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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 214
QUATRIÈME PARTIE : CONTRIBUTIONS EMPIRIQUES
Les manuels scolaires entre 1996 et 2014
(Étude 1 – chap.1 - sous-chapitre 2)
1 Contenus d’enseignement, stéréotypes et manuels scolaires
Les manuels scolaires occupent une place importante dans l’enseignement de l’histoire ainsi que
tous les documents annexes comme les photocopies, produits par l’enseignant. Ils interviennent non
seulement dans la structuration des connaissances mais aussi dans la constitution des
représentations en offrant aux enfants des « modèles d’identification ».
Il nous a semblé important d’accéder à travers ces ouvrages :
- Au « savoir à enseigner » au regard du « savoir savant » : il s’agit d’exercer une vigilance
épistémologique c’est-à-dire d’examiner si la distance, la déformation entre l’objet de savoir
et l’objet d’enseignement n’est pas telle qu’il existerait une rupture épistémologique.
- Aux représentations sociales historiques ou socioculturelles véhiculées à travers les textes
et surtout les images : il s’agit d’examiner la présence dans la manuel de contenus
représentationnels susceptibles d’orienter le savoir à enseigner proposé. Les manuels vont
nous indiquer comment les auteurs ont interprété les programmes et donc quelles sont leurs
représentations de la Préhistoire.
Nous avons mobilisé le modèle de la transposition didactique (TD) de Verret et de Chevallard pour
aborder la question de la distance entre le savoir savant actuel (le savoir scientifique/historique1 en
l’état actuel des connaissances) et le savoir à enseigner (le savoir transpositif tel que présenté dans
les programmes et les manuels scolaire). Le modèle KVP de Clément, qui s’inscrit dans celui de la
transposition didactique, a été utilisé pour travailler les connaissances scientifiques et les
conceptions de l’enseignement. Nous essaierons de montrer les interactions entre les connaissances
scientifiques proposées dans les manuels et les valeurs qui leur sont sous-jacentes. Dans l’exemple
« idéal » qui est donné (Sandie et al., 2007), le K s’applique aux connaissances proposées aux
élèves filles dans le manuel, le P à la pratique sociale attendue de la part de ces filles (le travail à la
ferme) et le V aux valeurs de la société (le sexisme). En ce qui nous concerne, nous avons choisi
1 En référence à la pensée historique.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 215
d’appliquer les trois modalités du modèle KVP sur les auteurs/éditeurs des manuels : le K aux
connaissances scientifiques en Préhistoire qu’il est possible ou pas d’identifier à propos d’un thème
précis, le V aux valeurs et représentations que les auteurs véhiculent consciemment ou
inconsciemment et le P à leurs pratiques sociales lorsque cela est possible.
Nous posons l’hypothèse qu’il existe une distance importante entre le « savoir savant » et le
« savoir à enseigner » ainsi qu’une vision particulièrement stéréotypée du rôle des sexes.
Notre propos n’est pas de comparer un « savoir savant » et un « savoir à enseigner » en vue de
critiquer le manque d’exhaustivité du second. Notre analyse porte uniquement sur ce que les
manuels nous donnent à voir et non sur leur utilisation en classe ni sur la façon dont ils sont
perçus par les élèves. Comme nous l’avons dit, « l’histoire à l’école est une “ fabrique ” à partir
de matériaux choisis se chargeant de sens à mesure qu’ils sont agencés dans le cadre d’un
montage spécifique » (De Cock, 2009, p.3) et ce processus correspond à un certain degré de
scolarisation du « savoir savant ». Encore faut-‐il que l’agencement soit pertinent et qu’il fasse
sens. C’est pourquoi nous intéresserons non seulement au rapport entre le « savoir savant » et
le « savoir à enseigner », mais aussi aux auteurs/éditeurs et aux conceptions qu’ils laissent
transpirer à travers leur « fabrique » du manuel scolaire. « Une analyse didactique des
manuels scolaires s’intéresse ainsi au contenu de ces manuels, mais elle cherche aussi à
rendre compte de leurs messages, qu’ils soient explicites ou implicites » (Bernard et al., 2007,
p.2).
Nous avons tenté d’identifier les principaux obstacles épistémologiques et les représentations
sous-‐jacentes susceptibles de brouiller le processus d’enseignement.
2 Méthodologie de la recherche
Nous avons opté pour une approche à la fois quantitative et qualitative. La première permet de saisir
les tendances du point de vue de la saillance des éléments mesurés, la seconde permet de saisir la
portée heuristique des images et des contenus tout en éclairant les données chiffrées. Cette étude ne
se veut pas exhaustive bien que relativement complète mais vise simplement à permettre un
rapprochement avec les données issues des études empiriques pour en éclairer les résultats.
Les analyses des manuels portent sur :
- Le corpus : éditeur, année, niveau, auteurs.
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- L’organisation générale des ouvrages :
o Le part de la Préhistoire et du Paléolithique dans les manuels.
o Les contenus des chapitres.
o L’archéologie et l’histoire.
o Les marqueurs chronologiques scientifiques ou médiatiques.
o Le genre.
- Les contenus thématiques :
o L’évolution humaine.
o Le temps et la chronologie.
o Le climat.
o La faune.
o Les objets.
o Les attitudes.
o Les actions.
o L’art.
Chaque thème permet d’identifier quantitativement et qualitativement dans le manuel et sur
l’ensemble du corpus la présence ou pas des éléments qui le composent. Par exemple, dans le thème
« objets », nous avons déterminé les types d’objets présentés dans chaque manuel, leur quantité
mais aussi leurs différentes catégories (arme, outil…) et la façon dont il étaient montrés (dessin
illustratif ou démonstratif). Nous retrouvons ces thèmes dans les différentes analyses empiriques ce
qui permettra de faire des mises en correspondances.
- Les analyses d’images fictives illustratives.
Les illustrations sont illustratives et fictives lorsqu’elles montrent une scène de vie de la
Préhistoire, simplement illustratives lorsqu’il s’agit d’accompagner le propos et démonstratives
lorsque l’objectif est d’expliquer un processus, comme par exemple la taille du silex. Elles sont
décrites en tenant compte du contexte de l’image au sein du chapitre ou des chapitres sur la
Préhistoire à l’aide des paratextes (titre, légende, précaution d’usage, questions) et du contenu
de la page (texte, lexique, exercices-jeux et méthode). On retrouve dans les analyses des images
les contenus thématiques précédemment cités.
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3 Le corpus2
Notre étude porte sur 13 manuels scolaires3 utilisés en classe de CE2 sur la période précédant ou
correspondant à celle de nos passations (2004-2013) en incluant toutefois un ouvrage de 1996 car
nous avons constaté, lors de nos passations de 2004, l’utilisation par les enseignantes de manuels de
cette période. Notre corpus est basé sur les deux critères suivants :
- Un échantillon suffisamment important et bien réparti dans le temps pour que les résultats ne
dépendent pas du biais de sélection
- Un nombre conséquent et suffisant d’indices d’un point de vue qualitatif et quantitatif.
Les types d’auteurs varient beaucoup d’un éditeur à un autre (tableau 22). Sur 13 manuels, 8
(61,5 %) ne comprennent pas d’enseignants du premier degré (pour Hatier 2009 et 2011 il s’agit
juste d’une contribution). La plupart des ouvrages sont écrits par des enseignants du secondaire et
des membres des inspections de l’Éducation nationale puis auxiliairement par des universitaires.
Belin est le seul éditeur à avoir clairement privilégié les professeurs des écoles. Alors que Magnard,
Belin et Hatier travaillent avec quasiment les mêmes auteurs de 2002 à 2014, Hachette fait appel à
des équipes plus variées. Plusieurs formateurs d’IUFM ont été associés à l’édition de 2011 et seule
chez Hatier la contribution d’un archéologue est mentionnée. « Tous ces auteurs entretiennent une
relation différenciée aux prescriptions, pouvant varier de la distance critique à l’obéissance la plus
stricte » (De Cock, 2009, p. 4). Les éditeurs quant à eux bénéficient d’un pouvoir décisionnel
important dû aux considérations économiques. Ils mentionnent parfois que le manuel est conforme
à tel ou tel programme officiel.
Le manuel Hachette de 2004 est utilisé par l’école Brancion (XIVe arrondissement), Hachette 2007
par l’école Bollaert (XIXe arr.) et Belin par Labori (XVIIIe arr.). Nous avons pu observer, sans
toutefois disposer d’une information plus précise, que les écoles utilisaient des manuels assez vieux.
L’enseignant utilise lui-même plusieurs éditions différentes du même éditeur et parfois des éditions
différentes pour composer une documentation à l’usage des élèves.
2 Tous contenus des manuels scolaires figurent en PDF dans l’annexe 19 ainsi que les analyses. 3 Belin, 2010 (ISBN 978-2-7011-5427-5) et 2013 (ISBN 978-2-7011-6554-7) ; Hatier, 2002 (ISBN 2-218-73750-7), 2009 (ISBN 2-218-93527-5), 2011 (ISBN 978-2-218-92073-8) et 2014 (ISBN 978-2-218-97325-3); Magnard 2004 (ISBN 978-2-210-52102-5) et 2010 (ISBN 978-2-210-52107-0) ; Hachette 1996 (ISBN 2-01-115947-4), 2004 (ISBN 978-2-01-116381-3), 2007 (ISBN 978-2-01-117370-06), 2010 (ISBN 978-2-01-1175497-6), 2013 (978-2-01-117667-7).
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Tableau 22 : le corpus de manuels scolaires.
Editeur Année
Conformité programme Titre Niveau Auteurs
Magnard 2004 Histoire Cycle 3 Françoise Changeux (Inspectrice de l'Éducation nationale); Christian
Fleury (Conseiller pédagogique); Henriette Humbert (Maître formateur).
Magnard 2010 Histoire Cycle 3
Françoise Changeux-Claus (Inspectrice d'académie; Inspectrice pédagogique régionale d'histoire géographie); Christian Fleury (Conseiller pédagogique); Henriette Humbert (Conseillère pédagogique); Olivier Szwaja (Professeur d'histoire géographie en IUFM).
Hachette 1996 1995 Histoire
Jean-Louis Nembrini (Inspecteur général d'histoire géographie); Anne-Sylvie Moretti (Professeur d'IUFM); Jacques Faux (Professeur d'IUFM); Jacques Bordes (Instituteur).
Hachette 2004 2002 Histoire
Géographie CE2
Cycle 3 Maryse Clary (Maître de conférences à l'IUFM d'Aix-Marseille); Genevève Dermenjian (Maître de conférences à l'IUFM d'Aix-Marseille).
Hachette 2007 La
préhistoire Cycle 3 Jean-Michel Lambin (Agrégé d'histoire); Aliette de Buffières (Professeure des écoles) pour les chapitres À la manière de...
Hachette 2010 2008 Histoire des
Arts Cycle 3 Christophe Saïsse (Professeur d'histoire géographie); Aliette de Buffières (Professeure des écoles) pour les chapitres À la manière de…
Hachette 2013 2008
Histoire Géographie Histoire des
Arts
CE2 Cycle 3
Maryse Clary (Maître de conférences à l'IUFM d'Aix-Marseille); Genevève Dermenjian (Maître de conférences à l'IUFM d'Aix-Marseille).
Belin 2010 2008
Histoire Géographie Histoire des
Arts
CE2 Geneviève Chapier-Legal (Directrice d'école); Emmanuelle Cueff (professeure des écoles; Youenne Goasdoué (Directeur d'école d'application); Amélie Véaux (Illustratrice).
Belin 2013
La préhistoire
et l'Antiquité
Cycle 3 Geneviève Chapier-Legal (Directrice d'école); Youenne Goasdoué (Directeur d'école d'application); Hélène Lestonat (Professeure des écoles; Amélie Véaux (Illustratrice).
Hatier 2002 Histoire Géographie
CE2 Cycle 3
Sophie Le Gallennec (Directrice d’école - professeure d'histoire géographie); Jacques Bartoli (Professeur certifié d'histoire géographie à l'IUFM de Créteil); Olivier Cottet (Inspecteur de l'Éducation Nationale); Laurence Rolinet (Professeure agrégée d'histoire, chargée de cours à l'IUFM de Nice).
Hatier 2009 2008 Histoire Géographie CE2
Sophie Le Gallennec (Directrice - professeure d'histoire géographie); Jacques Bartoli (Professeur certifié d'histoire géographie à l'IUFM de Créteil); Olivier Cottet (Inspecteur de l'Éducation Nationale); Isabelle Cros (Artiste peintre et plasticienne); Dominique Guimbretière (Professeur d'histoire géographie, formateur à l'institut l'Aubépine à La-Roche-sur-Yon); Laurence Rolinet (Professeure agrégée d'histoire, chargée de cours à l'IUFM de Nice); Françoise Martinetti (Agrégée d'histoire, inspectrice de l'Éducation Nationale); Elisabeth Scwarc (Professeure agrégée d'histoire à l'IUFM de Paris; avec la contribution d'Emilie François (Professeure des écoles).
Hatier 2011 2002 Histoire Cycle 3
Sophie Le Gallennec (Directriced’école - professeure d'histoire géographie); Jacques Bartoli (Professeur certifié d'histoire géographie à l'IUFM de Créteil); Olivier Cottet (Inspecteur de l'Éducation Nationale); Françoise Martinetti (Agrégée d'histoire, inspectrice de l'Éducation Nationale); Claude Ranaivonasy (Professeur certifié d'histoire géographie); Laurence Rolinet (Professeure agrégée d'histoire, chargée de cours à l'IUFM de Nice); avec la contribution de Frédéric Demouche (Musée de Préhistoire Corse d'Archéologie) et Sartène Yann Yvinec (Professeur des écoles).
Hatier 2014
La préhistoire - Histoire et
Histoire des arts
CE2 CM1 CM2
Sophie Le Gallennec (Professeure d'histoire géographie, Formation continue des enseignants du premier degré); Emilie François (Professeure des écoles).
Bleu : élémentaire; Rouge : secondaire; Vert : universitaire; Orange : éducation nationale; Violet : autre
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4 L’organisation générale du manuel
4.1 La part de la Préhistoire et du Paléolithique dans les manuels
Nous présentons dans les tableaux qui suivent les caractéristiques générales des manuels étudiés :
les périodes historiques, le nombre de pages dédié à la Préhistoire4 et au Paléolithique, les différents
chapitres qui composent la période du Paléolithique.
Tableau 23 : le contenu des manuels.
Manuels Périodes Nombre de pages manuel
Nombre de pages
Préhistoire
% Préhistoire
Nombre de pages
Paléolithique
% Paléolithique vs Préhistoire
% Paléolithique
vs manuel
Belin 2010
Préhistoire > Moyen Âge 86 23 26,74 15 65,22 17,44
Belin 2013 Préhistoire 56 18 32,14 12 66,67 21,43
Hatier 2002
Préhistoire > Antiquité 85 26 30,59 12 46,15 14,12
Hatier 2009
Préhistoire > Moyen Âge 77 26 33,77 12 46,15 15,58
Hatier 2011
Préhistoire > XXe 80 24 30,00 14 58,33 17,50
Hatier 2014 Préhistoire 31 29 93,55 15 51,72 48,39
Magnard 2004
Préhistoire > France post
1945 193 10,5 5,44 5 47,62 2,59
Magnard 2010
Préhistoire > Europe 202 10 4,95 4 40,00 1,98
Hachette 1996
Préhistoire > 2nd Guerre mondiale
143 8 5,59 6 75,00 4,20
Hachette 2004
Préhistoire > Moyen Âge 79 20 25,32 10 50,00 12,66
Hachette 2007
Préhistoire > début histoire 64 40 62,50 21 52,50 32,81
Hachette 2010
Préhistoire > XXIe 62 6 9,68 5 83,33 8,06
Hachette 2013
Préhistoire > Moyen Âge 79 20 25,32 10 50,00 12,66
x̄ 95 20 30 11 56 16
4 Les pages sur l’archéologie et l’histoire ne sont pas incluses dans le décompte.
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Nous constatons que les manuels scolaires ont des contenus très variables (tableau 23) : nous y
trouvons soit de la Préhistoire, de la Préhistoire à l’Antiquité ou au Moyen Âge ou bien jusqu’au
XXe siècle. Ceux qui ne se dédient qu’à la Préhistoire sont récents (Belin, 2013 et Hatier, 2014).
Les manuels ont une moyenne de 95 pages : 30 % concernent la Préhistoire dont 56 % le
Paléolithique. Un contenu peut aussi être dispersé dans plusieurs chapitres.
4.2 Les contenus des chapitres
Nous avons divisé le contenu de l’ensemble des chapitres en huit thèmes pour vérifier leur présence
et mesurer leur proportion (tableau 24). Le critère « chapitre » ne nous est pas paru pertinent car
sous un même titre les contenus peuvent varier selon l’éditeur. Certains thèmes peuvent aussi
coïncider avec un chapitre. L’art et les techniques sont les deux thèmes majeurs des manuels
scolaires (entre 2,5 et 3 pages en moyenne).
D’un point de vue générale, nous constatons que trois thèmes ne sont presque jamais traités en tant
que tels :
− L’environnement, la faune, la flore et le climat : une demi page sur le mammouth (Hachette,
2007)
− La pensée et la connaissance : chez Hatier (2009, 2011 et 2014) dans un chapitre intitulé « Les
débuts de la pensée et de l’art », une page aborde la question du langage, de la médecine et de la
science ainsi que la notion d’intelligence. Une relation directe est faite entre le développement
du cerveau et l’intelligence (Hatier, 2014, p. 18).
− La religion et les croyances : l’édition de 2011 chez Hatier traite indirectement le sujet de la
mort sans que le terme ou le sujet soit mentionné. Il est implicitement proposé à travers la photo
d’un squelette. Les exemples choisis en 2011 et 2014 sont anachroniques puisqu’il s’agit d'un
enterrement néolithique. Belin (2010 et 2013) aborde le sujet sans détour5 avec l’exemple d’un
enterrement néandertalien et parle de « sépulture » et de « rituels religieux ». Les auteurs
mélangent dans cet assemblage de termes le champ des croyances et celui de la religion,
l’existence de cette dernière n’étant pas attestée au Paléolithique.
5 Hatier aussi dans l’édition de 2014.
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Ces absences requièrent des explications spécifiques à chaque thème :
− L’environnement est un sujet extrêmement complexe en Préhistoire à cause des multiples
modifications du climat et donc des écosystèmes. Aborder l’environnement, c’est
obligatoirement le traiter dans un cadre chronologique en associant faune, flore et paléoclimat
puisqu’ils sont indissociables. Le cadre chronologique sous-entend la maîtrise des périodes
préhistoriques ainsi que la compréhension globale des techniques et des choix qui fondent la
périodisation (stades isotopiques). Tout cela nécessite de disposer d’outils didactiques
adéquats : des tableaux comparatifs, des graphiques, des cartes, des listes d’animaux et de
plantes « types » pour chaque environnement, des chronologies imagées.
− La pensée et la connaissance : il faut distinguer les traces qui permettent de dire si à telle époque
les Hommes ont eu recours à des pratiques qui nécessitaient inévitablement certaines
connaissances (par exemple la trépanation) et des sujets comme le langage ou l’intelligence sont
plus complexes à traiter. C’est sans doute cette complexité et peut-être l’absence d’éléments
suffisamment importants d’un point de vue quantitatif et qualitatif qui ont poussés les auteurs
des manuels à ne pas aborder ce thème. Toutefois, la multiplication des trouvailles et les
dernières avancées, notamment en génétique, invitent à développer une approche de la
Préhistoire au regard des sciences exactes qui peut s’avérer très riche pédagogiquement et
philosophiquement. Le croisement entre deux espèces (Néandertal et Homo sapiens) et leur
cohabitation pacifique permet indirectement d’aborder le vivre ensemble (le racisme,
l’acceptation de l’Autre, etc.) mais, il faut aussi pour cela être outillé pédagogiquement car un
sujet à l’origine « scientifique » peut très vite devenir socialement sensible.
− La religion et les croyances : il s’agit d’une question socialement vive surtout en ce début du
XXIe siècle ; c’est pourquoi, à notre avis, elle n’est pas traitée et laissée à l’appréciation des
enseignants. C’est regrettable car la distance créée par l’éloignement temporel entre la
Préhistoire et notre époque permet justement de rendre le sujet moins sensible aux enjeux du
présent.
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Tableau 24 : les thèmes de la Préhistoire.
