vers sa
maison— où maintenant des lumières s'allumaient partout.
CHAPITRE XXIX
LES MOISSONNEURS
Roseline fit comme elle avait dit.
Elle se glissait avec Geneviève et Cécile dans les bandes de
moissonneuses louées dans les villages, tout le long de la vallée.
A cette heure chaude de l'année, les femmes abandonnaient
leur rouet et leur quenouille, leur carreau à dentelle : il y avait
mieux à faire pour elles : les moissons dorées les attendaient par-
tout ; les propriétaires des champs se les disputaient d'abord avec
acharnement, puis intervenait une entente; toute une troupe
attaquerait les guérets les plus mûrs et s'abattrait ensuite sur
ceux qui pouvaient attendre quelques jours encore. On allait de
la colline exposée en plein soleil, à la plaine basse baignée le
soir par la fraîcheur pénétrante de la rivière.
Daniel Varin, cloué encore dans sa chambre, s'impatientait,
réclamait son tour : il lui semblait qu'il retrouverait des jambes
quand il saurait les travailleurs dans ses champs du bas du Bou-
lay el au fond des Chapes...
Autour de lui, tout son monde partageait son impatience, et
Jean n'était pas le moins désireux de voir arriver les jours où il
pourrait s'entretenir avec Roseline presque librement.
Mieux que personne, il renseignait son père sur l'état du tra-
vail dans les diverses parties de la vallée. C'est que, soutenu par"
un beau zèle dont le riche meunier le louait sans en soupçonner
le motif, il allait, en dehors des heures du travail de la minoterie,
faire visite aux moissonneurs.
Il y en avait plusieurs troupes. Celle dont faisait partie Roseline,
LE CALVAIREDE ROSELINE 201
formée du côté d'Aumonlzey; une autre troupe composée des
gens d'Herpelmont et de Laveline, qui effectuait sa besogne
parallèlement à celle d'Aumonlzey ; une troisième enfin qui
s'avançait rapidement, venant d'en amont de la vallée à la ren-
contre des deux autres. Celle-ci, très nombreuse, menaçait de
tout accaparer, tant elle transformait rapidement en chaume les
plus grands champs de blé ! Et Jean put craindre que son père
ne lui donnât la préférence.
Il usait donc de diplomatie, s'en allait intriguer auprès des
meneurs de bande —petits despotes très écoutés, et obéis sans
hésitation. De loin, il voyait Roseline et Geneviève, et souvent
aussi Cécile. A cette dernière était réservée la tenue de la mai-
son d'Aumonlzey, la culture du potager... Mais Roseline, sans
vouloir se reposer, mettait un véritable amour-propre à ne pas
laisser seule sous le soleil la femme bonne et dévouée chez qui
elle avait rencontré une hospitalité si cordiale.
Jean la voyait; il la découvrait bien vite au milieu des groupes
déjeunes filles et déjeunes femmes; il n'osaitpas la saluer; mais
Geneviève avait sa bonne part de gestes amicaux, et Roseline
savait pourquoi il était là, pourquoi il montrait plus d'impatience
que les autres cultivateurs...
Elle le savait, et trouvait le moyen de le lui faire comprendre :
dans un moment de répit, elle cueillait ostensiblement un bluet,
le passait à son corsage, et Jean, demeuré sur la limite du champ
d'où son buste émergeait au-dessus des épis blonds, se mettait
bien en vue, se penchait à son tour pour détacher un bluet de sa
tige comme si la fleur étoilée avait autre chose encore que sa
ressemblance avec celui de Roseline. — Et il le balançait en l'air,
son bluet, et finissait par le fixer à sa boutonnière.
Il s'éloignait enfin.
Les chemins s'emplissaient du roulement des chariots chargés
de gerbes amoncelées; mais avant d'atteindre ces chemins, leurs
roues creusaient de profondes ornières dans les terres labou-
rables, les essieux gémissaient sous leur riche fardeau. Les coeurs
s'épanouissaient librement. A ce moment où le travail du labou-
262 LE CALVA1UEDE ROSELINE
reur est enfin assuré d'une équitable rémunération, il règne
plus de confiance, plus d'intimité clans les relations...
Cette année-là, le temps favorisait les moissons, les jours se
succédaient sans qu'un nuage troublât l'azur du ciel ; l'entrain
des travailleurs ne se ralentissait pas.
La semaine réservée aux terres de Daniel Varin arriva enfin.
Si Roseline avait mis jusque-là de l'ardeur dans sa fâche, ce
fut bien autre chose quand elle se trouva en présence d'un labeur
qui touchait de si près aux intérêts de sa famille —peut-être
même aux siens propres.
Levée avant Geneviève et Cécile, elle était de bonne heure
prête à partir. Les trois femmes arrivaient des premières au fond
des Chapes ou au bas du Boulay...
Et toujours Jean les y avait précédées.
C'était un doux moment que celui de cette rencontre matinale,
dans la fraîcheur délicieuse de l'aube. Le soleil était long à se
montrer au-dessus des hautes collines, et, à l'orient,.au-dessus
des montagnes qui fermaient l'horizon. Chacun respirait à pleins
poumons, se prémunissant ainsi contre la chaleur de midi.
Jean marchait au-devant de Roseline et de ses deux com-
pagnes dévouées. Il ne craignait pas de les saluer amicalement,
de les aborder, de leur serrer la main : assez de regards avides et
curieux empêcheraient bientôt toute effusion. Quelques mots
échangés entre les deux cousins, deux ou trois bonnes paroles, et
les voilà heureux pour toute une journée.
Les travailleurs, hommes et femmes, arrivaient par groupes et,
sans jalouser les retardataires, ils se mettaient à l'oeuvre.
L'activité devenait vite générale. Les moissonneurs armés de
faux prenaient chacun un sillon; celui qui menait la tête était
d'ordinaire un garçon habile. Plein de force et de bonne volonté,
il entraînait ceux qui le suivaient. Et on les voyait tous sous
leur chapeau de paille, le pantalon bleu, la chemise de grosse
toile, la ceinture de cuir avec l'étui garni de sa pierre à aiguiser,
faisant décrire un quart de cercle à leurs faux, d'un mouvement
bien réglé.
LE CALVAIREDE ROSELINE 263
Un jeune homme fermait la marche, pressant les paresseux,
surveillant l'ouvrage : c'était Jean, le fils du maître...
Et il jetait des coups d'oeil vers les femmes, qui botteïaient et
liaient les gerbes, les réunissaient par petites quantités. Roseline
et Geneviève abattaient de l'ouvrage, Cécile aussi quand elle
venait.
A travailler ainsi sous le soleil devenu cuisant on s'excitait, on
s'encourageait mutuellement, quelques rires montaient; mais les
coups de faux dans le chaume résistant couvraient tous les
bruits.
Un matin, Jean avait annoncé à Roseline la venue probabje du
meunier vers le milieu du jour. C'était au fond des Chapes.
Il était dix heures lorsque quelques cruches d'eau fraîche, des
bouteilles de kirsch et des pots de cidre furent apportés de la
Fresnaie par Anne-Marie et une servante : le maître allait venir,
dirent-elles.
Les cruches circulèrent de main en main avec le gobelet d'étain.
On s'essuyait le front ; et chacun après boire poussait un soupir
de soulagement... Roseline prit soin de baisser sur ses yeux le
mouchoir bleu qui lui couvrait la tête. Avec un peu de prudence
elle était sûre de n'être point reconnue. Elle allait enfin voir son
oncle Daniel !
Le travail avait repris avec une ardeur nouvelle.
Les chariots avançaient lentement dans les terres pour char-
ger les gerbes, les chevaux creusant de leurs sabots le sol. Plus
d'une fois, les claquements de fouet et les cris des charretiers
aidèrent un char à sortir d'une ornière profonde. On s'interpel-
lait d'un bout du champ à l'autre. La voix des travailleurs était
joyeuse, gaie, parce que la moisson superbe rendait tout ce qu'elle
avait annoncé... De petits enfants, de vieilles femmes venues de
Granges commençaient à glaner.
Soudain, en se retournant à demi, Roseline vit son oncle très
près d'elle, qui la regardait et admirait l'adresse avec laquelle
étaient tordues dans ses mains les tiges les plus longues devant
servir à nouer les gerbes. C'est que la grâce de ses mouvements
264 LE CALVAIREDE ROSELINE
égalait son adresse. Elle semblait charmante à en juger par les
cheveux blonds qui s'échappaient de son fichu. Son corps souple
s'enveloppait d'un jupon rouge et d'une chemise de toile fermée
au cou et serrée aux poignets : aucune marque de son deuil, cela
se conçoit.
C'était pourtant moins sa tournure et les gracieux contours qui
se dessinaient sous les rudes étoffes dont elle était vêtue qui
retenaient- là Daniel Varin. Il venait d'entendre dire quelques
mots à Geneviève par la jeune moissonneuse, et cette voix avait
remué les fibres les plus profondes de son coeur...
Daniel pensa à sa soeur, et il pensa aussi à Roseline... Et son
coeur se serra. Son fils, le voyant arrêté et absorbé près de Rose-
line, vint détourner son attention ; il fit plus ; il entraîna le meu-
nier vers une autre partie du champ où l'on avait besoin de ses
avis.
Et Roseline en profita pour s'éloigner un peu— autant qu'elle
le pouvait— et ce jour-là elle ne perdit plus de vue son oncle,
et se tint tout le temps sur ses gardes.
Elle l'avait trouvé bien changé, très vieilli, ce bon oncle Daniel,
courbé comme sous d'énormes soucis. Pourquoi n'avait-il pas la
vie heureuse? Ah! cette détestable inimitié des deux familles
avait miné avant le temps cet homme d'un naturel si vigoureux,
d'une si grande exubérance de vie.
A midi, on s'assit pour prendre en commun un frugal repas ;
on choisit le bord du fossé le long de la ligne d'ormes, le dos au
soleil. Roseline avant de s'asseoir constata que le meunier s'était
retiré.
Geneviève se chargea du soin de remplir de cidre le gobelet
d'étain qui circulait de main en main.
A ce moment, un souffle d'air anima le feuillage des vieux ormes
plantés en bordure. On entendit comme un murmure dans les
rameaux, dans les javelles couchées sur le sol quelques fétus
furent soulevés.
— C'est le vent du sud qui souffle, dit un des moissonneurs.
Après le repas, une heure de repos s'imposait. Ah ! qu'il fait
LE CALVAIREDE ROSELINE 265
bon laisser aller ses bras fatigués, le visage à l'ombre'!...
Puis, tout d'un coup, on entendit la voix d'André la Jeunesse :
—Courage! Eveillez-vous! Hardi, les gens de coeur! Le soir
n'est pas si loin qu'il semble...
On ne quitla pas les champs avant la nuit tombée. La rosée cou-
vrait déjà la terre, le loriot sifflait dans les arbres, et les étour-
neaux se réunissaient en troupes babillardes, que les rudes tra-
vailleurs abattaient encore du tranchant de leurs faux les épis
alourdis de grains.
Enfin la lune monta peu à peu derrière les montagnes, au mi-
lieu d'une vaporeuse blancheur, assez claire déjà pour faire luire
par endroits les pailles des gerbes.
La journée était finie.
Alors Jean, la faux sur l'épaule, après avoir échangé avec Rose-
line un long regard chargé d'affection et de tendresse, donna le
signal du départ : demain il ferait jour pour achever !
Lorsque le meunier rentra à la Fresnaie, sa femme fit quelques
pas au-devant de lui — un peu soucieuse : car elle le voyait s'a-
vancer la tête penchée.—
Ça ne va donc pas? lui cria-t-elle. La santé?... ou la mois-
son ?
— La santé revient et la moisson est superbe, répondit le
meunier en relevant la tête.
Et entrant dans la salle, il se laissa tomber sur sa chaise à bras.
Ses yeux brillaient de satisfaction. M"" Varin fut rassurée; mais
le moment d'après elle vit de nouveau son mari très préoccupé.— C'est donc que tu crains que les granges ne soient pas assez
vastes pour contenir tout ton grain? inlerrogea-t-elle.
