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RABINDRANATHTAGORE
LENAUFRAGE
ROMAN
TRADUITDEL’ANGLAISPARHENRIETTEMIRABAUD-THORENS
L’ÉTRANGÈREGALLIMARD
©ÉditionsGallimard,1929pourlatraductionfrançaise.
Néen1861àCalcutta,RabindranathTagorefaitsesétudesdedroitenAngleterre.DeretourenInde,ilseconsacreàl’administrationdesapropriétéfamiliale.Aprèslamortdesafemmeetdesesenfants,ilparcourtlemonde,rencontreHenriBergsonetRomainRolland.Sonrecueildepoèmes,L’offrandelyrique,traduitenFranceparAndréGide,estunerévélationpour
le monde entier. Il reçoit le prix Nobel de poésie en 1913. Sa production littéraire, écrite tantôt enbengali, tantôt en anglais, est très variée : recueils de chants, ouvrages de philosophie et de religion,romans,nouvelles,œuvresdramatiques,ouvragesdecritiqueetdepolitique…En1918, il fondeuneuniversitéàCalcutta.À la findesavie, il soutientGandhidanssa luttepour
l’indépendancedel’Inde.IlmeurtauBengaleen1941.
CHAPITREPREMIER
PersonnenedoutaitqueRameshréussiraitàsonexamendedroit.LaDéesseduSavoir,quiveillesurnosUniversités,avaittoujours,deseslotusd’or,répanduunepluiedepétalessurlui,sousformedeprixetderécompensesdetoutessortes.Onsupposaitqu’ilrentreraitchezluiaprèssonexamen,maisilnesemblaitnullementpressédefaire
sesmalles. Son père lui avait pourtant écrit pour le prier de revenir de suite à lamaison, et il avaitréponduqu’ilpartiraitsitôtquelesrésultatsduconcoursseraientconnus.Le fils d’AnnadaBabou, Jogendra, était l’ami et le camarade d’études deRamesh, dont il était par
surcroît levoisin.AnnadaBabouappartenait auBrahmoSamaj1 et sa filleHemnalini s’était présentéerécemmentaupremierbaccalauréat.Rameshétaittoujourschezeux.Onlevoyaitrégulièrementparaîtreàl’heureduthé,maiscetteboissonparfuméen’étaitévidemmentpasl’uniqueattrait,caronl’eûttrouvélààd’autresheuresaussibien.Aprèssonbain,Hemnaliniavaitcoutumedeséchersescheveuxensepromenantdelongenlargesurla
terrasse que formait le toit de lamaison, tout en lisant.De son côté,Ramesh se tenait aussi, livre enmains, sur le toit de sa demeure, plongé dans son étude solitaire. Certainement c’était là un endroitpropice au travail paisible,mais il offrait également pasmal de distractions, commeon le verra enyréfléchissant.Departnid’autreonn’avaitencoreparlédemariage.UnebonneraisonempêchaitAnnadaBaboude
soulever cette question, un de ses jeunes amis étant allé achever ses études enAngleterre et le vieuxmonsieurespérantenfairesongendrequandilreviendrait.Unevivediscussionavaitlieucejour-làautourdelatableduthé.LejeuneAkshayn’étaitpasbrillant
dans les examens, mais même ses compagnons les plus capables n’auraient pas réussi à le distancerquandils’agissaitdethésoud’innocentesréunionsmondaines,cequifaitqueluiaussiétaitfréquemmentprésent aux goûters d’Hemnalini. Il lui plut de discuter sur l’intelligence masculine, la représentantcommeuneépée,quimêmealorsqu’elleestpeuaffiléedevientunearmededéfenseredoutable,dufaitseuldesonpoids,–tandisquel’espritdelafemmeestsemblableaucanif:aiguisez-leautantqu’ilvousplaira,iln’estcapablederiendesérieux…Etd’autresbalivernesdumêmegenresortaientdesabouche.Hemnaliniécoutaitvolontiersensilencecesdiscoursprésomptueux,mais son frère Jogendras’étant
uniàAkshaypourdéprécierlacervelleféminine,Rameshentradanslaquerelle,et,sortantdesatorpeuraccoutumée,ilsemitàvanterlesvertusdubeausexe.Dans l’ardeur de son féminisme il avait déjà bu trois tasses de thé quand un domestique vint lui
remettreunelettrequeluiapportaitsonpère.Illalutrapidementetselevapourpartir.Illuiétaitpénibledesereconnaîtrebattuaumomentlepluspalpitantdeladiscussion…Unchœurdeprotestationss’éleva,maisilluifallutexpliquerquesonpèrevenaitd’arriver.—VadireaupèredeRameshBaboudevenirserafraîchiravecnous,–ditHemnaliniàJogendra.—Nevousdérangezpas,–interrompitRameshàlahâte,–ilvautmieuxquej’aillelerejoindre.Akshayseréjouitintérieurement.—Sonpèrepréférerait sansdoutene rienprendre ici,–observa-t-il, faisantallusionau faitque la
familledeRameshappartenaitàlareligionhindoueorthodoxe.
