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A Propos de Levi-Strauss -Les Indiens Ne Cueillent Pas Les Fleurs

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propos de Lvi-Strauss : les Indiens ne cueillent pas les fleursPersehttp://www.persee.fr propos de Lvi-Strauss : les Indiens ne cueillent pas les fleursJean-Franois LyotardAnnales. Histoire, Sciences Sociales, Anne 1965, Volume 20, Numro 1 p. 62 - 83Voir l'article en ligneAvertissementL'diteur du site PERSEE - le Ministre de la jeunesse, de l'ducation nationale et de la recherche, Direction de l'enseignement suprieur, Sous-direction des bibliothques et de la documentation - dtient la proprit intellectuelle et les droits d'exploitation. A ce titre il est titulaire des droits d'auteur et du droit sui generis du producteur de bases de donnes sur ce site conformment la loi n98-536 du 1er juillet 1998 relative aux bases de donnes.Les oeuvres reproduites sur le site PERSEE sont protges par les dispositions gnrales du Code de la proprit intellectuelle. 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La source et les crdits devront toujours tre mentionns.ANNALESLES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS646362DEBATS ET COMBATSA PROPOS DE CL LVI-STRAUSSLes Indiens ne cueillent pas les fleursLa mthode qui guide Claude Lvi-Strauss dans la mise jour de la pense sauvage parat jurer avec son objet : celui-ci, penser en tant qu'activit universelle et primordiale, peut-il tre dtermin partir de la pense structuraliste, codage labor et particulier pas mme l'Occident, mais notre temps ? Nous prendrons cette question pour foyer, nantis de la seule autorit que la pense l'tat sauvage peutconfrer un esprit qui n'est pas scientifique.Le contenu manifeste du livre est l'unit de la nature et de l'esprit. Cette thse procde de la convergence de la conception naturaliste de l'anthropologie, expose et applique ds le dbut de l'uvre, et de l'orientation, formule en 1952, qui donne pour objet l'ethnographie comme aux autres sciences humaines de rvler les secrets ressorts qui meuvent (...) l'esprit humain (Lvi-Strauss, 2, p. 91). Plus qu'aucun ouvrage antrieur, celui-ci se prsente comme une contribution positive au dchiffrement de l'esprit. Contribution d'un ethnographe nanmoins parce que l'esprit qu'elle considre existe toujours incarn dans une culture. Il s'agit d'une tude naturaliste de l'esprit-socit.Que cette science use de la structure comme de sa catgorie matresse ne retire rien son souci d'exactitude ; la biologie n'a pas cess d'tre une science, au contraire, quand elle a introduit les concepts de rgulation et d'information dans la caractrisation de l'organisme et de ses modifications ; au demeurant ces notions se recommandent d'une science peu suspecte d' peu prs, la physique des communications. Dans l'attitude naturaliste, il n'y a aucun obstacle a priori pour que la notion de structure soit applique au domaine anthropologique ; d'autant moins en vrit, qu'elle a t labore sur le phnomne de message, qui est la fois physique, par sa transmission et par sa traduction l'mission et la rception, et humain par sa valeur smantique. La linguistique structurale fournit la preuve qu'une science exacte d'un secteur anthropologique est possible (Lvi-Strauss, 2, 78 sq). La seule condition requise pour son extension d'autres secteurs du mme domaine est que les objets que le savant aura pour tche de dchiffrer ne soient pas modifiables volont par les hommes, ne soient pas sous leur contrle, et cela non fortuitement, mais constitutivement (Lvi-Strauss, 2, 25-33, 219-226, 308-310).Nanmoins, pas plus que dans l'uvre de Freud, le postulat d'un inconscient ne signifie ici le dterminisme, et il faut reconnatre au concept de structure, en mme temps qu'une capacit nouvelle d'clairage, une ambigut ou une richesse qui fait dfaut la pense causale. La thorie des communications et, pour l'anthropologie, la Gestaltpsychologie et la linguistique, en tablissant qu' un univers smantique possde tous les caractres d'un objet absolu (Lvi-Strauss, 3, p. 354), dlivrent la fois la science naturelle et l'anthropologie du dterminisme formel, laborent l'objet comme totalit actuelle d'lments certes discontinus, mais soumis rgularit du fait que chacun d'eux est signe pour les autres, difient sous le nom de structure l'organisation des lments qui rgle la circulation des informations entre eux. Chaque lment est extrieur aux autres, il peut en tre matriellement isol, et il reste le seul phnomne , mais son existence d'lment et sa valeur de phnomne procdent de l'incontrl, la structure, qui n'apparat pas, parce qu'elle est de l'ordre de la relation, qui nanmoins, en tant qu'ordre de toutes les relations dans le systme, dote l'lment de sa valeur diacritique et le rend signifiant. Avec la catgorie de structure, la dialectique rintgre la connaissance exacte, non une dialectique de succession, qui est en gnral une tlologie et par consquent une pense en extriorit travestie, mais ce mouvement immobile qui ouvre le non-ceci dans le ceci, donne l'autre au mme pour qu'il se dtermine et tisse l'unit dans le fil du multiple : dialectique synchronique si l'on peut dire. Ainsi la prtention d'exactitude est devenue moins trangre la requte de rigueur qu'au temps o Husserl les opposait dans un article fameux ; et le philosophe aura plus de mal triompher de l'anthropologisme aujourd'hui, s'il s'avise de le combattre, qu'autrefois du psychologisme ou de l'historicisme.Pour Lvi-Strauss l'ethnographie est sortie du songe mtaphysique o la contraignait l'alternative du social-chose et du social-reprsentation lorsque le phnomne social a commenc tre pris comme un signe ; car le poser ainsi, c'est lui reconnatre la fois un tre-l, une opacit de matire sensible, et l'tre ailleurs, le pouvoir rfrentiel du sens ou concept. Que l'ethnographie puisse faire usage de ces catgories avec le fruit qu'on sait ne suprend pas puisque, un peu comme la science des rves, elle a affaire, avec la culture primitive , des conduites organises selon un systme dont la logique en gnral n'est pas restituable en clair , c'est--dire dans le mme plan que ces conduites, par les intresss et qu'il lui faut donc supposer une vie autonome du systme et la signifiance prconstitue de ces conduites si elle ne veut pas renoncer les comprendre ou, ce qui revient au mme, les rejeter dans une sphre prlogique , o tout serait permis et o rien ne serait traduisible. Si d'autre part la spcificit des cultures et leur multiplicit impose une approche empirique, si l'ethnographe ne peut pas faire l'conomie d'une observation minutieuse et d'un contact sur le terrain, c'est que la science ne pourra la fois dresser dans sa singularit le systme qui intgre les lments sociaux et le proposer comme le rfrentiel, universellement accessible, de leur sens, qu' condition que des signes sociaux essentiels, cachs peut-tre dans les plis de la vie quotidienne, n'aient pas t omis, et que donc autant de faits que possible aient t relevs. C'est parce que la culture primitive est une culture lourde , comme et dit Merleau- Ponty, une culture dont la raison n'accepte pas aisment ce que nous croyons tre nos raisons et qui oppose l'enqute l'nigme d'une quasi- chose qui aurait du sens de soi, que la pense structuraliste peut y trouver matire de prdilection : ici merge la contraction dans un unique concret de l'existence et de la logique, du signifiant et du signifi qu'incarne justement le signe et que rgle la structure.LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURSLES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURSLe paradoxe de la pense de Lvi-Strauss pour le philosophe ne consiste pas dans la place qu'elle fait la smiologie ; il rside en ce que cette rflexion place pourtant la frontire du pens et de l'impens se prsente et se comprend comme l'uvre de la raison analytique et s'obstine parler la langue sans cho d'une science exacte. En prenant pour thme la pense dans son tat sauvage, C. Lvi-Strauss tablit sa rflexion dans un domaine qui parat se trouver hors d'atteinte de la pense domestique qu'est la science, au sens o ce qui est sauvage accompagne comme son ombre ce qui ne l'est pas, o les synthses passives, pour parler comme Husserl, les structures dj constitues qui mettent ensemble l'esprit et les choses, les choses entre elles et l'esprit avec lui-mme, continuent d'habiter ces synthses actives, ces structures contrles et visant explicitement contrler l'objet auquel elles sont appliques, dont l'laboration est l'uvre raisonne de la science, au sens enfin o l'existence, la relation fondamentale et impersonnelle aux ples de laquelle se forment la fois un monde et des hommes, ne peut faire l'objet d'un concept alors que le concept et l'objet