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Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2013, 13 : 65-81 65 L’HISTOIRE DES VACCINATIONS 3 e PARTIE : l’industrialisation de la production des vaccins Par Hervé BAZIN* *Dr vétérinaire, Dr ès Sciences, Pr émérite de la faculté de Médecine de l’Université de Louvain Administrateur scientifique principal de la Commission européenne (e.r.) Membre de l’Académie vétérinaire de France 4 rue des Écoles, 92330 Sceaux [email protected] Communication présentée le 16 novembre 2013 Cet article est dédié en hommage au Professeur Herman Frenkel et au Docteur Charles Mérieux qui ont su faire passer la production des vaccins d’un stade artisanal à celui de production industrielle, tout en conser- vant et même en améliorant la qualité et la sûreté des vaccins contre des maladies infectieuses des hommes et des animaux. Introduction Produire des vaccins nécessite pratiquement toujours un système de culture des organismes pathogènes ou d’un ou plusieurs de leurs com- posants. Pour les agents microbiens classiques, il était nécessaire de disposer d’un appareillage et de milieux de culture en plus de l’agent pa- thogène ayant les qualités requises pour fabri- quer un bon vaccin. Ce dernier point a été en- visagé dans les deux articles précédents. Il semble que les premières cultures pures aient Résumé Les succès des vaccins comme ceux de la vaccine pour la variole, des vaccins Salk, Lépine ou Sabin pour la poliomyélite, ou encore du vaccin contre la peste bovine, ont permis d’éradiquer la variole et la peste bovine et de diminuer sensiblement les catastrophes causées par le virus poliomyélitique. Cependant le passage d’un emploi limité des vaccins à un usage plus étendu a conduit à améliorer leurs productions, aussi bien en qualité qu’en quantité et qu’en coût. Cet exposé souligne le rôle majeur qu’ont tenu les pro- fesseurs Herman Frenkel et Charles Mérieux en instaurant les cultures cellulaires de grandes capacités et en permettant la distribution massive de vaccins lors de campagnes contre des épidémies ou des épizoo- ties. Ainsi certaines maladies ont-elles été réduites (poliomyélite) ou même éradiquées (variole, peste bo- vine). Mots clés : vaccins, culture cellulaire, fièvre aphteuse, Herman Frenkel, Charles Mérieux Title : Vaccination: a history. The industrialisation of vaccines production Summary Success of vaccines as the ‘cowpox/vaccine’ against the smallpox or those of the Salk, Lépine or Sabin against the poliomyelitis, or yet the vaccine against the cattle plague, have allowed to eradicate the small- pox and the cattle plague or to greatly diminished the great damages make by the polio virus. However, the passage of a limited use of the vaccines to a much larger one has obliged to improve their productions in quality, quantity, and also in price. This paper emphasizes the major contribution of both the professors Herman Frenkel and Charles Mérieux in establishing large cellular cultures giving the possibilities to use vaccines in case of epidemics or epizootics to the reduction of some contagious diseases as the poliomye- litis or even the eradication of some ones as the smallpox or the cattle plague. Key-words: Vaccines, cell culture, Foot and Mouth Disease, Herman Frenkel, Charles Mérieux

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Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2013, 13 : 65-81

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L’HISTOIRE DES VACCINATIONS 3e PARTIE : l’industrialisation de la production des vaccins

Par Hervé BAZIN*

*Dr vétérinaire, Dr ès Sciences, Pr émérite de la faculté de Médecine de l’Université de Louvain Administrateur scientifique principal de la Commission européenne (e.r.) Membre de l’Académie vétérinaire de France 4 rue des Écoles, 92330 Sceaux [email protected]

Communication présentée le 16 novembre 2013

Cet article est dédié en hommage au Professeur Herman Frenkel et au Docteur Charles Mérieux qui ont su faire passer la production des vaccins d’un stade artisanal à celui de production industrielle, tout en conser-vant et même en améliorant la qualité et la sûreté des vaccins contre des maladies infectieuses des hommes et des animaux.