Manuels
Tem
ps
Chr
onol
ogie
Géo
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hie
Car
te
Evol
utio
n H
umai
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Nom
adis
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Arts
Rel
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n C
roya
nce
Pens
ée
Con
nais
sanc
es
Envi
ronn
emen
t Fa
une
Flor
e C
limat
Belin 2010 mini-frise 1 4 3 4 0,5 Belin 2013 1 2,5 1 5 0,5 Hatier 2002 2 1 4 4 Hatier 2009 2 1,5 2,5 3 1 Hatier 2011 2 1,5 4,5 3 1 1 Hatier 2014 1 2 2 1
Magnard 2004 mini-frise 2 1 Magnard 2010 2 mini-frises 1 1,5 1 Hachette 1996 1 1 1 1 Hachette 2004 2 mini-frises 2 1 3 2 Hachette 2007 4 4 6 0,5 5 6 0,5
Hachette 2010 5
Hachette 2013 2 mini-frises 2 3 4 x̄
nombre pages 0,54 2,13 0,71 2,54 3 0,31 0,23 0,04
4.3 L’archéologie et l’Histoire
Presque tous les ouvrages proposent en moyenne deux pages sur l’archéologie (tableau 24bis). Un
visuel pleine page montre en général des archéologues en train de fouiller. Les livres scolaires
présentent le travail de l’archéologue de façon sommaire (Magnard, 2010 et 2013 ; Belin, 2013 ;
Hatier, 2002, 2009 ; Hachette, 2013). L’édition de 2011 chez Hatier est assez détaillée, ce qui est
certainement à mettre en corrélation avec la contribution d’un archéologue dans l’élaboration de
l’ouvrage. C’est aussi le cas pour 2014, mais dans une moindre mesure car l’archéologue ne figure
plus dans l’équipe. Les éditions de Belin (2010) et de Hachette (2014) sont aussi très documentées,
bien que cette dernière mélange les contenus sur l’archéologue et l’historien, ce qui présente un
risque de confusion. Les pages qui traitent de l’archéologue et de l’archéologie sont généralement
suivies de deux pages sur le travail de l’historien et l’Histoire. Hachette a particulièrement investi la
question et propose même deux pages supplémentaires avec une méthode à l’intention des élèves
pour faire de l’histoire et de l’histoire des arts. Chez Hachette (2007), l’archéologie est présentée
comme une discipline auxiliaire à l’histoire et on retrouve en filigrane la vieille rivalité entre
historiens et archéologues (une représentation des auteurs historiens ?) : « Pour les périodes très
anciennes, ces sources sont rares ou inexistantes. L’historien utilise donc l’archéologie » (Hachette,
2007). Nous avons systématiquement interrogé élèves et enseignantes sur la différence entre un
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archéologue et un historien, à l’oral à l’issue des passations de notre questionnaire classique, et
personne n’a été en mesure d’y répondre, ce qui confirme la pertinence du sujet. L’archéologie et
l’histoire sont des disciplines qui renvoient à des épistémologies spécifiques que les enseignants
devraient être en mesure de situer pour envisager la mise en œuvre de dispositifs didactiques, qui
s’inscriraient dans le cadre du modèle intermédiaire d’appropriation de l’histoire.
À partir des années 2000, on observe une rupture qui correspond dans les programmes à la nécessité
d’aborder « la connaissance par traces qui pour l’historien sont des sources ou des documents.
(…) En s'appuyant notamment sur les ressources locales, on approchera donc la Préhistoire par les
traces qu'elle a laissées, par la façon dont elles ont été découvertes et exploitées, les lieux où elles
sont conservées (sols d'habitats, restes humains et animaux fossiles, outils, représentations
pariétales et sculptées... » (B.O. hors-série n° 1 du 14 février 2002). Pour l’anecdote, les dinosaures
ne sont mentionnés que dans l’édition de 2014 chez Hachette pour prévenir toute confusion avec
des animaux qui n’appartiennent pas à la Préhistoire.
Tableau 24 bis: l’archéologie et l’histoire
Manuels Archéologie Recherche Dinosaures Histoire historien Faire de l'histoire
Belin 2010 2 2 Belin 2013 1 Hatier 2002 2 2 Hatier 2009 2 Hatier 2011 2 Hatier 2014 2 1 2
Magnard 2004 1,5 0 Magnard 2010 1 Hachette 1996 Hachette 2004 2 2 Hachette 2007 2 2 Hachette 2010 Edition Histoire des Arts
Hachette 2013 2 2 2 Moyennes nombre pages 1,5 0,08 0,92 0,15
La présence quasi systématique de pages sur l’archéologie alors que ce n’est pas le cas sur l’histoire
démontre que les auteurs des manuels ont conscience de la filiation inévitable entre la Préhistoire et
la discipline qui la fonde : l’archéologie. Nous ne partageons pas le point de vue de Pascal
Semonsut lorsqu’il affirme que l’archéologie dans les manuels est réduite à son expression
minimum (2013, p. 120-121).
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4.4 Les marqueurs chronologiques scientifiques ou médiatiques
Nous avons mesuré la présence de certains termes pour estimer l’influence du savoir savant parmi
lesquels des noms de fossiles, de préhistoriens, de sites ou de films (voir tableau 25).
À l’exception de Magnard, le site de Tautavel est un sujet incontournable qui est traité selon les
manuels dès les premières pages (page 1 ou 2). De façon beaucoup
moins régulière y compris chez un même éditeur, le nom de son
découvreur, Henri de Lumley y est associé. La deuxième référence
majeure est celle de Lucy (3,2 millions d’années) dans la partie
évolution humaine. Cet australopithèque est présenté comme le
fossile emblématique des australopithèques et plus largement des
plus anciens hominidés, même si ce n’est plus le cas désormais.
Deux des treize manuels (Hachette 2007 et 2013) font d’ailleurs référence à Toumaï (7 millions
d’années) en même temps que Lucy. Abel (entre 3 et 3,5 milions d’années), un autre hominidé,
n’est mentionné qu’une seule fois, sans doute parce qu’il était redondant de mentionner un autre
australopithèque contemporain de Lucy. Le codécouvreur de Lucy en 1974, Yves Coppens, n’est
présent que dans l’édition de 1994 chez Hachette. On observe que le délai de transposition
didactique est très lent puisque Abel est découvert en 1995 et Toumaï en 2002. C’est même plus
lent pour les supports médiatiques puisque l’on retrouve une dizaine d’années plus tard chez Belin
(2013) et Hatier (2014) la même image extraite du film de L’Odyssée de l’espèce (voir figure 28)
de Jean Malaterre (2003).
Les archéologues sont quant à eux les hommes invisibles de la recherche : nous avons interrogé
élèves et enseignants en leur demandant de nous donner le nom d’un archéologue connu et d’un
historien. Les élèves n’ont pas été en mesure d’y répondre et les enseignants ont été tout au plus
capable de fournir le nom d’un historien mais jamais d’un archéologue.
Reste la dimension nationale de la Préhistoire. Sans aller jusqu’à dire comme Lucien Febvre qu’une
« histoire qui sert est une histoire serve »6, il n’en demeure pas moins que depuis les programmes de
2002, la préhistoire s’est nationalisée. C’est ainsi que les habitants de Tautavel sont devenus, dans
les titres même des chapitres, « Les premiers habitants de la France » (Hatier, 2002 et 2011 ;
Hachette, 2004, 2013). L’homme de Tautavel, un pré-néandertalien, anciennement européen (En
Europe, l’homme de Tautavel, Hachette, 1996) devient français et complète la filiation historique
en initiant la lignée des grands personnages nationaux. D’autres auteurs ont été un peu plus
prudents puisqu’ils ont choisis d’en parler, sans en faire un titre, en tant que « le plus ancien
habitant connu de la France » (Hatier, 2009) ou « le plus vieil habitant retrouvé en France », (Belin, 6 Leçon inaugurale à l’université de Strasbourg, 1919.
Fig. 28 – Belin, 2013 ; Hatier, 2014
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 225
2010). Belin (2010 et 2013) insiste en parallèle sur la dimension européenne en titrant « les
premiers hommes d’Europe » dans les chapitres sur l’évolution humaine. En dehors de la nécessité
de le situer géographiquement comme n’importe quel hominidé, est-il nécessaire d’en faire
l’habitant d’un pays particulier ? La formule n’implique-t-elle pas un glissement sémantique
presque automatique dont le résultat est la francisation anachronique d’un fossile ? Cela soulève la
question de la dimension universelle de la Préhistoire et l’exigence d’un discours pédagogique
d’accompagnement qui insistera sur une vision planétaire de cette période antérieure à l’Histoire.
Tableau 25 : les marqueurs chronologiques
Manuels
Hom
inid
é (L
ucy,
To
umaï
…)
Préh
isor
ien
(Cop
pens
, de
Lum
ley)
Taut
avel
Fran
ce
Que
sais
-je ?
Ody
ssée
Esp
èce
Transition
Belin 2010 2 x sédentarisation Belin 2013 de Lumley 2 1 x sédentarisation Hatier 2002 Lucy, Abel de Lumley 1 France outillage
Hatier 2009 1 x agriculture et artisanat
Hatier 2011 Lucy 1 France agriculture
Hatier 2014 2 4 x agriculture et artisanat
Magnard 2004 1 dolmens
Magnard 2010
découvreurs de Lascaux et Cosquer; de Lumley
1 dolmens
Hachette 1996 Lucy Coppens 1 Europe outil et objets Hachette 2004 Lucy 1 France 1 agriculture
Hachette 2007 Toumaï, Lucy de Lumley 1 premiers villages
Hachette 2010 dolmens menhirs
Hachette 2013 Toumaï, Lucy 1 France sédentarisation
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 226
5 Le genre
5.1 La terminologie
Les titres et les textes d’accompagnement des images sont très éloquents puisqu’ils ne parlent pas
de préhistoriques au pluriel ou d’ancêtres mais systématiquement d’« hommes préhistoriques » ou
d’« hommes de la Préhistoire » sans presque jamais utiliser une terminologie qui permettraient, au
moins, de contrebalancer l’idée qu’il n’y aurait que des hommes.
L’évolution de la terminologie chez Hatier est significative puisque l’on constate une évolution
régulière de l’édition de 2002 à 2011 et une rupture en 2014 :
- En 2002, les termes utilisés mentionnent les « hommes de Tautavel ».
- En 2009, il est question d’« habitants » et d’« êtres humains » ou d’« humains » et dans une
moindre mesure de « premiers peuples » : les « habitants de Tautavel ».
- En 2011, l’expression « premiers peuples » se généralise dans l’ensemble du manuel. La
notion de « peuple » a remplacé celle d’ « Hommes ».
- En 2014, on trouve indifféremment les expressions des années 2009 et 2011 : « les premiers
êtres humains », les « humains », les « peuples de la Préhistoire », « les chasseurs de
Tautavel » auxquelles s’ajoute une dimension plus planétaire avec les « différentes espèces
humaines » et « l’humanité ». Mais c’est surtout l’apparition de la « Femme » ! Le mot
totalement inexistant dans les éditions précédentes est mentionné à plusieurs reprises soit
seul, soit dans l’expression « les hommes et les femmes de la Préhistoire ». Il existe même
une demie page dédiée à la question du genre : « où sont les femmes préhistoriques ? ». Les
autres éditeurs ne sont pas préoccupés par la question du genre dans les manuels.
Chez Hachette, on observe une régularité dans l’usage du mot « homme ». De 1996 à 2014, il est
question des « hommes de la Préhistoire », des « premiers hommes », de « l’apparition de
l’Homme », de pré-humains (pas hominidé), « des hommes », « le premier homme homo habilis »,
« le premier homme français », « l’homme de Tautavel », « l’homme de Néandertal », « l’évolution
du crâne des hommes », « les premiers êtres humains », « les premiers hommes découverts » ou
lorsqu’il s‘agit d’un question de « qu’est-ce qu’un Homme ? ». L’édition « histoire des arts » de
2010 parle d’artistes, mais les auteurs arrivent à faire la performance de ne jamais parler de femme
y compris lorsqu’il s’agit de commenter la Dame de Brassempouy qualifiée de « visage humain » !
Chez Belin (2010 et 2013) toutes les mentions sont construites à partir du mot « homme » :
« premiers hommes », « anciens hommes », « l’homme de Néandertal », « hommes préhistoriques »
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 227
« homme de Tautavel », « l’évolution de l’Homme », « l’Homme préhistorique ». La notion
d’« hominidé » et les expressions « Les premiers hommes d’Europe » ou les « habitants de
Tautavel » apparaissent en plus en 2013.
Magnard (2004 et 2010) favorise comme Belin et Hachette une vision masculine de la Préhistoire :
« premiers hommes », « l’homme ou les hommes préhistoriques », « l’homme de Tautavel ».
Les manuels scolaires sont essentiellement construits textuellement autour d’une vision stéréotypée
de la différence des sexes.
5.2 L’iconographie
Il est aussi possible d’aborder la question du genre par l’intermédiaire des personnages qui sont
figurés dans les manuels (tableau 26). Un rapide comptage permet d’évaluer la proportion
d’hommes et de femmes quel que soit le type d’image et il est possible de constater que le sexe
féminin est toujours sous-représenté par rapport au sexe masculin. Le cas de Magnard (2004) est
particulier, car il s’agit de deux images d’archéologues, l’une contenant quatre femmes et l’autre un
homme.
Tableau 26 : la proportion hommes/femmes
Le genre
dans les
illustrations Bel
in 2
010
Bel
in 2
013
Hat
ier 2
002
Hat
ier 2
009
Hat
ier 2
011
Hat
ier 2
014
Mag
nard
200
4
Mag
nard
201
0
Hac
hette
199
6
Hac
hette
200
4
Hac
hette
200
7
Hac
hette
201
0
Hac
hette
201
3 Femmes 4 3 8 12 8 17 4 5 / 2 2 / 3
Hommes 8 15 21 18 20 20 1 15 / 8 12 / 13
% F vs H 50 20 38 67 40 85
33 / 25 17 / 23
Certains résultats nécessitent quelques commentaires et notamment un rééquilibrage des données
quantitatives par une analyse qualitative. Par exemple, dans l’édition de Hatier de 2014 (figures 29
et 30), les femmes peuvent apparaître
quantitativement légèrement moins
nombreuses que les hommes mais
qualitativement, le contexte du dessin
leur donne un rôle supérieur : elles
sont représentées sur l’ensemble des
Fig.30 - Hatier, 2014, p. 17 Fig.29 - Hatier, 2014, p. 10
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 228
chapitres et réalisent des actions qui sont généralement du ressort de l’homme comme la taille du
silex (voir figure 19) ou la fabrication du feu. La file indienne sur l’évolution présente deux femmes
sur quatre personnages dont une « Cro-Magnon ». En 2009, il y avait cinq personnages dont deux
femmes qui représentaient les deux premières espèces, Homo habilis et Homo ergaster : il y a donc
eu comme une sorte de rectification paritaire et un positionnement de la femme au sommet de
l’évolution. Dans certaines vignettes (voir figure 3) ce sont les hommes qui font la cuisine !
La version 2014 a très clairement fait le choix d’inverser les stéréotypes même si quelques images
les ont conservées comme celle de Tautavel.
L’appréciation du stéréotype ou du contre-stéréotype reste dépend du chercheur en l’absence de
normes et sans doute du fait de sa propre représentation sociale. Elles sont toutefois contextualisées
et explicitées par un texte sachant que nous avons considéré comme stéréotypée toute image visant
à positionner le sexe féminin dans un rôle d’infériorité et dévalorisant ou dans un espace intérieur et
le sexe masculin dans un rôle de supériorité et valorisant ou dans un espace extérieur : c’est le cas,
par exemple, de tous les visuels illustratifs fictifs sur Tautavel comme nous le verrons plus avant.
Certaines images peuvent être interprétées de façon variée comme chez Hatier (2009, p. 25) où la
position de la femme au premier plan, associée à la découpe d’un renne, vient rééquilibrer le groupe
d’hommes chasseurs qui arrive en arrière plan. Toutefois le type d’activité de cette femme et de sa
partenaire et la répétition de ce discours iconique, deux pages plus tard (Hatier 2009, p. 27),
donnent à cette image un caractère stéréotypé.
Au demeurant, l’ensemble des manuels propose une vision iconographique qualitativement et/ou
quantitativement stéréotypée hormis les photographies d’archéologues où l’on peut voir parfois plus
de femmes que d’hommes en train de réaliser la même action, à l’exception de l’édition de Hatier
de 2014.
Cette stéréotypie iconique s’ajoute à la stéréotypie textuelle et leur action conjointe ne peut que
contribuer au renforcement d’une représentation sociale basée sur la différence du rôle des sexes.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 229
6 Les contenus thématiques 6.1 L’évolution humaine 6.1.1 La proposition scolaire
Nous avons localisé des lignées humaines dans neuf des treize manuels (Hatier, Hachette et Belin);
rien chez Magnard). À part les éditions Hatier (2002 et 2006)7 qui ne présentent pas Néandertal, on
trouve systématiquement Habilis, Erectus, Néandertal et Homo sapiens (voir tableau 27).
Tableau 27 : Les types de lignées humaines et d’homininés représentés
Type de lignée Homininés8 (avec les noms donnés dans les manuels avec l’orthographe d’origine)
manuels
File
Indi
enne
Com
parti
men
té
Tabl
eau
Can
oniq
ue
Aus
tralo
pith
èque
Hom
o ha
bilis
Hom
o er
gast
er
Hom
o Er
ectu
s
Néa
nder
tal
Hom
o sa
pien
s
Belin CE2 2010
x Australopithèque Homo habilis Homo
erectus Homme de Néandertal
Homo sapiens
(homme qui sait)
Belin C3 2013 x non Australopithèque Homo
erectus Homme de Néandertal
Homo sapiens
Hatier CE2 2002
x non Australopithèque Homo habilis Homo
erectus Homo sapiens
Hatier CE2 2009
x
Homo habilis
(homme habile)
Homo ergaster (homme artisan)
Homo erectus
(homme debout)
Homme de Néandertal
Homo sapiens (homme
sage)
Hatier C3 2011 x non Australopithèque Homo
habilis Homo erectus
Homo sapiens sapiens
Hatier El 2014 x /
Homo ergaster (homme artisan)
Homo erectus
(homme debout)
Homme de Néandertal
Homo sapiens (homme
sage) Magnard 2004 Magnard 2010
7 Ces deux éditions proposent par contre, à chaque fois, des couples composés d’un homme et d’une femme. 8 Les homininés regroupent Homo et la ligné humaine.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 230
(Tableau 27, suite) Hachette C3 1996
Hachette C2 2004 x
Homo habilis (habile)
Homo
Erectus (debout)
Homo sapiens
neandertalensis
(homme de Neandertal)
Homo sapiens sapiens
(homme de Cro-
Magnon) Hachette
Dos 2007
x oui Homo habilis (habile)
Homo erectus
(debout)
Homme de Néandertal
Homo sapiens
Hachette Arts 2010
Hachette CE2 2013
x Homo habilis (habile)
Homo erectus
(debout)
Homo neandertale
nsis (homme de Néandertal)
Homo sapiens
(homme de Cro-
Magnon)
Australopithèque n’apparaît que chez Belin (2010 et 2013) et Hatier (2002 ; 2006) mais la plupart
des manuels incluent une page sur les hominidés et parlent de Lucy et/ou de Toumaï (tableau 7).
Hachette a considéré dans l’édition de 2004 que l’australopithèque était un pré-humain et qu’à ce
titre, il n’avait pas à être dans le tableau de la lignée sous le titre « les premiers Hommes ». Un
paragraphe intitulé « Quand peut-on parler d’Homme ? » justifie ce choix, en prenant comme
critère les premiers outils, donc Homo habilis. Il en est de même pour les éditions de 2004, 2007 et
2013 (voir figure 31).
Fig.31 – Évolution du traitement de l’évolution humaine chez Hachette
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 231
Pour Hatier, la question est plus compliquée et la position des auteurs varie selon les éditions. En
2009 et 2011, Toumaï et Lucy sont considérés comme des hominidés. En 2002, 2004 et 2013, les
restes de Lucy sont des « vestiges anciens d’humains » et les australopithèques dont elle fait partie
sont qualifiés de « premiers Hommes » ou de « premiers êtres humains ». Il n’y a donc pas de
consensus et l’on voit que les deux points de vue s’intercalent dans le temps. Après les
australopithèques, toutes les éditions à l’exception de celle de 2002 traitent les espèces qui suivent
comme faisant partie des humains : « les premiers Hommes » (2004), « les premiers êtres humains
(2009 et 2011) et « les différentes espèces humaines » (2013). En 2002, l’australopithèque faisait
partie de la généalogie. Tous les manuels insistent sur la bipédie et l’origine africaine de l’humanité,
certains sur l’évolution du cerveau (Hachette, 2007 et Belin, 2010). (voir figure 32)
Fig. 32 - Hachette 2007
Le visuel de 2002 est donc modifié et l’australopithèque disparaît en 2011 (voir figure 33).