procdent de cette relation originaire. Du moins est-ce l la situation que l'on est tent de faire la culture primitive et l'esprit qu'elle incarne en suivant la direction que semblent signaler certains indices parpills dans le livre : par exemple la concidence du vocable sauvage et de la ddicace la mmoire de Maurice Merleau-Ponty , ou des expressions comme celle-ci : dans notre perspective (...) le moi ne s'oppose pas plus l'autre que l'homme ne s'oppose au monde : les vrits apprises travers l'homme sont du monde , et elles sont importantes de ce fait (Lvi-Strauss, 3, p. 328). Nous allons revenir sur cet aspect de la rflexion de Lvi-Strauss en essayant de le fonder un peu mieux que sur des impressions. Mais rptons auparavant que c'est l'autre face, celle de la science qui, pour structuraliste qu'elle soit, n'en est pas moins positive, qui apparat en pleine lumire, cette pense admirablement active, ingnieuse, dsinvolte, ce parti-pris de traiter tout tre comme objet en gnral... (Merleau-Ponty, 4, p. 194). La riposte vhmente que Lvi-Strauss oppose ce qu'il peroit justement selon nous de transcendantalisme, c'est--dire d'idalisme, dans la philosophie de Sartre le conduit dclarer si nergiquement son propre naturalisme que bon nombre de ses formulations prennent une rsonance matrialiste, au sens comtien du terme : Le but dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre (Lvi-Strauss, 3, p. 326), l'opposition entre nature et culture sur laquelle nous avons jadis insist nous semble aujourd'hui offrir une valeur surtout mthodologique (p. 327, note), tout sens est justiciable d'un moindre sens, qui lui donne son plus haut sens (p. 338), toute raison constituante suppose une raison constitue (p. 349). Cette pense se caractrise elle-mme comme une pense que n'angoisse aucune transcendance, ft-ce sous forme larve (p. 338).5Dans ce contexte, la discussion de la raison dialectique et de l'historicit prend une valeur exemplaire : si Lvi-Strauss rcuse l'quivalence entre la notion d'histoire et celle d'humanit (Lvi-Strauss, 3, p. 347), c'est parce qu'il souponne dans cette dernire aventure de la dialectique l'ultime refuge d'un humanisme transcendantal (ibid.). L'ethnographe se refuse dfinir l'homme comme historicit alors qu'il a sous les yeux des socits humaines pour qui la dimension diachronique et la cumulation de l'exprience ne sont pas les catgories fondamentales sous lesquelles elles sont prsentes elles-mmes, qui cherchent au contraire grce aux institutions qu'elles se donnent, annuler de faon quasi automatique l'effet que les facteurs historiques pourraient avoir sur leur quilibre et leur continuit (Lvi-Strauss, 3, p. 309). Assurment toute socit est dans l'histoire et elle change (ibid., p. 310), le problme commence non avec cette situation universelle, mais avec la manire dont elle est signifie dans les cultures ; or c'est un fait que les socits tudies par l'ethnographe ne thmatisent pas le temps comme histoire, comme succession irrversible, cumulative et constituante, mais l'intgrent sous la forme d'une diachronie ptrifie, dans les mythes d'origine par exemple, leur systme de classification. On a montr (Mirca liade) la persistance jusque dans les socits dites historiques de cette structuration anhistorique du temps, en particulier dans les mythes d'origine ou de gense et dans les rituels commmoratifs, structuration dont le modle est la rptition ou le cycle, dont le thme est, comme le rappelle le titre d'inspiration opportunment proustienne que Lvi-Strauss donne son avant-dernier chapitre, le temps retrouv . L'historicit, soit l'homme prsent lui-mme en tant qu'histoire, ne peut donc tre prise pour a priori, pour situation transcendantale, son apparition demande plutt tre comprise comme l'vnement d'une autre manire d'intgrer le cours des choses aux institutions et celles-ci l'tre social, comme le boug, la rotation de l'esprit qui, affectant son contact avec le temps, cesse de se le donner en qualit de mors immortalis dans l'immobile configuration du monde, s'expose obliquement son flux et accepte sa propre drive en lui et par lui. C'est clairer cette apparition d'une nouvelle manire d'tre au temps que vise la distinction, faite auparavant et reprise dans La pense sauvage, entre socits froides et chaudes (Lvi-Strauss, 3, pp. 309-310), ou plus systmatiquement celle qui liant l'apparition de l'criture la ncessit d'enregistrer les produits du travail accompli et celle-ci la configuration des socitsANNALESLES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS6463annales66Annales (20* anne, janvier-fvrier 1965, n ijde classe, fait commencer l'historicit avec l'exploitation (Lvi-Strauss, 1, p. 318 sq ; Charbonnier, 29 sq).C'est donc par la projection d'une situation moderne que le contact de l'existence avec le temps, qui dploie celui-ci en histoire, est rig en forme universelle a priori de l'existant ; l'ethnographe qui connat une autre prise sur le temps entend dfendre le droit de celle-ci l'humanit en dnonant le cannibalisme de la raison dialectique (Lvi-Strauss, 3, p. 341, note). Le motif de cette ethnophagie qui compte pour presque rien, pour le moment de l'inertie, l'esprit des sauvages dans la phnomnologie de la socialit, il le voit dans la persistance au sein de la pense sartrienne d'une forme larve de l'idalisme, le transcendantalisme, dernier rejeton des philosophies du cogito. C'est pourquoi la critique que Lvi-Strauss fait de l'historicit constituante et c'est son importance s'largit spontanment la critique de toute philosophie trans- cendantale et va chercher ses arguments, encore une fois, dans la raison analytique, c'est--dire dans l'attitude de l'esprit scientifique l'uvre : l'histoire n'est pas absente la connaissance exacte, elle est une mthode, et seulement une mthode (Lvi-Strauss, 3, p. 347), qui concourt avec d'autres la reprsentation de son objet ; mais elle n'a pas d'objet propre, elle peut, elle doit tre applique tout objet, sa stratgie n'est pas autre que celle de toute connaissance : utiliser un code pour analyser son objet (ibid., p. 342), ceci prs que son code spcifique est la chronologie. L'histoire ainsi rduite une connaissance et la connaissance dfinie comme codage, il ne reste plus rien du privilge exorbitant que la pense de l'Occident lui reconnat ; le naturalisme structuraliste arrase le champ de toute investigation et renferme celle-ci dans le patient dpouillement des informations et dans l'ingnieuse laboration du systme smantique qui pourra les intgrer.On ne peut lire ces pages, o l'pistmologie opratoire s'en donne satit, sans songer l'impatience qu'elle suscitait chez celui qui pourtant elles sont ddies : Il y a aujourd'hui non dans la science, mais dans une philosophie des sciences assez rpandue ceci de tout nouveau que la pratique constructive se prend et se donne pour autonome, et que la pense se rduit dlibrment l'ensemble des techniques de prise ou de captation qu'elle invente (...) Quand un modle a russi dans un ordre de problmes, (la science) l'essaie partout (...). La pense (opratoire) devient une sorte d'artificialisme absolu, comme on voit dans l'idologie cyberntique, o les crations humaines sont drives d'un processus naturel d'information, mais lui-mme conu sur le modle des machines humaines (Merleau-Ponty, 4, pp. 193-194). On dira que la catgorie du signe est de nature temprer la rticence du philosophe ; mais ce n'est pas assez : Pontalis rapporte (Pontalis, p. 300) qu' au cours d'une rencontre avec des psychanalystes, Merleau-Ponty disait son malaise voir la catgorie du langage prendre toute la place , et renvoie l'article Le langage indirect et les voix du silence (Merleau-Ponty, 2, p. 49 sq) o le philosophe s'emploie en effet dissiper la confusion de l'expression avec la parole et annonce son refus d'identifier ce signifiant primordial qu'est le sensible avec les signes articuls dans le langage (ibid., pp. 101-102). Or le structuralisme dans son emportement contre- attaquer le transcendantalisme n'est-il pas conduit craser l'cart entre exprimer et dire, mettre partout de la parole ? L'autorit que la science vient puiser dans la culture archaque n'exige-t-elle pas qu'on tienne pour ngligeable cette diffrence : que la connaissance sauvage ne se comprend pas elle-mme pour un code tandis que la science en tant que langage, et langage aussi contrl que possible, se sait deux fois un systme smantique ? Et n'est-ce pas au prix d'un autre cannibalisme que cette philosophie opratoire de la connaissance absorbe l'esprit sauvage dans l'esprit domestiqu ? Peut-tre est-il alors opportun de replacer sous ses yeux cette mise en garde : Si ce genre de pense prend en charge l'homme et l'histoire, et si, feignant d'ignorer ce que nous en savons par contact et par position, elle entreprend de les construire partir de quelques indices abstraits (...), puisque l'homme devient vraiment le manipulandum qu'il pense tre, on entre dans un rgime de culture o il n 'y a plus ni vrai ni faux touchant l'homme et l'histoire, dans un sommeil ou un cauchemar dont rien ne saurait le rveiller (Merleau-Ponty, 4, p. 194).