Daniel sourit. Puis, après quelques minutes :
— Ce n'est pas à cela que je pense, dit-il. Ah ! ces moissons !
comme ça vous rajeunit les souvenirs ! Je me sentais tantôt trans-
porté de vingt-cinq ans en arrière... Une de ces jeunesses mo
rappelait tant ma pauvre soeur Roseline ! ajouta Daniel, dont une
émotion brusque fit trembler la voix.
— C'est la fille de Geneviève, dit vivement M'nc Varin.
17*
266 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Comment le sais-tu ?
La meunière ne sut quelle réponse faire. Elle hasarda celle-ci :
— Je ne sais qui m'a dit... qu'elle avait cet air... qui t'a
frappé... As-tu vu si la ressemblance des traits est grande
aussi ?
—Non, je n'ai pas eu le loisir de voir son visage...
Il y eut un long silence.
— Si c'est la fille de Geneviève, reprit le meunier, nous l'au-
rons peut-être avec sa mère, ce soir, à souper. Est-ce qu'elles
couchent à la Fresnaie?
Ces dispositions pour le souper et le coucher des moissonneurs
regardaient la fermière, cette année plus encore que les années
précédentes, à cause du mauvais état de santé de Daniel Varin.
Elle répondit :
— Geneviève et sa fille ne soupent ni ne couchent où elles
vont moissonner. Chaque soir elles rentrent à Aumontzey.
— Parfait ! ma chère femme, dit le meunier. Ah ! tu connais
ton monde... avec ton air de ne toucher à rien !
— C'est un reproche, Daniel ?
— C'est un compliment.
Quelques minutes s'écoulèrent encore :
— Roseline... dit évasivement Mme Varin, doit avoir quelque
chose de cet air-là.
Le meunier s'assombrit.
— Si elle est encore de ce monde, acheva-t-elle, pour voir.
— Tu sais bien qu'elle est morte! fit brusquement Daniel.
— Que veux-tu dire, mon ami ?
— Elle est morte pour moi.
L'épreuve n'avait rien d'encourageant.
Quelques heures plus tard, la Fresnaie retentissait de la ren-
trée bruyante des dernières voitures, des garçons du moulin et
des charretiers, ainsi que d'une partie des gens loués pour la
moisson.
Jean fermait la marche. Il vint serrer la main de son père.
Sa mère, toute heureuse de le voir si entrain, si satisfait, vou-
LE CALVAIREDE ROSELINE 267
lut être embrassée par lui en l'honneur des fructueuses mois-
sons.
— Ah ! oui, il y en a de beaux épis!... pas un n'a coulé.
Le repas, présidé ce soir-là par le riche et considéré meunier,
fut très animé. On mangea tout ce qu'on voulut, on but davantage,
on chanta. Toute la fatigue s'en allait dans un refrain, toute la
chaleur de la journée s'oubliait le verre à la main. Le meunier
jouissait d'une réputation de générosité qu'il tenait à con-
server.
Daniel Varin, un peu las de tant de bruit, se retira, s'en
remettant à sa femme de ce qui restait à faire pour contenter
tout ce monde.
Jean allait et venait. Sa mère l'arrêta au passage et l'entraîna
dans une petite pièce du rez-de-chàussée.
— Ton père a presque reconnu Roseline, lui dit-elle vive-
ment.
— Je l'ai craint un moment, répliqua Jean.
— II ne faut pas qu'il la voie demain...
— Je vais aller à Aumontzey la mettre au courant.
— A cette heure ?
— Oh ! fit Jean.
Il avait l'air de dire : pour Roseline j'irais au bout du monde
— sans fatigue. Sa mère le comprit ainsi et joignant ses mains,
elle murmura :
— Oh ! ces enfants ! Enfin, fais pour le mieux, Jean, ajoutâ-
t-elle. Donne-leur un bon conseil.
— Laissez-moi faire, ma mère, dit Jean tout gai.
Il venait de trouver un moyen sûr de retarder cette explication
si redoutée entre son père et Roseline. Il le communiqua à sa
mère. C'était que sa cousine ne se présentât pas le lendemain au
fond des Chapes, mais que Cécile s'y tînt auprès de Geneviève, —-
d'abord vêtue de la jupe rouge de Roseline, la tête couverte du
fichu porté par celle-ci dans la journée. Au lieu d'esquiver une
rencontre avec le maître du champ, comme avait fait Roseline,
Cécile devait, au contraire, faire naître l'occasion de se montrer à
208 LE CALVAIREDE ROSELINE
visage découvert... Tout serait sauvé, ou du moins la crise
ajournée.
Mme Varin approuva et Jean sortit pour pousser jusqu'à Au-
montzey. Aller et venir après une rude journée, c'était un peu
beaucoup. Mais à quoi servirait .d'avoir vingt ans ?
CHAPITRE XXX
rtOSELINE 00 CÉCILE ?
Le lendemain, Daniel Varin montra à sa femme le même air
soucieux. Par moments il s'agitait et semblait vouloir prendre un
parti violent; le moment d'après il tombait dans un abattement
profond, comme vaincu dans.une lutte intérieure.
A quoi, à. qui pensait-il? Ce n'était pas bien.difficile à devi-
ner pour M"10 Varin: ce ne pouvait être qu'à Roseline, à cette
apparition de sa nièce courbée sur la glèbe sous le soleil cuisant,
dans son champ à lui d'oncle sévère et impitoyable. Il y avait là
quelque chose qui le révoltait... et aussi dans cette audace à
affronter son juste ressentiment, un grand sujet de trouble... Ah !
si l'enfant de sa soeur, sa petite Roseline chérie, sa « gâchette »,— sa perle fine, comme il aimait jadis à l'appeler, sa perle de
la Vologne,— se trouvait à ce point malheureuse et abandonnée,
d'en être réduite à venir gagner son pain en travaillant à aug-
menter la fortune de sou oncle, elle restaut misérable, à côté
de la richesse insultante de celui qui lui devrait aide et pro-
tection ?...
Il fit un repas matinal, se disposant à aller voir ce où l'on en
était au fond des Chapes ». C'est ce qu'il dit à sa femme.
— Ce n'est pas sa récolle qui le tourmente ! pensa la fermière
en le voyant se tant dépêcher. Mais tu manges sans boire ? lui
dil-elle.
Alors il emplit son verre deux fois coup sur coup, elle vida
distraiLement.
Sa femme n'osait pas lui dire ; — A quoi songes-tu ? Elle
270 LE CALVAIREDE ROSELINE
attendait que Daniel lui fournît un motif de l'amener sur le
sujet qui le préoccupait. Cela vint plus tôt qu'elle ne l'es-
pérait.— Quel âge pourrait bien avoir ta nièce ? demanda brusque-
ment le meunier à sa femme.
Elle ne se pressa pas de lui répondre, faisant semblant de
compter, en réalité, l'observant.
— Mais... vingt-trois ou vingt-quatre ans, dit-elle enfin.
Daniel le savait aussi bien qu'elle.— La mauvaise fille ! Restée en Lorraine, elle serait mariée
déjà... La robe de noce de sa mère finira par se manger aux
vers...
— Hé! puisqu'elle n'avait plus rien à elle! objecta MmeVarin ;
puisqu'elle s'était dépouillée de tout son bien !
— C'est vrai... personne n'aurait voulu d'elle !... M'est avis
que c'est une insensée... Lisbeth, je ne me consolerai jamais de
son ingratitude envers nous.
— Pourtant, Daniel, si l'enfant de ta soeur... de ta soeur Rose-
line que tu aimais tant... revenait... repentante... implorant son
pardon ?
— Que dis-tu? fil Daniel dont tous les doutes de la veille se.
réveillèrent subitement.
— Je veux dire qu'un jour... si elle perdait son père... je crois
qu'elle ne pourrait pas s'accoutumer à vivre encore loin de son
pays... et de ses parents.— Quels parents? dit le meunier d'une voix courroucée.
— Eh bien!... nous... Daniel, nous...
— Roseline ne nous est plus rien... et nous ne sommes plus
de sa famille. Même son père n'existant plus, il lui reste sa belle-
mere, il lui reste la fille de Catherine pour soeur et Laurent Maré-
chal pour frère... Tiens, Lisbeth, ne parlons plus d'elle;' mon
sang ne fait qu'un tour à l'idée qu'elle peut souffrir... et qu'il
faut que je sois assez malheureux pour que sa souffrance me laisse
indifférent!
— Mais alors... dit M"10
Varin hésitante, si lu as pitié d'elle,
LE CALVAIREDE ROSELINE 271
c'est que tu lui as gardé un reste d'affection au fond de ton
coeur?
— Non, non! s'écria violemment Daniel, s'efforçant de se
reprendre tout entier; je ne peux plus avoir pour Roseline ni
affection, ni pitié ! C'est fini, c'est bien fini... Je te défends de me
parler d'elle.
M,ne Varin aurait pu lui rappeler que lui-même avait com-
mencé...
Et se levant de table, Daniel enfonça furieusement son chapeau
sur sa tête en se disant à part lui: M'est avis qu'il est bon d'aller
y voir tout de même.
Sa carriole était attelée. Il partit pour le fond des Chapes,
conduit par l'un des garçons du moulin.
La fermière espérait que grâce à la communication faite dans
la soirée à son fils, Roseline prévenue ne se laisserait pas sur-
prendre.
La jeune fille était restée à la maison, et Cécile, munie du mou-
choir noué en fichu sous le menton, lui avait promis de la servir
en y mettant tout son bon vouloir.
Geneviève avait de grand matin quitté Aumontzey suivie de
Cécile. Jean les vit venir de loin, et bien que la ressemblance
extérieure des deux jeunes paysannes fût rendue plus frappante
encore par quelques détails du costume, ce n'est pas son coeur
qui l'aurait égaré.
Il s'avança vers elles pour les remercier : déjà elles étaient à
l'ouvrage.
Comme Jean s'en doutait fort, son père arriva dès les pre-
mières heures.
Savamment, Daniel Varin se porta par plusieurs détours du
côté où il apercevait Geneviève et sa compagne. La veille, il
n'avait rien dit à Geneviève: raison de plus pour lui adresser la
parole.— Eh! ma bonne Geneviève, vous êtes donc des nôtres? lui
dit-il. Et ses yeux s'attachaient déjà sur lajeune fille au jupon
rouge, aux cheveux blonds cachés sous un fichu.
272 LE CALVAIREDE ROSELINE
La digne femme redressa son torse, et sans cesser de bolteler
une brassée d'épis :
— Mais oui, maître Daniel ! dit-elle gaiement, ça me fait plai-
sir de travailler dans votre champ. Est-il beau ce blé ! est-il beau !
— Je suis content de vous voir, Geneviève, reprit le meunier.
Mais je crois que vous n'êtes pas seule ici ?
Sa voix tremblait un peu... Il désigna du doigt la moisson-
neuse au fichu bleu. Cécile l'entendait, mais se gardait de se
retourner. Elle continuait de tordre ensemble quelques liges
pour nouer une gerbe.
Geneviève suivit des yeux l'indication de Daniel.
— Alors c'est votre fille ? lui demanda celui-ci très ému.
— C'est ma Cécile, oui, répondit Geneviève.
Jean observait de loin, tout en paraissant être tout entier au
maniement de la faux.
— Une travailleuse, celle-là! reprit le meunier... et qui ne se
laisse pas détourner de sa tâche.
—. Oh ! non, appuya la mère de Cécile.
— Quel .âge a-t-clle ? demanda encore Daniel qui commen-
çait à être surpris de l'obstination mise à ne pas regarder de
son côté.
— Elle va sur ses vingt-trois ans, dit Geneviève.
La brave femme jugea le moment venu de dissuader le meu-
nier.
— Cécile! cria-t-elle; eh! Cécile,— avec votre permission,
maître Daniel, — viens donc dire bonjour à M. Varin.
Cécile agenouillée se leva vivement et présenta son joli
minois de blonde — un peu malicieux — à l'oncle de Roseline.
Son fichu tombé sur les épaules, de la paille plein ses che-
veux, elle semblait dans le soleil coiffée avec de grandes
épingles d'or.
— De!... fit Daniel Varin en poussant un soupir de soulage-
ment.