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 232
Les éditions de 2009 et de 2014 de Hatier ont proposé en plus ergaster (une femme) tandis que
l’édition de 2014 a remplacé son Homo sapiens « homme » par une Homo sapiens (figure 34).
Chez Belin, on trouve une page dédiée à l’australopithèque considéré comme un hominidé dans
l’édition de 2013, également chez Hatier et Hachette. Une seconde page est dédiée à habilis et aux
migrations puis ce n’est qu’en troisième page que la lignée humaine apparaît avec erectus,
Néandertal et Homo sapiens décrits comme les premiers européens. En 2010, Belin propose un récit
alterné d’images et en 2011 une vision linéaire (voir figure 35)
Fig.33 – Évolution du traitement de l’évolution humaine chez Hatier
Fig.34 – Évolution du traitement de l’évolution humaine chez Hatier
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 233
Des divergences apparaissent quant à la façon de nommer l’homme de Néandertal et Cro-Magnon
chez Hachette : Homo sapiens neandertalensis et Homos sapiens sapiens en 2004 deviennent Homo
neandertalensis et Homo sapiens en 2007. À partir de 2003, les scientifiques ont considéré que
Néandertal et sapiens étaient deux espèces9 distinctes : Homo neanderthalensis et Homo sapiens.
Cette position n’a pas toujours été retranscrite dans les manuels et certains ont continué à les
présenter comme deux sous-espèces (Hachette, 2004 et 2013), alors que dans d’autres manuels, les
uns ont préféré la solution d’évitement en utilisant le nom français « Homme de Néandertal » et le
terme Homo sapiens et/ou Cro-Magnon. Chez Hatier (2002), les auteurs distinguent Homo sapiens,
l’ancienne version, et Homo sapiens sapiens, nous, la version « définitive » depuis 40000 ans. Cette
distinction ne sera pas reprise qu’en 2011 et le manuel utilisera Homo sapiens sapiens pour qualifier
Cro-Magnon contrairement aux autres éditions (2002, 2009 et 2011). Pour compliquer les choses, la
notion d’espèce distincte décidée à partir de 2003 est battue en brèche depuis 2010 (Neanderthal
genome project) avec les preuves de croisement entre les deux types d’hommes, ce qui tend à
revenir vers l’hypothèse de deux sous-espèces. On voit la difficulté que peuvent rencontrer les
manuels scolaires à suivre les aléas du débat scientifique. Le principe de la science est qu’elle est
évolutive et soumise au consensus de la communauté scientifique. Ce qui est intéressant par rapport
à notre propos, c’est le positionnement des auteurs des manuels et le discours qu’ils choisissent
finalement de proposer aux enseignants et aux élèves qui n’ont pas l’expertise pour contrôler la
validité des théories proposées. En effet, de nombreux enseignants n’ont vu la Préhistoire qu’au
cours de leur scolarité, lorsqu’ils étaient élèves de cycle 3, s’ils n’ont pas choisis des études
d’histoire ou d’archéologie10. Un discours officiel composite et flou de la représentation de
l’évolution humaine dans le savoir enseigner ne peut pas générer une représentation claire chez
9 « Les espèces sont des groupes de populations naturelles, effectivement ou potentiellement interfécondes, qui sont génétiquement isolées d’autres groupes similaires », Ernst Mayr (1942). À cette définition, il a ensuite été rajouté que cette espèce doit pouvoir engendrer une progéniture viable et féconde. 10 Pour s’en convaincre, il suffit de consulter le forum des enseignants du primaire : http://f2007orums-enseignants-du-primaire.com/topic/202581-la-prehistoire-enseignee-seulement-en-primaire/
Fig.35 – Évolution du traitement de l’évolution humaine chez Belin
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 234
ceux censés la transmettre, à des élèves dont les représentations ne sont pas plus claires sur le sujet.
Nous observons une certaine confusion et des variations dans les positions des auteurs d’un manuel
à l’autre, y compris chez un même éditeur.
Nous constatons à travers les images, le passage progressif d’un homme courbé à une position
verticale mais les types de représentations varient selon trois modèles distincts : la file indienne, le
compartimenté et le tableau.
- La file indienne « typique » est un système linéaire où l’on voit les personnages de profil
marcher de gauche à droite. Elle n’apparaît que dans l’édition de 2007 chez Hachette et
subit une modification chez Hatier (2009 ; 2014) puisque les personnages sont présentés de
face. Le manuel Belin (2013) ne propose que trois personnages plus ou moins de face mais
la file est superposée à une file de trois outils : le titre « l’évolution de l’homme » apparaît
au-dessus du titre « le perfectionnement des outils ». Ce dessin associe progrès technique et
« progrès » dans l’évolution. Il faut d’ailleurs « nommer dans l’ordre chronologique » les
espèces chez Hatier (2009). Le tout est proposé dans un sens de lecture occidental, de la
gauche vers la droite, ce qui européocentrise la lignée humaine.
- Mais la file indienne peut se retrouver de façon insidieuse sous la forme d’un « tableau »
(Hachette, 2004 et 2013) : elle apparaît alors verticalement, du haut vers le bas et non pas du
bas vers le haut, comme en archéologie (en général ce qui est plus vieux est plus profond)
contrairement à ce que l’on aurait pu s’attendre. Il s’agit d’un système stratigraphique.
- Le troisième type de présentation, « compartimentée », consiste à montrer des vignettes avec
des textes, ce qui rompt avec la vision linéaire dessinée tout en le restant : ces vignettes
constituent une sorte de récit qui suit la linéarité du texte.
Avec le temps les personnages sont plus grands, quantitativement et qualitativement, mieux vêtus et
armés : la caillou (parfois rien), le biface, le bâton, l’épieu, la lance et le
harpon (exceptionnellement, la peinture, chez Belin en 2010). Le choix des objets, qui sont
principalement des armes, questionne. Le propulseur n’est jamais associé à l’Homme moderne alors
qu’il est plus caractéristique de cet Homme que le harpon. Habilis et erectus sont nus et poilus.
Hatier et Hachette indiquent la taille des différents ancêtres : ces dimensions varient selon les
manuels. On note pour les manuels de Belin (2010) et Hachette (2007) une frise de crânes. Dans le
manuel des éditions Belin, le cerveau est figuré à l’intérieur avec la question : « Que remarques-tu
sur le cerveau des premiers hominidés ? ».
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 235
Dans les deux illustrations, on observe
que la taille du crâne (et du cerveau)
augmente au fur et à mesure que l’on
avance vers l’Homme moderne (voir
figure 36). Les textes qui sont accolés
font clairement référence à l’idée d’un
progrès linéaire associé à l’évolution
du cerveau11 : plus le crâne est gros,
plus le cerveau l’est aussi et plus l’homme est intelligent et progresse. Cette présentation rappelle
celle des outils dans l’autre manuel du même éditeur.
Chez Hachette (2007), les auteurs demandent sous la forme de questions si « Homo habilis et Homo
erectus ont pu se rencontrer ?», de
même pour erectus et sapiens. Sur la
page suivante un arbre mixte (linéaire,
stratigraphique et buissonnant) est
proposé (figure 37). Étant donné que la
réponse attendue semble être non
puisque dans la réalité ils ne sont pas
contemporains et que l’arbre indique
que ce n’est pas le cas, ces questions sous entendent une vision linéaire de l’évolution. Les
différentes éditions précisent également que l’homme ne descend pas du singe, mais qu’ils ont un
ancêtre commun. Aucun manuel n’aborde le fait que l’histoire évolutive de l’Homme s’inscrit dans
celle plus globale des primates.
Par contre, l’iconographie utilisée (reconstitution simiesque de Lucy) suggère indirectement une
relation Homme-animal et en particulier au singe, même si les textes ne vont pas dans ce sens.
11 Belin CE2 2013 : « La taille du cerveau des hommes préhistoriques n’a cessé d’augmenter. Il est possible que cette augmentation explique l’élaboration d’objets de plus en plus performants. En perfectionnant leurs outils, ils ont pu améliorer leurs conditions de vie. Ils ont également développé des talents artistiques » (p. 19).
Fig. 37 - Hatier, 2007, p. 18
Fig. 36 - Belin, 2010, p. 19
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 236
Plusieurs remarques peuvent être réalisées à la suite de ces observations :
- Du point de vue du contenu :
o Les auteurs des manuels ne sont pas clairs sur la définition de ce qu’est un Homme ou un
humain. Sur ce point, Hachette a le mérite d’avoir clarifié sa position et même si elle est
discutable, elle peut justement servir à problématiser la question à travers des critères
comme : la bipédie, les outils, la tradition technique, le langage et le cerveau.
o Les lignées sont à géométrie variable selon les manuels : elles incluent des homininés
différents. Certains disparaissent, d’autres apparaissent. Cette situation favorise le manque
de clarté inhérent à la complexité du sujet.
o La terminologie employée est floue et composée d’une multitude de termes utilisés comme
synonymes. Seul le terme « espèce » est expliqué. Celui de « genre » n’apparaît jamais. Le
processus de scolarisation s’est totalement éloigné de ses références scientifiques pour
rendre un contenu accessible aux élèves : il a sacrifié la rigueur scientifique.
o Les données scientifiques ne sont pas présentes : la relation entre les espèces Néandertal et
Homo sapiens, l’existence de contemporanéités entre espèces, la variété des espèces elles-
mêmes et leur relation cladistique et non plus généalogique ne sont pas prises en compte
dans les manuels y compris les plus récents. Les représentations didactiques de l’évolution
ne sont pas rigoureuses d’un point de vue épistémologique.
- Du point de vue graphique :
o Une vision linéaire, du passé (gauche) vers le présent (droite) : un sens.
o Une linéarité associée au progrès (avec les outils et les crânes) : une direction orientée vers
le futur.
o Un francocentrisme voire un eurocentrisme
o Un anthropocentrisme
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 237
6.1.2 Modèle KVP Si nous reprenons le modèle KVP de Clément et que nous modélisons les analyses, nous obtenons
le schéma suivant (figure 38) :
- Les connaissances sont :
o Des connaissances non actualisées : les différentes espèces d’homininés ne sont pas toutes
représentées
o Absence de référence épistémologique : la représentation de l’évolution humaine est
toujours construite sur une relation généalogique et non pas phylogénétique (relation de
parenté à partir de caractères homologues) alors que c’est plus le cas dans le secondaire. Le
contenu du manuel ne s’inscrit pas dans une épistémologie de la Préhistoire et des sciences
de la nature.
o Des contenus non eurocentrés (point positif) : des ancêtres communs, les hominidés Toumaï
et Lucy. Approche non raciste (pas de hiérarchie de races comme fin XIXe et début XXe).
o Ascendance animale non remise en cause : l’évolution humaine s’inscrit dans celle du règne
animal.
Fig. 38 – Modèle KVP « évolution humaine »
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 238
- Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :
o Une conception monocentriste : origine africaine, un continuum génétique, une unité de
l’espèce humaine.
o Une conception linéaire finaliste et simplificatrice : pas de coexistence d’homininés, pas
d’évolution buissonnante, pas d’arbres cladistiques. Le temps de l’évolution est une
chronosophie : un temps orienté. C’est aussi une conception téléologique de la causalité : un
temps déterminé.
o Une conception raciste : en terme de hiérarchisation avec des inférieurs et des supérieurs (du
courbé au droit, du poilu à l’habillé, du sans outil à l’outil, du sans domicile au bien logé...).
o Une conception évolutionniste simpliste : bipédiste et cérébrale par transformation et
amélioration successive. Transmission des caractères acquis (Lamarckisme) ; une vision
généalogique constituée d’ancêtres et de descendants.
- Les valeurs sont :
o La supériorité de l’homme moderne
6.1.3 Conclusion « évolution humaine »
L’évolution humaine est depuis le XIXe siècle un sujet très sensible et le reste très largement en ce
XXIe siècle, car il touche aux valeurs et en particulier aux conceptions religieuses et mythologiques.
Cela explique peut-être l’absence à des références historiques et en particulier à Darwin tout en
s’inscrivant dans la théorie de l’évolution. D’un point de vue épistémologique, les représentations
linéaires, stratigraphiques, compartimentées ou mixtes (Hachette, 2007) s’opposent à la conception
phylogénétique de l’évolution humaine. Les concepts devraient être expliqués et les élèves initiés à
la construction d’un arbre phylogénétique, ce qui les aiderait à déconstruire et reconstruire leurs
représentations et pourquoi pas à accéder au concept de l’évolution humaine en mosaïque. Toujours
d’un point de vue épistémologique, les différentes formes graphiques sur l’évolution doivent être
interrogées dans le rapport qu’elles impliquent entre chronologie et chronosophie : comme
l’exprime Cariou (2012, p. 141), « Il s’agirait d’articuler la construction de la chronologie à la
production de sens par la chronosophie ».
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 239
6.2 Le temps 6.2.1 La proposition scolaire
Dans les manuels scolaires, le temps préhistorique est appréhendé concrètement sous plusieurs
formes graphiques :
o Des frises chronologiques : une bande orientée vers la droite avec des dates (frise simple) ou
comprenant des images (frise illustrée). La plupart du temps il s’agit de mini-frises,
disposées au début d’un chapitre pour situer dans le temps le propos. Chaque mini-frise
positionne les événements qui sont décrits dans la page. Une frise synthétique est
généralement proposée en début de chapitre.
o Des « lignées » (voir thème précédent) : suite linéaire d’humains, de crânes ou
d’objets situés dans le temps. Elles peuvent se présenter en file indienne, en tableau ou de
manière compartimentée.
o Des arbres de l’évolution (voir thème précédent) : il n’en existe qu’un seul (Hachette, 2007).
Les manuels des éditions Hatier ne comportent aucune frise, une seule carte et des lignées
humaines. L’édition Hachette de 2007 intègre tout. Tous les autres ouvrages contiennent des frises
selon l’éditeur ou l’année d’édition : des lignées (sauf Magnard) et/ou des cartes du monde (Belin,
2010 et 2013 ; Hatier, 2014 ; Hachette, 2007). Les frises présentent des périodes, des hommes
préhistoriques, des événements et des objets. Ils sont parfois mélangés (figure 39).
Fig.39 - Belin, 2010, p. 1
Le choix des faits préhistoriques12 varie selon les auteurs, selon des critères qui ne sont pas clairs
(figures 40 et 41). Quelle différence existe-t-il entre les « premières sépultures » et les « premières
tombes » (Belin, 2010) ? Qu’est-ce qu’un biface « bien taillé » (Hachette, 2013) ? Et quel intérêt
didactique cela a-t-il ?
12 Nous entendons par « fait préhistorique » les périodes, les hommes, les événements et les objets présents dans les frises.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 240
Fig.40 - Belin 2010, p. 25
Fig.41 - Hachette, 2013, p. 21
Certaines frises se suivent sur deux pages distinctes comme chez Belin pour l’évolution humaine,
sans que l’on puisse être certain que les élèves soient en capacité de faire le raccord. D’autres ont
une forme d’accordéon pour comprimer le temps (figure 41). Nous ne sommes pas non plus sûrs
que cet artifice soit compréhensible.
Toutes ces chronologies soulèvent de nombreux problèmes :
- Le mélange des catégories d’informations : humains, dates, périodes, événements, objets…
- Le mélange des échelles : une frise de même taille correspond à des durées différentes.
- La compression du temps : l’artifice de l’accordéon.
- Le travail d’association entre plusieurs frises requiert des prérequis.
- La succession linéaire des faits préhistoriques : l’uniformité du temps empêche de l’envisager
dans sa diversité.
- Les critères de choix des dates et des faits préhistoriques : discutables d’un point de vue
scientifique mais aussi d’un point de vue didactique.
- L’orientation de gauche à droite : vision occidentale.
- La direction du temps : une flèche.
Les frises ne permettent pas :
- Une lecture à la fois diachronique et synchronique.
- De figurer des faits préhistoriques contemporains (la simultanéité).
- De figurer les cycles et surtout les régressions.
- De comprendre ce qu’est une échelle.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 241
La division de la Préhistoire en deux périodes, le Paléolithique et le Néolithique, figure sur les frises
mais elles ne permettent pas de penser la diversité. Le manuel propose plusieurs chapitres dont les
« premiers Hommes », Tautavel » et Homo sapiens (Cro-Magnon). Chaque chapitre renvoie a des
réalités très distinctes de la Préhistoire qui ne sont pas reflétées dans la frise mais compactées dans
un seul et unique Paléolithique : les divisions chronologiques de la Préhistoire (Paléolithique
archaïque, ancien, moyen et récent) sont ignorées. Le Paléolithique est aussi divisible en
temporalités, c’est-à-dire en sous-périodes basées sur le concept de cultures13 qui n’existent pas
dans les manuels. Il existe donc une contradiction entre un temps figuré et synthétique et un temps
discursif et expliqué
On observera que d’un point de vue épistémologique, le temps préhistorique s’est construit sur la
base du temps géologique (datation relative) d’une part et puis des techniques issues de sciences
exactes (datations absolues) d’autre part. Aucune de ces notions ne figure dans les manuels. Une
chronologie préhistorique aurait pu être dessinée verticalement, orientée du bas vers le haut, en
référence au travail de l’archéologue et à la stratigraphie, puis ponctuée de dates absolues
pertinentes du point de vue scolaire. La culture scolaire pourrait s’inspirer d’une épistémologie de la
Préhistoire.
6.2.2 Modèle KVP
13 Pour ne citer que les principales du Paléolithique récent : Chatelperronien, Aurignacien, Gravétien, solutréen, Magdalénien.
Fig. 42 – Modèle KVP
appliqué au « temps »
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 242
− Les connaissances sont :
o Absence de références épistémologiques.
o Représentation occidentale du temps.
o Absence de connaissances ou de justification sur la pertinence des faits préhistoriques
proposés.
− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :
o Conception linéaire : pas de cycle, pas de simultanéité, pas de régression.
o Conception orientée : une direction qui correspond au chemin emprunté par le progrès,
évolutif, technique, artistique…
o Conception compactée : une longue durée sans temps long et des temps brefs
anecdotiques.
o Conception synthétique : des contenus de natures diverses sont concentrés sur une ligne
temporelle ce qui rend la lecture complexe, voire impossible.
− Les valeurs sont :
o Le progrès dirigé : le temps a une direction (vers la droite et vers le futur)
o Le progrès continu : le déroulement du temps est synonyme de continuité.
− Les pratiques sociales sont :
o Le métier d’enseignant-chercheur : les auteurs/éditeurs des manuels ont une pratique
sociale du temps et de la chronologie qui est celle de leur métier d’enseignants/historiens
et non pas de préhistoriens. Ils transposent dans les ouvrages leur conception, sans saisir
les limites du public, auquel ils s’adressent en terme de compétences et de capacités et
sans prendre en compte la spécificité et la complexité du temps préhistorique qu’on ne
peut traiter comme un temps historique. La Préhistoire est un temps mobile et l’Histoire
un temps immobilisé. La prise de la Bastille a bien eu lieu le 14 juillet 1789 car cela est
précisément attesté par des documents. Ce n’est pas le cas de la bipédie ou de
l’invention de l’outil ou de l’art qui dépendent des trouvailles et qui sont donc situées de
façon provisoire. L’invention de l’outil est plus ou moins située dans le temps et elle
l’est temporairement puisqu’elle dépend des avancées de la recherche comme l’actualité
récente14 en témoigne. Le temps archéologique est un temps de durée, c’est-à-dire un
temps accumulatif où, dans l’espace, se conserve les différentes temporalités du passé.
C’est un temps de mémoire. Ce n’est pas un temps linéaire mais cyclique. Les vestiges
14 « On a découvert les plus anciens outils du monde » (Rachel Mulot, 20 mai 2015) : http://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/20150415.OBS7280/on-aurait-decouvert-les-plus-anciens-outils-au-monde.html
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 243
ne sont pas les témoins du passé mais ceux d’une mémoire du passé : les traces (Laurent
Olivier, 2008).
6.2.3 Conclusion « temps »
Selon d’Augier et Tutiaux-Guillon (2004), 72 % des enseignants d’histoire à l’école élémentaire
disent suivre la continuité chronologique, 39 % construire une frise chronologique, 29 % affirment
que la chronologie des événements humains est, avec l’étude des progrès de l’humanité (21 %), un
caractère important de l’étude de l’histoire. Le manuel scolaire sur la Préhistoire n’est pas
différent : il laisse une place importante à la chronologie et favorise une vision linéaire associée à
l’idée de progrès. La prise en compte de la spécificité du temps pré-historique mais aussi de son
aspect multidimensionnel inscrit à la fois dans la très longue durée, le temps long et le temps court,
qui devraient être mis en avant. Une conception linéaire, orientée, compactée, synthétique et
finaliste du temps ne permet pas aux élèves de construire le temps préhistorique.