*On dira que l'hostilit du philosophe l'entreprise structuraliste rsulte de son prjug transcendantaliste et que la science remplira sa vocation de pionnire du savoir si, allant de l'avant, elle s'y expose et le met en demeure de se ddire. Mais revenons en arrire, renouons ces fils d'une philosophie non positive dissmins dans le discours manifestement scientiste du livre. Peut-tre verrons-nous l'intention de dissoudre l'homme tempre de faon moins patente par une pense au contact .D'abord, dissoudre, crit Lvi-Strauss, n'implique aucunement (et mme exclut) la destruction des parties constitutives du corps soumis l'action d'un autre corps . La mtaphore d'inspiration chimique a beau rester dans la sphre de la connaissance positive, elle mrite attention. La rduction de la culture la nature, de l'homme au monde, de l'esprit aux choses doit tre soumise deux conditions : la premire est que le niveau rduit ne soit pas d'abord ramen sa prtendue plus simple expression , mais pris dans l'entier de sa richesse concrte et singulire, en respectant sa diffrence (ibid., p. 327) ; une rduction obtenue au prix de l'appauvrissement pralable de l'objet rduire est une simple ptition de principe, une abstraction qui dleste l'objet de son contenu concret pour simuler de dcouvrir son identit avec un autre objet, lequel est en ralit celui-l mme qu'on vient d'obtenir par simplification ; dissoudre le ceci, l'homme, n'est pas dcouvrir qu'il n'est que cela, organisme par exemple. L'autre condition est que l'on conoive l'opration rductrice non comme une transformation univoque qui dcompose le complexe en simple, mais comme un processus d'change entre les deux niveaux d'o celui sur qui s'opre la rduction ne sort pas seul modifi. Ainsi faire communiquer les phnomnes culturels avec le monde organique ne veut pas dire qu'on va d'abord appauvrir la socit de faon en faire un quasi-organisme ni qu'ensuite on conservera intacte l'hypothse que l'organisme est, par exemple, une totalit physico-chimique. La socit n'est pas rductible un quasi-organisme (ou bien il faut surcharger le sens de quasi ), ne serait-ce que parce qu'elle n'est pas une totalit physico-chimique, mais une totalit qui communique et cohre avec elle-mme grce au langage, au moins partiellement ; et mme s'il est vrai qu'une confrontation entre ces deux totalits peut tre fructueuse, elle suppose et implique que l'on conoive l'organisme comme un ensemble l'intrieur duquel circule de l'information, et par consquent qu'on labore le concept d'un quasi-langage qui tient ensemble les parties du vivant.A tort ou raison, les socits animales paraissent fournir une sorte de mdiateur entre les deux niveaux ; or il est intressant fie constater que mme entre deux uvres aussi rapproches que les Entretiens et La pense sauvage, leur situation a subi dans la problmatique de Lvi- Strauss une sorte de drive : rsolu faire de la langue la ligne de partage entre ce qui est de nature et ce qui est de culture, l'anthropologue des Entretiens est conduit rejeter la socialit des fourmis du ct du biologique (Charbonnier, pp. 156-157) ; mais quand il a combattre la raison dialectique de Sartre, qui n'entend pas qu'on tudie les hommes comme des fourmis, l'ethnographe riposte qu'aprs tout les fourmis, avec leurs champignonnires artificielles, leur vie sociale et leurs messages chimiques offrent dj une rsistance suffisamment coriace aux entreprises de la raison analytique (Lvi-Strauss, 3, p. 326), ce qui donne penser qu'elles ne relvent pas d'un concept de la nature qui ferait d'elle une pure inertie. On voit dj que la dissolution ou la rduction que Lvi- Strauss recherche n'est pas l'effondrement du suprieur dans l'infrieur ; qu'elle exige au contraire que de quelque manire l'autre, le niveau rducteur, s'annonce dans le mme, le niveau rduit, et qu'il le conserve en lui sans pourtant lui tre identique ; qu'ainsi elle requiert un mouvement de va et vient de l'esprit entre les termes qu'il cherche unir, mouvement qui prserve leur altrit alors qu'il cherche tablir leur identit profonde, et dcle le travail du ngatif au cur des choses. Ce qui en vrit souffle travers les vocables du scientisme et leur donne retentissement, c'est l'authentique inspiration dialectique, si par authentique, on entend dbarrasse de tout idalisme.Il faudra conclure dans la mme direction, et mme pousser plus avant, si l'on examine une autre thse, plus fondamentale, du livre. L'esprit sauvage y est prsent comme l'esprit tout court, non pas que les mmes thmes, les mmes archtypes, les mmes contenus apparaissent partout identiques : aucune ide n'est plus trangre l'ethnographe que celle d'un inconscient habit par des images communes l'espce (Lvi- Strauss, 3, p. 88) ; mais en ceci qu'il est un oprateur dot de codes, dont les systmes totmiques sont un cas, qui assigne aux lments, sociaux ou naturels, une valeur diacritique en les opposant par paires, construit un systme de permutations partir de ces couples de classes opposes, et peut ainsi remplir la fonction qu'on lui connat : com-prendre, c'est-- dire produire l'unit de la multiplicit (Lvi-Strauss, 3, pp. 101, 171-174, 202, etc.). La description, on l'a dit, est le plus souvent conduite dans ce vocabulaire de la science opratoire qui impatientait le philosophe soucieux d'absolu. Mais elle contient plus d'un accent capable de faire cho ce souci. Nous voudrions en relever seulement quelques-uns qui paraissent plus importants.L'esprit n'est pas conu en termes de conscience et moins encore d' ego . La pense sauvage n'est pas un Je pense, mais un a pense. Ce penser est entendre et correspondre. Il est sensibilit diffrentielle valorisant la multiplicit des phnomnes, comme l'oreille fait d'une chane musicale ou linguistique, et composant, par la mdiation des contrastes que font entre eux ces lments, un monde qui est leur totalit signifiante ; comme ce qui correspond, il est traduction d'un champ de signes dans un autre champ. En toute rigueur la pense n'est rien, n'est pas une substance particulire, elle n'est pas l'activit d'un esprit, un sujet ne la possde pas. Ce en quoi elle se recueille n'en est pas matre et n'a pas pouvoir de doter un en-soi extrieur de significations empruntes quelque projet fondamental. Le fondement ou raison n'est pas la libert (Heidegger, J), il est le mouvement par lequel le sensible se transcrit en signification : la relation est le seul irrelatif. L'anthropologue nous donne ainsi des raisons supplmentaires et motives d'en finir avec le privilge accord depuis des sicles par la philosophie occidentale l'un des ples, le ple Je pense, de notre rapport au monde. Penser est un moment de la transformation par laquelle le monde se change en monde, le divers en unit, le sensible en signifiant. Sans doute ce moment est-il improbable, pour parler la langue des cybernticiens, parce qu'il opre plein dans le sens de la ng-entropie, faisant de l'ordre avec du dsordre, ou plutt, car cet ordre et ce dsordre ne sont tels que dans son propre registre, transposant l'ordre physique ou biologique en un autre plus alatoire, et spar du prcdent par une contingence insurmontable ; mais qui peut dire autrement, et que gagne-t-on nommer Dieu cette contingence (Lvi-Strauss, 3, p. 338) ?On semble en droit de verser La pense sauvage au dossier de la rfutation de l'idalisme et de la philosophie du sujet ; elle y rejoindra des uvres aussi apparemment disparates que celles du jeune Marx, la Phnomnologie de la perception et Signes, Cyberntique et socit, les crits du dernier Husserl, le Cours de linguistique gnrale, la Lettre sur l'humanisme ou les Holzwege, l'uvre de Freud et les fragments d'Hraclite. Cette collection ne peut paratre un fatras qu' celui qui ne percevrait pas sous les divergences d'cole la commune allgeance de ces uvres une mme vrit : que l'homme est seulement permutateur de signes, travers lequel le monde s'change avec lui-mme. Comme les plus rcentes d'entre elles, le livre de Lvi-Strauss paie son tribut cet hritage du dualisme qu'est en dpit d'elle-mme la science avec sa terminologie chosiste et formaliste ; mais sa vrit est au-del de cette formulation : elle est dans l'approche de ce On primordial qui a son authenticit , plus ancien que tout solus ipse, au sein duquel la communication ne fait pas problme (Merleau-Ponty, 2, p. 221), et qu'annonait au moment mme o sa trace allait tre perdue pour l'Occident cette parole