BrajaMohanBabou,lepèredeRamesh,accueillitsonfilsparcesparoles:—Turentrerasdemainmatinavecmoiàlamaison,parlepremiertrain.Rameshsegrattalatête,puiss’informa:—Qu’ya-t-ildoncdesiurgent?—Riendeparticulier,–répliquaBrajaMohan.Rameshregardaitsonpèreavecdesyeuxinterrogateurs,sedemandantpourquoi,siriend’urgentn’était
survenu,ilétaitsipressédel’emmener;maisBrajaMohannejugeapasàproposdesatisfairetantdecuriosité.Danslasoirée,ettandisquelevieuxmonsieurétaitallérendrevisiteàsesamisdeCalcutta,Ramesh
s’assitafindeluiécrire,maisaprèsavoirmislaformuleconsacréequel’onemploiepourtoutparenttrèshonoré:«Auxpiedsdevotrelotussacré»,saplumerefusad’allerplusloin.Ilavaitbeausedireetserépéter qu’étant lié àHemnalini par une promesse il seraitmal à lui de laisser son père ignorer pluslongtemps cet engagement, il avait beau recommencer, en styles variés, brouillon sur brouillon, iln’arrivaitàrienetfinalementlesdéchiratousenpetitsmorceaux.Après le souper, BrajaMohan s’endormit placidement. Rameshmonta sur le toit et se mit à errer
mélancoliquementdanstouslessens,commeunesprit,lesyeuxfixéssurlamaisonvoisine.Ainsiput-ilvoir,àneufheures,Akshayseretirer;àneufheuresetdemie,onfermalaportedelarue;àdixheureslalampe s’éteignit dans le salon d’Annada Babou, et à dix heures et demie lamaison tout entière étaitplongéedanslesommeil.LelendemainmatindebonneheureRameshquittaitCalcutta,BrajaMohanBabouneluiayantlaissé
aucunechancedemanquersontrain.