Introduction

Produire des vaccins nécessite pratiquement toujours un système de culture des organismes pathogènes ou d’un ou plusieurs de leurs com-posants. Pour les agents microbiens classiques,

il était nécessaire de disposer d’un appareillage et de milieux de culture en plus de l’agent pa-thogène ayant les qualités requises pour fabri-quer un bon vaccin. Ce dernier point a été en-visagé dans les deux articles précédents. Il semble que les premières cultures pures aient

Résumé Les succès des vaccins comme ceux de la vaccine pour la variole, des vaccins Salk, Lépine ou Sabin pour la poliomyélite, ou encore du vaccin contre la peste bovine, ont permis d’éradiquer la variole et la peste bovine et de diminuer sensiblement les catastrophes causées par le virus poliomyélitique. Cependant le passage d’un emploi limité des vaccins à un usage plus étendu a conduit à améliorer leurs productions, aussi bien en qualité qu’en quantité et qu’en coût. Cet exposé souligne le rôle majeur qu’ont tenu les pro-fesseurs Herman Frenkel et Charles Mérieux en instaurant les cultures cellulaires de grandes capacités et en permettant la distribution massive de vaccins lors de campagnes contre des épidémies ou des épizoo-ties. Ainsi certaines maladies ont-elles été réduites (poliomyélite) ou même éradiquées (variole, peste bo-vine). Mots clés : vaccins, culture cellulaire, fièvre aphteuse, Herman Frenkel, Charles Mérieux Title : Vaccination: a history. The industrialisation of vaccines production Summary Success of vaccines as the ‘cowpox/vaccine’ against the smallpox or those of the Salk, Lépine or Sabin against the poliomyelitis, or yet the vaccine against the cattle plague, have allowed to eradicate the small-pox and the cattle plague or to greatly diminished the great damages make by the polio virus. However, the passage of a limited use of the vaccines to a much larger one has obliged to improve their productions in quality, quantity, and also in price. This paper emphasizes the major contribution of both the professors Herman Frenkel and Charles Mérieux in establishing large cellular cultures giving the possibilities to use vaccines in case of epidemics or epizootics to the reduction of some contagious diseases as the poliomye-litis or even the eradication of some ones as the smallpox or the cattle plague. Key-words: Vaccines, cell culture, Foot and Mouth Disease, Herman Frenkel, Charles Mérieux

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été obtenues par l’équipe de Pasteur pour étu-dier les ferments utilisés à des fins artisanales ou industrielles : vin, bière, pain, vinaigre, etc. Celles-ci n’amenaient pas toujours aux pro-duits recherchés, comme à Lille, où les indus-triels des sucreries firent part de leurs déboires à Pasteur. Celui-ci se pencha sur le problème pour élargir ensuite son champ d’observations à d’autres fermentations notamment celle du vin. Sa grande découverte fut de déterminer qu’à chaque fermentation correspondait un ferment spécifique. Elle conduisit à isoler des souches pures de ferments, sélectionnées pour obtenir les produits recherchés, en évitant l’intervention d’agents nuisibles au bon dérou-lement des opérations. L’équipe de Pasteur avait tiré des travaux sur les fermentations et la génération spontanée une très bonne maîtrise des cultures (fig. 1 et 2), des appareils de stéri-lisation (four Pasteur et autoclave Chamber-land) et des milieux de culture, sans compter une première approche des maladies infec-tieuses donnée par l’étude de la pébrine. L’avance était nette sur la plupart des concur-rents, hormis dans le domaine des colorations bactériennes, spécialité des microbiologistes allemands. L’industrialisation de la production des vaccins s’imposa dès que l’intérêt de la méthode ne fut plus contestée que par quelques irréductibles.