Il ôta son chapeau, non pour saluer la jeune fille, mais
pour s'essuyer le front où perlait une sueur d'angoisse. Il eut
LE CALVAIREDE ROSELINE 273
pourtant un bon sourire pour elle ; il balbutia quelques mots
qu'elle pouvait prendre pour un compliment, un souhait de bien-
venue...
— On y va de tout coeur, comme vous voyez, monsieur Varin !
dit Cécile, prête à mettre de nouveau un genou enterre.—
Continue, continue, mon enfant , murmura Daniel qui,
réellement soulagé d'un grand poids, portait déjà son attention
sur d'autres points du champ de blé livré aux moissonneurs.
Cécile ne se le fil pas dire deux fois, et le meunier s'éloigna à
pas comptés après avoir adressé un courtadieu à Geneviève.
Quand il rentra à la Fresnaie, il était rayonnant. Il marchait
droit et ferme comme si déjà il eût eu dans sa poche tout l'argent
représenté par ces abondantes moissons. Le riche meunier était
surtout satisfait de lui-même : il avait triomphé de son indéci-
sion.
LECALVAIREDEUOSELI.NE "1°
Amidi,les moissonneursse réunirentpourprendreun frugalrepas.
274 LE CALVAIREDE ROSELINE
Moee Varin remarqua l'heureux changement et s'en réjouit.
— Je sais que tout va bien aux Chapes, lui dit-elle.
—- Certes ! la moisson donnera un quart de plus que l'an der-
nier, répondit Daniel. — Ces braves gens, ajouta-t-il en désignant
ainsi les ouvriers de la glèbe, sont aussi contents de voir tant
de lourds épis tomber sous leurs faucilles que si tout cela était
pour leurs greniers.— Et il y en a qui n'ont pas même .de grenier, observa la
meunière.
— Hum ! fit son mari, c'est pourtant vrai, Lisbeth. Sais-tu
si Geneviève arrive à vivre ?
— Que si ! Une lante qu'elle avait à Aumontzey a laissé, en
mourant, sa maisonnette à sa fille Cécile.
— Bon ! dit Daniel ; j'aime ça, moi, que l'on soit au-dessus du
besoin. Elle est grande sa fille... bien tournée.
— 11y a même un champ attenant à la maison.
—Dommage que nous n'en ayons pas une dans son genre.
— De maison ?...
—Non, de fille.
— Hélas ! soupira M'"' Varin, nous avions celle de la soeur...
La meunière cette fois faisait fausse roule. Elle s'en aperçut
vite au ton que prit son mari.
— J'ai défendu qu'on me parlât d'elle ! Dans la prospérité et
avec tous les biens dont nous sommes gratifiés, il n'y a d'heures
sombres, ici, que celles où son souvenir vient tout gâter. N'est-
ce pas assez déjà d'avoir souffert à en mourir pour toutes les
avanies du père et toute l'ingratitude de la fille ? Et il a fallu pour
comble que Jean offrît la paix... et fût repoussé... Allons donc !
c'est lâcheté, ma femme, que de s'amollir pour une vilaine quidoit mener à la baguette, là-bas, les nègres de son père... Est-ce
qu'il y a des nègres, où ils sont allés?
— Je n'en sais rien, Daniel.
— Moi non plus... Pour une vilaine, enfin, qui nous a cassé
à tous bras et jambes... à moi comme à toi, Lisbeth, comme
à Jean...
LE CALVAIREDE ROSELINE 273
Il avait parlé avec tant de vivacité qu'il lui fallut souffler.
Après une pause de deux ou trois secondes :
—Qui sait ce qu'il est devenu, ce coquin de Sébastien 1 dit-
il à demi-voix et comme se parlant à lui-même.
Puis subitement, et se ravisant :
— Attends donc... attends donc...
— Tuas appris quelque chose? demanda curieusement la
meunière.
— Non, rien, fit son mari. Il ne voulut pas s'expliquer.
Il avait son idée : questionner Geneviève, —qui devait bien
avoir reçu des nouvelles depuis trois ans passés !
Il n'attendit pas longtemps pour s'en éclaircir, et dès le len-
demain, à son champ des Chapes, il guetta le moment de parler à
Geneviève :
Celle-ci se tenait sur ses gardes, parce qu'elle avait Roseline
avec elle ce jour-là, et non pas Cécile. •
Dans une halte au milieu du travail, Daniel Varin s'approchade la parente de Sébastien Reuter. Et, sans autre préambule,tant il avait hâte d'être renseigné :
— Geneviève, dit-il, vous n'avez jamais reçu de lettre... de
là-bas, vous ?
— Une seule, répondit Geneviève.
Mise au courant de tout par Roseline à son retour, il répu-
gnait à Geneviève de feindre de tout ignorer.— En trois ans, m'est avis que ce n'est pas beaucoup! On
vous aura oubliée... et vous ne saurez jamais ce qu'ils sont
devenus.
— Je n'en ai que trop appris ! dit la brave femme.
Daniel brûlait de questionner, mais dissimulait sa curiosité.
Geneviève s'en aperçut et ne voulut pas le mettre plus longtempsà l'épreuve.
—Malgré que vous vous soyez quittés brouillés,maître Daniel,
vous aurez de la peine tout de même... de savoir que votre beau-
frère n'est plus de ce inonde.
276 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Ah! fil Daniel en baissant les yeux— évitant le regard de
Geneviève.
Roseline, qui se trouvait à dix pas de là, écoutait avidement, et
, ne perdait pas un mot de l'entretien.
—Oui, Sébastien Reuter a fini ses peines... le pauvre
homme !
— Que d'agitation... pour ce résultat !"Car j'imagine qu'il n'a
pas eu le temps de faire fortune.
— Et ce n'est pas tout, reprit Geneviève.
—- Quoi encore? dit le meunier tout bouleversé cette fois.
— Sa femme Catherine s'est remariée... ou va se remarier, ce
qui revient au même.
— Ça ne m'étonne pas...— Oui... avec Matthieu Maréchal... Ainsi vont les choses.
—C'estépouvantablece que lu m'apprends là ! s'écria Daniel.
— Quoi ? la mort de Sébastien ? le mariage de Catherine?
— Eh non... lui, ne souffre plus, et elle... n'a pas eu long-
temps à le pleurer. Mais ils n'étaient pas seuls en Amérique.
D'autres (il voulait dire une autre), d'autres peuvent éprouver
bien des peines, se trouver dans une situation horrible.
Évidemment Daniel questionnait.-— Je ne sais pas, murmura Geneviève.
Roseline, en voyant le trouble de son oncle, était bien près de
se trahir. Elle se rapprocha de lui, la têle basse, les bras inertes,
dans l'altitude du repentir,
Geneviève devina-t-elle l'intention de la jeune fille? Se rap-
pelant là promesse faite à Jean, elle jugea prudent d'y mettre
obstacle.
— On vit, on meurt, dit-elle, c'est comme ça, maître Daniel.
Et elle quitta le meunier. En passant devant Roseline, elle lui
mit une main amicale sur l'épaule et l'entraîna dans une autre
direction.
Daniel quitta les champs tout à fait abattu.
— Nous parlions d'eux hier, dit-il à sa femme en l'abordant
devant la maison.
LE CALVAIREDE ROSELINE 277
— Eh bien ? fit-elle vivement, bien que n'ayant rien à appren-dre.
— Eh bien... Catherine doit être remariée.
C'était dire que Sébastien avait cessé de vivre.
MmcVarin ne joua pas l'étonnement : elle eût trouvé cela in-
digne d'elle.
— Catherine remariée, observa-t-elle simplement, cela veut
dire notre beau-frère défunt...
— M'est avis qu'il en est ainsi, fit Daniel.
C'était un peu court pour une oraison funèbre. Mais il pensait
à Roseline. Il s'assit sur sa chaise préférée, près de la table, et
demeura un moment silencieux.
Soudain, il donna un violent coup de poing sur cette table, en
s'écrinnt :
— Il est dit qu'avec eux nous n'aurons aucune tranquillité !
Morts ou vivants, c'est toujours même ennui !
— Que veux-tu ? tout le monde meurt, dit sa femme philoso-
phiquement.
— Possible ! mais toutes les femmes ne se remarient pas...
surtout celles qui ont accepté de remplacer une mère. Une telle
femme se croit liée par ses engagements, quand ce n'est pas une
marâtre.
— C'est parler d'or ; mais calme-toi, mon ami, dit MraeVarin.
— Ah ! non, j'enrage 1
— Calme-toi ; il n'y a peut-être pas autant de choses fâ-
cheuses... que tu l'imagines. Qui sait si, après loul cela, Roseline
ne reviendra pas vers nous ?
— Te voilà encore avec Roseline! s'écria le meunier. Je ne
veux pas en entendre parler!
— Mais tu la plains ?
—Ça m'est bien permis... puisque c'est l'enfant de ma
soeur.
Jean rentra à son tour.
— Jean, lui dit son père, ton oncle Sébastien est mort.
— Je le savais, mon père, répondit-il.
278 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Par qui ?
— Par Geneviève.—
Que n'en parlais-tu ? Tu m'aurais épargné l'humiliation
d'aller demander des nouvelles de ce méchant homme.
— J'attendais la fin des moissons pour ne pas attrister notre
fête du dernier jour.
CHAPITRE XXXI
LA DERNIÈRE GERBE
Au bout d'une semaine, tous les blés de maître Daniel étaient
coupés. On termina par le bas de Genasville. De ces blés, les uns
étaient dressés en meules sur la limite du champ ; les grands
chars bruyants rentraient les autres à la Fresnaie pour être battus
en grange
Une belle gerbe avait été réservée comme gerbe d'honneur
pour parer le dernier char qui abandonnerait la glèbe.
Ces chars se suivaient de près, débordant de gerbes ; les uns
traînés par des chevaux, les autres par des boeufs : dure besogne
à travers les terres molles et jusqu'à ce que fût atteinte la route
du village !
La journée finissait dans une grande chaleur. Jean monté sur
le dernier char ne montrait pourtant aucune fatigue. Les bras nus,
il recevait adroitement les gerbes qu'on lui jetait, il les disposait
autour de lui, les élevait en une pyramide qui montait rapide-
ment. Et, comme pour les défier, il excitait les moisson-
neuses :
—• Encore! encore ! courage ! Hâtez-vous, les rieuses filles...
Hardi !
Il semblait heureux, Jean. Ce soir Roseline et Geneviève pren-
draient leur part du banquet préparé dans la cour de la Fresnaie:
c'était inévitable, parce que leur absence eût été remarquée. La
nuit diminuait la témérité qu'il pouvait y avoir de la part de
Roseline à s'introduire ainsi dans la maison de son oncle ; et Jean,
280 LE CALVAIREDE ROSELINE
sans nulle crainte, s'abandonnait à la joie de garder près de lui
sa cousine, grâce à cette petite fête qu'un beau temps favorisait.
Roseline suivait Jean bien volontiers, avec l'espoir de se sépa-
rer de lui plus amicalement qu'on n'avait pu le faire à la fin des
journées de travail, lorsqu'ils se disaient à peine adieu au bout
du champ...
Et les gerbes montaient toujours, s'entassaient, s'écrasaient.
— Hardi 1 les filles !
Louise — la soeur du petit tailleur — était au nombre des
femmes de journée. La vieille Gertrude lui avait amené, sur le
tard, ses deux enfants, et Fanfan ainsi que Babi manifestaient
bruyamment leurs velléités de grimper sur le char, de s'y asseoir
à côté de la belle gerbe liée avec tant de rubans...
Jean les comprit, et dans les bonnes dispositions où il se trou-
vait, il cria à leur mère :
—Loulette, veux-tu les laisser monter? J'aurai l'oeil sur
eux...
Ce furent les enfants qui répondirent par des cris de joie et des
battements de mains. II est vrai que le sourire épanoui de la
mère pouvait être pris pour un consentement.
Alors André les souleva de terre l'un après l'autre et les tendit
à Jean, qui les assit au sommet des gerbes.— Tenez-vous bien là-haut ! leur cria André. Prends ta soeur
par le milieu du corps, Fanfan, et serre, mon garçon !