CHAPITREII
Unefoisderetouràlamaison,Rameshappritqu’unefiancéel’attendait,etquelasemainedesesnocesprochainesétaitdéjàfixée.Danssajeunesse,BrajaMohanavaitvécudemauvaisjours,etc’étaitàunavocat du nomde Ishan qu’il devait sa prospérité actuelle.Or, cet ami d’enfance étaitmort jeune, nelaissantquedesdettes.Saveuveetsafilleuniques’étaientainsitrouvéesruinées.Cettefille,maintenantd’âge à êtremariée, était donc celle queBrajaMohan avait choisie pour épouse àRamesh.Ceuxquivoulaient du bien au jeune homme avaient protesté, ne la trouvant point belle, mais Braja Mohandéclarait:—Jenevoispaslesensd’unetelleremarque;vouspouvezjugerd’unefleuroud’unpapillonsurleur
beauté,maisquandils’agitd’unêtrehumain,iln’enestpasainsi,etsicettejeunepersonnedevientuneaussibonneépousequel’aétésamère,Rameshauratoutlieudeseféliciter.PourtantRameshnesefélicitaitpas,etilessayadeplusieursmoyenspouréchapperàtantdebonheur;
maisrienneservitàrien,etàlafinilpritsoncourageàdeuxmainspourdireàsonpère:—Père, jenepuisvraimentpasépousercette jeunefille,car jemesuisengagéàuneautreparune
promesseformelle.—Quemeracontes-tulà?Avez-vouscélébrérégulièrementlesfiançailles?—Pasrégulièrement,mais…—As-tuparléàlafamille?toutest-ilarrangé?—Jen’aipaspositivementparlé,mais…—Ehbien,situn’asriendit,continueàneriendire.AprèsuncourtsilenceRameshsortitsondernieratout:—Jeluiferaisdutortsij’enépousaisuneautre.—Tuagiraisplusmalencoresiturepoussaiscellequejet’aichoisie.Rameshn’avaitplusqu’àse taire,mais ilpouvaitencoreespérerquelqueaccidentprovidentiel,qui
empêcheraitlemariage.D’aprèslesastrologues,eneffet,toutel’annéequisuivraitladatechoisiepourlacérémonienuptiale
seraitnéfaste,etRameshsedisaitdoncqu’unefoislejourfatalpassé,ilgagneraitdouzebonsmois.Lafiancéehabitaitdansunvillageéloignéquin’étaitaccessiblequepareau.Mêmeparlepluscourt,
enutilisantlesnombreuxcanauxnaturelsquireliententreeuxlescoursd’eauplusimportants,c’étaitunvoyagedetroisouquatrejours.BrajaMohanvoulutlaisserunegrandemargeauximprévus,etilpartit,avecsafamille,huit joursavant lacérémonie.Leventfut tout le longfavorable,sibienque lorsqu’onarrivaàSimoulghata,ils’enfallaitdequatrejoursqueladatedesfêtesfûtatteinte.BrajaMohanavaitdureste une raison encore pour souhaiter arriver en avance : lamère de la promise était fort pauvre, etdepuislongtempslepèredeRameshdésiraitlafairevenirdanssonproprepays,afindel’aideràvivreetde s’acquitter ainsi complètement de la dette qu’il avait jadis contractée envers l’ami de sa jeunesse.Aussi longtemps qu’aucun lien n’existait entre les deux familles, il était trop délicat pour faire cettepropositionàlaveuve,maisàprésentrienneleretenaitplus.Desuiteelleacceptad’occuperlaplacedebelle-mèreauprèsdesongendreorphelin.
—Nouslaisseronsparler;–dit-elle,enmanièredeconclusion,–maplaceestauprèsdemafilleetdesonmari.BrajaMohanpassadonc les joursquiprécédèrent lemariage àpréparer cedéménagement. Il avait
amenéavecluiquelques-unesdesfemmesdesaparenté,afinqu’ellespuissentyaider.Lemariagefutdûmentcélébré.MaisRameshserefusaàrécitercorrectementlaformulesolennelle;il