La première production en grande quantité d’agents pathogènes visibles au microscope, en l’occurrence Bacillus anthracis, fut réalisée par Chauveau à l’aide d’un matériel simple mais performant1 (fig. 3-5). À l’aide d’un seul lot de fabrication, il devenait possible de vac-ciner, en deux inoculations préventives, 4 000 moutons (flacon d’un litre) ou même 8 000 moutons (flacon de deux litres).

« L’opération comprend deux séries de temps : ceux qui servent à la préparation de la semence atténuée et ceux qui sont consacrés au développe-ment de cette semence et l’atténuation complémen-taire des spores qui en résultent […]. On projette une goutte de sang frais infecté, pris sur un cobaye, dans un ballon contenant 20 grammes de bouillon stérilisé, et l’on cultive 20 heures à la température + 43° ; puis on chauffe la culture pendant 3 heures à + 47°- 49°, plutôt 47° que 49° ; voilà la semence préparée. La 2e série de manipulations se fait dans des récipients de 1 ou 2 litres, suivant que l’on veut

1 CHAUVEAU, 1884, p. 73 ; ARLOING, 1891, p. 317.

préparer le virus nécessaire à l’inoculation de 4000 ou de 8000 moutons. Ces récipients sont des fla-cons de chimie en verre, à 3 tubulures, remplis au 5/6 de bouillon stérilisé. La tubulure médiane est garnie d’un tube plongeant, qui descend en s’effilant jusqu’au fond du vase ; c’est par ce tube, pourvu à son extrémité extérieure d’un tampon de coton, que l’air s’introduit en fines bulles, pour y barboter plus ou moins activement. Des deux tubu-lures latérales, l’une donne naissance à un tube abducteur fermé par un tampon de coton ; ce tube est mis en rapport avec l’aspirateur2.»

La 3e tubulure comporte un tube effilé qui sert à ensemencer le flacon puis à le vider en fin d’expérience. La culture préparée est placée dans un thermostat à + 35-37°C où son déve-loppement s’effectue grâce au passage continu de l’air.

« En une semaine, l’évolution est généralement terminée et aboutit à une riche formation de spores, que le chauffage achèvera d’atténuer3. »

Chauveau ajoute les précautions à obser-ver : flacon d’un litre garni de bouillon de pou-let ; aspirateur réglé pour entretenir un courant d’air très régulier à travers le liquide de culture (1 à 1,5 litre par heure), en agitant avec soin le flacon matin et soir ; température approchant + 40°C.

« M. Chauveau répartit les grandes cultures dans des tubes ad hoc de 10 centimètres cubes de capacité, préalablement stérilisés ; il bouche ceux-ci exactement et ensuite les plonge pendant une heure dans un bain-marie chauffé à 84 et à 82 de-grés. À la température de 84 degrés, il obtient le premier vaccin ; à celle de 82 degrés, le second vaccin4. »

La fabrication du vaccin contre le charbon bactéridien selon Chauveau dérive du premier procédé trouvé par Toussaint, consistant à chauffer la culture quelques minutes à une température bien définie.

2 CHAUVEAU, 1884, p. 73.3 Ibid.4 ARLOING, 1891, p. 317.

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Figure 1 : “Ballon de Pasteur” ou encore “Matras Pasteur”, fiole de verre dont le bouchon rodé à l’émeri, re-couvre le col du vase pour éviter sa souillure par la poussière extérieure. Le capuchon communique avec l’extérieur par une ouverture obstruée par un tampon de coton stérile (GALTIER-BOISSIERE, 1927, p. 320)

Figure 2 : Tubes de culture de microorganismes sur milieu gélifié (FOL, 1885, p. 227).

La production de virus en grande quantité

La première multiplication du virus de la vaccine en quantité suffisante pour vacciner des populations entières était produite sur gé-nisse. Elle portait le nom de ‘vaccine animale’ par opposition à la ‘vaccine de bras à bras’ prélevée sur l’homme.