d'Hra- dite transcrite par Hlderlin : l'Un qui ne cesse de se diffrencier en lui-mme (Beaufret).La mise jour de ce contenu s'opre travers la confrontation entre pense sauvage et pense scientifique. Au sein de cette confrontation 6e vrifie ce qui a t dit de la dissolution : la pense sauvage ne peut tre dcrite comme homologue la pense domestique qu'autant que du sauvage est dcel dans cette dernire. Cette immanence n'est assurment pas thmatise dans le livre. Mais si l'ethnographe peut voir la raison poindre dans l'irrationnel et discerner ce qu'il y a d'inconscient comme ombre porte par la lumire matresse d'elle-mme, ce n'est pas qu'il dispose d'un observatoire absolu d'o cet change, cette dialectique serait lisible en clair, c'est qu'il est la fois primitif et moderne, comme l'enfant adulte est pote. Sous cet clairage, le thme dont nous parlons est prsent dans l'uvre de Lvi-Strauss : le va-et-vient qui relativise la connaissance scientifique sur fond de pense non apprivoise en mme temps qu'il permet la premire d'apprivoiser la culture primitive indique que le dracinement chronique qu'prouve l'ethnographe dans sa vie et qui fait que plus jamais il ne se sentira chez lui nulle part (Lvi-Strauss, I, p. 47) ne procde pas seulement d'un dracinement de mthode, de l'usage concert de la rciprocit des perspectives, mais de l'enracinement natif dans ce sol absolu et absolument mouvant qu'est la relation. Cette indication en forme de confidence faite au seuil de Tristes tropiques suffit dclasser l'ethnographe du rang d'ingnieur ou de savant ; son approche de l'esprit sauvage n'est pas mue par une pulsion, d'inspiration magique parce que dsespre, que Lvi-Strauss appelle la possessivit vis--vis de l'objet , qu'il voit natre dans la statuaire grecque ou la peinture du quatrocento (Charbonnier, p. 69) et qui, pour la connaissance, trouve son homologue dans la conqute du monde en tant qu'image conue que Heidegger tient pour le processus fondamental des Temps Modernes (Heidegger, 2, p. 85) ; voici une connaissance sans appropriation, qui a appris de son objet mme, la culture primitive, que la relation avec l'objet n'est pas excursion du Moi dans le Non-moi ni ingestion de ce dernier par le premier, mais patient sjour auprs de lui et mticuleux cho fait sa requte. La pense de Lvi-Strauss tire sa force, et obtient auprs du lecteur non spcialis le retentissement qu'a suscit Tristes tropiques, du fait qu'elle est, comme la pense des sauvages, postulation de sens, foi originaire en ce que l'tre fait signe, et qu'elle rpond ainsi un dsir que notre civilisation laisse en plan.Dterminer la pense dans son tat sauvage ne signifie pas moins qu'effectuer une nouvelle critique de la raison. Il n'est pas absurde de conduire celle-ci avec les instruments d'une science qui est par nature prcritique si, en mme temps qu'on claire la pense sauvage par les catgories de la pense apprivoise, on tablit la drivation de celle-ci par rapport celle-l et si l'on montre les connaissances positives hantes par une co-naissance originaire. Or cette relativisation est bien esquisse dans le livre de Lvi-Strauss, mais, on l'a dit, non thmatise, et il laisse ouverte la question ; si la pense sauvage est le penser dans son tat originaire (ce qui ne veut pas dire primitif ou ancien), qu'est- ce que la domestication de la pense, pourquoi et comment est-elle possible ?Avant d'aller plus loin dans la comprhension de ce problme, il est ncessaire de s'attarder sur le contenu existentiel de la culture sauvage, 6ur le contact intime entre l'homme et le milieu (Lvi-Strauss, 3, p. 12) que dcrivent les premiers chapitres en particulier. On risque de provoquer l'irritation de l'ethnographe, surtout structuraliste, mais c'est par ce biais que le paradoxe pourra tre le mieux approfondi.En partant d'une problmatique qui n'est pas celle de Lvi-Strauss, nous dirons qu'une culture est l'accueil fait aux appels fondamentaux et l'ensemble des activits par lesquelles rponse leur est donne. Enfanter, aimer, se nourrir demandent tre accomplis, et nous savons, en particulier grce l'ethnographie, que le dsir qui leur fait cho ne contient pas en lui-mme la forme de la rponse qui peut leur tre donne, comme c'est le cas pour les vivants dots d'instincts. Pareillement la nuit et le jour, la pluie et l'aridit, la montagne et le bas-pays, le serpent, l'arbre attendent que place leur soit faite, cette seconde face, naturaliste , de la culture tant la mieux claire dans le livre de Lvi- Strauss en raison de son intention. En mme temps que la socit vient au monde, le monde vient la socit ; celle-ci est l'unit des hommes scelle par l'unit des modles qui guident les rponses faites aux appels ; le monde est l'unit de toutes les places accordes aux choses (Lvi- Strauss, 3, p. 17). Il y a une unit de ces deux units, elles ne sont jamais donnes en tant que deux. L'herbe et la pluie signifient quelque chose dans la socit, duquer et pouser signifient quelque chose dans le monde. Il n'y a pas l'homme occup avec ses problmes d'un ct et de l'autre le monde retir autour de son nigme. Avec l'extriorisation qui met part l'homme et le monde, la culture est dj malade.Dans la culture vivace, l'animal, le vent, les saisons ne sont pas des phnomnes, des choses nues qu'il faut conqurir par l'analyse et la corrlation ; ils sont des signes qui appellent d'autres signes et rpondent d'autres signes. Pareillement prendre femme, chasser, btir ou vieillir ne sont pas des conduites , oprations dont tout le sens serait la recherche d'un quilibre entre des motivations et un milieu, mais encore des signes qui sollicitent accueil et cho. La culture met en communication une socit et son monde, un monde et sa socit. L'un et l'autre se creusent l'un dans l'autre leur rsonance. Il n'est mme pas suffisant de dire que la socit est pour elle-mme le microcosme du monde, le thme d'une telle homologie suppose dj la sparation de la nature et de l'homme, et l'effort poursuivi pour la supprimer, comme on le voit dans la tradition gnostique et alchimiste. La mme smantique organise les actes et les choses, la mme syntaxe dispose leurs relations sans que, entre une sphre de l'homme et une sphre de la nature, la frontire oblige changer de langue.Placer l'cart nature et homme contraint rechercher ensuite leur liaison, justifier qu'ils correspondent. C'est dans ces termes que l'Occident a pos et pose le problme de la connaissance et celui de l'action : la nature ne faisant l'homme aucun signe, comment peut-elle tre connue et comment transforme ? Quant l'homme, sur quels indices doit-il guider sa connaissance et sa relation avec lui-mme ? L'objet d'abord dsignifi ne peut plus tre que conquis, et un sujet dot de la capacit de donner sens doit tre oppos au non-sens de l'objet. Ou au contraire c'est la nature elle-mme qui est cense dterminer, c'est--dire faire signifier, tout donn, et mme les actes, reprsents comme choses opaques. Du ct de l'homme, la mme oscillation fait pencher l'action tantt du ct de la libert , tantt du ct de la ncessit . Entre les deux ples de l'idalisme et du matrialisme, l'Occident ne parvient pas ajuster une explication la correspondance de l'homme et du monde, mettre d'accord l'homme avec soi. Il ronge aujourd'hui l'os du non-sens.Pense de cette manire la culture sauvage est une nigme. Dira-t-on que le climat, la flore et la faune, le relief, la race ont model les peuples, imprimant aux manires de vivre propres chacun le sceau de leur particularit locale ? L'ethnographie, la gographie humaine n'a pas de peine montrer que les conditions auxquelles le lieu, le sang soumettent les hommes n'expliquent pas ce qu'ils en font, que les fins qui ordonnent leurs activits, que l'image de l'homme et du monde qui hante leurs mythes, leurs rites, leurs rves ne sont pas dductibles de la nature o ils vivent. Serait-ce donc qu'un projet fondamental gouverne la manire dont la socit s'organise, qu'un choix, slectionnant parmi les possibilits qu'offrent le milieu et l'homme celles qui sont pertinentes au projet, ne cesse d'oprer la nature et les institutions ? On trouve ce thme dans quelques grandes uvres culturalistes, comme celles de Ruth Benedict ou de Margaret Mead, il affleure chez Lvi-Strauss (Lvi-Strauss, 3, pp. 124, 308) qui du reste s'en dbarrasse la fin avec nergie sans s'en expliquer fond (ibid., p. 324). Mais un tel projet prsupposerait l'extriorit du monde, de 1' en-soi , par rapport la libert, partant la vacuit de celle-ci face celui-l et l'absurdit de ce dernier au regard du pour-soi. Un choix requiert au moins le savoir de la pluralit des possibles, ici la connaissance que diverses cultures peuvent jouer le rle de rponse la situation. Or la socit sauvage n'est pas en possession d'une multiplicit de