6.3 Le climat et la flore 6.3.1 La proposition scolaire
Le climat est inexistant dans les manuels : une seule référence (Hatier, 2014) spécifie qu’il fait
froid. La question est soit éludée, soit contournée en disant que les hommes préhistoriques
s’abritent dans les grottes durant les « nuits d’hiver ». Les dessins qui reconstituent la vie des
hommes dans leur habitat (souvent une grotte) ne permettent pas d’identifier le climat en fonction
du paysage, de la flore ou le type de vêtements porté par les préhistoriques. Dans tous les manuels,
les préhistoriques sont vêtus à la « Tarzan ». Seul Tautavel (qui n’appartient pas au Paléolithique
supérieur) est présenté sous plusieurs climats différents : froid-neige (Hatier, 2002, 2011 et 2014),
tempéré-printemps (Belin, 2010 et 2013) et tempéré-froid ou indéterminé (Hatier, 2009 et Hachette,
2007). Cela s’explique par la longue durée de l’occupation du site qui a vu plusieurs climats se
succéder15. Cette succession de climats a été traduite dans un document « Pour le maître »16 par
« L’environnement de l’homme de Tautavel est celui d’un climat plus froid qu’aujourd’hui. La
végétation et la faune sont curieusement mélangées17 d’espèces de climat froid et d’espèces de
climat tempéré : castors, chevaux, moutons, éléphants, lions, panthères… ». Le terme
15 « Une vallée couverte de sapins sous un climat très froid et très humide, des steppes arides lors des périodes froides et sèches, des forêts ou garrigues pendant les réchauffements ». http://www.culture.gouv.fr/fr/arcnat/tautavel/fr/env_clim_acc.htm 16 Ce document nous a été fourni par un enseignant qui l’utilisait dans son cours mais malheureusement sans la référence. 17 Souligné par nous. Le mouton est un animal domestique !
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 244
« curieusement » est très étonnant et témoigne soit du manque de connaissance des auteurs soit d’un
manque de rigueur : les deux sont préjudiciables à une représentation de la Préhistoire qui devrait
être construite sur les témoignages archéologiques existants. La majorité des animaux présentés
sont de climat froid tandis que la flore est la grande absente des manuels scolaires.
6.3.2 Modèle KVP
− Les connaissances sont :
o Absence d’informations scientifiques sur le climat : l’homme préhistorique semble vivre
dans un monde virtuel puisque jamais décrit.
o Un environnement à la fois ressource et problème : il est vu sous l’angle des besoins
(alimentaires et habitat) ou des problèmes (froid et sécurité).
− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :
o L’anthropocentrisme empêche le développement d’une représentation éco-systémique.
Le discours tourne autour de l’homme.
Fig. 43 – Modèle KVP « climat - flore »
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 245
o L’opposition homme/nature entrave la possibilité de mesurer le poids de l’action
anthropique sur le milieu ; limite l’empathie nécessaire à la protection de
l’environnement.
o L’absence d’informations sur les variations climatiques ne permet pas de faire un lien
avec la diversité de la faune et de la flore dans le temps. Elle enferme dans un continuum
espace-temps où les arbres et les animaux sont indistinctement mélangés.
− Les valeurs sont :
o Les aléas du climat : l’homme subit le climat. Il doit s’adapter au temps météorologique
qu’il ne peut pas contrôler.
− Les pratiques sociales sont :
o Le changement climatique : les auteurs et les éditeurs ont inévitablement une pratique
sociale du changement climatique. Ce sujet étant socialement sensible, il est possible
qu’ils aient décidé de ne pas le traiter.
6.3.3 Conclusion « climat et flore »
Les auteurs des manuels conservent une vision cloisonnée qui ne leur permet pas de considérer
conjointement environnement et Préhistoire et donc de relier éducation pour l’environnement et
éducation au patrimoine. D’un point de vue épistémologique, la représentation anthropocentrée de
l’homme préhistorique interfère avec une conception scientifique pluridisciplinaire qui étudie
l’homme en tant que partie d’un écosystème. L’absence du climat (et de la flore) dans les manuels
scolaire nous semble par ailleurs préjudiciable au potentiel pédagogique, que pourrait avoir ce
thème au regard des enjeux environnementaux contemporains. L’absence de connaissances sur la
question climatique laisse le champ libre aux seuls supports qui en parlent indirectement : les
visuels. Elle laisse aussi le champ libre aux représentations sociales que les élèves ont acquises à
travers leur pratique sociale du « problème » climatique contemporain.
6.4 La faune 6.4.1 La proposition scolaire
Nous nous sommes intéressés aux textes et aux images relatifs à la faune et au climat de la
Préhistoire. Sur les treize ouvrages, nous avons répertorié quarante-trois références comprenant au
total 128 animaux cités pour 27 espèces différentes dont 65,12 % sous la forme de photographies,
25,58 % de textes et 13,95 % de dessins. Les animaux sont mentionnés de façon totalement inégale
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 246
dans le cadre de chapitres qui traitent du mode de vie ou de l’activité de la chasse. À l’exception de
Magnard, les éditeurs ont une moyenne de 10,5 animaux différents par ouvrage (tableau 28).
Tableau 28 : nombre d’animaux par éditeur.
Éditeur Animaux Ouvrages Moyenne
Belin 21 2 10,5
Hatier 42 4 10,5
Hachette 52 5 10,4
Magnard 13 2 6,5
Lorsque les représentations sont des photographies de peintures rupestres et des textes sur
Tautavel, l’éditeur associe systématiquement la date au nom du site préhistorique mentionné
(95,28 %). Ce n’est jamais le cas pour un texte seul. Seuls trois ouvrages proposent une frise ou une
carte pour situer ces sites dans le temps et l’espace. Du point de vue quantitatif, 62,96 % des
animaux sont mentionnés moins de 4,7 fois, ce qui correspond à la moyenne des mentions par
animal. Si l’on prend cette moyenne comme point de repère, dix animaux sont particulièrement
récurrents (tableau 29) : le bison et le cheval, suivis du renne, du mammouth et de l’auroch. Ce sont
tous des animaux de climat froid ou de montagne à l’exception du cerf et du rhinocéros (de prairie).
Tableau 29 : les types d’animaux toutes époques confondues. bison cheval renne mammouth auroch cerf rhinocéros bouquetin chamois mouflon
19 16 12 10 9 7 7 5 5 5
Si l’on supprime tous les animaux associés à Tautavel, puisque cette période ne correspond pas à
l’homme de Cro-Magnon (tableau 30), il reste quatre-vingt-dix animaux (23,43 % de perte). La liste
des principaux animaux cités est remarquablement identique aux cinq premiers animaux de la liste
générale, ce qui nous interroge.
Tableau 30 : les types d’animaux au Paléolithique supérieur. cheval bison auroch mammouth renne
14 14 9 8 7
Il n’y a jamais de vraies photographies d’animaux, ce qui ne donne pas aux élèves la possibilité de
se confronter à une vraie représentation, à l’exception des éditions Belin : des images réalistes du
renne, du cerf, du cheval, du bison au rhinocéros accompagnent l’homme de Tautavel (2010, p. 20).
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 247
On retrouve ces mêmes images avec en plus l’ours, le félin (lionne), l’auroch et le bouquetin dans la
page sur l’art pariétal pour montrer les animaux peints (2013, p. 17). Si les deux manuels sont
utilisés en classe, les mêmes animaux sont mangés par Tautavel et peints par Cro-Magnon…
L’auroch et le bison, très proches, sont surreprésentés visuellement par rapport aux autres : 8
photographies et 1 dessin sur neuf mentions pour l’auroch, 8 peintures et 1 dessin sur dix-neuf
mentions pour le bison. À l’inverse, sur les dix mentions de mammouth on trouve 2 peintures
préhistoriques et 1 dessin, le reste étant du texte. 60 % des références sont produites par Hatier
(2002, 2009, 2011 et 2014). Le poisson apparaît de façon anecdotique, souvent associé à
l’utilisation du harpon et exclusivement chez Hatier (2002). Enfin, le renne, qui est l’animal le plus
chassé du Paléolithique supérieur n’apparaît que de façon secondaire : dans les visuels à condition
de le reconnaître, parmi d’autres images d’animaux sans qu’un statut particulier lui soit conféré.
Certains éditeurs n’hésitent pas par ailleurs à reprendre presque intégralement leurs contenus
comme c’est le cas pour Hatier (2002, 2006 et 2009), Hachette (1996, 2004, 2013) ou Magnard
(2004, 2010), ce qui crée un véritable continuum dans la représentation chez plusieurs générations
d’élèves.
6.4.2 Le modèle KVP
Fig. 44 – Modèle KVP « faune »
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 248
Les connaissances sont :
o Mélange d’animaux d’époques et de climats différents : à Tautavel et de Tautavel
(450 000) aux grottes ornées (entre 32 000 et 10 000). Cela laisse supposer un mélange
des représentations chez les élèves et une confusion sur le climat qui pouvait régner à la
Préhistoire.
o Absence de situation chronologique pour la faune : les textes proposent des listes
d’animaux sans les contextualiser, les dater ou les localiser, ce qui peut signifier des
difficultés de représentations liées au temps et à l’espace. La faune d’un
australopithèque, d’un erectus ou d’un Cro-Magnon n’est pourtant pas la même.
o Liste réduite d’animaux « principaux » : le bison, le cheval, l’auroch et le mammouth
sont les animaux principalement proposés aux élèves. Seuls Hatier et Belin proposent
d’autres types d’animaux comme des poissons (brochet et saumon), le castor ou le
lièvre, ce qui dénote chez ces éditeurs une volonté d’élargir la représentation de la faune
de cette époque et de ne pas la restreindre à quelques exemples.
o Absence du climat associé aux animaux : les variations de température, l’avancée de
l’inlandsis ne sont jamais mentionnées. Or les considérations climatiques ont été un
facteur dans l’immigration des populations préhistoriques ce qui permet de comprendre
pourquoi Homo sapiens arrive en Europe vers 35 000 ans. Même les ouvrages les plus
récents ne mettent pas en perspective les questions environnementales, sujet pourtant
fondamental et d’actualité.
− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :
o Représentation banale de la faune préhistorique : une préhistoire pauvre d’un point de
vue environnemental.
o Représentation réduite à des animaux emblématiques : une préhistoire mythologique où
l’homme est associé au mammouth
o Représentation anthropocentrée : l’homme est le centre du discours du manuel et les
animaux n’interviennent que pour illustrer le propos lorsqu’il s’agit de parler de son
régime alimentaire.
o L’opposition homme/nature : l’homme pour survivre doit chasser et c’est un rapport de
nécessité et de dangerosité qu’il entretient avec les animaux (à l’exception de l’art).
− Les valeurs sont :
o L’animal ressource : les manuels présente la faune d’un point de vue utilitaire. Les
animaux sont chassés pour l’alimentation humaine. Les environnements naturels
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 249
préhistoriques (ils sont variés) ne sont pas présentés, encore moins dans une perspective
écologique.
6.4.3 Conclusion « faune »
Tout comme le climat, les auteurs des manuels conservent une vision cloisonnée qui ne leur permet
pas de considérer conjointement faune et Préhistoire et donc de relier éducation pour
l’environnement et éducation au patrimoine. Ils restent enfermés dans une vision homme/animal
utilitariste : l’animal en tant que ressource. Les manuels scolaires ne parlent que de la faune
chassée, c’est-à-dire destinée à l’alimentation de nos ancêtres. À l’exception de Tautavel, tous les
exemples sont hors-sol : mal situés chronologiquement et spatialement, absence du climat et de la
flore, mélange d’animaux, préférences et répétitions dans les images proposées. Le renne qui est
l’animal le plus consommé du Paléolithique supérieur (Magdalénien) en Europe occidentale aurait
pu servir d’exemple, puisque la chaîne opératoire est parfaitement connue. Cela aurait permis de
relier l’homme à la notion d’écosystème à travers une approche systémique, en faisant appel à une
discipline connexe comme la géographie : les zones de résidences saisonnières (concept de
nomadisme) et les matières premières (silex, animaux, coquillages, plantes, etc.).
6.5 Les objets 6.5.1 La place prépondérante des objets dans les manuels
Les manuels scolaires laissent une place importante aux objets préhistoriques et plus
particulièrement aux armes et aux outils au détriment d’objets comme les instruments de musique
(loisirs ou rituels) ou la parure, cette dernière catégorie ayant été particulièrement étudiée (Taborin,
2004). Sur les treize manuels que nous avons analysés, les objets peuvent occuper jusqu’à 50 % de
l’ensemble du contenu du manuel pour la période du Paléolithique avec une moyenne située autour
de 28 %. Ce tiers « technique » comprend les différents types d’outils ainsi que la fabrication du
feu. Les outils seuls représentent 26 % du contenu. Si nous ajoutons à cela les pages consacrées, à la
fois aux premiers outils et aux hominidés ou à l’évolution humaine puisque ces deux thèmes sont
souvent réunis, la proportion dédiée aux objets atteint les 30 %.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 250
6.5.2 De quels objets parle-t-on ?
Les manuels contiennent en tout 102 objets (7,8 objets en moyenne) répartis sur seize types. Les
armes et les outils regroupent à eux seuls 83,32 % des
objets des manuels. Un œil averti remarquera que l’arc est
un anachronisme (Hatier, 2002, 2006 et 2009) et que la
hache (Belin, 2013) en pierre est discutable. En ce qui
concerne le feu, cinq éditeurs illustrent la façon dont il est
fabriqué. Les cinq représentations par percussions (Hatier,
2002 et 2006 ; Hachette, 2007 et Belin 2013) sont fausses
puisqu’elles montrent deux silex ou deux pierres alors que
cette technique nécessite l’utilisation d’un silex et d’une
marcassite ou d’une pyrite (figure 45). Les dessins ne sont
pas accompagnés par des explications (Belin et Hachette)
où lorsqu’elles existent (Hatier), elles sont fausses : « Ils
ont sans doute découverts comment produire une étincelle
en frottant deux pierres » (Hatier, 2002, p. 26 et 2006, p. 13).
Les six représentations du feu par friction proposent soit la méthode par forage à la main soit par
sciage ou frottement. Aucune n’est attestée archéologiquement, mais elles le sont toutes par
l’ethnologie.
Un certain nombre d’objets apparaissent (tableau 31) de façon épisodique (en vert) comme le
collier, le burin, la scie dentelée, le perçoir et le racloir : la majorité se trouve dans l’édition
Hachette de 2007 qui est la seule à proposer jusqu’à dix objets différents.
Tableau 31 : les catégories d’outils dans les manuels scolaires de 1996 à 2014.
Les outils dans les manuels scolaires
Parure/loisirs Outils Armes Feu 6 (5,88 %) 40 (39,21 %) 45 (44,11 %) 11 (10,8 %)
flûte (5) biface (10) lampe (8) harpon (16) propulseur (10) bois-‐feu (6)
parure (1) galet (7) aiguille (5) pointe (12) lame (3) silex-‐feu (5) racloir (4) perçoir (3) arc (3) hache (1)
scie dentelée (2) burin (1)
Fig.45 -‐ Hatier, 2002-‐2006
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 251
Le galet et le biface (en jaune), assimilés dans les manuels aux premiers hommes préhistoriques,
constituent 42,5 % de leur catégorie. Le biface est l’objet emblématique des périodes anciennes de
la préhistoire bien que cet outil ait été l’objet d’une fabrication cyclique tout au long de cette
période. Parmi les objets restants et bien représentés six sont dans notre questionnaire de
caractérisation (orange) et ils représentent 49 % des objets des manuels (loisirs, 5,49 % ; outils,
13,18 % ; armes, 28,58 % ; feu, 54,54 %). La pointe est très présente et parfois associée à l’arc.
6.5.3 Comment ces objets sont-ils présentés ?
Chaque éditeur applique une formule que l’on se retrouve dans chaque nouvelle édition. C’est ainsi
que l’on peut voir chez Hatier, de 2002 à 2014, une mise en exergue du propulseur dès les
premières pages (voir figures 46 à 49).
Fig. 46 - Hatier, 2002, p. 21 Fig.47 - Hatier, 2009, p. 20
Fig.48 - Hatier, 2011, p. 8 Fig.49 - Hatier, 2014, p. 5
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 252
Tous les manuels présentent par ailleurs une page (parfois deux) d’objets alignés ou côte à côte
(voir figure 50). Ils sont généralement accompagnés d’un dessin de démonstration qui illustre leur
mode d’utilisation. Les questions posées aux élèves ne nécessitent pas beaucoup de réflexion :
décrire, classer, donner la fonction et en déduire les activités.
Chez Hachette (2004 et 2013), le propulseur apparaît en tant qu’objet préhistorique sur une page
puis sous la forme d’un dessin de démonstration sur une autre page. Il existe donc une certaine
redondance pour cet objet. Ce peut être aussi le cas du harpon, que l’on peut trouver en tant
qu’objet, sous la forme d’un dessin de démonstration puis dans des scènes où l’on voit une femme
(et pas un homme) pêcher avec cet outil (Hatier, 2002, 2006 et 2009) ou, ce qui est très rare, sur une
vraie photographie avec un Esquimau (hachette, 2007). Il faut noter que dans les neuf manuels qui
présentent une lignée humaine, Homo sapiens (Cro-Magnon) tient à cinq reprises un harpon (c’est
une femme chez Hatier en 2014).
Fig.50 -‐ Hatier, 2011, p.16
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 253
En dehors des outils et des armes, la lampe et la flûte ont un traitement particulier. La flûte apparaît
dans le chapitre « art » chez Hatier (2006 et 2009) et Belin (2013), de façon anecdotique chez
Hachette (2004) et associé à l’enterrement des morts chez Belin (2013). Sur les huit illustrations de
lampes, seulement trois la proposent en tant qu’objet avec son mode d’utilisation. Les autres
représentations sont figurées dans les scènes de peinture préhistoriques en grotte, mais ne sont pas
le propos de l’illustration. Enfin, les aiguilles ne sont présentées que dans cinq manuels mais très
bien illustrées et expliquées chez Hachette (2007) et Belin (2013).
6.5.4 Ces objets sont-ils situés dans le temps ?
Belin (2010 et 2013) propose une frise chronologique d’outils (voir figure 51) sur le modèle de la
file indienne pour l’évolution humaine. Chaque objet est associé à une date et à un type d’homme
préhistorique.
En 2013, la frise d’outils est juste sous celle de la lignée humaine (voir figure 52) et une question du
manuel incite à faire un rapprochement entre les deux. Le souci est que le troisième outil (tout
comme le cinquième outil de la figure 51) correspond au Néolithique ce qui peut créer des
confusions et que les auteurs auraient pu, si c’était l’objectif sélectionner des objets considérés
comme des fossiles directeurs18. Les deux frises sont orientées (flèches) vers la droite et datées :
chronologie et chronosophie sont totalement imbriquées.
18 Le fossile directeur est un concept majeur en Préhistoire. C’est un objet typique, dont les caractéristiques permettent une identification rapide et l’établissement d’une datation.
Fig.51 -‐ Hachette, 2010, p.28
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 254
En 2015, la représentation qui consiste à associer au temps une notion de progrès technique linéaire
et déterministe continue d’exercer son influence y compris chez les chercheurs en SHS comme le
montre l’utilisation récente du visuel ci-dessous (voir figure 53) par la récente Maison des Sciences
de l’Homme-Alpes à Grenoble pour faire la promotion des nouvelles méthodes de recherche. On
notera la relation faite entre l’évolution des méthodes et l’évolution personnelle du chercheur… qui
n’est pas sans rappeler, celle entre les outils préhistoriques et nos ancêtres !
Fig.52 -‐ Hachette, 2013, p. 8
Fig.53 – MSHAG
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 255
On retrouve d’ailleurs le modèle jusque dans les documents officiels de l’Éducation
nationale19 avec en filigrane le mot « évolution » (voir figure 54) :
6.5.5 Modèle KVP
19 http://www ».ac-nancy-metz.fr/IENToul/spip.php ?rubrrique64 (Consulté le 10/05/2014).
Fig. 55 – Modèle KVP « objets »
Fig.54– IEN Toulouse : enseigner l’histoire en cycle 3
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 256
− Les connaissances sont :
o Mélange d’époques différentes : Paléolithique et Néolithique. Cette confusion (il en était
de même avec les enterrements) ne favorise pas chez les élèves une représentation claire
et distincte de ces deux périodes.
o Non-pertinence des objets sélectionnés : pas forcément des fossiles directeurs.
o Présence limitée d’objets en os, en bois ou en ivoire : aiguilles, flûtes, harpon.
− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :
o Une conception linéaire finaliste et simplificatrice : le progrès technique.
o Une conception évolutionniste simpliste : le progrès est dû à une transformation et une
amélioration successive. Transmission des techniques acquises (Lamarckisme) ; une
vision généalogique des outils.
o Réductionnisme :
§ Réduction des objets à deux catégories principales (outils et armes) et à quelques
exemples types dans ces catégories : propulseur, harpon, pointe, racloir. Les
objets liés aux loisirs, aux rituels, à la parure ou autres sont quasiment
inexistants.
§ Les objets, et en particulier les outils sont considérés chronologiquement en
dehors de toute dimension culturelle. D’un point de vue épistémologique, la
vision « catalogue » de l’objet a laissé place aux concepts de « culture », de
« courant culturel » et même de « technocomplexes20 » totalement ignorés dans
les manuels. Les techniques de tailles ne sont même pas évoquées alors qu’elles
sont caractéristiques de périodes et même de certaines espèces (le débitage
Levallois pour Néandertal par exemple).
− Les valeurs sont :
o Une conception techniciste : les objets
− Les pratiques sociales sont :
o La boîte à outils : pour les auteurs, les objets sont perçus à travers leur fonction utilitaire,
comme le contenu d’une boîte à outils. C’est souvent l’analogie qui est faite avec cette
pratique sociale pour appréhender les outils préhistoriques.
20 Ensemble de groupes ayant des productions techniques apparentées.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 257
6.5.6 Conclusion « objets »
Les objets constituent un thème très important quantitativement et qualitativement dans la partie du
manuel consacrée au Paléolithique. Ils apparaissent dans des chapitres spécifiques, tout en se
retrouvant pour certains répartis dans les illustrations d’autres chapitres. C’est un thème
particulièrement invasif. Nous avons noté la présence de plusieurs objets anachroniques. Le
propulseur, le harpon et la fabrication du feu, sont les plus proposés. D’une édition à une autre, la
plupart des éditeurs reprennent les mêmes images et ne diversifient pas leur proposition cantonnant
la Préhistoire à quelques objets stéréotypés, comme pour les animaux. La proportion donnée à
certaines armes et à certains outils ne permet pas d’imaginer la présence d’autres objets pourtant
nombreux en dehors de l’aiguille et de la flûte (la parure n’apparaît qu’une seule fois). Le savoir à
enseigner privilégie sans conteste une vision techniciste articulée autour des activités de subsistance
(le propulseur pour chasser, le racloir pour nettoyer les peaux des animaux tués). Cela ne fait que
renforcer l’idée que l’homme préhistorique devait lutter pour survivre. D’un point de vue
didactique, les objets peuvent être travaillés à travers la typologie, ce qui permettrait d’exercer le
raisonnement analogique tout en abordant la question du temps : l’objet-repère (un fossile directeur,
une date), la périodisation (le temps associé à l’objet et l’objet en tant que rupture technique), la
simultanéité et le cycle (un même objet chez deux cultures préhistoriques différentes ; l’abandon et
la réapparition de l’objet dans le temps). Ils peuvent aussi faire l’objet d’une problématisation avec
par exemple, l’élaboration d’un questionnement à partir du « bâton percé »21 ce qui donne la
possibilité de comprendre ce que peut être un processus d’interprétation et les différentes
hypothèses qui peuvent surgir. Enfin, le manuel est une description d’objets qui s’inscrit souvent
dans une vision linéaire et progressiste des traces matérielles dans la lignée du XIXe siècle
(Mortillet, Classification de l'âge de la pierre, 1872). La conception linéaire de l’évolution
technique renvoie à la vision linéaire de l’évolution humaine, à laquelle elle est intimement associée
par de nombreux auteurs. Cela ne peut que renforcer chez les élèves l’élaboration d’une
représentation téléologique.
21 La « bâton percé » anciennement appelé « bâton de commandement » (ce qui dénote d’une certaine représentation des préhistoriens de l’époque), est un objet dont la fonction est inconnue. Il est fabriqué à partir d’un bois de renne et comporte un (exceptionnellement deux) gros trou. Il est orné.
« Baton Lartet MHNT PRE .2010.0.1.2 Seul noir » par Didier Descouens — Travail personnel. Sous licence CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons -
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 258
6.6 Les attitudes 6.6.1 La proposition scolaire
Par « attitudes », nous entendons la posture (droit/courbé), le comportement (violent/doux), le
physique (poilu/nu/vêtement/nous-ressemble) et les aptitudes (intelligent/idiot/courageux/habile).
Pour aborder la question des attitudes, nous sommes obligés de puiser dans l’ensemble de
l’iconographie des manuels scolaires, car il n’existe pas a proprement parlé un chapitre ou un
paragraphe dédié aux attitudes des hommes et des femmes préhistoriques. Toutes les images
illustratives fictives présentent sur une ligne du temps qui va du plus ancien au plus récent, des
individus courbés, poilus et nus qui se redressent petit à petit, qui s’habillent de mieux en mieux et
qui perdent leurs poils. Au final Cro-Magnon apparaît sans poils et très bien vêtu (figures 56 et 57).
Le comportement agressif et idiot (voir figure 58) semble plutôt le fait des anciens hominidés alors
que Cro-Magnon est toujours représenté à son avantage. Les Cro-Magnon sont souriants, ce qui
n’est pas le cas des autres, par exemple ergaster (voir figure 589).
Fig.56 -‐ Hatier, 2002, p. 23 Fig.57 -‐ Hatier, 2002, p. 23
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 259
Quant à Néandertal, son visage ressemble à celui d’un
lépreux (voir figure 59).
Les représentations des prédécesseurs d’Homo sapiens sont péjoratives.
Selon l’époque représentée, les différences entre les sexes sont assez importantes. Les éditions
Hatier (2014) sont celles qui ont ajouté le plus de nouvelles illustrations. Cela s’explique par le fait
que cette éditions a particulièrement insisté sur les contre-stéréotypes : l’homme à la cuisine, la
femme à la taille du silex et à la fabrication du feu. Elles sont associées à un encadré spécifique qui
aborde la question de la relation entre les activités et le sexe. Les illustrations de Cro-Magnon
restent minoritaires par rapport à ses prédécesseurs et notamment Tautavel, ce qui est étonnant.
Peut-être les auteurs ont-ils pensé que les Cro-Magnon étant comme nous, il n’était pas nécessaire
de les illustrer. Cette idée de ressemblance est-elle acquise chez les élèves ? Nous n’en sommes pas
certains. L’aspect physique n’est pas abordé en tant que sujet (anatomie, taille, dimorphisme sexuel,
couleur de la peau, des yeux et des cheveux, etc.). Au mieux, certains éditeurs font quelques
observations sporadiques ou proposent une comparaison simpliste à partir d’un crâne et d’une tête
dessinée ou deux crânes (Hachette, 2007). La seule façon pour les élèves de se représenter les Cro-
Magnon, à condition toutefois de ne pas mélanger les images d’époques différentes, est de se
reporter aux illustrations qui sont proposées. Ces dessins présentent de nombreuses erreurs : taille
des individus, couleur de peau et des cheveux, posture, caractère simiesque ou pas, type de
vêtements. La question de l’intelligence figure à travers les illustrations des crânes et les contenus
qui apparaissent de façon explicite dans les chapitres dédiés aux outils en proposant une vision
linéaire du progrès. Cro-Magnon est un artiste et l’inventeur de presque tous les beaux objets du
Fig.58 -‐ Hatier, 2002, p. 2
Fig.59 -‐ Hatier, 2014, p. 23
Fig. 60 -‐ Hatier, 2014 (AO de Malaterre)
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 260
manuel, ce qui démontre indirectement sa supériorité, car les différents contenus associent
l’évolution technique et l’art à Homo sapiens. Les hommes et les femmes sont représentés en
artistes dans les grottes.
Toute l’iconographie des ouvrages relie aux personnages, de façon implicite, des types de
physiques, des postures, des vêtements, des aptitudes et, d’une manière plus générale, des attitudes.
6.6.2 Modèle KVP
− Les connaissances sont :
o Aucun fondement scientifique : les attitudes qui sont proposées dans les manuels ne sont
que des partis pris.
− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :
o Stéréotypes sur les rôles des sexes : femme passive/homme actif ; femme-
d’intérieur/homme d’extérieur ; homme travail/femme nourricière.
o Stéréotypes sur l’homme/singe : ils sont caractérisés par des oppositions de types
homme ancien courbé/homme récent droit ; homme ancien-poilu/homme récent
imberbe ; homme ancien nu/homme récent vêtements ; homme ancien idiot/homme
récent intelligent. Ces stéréotypes confèrent à l’homme moderne une supériorité sur nos
prédécesseurs et le reste du règne animal.
Fig. 61 – Modèle KVP « attitudes »
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 261
− Les valeurs sont :
o Sexisme : une vision de l’homme supérieur à la femme.
− Les pratiques sociales sont :
o Socialisation différenciée : les auteurs/éditeurs véhiculent les valeurs de leur société.
6.6.3 Conclusion « attitudes »
Au final, le discours sur la posture (droit/courbé), le comportement (violent/doux), le physique
(poilu/nu/vêtement/nous-ressemble) et les aptitudes (intelligent/idiot/courageux/habile) de Cro-
Magnon transparaissent dans les manuels scolaires de façon implicite. Une grande partie de ce type
de contenu est absente et le reste est porté de façon allusive par des textes et des illustrations que les
élèves doivent décoder22. Il n’y a donc aucun discours construit, ce qui laisse la place aux
représentations sociales. Il ne faut pas perdre de vue que les enseignants sont souvent amenés à
utiliser plusieurs manuels (pas toujours de la même année et souvent anciens) ou un manuel et des
documents complémentaires, qui peuvent être contradictoires dans leur expression textuelle ou
imagée comme c’est le cas, dans ceux que nous avons étudiés. Cette confusion iconographique ne
facilite pas le travail de représentation de l’élève.
6.7 Les actions 6.7.1 La proposition scolaire
Nous sommes intéressés aux images susceptibles de présenter des hommes et des femmes de Cro-
Magnon du Paléolithique Supérieur en action. L’ensemble des manuels contient 26 dessins
d’actions, ce qui est très peu. Les ouvrages étant tous structurés autour de la présentation d’un
Paléolithique ancien puis récent, nous avons analysé les « actions » sur ces deux périodes pour les
comparer.
En ce qui concerne Paléolithique récent, les actions majoritaires tous sexes confondus sont divisés
en deux groupes (tableau 32) avec d’un côté les activités artisanales ou de subsistance (orange) et
de l’autre les activités de la vie quotidienne (vert). Du point de vue du sexe, la chasse et le feu sont
spécifiques à l’homme (tableau 33) tandis que ce sont la cuisine et s’occuper des enfants qui sont
particuliers à la femme (tableau 34). La peinture et la chasse sont les activités prépondérantes chez
l’homme tandis que ce sont la peinture et la cuisine chez la femme. L’activité « peinture » est
22 Le traitement graphique, que nous n’avons pas traité, car ce n’est pas l’objet de notre travail, joue aussi un rôle important dans la réception de l’image chez l’élève.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 262
toutefois davantage masculine car, dans les représentations des manuels le nombre d’hommes
surpasse le nombre de femmes.
Tableau 32: Les actions de l'homme et de la femme préhistorique dans les manuels scolaires.
Peinture Chasse Pêche Taille Silex Cuisine Cueillette Feu S'occuper enfants
10 3 3 3 3 2 1 1
38,46 % 11,54 % 11,54 % 11,54 % 11,54 % 7,69 % 3,85 % 3,85 %
Tableau 33 : Les actions de l’homme préhistorique dans les manuels scolaires.
Peinture Chasse Taille Silex Pêche Feu Cueillette
6 3 2 1 1 1
23,08 % 11,54 % 7,69 % 3,85 % 3,85 % 3,85 %
Tableau 34 : Les actions de la femme préhistorique dans les manuels scolaires.
Peinture Cuisine Pêche Taille Silex Cueillette S'occuper enfants
4 3 2 1 1 1
15,38 % 11,54 % 7,69 % 3,85 % 3,85 % 3,85 %
La guerre, commander, éduquer les enfants et voyager sont des actions qui ne sont pas traitées pour
la Préhistoire et qui sont par ailleurs, difficiles à illustrer. On remarque toutefois, que plusieurs
dessins montrent des hommes en train de réaliser une action pendant que les femmes sont passives
ou errent dans le campement sans rien faire (Hachette, 2004). Dans le même ordre d’idée, le
paraître appartient au sexe féminin (la femme est vêtue d’une jolie robe chez Hatier, 2002, p. 23)
tandis que l’homme est associé à une action (il porte des armes et mange devant elle sans lui faire
grand cas alors qu’elle le regarde).
Le Paléolithique ancien concerne la représentation des premiers hommes et de l’Homme de
Tautavel (voir tableau 35). À titre de comparaison, la peinture est bien évidemment absente mais la
cueillette aussi, ce qui n’aurait pas dû être le cas. La chasse (activité masculine) est l’activité
principale avec celle de s’occuper des enfants (activité féminine). Elles sont suivies de la découpe
de la viande et de la taille du silex. La pêche n’est présente que chez les premiers hommes et la
découpe de la viande n’est pas représentée pour le Paléolithique supérieur.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 263
Tableau 35 : Les actions de l’homme préhistorique y compris Tautavel dans les manuels scolaires.
Chasser S'occuper
des enfants
Découper
un animal
Tailler le
silex Pêcher
Racler une
peau
Faire
du feu
9 6 6 5 2 2 1
Un seul ouvrage (Hatier, 2014) propose un encart sur le rôle des femmes à l’époque de la
Préhistoire. Il y est mentionné, que les femmes assuraient la survie au quotidien par l’exercice de la
chasse du petit gibier, la cueillette et la pêche (tandis que les hommes s’occupaient du gros gibier à
cause de la force physique nécessaire) et, à ce titre, qu’elles « exerçaient peut-être l’autorité sur le
groupe » car la chasse au gros était plutôt hasardeuse, alors qu’elles assuraient la subsistance de
tous les jours. Cette vision rappelle exactement la théorie féministe américaine des années 70 et de
Binford23 !
6.7.2 Modèle KVP
23 Peter Gray, Schnitzler’s Century, 2001, p. 40-42.
Fig. 62 – Modèle
KVP « actions »
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 264
− En terme de connaissances :
o Aucun fondement scientifique : les actions qui sont proposées dans les manuels ne sont
que des partis pris. Le fait de procréer et d’allaiter, oblige la femme à plus de sédentarité
mais n’implique pas que certaines activités comme peindre, faire le feu ou tailler le silex
soient masculines.
− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :
o Stéréotypes des rôles des sexes : on trouve deux dimensions stéréotypiques
intérieur/extérieur et passif/actif. Les femmes sont représentées dans des grottes ou dans
les campements alors que les hommes s’illustrent à l’extérieur. Les femmes ont des
attitudes plus passives qu’actives alors que c’est l’inverse chez les hommes. Les femmes
participent davantage aux activités domestiques que les hommes qui pratiquent la
chasse. Les femmes sont identifiables au rôle féminin et particulier de mère (donner à
manger aux enfants) alors que les hommes ont des rôles techniques plus valorisés
(chasser, faire le feu, tailler le silex).
− Les valeurs sont :
o Le sexisme : une vision de l’homme supérieur à la femme.
− Les pratiques sociales :
o Socialisation différenciée : les auteurs/éditeurs vont sciemment à contrecourant des
valeurs de leur société.
6.7.3 Conclusion « actions »
L’école, à travers les manuels scolaires, joue un rôle important dans la socialisation différenciée des
sexes. Les auteurs des manuels scolaires et les éditeurs y participent (à l’exception de l’édition de
Hatier de 2014) la plupart du temps inconsciemment, eux-mêmes victimes d’une socialisation
différenciée (pratique sociale).
Il ne nous semble pas évident que les enfants puissent faire, a posteriori, le tri dans les images qui
leur sont présentées et nous émettons l’hypothèse que c’est une représentation globale qui en
définitive reste chez les élèves : elle est construite autour des activités numériquement majoritaires
des manuels, eux-mêmes largement influencés par le phénomène socialisation différenciée et donc
empreints de stéréotypes. Mais
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 265
6.8 L’art
L’art occupe une place très importante dans les manuels scolaires puisqu’il correspond en moyenne
à 30 % de la partie sur le Paléolithique. On trouve des pages explicatives et une page avec une
scène fictive.
6.8.1 Les illustrations fictives
Sur les treize manuels, 724 présentent des personnages du Paléolithique supérieur en train de réaliser
des peintures dans une grotte : les reconstitutions fictives sont des pleines pages. Les vêtements sont
très variés : chaussures, bottes, pantalons, pagnes, tuniques, jupes… La plupart des personnages ont
les bras à l’air (alors que dans une grotte, il fait froid et humide) et certains, mais dans une moindre
mesure, les pieds et les jambes nus. Le type de vêtement permet souvent de différencier les sexes. Il
y a beaucoup plus d’hommes (15) que de femmes (6). Un enfant est parfois présent, ce qui est
attesté scientifiquement. On perçoit chez Hatier, une évolution dans le traitement de la stéréotypie
des rôles des sexes puisque l’image de 2014 reprend la structure des images de 2002 et de 2011
mais remplace les peintres masculins par des peintres féminins. Ce phénomène a déjà été observé
précédemment pour cette édition sur le thème de l’évolution. Des légendes complètent les dessins
en précisant les techniques et le matériel utilisé. Chez Belin, l’homme peintre illustre la lignée
humaine, tandis que c’est la femme peintre qui figure dans la partie art du manuel et, en 2013 la
femme disparaît !
6.8.2 Les pages explicatives
Dans les pages explicatives, les animaux peints régulièrement proposés sont les taureaux, bisons,
chevaux et quelques mammouths, cerfs ou bouquetins. L’édition de 2007 chez Hachette fournit un
tableau comparatif entre animaux peints et animaux réellement tués, pour témoigner du fait qu’il
n’existe pas de lien entre les deux, ce qui est intéressant. Belin (2013) propose de son côté des
représentations réalistes d’animaux pour permettre aux élèves de faire le rapprochement avec ceux
qui sont peints. Ils sont associés aux principales grottes ornées : Lascaux (30,23 %), Chauvet
(16,27 %), Pech-Merle (9,3 %), puis de façon très ponctuelle Niaux, Altamira, Cosquer, Zubialde,
Lazaret, le Roc aux Sorciers et le Tuc d’Audoubert. Lascaux, découverte en 1940, est souvent la
seule référence dans un manuel et, lorsque d’autres sites sont mentionnés, elle occupe l’essentiel de
la place dans le chapitre sur l’art avec l’illustration la plus importante. Nous observons, que des
24 Sur les 9 dessins, 3 sont repris dans différentes éditions (Belin 2002/2013 ; Hatier 2002/2006), ce qui fait qu’il n’y a que 6 dessins différents.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 266
sites majeurs comme Cosquer ou Chauvet, mis au jour en 1992 et 1994 n’apparaissent dans les
manuels, que très tardivement à partir de 2002 pour Chauvet (Hatier) et 2004 pour Cosquer
(Hachette). C’était aussi le cas pour les marqueurs chronologiques scientifiques et médiatiques
(p. 224). La grotte de Pech-Merle, pourtant découverte dans les années 50, reste marginalisée ; elle
est surtout utilisée pour ses chevaux pommelés ou sa main négative. Les exemples étrangers sont
très exceptionnels ce qui confine l’art préhistorique à un espace et à un discours franco-français.
L’art dans les manuels est prioritairement de la peinture puis de la sculpture. La sculpture est soit
représentée par les objets mobiliers chez Hatier (les « vénus » de Brassempouy et Villendorf) soit
du modelage chez Hachette, mais cela n’est pas présenté comme tel pour les bisons du Tuc
d’Audoubert. Le propulseur peut aussi être pris comme un exemple de sculpture (Hachette, 2010 ;
Belin, 2013). La gravure est mentionnée dans le texte et très exceptionnellement représentée. Tous
les exemples des manuels sont situés spatialement et chronologiquement.
6.8.3 La symbolique
Des explications sur l’art sont avancées dans sept des treize manuels. Elles apparaissent dans un
petit encadré de quelques lignes, qui interroge de façon très prudente et très sommaire, sur la
possibilité de relier les peintures à de la magie ou à un rituel (Magnard et Hachette) ou des
« croyances religieuses » chez Hatier (2002 et 2011). Aucun ouvrage ne montre en exemple de
signes peints alors qu’ils constituent quantitativement la plus grande partie de l’art pariétal sauf
chez Hachette (2010) mais il s’agit d’une édition spéciale « Histoire des Arts ». Le sujet semble
gênant et difficile à traiter pour les auteurs d’autant qu’il fait polémique dans la communauté
scientifique.