fermalesyeuxquandvintlemomentdejeterle«regardfavorable»,–cetinstantprivilégiéoùlesdeuxépouxsevoientpour lapremière fois,– ilpritunairdechienfouettéetgarda laboucheclose tout letempsquedurèrent lesplaisanteriesdans lachambrede lamariée ; toute lanuit il tourna ledosàsonépouse,etdèspatron-minetteilsortitdesonlit.Lesréjouissancesterminées,toutelacompagnies’enfut,lesfemmesdansunbateau,leshommesâgés
dans un autre, lemarié et les jeunes gens dans un troisième.Lesmusiciens qui avaient égayé la noces’étaientinstallésdansunequatrièmebarque,etilsfirentpasserletempsenchantantetenjouant.C’était un jour de chaleur torride.Le ciel était couvert debrume à l’horizon.Les arbres de la rive
avaientunaspectétrangeetlivideetpasunefeuillenebougeait.Lesrameursétaientbaignésdesueur,etlesoleilétaitencorehautdanslecielquandilsdirentàBrajaMohan:—Nousdevronsamarrerici,carilnousfaudraitallerbienloinensuitepourtrouverunautreendroit.MaisBrajaMohanavaithâted’enfinir:—Nousnepouvonsnousarrêterlà,–dit-il,–etparcetempsdepleineluneonyverrapendanttoute
la première partie de la nuit. Allons jusqu’à Balouhata et je vous promets que vous ne serez pasmécontentsdusalairequejevousdonnerai.Leshommesreprirentdoncleursrames.D’uncôté,ilyavaitdesbancsdesablequiétincelaientdans
l’airtropchaud,etdel’autreunehautebergecroulante.Laluneselevadansunhalo,maisellebrillaitd’un éclat blafard, semblable au regard d’un ivrogne. Le ciel était toujours sans nuages quandbrusquement, sans que rien l’eût fait prévoir, un coup de tonnerre rompit la tranquillité des choses.Regardantderrière eux, lesvoyageurs aperçurentun tourbillondebranchages etde ramuresbrisés,debrins d’herbes et de paillemélangés à de la poussière, qui s’élevait comme soulevé par un immensebalai.Toutecettetourmenteaccourutets’abattitsureux.Onentenditdescrisaffolés…Cequisurvintensuite,personnenelesutjamais.Uncycloneavait toutdétruitdanssonsillageétroit ;fondantsurlesbarques,soulevantetrenversant
toutcequ’ilrencontrait,ilavaitenmoinsd’uninstantengloutilapetiteflottille.
CHAPITREIII
Labrumes’éclaircit, etunclairde lune lumineuxcouvrit lagrandeplainesablonneused’unbrillantvoileblanccommeenportentnosveuves.Surlefleuvepasunesquif,pasuneride;seulerégnaitcettepaixqu’apportelamort.QuandRameshrepritsessens,ilsetrouvaétendusurlesbordsd’uneîledesable.Ileutquelquepeine
d’abordàserendrecomptedecequiluiétaitarrivé,puis,commedansunrêvefiévreux,lesouvenirdela catastrophe lui revint, et il se leva vivement. Sa première pensée fut pour son père et ses amis. Ilregardaautourdelui,maisilnevitpastracehumaine.Ilerralelongdesrives,cherchantenvain.Cetteîle d’une blancheur de neige s’étendait comme un enfant nouveau-né dans les bras de sa nourrice,doucement posée entre deux embranchements de la grande rivière Padma, affluent duGange. Rameshpassadel’autrecôtédel’île,etsoudaindistinguaquelquechosederouge.Pressant lepas ilvitalors,évanouieàterre,unejeunefemmevêtued’écarlate,commeunenouvellemariée.Ilavaitapprisàrameneràlavielesnoyés.Longtempsilpersévéradansseseffortspouressayerde
ranimer la respirationpardesmouvements rythmiquesdesbras.À la fin, lapauvrecréaturepoussaunsoupiretouvritlesyeux.Rameshétaitcomplètementépuisé,etpendantquelquesminutesilneputtrouverl’énergienécessaire