En médecine vétérinaire, le premier vaccin produit en masse fut celui de la fièvre aph-teuse, si l’on excepte des essais plus modestes de vaccination anti-charbonneuse dont la per-formance s’avéra inconstante. Devenue endé-

mique en Europe, la fièvre aphteuse était su-jette à de redoutables pics épizootiques, comme en 1938, 1952 et 1957. Trois sérotypes existaient en Europe au XIXe siècle. De nom breux moyens furent employés pour essayer de juguler la maladie, en particulier les mesures d’hygiène et la sérothérapie, qui échouèrent en raison de la difficulté de leur mise en place ou de leur maintien, et surtout du mode très effi-cace de propagation du virus. Restait la vacci-nation, mais elle nécessitait de telles quantités de vaccin qu’il était matériellement impossible d’en fabriquer suffisamment.

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Figure 3 : Appareil de Chauveau pour les cultures de bacilles ‘en grandes masses’. Schéma montrant en

coupe la disposition du thermostat et de l’aspirateur : A, thermostat formé par une étuve d’Arsonval modifiée ;

B, régulateur de température ; C, aspirateur. À l’intérieur du thermostat, un flacon 2 pour grande culture entouré

des cavités de la double paroi du thermostat et du couvercle ; 5, tubulure d’entrée du thermomètre donnant la

température intérieure du thermostat. L’air est aspiré dans le flacon de culture 2 par un tube ouvert à son extré-

mité supérieure qui plonge presqu’au fond du flacon 2, il forme des bulles qui oxygènent le milieu de culture et

le mélange ; l’air sort du flacon passe dans un petit flacon desséchant 6 et alors monte dans le tube adducteur 7

relié au tube plongeant de l’aspirateur 8, puis s’élève dans l’espace libre 9, en haut de l’aspirateur. L’ouverture

en haut de l’aspirateur C et son bouchon 9 servent à remplir d’eau ce réservoir. Le robinet 11 sert à faire écouler

l’eau de l’aspirateur dont le niveau de remplissage est indiqué par le tube latéral 10 (ARLOING, 1891, p. 317).

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Figure 4 : Schéma représentant en coupe la dis-position de l’appareil destiné au chauffage des cultures dans l’eau (procédé de M. Chauveau). Vue d’ensemble : 1, intérieur de la marmite ; 2, couvercle ; 3, réservoir du régulateur de tempéra-ture (le reste de l’appareil n’est pas représenté) ; 4, thermomètre ; 5, appareil de suspension des tubes à virus ; 6, appareil de chauffage (ARLOING, 1891, p. 318).

Figure 5 : Vue du profil de l’appareil de la fi-gure 4) montrant la conjugaison deux par deux des tubes à virus (ARLOING, 1891, p. 318).

Figure 6 : Appareil de Lindbergh et Carrel pour la survie longue d’organes entiers (DOLFUS, 1937, p. 253).

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Figure 7 : Culture du virus de la grippe, sur œufs embryonnés pour l’adaptation de sa culture à l’œuf pour modifier sa virulence ou la fabrication du vaccin comme l’Influvax® de la firme Solvay Pharmaceuticals.

Figure 8 : Le Pr Herman Frenkel (State Veterina-ry Research Institute, Amsterdam) mit au point sa technique de culture cellulaire en cuves avec de modestes moyens. Des langues de bovins étaient récupérées à l’abattoir. L’épithélium des langues étaient mis en culture dans un milieu approprié, dans des cuves métalliques de taille importante, puis ensemencé avec du virus de la fièvre aphteuse qui se multipliait et fournissait l’antigène du futur vaccin (Cliché Rob Meloen, Lelystad).

Waldmann résolut partiellement le problème en récoltant du virus sur la langue de bovins infectés naturellement, ou, plus tard, en infec-tant délibérément les langues de bovins sains, confinés dans des locaux protégés. On récoltait leur épithélium lingual quelques jours après, l’animal une fois sacrifié, lorsque le virus aph-teux s’était correctement multiplié5. Plus ou moins purifié, le virus était inactivé par le for-mol selon la technique de Vallée et Carré6.