systmes de jeu dont chacun lui permettrait de combiner de faon galement pertinente (mais pertinente quoi ?) les cartes qu'elle a en mains. A-t-elle mme des cartes en main, alors qu'elle l'ignore ? Ce concept ne vaut pas plus que comme instrument mani selon l'esprit de la science moderne, pour faire clater l'alternative de la ncessit et de la libert ; il vaut en soi pour nous , comme dirait Hegel, non pour soi .Que l'homme soit conu comme l'objet ou comme le sujet de la conqute, la terminologie de la possessivit voile l'essence de la culture, qui est correspondance. Le sens n'est pas d'abord tout entier concentr dans l'un des termes l'homme, la nature , puis projet sur l'autre.Mais tout parle. Et la question : Qui parle ? (Butor, p. 389) doit rester sans rponse : elle prjuge qu'un sujet dispose de la parole comme d'un instrument pour exprimer un sens cristallis d'abord et ailleurs qu'en elle. La ralit est que le sujet est l'instrument que le langage se donne, que le sens n'existe que port par des signes, que ceux-ci drainent le sens dans leur flux. Qui parle ? Seulement ce qui est dit et dire. Quand nous parlons un sens prend possession de nous qui guide nos mots sans tre ailleurs que flottant dans leur cours. Comme dans le langage, le signifi transcende le signifiant auquel il est immanent, l'unit du monde et de la socit forment dans la culture une chane signifiante dont le sens les dpasse et pourtant les habite tout entier.Sommes-nous ainsi ramens l'homologie du langage et de la socit qui sert de fil conducteur aux recherches de Lvi-Strauss ? C'est prcisment cette homologie que nous voudrions reconsidrer sous l'angle de la culture comprise comme correspondance existentielle.Tout d'abord la situation contradictoire de la langue, qui est le langage phontique articul, par rapport la culture exige attention. La langue est dans la culture, la culture est dans la langue. Dans sa singularit, la langue est un aspect de la culture et relve, au mme titre que les autres institutions, de l'analyse structuraliste (Lvi-Strauss, 2, pp. 63-75) ; ordonne par une structure homologue celles qui rglent la parent ou le mythe, en tout cas transformable en elles, elle tmoigne objectivement de la culture, qui est l'unit des institutions. Mais en tant que totalit phontique, elle est l'quivalent possible pour toutes les ralits qui prennent place dans le monde culturel, et c'est pourquoi elle est le vhicule privilgi de son acquisition et de sa transmission (Charbonnier, p. 157) ; elle exprime alors une deuxime fois, subjectivement, la culture et pour ainsi dire la supplante en la reproduisant et en la prolongeant en elle-mme sous la forme du discours. La reproduction suppose sans doute l'homologie structurale, c'est comme chose culturelle que la langue peut tre parole sur la culture ; mais c'est aussi parce qu'elle s'mancipe des signifiants muets que les hommes et leurs activits, les choses et leur cours sont dans la culture, parce qu'elle peut les transcrire, les galer, les excder dans son monde o tout peut trouver place du moment qu'une diffrence phontique distingue le signifi, c'est parce qu'elle est autre que la culture en somme qu'elle peut parler d'elle.Il y a un paradoxe ou une contradiction du langage articul qu'on peut faire tenir dans sa prsomption d'accumulation totale (Merleau- Ponty, 2, p. 102). Parler vise instituer une totalit suffisante, mais qui est de l'ordre du symbole et renvoie donc un autre univers que soi ; le discours la fois se suffit et ne se suffit pas. D'un ct sa capacit signifiante ne procde pas de la transcription phontique d'une pense articule avant lui, le signifiant et le signifi mergent de pair, s'engendrent dans le cours des mots. Mais d'un autre ct l'univers qu'difie la parole ne peut pas tre pris dans sa seule latence, comme une chose dchiffrer ou une conduite dcoder, le discours n'est pas seulement un objet qui cache en lui-mme sa raison ou sa structure : il est aussi un substitut d'autres choses, et la parole a un objet en mme temps qu'elle est un objet. S'il est vrai qu'on manque le tout du langage articul en ngligeant son objectivit intrinsque, le poids de ses signes et l'instance de la lettre, ce serait faire peu de cas de sa force parlante que d'oublier que cette chose vivante vaut pour autre chose que soi, qu'elle n'est pas seulement dcrypter, mais qu'elle est aussi dcryptage de ce dont elle parle, et que c'est d'un mme mouvement que le discours est implicitation de son schme, inconscience, et explicitation de son thme, rationalit. C'est pour autant que la langue institue un systme des choses presque hors des choses, o elle est la circulation et l'change non des sensibles eux-mmes, mais de leur substitut phontique (qui, assurment sensible lui-mme, vaut cependant non par son retentissement primitif dans le corps, mais ngativement par son cart avec les autres phonmes) qu'elle contient la possibilit d'une pense analytique oprant sur la base de l'extriorit du disant et du dit. La science est au bout de cette scission : Nous prfrons (?) oprer (...) avec la monnaie de la pice , tandis que l'indigne est un thsauriseur logique (Lvi-Strauss, 3, p. 353).Les sauvages parlent, coup sr, mais d'une parole sauvage. Ils usent du langage avec parcimonie (...) les manifestations verbales sont souvent limites des circonstances prescrites, en dehors desquelles on mnage les mots (Lvi-Strauss, 2, p. 78). Ils sont comme les paysans de Brice Parain et les gens de province de Balzac : ce dont ils parleraient est l, dans l'vidence d'une quasi-perception, qui est l'vidence dont leur culture dote les choses et les hommes, de sorte que l'univers du langage n'a pas pour eux, comme pour nous, charge d'expliciter, voire de restituer et bientt d'instituer le sens de la ralit, ce qui ne veut pas dire seulement que la pense sauvage n'a pas besoin de faire la philosophie ou la science de son monde, mais que la parole primitive n'est pas essentiellement un discours sur la ralit qui est toujours, un discours 6ur le peu de ralit , un dchiffrement de ce dont il parle, mais l'existence poursuivie par d'autres moyens, une squence de gestes phontiques qui porte sa raison pour soi, sa culture, et sa raison en soi, sa structure, d'une manire assimilable celle dont toute activit sauvage les porte.Il est comprhensible que l'indigne puisse parfois donner verbalement le systme complet de ses institutions (Lvi-Strauss, 3, p. 174), puisque sa langue comme tout langage articul contient potentiellement, en tant que substitut phontique, l'extriorit du discours par rapport son objet, avec l'achvement de laquelle peut commencer une pense analytique spare. Mais le fait est que le plus souvent la culture sauvage n'a pas besoin de s'expliciter, et en mme temps de s'occulter, dans un discours sur soi. Le contenu existentiel de discontinuit dont la parole est porteuse ne se dveloppe, en gnral, pas pleinement. Pour qu'un individu en vienne parler de sa culture comme nous ferions de la ntre (ou de la sienne), il faut qu'un cart entre elle et lui, creus par son propre temprament ou cr par le choc d'une autre culture, ne serait-ce que celle de l'ethnographe, joue comme une sorte tVpoch et lui donne voir ce que les autres vivent (Mead, p. 203). Mais si les socits primitives ngligent cette fonction du langage et si la parole ne s'y referme pas sur elle-mme dans une prsomption de totalit, c'est que le monde et l'homme parlent assez, dans les institutions silencieuses travers lesquelles la culture les unifie, pour que le discours n'ait pas tout dire, mais prenne place comme un fragment dans les lacunes de l'loquence tacite des activits. L'esprit sauvage tant esprit incarn ou chair qui parle, sa culture ne consiste pas dans un langage de reprsentation et d'explication, elle est la totalit des institutions grce auxquelles la vie quotidienne a rponse la totalit des situations.Ainsi la culture sauvage dsigne beaucoup plus que ce qu'elle nomme, et cela, comme le dit Lvi-Strauss propos des arts primitifs, bien plus par excs d'objet que par dfaut de moyens (Charbonnier, pp. 88-89). En elle tous les sensibles sont des signifiants et tous les signifiants sont des sensibles ; elle transcrit le soleil en danse, l'anctre en ours, le serpent en phallus, le ciel et la terre en village. En elle, pas de sphre conomique o les activits productives de biens auraient en vue la consommation de ceux-ci, ou l'inverse ; pas de sexualit cherchant son sens en elle- mme, ni d'art dont la vaine destination serait le beau ou, pire, l'expression ; pas de curiosit dsintresse motivant la connaissance : les Indiens Omaha voient une des diffrences majeures entre les Blancs et eux dans le fait que 'les Indiens ne cueillent pas les fleurs ' (Lvi-Strauss, 3, p. 