Au lieu de cela, les deux enfants se furent vite étendus à
plat, leurs têtes blondes roulant parmi les épis, leurs yeux
bleus se mêlant à quelques petites fleurs abattues avec les blés.
Toutes les mères s'étaient approchées du char.
— De ! fit André, il faudrait chercher plus loin qu'Épinal et
Géromé, pour en trouver deux plus jolis.
Louise était heureuse.
— Je te vois, maman Loulou, lui criait Fanfan.
Le riche meunier était venu assister à ce dernier départ du
champ. Il s'assura que le char réservé ne laissait rien à dési-
rer.
Retour des moissonneurs.
18*
LE CALVAIREDE ROSELINE 283
. —Maintenant, maître Daniel, lui dit André, on ne mettrait
pas un 'fétu de paille de plus !...
—Cependant, observa Daniel, j'aimerais à prendre place
.auprès de la-gerbe d'honneur.
— Bé ! mon maître, pour vous, on en trouvera bien encore un
peu déplace... Jean, aide ton père.. Allons, l'autre jambe... Tends
la main, Jean... Allons, haut ! Voilà qui est fait ! Vous étiez plus
léger quand vous étiez en nourrice, mon maître.
— C'est assez probable, répondit le meunier mis en belle
humeur...
Et André s'adressant aux moissonneurs :
— Serrez les cordes, assurez les gerbes, appuyez ! appuyez !...
Vous, les femmes, soignez les flancs ! que pas un fétu ne
dépasse : un char bien ratissé est la gloire des moissonneuses.
— En route les blancs ! s'écria Barthélémy, l'aiguillon à la
main, et marchant en avant du char. En route, mes braves
bêtes !
— Tenez-vous bien là-haut, cria encore André.
A pas lents, ces mêmes boeufs qui avaient creusé le sillon, le
front baissé, soufflant fort des naseaux, franchirent la bordure du
champ. Les voilà sur le bon chemin.
Et dans le jour qui tombait rapidement, le dernier char rentra
à la Fresnaie, suivi des gens de la maison et des ouvriers pris à
gage.
Au milieu delà cour était dressée une longue table où fumait
le repas de la fin des moissons.
Le riche meunier retrouva là sa chaise. Il s'assit, et tant du
geste que de la parole il engagea tous les assistants à prendre
place autour de la table. Ils pouvaient bien être une tren-
taine.
La belle gerbe enrubannée avait été posée au centre, devant le
maître. Jean faisait vis-à-vis à Daniel, gardant à côté de lui un
siège pour sa mère, qui allait et venait, donnait ses ordres à la
cuisine, stimulait Anne-Marie et Sylvine, s'en remettant à André
du soin de ne pas laisser manquer de cidre et de bière les gosiers
284 LE CALVAIREDE ROSELINE
séchés par les ardeurs du soleil pendant bien des journées brû-
lantes.
Geneviève avait cherché une place tout au bout delà table et
du même côté que le maître de la Fresnaie, —? et Roseline, sa
chaise serrée contre la sienne, s'effaçait le plus possible. Mais
Jean, en détournant légèrement la tête, la voyait très bien.
Des chandelles brûlaient çà et là ; mais un large croissant de
lune — faucille d'argent qu'on eût dite un symbole de la moisson
— donnait bien plus de clarté que tout le luminaire.
Aucune cérémonie n'étant admise dans ce milieu de rudes
travailleurs des champs soupanf en plein air, la jeune fille avait
pu garder sur la tête.son mouchoir bleu.
Claude avait-il révélé à sa soeur Louise la découverte qu'il pen-
sait avoir faite le soir où Jean amena Roseline à la Fresnaie, ou
elle-même avait-elle conçu un doute ? La jeune veuve s'obstinait
à regarder dans la direction de Roseline, pour saisir un geste
révélateur. Elle regardait et souriait à la compagne de Geneviève.
Fanfan et Babi suivirent ce sourire de leur mère, et allèrent
grimper à la chaise de Roseline, qui s'empara de Babi et la
planta sur ses genoux, heureuse de pouvoir se donner ainsi une
contenance.
Mais il arriva que ces bruyants enfants attirèrent l'attention
de tous. On se les montrait, on leur faisait des agaceries : Fan-
fan, la bouche ouverte, tirait sa langue, qui n'était pas plus large
qu'une feuille de rose, et faisait tous ses efforts pour arracher le
fichu de tête qui cachait aux regards les cheveux de Roseline :
elle dut prendre aussi Fanfan sur ses genoux pour avoir la paix.
Jean admirait la patience et la douceur de sa cousine. Ces deux
beaux enfants espiègles la lui montraient jeune mère... Daniel
eut-il la même impression ? Après avoir longuement admiré le
joli groupe des deux enfants serrés sur la poitrine de la moisson-
neuse, il sentit tout à coup le vide de sa maison, où son fils se
languissait et que n'animait point une nichée de petits enfants
roses et blonds. Et il noya celte idée triste dans un grand verre
de cidre.
LE CALVAIREDE ROSELINE 285
Cependant d'un signe de tête il indiqua à sa femme —qui
s'était enfin assise vis-à-vis de lui — le coin lumineux où Roseline
avait espéré se dérober. Mme Varin comprit, regarda sa pauvre
nièce assez embarrassée de son attitude ; et son mari suivit son
regard— et sa pensée, ou du moins ce qu'il croyait être sa
pensée.
Le maître de la Fresnaie but sans presque s'arrêter plusieurs
coups de cidre.
Les moissonneurs, hommes et femmes, mangeaient de bon
appétit. Rien n'avait été épargné pour faire de ce banquet un
substantiel repas, tout en lui donnant un air de fête. Les
couteaux heurtés aux fourchettes, faisaient un bruit enga-
geant.
— De ! On se croirait à la noce ! s'écria André la Jeunesse, en
regardant Jean intentionnellement. Et comme celui-ci rougissait
un peu : —Pique ça, mon jeune maître : bé ! ça t'apprendra à
nous faire attendre !
Parole imprudente ! Daniel savait bien pourquoi son fils ne
songeait pas à se marier. Son animation tomba soudain, et l'image
de Roseline s'imposa à lui tyranniquement.
Alors, comme pour écarter ou vaincre une obsession :
— Mes amis, buvons aux absents ! dit-il.
Les verres se remplirent.
— Oui, buvons à ceux qui se croient oubliés I
On trinquait déjà bruyamment.
Devant Daniel son verre demeurait plein.
Deux grosses larmes luisaient sur ses joues.
Roseline avait baissé la lêle pour cacher son émotion. Sa bouche
que l'on voyait seule, semblait crispée comme dans un effort...
Elle appuya sur ses yeux le mouchoir qui s'avançait sur son
front, et ses larmes ne se montrèrent point.
— Mes amis, reprit Daniel Varin, écoulez un peu ce que j'ai à
vous apprendre— il y en a qui le savent ici...
Les conversations se turent. Chacun prêta l'oreille.
280 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Vous vous rappelez mon beau-frère, Sébastien Reutcr ?
reprit le meunier.
Il y eut des exclamations variées. Oui, on se souvenait de lui...
Il mettait assez le village en révolution !.'.. Cependant parmi les
assistants quelques-uns avaient pris fait et cause pour lui contre
Varin. —Eh bien, quoi? que lui était-il arrivé ? demandait-on à
la ronde, tout en devinant déjà...— Il est trépassé en Amérique, dit Daniel simplement.— Âh ! fit-on avec, des intonations diverses.
André, très excité, roulait des yeux colères. Il allait lancer
quelque énormité, une allusion à ce temps où le maître était à cou-
teau tiré avec son parent. M"'e Varin, à côté de qui il se trouvait
assis, lui imposa silence en lui donnant une poussée qui lui fit
répandre son verre en éventail sur la table.
De la main Daniel approuva.
Ce petit incident l'empêcha de s'apercevoir qu'on pleurait au
bout de la table. Roseline ne pouvait plus dissimuler ses larmes.
Geneviève, longtemps très attachée à Sébastien Reuter, avait été
saisie par cette annonce de sa mort au milieu d'une fête; en face
d'elle, Louise, veuve depuis un an seulement, sentit se raviver
toute sa douleur et pleura abondamment. Alors Fanfan et Babi,
voyant leur mère s'essuyer les yeux, se mirent à sangloter, et,
pour aller la retrouver, abandonnèrent Roseline.
Celle-ci suffoquait sous l'émotion. Elle allait se lever pour
donner un libre coursa ses pleurs, peut-être pour se jeter aux
pieds de son oncle, quand Geneviève lui posa une main sur les
genoux :
— Prends garde, mon enfant !
Mrae Varin avait quitté la table; elle passa près de Geneviève,
lui dit quelques mots, et, un moment après, Geneviève et sa com-
pagne éplorée allaient attendre la meunière dans l'endroit indi-
qué par elle : une petite chambre où Daniel faisait ses écri-
tures.
Elles se reliraient au moment où la gaieté faisait enfin explo-
sion. Plusieurs voix s'essayaient à chantonner. Celle de Barthé-
LE CALVAIREDE ROSELINE- 287
lemy les couvrit toutes comme par une belle rentrée de basse
dans un choeur:
« Apportez moi mon plat d'o...reMes rasoirs qui sont autour, .Et ma jolie servielte
Qu'est pliée... z'en plis d'amour... »
Le repas pritfin, —bien que plusieurs moissonneurs voulussent
rester à table, sacrifiant la journée du lendemain; — et quand
tous, hommes et femmes, eurent été répartis pour la nuit dans
les diverses granges de la maison, Daniel Varin, un peu fatigué,
gagna son lit. Geneviève et Roseline avaient été logées dans une
même chambre assez isolée pour qu'il leur fût possible de quit-
ter au petit jour la Fresnaie, sans faire de rencontre fâcheuse.
C'est à la porte de sortie que Jean, — qui ne s'était pas couché,— vint les attendre et leur dire adieu.
M'"" Varin se trouvait déjà avec sa nièce et Geneviève. Elle
venait de leur avouer que l'humeur et la santé de son mari lui
donnaientde l'inquiétude. Le pauvre cher homme n'avait plus une
heure de tranquillité d'esprit. La mort de son beau-frère l'avait
profondément troublé, et l'idée que sa nièce pouvait être quelque
part malheureuse, dénuée de tout, l'affligeait beaucoup. Mais cela
n'allait pas sans un sentiment de révolte contre soi-même. Il s'en
voulait de faiblir, et s'en voulait davantage peut-être de s'être
montré si sévère pour la chère enfant. Inflexible, Daniel l'était;
mais il était bon aussi sous sa rude apparence, et une lutte
s'établissait en lui, quil'épuisait. Elle avait bien vu cela dans les
derniers jours, et, hier au soir encore, au banquet des moissons.
Il fallait à son mari beaucoup de ménagements, conclut
Mn'e Varin ; et elle supplia Roseline de ne rien entreprendre qui
lût de nature à causer à son oncle de pénibles émotions.
Jean promit d'aider sa cousine dans l'engagement qu'elle prit
de demebrer étroitement enfermée chez Geneviève, dès que le
travail des champs aurait pris tin dans le pays, évitant soigneu-
sement de se laisser reconnaître par personne...
288 LE CALVAIREDE ROSELINE
Hélas ! il fallut se séparer.
Roseline embrassait sa tante avec une émotion douloureuse
qu'elle ne s'expliquait pas. Et pendant que Mme Varin pressait
sa nièce dans ses bras, Jean serrait la main que la jeune fille lui
avait abandonnée...
— Laissez-moi vous remercier, ma chère tante, dit Roseline;
laissez-moi vous dire tout ce que je ressens pour vous! Combien
je suis affligée de vous causer du chagrin !
— Ah ! tu es une fille de grand coeur et de grand sens! lui dit
sa tante en l'embrassant une dernière fois.
L'aube pointait dans la fraîcheur d'une lumière opaline dont la
vallée tout entière était baignée. Au sommet des arbres, les oisil-
lons faisaient entendre cette sorte debabil par lequel ils s'annon-
cent l'un à l'autre la venue du jour. Ils semblaient se confier
mutuellement le secret des deux pauvres amoureux...