Hachette est le seul éditeur à associer de façon explicite Homo sapiens à l’art. Le terme « art » n’est
d’ailleurs jamais expliqué. L’art préhistorique dans les manuels est un art décrit et technique :
− Décrit : « Quels animaux sont représentés sur cette paroi ? Quelles couleurs sont utilisées ? »
(Hachette, 2007, p. 29) ; « Décris la peinture rupestre » (Hatier, 2011, p. 20).
− Technique : « Ils traçaient les contours des dessins en gravant ou en peignant » (Hatier, 2009,
p. 29) ; « Ils fabriquaient eux-mêmes leur peinture : le noir avec du charbon » (2002, p. 33).
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 267
6.8.4 Modèle KVP
− Les connaissances sont :
o Connaissance descriptive et technique.
− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :
o Conception réductionniste : l’art est surtout de la peinture, au mieux de la sculpture. Les
objets mobiliers en os, en bois ou en ivoire sont presque oubliés comme les flûtes ou,
jamais mentionnés comme les bâtons-percés, les baguettes à décor géométrique, les
pendeloques, les rondelles et les coquillages gravés. Mais aussi certains objets en silex
comme les feuilles-de-laurier.
o Conception de la génération spontanée : l’art apparaît subitement vers 35 000 ans avec
Cro-Magnon. Les manuels n’abordent jamais la surprenante finitude de cet art
notamment pour les exemples les plus anciens comme Chauvet (32 000 ans). Cette
conception empêche ;
§ D’imaginer une apparition progressive de l’art notamment pariétal.
§ De concevoir d’autres supports alternatifs notamment périssables.
§ D’envisager que d’autres hommes comme Néandertal aient pu faire de l’art.
Fig. 63 – Modèle KVP « art »
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 268
− Les valeurs sont :
o Culture patrimoniale : dans les manuels, l’art préhistorique répond essentiellement à une
finalité patrimoniale : « connaître notre héritage historique, assimiler le patrimoine
politique et culturel de la France » (JO du 2 mars 1995), la « construction d’une
mémoire sociale et nationale » (B.O. hors-série n° 1 du 14 février 2002) et le
développement « d’une culture humaniste qui contribue à la formation de la personne et
du citoyen (B.O. hors-série n° 3 du 19 juin 2008). Il est illustratif.
− Les pratiques sociales sont :
o L’art pour l’art : nous supposons que les auteurs/éditeurs savent que l’art pour l’art
n’existe pas à la Préhistoire. Pourtant, l’approche esthétisante des illustrations sans
problématisation sur le sens de cet art ne peut que tendre vers une approche basée sur la
beauté, la finesse, la perfection, l’aboutissement.
6.8.5 Conclusion « art »
D’un point de vue épistémologique, « c’est l’acceptation de l’art pariétal préhistorique qui constitue
un tournant entre la préhistoire du XIXe siècle, qui repose sur l’évolution biologique de l’Homme et
la question des origines, et celle du XXe siècle où l’évolution des cultures devient prépondérante ».
(Patou-Mathis, 2011, p. 146). L’art contribuera à donner une image positive de l’homme
préhistorique et confortera même le caractère supérieur de l’espèce qui en est à l’origine, Homo
sapiens. Si l’on peut comprendre que cet aspect n’est pas essentiel dans un processus de
scolarisation du savoir scientifique, il reste qu’une approche uniquement descriptive et technique ne
permet pas de problématiser le sujet. Alors que l’art préhistorique n’est pas un art pour l’art, il est
étudié tel quel. Cette approche fige les données et les réduits à une forme d’expression (la peinture),
à un espace (Lascaux) et à un artiste (Homo sapiens) sans que la question du sens et celle de la
portée de cette forme d’expression soit traitée à sa juste valeur. Le choix des exemples artistiques ne
semble pas répondre à des objectifs didactiques précis : s’agit-il de faire appréhender différentes
formes d’expression comme la peinture, la sculpture, la gravure, le modelage, la taille du silex ? Ou
bien l’objectif est-il simplement de donner à voir ?
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 269
7 L’analyse des images
Nous proposons de passer en revue douze images réparties sur sept des treize manuels scolaires que
nous avons étudiés : 7 illustrations pour l’époque de l’homme de Tautavel, à peine 3 pour celle de
Cro-Magnon et 2 sur les « premiers peuples », à l’intérieur desquels on peut voir des hommes et des
femmes en train de réaliser un certain nombre d’activités.
Bien que notre travail concerne l’homme de Cro-Magnon, nous présentons les analyses des trois
séries pour les raisons suivantes :
- Les scènes ne sont pas forcément disposées dans les manuels dans un ordre chronologique
comme dans l’édition de Hatier de 2011 où la vignette sur Tautavel clôt le chapitre sur le
Paléolithique. Cela ne favorise pas une compréhension située chronologiquement des
événements préhistoriques chez les élèves.
- Les scènes de l’homme de Tautavel sont plus nombreuses que les scènes de l’homme de
Cro-Magnon, ce qui est de nature à influencer les représentations des élèves, notamment si
les enseignants utilisent plusieurs manuels d’un même éditeur, puisque nous verrons que ces
images sont reproduites d’un ouvrage à l’autre.
- Nous supposons que les élèves ne font pas nécessairement la distinction entre les époques et
que les différentes images doivent se télescoper, voire s’agréger pour constituer une
« image prototypique » de la Préhistoire.
7.1 Les scènes de l’homme de Tautavel
Nous trouvons ces scènes (voir figure 64) essentiellement chez Belin (2010 et 2013) et chez Hatier
(2002, 2009, 2011 et 2013) puis chez Hachette (2007). Hachette ne laisse qu’une place restreinte
(une vignette et une légende) à Tautavel alors que les autres manuels lui consacrent entre une à trois
pages.
Les images sont souvent reprises d’une édition à l’autre : la vignette de 2013 est quasiment
identique à celle de 2010 chez Belin, tandis que celle de 2002 et 2011 chez Hatier sont similaires.
Pour en faciliter la lecture, nous avons inclus des textes dans les images : en noir, le sexe des
personnages, en bleu, les objets au sens large, en rose les actions et en rouge le lieu.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 270
On retrouve systématiquement :
- Une entrée de grotte.
- Une ou plusieurs femmes avec des enfants à l’entrée de la grotte, éventuellement
accompagnées d’un vieillard.
- Un groupe d’hommes revenant de la chasse, en général avec un animal.
- Une scène de découpe et/ou de nettoyage de peau.
- Une scène de taille de silex
Dans toutes les scènes, les individus sont vêtus de peaux, mais les vêtements ne couvrent jamais la
totalité du corps puisque de nombreux personnages ont les pieds nus et les bras, les jambes, voire le
torse découvert. Les vêtements ressemblent davantage à des haillons. Cela interpelle lorsque la
scène est située dans un paysage de grand froid comme chez Hatier (2002, 2011, et 2014). Dans
l’édition de 2014 (contrairement à celles de 2002 et 2011), le feu a d’ailleurs disparu alors qu’il
neige au dehors…
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 271
Fig. 64 – Les scènes fictives sur Tautavel dans les manuels
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 272
Outre l’exiguïté de l’espace et donc la promiscuité qui en écoule entre les personnages, on observe
la présence de carcasses d’animaux ou d’ossements à même le sol. La répartition des rôles est
modélisée : les femmes sont au foyer au sens littéral du terme puisque chez Hatier (2002 et 2011)
elles sont près du feu, elles s’occupent des enfants, leur donnent à manger, ou bien réalisent deux
activités : le découpage d’un animal (la plupart du temps un mouflon) et le raclage d’une peau.
Parfois, elle semble guetter (Belin, 2013) ou attendre ou accueillir (Hatier, 2009) le groupe de
chasseurs. Les enfants mangent de la viande crue (Belin, 2010 et 2013 ; Hatier, 2014), attendent ou
font une activité (Hatier, 2009 et 2014) ou accueillent les chasseurs (Hatier, 2014). Les hommes
taillent le silex ou broient des os, mais leur activité principale est la chasse. Les vieillards
s’occupent des enfants (Hatier, 2009) ou attendent (Hatier, 2014). Les outils ou les armes restent
assez rudimentaires : des épieux en bois et des outils grossiers en silex ou en pierre. Sur les sept
vignettes, trois présentent un climat d’hiver et quatre un climat plutôt tempéré. Nous observons
enfin que Belin contrairement à Hatier, pour les mêmes années d’édition, propose des
représentations de personnages avec des traits plus simiesques qu’humains.
L’analyse de ces sept images nous amène à plusieurs observations :
- Ce qui frappe au premier abord, c’est la constance du motif proposé, quel que soit l’éditeur
et l’année. Sur plus de douze ans, la trame consiste à figurer une entrée de grotte avec un
groupe d’humains. Les contenus des images sont très similaires au point qu’il est possible
de parler d’un « leitmotiv préhistorique » pour la période de Tautavel. Quelle en est la
cause ? A priori, cette constance graphique s’explique par le fait que les éditeurs aient tout
simplement essayé de coller au plus près à la réalité d’un site archéologique particulièrement
bien documenté.
- L’ensemble des images donne l’impression de conditions de vie difficiles pour un
contemporain : promiscuité (pas d’espaces intérieurs individualisés et beaucoup de
personnes au mètre carré), mauvaise hygiène de vie (carcasse et ossements), vêtements qui
ressemblent parfois à des guenilles… Les manuels insistent dans les paratextes sur les
conditions de vie « rudes » : ils « résistent au froid » en « s’habillant de peaux de bêtes ».
Tous les paratextes insistent sur le fait que les hommes de Tautavel sont des nomades qui
vivent de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Cela rappelle la description que donne
March Bloch en 1900 de l’âge de la pierre taillée dans l’Histoire de France de Lavisse :
« Un paragraphe qui s’intitule « les cavernes » rappelle que « l’âge du renne est aussi celui
des cavernes » qui servaient d’habitations et se conclut par d’étranges remarques sur la
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 273
“ malpropreté repoussante ” de ces lieux et sur les “viandes putréfiées” et “immondices de
toutes sortes” qui jonchaient leur sol (1900 :6) » (Richard, 2000), p. 65).
- Les activités sont très stéréotypées : les femmes réalisent des activités domestiques comme
le découpage de la viande et le raclage de la peau qui peuvent s’assimiler à « faire la
cuisine » aux activités de repassage et de couture. Elles ont aussi un rôle nourricier. Elles
restent dans la grotte et attendent le retour des hommes partis à la chasse. Il existe donc de
façon induite une relation de dépendance. La famille nucléaire apparaît en filigrane : la
femme, son enfant, son mari chasseur et le vieillard ou le couple de vieillards qui rappelle
les grands parents. Chez Hatier (2014), c’est la famille au complet qui est figurée (en haut à
gauche de l’image).
- L’espace est stéréotypé : il s’agit toujours d’une entrée de grotte, plutôt dans une zone
montagneuse avec un point de vue sur la vallée. Cette image entre bien entendu en
résonance avec la situation du site de Tautavel, le caune de l’Arago positionné en situation
dominante avec un point d’observation privilégié pour guetter les troupeaux d’animaux
(comme Lascaux et Altamira). Dans l’édition de Hatier de 2009, une photographie de
l’entrée de la grotte est proposée ce qui permet de confronter le fictif au réel. Le dessin est
d’ailleurs très proche de la photo. L’intérieur de la grotte est, par contre présenté comme un
open space alors qu’en réalité les archéologues ont observé des zones de repas, de dépotoirs
ou d’ateliers, ce qui témoigne de l’apparition des premières manifestations de répartition
spatiale telle que nous la connaissons.
- Le climat associé à cet espace est variable selon les années d’édition et les éditeurs. La
raison vient sans doute du fait que le site a été occupé durant 600 000 ans. Le lieu a donc
subi les transformations climatiques et les variations de paysages, avec pour conséquence
une variation de la faune. Les dessins sont donc des partis pris inévitables, qui risquent de
figer la représentation d’une époque s’ils ne sont pas accompagnés des explications
adéquates. Les textes ne sont pas en reste puisque par exemple, chez Belin (2013), le manuel
explique que le site « sert d’abri temporaire » ou n’est « qu’une étape » ce qui est inexacte
puis le Caune de l’Arago est un espace d’occupations diversifiées : installations de longue
durée, saisonnières, haltes de chasse ou bivouacs. Il nous semble que le manuel (et par
extension l’enseignant) rate la possibilité de travailler la « périodisation » d’un site
archéologique et tout ce qu’elle peut apporter en termes de compréhension d’une
chronologie.
- Les représentations humaines : l’homme de Tautavel est un pré-néandertalien (et pas un
erectus comme cela est mentionné dans tous les manuels) et à ce titre, sa morphologie et son
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 274
aspect différait du nôtre. De ce point de vue, Belin a raison de proposer une représentation
différente (bourrelets sub-orbitaux prononcés) de celle de l’Homme moderne avec la
difficulté de tomber dans les pièges que tendent ce genre d’exercice, comme un caractère
simiesque prononcé. L’archéologie ne permet pas, en l’état des connaissances actuelles, de
proposer des réponses sur la couleur de la peau, la pilosité, la couleur des cheveux (l’édition
Hatier de 2014 propose plusieurs possibilités) ou des yeux… Les représentations humaines
pourraient donc faire l’objet d’un travail critique d’autant qu’il s’agit de questions
vives chez les élèves, voire sensibles lorsqu’il s’agit de la couleur de la peau.
- Le feu : les hommes de Tautavel ne connaissent pas le feu pour Belin (2010, 2013) et cet
éditeur est le seul à justifier son choix graphique, qui est par ailleurs conforme au savoir
savant (aucun foyer sur le site). Ce n’est pas le cas chez Hatier en 2002 et 2011, puisque le
dessin comporte un foyer alors qu’il ne commettent pas l’erreur en 2009 et 2014 : bien qu’il
s’agisse des mêmes auteurs principaux, le choix des images est peut-être dépendant de
considérations qui ne sont pas forcément éducatives.
- Un site franco-français : tous les sous-titres ou les paratextes indiquent que le site de
Tautavel est en France. Le paragraphe est parfois inclus dans un chapitre intitulé « les
premiers habitants de la France » (Hatier, 2011), à une époque où la France n’existe pas.
Nous serions enclins à y voir l’expression du roman national en offrant aux jeunes élèves
une vision de la Préhistoire purement hexagonale alors que cette période est justement la
seule à offrir aux enseignants la possibilité de donner aux élèves une vision transnationale
de notre passé.
L’ensemble des scènes qui sont proposées par les éditeurs sont très largement formatées. Si dans
l’ensemble elles reflètent assez bien les données archéologiques disponibles, même si nous avons
noté quelques erreurs. Ces erreurs sont de nature diverse et ont des conséquences différentes :
- Des erreurs factuelles comme celle du feu (il n’existait pas) ou de l’occupation du site (elle
était variée) qui sont une mauvaise retranscription des données scientifiques.
- Des erreurs d’interprétation comme la représentation physique des personnages faute de
données scientifiques.
- Une erreur souhaitée qui inscrit la Préhistoire dans le roman national avec un Tautavel
français.
- Des erreurs socioculturelles comme la répartition stéréotypée des actions en fonction du
sexe qui ne sont pas justifiées par les données scientifiques.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 275
Dans les deux premiers cas, le discours scientifique est simplifié au point de perdre toute valeur
épistémologique : aborder la question de la variété des occupations, c’est appréhender le
nomadisme en sortant de la vision schématique classique (nomade = ne reste jamais au même
endroit et sédentaire = ne bouge plus) tout en lui attribuant une palette de situations qui permettront
à l’élève de développer une vision plus fine et nuancée d’un mode de vie. C’est aussi aborder la
question du temps à travers la notion de cycle (la saisonnalité), d’événement (le bivouac), de
permanence (l’occupation de longue durée) tout en travaillant sur les données scientifiques et la
façon dont cette connaissance a été construite par les archéologues. La reconstitution des hommes
préhistoriques soulève quant à elle de nombreux soucis récurrents, quel que soit le type d’homme.
Contrairement au nomadisme qui est un concept clairement mentionné dans les paratextes et les
contenus des pages puisqu’il s’agit d’une notion à acquérir, la question de l’apparence physique
n’est pas abordée et est laissée à l’appréciation de l’élève. Dans les deux cas, image et textes
induisent une vision simplifiée voire simpliste de la Préhistoire qui peut devenir, sans l’intervention
d’un médiateur-expert avec un véritable travail de rationalisation, très vite caricaturale : les hommes
de Tautavel seraient des sortes d’humains loqueteux, vagabonds (presque sans domicile fixe), sans
cesse en train de chercher leur pitance dans le froid. Tautavel ne se résume pourtant pas à mettre en
avant les traits négatifs d’une période, pour mieux souligner les traits positifs qui caractériseront la
période suivante dans une espèce d’ode au progrès, comme nous le verrons plus avant.
En dehors de l’erreur voulue qui fait que la Préhistoire devient une période française puisqu’elle
débute avec Tautavel en conformité avec les programmes officiels, se pose la question de
l’élaboration de la connaissance en Préhistoire. Aborder cette période seulement à partir de
Tautavel et uniquement en France, c’est faire abstraction de l’ensemble des données qui permettent
d’expliquer la présence de ces pré-néandertaliens dans les Pyrénées et donc la question des
migrations préhistoriques pourtant abordées dans certains manuels (Belin, 2010 et 2013 ; Hatier,
2014 ; Hachette, 2007). Comprendre qui ils sont, c’est obligatoirement savoir d’où ils viennent et
qui il y avait avant eux. D’un point de vue épistémologique, c’est poser la question de l’évolution
humaine (qui n’est pas au programme officiellement) et à travers elle, la façon dont la connaissance
sur cette histoire évolutive de l’homme a été élaborée. Le sujet est d’autant plus important qu’il
s’agit d’une question socialement vive, puisqu’elle touche au mythe et à la religion et qu’elle est
toujours source d’enjeux, notamment entre les tenants de l’évolutionnisme et ceux du
créationnisme. Travailler sur l’évolution humaine consiste (plus qu’apporter des connaissances sur
une généalogie destinée à être périmée l’année suivante) à aborder les concepts et la façon dont la
science archéologique a construit les connaissances sur la Préhistoire. C’est contribuer au
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 276
développement de l’esprit critique des élèves. Du point de vue de la transposition didactique, Arsac
parle de rupture épistémologique lorsque la distance entre l’objet de savoir et l’objet
d’enseignement est telle qu’il ne reste que des connaissances factuelles (Arsac et al., 1989).
À cela s’ajoute la dimension sociale de la représentation graphique. Les images contribuent à
développer une vision stéréotypée des rôles de chaque sexe offrant ainsi de façon implicite aux
jeunes élèves un modèle d’identification, sans que ce modèle repose sur des données validées
scientifiquement. Encore une fois, sans l’intervention d’un médiateur-expert, ces images ne peuvent
que jouer un rôle de renforcement des positions socialement intégrées par les garçons et les filles et
même les justifier (pré)historiquement : « après tout l’homme, depuis les temps immémoriaux, est
celui qui part à l’extérieur chercher à manger, ce qui explique qu’il soit capable de s’orienter
spatialement mieux que les femmes … », une représentation sociale que l’on entend régulièrement
et qui justifierait la différence, voire la supériorité d’un sexe sur l’autre. La Préhistoire peut aussi
indirectement, aider à travailler sur la question de la socialisation différenciée des sexes.
7.2 Les scènes de l’homme de Cro-Magnon
Les scènes de campement du Paléolithique supérieur (voir figure 65) se trouvent seulement dans
trois ouvrages : Hachette (2004), Hatier (2009) et Magnard (2010). Ce dernier est accompagné
d’une photographie d’une reconstitution d’une tente préhistorique du Parc de préhistoire de
Tarascon. Le manuel Hachette de 2007 comprend simplement une photographie de la reconstitution
d’un campement au Parc du Thot en Dordogne.
Comme pour Tautavel, la ressemblance entre les images est frappante (notamment entre celles de
Hachette (2004) et Magnard (2010), alors que les éditeurs et les années d’édition sont différents. La
qualité du dessin n’est pas la même et la vignette de Hatier (2009) est beaucoup plus réaliste. Nous
retrouvons systématiquement un campement constitué :
- D’un groupe de tentes en peau en milieu montagneux,
- D’un groupe d’humains affairés à des activités.