58) ; et ce n'est pas seulement par plaisir que nous cueillons les fleurs, comme Lvi-Strauss veut qu'on entende la formule, mais aussi bien pour herboriser. Si chaque activit est lourde de sens, si pour les primitifs (...) l'objet est beaucoup plus considrable (que pour nous), les objets sont plus lourds, plus denses, ils sont chargs d'une quantit de choses dont nous avons russi les purger (Charbonnier, p. 89), c'est qu'autre chose que la fin immdiate de l'activit, que la matrialit de l'objet est aussi leur contenu propre ; il y a prsence reconnue de l'autre dans le mme, immanence accepte du tout dans l'lment. Construire le village est rpter le cosmos. Quand il pleut, la semence du serpent immerge la terre et la fconde. Par l'oiseau-tonnerre, l'orage s'annonce. La culture sauvage est religio pratique, liaison qui ouvre le cela dans le ceci, qui donne cet tant pour bon- (yaov) cet autre tant, l'oiseau l'orage, le ciel la maison, le sexe aux saisons. Sa logique n'est pas la logique tronque de l'attribution, mais le mouvement complet par lequel l'autre vient rsider dans le mme afin que celui-ci se dtermine, allgorie.Parce qu'elle ne parle de rien d'autre que de ce qu'elle contient, la culture primitive offre un paradoxe symtrique avec celui de la langue : elle forme une totalit suffisante, mais non autonome. Elle n'est pas autonome parce que la matire du signe n'y prend pas sa valeur de faon exclusivement diacritique, comme c'est le cas pour le langage articul, mais encore selon son poids sensible : la transcription de la pluie en semence du serpent n'est pas arbitraire comme la traduction de l'animal perceptible dans le groupe phontique serpent , mais prend son code plus profond, dans un assentiment de la corporit murngin la symbolique terre-femme et pluie-sperme. L'htronomie de la culture rsulte du transport en elle d'un signifiant plus vieux qu'elle parce qu'il procde de la conjuration du corps et du monde. Ainsi leste de sensible, la culture forme nanmoins, ou justement, un objet absolu qui n'a pas pour fin manifeste de reprsenter ou d'expliciter un autre objet, mais qui est monde par le seul arrangement de ses parties et ne peut tre renvoy autre chose que soi pour que sa vrit soit tablie.Le monde de la culture est, un peu comme celui du corps, un monde irrlatif. Le rouge est une manire d'tre adduite du corps tout entier au monde. Des gestes sont rouges et d'autres verts, des sons bas, des tons rompus, un profil aigu : il y a une transcription continuelle d'un sensorium dans un autre. Par le corps le sensible fait place au sensible. La vibration lumineuse se mue en tonus. Le corps devient la couleur au moment o la couleur devient l'ampleur du geste, l'adduction des membres, la contraction des fibres extensives. Le contact est ici tellement troit qu'on ne peut pas dire que le corps parle du monde, il est le monde s'changeant avec lui-mme et se recueillant, il n'est jamais soi, sauf quand il va mal, mais toujours occup par les choses, occup inlassablement les transcrire en elles-mmes. Dsignant la fois ce qui peut sentir et ce qui peut tre senti, le sensible incarne cette contemporanit du corps et du monde. Dans le savoir du corps, qui est savoir faire un monde, l'yaOov est dj l'uvre qui, mettant les sensibles en corrlation les uns avec les autres, en fait nos premiers signes (Merleau-Ponty, i, p. 240 sq).Or la pluie, le soleil, la femme, le garon sont des situations dans l'espace socio-cosmique qui appellent comme leur correspondance l'organisation de conduites collectives. La culture sauvage ne cherche pas davantage ses institutions que le corps ses gestes, elle les a dj, elle code les informations qui lui viennent de la nature et de 1' homme et les traduit en coutumes avec la mme foi originaire que le corps met les transcrire en sensibles.Le poids quasi-corporel de la culture primitive peut s'apprcier d'une autre manire. Elle est religio, mais toujours dtermine, elle fait un monde de tous les lments qui sont l, en ces lieux, en ce temps, pour ces hommes. Sa localisation lui est si essentielle qu'on ne peut la transplanter, lui donner oprer d'autres lments. L'ensemble des sensibles qu'elle dtermine en les accueillant et en les mettant en relation les uns avec les autres n'est pas donn de surcrot, comme ce qui est contingent viendrait se mettre au service de la ncessit, ou comme l'existence viendrait concrtiser l'essence. L'esprit sauvage n'est pas comme le ntre dans la dconcertante situation d'avoir se frayer son chemin dans le maquis de la vrit, il est l'esprit d'un peuple qui n'a pas besoin de 1' esprit comme d'un ingrdient pour faire tenir ensemble les choses et les hommes et leur octroyer un sens, il est sa religion non monothiste, la mdiation dans son immdiatet non aline.Pourtant la lourdeur de la culture sauvage qui la rapproche du corps vivant diffre du contact originaire que ce dernier entretient avec le monde. Le corps ne se connat pas comme institution, son activit transformatrice reste immerge dans les signes sensibles qu'elle ne cesse de dchiffrer et de chiffrer. Le savoir-vivre du peuple qui prend corps dans la culture, mme s'il n'a pas rechercher ses institutions parce que la valeur smantique de ce qu'elles instituent est pour ainsi dire dj fixe, et mme si, comme le corps, il n'a pas besoin des mots pour faire parler ensemble le monde et l'homme, ne s'ignore pas comme institution. Nous avons de cela un tmoignage irrcusable : le sens du haut et du bas, du loin et du prs, du vert et du jaune ne s'apprend pas, il s'tablit en mme temps que le corps comme structure des correspondances sensibles se parachve. Mais le sens de la lune, de l'aigle, de l'pouse et du cuivre s'institue comme une langue maternelle s'apprend ; et l'apprentissage trouve conscration dans l'initiation. Tandis que le corps n'a pas de dbut pour lui-mme, il y a un commencement de la seconde nature , la culture s'acquiert.Cet cart entre les deux sphres procde de leur structure smiolo- gique respective. Transcrire telle couleur en contraction des muscles extenseurs est dire la vibration lumineuse dans le registre du tonus musculaire ; un signe remplace l'autre. Traduire l'homme en serpent et le serpent en pluie ne fait pas oublier que l'homme est homme, le serpent reptile, la pluie eau du ciel. Un signe appelle l'autre et l'accueille sans lui- mme s'effacer. La distance d'un signe l'autre est conserve dans leur unit, comme quand nous disons d'un homme influenable : c'est un camlon.La distance des signifiants tenue dans leur contraction est l'allgorie. Le ou les signifis latraux ne sont pas effacs par le signifiant prononc, mais il y a multiplicit de sens ramasse en un seul signe. Les sens qui consonnent avec le sens explicit sont brouills, mais ils sont l, dans son horizon. La force particulire de l'allgorie, de la culture sauvage, rside dans ce potentiel de sens (y compris ceux qui relvent du corps) disposs retentir avec le sens spcifique du signe jusqu' former un monde, qui est le concert de tous les retentissements possibles. La structure de l'harmonie qui assure passage d'un signe sa configuration de sens n'est pas donne en personne l'esprit sauvage ; mais si celui-ci est esprit, c'est nanmoins que la valeur allgorique du signe lui est prsente et, sinon la logique du symbole, l'existence d'une symbolique. Nulle allgorie n'est innocente, mme si elle opre sans mots. L'tre de la mdiation, dfaut de sa modalit, est donn l'esprit. Le Murngin sait que sa culture est comme une langue, encore qu'il n'en sache pas la grammaire et ne se tienne pas pour son auteur. Au contraire l'allgorie est absente de la transcription corporelle, la perception met le corps dans une prise nave sur le monde.Le corps qui parle avec des choses ne parle pas d'elles ; la langue qui parle d'elles parle presque sans elles ; mais la culture est cette quasi- langue qui parle avec elles ou ce quasi-corps qui parle d'elles. Or le langage qui a le sensible pour signe est l'art. Dans la culture sauvage, la structure opre les lments naturels et humains de la mme manire que l'espace et la couleur dans la peinture. Et si le champ pictural excde la parole, s'il est co-extensible seulement l'histoire entire de ce qui peut en tre dit et si l'uvre a ainsi presque toute sa vie devant elle (Merleau-Ponty, 4, p. 222), c'est que la langue qui parle dans le tableau agit en dessous du langage articul par ses messages chromatiques et par ses vecteurs, qui induisent des esquisses de postures dans le corps, et aussi par une symbolique noye dans la lettre du tableau et avec laquelle consonnent nos fantasmes. Comprendre le tableau exigerait que soient pntres les puissances de rsonance plus anciennes que l'intellection et dont il y a fort parier que celle-ci