Geneviève partagea entre elle et Roseline le petit paquet de
hardes dont elles s'en allaient munies chaque matin. Et elles pri-
rent la direction d'Aumonlzey.
Le nouveau rendez-vous des moissonneurs était situé à un
quart de lieue au delà de ce village. En passant, elles devaient
prendre Cécile avec elles.
CHAPITRE XXXII
DÉPART DES HIRONDELLES
Qu'elles avaient peu duré, ces moissons du fond des Chapes et
du bas de Genasville ! Elles ne laissaient à Jean que des regrets— et dans ses yeux encore ensoleillés, le vigoureux tableau de
ce travail en pleine lumière, dans le vaste cadre de collines de
la vallée, — avec une ligne de montagnes bleues à l'orient.
Roseline semblait alors lui être rendue, être à la fin de ses
peines, commencer une nouvelle vie. Dans ce labeur sur le
champ paternel, elle s'associait à ses efforts ; et elle devenait
douce la tâche ainsi accomplie en commun ! Elle l'encourageait
d'un sourire, et il la remerciait d'un regard attendri... Maintenant
la voilà engagée, maigre salariée, sur la terre d'un autre,
retombée à tous les désenchantements. Combien de jours, com-
bien d'années le coeur de la pauvrette serait-il soumis à la rude
épreuve ? Jean frémissait à l'idée que lui seul, — avec l'aide de
sa mère, —pouvait changer le sort de celle qu'il affectionnait.
Mais il lui fallait vaincre les résolutions et les rancunes de cet
homme obstiné qui était son père.
Ce qui compliquait tout, c'était cet état maladif dans lequel le
riche meunier était tombé. Avec sa forte corpulence, un coup de
sang pouvait le tuer. S'il avait été tout d'une pièce, bon et acces-
sible, ou mauvais et intraitable, son fils aurait cherché un moyen
de le toucher ou de vaincre sa résistance. Mais Daniel souffrait
par la délicatesse de ses sentiments, et souffrait encore par les
rudes déterminations qu'il leur opposait.
LE CALVAIREDEROSELINE 19
200 LE CALVAIREDE ROSELINE
Ah ! il fallait attendre qu'il fût sorti de celte crise qui
menaçait ses jours. Agir autrement semblait odieux à ce bon fils
qu'était Jean.
Le jeune homme, pour donner un aliment à son besoin d'agir,
alla plusieurs fois à ses heures perdues se mêler aux moissonneurs
qui avaient travaillé pour son père : il savait rencontrer parmi
eux, avec Geneviève et Cécile, Roseline. Il la voyait, en effet; mais
son sourire était mélancolique, et son ardeur au travail bien
diminuée... Pauvre Roseline !
Enfin Jean fut privé de cette consolation de la voir et de se
montrera elle. Les blés étaient coupés partout, les moissonneurs
dispersés. Il hasarda une ou deux visites àAumontzey; mais il
craignit d'éveiller l'atlention et la curiosité des gens du village.
Et puis, l'état de son père laissait toujours davantage à désirer,
et Jean dut prendre la direction de la maison : le moulin et la
ferme. Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi.
Un matin,— Daniel Varin allait mieux, —il reçut d'un avoué
d'Épinal une note de six cents francs à payer pour un prétendu
reliquat de compte de tutelle. Cette pièce venait de loin et avait
fait bien du chemin : de Rio de Janeiro à New-York,de New-York
à Londres par des hommes d'affaires. C'était Guillaume-Sébastien
Reuter qui réclamait, pleinement autorisé par sa fille majeure
Claire-Marie-Roseline, ainsi déclarée...
L'exaspération du meunier fut à son comble :
— Eh quoi ! même mort, ce Sébastien le poursuivait de sa
haine ! Et le nom de Roseline, qui figurait encore dans celte ré-
clamation !... Ah t l'ingrate fille ! comme elle avait oublié ce qu'elle
devait à son oncle ! Six cents francs ! Mais il ne devait plus rien
à sa nièce I II ne donnerait pas un sou, dût-elle mourir de faim !
Mais non, ce n'était pas pour elle cet argent : la Catherine voulait,
bien sûr, lui faire payer à lui les frais de sa noce avec Mathieu
Maréchal...
Enfin, ils s'entendaient tous, vivants et morts, pour voir sa fin :
il les maudissait !
Cet incident fut une aggravation de tout : l'irritalion de Daniel
LE CALVAIREDE ROSELINE 291
contre sa nièce redevint violente comme au premier jour,— et
l'amélioration obtenue dans l'état de sa santé par les soins de sa
femme se trouva fort compromise.
Mme Varin se désolait, Jean aussi. Il ne put s'empêcher d'aller
à Aumontzey raconter à Roseline ce qui survenait.
La malheureuse enfant en fut bien affligée ! Hélas ! comment
espérer de rentrer jamais en grâce auprès de son oncle ?
— Ah ! Jean, lui dit-elle, il faut ne plus nous voir, nous ou-
blier! Cette querelle de ton père et du mien nous brouille mal-
gré nous pour toujours ! Peut-être un moment viendra où j'oserai,
de loin, lui envoyer mes regrets et des paroles de repentir...
Mais laisse-moi choisir ce moment : je ne veux pas que mon oncle
puisse croire que c'est à cause de toi que je reviens à lui. Quand
lu ne penseras plus à moi...
Jean l'interrompit :
—Roseline, s'écria-t-il, je n'ai qu'une parole comme je n'ai
qu'un coeur. Je te les ai donnés, et je ne les reprendrai pas...
La jeune fille fut touchée de son langage; mais elle continua :
— Quand tu seras établi, marié à quelque jeune fille riche...
ton père ne pensera pas que c'est la pauvreté qui me poussait vers
toi... J'irai à Jarménil, où Claude notre ami a un oncle tisserand.
Il y a là plus de quinze mille broches... Claude me recomman-
dera... Je ne veux plus travailler aux champs... c'est un peu
rude pour moi déjà : ce serait plus rude encore lorsque je me
sentirais tout à fait abandonnée...
Geneviève l'interrompit :
— Bien sûr queje ne te laisserai point aller à Jarménil ! Est-
ce que la place manque ici ? Est-ce que le pain manque ? J'aurai
deux filles. Voilà simplement la chose. Tu m'es aussi chère que
Cécile, et Cécile n'est point jalouse. Tiens, elle t'aime comme une
soeur... Tu ne peux rien faire sans ma permission, d'abord !
Cécile souriait à Roseline avec une douceur infinie, lui tendait
les deux mains, attachait sur elle son regard humide. Geneviève
se fâchait, mêlait la brusquerie à la tendresse. Jean frappait son
front moite, arpentait la chambre, comme sous l'étreinte d'une
292 LE CALVAIREDE ROSELINE
torture invisible. On surprenait dans ce milieu humble une exubé-
rance de sentiments affectueux et sincères. C'était louchant;
mais c'était douloureux. Il ne s'en dégageait pas ce rayon d'espé-
rance qui suffit pour réchauffer les coeurs aimants au milieu des
plus cruelles vicissitudes.
Jean quitta bien accablé la maison de Geneviève, sans avoir
réussi à réconforter l'orpheline, sur laquelle s'abattaient, irritées
par les peines de coeur, les misères de la vie.
Le lendemain de ce jour fut un triste jour. Daniel Varin s'alita
de nouveau, et le docteur Galonnier, appelé, déclara son élat in-
quiétant. Sous le coup de cette peine, Jean reçut une lettre de
Roseline qui lui fut remise par Valleucien.
Elle lui redisait ce qu'elle lui avait dit la veille : sa résolution
de quitter Geneviève, et priait son cousin de lui garder sa bonne
amitié sans plus songer davantage à elle.
Cette lettre acheva de faire perdre à Jean le courage dont il
aurait eu tant besoin dans ces heures difficiles. Il la montra à sa
mère, dans un moment où la digne femme pouvait s'échapper du
lit du malade, et Mm0Varin, tout entière aux inquiétudes que lui
donnait son mari, déclara que Roseline était une fille sage, bien
avisée, que sa détermination avait sa complète approbation... Elle
s'étonna, l'excellente épouse, que Jean pût donner tant de place
en son coeur à cette fin d'une illusion de jeunesse quand il aurait
dû n'être chagrin que de la maladie de son père.
Alors Jean, voyant que sa mère même ne le soutenait plus,
s'abandonna au découragement.
Il ne répondit pas à la lettre de Roseline, laissant tout aller
au hasard des événements.
Et la pauvre jeune fille accepta son silence comme une rési-
gnation tacite. Elle n'eut plus qu'à combattre l'opposition de Ge-
neviève, qui seule gardait encore toute sa confiance dans l'avenir.
L'été avait fait place à l'automne. Depuis une ou deux semaines
on voyait les hirondelles se rassembler, se chercher pour
s'envoler à la recherche d'une nouvelle patrie.
Roseline les suivait dans leur vol circulaire : elle aussi allait
LE CALVAIREDE ROSELINE 293
s'envoler; et les cris de ralliement des oiseaux migrateurs lui
donnaient une émotion qu'elle n'avait jamais connue. Un jour
vint où leurs cercles se concentrèrent au-dessus de l'église, en
masses compactes. Pendant la dernière heure d'attente, elles
jetaient dans l'air calme des appels aigus. De minute en minute
les retardataires arrivaient et se rangeaient à leur ordre sans
trop d'hésitation.
Le moment où elles allaient s'éloigner approchait. Combien
d'entre elles ne reviendraient pas 1
Un beau soleil teignait en rose les hautes cimes, et tombait sur
le clocher, jetant des lueurs sur les plumes noires et le ventre
blanc d'argent des émigrantes... Soudain, comme soulevée par
un coup de vent, emportée par une rafale, la légion prit son vol,
monta très haut dans l'air, amoindrissant toujours son circuit ;
et elles planèrent un instant comme pour lancer leur dernier
adieu à ce pays où elles avaient vécu ; puis, sans hésiter davan-
tage, et comme s'il y avait au-devant d'elles une route tracée,
elles prirent leur vol vers le sud. Leur masse s'estompa, se fondit
et disparut dans les radieuses clartés de l'espace.
Roseline, d'une main abritant ses yeux pour les mieux voir,
était là comme une pauvre oiselle blessée, abandonnée par ses
compagnes :
— Maintenant, à mon tour, soupira-t-elle.
Le lendemain, à la tombée de la nuit, un peu avant la rentrée
de Geneviève, qui en ce moment-là aidait à couper quelques
avoines tardives, Roseline s'échappa d'Aumontzey et s'achemina
vers Granges. Elle voulait voir Claude Mansu, et s'assurer sa
recommandation auprès de son oncle, le tisserand de Jar-
ménil.
Elle arriva assez tard à Granges. Comme elle atteignait pres-
que les premières maisons du village, un gros nuage creva, et
l'eau se mit à tomber, fouettant les vitres des croisées. Rarement
la malheureuse jeune fille s'était sentie aussi délaissée que ce
soir-là. Sur la route déserte, des torrents de pluie l'envelop-
paient ; ses vêtements ruisselaient déjà sans qu'elle y prît garde ;
294 LE CALVAIREDE ROSELINE
le vent faisait tourbillonner les feuilles mortes des arbres, quilui cinglaient le visage...
Enfin elle se trouva devant la maison du petit tailleur. Un
point lumineux y brillait dans la nuit noire. Roseline approchasans bruit, et, avant de frapper, regarda à travers la fenêtre. Et
voici ce qu'elle vit :
Dans l'humble pièce, parmi quelques escabeaux, deux petiteschaises d'enfant; dans un coin, au pied de l'escalier de bois don-
nant accès à l'unique étage, un lit recouvert d'une courte-pointe à
ramages où reposaient bien douillettement, sur deux oreillers
jumeaux, Fanfan et Babi,— les enfants de Loulette, son amie
d'enfance devenue veuve si jeune !
Sur l'établi de bois blanc, était posée une lampe haute, derrière
une boule de verre, dont le rayonnement tombait sur les deux
mains laborieuses de Claude, qui cousait activement.