Charles Mérieux, reprenant la firme de son père dans les années 1940, entreprit la produc-tion de sérum anti-aphteux. Si la sérothérapie était efficace, son effet ne durait que quelques jours parfois quelques semaines, et il n’était possible de la pratiquer que sur des effectifs restreints, par exemple sur les animaux appelés à participer à un concours agricole. Charles Mérieux se tourna rapidement vers la vaccina-tion, seul moyen, à long terme de diminuer et peut-être un jour d’éradiquer la fièvre aph-

5 WALDMANN et al., 1937, p. 401.6 VALLÉE et al., 1926, p. 129.

teuse. Les trois sérotypes présents en France nécessitaient trois productions séparées de virus pour fabriquer un vaccin. Dans un pre-mier temps, la méthode Waldmann fut, grâce à Edouard Herriot, maire de Lyon, mise en pra-tique dans une étable sécurisée des abattoirs de cette ville, mais la récolte restait limitée. Comme le dit plus tard Charles Mérieux7, la méthode Waldmann de récolte du virus in vivo sur des langues de bovins infectés naturelle-ment, ou même à la seringue, était difficile à mettre en œuvre : beaucoup de travail pour peu de virus. Non seulement le vaccin était onéreux mais, en période d’épizootie, l’approvision-nement ne suivait pas. Il s’agissait en fait d’un procédé artisanal, pas du tout industriel.

Or, depuis le début du XIXe siècle, on tentait avec plus ou moins de succès de produire des virus sur culture de cellules in vitro. Steinhard et son équipe furent parmi les premiers à culti-ver la vaccine sur des fragments de cornée de lapin ou de cobaye selon la technique dite en

7 MÉRIEUX, 1988, p. 80.

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goutte pendante8. Levaditi obtint des résultats analogues avec des cellules de nœuds lympha-tiques infectées du virus de la poliomyélite9. Toutefois trois problèmes majeurs restaient à résoudre, en premier celui de la source de cel-lules. Il fallait, à partir de petits explants ou de cellules isolées, trouver la culture cellulaire permettant la multiplication du virus étudié, car toutes les cellules ne convenaient pas. Il fallait découvrir un couple ‘cellules-virus’ performant, produisant le virus recherché en grandes quantités. Deuxième exigence, le mi-lieu de culture adéquat ne devait pas être trop cher. Enfin, le matériel devait s’adapter à des quantités de cultures de plus en plus grandes pour répondre à la demande. Par bonheur, l’arrivée sur le marché d’antibiotiques à des prix raisonnables permit de travailler avec des cellules d’origine peu ou même très peu stérile.

Dans la première moitié du XIXe siècle, on avait assisté à plusieurs essais de culture in vitro d’organes entiers, comme ceux de Lind-bergh et Carrel, mais aucun ne devait atteindre le stade industriel (fig. 6). En revanche, la mul-tiplication de certains virus fut réalisée avec succès sur l’œuf embryonné. Ce procédé coû-teux ne convenait qu’à certains vaccins (fig. 7).

En 1934, le professeur Herman Frenkel tra-vaillant à Amsterdam (fig. 8) avait indiqué à Charles Mérieux qu’il avait réussi à cultiver in vitro du virus aphteux sur explants cellu-laires10. Ce nouveau mode de production, moins traumatisant pour les animaux vivants, permettait a priori une production illimitée. L’équipe de Frenkel se fournissait à l’abattoir en langues de bovins, avec leurs tissus muscu-laires sous-jacents. Ces langues étaient lavées à la brosse sous un jet d’eau (fig. 9) puis atta-chées à une sorte de tambour à l’extérieur du-quel chacune était solidement fixée (fig. 10). Les tambours était alors arrimés, un par un, à une barre actionnée par un moteur électrique, qui les entraînait dans un mouvement rotatif (fig. 11). Chaque langue était de cette façon vigoureusement frottée avec une brosse, pour les préparer à la phase suivante (fig. 12). Les tambours supportant toujours les langues à leur face extérieure étaient irradiés aux rayons ul-