n'est pas exempte. Il faudrait tendre la culture sauvage tout entire ce que Hegel disait de l'architecture gyptienne et y entendre l'chec avou d'une logique qui ne parvient pas faire sa place au signifiant : Hegel dit que les problmes y restent non rsolus et que toute la solution que nous pouvons leur donner consiste savoir que les nigmes de l'art gyptien taient des nigmes pour les gyptiens eux-mmes .C'est en effet trop peu dire que la culture qui gouverne la vie sauvage est comme un art : c'est ce que nous appelons l'art, ce travail spcialis de faire parler des choses les unes par les autres, qui puise son motif dans une vie sauvage primordiale. Il y a une fonction de symbole bien antrieure aux rgles qui offrent un caractre intellectuel et prmdit , comme dit Lvi-Strauss du systme yoruba des prohibitions (Lvi-Strauss, 3, p. 177), une capacit allgorique qui recueille et soulve les sensibles en signifiants, avant tout propos conscient , et de cette disposition notre art est l'enfant perdu. La vie primitive n'a pas besoin d'art parce que le dsir d'une co-naissance du particulier et de l'universel trouve dans la culture de quoi s'articuler silencieusement, et qu'il n'a pas besoin de mettre son ouvrage l'abri dans la confection d'un objet part qui puisse attester que ce dsir n'est pas mort. Les rgles de parent par lesquelles les atomes familiaux sont disposs et mis en circulation comme des signes, ou bien les rites qui, en obligeant les parents accoucher des novices aprs les avoir tus , font de l'initiation un change rgl de la mort et de la vie (Lvi-Strauss, 3, pp. 350-351) relvent de l'art autant que la massue tinglit, laquelle est au demeurant ustensile autant que merveilleuse uvre d'art (ibid, pp. 38-39). Si l'objet, sa fonction et son symbole semblent replis l'un sur l'autre et former un systme clos o l'vnement n'a aucune chance de s'introduire (ibid.), si sans trve (l'indigne) renoue les fils, replie inlassablement sur eux-mmes tous les aspects du rel, que ceux-ci soient physiques, sociaux ou mentaux (Lvi-Strauss, 3, p. 353), c'est que le dsordre est absent de la pense sauvage, et d'abord ce dsordre au milieu duquel nous vivons et pensons, qui dissocie des genres, attribue un objet la contemplation dsintresse et l'autre l'usage, et laisse en plan la question de leur runion. Lvi-Strauss dit trs bien comment la peinture d'aujourd'hui o chaque artiste s'vertue reprsenter la manire dont il excuterait ses tableaux si d'aventure il en peignait (ibid, p. 43, note), ce qu'il appelle ailleurs cet acadmisme du signifiant (Charbonnier, p. 82), atteste par sa strilit la cassure, propre au monde occidental, entre le concept et le sensible.L'ingnieux systme de classification des arts que Lvi-Strauss appuie (Lvi-Strauss, 3, pp. 38-43) sur les trois formes de contingence inhrentes l'objet artistique : occasion du modle, excution sur la matire, utilisation par l'usager, et sur le fait que dans l'un ou l'autre type d'art, l'une ou l'autre de ces formes n'est pas intriorise dans la structure de l'objet, ce systme de classification, mme si on ne le discute pas, requiert au moins une interprtation autre que probabiliste. Ce n'est pas hasard si l'art dans lequel la matire de l'objet et son usage restent dcouvert est l'art primitif : il est le seul pour qui la troisime contingence, celle du modle, ne fasse pas problme et vrai dire ne soit pas contingente, puisque les seuls modles qu'il s'autorise, quand il le fait, sont prcisment les tres surnaturels , c'est--dire l'incarnation imaginaire de la ou des structures qui rglent la distribution des signes dans l'environnement naturel et humain. On ne peut gure dire de cet art-l qu'il va la dcouverte de la structure d'un ensemble : (objet + vnement) (ibid., p. 38), mais plutt que, comme le mythe, il part d'une structure au moyen de laquelle il entreprend la construction d'un ensemble objet : vnement (ibid.). La diffrence est d'importance puisqu'elle requiert, suivre les dfinitions de Lvi-Strauss, qu'on abandonne le concept d'un art sauvage, et puisqu'elle atteste a contrario que l'art commence quand l'intgration d'un objet, d'un modle et d'un usage devient problmatique, quand, pour parler court, il y a manque de structure, ou encore mais l'implication est la mme surabondance de structures.Une pure topologie des deux penses, sauvage et domestique, qui entend les tablir l'une ct de l'autre en les distinguant par des dplacements internes d'lments d'ailleurs communs l'une et l'autre, ne parat pas restituer l'cart qui les spare. Et il faut bien que Lvi-Strauss fasse lui-mme une entorse son projet affich de dissolution de l'une et de l'autre, en crivant par exemple que le cheminement de la pense sauvage est celui dont une thorie du sensible a fourni la base tandis que celui de la pense scientifique se situe d'emble sur le plan de l'intelligible (Lvi-Strauss, 3, pp. 356-357), soit en rintroduisant les catgories les plus classiques de la philosophie dualiste laquelle il en a.On peut obtenir confirmation de l'insuffisance d'une classification topologique sur un exemple voisin o ce ne sont plus l'art primitif et l'art acadmique, mais d'abord la science et le mythe, puis le jeu et le rite qui sont mis en parallle. Comme la science, crit Lvi-Strauss (...), le jeu produit des vnements partir d'une structure (Lvi-Strauss, 3, p. 47), tandis que la pense mythique (...) labore des structures en agenant des vnements (ibid., p. 32), de mme que le rite (ibid., p. 47). Quels sont les vnements que produit la science ? Ses rsultats, lesquels lui fournissent en mme temps ses moyens ultrieurs. Ce concept de la science est celui d'un ensemble thorique d'o se dduisent des effets exprimenter, lesquels, une fois obtenu l'assentiment de la nature (en fait, du laboratoire) peuvent tre raliss sous la forme d'instruments ou de procds exprimentaux, ceux-ci servant ultrieurement la vrification de nouvelles conclusions. Ainsi l'opration de connaissance est conue comme une structuration d'un rel qui n'est lui-mme que l'ensemble des phnomnes structurables, c'est--dire ralisables exprimentalement et pouvant valoir comme informations pour la thorie. Il est vrai que dans une telle conception, la ralit scientifique est mise en mouvement et dote d'une histoire : on peut parler d'une mise en perspective vnementielle d'un champ physique, celui de la lumire ou de l'atome pour autant que sa situation pistmologique passe est supprime et conserve dans son statut prsent.Mais cette historisation ne s'effectue pas partir d'une structure : ce qui distingue la science d'aujourd'hui de ce qu'elle tait sa naissance (Lvi-Strauss, 3, p. 32), c'est la mise en mouvement de ses catgories mmes ; non seulement le rel se dissout dans le techniquement ralisable et l'objet s'incorpore au mouvement cumulatif de la raison, mais encore celle-ci met en question sa manire de structurer, relativise Euclide et Newton, cherche thoriser sa thorie, et construire avec l'axiomatique les rgles formelles de toute structuration. Ainsi l'vnement, l'histoire de la phnomnalit rpercute sur la raison, la conteste et la contraint son tour entrer dans la diachronie : ce qui autorise Lvi-Strauss parler des structures que (la science) fabrique sans trve et qui sont ses hypothses et ses thories (ibid., p. 33 ; soulign par nous).Peut-on dans ces conditions dcrire l'activit scientifique comme une fabrication d'vnements partir d'une structure ? N'est-ce pas suggrer tort que cette dernire demeure intacte travers les pripties de l'activit structurante ? Connatre scientifiquement est aussi bien dstructurer et restructurer sans cesse la thorie pour la rendre pertinente une ralit que les implications dduites de l'difice thorique antrieur ont grossie de nouveaux phnomnes et rendue problmatique. L'intgration de l'vnement et de la structure est symtrique ou, si l'on veut, dialectique, et l'on ne donne pas le tout de cette intgration en disant que le savant fait des vnements au moyen de structures [ibid., p. 33). L'historisation du rapport de la thorie et de son objet est aussi une historisation de la raison, puisque la question du contenu de l'activit de comprendre est dans la science moderne pose indissociablement avec celle du contenu de ce qu'il y a comprendre. Cette crise, laquelle nous devons prcisment la notion de structure et un livre comme La pense sauvage, signifie que nous ne vivons et ne comprenons pas dans l'lment d'une structure ou d'un ensemble de structures faits, mais qu' l'encontre des sauvages dont on peut dire sans cannibalisme qu'ils sont la structure ( la structure les a plutt qu'ils ne l'ont disait Merleau-Ponty, 2, p. 147), la structure est nous, en tant que penseurs scientifiques, comme concept et comme