pourquestionnerl’infortunée.Ellen’avaitpasreprisconnaissancecomplètement,caràpeinesesyeuxsefurent-ils ouverts qu’ils se refermèrent. En l’écoutant respirer, Ramesh put cependant constater que lecœurbattaitmaintenant.Longtempsilrestaassisàlacontemplersouslespâlesrayonsdelalune.C’étaituncurieuxendroitpourleurpremièrevraierencontrequecetteîledéserte,pourainsidireperdueentrelaterreetl’eau,entrelavieetlamort.Qui avait dit que Susila n’était pas jolie ? Le paysage tout entier était baigné de l’éclat laiteux de
l’astredesnuits,etl’arcducielsemblaitn’avoirpasdelimites:pourtant,toutecettemagnificencedelaNatureneparaissait,auxyeuxdeRamesh,quelecadreappropriéàcettepetitefigureendormie.Toutlerestefutoublié.«Jesuiscontent»,seditRamesh,«denepasl’avoirregardéeaumilieudu
brouhahaetdutumultedelacérémonie;jamaisjen’auraiseulachancedelavoircommeàprésent.Jel’aifaitemiennebienmieuxenlaramenantàlaviequ’enrépétantlaformuledurite,carenrécitantcesformulesjenel’auraisprisequ’auxyeuxdumonde,tandisquemaintenantjel’acceptecommeledontrèsprécieuxd’uneProvidencegénéreuse!»Lajeunefillerevenaitàelle.Ellesemitsursonséant,ramenaautourd’ellesesvêtementsendésordre
ettirasonvoilesursafigure.—Savez-vouscequesontdevenusceuxquiétaientdansvotrebarque?–luidemandaRamesh.Elle
secoualatêtesansrépondre.—Puis-jevouslaisserquelquesinstants,pourallervoirsijelestrouve?–reprit-il.Ellenerépondait
toujourspas,maistoutsoncorpsfrissonnantdisait,mieuxquedesparoles:«Nemelaissezpasseule!»Rameshcompritcetappelmuet.Selevant,ilregardaautourdelui;pasunsignedeviesurcettevaste
etbrillanteétendue.Ilappela,tousparleurnom,sesamisdisparus.Personneneluirépondit.Voyantseseffortsinutiles,ilserassit.Larescapéeavaitcachésafiguredanssesmains,pourempêcher
ses larmesdecouler,maissapoitrineétaitsecouéedesanglots.Rameshsentitquedesmotsdebanale
consolationseraientvains,et,serapprochantd’elle,ilcaressatrèsdoucementsatêtepenchéeetsoncou.Ellenepouvaitplusretenirsespleurs,etsadouleuréclata.Parsympathie,Rameshsemitàpleureraussi.Quandlasourcedeleurslarmesfuttarie,lalunes’étaitcouchée.Danslesténèbres,lamorneétendue
étaitcommeunrêvesinistre;leblancdésertdesableapparaissaitspectral.Icietlàlarivièrescintillaitsouslafaibleclartédesétoiles,commeeussentscintillélesglauquesécaillesd’unserpentmonstrueux.Rameshpritlamaindel’enfant,unedouce,unetendrepetitemainquelaterreurglaçait,etilattirale
jeunecorps.Heureusedenepassesentirseule,ellenefitaucunerésistance.Encettenuitinsondableelletrouvaitdans la chaleurpalpitanteducœurdeRamesh le refugeconsolateur.L’heuren’étaitguèreauxsimagrées,et,confiante,elleseblottitdanslesbrasquis’ouvraientpourelle.L’étoiledumatins’éteignitàsontour,etsurl’eaugrisedelarivièreonvitlecielpâliràl’est,puis
s’embraser. Étendu sur le sable Ramesh dormait profondément, ainsi que la jeune fille dont la têtes’appuyaitsursonbras.Lesoleilmatinaldoraleurspaupièresclosesetleséveilla.Pendantunmomentilsregardèrentautourd’euxavecsurprise,puisilsserendirentcomptequ’ilsétaientdesnaufragés,bien,bienloindeleurfoyer.