Une fois, le tailleur s'arrêta de coudre, leva la tête et porta ses
yeux vers le lit où dormaient les petits. Il regarda un instant les
deux têtes blondes que les reflets du Verre éclairaient aussi, et
vivement il se remit à son travail, avec une nouvelle énergie : ne
devait-il pas gagner le pain des orphelins ?
— Brave Claude ! murmura Roseline ; que la joie du conten-
tement dans le devoir accompli te vienne en aide !
Alors elle frappa discrètement à la vitre, et Claude vint ouvrir
aussi vite que le lui permettaient ses jambes torses.
Sa surprise fut grande en apercevant devant lui, dans une
demi-obscurité, la jeune fille en qui il avait cru déjà reconnaître
la fille de Sébastien Reuter.
— Oui, c'est moi, mon ami Claude, c'est Roseline, n'en doute
plus, dit-elle en se laissant tomber sur un escabeau.
— Te voilà donc revenue au pays ? balbutia le tailleur encore
tout saisi. Ton père est morl, je le sais... ,— Oui, Claude... là-bas... sur cette terre au delà des mers, où
jamais il n'aurait dû penser à aller !... Et Louise ?
— Elle est au veilloir chez Gertrude... Je vais l'appeler..— N'en fais rien : j'aime mieux causer seule à seul avec toi...
LE CALVAIREDE ROSELINE 205
— Comme jadis, fit Claude avec un soupir. Te rappel-
les-lu ?
— Je ne t'ai jamais oublié, mon ami... Bien loin d'ici, je
voyais ta maisonnette... jeté voyais assis sur ton établi... comme
je t'ai trouvé ce soir ; mais, dans cette image, il n'y avait pas les
deux têtes blondes...
— Ce sont les petits de Louise... Tu vois que je les garde...
Je fais ma veillée aussi...
— Bien solitaire !...
— Lai ! ce sera toujours ainsi. Quelle fille jetterait un regard
d'amitié sur un pauvre garçon tout écloppé... déplus, père de
famille...
Il eut un geste touchant en désignant Fanfan et Babi — dont
les deux souffles alternaient doucement...
— Mon brave Claude ! lui dit Roseline en posant affectueuse-
ment une main sur son bras tendu. Il y en a peut-être de moins
bien partagés que toi... Je viens te demander un conseil et
même un service. Je veux quitter Aumonfzey, où il n'y a rien à
faire, les travaux des champs terminés. Il me semble qu'à Jarmé-
nil, à Fraize ou à Plainfaing, je peux trouver à m'occuper chez
les tisserands. Ton oncle est maître tisserand... Voudrait-il me
donner de l'ouvrage? Et loi, voudrais-tu me recommander?
— Mais à Granges aussi il y a des fabriques de toiles, des
filateurs... Nous comptons maintenant plus de douze mille bro-
ches !
— A Granges, répliqua Roseline, je serais trop près de mon
oncle Daniel.
— Et de ton cousin Jean ?
— Ah ! oui,... comme tu dis, répondit courageusement la
jeune fille.
— Mais lu serais près de nous, aussi! osa murmurer le petit
tailleur.
— Que veux-tu ? Je dois quitter tout ce que j'aime. C'est bien
résolu. Ce qui dépend de toi... c'est que j'aille à Jarménil de
préférence...
296 LE CALVAIREDE ROSELINE
Claude Mansu prit l'engagement de faire ce que Roseline atten-
dait de lui.
Alors, à petits pas, la jeune fille s'en alla déposer sur le front
des deux enfants endormis un baiser si léger qu'il se confondit
avec leur tiède haleine. Et elle se retira en remerciant le tailleur,
et en lui faisant promettre de continuer à garder son secret...
Et comme Claude voulait encore la retenir, elle lui fit remarquer
que la pluie avait cessé de tomber.
Elle partit, refaisant une fois encore ce chemin de Granges à
Aumonlzey. Sur sa gauche, plusieurs fenêtres étaient éclairées à
la Fresnaie. On y veillait plus tard qu'à l'ordinaire... auprès d'un
malade, bien sûr... Cela troubla Roseline... et la confirma dans
sa résolution déjà si fermement arrêtée.
En cheminant, elle passa devant le pommier sous lequel, en un
temps où il était en fleur, elle avait presque accepté le don que
son cousin lui faisait de son affection. Et elle hâta le pas —
comme si elle se repentait. Elle hâta le pas, détourna la tête, le
coeur bien gros... Hélas ! il fallait même oublier !
Un instant après, à ces pensers amers et doux succéda la préoc-
cupation de ce qu'elle aurait à dire à Geneviève pour tromper sa
vigilance. La quitter sans son consentement était difficile : il
fallait brusquer le départ, sauf à lui écrire après.
Ce soir-là, elle fit croire à l'excellente femme qu'elle venait
simplement de recommander au petit tailleur de ne pas dire qu'il
l'avait reconnue, et moins à son oncle Daniel qu'à personne.
Deux ou trois jours se passèrent.
CHAPITRE XXXIII
LA DOT DE ROSELINE.
Cependant Daniel Varin venait tout d'un coup de retrouver
une partie de ses forces. Voici comment sa femme en eut l'a-
gréable surprise.
Un matin, comme il s'éveillait, il lui cria de son lit :
— Ah ! non, je ne les donnerai pas, les six cenls francs ! Ils
peuvent plaider si le coeur leur en dit : je ne céderai pas.— Mais de quoi te tourmentes-tu, mon cher homme ? lui dit
la meunière. Guéris-toi !... Il s'agit bien de six cents francs !
— Six cents francs ! murmurait-il. Pas tant seulement un écu
de six francs !
M'"°Varin essaya de l'amuser et dit en riant :
— Tu aurais plus de peine à te procurer, pour le donner, un
écu de six francs, que pour trouver six cents francs disponibles
au fond de ta poche.— Je sais bien; mais c'est une manière de parler;.. M'est
avis que dans cette affaire, la somme importe peu : c'est cetabo-
minable procédé que jamais, non jamais, je ne...
Jean entra sur ces mots. Il apportait à son père ses lettres.
Daniel en parcourut les suscriptions.— En voilà une de Corcieux, dit Daniel, en ouvrant une de
ces lettres... de maître Lorin, bien sûr...
Il se mit à lire et rougit un peu. Il relut la lettre.
>—Rien de fâcheux ? demanda M""'Varin sans curiosité dé-
placée. in.
298 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Hum ! fit le malade...Non, rien...
Et pour la troisième fois il lut la lettre de son notaire.
— Jean, dit-il ensuite, apporte-moi le portefeuille aux actions.
— Hum ! fit-il encore tandis que Jean allait prendre dans un
tiroir d'un petit secrétaire placé entre les deux fenêtres de la
chambre à coucher, un portefeuille de maroquin fauve fermé par
un ressort.
Il le remit à son père qui l'ouvrit, en tira une liasse de titres
de diverses compagnies financières, en disant à Jean :
— Toutes ces actions... je les ai achetées avec le boni que j'ai
eu sur la vente des terres de Sébastien dont je m'étais rendu
acquéreur au moment où il a quitté Granges. J'ai placé exacte-
ment chez M" Lorin la somme dont j'avais payé ces terres, ne vou-
lant pas hasarder le capital... Mais le bénéfice... ma foi! je l'ai
risqué un peu... puisque le voilà tout en papier... En papiers!
Jean se réjouissait de voir son père lui parler « affaires », ce
qu'il n'avait pas fait depuis bien des jours.
Le riche meunier parcourut, la lettre du notaire en main,
quelques-uns de ces titres, eut un léger sourire et réintégra
lentement les valeurs dans le portefeuille que Jean alla remettre
en place.— Ce Sébastien ! s'écria Daniel.
Puis il demeura absorbé.
Mme Varin et son fils échangèrent un coup d'oeil interrogateur;
et comme le père ne voulait point parler, tous deux reprirent
. leur tâche, la meunière dans la maison, Jean à la minoterie, où
sa présence était réclamée.
Dans la soirée, Daniel Varin dit à sa femme :
— Est-ce que j'ai rêvé ça ?... c'est demain la Toussaint ?
— Oui, répondit-elle avec tristesse. N'entends-tu pas les
cloches ?*
— C'est cela, fit le meunier, demain on me verra.
— Où donc ? dit sa femme un peu alarmée.
— D'abord, je veux aller au cimetière...
— Dans ton état?
LE CALVAIREDE ROSELINE 299
— M'est avis, Lisbeth, que je ne suis pas si mal !...
MmeVarin s'étonna.
— Ce sont ces six cents francs... qui m'ont mis en colère, dit
Daniel. Il ajouta avec bonhomie : — Eh bien ! je les donnerai...
pour avoir la paix !
Pour le coup M"16Varin s'alarma. Qu'arrivait-il ?
— Tu me regardes ? reprit son mari. Oh ! ce n'est pas que
je cède : un Varin-Doron n'a jamais cédé, et je suis bien le fils,
l'arrière-petit-fils de ce Varin-Doron qui, il y a cinq siècles, tout
paysan qu'il était, s'emparait du château de Bruyères et en chas-
sait les Bourguignons. Je ne cède donc pas... J'ai mon idée:
que cela te suffise.
MmeVarin se tut, mais elle pensa : c'est, bien sûr, la lettre ! Un
moment après, elle annonçait à Jean le désir de son père, quivoulait absolument se lever, sortir...
— Laissons-le faire ! dit Jean avec une lueur d'espoir.
Il s'élançapour soutenir sa nièce prisede défaillance.
300 LE CALVAIREDE ROSELINE
Et il attendit avec impatience le lendemain...
—M'accompagner ! fit Daniel quand il fut debout. Je vous dis
que je suis un dur à cuire...
Il fallut le laisser sortir.
.Ce jour de la Toussaint, Roseline l'avait choisi pour quitter
Aumontzey. La réponse de Claude Mansu avait été favorable...
il ne restait plus qu'à détourner l'attention de Geneviève et de
Cécile.
Pour cela, Roseline avait imaginé de dire qu'elle voulait aller
visiter la tombe de sa mère, et dans un moment où l'attention de
la mère et de la fille se portait ailleurs,— elle s'esquiva, avec un
petit paquet contenant ses hardes... On la croirait ingrate...
Tant mieux, si on la regrettait moins !
Roseline, haletante, atteignit le chemin de Granges.
Elle s'y engagea. Le ciel était nuageux. Un givre épais couvrait
la terre durcie, les pointes du gazon et les branches des arbres.
Au loin sur les collines, les sapins aux ramures sombres parais-
saient poudrés à blanc. Les petits oiseaux, qui ne recueillent rien
pour l'hiver, voletaient, anxieux déjà, en quête d'un grain
devenu rare.
Après une heure de marche, devant les cyprès du champ de
repos, la jeune fille s'arrêta pour respirer. Une brise rendue âpre
par un froid précoce, rafraîchissait son front brûlant. Vêtue de
noir, — de son double deuil d'orpheline, elle cachait sa tête sous
un fichu de couleur foncée.
Déjà bien des gens parcouraient les allées du cimetière. Que
dirait-on de ce paquet qu'elle traînait après elle ? Et pas un
bouquet, pas une fleur pour la tombe de sa mère!...Dans sa fuite,
elle avait oublié...
Elle se porta d'un pas furtif vers celte tombe ; elle se jeta à deux
genoux sur la pierre nue, serrant contre elle son petit paquet—
tout son avoir !
Et alors, dans l'air glacé, pauvrement vêtue, affaiblie par
toutes ses épreuves, elle s'abîma en une méditation douloureuse.
Les années vécues depuis la mort de sa mère se déroulèrent
LE CALVAIREDE ROSELINE 301
tristement à ses yeux ; et il lui sembla qu'il n'y avait pas de pro-
portion entre les amertumes de toute une vie d'orpheline et les
courtes caresses reçues de samè.redans ses premières années. Elle
savait qu'elle avait été aimée beaucoup, et elle apportait, enjoi-
gnant les mains, sa gratitude à celle dont le coeur tendre avait
cessé débattre, et dont les élans de tendresse, éteints par lamort,
étaient comprimés sous cette lourde pierre...
De cet endroit aussi, elle envoyait un sourire à son père...
resté si loin, si loin...