Les personnages sont mieux vêtus que ceux de Tautavel et il est possible de parler de vêtements,
puisque nous pouvons distinguer des bottes, des pantalons, des jupes, des tuniques, et même des
manteaux en peau. Les hommes s’occupent du feu (Hachette, 2004 ; Hatier, 2009), taillent du silex
(Hachette, 2004 ; Magnard, 2010), dépècent un animal (Magnard, 2010) ou bien reviennent de la
chasse (Magnard, 2010 ; Hatier, 2009). Ces derniers nous rappellent ceux de Tautavel (Hatier,
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 277
2009) et l’on voit que le traitement graphique est le même avec quelques variations dans
l’habillement. Les femmes raclent une peau (Magnard, 2010), pêchent au harpon, mangent (Hatier,
2009) ou vaquent à des occupations indéterminées (Hachette, 2004). Les enfants sont toujours à
proximité des femmes (Magnard, 2010 ; Hatier, 2009) et le seul vieillard représenté semble
surveiller le campement (Hatier, 2009). Deux personnages ne sont pas identifiables : le premier
s’occupe de faire chauffer quelque chose dans des peaux (Hatier, 2009), l’autre est de dos
(Magnard, 2010).
Le personnage féminin est traité de trois façons différentes : il est mis en arrière plan, sans activités
définies chez Hachette, au même plan que les hommes, avec une activité précise chez Magnard et
au premier plan avec un travail du dessin qui fait que l’œil est attiré sur ce personnage. Le nombre
de femmes (6) est largement inférieur au nombre d’hommes (14). Les hommes réalisent
quantitativement plus d’activités. Elles sont plus variées et différentes de celles des femmes et
semblent plus importantes : faire le feu, tailler le silex, aller à la chasse. Les représentations des
tentes chez Hatier ressemblent beaucoup à la reconstitution du Thot alors que les images de
Hachette et de Magnard correspondent plutôt à la reconstitution de Tarascon. Les éditeurs semblent
s’être fortement inspirés des reconstitutions destinées aux actions de vulgarisation. Par contre, il
n’existe aucune référence aux données scientifiques pourtant abondantes sur les campements avec
les sites de Pincevent et d’Étiolles : ils ne sont même pas cités alors qu’ils ont valeur de modèle en
archéologie préhistorique.
Les images donnent une impression générale de labeur. Tout le monde est quasiment occupé à faire
quelque chose et la spécialisation des tâches semble être la règle. Pourtant les données
archéologiques semblent aller à l’encontre d’une telle thèse : « le volume limité des productions
ainsi que leur intégration aux activités quotidiennes ne permettent pas de conclure à une division
artisanale du travail. Chaque individu étant probablement dépositaire des connaissances techniques
propres, dans sa communauté, à son genre et à son âge » (Valentin, 2011). Comme l’expliquent
Pierre Clastres et d’autres ethnologues, les sociétés premières ne sont pas des « sociétés du manque
et de la survie » (Clastres, 1974, p. 7) mais des sociétés où le travail journalier ne devait pas
dépasser les quatre ou cinq heures journalières pour subvenir à leurs besoins. La production de
nombreux objets d’art ou de parure montre qu’ils devaient avoir du temps libre pour des activités
que nous qualifierions de loisirs. Les images qui, pour des raisons pédagogiques, concentrent
exclusivement au sein d’un même visuel des activités de production ne peuvent que donner le
sentiment contraire.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 278
Fig. 65 – Les scènes fictives sur Cro-Magnon dans les manuels
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 279
Comme pour Tautavel, nous formulerons quelques observations :
- Les dessins présentent des campements d’un point de vue général. Les tentes sont assez
grossières et il existe peu (le coupe vent chez Hatier, 2009) ou pas de détails, ce qui aurait
pu être intéressant d’un point de vue pédagogique (en termes de pratique sociale de
référence, les enfants qui ont fait du camping sont nombreux). Les images sont moins
précises que pour Tautavel. À part le harpon chez Hatier, il n’est pas possible de préciser la
nature des outils utilisés.
- On retrouve chez Hatier, le schéma proposé dans le dessin de Tautavel : des chasseurs qui
reviennent au campement, un vieillard qui attend, des femmes avec des enfants…
- Les stéréotypes liés à la répartition sexuée des tâches : la taille du silex est, par exemple,
attribuée à l’homme et le raclage de la peau à la femme comme dans les images de Tautavel.
- Il n’existe pas de promiscuité entre les personnages. Le campement est en plein air et donne
l’impression d’espace.
- Manifestement ces hommes et femmes du Paléolithique supérieur sont propres puisqu’il n’y
a au sol aucun reste d’ossements ou de carcasse.
Ces images sont accompagnées de paratextes qui donnent beaucoup de détails sur les activités et les
matériaux utilisés comme pour compenser le manque d’informations des dessins chez Magnard,
mais ce n’est pas le cas dans les autres manuels. Tous les ouvrages insistent sur le mode de vie
nomade.
Il semble que ces images de campement soient produites pour proposer une ambiance, plutôt qu’une
vision descriptive qui serait plus proche de la connaissance scientifique. Le discours imagé vient en
rupture avec celui qui est proposé pour l’homme de Tautavel (espace confiné/espace ouvert ; espace
sale/espace propre ; humains en haillons/humains bien vêtus) mais globalement le message
principal consiste à exprimer le fait que nos ancêtres vivaient en petits groupes, étaient mobiles,
devaient chasser, pêcher et faire de la cueillette pour subsister et beaucoup travailler pour survivre
dans des conditions de vie rudimentaires et difficiles.
La vision qui est proposée du nomadisme et d’un campement préhistorique est très pauvre
qualitativement. Les nombreuses études actuelles permettent de déterminer avec assez de précision
les durées et les mouvements d’occupation des préhistoriques, Néandertal ou Cro-Magnon. C’est
ainsi que par exemple pour les Néandertals du Périgord Noir, nous disposons grâce au déplacement
des matières premières (principalement le silex), d’une cartographie des mouvements entre une
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 280
zone principale d’occupation et des zones saisonnières avec la possibilité, en fonction des durées de
préciser les préférences (Depaepe, 2009). De telles études témoignent de la capacité de nos
prédécesseurs d’exploiter de façon rationnelle et saisonnière leur écosystème. Cet exemple montre
aussi, comment il est possible d’aborder l’outillage d’une autre façon que sous son simple aspect
technique et la Préhistoire du point de vue de la géographie. Enfin, le concept de nomadisme en lui-
même mérite d’être questionné, puisque l’on parle désormais de semi-nomadisme pour les périodes
du Paléolithique supérieur récent sachant que le nomadisme n’empêche pas la mise en culture
saisonnière de plantes comme cela est attesté ethnologiquement. Ce dernier aspect permettrait de
faire le lien avec les concepts de sédentarité, d’agriculture et d’élevage25 qui caractérisent le
Néolithique sans forcément les mettre en opposition de façon manichéenne comme c’est le cas dans
les ouvrages scolaires : dans la majorité des manuels, la transition entre Paléolithique et Néolithique
s’effectue par l’intermédiaire d’un chapitre sur la sédentarisation ou l’agriculture (voir tableau 1).
7.3 Les scènes de vie des premiers hommes
Les manuels de 2002 et de 2011 chez Hatier ne proposent pas de scène du Paléolithique supérieur.
En revanche, ils ont inclus deux scènes « la vie de premiers hommes » ou « des premiers peuples »
qui précèdent les images de Tautavel dans les ouvrages (voir figure 66). Ces scènes sont totalement
identiques comme celles de Tautavel. On y voit un campement de plein air au bord d’une rivière et
sous une roche, dans un climat tempéré. L’habitat est constitué de tentes et d’une cabane de
branches. Les personnages sont habillés de peaux de bêtes, les jambes et les bras nus. Au loin des
chasseurs reviennent avec un animal. Deux hommes font du feu, deux autres découpent un renne et
l’un d’eux donne un morceau de viande à un enfant. À l’entrée de la cabane, on aperçoit deux
femmes, l’une avec un bébé, l’autre accompagnée d’un enfant. Au premier plan, un personnage qui
semble être une femme, au visage qui tend plus vers le simiesque que l’humain, pêche au harpon.
Des ossements d’animaux, des bois de rennes et des branches jonchent le sol. D’autres personnages
s’affairent en arrière plan près des tentes, sans qu’il soit possible de déterminer ce qu’ils font : trois
d’entre eux forment une famille (femme, homme, bébé dans une sorte de landau). Au centre de
l’image, un personnage de dos semble regarder vers les chasseurs.
25 Sachant qu’ils ne sont pas nécessairement liés puisque l’agriculture a parfois précédé la sédentarisation et que la sédentarisation n’implique pas l’apparition de l’agriculture. Ces concepts sont aussi à questionner.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 281
On constate que cette image partage de nombreux éléments avec les précédentes :
- Les chasseurs (Tautavel et Cro-Magnon) ;
- La découpe de l’animal (Tautavel et Cro-Magnon) ;
- L’enfant qui mange de la viande crue (Tautavel et Cro-Magnon) ;
- Les femmes et les enfants, ensemble, à l’entrée de la cabane (c’était la grotte pour
Tautavel) ;
- Le sol couvert de détritus (Tautavel) ;
- Les hommes qui font le feu (Cro-Magnon) ;
- La femme au harpon (Cro-Magnon) ;
- La roche (Cro-Magnon) ;
- Le guetteur ou l’observateur (Tautavel) ;
- La famille (Tautavel).
Les paratextes insistent sur la vie nomade et les activités de cueillette, pêche et chasse : « les
premiers peuples de la Préhistoire mangeaient ce qu’ils trouvaient. (…) Ils ont commencé à dormir
sur le sol, dans des abris naturels. Ils se déplaçaient sans cesse pour suivre le gibier. Durant les
froides nuits d’hiver, ils se réfugiaient dans des cavernes ». (Hatier, 2011).
Les images sont précédées d’une planche d’outils (ceux qui figurent dans les illustrations : pointe,
racloir, harpon) et d’une planche sur le feu. Rien ne permet de situer précisément ces images dans le
Fig. 66 – Hatier, 2002, p. 17
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 282
temps si ce n’est le titre qui nous indique qu’il s’agit des premiers Hommes… Sachant qu’elles
précèdent celles de Tautavel, l’élève en capacité de faire un rapprochement peut imaginer qu’il
s’agit d’hommes antérieurs à ceux de Tautavel qui eux-mêmes vécurent entre 690 000 et 300 000
ans avant notre ère ; nous ne sommes pas certains que l’élève de cycle 3 puisse aller jusqu’à
comprendre qu’il devrait s’agir d’australopithèques ou d’Homo habilis. Dans l’édition de 2002, le
paratexte dit : « ils chassaient le chamois, les bisons, les mammouths et les rennes ». S’il s’agit des
premiers peuples, ces animaux sont anachroniques. Dans l’édition de 2011, un lexique remplace le
paratexte et propose juste à côté de l’image une définition du bison et du mammouth. Des animaux
de climat froid et tempéré ont été consommés (pas forcément chassés) durant la période de
Tautavel : cerf, daim, renne, bœuf cheval ou bison, rhinocéros, isard, mouflon… Les éditeurs ont
simplement plaqué ces animaux pour « les premiers humains » alors que la période, le climat et la
faune sont différents puisque tous les hominidés qui précèdent Erectus ont été trouvés en Afrique et
pas en France. Enfin, les représentations « humaines » ne correspondent pas à celles d’anciens
hominidés.
Outre la question chronologique, l’image soulève de nombreuses questions : si ces humains sont les
premiers peuples, les tentes ne devraient pas exister, mais à la rigueur uniquement la cabane de
branchages comme cela est attesté plus tôt à Terra Amata (Nice, Alpes Maritimes) il y a 380 000
ans par exemple. Il en est de même pour le feu qui n’est attesté en France qu’entre 500 000 et 3500
000 à Menez-Dregan (Plouhinec, Finistère) ou à Terra Amata ou à Zhoukoudian (Chine) vers 400
000 ans. Le site de Terra Amata est d’ailleurs mentionné dans le manuel de 2002 ce qui indique que
les auteurs n’ignoraient pas certaines informations scientifiques. Le harpon est aussi un
anachronisme puisqu’il s’agit d’un objet du paléolithique supérieur.
On retrouve la question de la répartition des tâches selon le sexe. La pêche au harpon semble une
activité suffisamment sans risque et « tranquille » pour être considérée comme féminine tandis qu’à
l’opposé la chasse est une activité masculine. Le feu reste l’apanage de l’homme.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 283
7.4 Résumé sur les images
Les visuels sur les premiers humains sont des synthèses graphiques des images de Tautavel et de
Cro-Magnon. Les reconstitutions d’habitats préhistoriques qui sont soumis aux élèves de cycle 3
sont complètement stéréotypées. On a pu voir que les éléments qui les constituent se retrouvent
régulièrement dans les images quelle que soit l’époque considérée. Le tableau 36 ci-dessous
présente les différents éléments de cette stéréotypie. Le tableau 36 ci-dessous (lecture verticale)
présente les différents éléments de cette stéréotypie notamment celle basée sur la différenciation
sexuée (actions). « L’image donne d’emblée, et sans mots pour le dire, un système de valeurs,
d’attitudes, de comportements, de hiérarchies de relations entre les sexes très stéréotypé » (Costes
& Houadec, 2013, p.483). Cela s’exprime par des personnages masculins plus présents, des
hommes plutôt en extérieur et des femmes plutôt dans un espace clos, des actions plus actives et
valorisées chez les hommes, plus statiques et moins valorisantes chez les femmes, des relations ente
personnages d’où ressort une hiérarchie (personnages féminins assis, personnages masculins
surélevés).
Tableau 36 : synthèse des éléments stéréotypiques des illustrations des manuels scolaires.
Espace Actions Personnages Intérieur-grotte/Extérieur-
tentes Chasser (H) Haillons/Vêtements
Sale/propre Tailler le silex (H) Simiesques/Humains modernes
Faire du feu (H) Beaucoup d’hommes/Peu de femmes
Broyer un os (H) Une famille (femme, enfant, homme, vieillard)
Découper un animal (H/F) Donner à manger (F) Racler une peau (F) S’occuper des enfants (F) Pêche au harpon (F)
Notes : En bleu : les hommes ; en rouge : les femmes ; en vert : mixte.
C’est donc un discours unique, formaté qui est proposé autour d’un message simpliste et souvent
binaire, sur le nomadisme et la chasse : la cueillette n’est représentée qu’une fois (Hatier, 2014,
p. 11) et la pêche se limite à deux visuels sur 12. Pire, les contenus sont souvent erronés.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 284
On observe que le choix iconographique répond davantage à une contrainte éditoriale qu’éducative :
la reprise des images et des textes d’une édition à l’autre et la répétition des dessins et de leur
traitement graphique ont du assurément être déterminés par une logique économique26.
Les enjeux éducatifs qui auraient dû primer se sont retrouvés relégués au second plan au point de
produire un discours contre-productif. Ce discours approximatif, presque caricatural, n’est qu’un
pâle reflet de la Préhistoire, une période très vaste et très compliquée à expliquer dans sa diversité.
La généralisation conceptuelle exprimée dans une suggestion graphique compactée ne peut pas
contribuer à la construction d’un imaginaire contrôlé pour faire référence au raisonnement contrôlé
dont parlent Lautier et Cariou. Certaines images ne sont pas situées chronologiquement, les
éléments sont repris dans toutes les images ce qui ne peut que favoriser une vision uniforme de la
Préhistoire : même mode de vie, même animaux mangés, même activité (la chasse)… Pire, elle
favorise selon nous le développement libre d’un imaginaire du sens commun dans lequel toutefois
se développe une notion d’amélioration progressive, bien que floue, des conditions de vie de nos
ancêtres. Une vision linéaire du progrès en somme.
7.5 Modèle KVP
Si nous reprenons le modèle KVP de Clément et que nous modélisons les analyses, nous obtenons
le schéma suivant :
26 Ce sont aussi les mêmes équipes qui font les manuels ce qui explique les répétitions des images et des textes.
Fig. 67 – Modèle KVP «
illustrations fictives »
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 285
Nous constatons que les auteurs des manuels, essentiellement des historiens, ne doivent pas avoir
une très bonne connaissance de la Préhistoire, de la façon dont cette discipline (avec l’archéologie)
s’est constituée et de ses références épistémologiques. Si le programme scolaire est traité puisque
Tautavel apparaît dans tous les ouvrages, le traitement qui est donné reste influencé par les valeurs
du contexte scientifique, historique et social du moment, ce que nous considérons comme des
représentations sociales.
Les connaissances scientifiques sont :
- Un mixte de connaissances scientifiques issues des données archéologiques voire de la
vulgarisation scientifique et de représentations sociales issues du vécu des auteurs : attitudes
et actions des personnages des images.
Les conceptions qui font obstacle sont :
- Une conception évolutionniste simpliste : une transformation par étapes successives, vers
quelque chose de mieux, c’est-à-dire une vision linéaire du progrès : les premiers hommes,
l’homme de Tautavel, l’homme de Cro-Magnon…
- Le finalisme : un processus biologique qui débouche sur l’homme moderne, comme si cela
était déterminé. Didier Cariou parle de « téléologie de la causalité » (2012, p. 139).
Les valeurs sont :
- Le darwinisme social: cette théorie du XIXe siècle postule la lutte pour la survie est source
de progrès et que ce sont les meilleurs qui restent. Comme il ne peut qu’en rester un,
l’homme moderne de Cro-Magnon est le meilleur puisque c’est le seul à avoir survécu.
- Le sexisme : les hommes et les femmes ont chacun des rôles précis. Les auteurs
reproduisent le rapport de domination homme/femme (socioculturel) à travers une vision
sexuée stéréotypée des rôles des sexes conforme au modèle social en vigueur.
Les pratiques sociales sont :
- La socialisation différenciée qui doit jouer inconsciemment chez les dessinateurs27, les
éditeurs et peut-être les auteur(e)s de sorte que les stéréotypes graphiques ne sont pas remis
en cause.
27 Pour avoir été auteur d’un ouvrage de divulgation sur l’archéologie, nous sommes en mesure de dire que les préoccupations économiques de l’éditeur dépassent les enjeux éducatifs et que le dessinateur n’est pas toujours ou difficilement sous contrôle de l’auteur. C’est parfois l’éditeur qui fait ses choix, et c’est aussi souvent une personne chez l’éditeur qui décide en fonction de ses propres représentations.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 286
7.6 Conclusion « images »
Une enquête d’Audigier et de Tutiaux-Guillon sur l’histoire, la géographie et l’éducation civique à
l’école élémentaire indique que manuel serait surtout utilisé pour ses images c’est-à-dire leur
potentialité à montrer le réel. L’iconographie deviendrait donc un témoin du passé plus qu’un
document à critiquer, il ne serait pas « transformer en objet didactique » (Audigier et Tutiaux-
Guillon, 2004, p. 121). Les résultats de nos analyses confirment la faible valeur didactique des
illustrations et témoignent de l’urgence à réfléchir sur une iconographie en préhistoire qui servirait
de support à l’exercice d’un raisonnement historique.
8 Le Néolithique 8.1 La transition vers le Néolithique
Tous les manuels scolaires insistent sur la transition entre le Paléolithique et le Néolithique en
termes binaires : nomade/sédentaire ; chasse/élevage ; cueillette/agriculture.
Magnard propose les mêmes contenus en 2004 et 2010. Les auteurs divisent la période en deux
ensembles thématiques : ils mettent d’abord en avant l’évolution de l’outillage « Les hommes
fabriquent des outils plus perfectionnés » (2010, p. 22) et l’invention de l’artisanat en incluant dans
un même paragraphe la poterie, le tissage (vêtements) et la métallurgie, ce qui est totalement
anachronique puisque la métallurgie concerne l’âge des métaux, c’est-à-dire la protohistoire. La
seconde partie aborde le mégalithisme à travers la façon d’élever un menhir avant de faire une
transition vers l’Histoire par l’apparition de l’écriture cunéiforme. Un résumé insiste sur la
séparation de la Préhistoire en deux périodes (Paléolithique et Néolithique) et les modes de vie qui
les caractérisent. Sur la frise, un trait vertical marque visuellement la notion de coupure entre ces
deux périodes.
Chez Belin, le contenu des manuels varie. En 2010 le titre principal du chapitre aborde directement
la question de « la révolution néolithique » (p. 30) alors qu’en 2013 il s’agit de « la sédentarisation
des hommes ».
En 2010, les auteurs donnent une définition du terme « néolithique » et interrogent sur le concept de
« révolution » appliqué à cette période. Ils expliquent la transition à travers notamment le
changement climatique et divisent leurs propos autour de trois paragraphes distincts : la
sédentarisation, l’agriculture et l’élevage et la pêche. Ces événements sont liés à l’invention de
nouveaux outils et au « progrès » qu’ils permettent. La fin de la Préhistoire est illustrée par
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 287
l’augmentation de la population et l’apparition des premiers villages, l’invention de l’artisanat
(poterie, vannerie, tissage) ou d’objet comme la pirogue (Belin, 2013) mais surtout de la métallurgie
(deux pages) et du commerce. Les illustrations d’objets métalliques sont pour la plupart des armes
mais aucun manuel n’aborde la question de l’apparition de la guerre. Par contre, la métallurgie est
associée au progrès (résistant) et au pouvoir (richesse et puissance) (Belin, 2010, p. 37). L’édition
de 2013 ne fait aucune référence à la dimension sociale et s’en tient à une description matérielle des
objets.