CHAPITREIV
Enpeudetempslarivièresemontratoutetachetéedesvoilesblanchesdesbateauxdepêche.Rameshhélaunedecesembarcations,etavec l’aidedespêcheurs ilparvintà louerunegrandebarqueafindereprendrelechemindelamaison.Avantdepartir,ilprialapolicedel’endroitleplusprochedefaired’activesrecherches,envuederetrouverleurscompagnons.Lorsqu’ons’arrêtaaupremiervillagesurlefleuve,ilappritqu’onavaitretirélecorpsdesonpère,de
sa belle-mère et de plusieurs de ses parents. Quelques bateliers avaient peut-être survécu, maiscertainementtouslespassagersavaientpéri.La vieille grand-mère de Ramesh était restée chez elle. Elle accueillit le jeune couple avec force
lamentations,etilyeutdespleursetdesgémissementsdanstouslesfoyersquiavaientenvoyéauxnocesl’unoul’autredeleursmembres.C’estdirequ’onsedispensadecrisdejoieetdemusiquepourrecevoirlanouvellevenue.Personnenel’invita,etilparutbientôtquemêmesavueterrifiaittoutlemonde.Ramesh avait décidé de s’en aller sitôt après les funérailles,mais il dut rester quelque temps pour
mettredel’ordredanslesaffairesdesonpère.Ensuite,cefurentlesdamesdesafamillequeledésastremettaitendeuilquileprièrentdebienvouloirorganiserpourellesunpèlerinage.Auxheuresderépit,iln’étaitpasindifférentauxcharmesdecellequelesortluiavaitdonnée,eten
dépitdesbavardagesdescommèresduvillage,etbienqueseslivresdejeunebacheliernel’aidassentguèreà trouver lesmotsd’amourqu’il lui fallait pour la courtiser, il ne s’en importunaitguère, car ilsentaitqu’ilaimaitetquesonâmed’érudits’attachaitàcettejeunepersonnefaitedetantdegrâces.En imagination il la voyait déjà comme sa future collaboratrice. Des visions d’elle le hantaient,
fiancée,maîtresseadorée,chastemèredesesenfants,toutesdéfilaientdevantsesyeuxsongeurs.Commeun peintre enchâsse au fond de son cœur l’image parfaite de la bien-aimée, comme un poète chantel’uniquedanssonpoème,tousdeuxjetantlerefletdeleurtalentetdeleurdévotiondansleurœuvre,ainsiRamesh sertissait en rêve cette petite fille de tous les dons, et toute la joie de son cœur chantait lebonheuretlaprospéritédesademeure.
CHAPITREV
IlfallutpresquetroismoisàRameshpourréglertouteschoses.Quelquesvoisinss’étaientdécidésàfairedesavancesàlajeunefemme,etlenœuddel’affectionseresserraitchaquejourentreelleetsonépoux.Lejeunecoupleavaitprisl’habituded’étendredesnattessurletoitetd’ypasserlessoiréeschaudes.
Rameshsepermettaitmaintenantquelquesprivautés; il luiarrivaitdesurprendresafemmeenarrivantbrusquementderrièreelle,deluimettrelesmainssurlesyeuxetdelaserrercontrelui.Quandparhasardelles’endormait,avantlesouper,ils’amusaitàlaréveillerensursaut,etsefaisaitainsigronder.Unsoir,ils’emparaenriantdeseslongscheveux,lessecouaetdit:—Tun’espasbiencoifféeaujourd’hui,Susila.Elles’assitsursanatteetrépondit:—Pourquoiinsiste-t-onpourm’appelerSusila?Rameshlaregardaitavecétonnement,necomprenantrienàcettequestion.Ellepoursuivit:—Changermonnomnechangerapasmachance:j’aiétémalheureuseduranttoutemonenfance,etje
leseraitoutemavie.Ramesh sentit son cœur se serrer, et il pâlit : il se rendait compte, soudainement, qu’il y avait là
quelqueterribleerreur.Ilquestionna:—Pourquoidis-tuquetondestinaétémalchanceux?—Monpèremourutavantmanaissance,etjen’avaispassixmoisquemamèrepassaitaussi.Jen’ai
pasétéheureusechezmononcle.Unjour,j’aiapprisquevousétiezarrivéjenesaisd’où,etquevousmedemandiezenmariage.Deuxjoursaprèsnousétionsmariés…etvoussavezlasuite.Ramesh retomba sur son coussin. La lune se levait, mais les rayons lui en parurent sans éclat. Il
redoutaitd’ensavoirdavantage,etiltâchadeprendrecequ’ilavaitentendupourunrêve.Unchaudventdusudsemitàsoufflerdoucement,commeundormeursoupireens’éveillant.Uncoucouattardélançaàlalunesesnotesmonotones.Duport,toutproche,onentendaitlesbatelierschanter.VoyantqueRameshsemblaitl’oublier,lajeunefemmelesecouagentiment:—Vousdormez?—Non,–répondit-il;maisiln’ajoutapasunautremot,etcefutellequi,paisiblement,s’endormit.