outil.LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURSLES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURSCette diffrence ne parat pas estime sa mesure dans le parallle que Lvi-Strauss tablit entre science et mythe. On a raison de dire que la pense mythique cherche transfrer l'vnement dans l'ordre de la structure (voir Lvi-Strauss, 3, p. 47) si c'est pour mettre l'accent sur l'attitude assurment fondamentale qui porte la pense sauvage immobiliser l'histoire. Nanmoins ce n'est pas ignorer non plus cette finalit que nous, hommes historiques, voyons dans la culture sans histoire , au contraire, que de souligner combien une telle attitude requiert la prsence de structures persistantes et vivaces capables de ne pas se laisser dmentir par l'vnement, que de comprendre la relation de la ncessit avec la contingence dans la pense mythique commeune structuration si nergique de l'vnement qu'au total on peut se demander s'il y a de l'vnement pour elle. L'absence d'histoire pour ces socits ne rsulte pas plus d'un choix que sa prsence pour les ntres ( les grandes civilisations d'Europe et d'Asie (...) ont choisi de s'expliquer elles-mmes par l'histoire , crit Lvi-Strauss, 3, p. 308) ; une culture vivante, cette langue silencieuse qui opre les donns un peu comme fait le corps, a rponse tout , et n'a pas besoin de repousser plus tard, demain ou la fin des temps, l'avnement du sens de la vie ; la dimension historique qui fonde l'avenir comme avnement parce qu'elle tolre le prsent comme insignifiance, cette dimension est absente d'une culture o les activits ne sont pas dissocies de leur signification, o elles sont des signes et comme telles forment une seule chane signifiante qui n'est pas en souffrance d'un prtendu esprit . Et le mythe d'origine lui-mme n'est pas tant recours au pass pour rendre raison du prsent que prsence permanente d'une origine qui n'est pas initium, entre dans la succession, mais fondement perptuel dans l'imaginaire, il est alors difficile de dire qu'il fait des structures au moyen d'vnements , comme le bricolage (Lvi-Strauss, 3, p. 33), ou bien c'est l'ethnographe qui parle du dehors sur le sauvage, mais beaucoup plus exact d'affirmer, comme on l'a dj entendu que le mythe part d'une structure (ibid., p. 38, soulign par nous).*6Le concept de structure, c'est--dire d'oprateur d'lments qui consacre ceux-ci comme des signes, par lequel Lvi-Strauss entend faire se rencontrer l'objet et le sujet de l'ethnographie (voir ibid., pp. 356-357), exprime en mme temps qu'une trs grande pntration de la pense moderne dans la pense primitive , jusqu' toucher ce qui en elle est sauvage, l'extriorit de l'une l'autre. La structure est ici l'ensemble des rgles de la smantique implicite qui fait parler le monde et la socit dans cette langue muette ou dans ce deuxime corps qu'est une culture vivante, et l'avoir montr est l'extrme intelligence de l'uvre de Lvi- Strauss ; mais en mme temps la possibilit de se servir de la structure comme d'un instrument pour comprendre l'activit sociale, de dcoder une culture en termes de thorie de l'information, de rvler enfin les institutions comme des rgles drives d'un oprateur cach, cette possibilit n'existe que parce que la relation du comprendre et du compris, de la pense et de son objet , de la culture et de la ralit est devenue de notre ct si sophistique que le sens de la parole, de la vie et du monde est pour nous exactement ce qu'il n'est pas pour l'esprit sauvage : un problme, et que ce problme est pour nous maintenant si insoluble que nous sommes conduits le thmatiser dans les termes les plus abstraits, ceux de la science de l'objet en gnral, dfinissant le donn comme matriel structurer, soit comme signe, mais seulement possible, et insatisfaits mme quand une structure labore parat permettre d'intgrer le divers des informations dans l'unit d'un systme, parce que nous sommes conscients que cette unit est transitoire.Annales (20 anne, janvier-fvrier 1065, n 1)LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURSLES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS6363ANNALES64L'une des intentions matresses de La pense sauvage est de montrer que l'cart entre un Murngin et un ethnographe est celui qui spare une smiologie du sensible d'une smantique formelle en gnral (Lvi-Strauss, 3, pp. 354-357), d'tablir ainsi la parent du penser scientifique et du penser naf , ainsi que la possibilit pour le premier de comprendre le second. Mais ce passage du pour soi 1' en soi pour nous , qui est en effet le contenu profond du comprendre (et qui est peu prs ce que Lvi-Strauss nomme dissoudre), s'il assure l'empitement du compris dans le comprenant et l'appartenance de celui-ci celui-l, requiert aussi leur diffrence qualitative ; il a fallu que le ngatif, que le manque d'objet et donc de structure vienne lui-mme dans l'esprit et dans la vie occidentaux pour que vivre et penser l'tat sauvage, comme immdiatet, soient perdus et aient tre retrouvs.Ce qui est vcu dans la culture vivante, c'est l'homme au monde et le monde l'homme, on l'a dit ; ce qui est montr de cette culture dans l'uvre de Lvi-Strauss, c'est l'appartenance de l'un et l'autre au signifiant. En nous faisant toucher du doigt ce que peut tre une culture qui vit, ce que peuvent tre des hommes cultivs : des sauvages, l'ethnographe, quoi qu'il en ait, nomme ce qui nous manque, nous dvoile comment nous sommes incultes, et que cette manire autochtone d'tre la fois du monde et au monde ne sera plus jamais la ntre. De lui nous apprenons que, par une mme raison, l'tat sauvage s'immerge peu peu et que l'ethnographie est cette science sans pareille, habite par la mort inluctable de son objet, que le monde articul sur le modle de la parole recouvre la vie silencieuse des primitifs, des paysans, des provinciaux, que nous sommes en vacances de mythes et avons philosopher, que la pense et la socit viennent elles-mmes comme dsir nu avec l'Occident, que le dernier leurre, le dernier en date , au moyen duquel ce manque a tent de se mconnatre, l'humanisme, a bientt fait son temps, que mme l'art ne peut plus simuler appartenir des structures et articuler du signifiant dj l, mais avoue les inventer ingnieusement, que ce n'est plus dans les acadmies, mais dans cette banlieue qu'est la terre moderne, que se lve la question d'un Code.Voil un peu de ce que la pense sauvage enseigne la pense domestique. Lvi-Strauss n'a pas tort d'en tirer, contre les thologiens de la dialectique, la leon que l'historicit n'est pas tout l'homme ; mais il n'a pas raison de ravaler cette occasion la question de l'histoire au rang d'un codage par date (Lvi-Strauss, 3, pp. 338-348). L'histoire s'en- clanche, et avec elle la possibilit de la science, y compris anthropologique, lorsque notre bol est cass , comme disait un vieil Indien Ruth Benedict (Ruth Benedict, pp. 29-30), quand la relation du penser et du vivre avec le code pivote, dgageant un manque penser ou tre dans la culture et dans la socit, dont l'in-science socratique fournit une bauche pour ainsi dire dfinitive. Ici l'change, la fonction symbolique (...) ne jouent plus comme une seconde nature (...) ; (ils) perdent leur rigidit, mais aussi leur beaut hiratique ; la mythologie et au rituel se substituent la raison et la mthode, mais aussi un usage tout profane de la vie (Merleau-Ponty, 2, p. 156-157). Le philosophe qui cherchait anticiper de cette manire le sens dernier des premires recherches de Lvi-Strauss (ibid.) savait ce qu'occident veut dire : que les dieux y trouvent la mort. Il ne souponnait assurment pas que pt jamais tre ddie sa mmoire l'ide que le temps de ces dieux nous est aujourd'hui rendu, grce la dcouverte d'un univers de l'information o rgnent nouveau les lois de la pense sauvage : ciel aussi, marchant sur la terre dans un peuple d'metteurs et de rcepteurs... (Lvi-Strauss, 3, p. 354).Jean-Franois LyotardOuvrages cita :Lvi-Strauss :Tristes tropiques, Paris, 1955.Anthropologie structurale, Paris, 1958.La pense sauvage, Paris, 1962.Beaufrkt : Ilraclite et Parmnide , Botteghe Oscure, XXV, Rome, 1962. R. Benedict :Patterns of Culture, tr.fr., Paris, 1950.m. Butor : Degrs, Paris, 1960.Charbonnier :Entretiens avec Claude Lvi-Strauss, Paris, 1961. m. liade :Le mythe de l'ternel retour, Paris, 1949.Heidegger : Vom Wesen des Grundes , tr. fr., in : Qu'est-ce que la mtaphysique ?, Paris, 1951Holzzvege, tr. fr., Paris, 1962.Margaret Mead :Sex and Temperament in three primitives tribes, tr. fr., Paris, 1963. Merleau-Ponty :Phnomnologie de la perception, Paris, 1945.Signes, Paris, 1960. Prface , in : I)r. Hesnard, Vuvre de Freud, Paris, 1960. L'il et l'esprit , Les temps modernes, n 184-185, 1961.Pontalis : Note sur le problme de l'inconscient chez Merleau-Ponty , Les temps moderne, n 184-185, 1961.