8 STEINHARDT et al., 1913, p. 294 ; STEINHARDT et al., 1914, p. 87.

9 LEVADITI, 1913, p. 202 ; LEVADITI, 1938, p. 572.10 MÉRIEUX, 1988, p. 80.

tra-violets pour obtenir une stérilisation au moins partielle. Ensuite, les langues étaient dépouillées de leur épithélium par un techni-cien à l’aide d’une trancheuse à jambon élec-trique (Berkel P 14) (fig. 13). Les petits ex-plants de muqueuse, d’abord recueillis dans un container en acier inox, étaient transvasés dans une cuve métallique (fig. 14) dont le modèle allait s’améliorer avec le temps. Cette cuve étant placée dans un bain-marie où, grâce à un circuit extérieur d’eau chaude à température constante, on mélangeait les explants cellu-laires au milieu nutritif de culture à l’aide d’une hélice sans pales à rotation lente, avec une oxygénation par courant d’air stérilisé à travers une bougie Chamberland. Sur le cou-vercle de la cuve, deux fenêtres permettaient de surveiller le contenu (l’une laissait passer la lumière tandis qu’on observait par l’autre fig. 15). Une expérience de Frenkel, datée du 3 septembre 1948 indique la culture de 100 g d’épithélium provenant de 20 langues, mélan-gés à 10 litres de milieu de culture additionnés de pénicilline et de streptomycine (fig. 16). À la suite de la multiplication, les cellules étaient contaminées avec du virus aphteux. Quelques jours de prolifération plus tard, celui-ci était récolté, purifié et modifié pour en faire un vac-cin.

L’équipe Mérieux aidée par Herman Fren-kel, avec la permission des autorités néerlan-daises, parvint assez rapidement à adapter le procédé aux conditions industrielles11 (fig. 17-21). L’ouverture de Charles Mérieux au monde entier lui permit d’établir des succursales et des usines de production dans de nombreux pays.

L’emploi de billes creuses en plastique permit de multiplier la surface sur laquelle se fixaient les cellules dans les cuves de cultures. Le nombre plus grand de cellules obtenues d’augmentait considérablement celui des parti-cules virales. En 1962, Mowat et Chapman découvrirent que la lignée cellulaire continue BHK 21 (Baby Hamster Kidney) pouvait servir de support à la multiplication des divers séro-types du virus aphteux12, ce qui simplifia radi-calement le procédé de production : il n’était plus désormais nécessaire de renouveler les

11 Ibid.12 MOWAT, CHAPMAN, 1962, p. 253.

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Figure 9 : Les langues étaient nettoyées, tout d’abord, à la main, à la brosse et à l’eau courante ordi-naire… (Cliché Rob Meloen, Lelystad).

Figure 10 : …puis introduites, une à une, sauf l’extérieur de la langue, dans un tambour. La partie su-périeure de la langue était fermement fixée à la circonférence extérieure du tambour. Les muscles de la langue conservaient leur valeur économique et étaient revendus (Cliché Rob Meloen, Lelystad).

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Figure 11 : Différents tambours contenant chacun une langue étaient fixés dans un appareil permettant leur rota-tion (Cliché Rob Meloen, Lelystad).

Figure 12 : Une brosse nettoyait la surface supérieure de chaque langue qui tournait pendant le temps nécessaire à leur brossage complet (Cliché Rob Meloen, Lelystad). Ce brossage était suivi d’un passage dans un tunnel où une irradiation aux rayons ultra-violets les stérilisait du mieux possible.