Rameshs’assitetlaregarda,maisleDestinn’avaitpasécritsonsecretsurcejeunefront.Sepouvait-ilquetantdegrâcedissimulâtunetragédie?
CHAPITREVI
Rameshsavaitàprésentquecetteinconnuen’étaitpassafemme,maisiln’étaitpasfacilededécouvrirdequiellel’était.Illuidemandaunjourinsidieusement:—Qu’avez-vouspensédemoi,lorsquevousm’avezvupourlapremièrefoislejourdumariage?—Jenevousaipasvu,–répondit-elle,–jen’aipaslevélesyeux.—Vousavieztoutdemêmeentenduparlerdemoi?—Jen’ai entenduparler devousque laveille.Ma tante était si presséede sedébarrasserdemoi
qu’ellenem’amêmepasditcommentvousvousnommiez.—Àpropos,onm’aditquevoussaviezlireetécrire;montrez-moisivoussavezécrirevotrenom
sansfairedefaute,–etilluitendaitunefeuilledepapieretuncrayon.—Cette idée !– s’écria-t-elle,–unnomsi facile !–etelleécrivit engroscaractères :«Srimati2
KamalaDebi.»—Écrivezmaintenantlenomdevotreoncle.EtKamalaécrivit:«SrijuktaTariniCharanChattopadhyay»,puiselledemanda:—Ai-jefaitunefaute?—Pasune;àprésent,écrivezencorelenomdevotrevillage.Elleécrivit:«Dhobapoukour».C’estpardetelsmoyensquelejeunehommeputgroupercertainsfaitsserapportantàlaprécédente
existencedelajeunefille,maisriennel’éclaircitquantaupointessentieldesonenquête.Quefallait-ilfaire?Selontouteprobabilitélemariavaitéténoyé.Mêmes’ilpouvaitretrouverl’oncle
deKamala, ilneseraitpas justede la lui renvoyer ;etd’ailleurs, lavoudrait-il reprendre?Etquelleréceptionluiferait-onsionapprenaitqu’elleavaitvécutoutce tempsavecunétranger?Mêmesisonmarivivaitencore,ilétaitpeuprobablequ’ilvoulûtencored’elleavecdetellesapparences.ToutcequeRameshferaitneserviraitqu’àlarejeter,sansdéfense,dansundésertsansissue.Ilnepouvaitlagardersans la reconnaître comme sa femme, et pourtant il n’en pouvait faire sa femme. Il n’avait plus qu’àeffacerdesoncœurlapenséecharmantedecettefuturecompagnedesavie,qu’ils’étaitdépeintesousdescouleursexquises…Iln’étaitpaspossiblederesterplus longtempsauvillage.Ilseraitplusfacile,àCalcutta,depasser
inaperçu,et làpeut-être il trouveraitunesolution. IlyemmenadoncKamala,eteut soindechoisirunappartementtrèséloignédesonancienquartier.Kamalaétaitraviedecechangement,etdèslejourdeleurarrivéeelles’installadepréférenceàla
fenêtre, jamais lasse de surveiller le va-et-vient de la rue. Rien n’apaisait sa curiosité. Leur uniqueservantejugeaquel’intérêtdesamaîtressepourcettegranderueencombréeétaitpurefolie.—Qu’ya-t-ilaumondedesicurieuxàcela?Nevenez-vouspasprendrevotrebain?Ilsefaittard…
–criait-elle,avechumeur.Elletravaillaitàlajournée,rentrantchezellelesoir;ilétaitimpossibledetrouveruneservantequi
consentîtàpasserlanuit.Pendant ce tempsRamesh se disait qu’il ne pouvait plus continuer à dormir avecKamala ; «mais
commentcetteenfantva-t-ellepouvoirresterseule,lanuit,danscettemaisonqu’elleneconnaîtpas»?Laservantepartitdesuiteaprèslesouper.RameshmontraàKamalasachambre,enluidisant:—Couchez-vous;jeviendraiplustard,lorsquej’auraifinimalecture.Ilouvritunlivreetfitsemblantdelire.Fatiguée,Kamalas’endormitimmédiatement.Ainsienfut-ildelapremièrenuit.Lelendemain,Rameshusaencoredesubterfuge:l’après-midiavait