La pauvre Roseline s'abandonnait à sa douleur, longuement...
Qui sait quand elle pourrait se retrouver à cette place ? Ses lar-
mes noyaient ses yeux, mouillaient les boucles blondes de ses
cheveux, et, d'un geste inconscient, elle ramenait ses cheveux en
arrière, avide de cet air glacé qui baignait son front...
Soudain, un cri de surprise et d'effroi est poussé derrière elle.
— Ah ! je ne m'étais pas trompé ! dit une voix que Roseline
reconnut.
Daniel Varin était là depuis un moment. Il s'élança pour soute-
nir sa nièce au moment où, succombant à son émoi,elle s'affais-
sait, plus pâle qu'une morte, sur la pierre froide, ses cheveux
défaits...
— Roseline, Roseline, mon enfant ! murmurait Daniel, reviens
à toi... Je te fais donc peur ? Tu ne sais donc pas qu'il suffit quetu te montres pour que ton oncle oublie tout ! Ah ! c'est ta mère
qui t'a appelée sur sa tombe, qui t'a retenue là pour que nous
nous y rencontrions... pour que je pardonne... pour que je jure,devant cette croix qui porte ton nom aussi, d'être pour toi tout
ce que lu as perdu...— Ah ! mon oncle... dit d'une voix faible la pauvre Rose-
line.
Elle essaya de se soulever un peu, s'appuyant d'une main vio-
lette de froid, et, détournant légèrement la tête, elle vit son oncle
Daniel dont les larmes inondaient le visage. De sa main libre
elle se voila la face, honteuse et éperdue...—
Roseline, lui dit Daniel d'une voix d'infinie douceur, ce
302 LE CALVAIREDE ROSELINE
n'est pas moi qui pardonne... c'est toi qui devras oublier ma
sévérité injuste!... Tu as agi comme une fille bonne, dévouée,
et j'aurais dû t'en aimer davantage... Mais il est encore temps...— Est-ce vrai, mon cher oncle ! s'écria Roseline, que ces
derniers mots rendaient à la vie ,— hélas ! devant une
tombe...
. Et elle retrouva des forces pour se relever... Daniel ouvrit ses
bras ; Roseline s'y jeta, ses bras se refermèrent, et il respira avec
force, comme ceux que l'émotion suffoque.
Enfin les larmes vinrent, et il fut près de défaillir à son tour.
— Mais, dit la jeune fille en dégageant sa tête de la large poi-
trine de son oncle, comment vous trouvez-vous par ce froid en
cet endroit ? Vous étiez malade... vous avez quitté votre lit... Oh!
quelle imprudence ! Et ma tante vous a laissé sortir seul !
Daniel sourit faiblement.
— Elle devinait peut-être... que je rentrerais accompagné...
par toi. Viens, ma fille, donne-moi ton bras, soutiens-moi, aide-
moi : le bonheur est quelquefois lourd à porter. Saluons cette
tombe... et que le chemin soit court de cette pierre à la pierre du
foyer oùje veux t'asseoir... Tu seras ma fille : je serai le grand-
père de tes enfants,— car Jean t'aime, tu le sais. Vous n'avez
ni l'un ni l'autre hérité des inimitiés de la famille...
— Hé ! je n'ai hérité de rien, interrompit Roseline avec tris-
tesse ; voilà tout ce que je possède, ajouta-t-elle en glissant sa
main dans une ouverture de son paquet, et elle la retira en mon-
trant à son oncle le collier de perles.— Ah ! fit celui-ci en ouvrant de grands yeux.
— Je suis pauvre, reprit Roseline... et pas destinée à Jean.
— Pas si pauvre ! dit le riche meunier. Viens, je te dirai
cela... au coin du feu.
Quelques minutes après, ils quittaient lechamp des morts. Main-
tenant, sous un rayon tardif de soleil, il se montrait étincelant
de givre.
LE CALVAIREDE ROSELINE 303
Comment Roseline n'était-elle « pas si pauvre » ? C'est ce que
Daniel Varin expliqua après l'effusion des premiers moments,
lors du retour à la Fresnaie.
— Ma fille, dit l'oncle de Roseline, tu as à toi vingt mille
francs... que jeté restitue.
— Vous voulez rire, mon bon oncle ? dit la jeune fille gaie-
ment.
— En bonne règle... je ne te dois rien, rien... pas même les
six cents francs que...— Oh ! mon cher Daniel, interrompit M™9
Varin, ne trouble
pas cette heure de joie !
— Je dis donc qu'en bonne règle, m'est avis que nous sommes
quittes; mais en conscience... c'est peut-être autre chose.
Daniel poursuivit :
— Quand j'ai acheté les terres de ton père, je ne pensais qu'à
les ensemencer. Le chemin de fer me les a demandées en les
payant d'un bon prix. A qui appartenait le bénéfice ?
—- Mais à vous, mon oncle.
— J'aime à te l'entendre dire. Mais ce bénéfice a décuplé sans
aucun effort de ma part. Dans les villes, ils ont imaginé d'encou-
rager les gens qui leur prêtent de l'argent pour faire de grandes
entreprises, et ils font de temps en temps un cadeau..; pas à
tous, ni aux plus méritants : c'est le hasard qui décide : c'est lui
qui nous envoie ces vingt mille francs dont tu feras ta dot. Il fau-
dra bien que tu t'en contentes... à moins que Jean ne te trouve
pas assez riche...
Il y eut des cris, des protestations, des rires et aussi des lar-
mes d'émotion.
— D'ailleurs vous avez le temps de réfléchir, mes enfants. Je
mets la noce au mois de mai. 'Vous avez six mois pour dire
non.
Ce furent de nouveaux cris, des trépignements, des explosions
de joyeuse colère. Cette fois, les vieux serviteurs de la maison,
Anne-Marie, André la Jeunesse, mêlaient leur joie plus bruyante
et plus expansive à la joie de la famille.
304 LE CALVAIREDE ROSELINE
— Ré! c'estlebon vent qui va souffler chez nous ! dit André
en ôtantson foulard de colon pour s'essuyer les yeux.
Et s'approchant de la vieille servante :
— Je voudrais vous embrasser, Anne-Marie...
Celle-ci, montée au même diapason de tendressecommunicative,
répondit :
— Si çâ peut vous ffjire plaisir, André. Mot je né demande
pas mieux ; vous êtes un bel homme... il n'y a pas de honte.
Et ils s'embrassèrent.
Après cet incident, Daniel Varin reprit la parole :
— Mon enfant, dit-il encore à Roseline, Geneviève t'a été
vraiment bien dévouée : ce n'est pas chez elle que tu retourneras
pour attendre le grand jour... c'est elle qui trouvera ici une place
sous mon toit, elle et sa fille. Il faut leur faire savoir bien vite, à
ces braves créatures, que tu as retrouvé le chemin de la Fres-
naie.
— Et le meilleur des oncles ! s'écria Roseline en sautant au
cou du riche meunier.
Les jours succédèrent rapidement aux jours ; l'hiver passa,
puis une tiède haleine traversa l'espace : un renouveau s'annon-
çait. Les jeunes bourgeons firent sauter les vieilles écorces : on
entendit dans les haies des bruissements d'ailes, et les nids
s'emplirent jusqu'aux bords d'un jeune plumage. Les violettes
couvrirent les talus reverdis. Et tout se préparait pour 1^ joyeux
avènement du printemps.
Alors on redoubla d'activité pour les noces de Jean et de Rose-
line...
Et un beau matin de mai vit leur union ; et ils furent pour la
vie l'époux et l'épouse.
LES GLANEUSES
LECALVAIREDEROSELINE 20
LES GLANEUSES
i
La moisson s'achève, et les meules dorées s'échelonnent de
distance en distance sur les limites du champ. Déjà les unes ont
la forme d'une énorme ruche ; d'autres montent à vue d'oeil,
gerbes sur gerbes, amoncelées à la fourche.
Et les grands chariots criant sur leurs essieux à travers les
inégalités des sillons, transportent par centaines au pied des
meules les gerbes qui s'élèvent sur les gerbes.
Or, tout au bout de la plaine, se dressent sur la colline, comme
une meule plus haute, la bourgade et ses moulins.
Les champs féconds, où le blé mûr partout est coupé sans
retard, alternent avec des nids de verdure, et de frais pâturages,
et des houblonnières ; et toutes ces cultures sont bordées de
grands ormes qui cachent mal les fermes riantes et de jolis
villages aux maisons de briques.
Les gens doivent être bons qui habitent ce coin de terre privi-
légié— bons et charitables. Loin des villes, la charité retient,
il est vrai, quelque chose de la rusticité du milieu ; mais moin-
308 LES GLANEUSES
dre aussi est l'humiliation de celui qui porte la livrée de l'hu-
milité.
Là-bas, il n'a pas à tendre la main en détournant la tête pour
recevoir une aumône, et s'il se courbe vers le chaume pour
ramasser sur la terre chaude l'épi détaché de sa tige, il ne se
relève nullement amoindri vis-à-vis du maître du champ, qui a
permis ce regain procuré par un travail honnête.
Les vaillants moissonneurs sont à l'oeuvre. Chacun a pris un
sillon ; celui qui mène la tête est un ouvrier à l'épreuve ; actif,
il entraîne la troupe qui le suit.
Celui qui ferme la marche presse les paresseux et surveille
l'ouvrage. C'est le fils aîné du fermier.
Les gerbes sont formées avec célérité, et retenues par un lien
de paille d'avoine battue.
II
Or, en regard de ces entassements de gerbes, figurant si bien
l'abondance, trois jeunes filles, trois soeurs, fluettes et timides,
se sont glissées furtivement tout près des moissonneurs, — sans
réussir à se cacher.
Les pauvrettes se font petites, et il semble que ce soit pour
passer plus sûrement inaperçues ; d'un mouchoir noué sous le
menton, elles garantissent du soleil un front aussi blanc que le
muguet des vallées, et il semble que ce soit pour dérober leur
visage aux regards indiscrets.
Le maître du champ est présent à la moisson, comme il a été
présent aux labours et aux semailles. « Le pied du maître
rend la terre meilleure y> : il sait mettre en. pratique ce pro-
verbe local, en se levant avant l'aube. Lorsque le grain
LES GLANEUSES 309
déposé en terre germait à peine, il pensait déjà au jour de la
moisson :
« Et les soleils en jauniront les herbes,« Et les filles des champs viendront nouer la gerbe » (1),
Le maître du champ a aperçu les trois chétives glaneuses, et il
a dit à celui de ses fils qui a charge sur les moissonneurs :
— A qui sont ces jeunes filles ?
— Ce sont, a répondu celui-ci, les enfants d'une pauvre veuve
qui est revenue dans le pays. L'aînée m'a dit : « Permettez
que je glane avec mes soeurs,'que j'amasse quelques poignées
après les moissonneurs »... Elle avait des larmes dans les
yeux.
— Larmes de femmes sont à bon marché, murmure le fer-
mier, maître du champ. Mais ce n'est pas un homme au coeur
dur ; il encourage les enfants de la veuve.
— Or ça ! leur dit-il, il y en a du travail, tout du long ! C'est
un plaisir, hein !
Et quand il les a vues sourire, il ajoute, satisfait de lui :'
— N'allez pas glaner dans un autre champ, ne quittez pas d'ici;
ne bougez point d'auprès de mes filles et de mes garçons ; ne
vous faites souci ni du bottelage s'il est en retard, ni de l'enlè-
vement des gerbes : ramassez toujours ; et si vous avez soif,
qu'on vous donne à boire.
Alors l'aînée, svelte en ses treize ans, très digne, a remercié le
maître du champ, d'un mot dit avec émotion, un seul mot, un
simple mot, peut-être seulement ; Merci !
Flexible comme un épi, avec l'air sauvage que lui donnent ses
cheveux noirs, elle a un charme étrange.
(1) Lamartine.
340 LES GLANEUSES
. De nouveau, elle s'est inclinée vers le chaume ardent et dur.
Ses soeurs aussi ont levé la tête, et montré leurs visages
enfantins un peu amaigris, leurs, yeux humides. Puis toutes trois
ont repris la tâche ingrate un instant suspendue. Courbées, leurs
tempes se touchent parfois.