Des définitions des termes qui caractérisent le Néolithique (agriculture, sédentarisation) sont
proposées. Le Néolithique est présenté in fine comme une période qui voit le fleurissement
d’activités économiques qui concourent à l’amélioration de la vie quotidienne et constituent un
progrès : « La meule en pierre est aussi un progrès… » (2010, p. 31). On peut s’interroger par
rapport à quoi il y a progrès puisque durant le Paléolithique l’agriculture n’existait pas et cette
période n’est pas synonyme de pénurie. L’édition de 2013 n’aborde pas le mégalithisme. La
transition avec l’Histoire est opérée comme chez Magnard avec l’apparition de l’écriture,
notamment cunéiforme (photographie d’une tablette).
Les deux éditions n’échappent pas à l’image d’Épinal de la maison sur pilotis. Selon Semonsut,
« 60 % à 90 % des manuels des années 1940 à 1960 y faisaient déjà allusion » (Semonsut, 2010).
Chez Hatier, on retrouve sur toutes les éditions 6 thèmes récurrents avec une importance qui varie
selon les années et une tendance à la fusion au cours du temps. Le tableau 37 présente les thèmes du
Néolithique faisant l’objet d’un chapitre chez Hatier selon les années.
Tableau 37 : les chapitres par thème chez Hatier.
Thème 2002 2009 2011 2014
Outillage x x x
x Agriculture/Élevage x x
Artisanat x x
Sédentarisation x x x x
Mégalithes x x
Métallurgie x x x x
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 288
Le contenu est essentiellement technique : les différents thèmes sont abordés d’un point de vue
descriptif avec de nombreux objets. Le mode d’utilisation de certains objets sont mêmes expliqués
et illustrés. Contrairement aux autres éditeurs, Hatier émet de nombreux jugements de valeurs dont
nous discuterons la validité plus avant. Toutes les éditions mettent un accent très important sur le
vocabulaire : chaque chapitre possède un encadré avec des définitions de termes et il y a en
moyenne 20 termes définis par ouvrage. Comme chez Belin et Hachette, on retrouve l’image
d’Épinal de la maison sur pilotis.
À titre comparatif, nous reproduisons le tableau précédent pour les éditions Hachette (voir figure
38). Le traitement thématique est très variable. En 2004 et 2013, les éditions intègrent un chapitre
pour présenter la vie des agriculteurs « comme à l’époque ». L’édition de 2010 est un ouvrage
d’« histoire de l’art », ce qui explique que seul le mégalithisme pour son aspect monumental et
esthétique soit présenté.
Tableau 38 : les chapitres par thème chez Hachette.
Thème 1996 2004 2007 2010 2013
Outillage x
Agriculture/Élevage x x x
Artisanat x
Sédentarisation x x x
Mégalithes x x x x x
Métallurgie x x x
Reconstitution x x
Les éditions Hachettes de 2004, 2007 et 2013 sont très proches dans l’organisation des manuels et
les contenus proposés. Le vocabulaire expliqué est présent, mais en quantité beaucoup moindre que
chez Hatier. Les ouvrages sont axés sur une documentation riche et variée destinée à questionner
avec de nombreuses cartes qui donnent une dimension méditerranéenne et mondiale de cette
période de la Préhistoire. Le vocabulaire expliqué est présent mais moins important. Des
paragraphes sont consacrés à l’interprétation des traces et permettent de relier le travail de
l’archéologie aux données proposées dans le manuel. Il n’y a pas de jugement de valeurs chez
Hachette. On retrouve les points communs suivants :
- Une vision exclusivement technique : objets variés questionnés.
- Aucun commentaire ou positionnement sur le progrès ou la supériorité du Néolithique sur le
Paléolithique mais une approche comparatiste avec par exemple un outil ou un habitat de
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 289
chaque période côte à côte.
- Une dimension internationale en insistant sur l’influence du Proche-Orient et sur le
processus diffusion des changements de mode de vie vers l’Europe.
- Une approche scientifique basée sur le travail des archéologues
- L’utilisation de l’image d’Épinal de la maison sur pilotis dans toutes les éditions mais avec
une nuance importante puisqu’il est mentionné qu’il existe d’autre types d’habitations.
Dans toutes les scènes fictives (quel que soit le manuel ou l’éditeur) qui reconstituent la vie d’un
village, les femmes sont tisserandes, potières ou meunières. Les hommes s’occupent du foyer, des
outils, de la vannerie, de la métallurgie et construisent les maisons.
8.2 Résumé sur le Néolithique
Quel que soit l’éditeur, les auteurs et l’année d’édition du manuel, la partie Néolithique des manuels
scolaires est essentiellement technique et descriptive. Un certain nombre de points nous
questionne :
- Une uniformité des thèmes traités (outillage, agriculture/sédentarité, artisanat, mégalithisme,
métallurgie). Ces thèmes sont complétés chez Hachette (2007) par une approche
archéologique. Les marqueurs du Néolithique sont très clairement : le village, l’agriculture,
la poterie, le tissu, le métal et le mégalithisme. Ces représentations qui sont proposées aux
élèves permettent-elles de comprendre ce qui caractérise le Néolithique ?
- Les concepts et en particulier celui de « révolution néolithique » n’apparait jamais ou n’est
pas travaillé28 (à l’exception de Belin en 2010 qui l’utilise en titre et qui interroge
simplement l’élève). Les élèves font-ils la différence entre « révolution néolithique » et
« Révolution française » ?
- Des concepts et des définitions sont faux :
o Le commerce est décrit comme un « échange de produits contre de l’argent »
(Hatier, 2009, p. 37). Mais l’argent n’existe pas au Néolithique et les échanges
existaient déjà au Paléolithique ! (Belin insiste sur cet aspect). Quant au troc, il n’est
pas non plus spécifique au Néolithique.
o L’État (Hatier, 2009, p. 41) n’existe pas encore au Néolithique.
28 Au sujet du concept de révolution, on se reportera à l’article « Révolution : la construction scolaire d’un concept », p.62-84 (Deleplace, M. et Niclot, D. (2005). L’apprentissage des concepts en histoire et en géographie, enquête au collège et au lycée. CRDP Champagne-Ardenne).
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 290
- L’amalgame des périodes chronologiques : l’âge des métaux est assimilé au Néolithique.
L’absence de protohistoire ne permet pas de comprendre la liaison entre Préhistoire et
Histoire et donne aux élèves une vision dichotomique et simpliste de l’évolution historique.
- La présence importante de définitions de termes liés au Néolithique : la période fait l’objet
d’un véritable effort d’explication bien plus important que pour le Paléolithique (du simple
au double chez Hatier). Mais ces définitions entrent-elles aussi dans un jeu explicatif formel
sans pour autant aborder ce qui fait l’essence même du Néolithique.
- L’utilisation d’une iconographie très similaire et très largement décrite : les manuels
proposent une suite d’objets destinés à montrer le passé comme le ferait le musée.
o D’un point de vue didactique, nous nous interrogeons sur l’intérêt d’expliquer le
fonctionnement d’un polissoir ou d’une meule.
o Quel critère a-t-il permis de déterminer la pertinence d’un objet plutôt qu’un autre ?
- Les aspects politiques et sociaux sont totalement évincés alors qu’ils constituent des
éléments fondamentaux de la période. Par contre, des partis pris discutables sous la forme de
jugements de valeurs sont implicitement validés :
o Le pouvoir des uns sur les autres est justifié par la notion de respect, ce qui très
largement discutable : « des personnes de plus en plus éloignées les unes des autres
se sont mises à considérer qu’elles appartenaient à un même groupe et à respecter
une même autorité » (Hatier, 2009, p. 41). Dans les groupes nomade, l’autorité d’un
chef temporaire ou d’un chamane est aussi respectée mais n’implique pas un pouvoir
de coercition tel qu’il existe dans les sociétés néolithiques.
o Les présentations ignorent le fait que cette période de l’Histoire implique une
structuration pyramidal et coercitive de la société au profit d’une élite (Demoule,
2013) : la société est profondément inégalitaire. Le mégalithisme est présenté sous
son aspect technique (comment lever un menhir) et grandiose (« d’impressionnants
monuments », Hatier, 2009) alors qu’il implique la mobilisation sur une période de
temps d’une quantité importante de la population au profit d’une minorité riche et
puissante.
o Certaines légendes décrivent des objets comme des armes et l’édition de 2011 chez
Hatier explique que les hommes ont dû construire des fortifications (le terme est
d’ailleurs anachronique) sans expliquer pourquoi. Pareil chez Hachette (2013) qui
parle de fossés et de palissades. Il faut attendre l’édition de 2014 pour voir écrit que
la guerre apparaît mais malheureusement elle est inventée durant la « préhistoire ».
Alors que nous sommes dans la partie Néolithique, les auteurs ne font pas le lien et
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 291
associent la guerre à la période dans son ensemble ce qui peut laisser penser que
cette activité violente trouve une origine naturellement ancienne. Le message induit
consiste à laisser penser que la guerre a toujours existé, qu’elle est inhérente à
l’homme et que c’est une fatalité alors que l’archéologie a justement démontré
l’inverse. D’un point de vue philosophique et politique cela à son importance lorsque
l’objectif affiché de l’Éducation nationale est de développer l’esprit critique.
o L’apparition de l’artisanat est le signe d’une segmentation de la société. Cette
segmentation est l’un des facteurs qui a favorisé le contrôle social et l’apparition de
la guerre.
- Une vision qui promeut le Néolithique comme un changement dédié au progrès : une
meilleure alimentation, de meilleurs outils, une vie quotidienne améliorée… « Le progrès de
l’outillage » (Hatier, 2002, p. 34). On retrouve par ailleurs une question récurrente à chaque
thème : « En quoi représentent-ils (agriculture, élevage, artisanat, tissage) un progrès par
rapport à (la chasse, la cueillette, les vêtements en peaux) ? » (Hatier, 2002) ou bien « quels
sont les avantages de… par rapport à… » (Hatier, 2009, p. 39 ; 2011, p. 23). Il est aussi
question des « hasards de la chasse et de la cueillette » (Hatier, 2002 et 2014). Les différents
procédés utilisés induisent une infériorité du Paléolithique par rapport au Néolithique.
Magnard et Belin ne sont pas exempts de jugements de valeurs mais en moindre quantité.
o Pourtant l’arrivée de l’agriculture et l’usage d’une alimentation essentiellement
céréalière (75 % chez Ötzi), de mauvaise qualité (la farine contenait des grains de
sable ou des cailloux à cause justement de l’usage des meules) ont généré des
problèmes dentaires, des carences nutritionnelles, etc. Les paléolithiques
consommaient essentiellement des viandes sans graisse et des plantes à fibres et peu
d’acides gras saturés. La Préhistoire peut aussi être prétexte à une éducation à la
santé et à l’alimentation. Il est d’ailleurs intéressant de voir que le manuel scolaire ne
présente que certains objets (faucille à lames de silex et meule) sans aborder les
conditions pourtant fondamentale de leur invention (le silo à grains) : à eux seuls ils
sont suffisants pour témoigner d’une « évolution » de la société dans le cadre d’une
vision linéaire. Le manuel se contente de montrer de façon ultra simpliste un progrès
(qui n’est pas linéaire au Néolithique) sans expliquer les mécanismes d’origine (voir
chapitre 2-3 sur le Néolithique, p.145).
o La concentration des individus a favorisé la propagation des maladies infectieuses
aussi bien chez les hommes que chez les animaux.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 292
- L’utilisation de l’image d’Épinal perdure à travers la maison sur pilotis dans toutes les
éditions à l’exception de Belin qui prend des précautions. Nous savons désormais que ce
type d’habitation est très spécifique à un habitat de type lacustre et que les maisons n’étaient
pas situées sur les lacs mais en bordure. La permanence de cette image d’Épinal tire son
origine au XIXe siècle en Suisse où les « lacustres » deviennent des ancêtres mythiques. La
maison lacustre est devenue le symbole de ce peuple (Kaeser, 2006). Elle a été immortalisée
par des gravures puis des cartes postales. Elle trouve un écho dans l’imaginaire collectif à
travers l’idée de civilisation engloutie et, à ce titre elle fascine. La puissance de cette
représentation sociale historique se matérialise dans les manuels scolaires français qui
perpétuent sans le savoir le mythe helvétique ! Il semble même, qu’au XXIe siècle, la maison
lacustre soit devenue « l’incarnation intemporelle d’une petite communauté autarcique,
paisible et proche de la nature » (Kaeser, 2006, p. 8), c’est-à-dire liées aux préoccupations
écologiques. Les auteurs des manuels auraient pu choisir une habitation plus représentative
de type « danubienne ».
En somme, le Néolithique est présenté comme l’aboutissement de la Préhistoire en terme de progrès
et de bien-être, sous un aspect essentiellement matérialiste. Les hommes ont enfin dominé la nature
et pu s’extraire des conditions de vie difficiles. D’individus soumis aux aléas environnementaux, ils
sont devenus des acteurs sur la scène du monde qu’ils vont transformer. Nous retrouvons là les
représentations du XIXe siècle avec un schéma identique :
- L’homme, qui se bat pour survivre, réussit à s’en sortir grâce à la technique et à l’industrie :
les outils sont la technique et l’artisanat est l’industrie.
- L’évolution est vue comme un progrès linéaire.
Le Néolithique est le produit d’une évolution normale et régulière (Lamarckisme) et une sorte
d’aboutissement (finalisme). Il est réduit à certains marqueurs (réductionnisme) et européocentré
(sauf chez Belin). Les valeurs des auteurs dans la plupart des manuels justifient la domination d’une
minorité sur les autres (darwinisme social) ainsi que la division des tâches en fonction du sexe
(sexisme) puisque les illustrations qui sont proposées sont totalement stéréotypées. Tous les auteurs
consacrent la supériorité des hommes du Néolithique (qui à bien des égards nous ressemblent) sur
ceux du Paléolithique. De façon insidieuse, c’est le système économique et social contemporain qui
est légitimé.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 293
9 Conclusion du chapitre
Le savoir de sens commun scolaire est largement impacté par la façon dont l’enseignant va intégrer
les prescriptions officielles et utiliser le manuel scolaire. Ce dernier intervient dans la pratique
professionnelle de l’enseignant comme dans la pratique scolaire de l’élève. Nous avons constaté
que les préconisations demeurent floues et laissent toute latitude à l’enseignant pour les interpréter.
L’analyse thématique et iconographique des manuels scolaires qu’enseignants et élèves utilisent en
classe a révélé que ces supports sont largement porteurs d’influences. Ils sont eux-mêmes le résultat
d’une pensée sociale et cette pensée sociale correspond point par point quasiment aux résultats des
analyses récentes (Deuxième partie, Chapitre 2). Les analyses ont surtout mis en évidence les
interactions KV car il est difficile de pouvoir définir les pratiques sociales des auteurs des manuels
et des éditeurs.
Le processus de transposition didactique externe est très largement impacté par les valeurs, c’est-à-
dire les représentations sociales des auteurs (voire des éditeurs). Il n’est plus question de
créationnisme, de fixisme, d’ethnocentrisme et de racisme (l’origine africaine est acceptée),
d’anhistorisme (le temps biblique laisse place à une histoire chronologique) et l’origine animale de
l’Homme n’est pas remise en cause puisque les manuels sont largement « évolutionnistes » comme
l’a montré dans sa thèse Marie-Pierre Quessada (2008).
Cependant, il s’agit d’un évolutionnisme aux arrières goûts de finalisme, d’anthropocentrisme, de
darwinisme social, de lamarckisme, d’européocentrisme, réductionniste et teinté de sexisme (voir
figure 68)
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 294
Tous ces obstacles épistémologiques se manifestent par l’intermédiaire de conceptions diverses : un
temps linéaire, orienté, compacté et synthétique, une évolution humaine par transformation
progressive (du singe à l’homme) et continue, une technique qui suit le chemin de l’évolution vers
le progrès (chronologie lithique), la nécessité pour l’homme de survivre dans un monde difficile
grâce à la maîtrise de l’environnement (l’Homme contre la nature) par la technique (armes et
outils), une faune considérée comme une ressource (chasse) et un climat comme un problème
(froid), un humain qui vit dans un monde dénaturalisé (aucune flore, quasi absence du climat), des
actions et des attitudes humaines largement stéréotypées socioculturellement du point de vue du
rôle des sexes avec en filigrane la domination de l’homme sur la femme, un art patrimonial déjà-là.
Du point de vue des connaissances, on constate l’absence de références épistémologiques
(évolution, temps), l’absence de connaissances (climat) fondées scientifiquement (actions et
attitudes) ou actualisées (évolution) ou problématisées (tous les thèmes) ou de fondements
didactiques (objets, art), des erreurs (évolution, objets, images), des contenus essentiellement
descriptif et techniques (objets, art), un réductionnisme (objets, art, faune) et des savoirs fortement
socialisés (actions, attitudes, images). Les visuels sont le reflet synthétique de ces représentations.
Fig. 68 – Les obstacles épistémologiques
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 295
Il s’en suit que les représentations sociales historiques et socioculturelles imprègnent fortement le
contenu du savoir à enseigner. Du point de vue de la pensée sociale, nous constatons une vision
particulièrement stéréotypée des rôles de sexe. D’après plusieurs travaux dont le rapport de la
HALDE de 200729 sur les stéréotypes dans les manuels scolaires et l’analyse de Fanny Lignon sur
le « genre dans les manuels scolaires », les femmes « sont souvent réduites aux rôles de mères ou
d’épouses, absentes du monde du travail et a fortiori du monde politique. Les images des manuels
représentent les filles comme femmes de ménage, femme fragiles et soumises, idiotes ou tentatrices
dépendantes en tous cas des attentes masculines (…). Les garçons (…) soldats, ouvriers, hommes
politiques, scientifiques avec des attitudes liées à l’action et à la domination » (Lignon et al., 2012,
p. 5). La préhistoire dans les manuels n’échappe pas à ce constat.
Finalement, l’analyse des thèmes et des images de notre corpus de manuels scolaires témoigne de
l’interaction KVP que nous pouvons modéliser en prenant en compte le champ de la vulgarisation
scientifique puisque nous avions notamment constaté que les images pouvaient être influencées par
des reconstitutions « réelles » issues de parcs archéologiques (voir figure 69).
29 Place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires, rapport final, réalisé pour le compte de la Haute Autorité contre les Discriminations et pour l’Égalité, sous la direction de Pascal Tisserant et Anne-Lorraine Wagner, université Paul Verlaine-Metz, 2007.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 296
Fig. 69 – Manuels scolaires et TD
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 297
Il existe une différence importante entre le « savoir savant » et le « savoir à enseigner » au point
qu’il est possible de parler de rupture épistémologique. Cette rupture peut en partie s’expliquer par
la formation universitaire des auteurs : aucun archéologue ou préhistorien ou paléolithicien ne
figure parmi eux. La majorité des enseignants sont du secondaire et historiens. Ils ne peuvent donc
mobiliser une épistémologie de la Préhistoire qu’ils ne maîtrisent vraisemblablement pas. À l’autre
bout de la chaîne, les enseignants n’ont pas forcément une formation d’historien et doivent souvent
faire appel à leurs souvenirs d’élève et d’étudiant d’IUFM comme l’explique une enseignante :
« Dans mes préparations, j’utilise mes connaissances personnelles, ce que j’ai appris quand j’étais
au lycée » (Audigier et Tutiaux-Guillon, 2004, p. 119). Ces connaissances personnelles sont
renforcées par la lecture des manuels, des recommandations, des ouvrages de vulgarisation et grand
public mais quasiment jamais par une référence directe aux sources ou à des ouvrages spécialisés
(Ibid.).
Il serait en effet intéressant de pouvoir évaluer l’utilisation effective de la partie « préhistoire » du
manuel d’histoire en classe en élémentaire et le rapport réel entre « savoir à enseigner » et « savoir
enseigné ». Toujours est-il que l’analyse des manuels scolaires que nous avons réalisée permet déjà,
au préalable, de prendre la mesure des connaissances et des valeurs qui sont transmises. La
perspective indirecte de ce travail pourrait, faute d’envisager de façon idéale la création de manuels
adéquats, par des équipes mixtes qui comprendraient des enseignants de l’élémentaire et des
archéologues et/ou des médiateurs culturels spécialisés, consister à aider les enseignants à identifier
les images stéréotypées et à prendre le recul nécessaire pour pouvoir les déconstruire avec leurs
élèves.
Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 298
École Delambre, CM2