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Figure 13 : Le moment délicat survenait : détacher à l’aide d’une machine à trancher de charcuterie (Berkel P 14) l’épithélium des langues par petits lambeaux. Ce travail se faisait, la langue étant tou-jours dans son tambour, sa surface à l’extérieur, sous un petit jet de thyrode (milieu classique pour conserver des tissus avant culture). Un bon techni-cien retirait l’épithélium d’une langue en 15 mi-nutes environ, celui-ci était récupéré dans un bidon en acier inoxydable (Cliché Rob Meloen, Lelystad).

Figure 14 : Les fines lamelles d’épithélium sortant du bidon en paquet, sont versées dans une cuve contenant le milieu de culture approprié, additionné de pénicilline et de streptomycine pour éviter des contaminations bacté-riennes (Cliché Rob Meloen, Lelystad).

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Figure 15 : Le premier type de cuve métallique montrant son hélice pleine qui doit mélanger les tissus cellu-laires dans le milieu de culture, sans les abîmer. Le verrouillage du couvercle sur les bords de la cuve est primitif et sera remplacé par des sautoirs plus faciles à manipuler (Cliché Rob Meloen, Lelystad).

Figure 16 : Feuille du cahier de laboratoire du Dr H. Frenkel, datée du 3 septembre 1948 mentionnant la culture de 100 grammes d’épithélium lingual, provenant de 20 langues, mélangés à 10 litres de milieux de culture. Le titrage du virus est indiqué, en bas, à gauche, de la feuille (cliché Rob Me-loen). En médaillon, se trouve une cuve de culture, plus élaborée, datant de 1951 (Fren-kel, 1951, p. 187).

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Figure 17 : Quelques années plus tard, à l’Institut Français de la Fièvre Aphteuse (IFFA), la technique de pro-duction du vaccin Fièvre aphteuse est toujours celle mise au point par H. Frenkel ; l’hygiène de l’ensemble du procédé a été améliorée. Les techniciens travaillent toujours à mains nues car les gants de l’époque sont trop rigides et peu adaptés à des manipulations aussi précises (Cliché Fondation Marcel Mérieux).

Figure 18 : La tenue du technicien et sa technique de coupe de l’épithélium lingual sont bien visibles (Cliché Fondation Marcel Mérieux).

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Figure 19 : Le premier essai de mini-cuve ‘type Frenkel’, à l’Institut Français de la Fièvre Aphteuse (IFFA) (Cliché Merial).

Figure 20 : Le remplissage d’une cuve de culture avec du tissu épithélial de langue de bovins afin de multiplier du virus aphteux (Cliché Fondation Marcel Mérieux).

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Figure 21 : Quelques années plus tard, une cuve type Frenkel et, derrière, Charles Mérieux et C. Mackoviak, les promoteurs de cette réussite (Cliché Merial).

Figure 22 : On employait dans le monde entier, à même époque, les flacons de Roux, les ‘roller bottle’ ou les ‘rocker bottle’ contenant peu de milieu de culture, en général moins d’un litre, de cellules et finalement produi-sait peu de virus et peu de vaccin... Un exemple : M. VIETTE, A. VALLEE, Y. CHABERT, « Vaccin et sérum », L’encyclopédie par l’image, Hachette, 1963.

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Figure 23 : Dans les années qui suivirent la deuxième guerre mondiale, une maladie virale inquiétait beaucoup les gouvernements et leurs administrés : la poliomyélite. Elle tuait ou laissait des séquelles très importantes. Quand les essais cliniques, conduits avec une large publicité, firent accepter aux autorités sanitaires des États-Unis le vaccin inactivé anti-poliomyélite du professeur Salk, la nouvelle fut acclamée dans le monde entier, particulièrement en France (Radar, 24 avril 1955).