Leurs jupons à pièces et leurs chemises usées annoncent une
misère qui n'a rien de pénible à voir. Les petits pieds nus sont
meurtris parla glèbe pierreuse, par le chaume ardent et dur;
mais réconfortées, grâce au bon accueil qui leur est fait, les trois
fillettes redoublent d'entrain.
Et à mesure que leurs tabliers se remplissent de-grains, et que
sous leurs bras se forment de courtes gerbes, leurs prunelles
s'allument, leurs joues se colorent ; leur bouche gracieuse a perdu
la gravité du premier moment. Elles oublient pauvreté et hail-
lons ; elles les font oublier aux autres.
La fermière, à son tour, vient d'apparaître, apportant son petit,
— son dernier-né dans ses bras. Sans leur présence, ce tableau
de la vie rustique serait inachevé.
C'est la bonne mère.
Son petit, son dernier plein de vie et d'éclat, est comme
l'aube du jour. Dodu, potelé, il gesticule, ses yeux bruns parlent;
les boucles de sa chevelure vivement secouée disent aussi sa
vivacité, et sa volonté déjà.
Il tend les bras vers les petites glaneuses,, il voudrait s'échap-
per et courir vers elles. Il crie, fait le méchant.
La mère gronde.
Rien n'y l'ail, et le tricorne du garde champêtre se montre tout
à point.
Or, le représentant de l'autorité, — un vieux soldat à la mous-
tache raide, — ôte de la bouche sa courte pipe, prend son air le
plus sévère et grossit sa voix.
LESGLANEUSES' 311
Et. l'enfant, subitement radouci devant le croquemitaine,
l'homme à moustache raide, jette un coup d'oeil de travers sur
les trois fillettes. '
Mais les filles de la veuve poursuivent leur tâche en silence,
aveuglées par la grande lumière du soleil s'écrasant sur la terre
nue, agenouillées ou pliées en deux ; avec des mouvements fé-
briles, elles avancent de plusieurs pas, la tête basse, vacillant
comme atteintes de vertige.
Et le maître?
Le maître du champ ne dit plus rien, puisqu'il a laissé faire ;
en se montrant mécontent, il se créerait des remords ; il altenle-
railà l'idéal qu'il se fait d'une félicité rurale domestique fondée
sur les réalités de la vie.
III
Mais, au bout du champ, longeant un sillon que la charrue a
profondément creusé, s'avancent sournoisement à la file cinq
ou six fillettes de même âge, brunes enfants que le soleil a
dorées. Elles approchent, crient un salut, et vont s'abattre sur la
glèbe comme une volée de moineaux francs qui prennent posses-
sion de leur domaine.
Trois femmes âgées, de loin les suivent : la mère, la fille et
l'aïeule : trois générations, trois bouches, trois misères. Vien-
nent-elles, les unes et les autres, diminuer la part des premières?
Non, il y a du travail pour toutes. Si vraiment une part est dimi-
nuée, ce sera celle des oiseaux du ciel.
Et l'ancien, le'garde champêtre murmure :
— En voilà d'autres, et d'autres encore. Faudrait, bien sûr, les
312 LES GLANEUSES
laisser glaner même avant le boltelage ! et avant le jour, et pen-
dant la nuit. Mais la loi ?
Du groupe enfantin s'élèvent de mutuelles excitations.
— Allez! dit la plus active, une rousse dont le soleil semble
incendier la chevelure ébouriffée ; le courage ne vous donnera
pas la fièvre ! Vous avez pourtant la vie assez bonne ! Il vous
faut peut-être de meilleur pain que du pain de froment. C'est
ainsi que l'on tombe du trèfle aux joncs. Ah ! vous regardez la
fermière ? Çà ! vous, voudriez bien être dans ses souliers ?
— Elles ne disent rien, les trois nouvelles du pays, les trois
enfants à la veuve ! observa une autre des petites glaneuses.
— Se taire et penser ne fait tort à personne, répond la pre-
mière.
Or, grain à grain, épi à épi, la jupe retroussée et nouée par
derrière, formant panier, gonfle et s'emplit. La main droite de
chaque glaneuse se grossit de grains ramassés un à un jusqu'à
pleine poignée, et se vide alors dans la jupe.
Ce serait bien beau, sans le grand soleil qui offusque, et qui
noircit la nuque.
Les trois femmes âgées, à leur tour, sont entrées dans la
partie du champ où la faucille, souvent aiguisée, a fait une
large trouée. Hélas ! il est vrai, les glaneuses ne sont pas
seulement des fillettes oisives pouvant- se pencher en se jouant
presque ; il en vient aux champs qui déjà se traînent. Le soleil
qui brûle les enfants, réchauffe des vieilles qui se sentent près
de l'hiver.
Leurs mouvements privés de souplesse font d'elles de mé-
diocres travailleuses. Le dos ne plie pas sans peine , la
jambe est lourde, les pieds ne chaussent qu'à demi les souliers
usés.
Elles vont jusqu'à l'endroit où, sous le large soleil d'août, les
moissonneurs agenouillés devant le blé barbu qui montre ses
LESGLANEUSES 313
jaunes aigrettes, saisissent les épis à pleine main et les scient
avec leur faucille.
Sous la brise qui s'élève enfin, les blés ploient et ondulent;
ils semblent essayer de se dérober à la faux du moisson-
neur.
IV
Les dernières gerbes sont liées.
Sur un chariot sont déposées les plus belles, pour servir à la
fête de la moisson.
Les enfants de la maison et tous ceux de la famille — il en est
venu de la ville — ont été conviés à cette, fête. Déjà, ils ont séparé
des épis les bluets abattus d'un même coup de faucille ; ils en
ont formé de gros bouquets dont ils couronnent la plus haute
gerbe.
Alors, gaiement, ils prennent place dans l'énorme char, au-
quel sont attelés trois grands chevaux attifés de fanfreluches et
de brillants grelots.
Sur les gerbes aux reflets cuivrés qui s'amoncellent en pyra-
mide, les enfants se groupent, ou se disputent la place avec des
poussées joyeuses, des éclats de rire; les plus petits sont cul-
butés, enfouis sous la paille ; on ne voit plus d'eux que leurs
pieds ballant le vide : la fête est complète.
Tout ce mouvement, toute cette folie, ce n'est pas la plusmince part de satisfaction donnée au fermier en récompense de
son labeur d'une année.
Le char s'ébranle enfin, au milieu des vivats, au tintement des
grelots de l'attelage.
3U LESGLANEUSES
A travers le pays, le bruit des fléaux rythme la marche
triomphale des moissons.
La nuit approche.
Le soleil s'éclipse, emportant comme une gerbe de rayons
lumineux ; du côté opposé, la lune se dessine dans un ciel clair
encore, pareille à une faucille d'argent.
Sur la route encombrée, se suivent de près d'autres chariots,
roulant avec le même accompagnement de cris, de chants et de
rires enfantins : moissonneurs et moissonneuses chargés de
râteaux et de faux leur font cortège,— avec des refrains chantés
en choeur, à demi-voix.
A chaque chemin de traverse, à chaque sentier, la troupe
s'égrène, s'amoindrit d'un ou deux travailleurs ; et les chants
faiblissent...
Plus loin, dans la nuit devenue plus sombre, se traînent, ha-
letantes, silencieuses, longeant le ruisseau, des figures indécises
que l'obscurité rend confuses.
Ce sont les glaneuses, — les enfants et les vieilles mères
— qui, elles aussi, rentrent au village.
Selon les hasards heureux de la journée, elles rapportent
leur récolte ou sur la tête ou sur les épaules; les moins bien
partagées serrent encore une gerbe sous le bras, gerbe étique
formée d'épis mal venus. Mais à aucune la charge ne paraît
trop lourde. Toutes ont hâte de battre les épis, de mesurer le
grain...
Chez le riche, la fête enfantine se prolonge animée et
bruyante. Pour les serviteurs une tonne de bière a été mise
en perce; ils étaient au travail, il est juste qu'ils soient à la
joie !
Sous l'humble toit, dans la chaumine, il y a, pour une heure,
apaisement de craintes, et surtout la satisfaction d'une journée
bien remplie.
LES GLANEUSES US
C'est une courte trêve ; peut-être même la huche ne sera po int
vide de sitôt... 0 miracle! sans posséder aucun champ, sans
avoir ensemencé, on a sa parOi*,froment de la moisson : le bon
froment pour faire le bon/ptih I ''^\'
Ê !'' W %\:
TABLE DES MATIERESa %v
CHAPITRE I. — Heureuses enfances. 7
CHAPITRE II. — Roseline et Jean 18
CHAPITRE III. — A la Fresnaie 25CHAPITRE IV. — Deux beaux-frères 32CHAPITRE V. — La marâtre 44CHAPITRE VI. — Le gué de la Corbelinc. . . . 52CHAPITRE VIL — La tour des Hulottes 58CHAPITRE VIII. — Cruelle attente 67CHAPITRE IX. — Le secours 75CHAPITRE X. — L'enfant malade. . 86CHAPITRE XL — Lecollierde perles 94CHAPITRE XII. — Haute-Fontaine 104CHAPITRE XIII. — La petite mère. , 111CHAPITRE XIV. — Les amoureuxde Roseline 119CHAPITRE XV. — Laurent Maréchal 136CHAPITRE XVI. — Le « Faisan Doré » 141CHAPITRE XVII. — Au bord du ruisseau. . 149CHAPITREXVIII. — Les noces d'L-ma 154CHAPITRE XIX. — Grave accusation 173CHAPITRE XX. — L'oncle Daniel ..;... 186CHAPITRE XXI. — Sous le pommier en fleur 196CHAPITRE XXII. — L'idée de Sébastien 205CHAPITRE XXIH. — Les nouvelles du colporteur 215CHAPITRE XXIV. — L'oncle et le neveu 224CHAPITRE XXV. — Longues, longues années 231CHAPITRE XXVI. — La vie des colons 239CHAPITREXXVII. — Joie du retour 246CIIAPITBEXXVIII. — Tante Lisbeth 253CHAPITREXXIX. — Les moissonneurs 260CHAPITRE XXX. — Roseline ou Cécile ? 569CHAPITREXXXI. — La dernière gerbe . 279CHAPITREXXXII. — Départ des hirondelles 289CHAPITREXXXIII. — La dot de Roseline 297LESGLANEUSES. 305
TABLE DES GRAVUBESK>,
Jean entra bravement dans l'eau et parvint à ranïeneiyslav'^petitefille. . Frontispice
Elle alla jeter les cerises à ses oies 21Il exhiba une rangée de molaires tellement formidables au nez de la
vieille fille, qu'elle recula de quelquespas 39La petite glissa sur la pierre moussue, et fit un plongeonjusqu'à mi-
jambes . 53A bas, chien ! à bas ! criait Irma 65Ellese dressa vivement et tout son sang se glaça 79Menteuse ! lui dit Jean 83
Roseline,!ma chère petite ! qu'est-ce que tu as ? 97Va à la cuisine, paresseuse, et que je ne te revoie pas de la journée ! 113Irma rendit le gant en riant , 127Roselineaperçut Jean avec surprise 151Et la danse s'organisa. . 165Drôlede fin de noce! observa la mère Kelach 171Roseline aperçut devant elle son père tenant dans ses mains un collier 177Eh ! bonjour, ma fille !D'oùvenons-nouscomme ça ? 183Il s'assit lourdement sur sa chaise 193Veux-tu m'écouter, Roseline? dit Jean en s'inclinànt vers elle. . . 199
Brusquement, le colporteur retint Annette par le bras 217
Enfin, tu viens nous dire adieu, dit l'oncle 205
Qui, nous ? dit Jean en la considérantd'un oeilfixe 247Encore un temps de galop, mon rousseau, hopp t hopp ! 255A midi, les moissonneurs se réunirent pour prendre un frugal repas. 273Retour des moissonneurs 281Il s'élança pour soutenir sa nièce prise de défaillance 299
Poitiers.—SociëtdFrançaised'Imprimerieet deLibrairie.
Poitiers.- Sociétéfrançaised'Imprimerie