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Figure 24 : Anne-Martine Robin, âgée de 7 ans, fut la première vaccinée contre la poliomyélite avec le vaccin Lépine-Pivinalis, en France (Radar, n° 383 du 10 juin 1956).

cellules à chaque lot. Pendant ce temps, les firmes concurrentes continuaient à fabriquer leur vaccin anti-aphteux dans des flacons de Roux ou des bouteilles (Rocker et Roller bot-tles)13 avec des volumes de cultures de quelques litres tout au plus (fig. 22).

Les ravages de la poliomyélite inquiètent le monde

À la fin des années 1940, une épidémie ca-tastrophique agitait l’opinion, celle de la po-liomyélite. Justement redoutée des parents et plus généralement de la société, cette maladie infectieuse et contagieuse propre à l’homme atteignait surtout les jeunes enfants chez les-quels elle entraînait de fréquentes paralysies flasques et de lourdes séquelles.

Le virus responsable se présentait sous trois sérotypes. Jonas E. Salk proposa un premier vaccin à virus inactivé qui avait l’inconvénient d’être obligatoirement inoculé. Les conclu-sions positives de l’essai clinique furent sa-luées par la presse du monde entier (fig. 23). À l’Institut Pasteur, Pierre Lépine, améliora le vaccin Salk. Albert Sabin mit au point un deu-

13 BAZIN, 2008, p. 359 ; BAZIN, 2011, p. 391.

xième vaccin vivant à virulence atténuée, ad-ministrable par voie orale. Enders et ses col-lègues avaient découvert la culture du virus polio sur des cellules de rein de singes14, cel-lules qui, malheureusement, ne pouvaient être employées qu’une fois. La confection du vac-cin entraîna une épouvantable hécatombe de ces animaux jusqu’à l’emploi de lignées cellu-laires continues. Celles-ci, qui firent cesser le massacre de singes, augmentèrent la sûreté du vaccin.

À l’instigation de Sabin lui-même, Charles Mérieux et son équipe adaptèrent la méthode de production du virus aphteux de Frenkel pour obtenir celui de la poliomyélite15. Cela permit d’étendre la couverture vaccinale à une majorité d’enfants, en particulier en France (fig. 24) et de sauver des milliers d’entre eux de la mort ou d’une vie entière, handicapée par des séquelles souvent très lourdes.

14 ENDERS et al., 1949, p. 85 ; ENDERS et al., 1955, p. 269.

15 MÉRIEUX, 1988, p. 117 ; MÉRIEUX, 1997, p. 136.

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Production de vaccins contemporains

La biologie moderne a introduit de nou-veaux moyens de synthèse d’antigènes pouvant être employés dans des vaccins : production d’antigènes par des cellules OGM (Organismes Génétiquement Modifiés) : Hépatite B (par des cellules CHO (Chinese Hamster Ovaries)16, des levures, etc.) ; lignées vecteurs : vaccine-rage, etc. Ces productions de vaccins OGM s’apparentent beaucoup aux vaccins produits dans des réservoirs de métal ou de verre tels que Frenkel les avaient développés, devançant pour un vaccin vétérinaire, la fièvre aphteuse, les technologies employées en médecine hu-maine. Celles-ci bénéficièrent rapidement et avec succès, de ce modèle.

Conclusion

Le passage d’une production artisanale à une production industrielle des vaccins a per-mis d’abaisser les coûts de ces produits et d’améliorer considérablement leur disponibili-té, surtout en période de crise. En revanche, la concentration industrielle qui en a résulté à fait découvrir des problèmes inconnus jusque-là. Les gouvernements et les firmes pharmaceu-tiques ont le devoir de maintenir des réserves suffisantes de vaccin ou d’antigènes vaccinaux pour être capables, en cas d’urgence, de faire face à la demande.

Remerciements : l’auteur remercie chaleureu-sement les Docteurs René Piroird et Rob Moe-len pour leurs illustrations et leurs conseils, la firme Mérial et la Fondation Marcel Mérieux pour leurs illustrations. BIBLIOGRAPHIE ARLOING S., Les virus, P., Félix Alcan, 1891,

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