étébrûlante;ilétenditunecouverturesurlebalcondelachambreàcoucherets’yinstallapourdormir.Longtempsilmédita,toutens’éventant,puisversminuitils’assoupit.Vers deux ou trois heures dumatin, il s’éveilla et s’aperçut qu’il n’était plus seul. Quelqu’un tout
doucementl’éventait.Malréveillé,ilattiraàluilajeunefemmeetmarmotta:—Dorsdonc,Kamala ;ne te fatiguepasàm’éventer ;–etKamala,quiavaitpeurdes ténèbres,se
blottitcontresonbras.Quand il se réveilla,de trèsbonneheure, il se souleva, consterné.Kamaladormait encore.Elle lui
avaitpassé lebrasdroitautourducou.Lesyeuxdu jeunehommese remplirentde larmes tandisqu’ilregardaitl’enfantqu’iln’avaitpaslecouragederudoyeretquil’enserraitsitendrement.Avecunprofond soupir il sedégageadoucement.Mais il venait, aprèsune longuehésitation, de se
décideràenvoyerKamaladansuneécoledejeunesfilles.Dèsqu’ellefutlevéeilluienparla;elleleregarda,ébahie;maisildiscourutlonguement,surlesavantagesdel’instructionetleplaisirdel’étude.Ilauraitpus’évitertantdepeine,carKamalafinitparluirépondre,avecsimplicité:—Trèsbien;enseignez-moicequejedoissavoir.—Ilfaudraquevousalliezpasserquelquetempsàl’école.—Àl’école!unegrandefillecommemoi…Rameshsouritdelapenséequ’elleseconsidéraitcommeunpersonnage.—Desjeunesfillesbienplusâgéesquevousvontencoreenclasse.Elle n’avait rien à répondre, et un jour elle se rendit en voiture, avec Ramesh, dans un immense
pensionnat.Rameshlarecommandaauxsoinsdeladirectrice,etils’apprêtaitàpartirquandKamalafitunmouvementcommepourl’accompagner.Illuidemanda:—Oùallez-vous?Ilvousfautresterici.—N’yrestez-vouspasaussi?–fit-elle,etsavoixtremblait.—Cen’estpaslacoutume.—Alorsjen’yresteraipasnonplus,–s’écria-t-elleenluisaisissantlamain,emmenez-moi!MaisRameshdégageasamain,etmurmura:—Nefaitespaslasotte,Kamala.Kamalaenperditlaparole.Sapauvrepetitefiguresecontracta.LecœurmeurtriRameshs’enfuit,mais
ilavaitbeaumarchervite,ilnepouvaitoublierl’expressiond’angoissedufinvisageapeuré.
CHAPITREVII
Ramesh résolut ensuitede se faire inscrire commeavocat au tribunald’AliporeàCalcutta ;mais ilsemblaitavoirperdutoutenthousiasme,etnetravaillaitpasavecl’ardeurindispensablequandonveutsefaireunecarrière.Ilpritl’habitudedetraverserlepontHourahpourfairedelonguespromenades,oud’errerdansleparc
del’Université,etilprojetaituneexcursionverslenord-ouestquandilreçutunelettred’AnnadaBabou.Levieuxmonsieurdisait:
J’aivudanslaGazettequevousaviezpassévosexamens;j’airegrettédenepasl’apprendredevous-même.Ilyalongtempsquenous ne savons rien de vous.Calmez notre inquiétude en nous faisant savoir comment vous allez, et quand vous pensez revenir àCalcutta.
Iln’estpasinutiled’expliquericiquelejeuneavocatenquiAnnadaBabouavaitvuungendredesongoûtétaitrevenud’Angleterre,ets’étaitaussitôtfiancéavecunerichejeunefille.Rameshdoutait fortqu’aprèscequi était survenu ilpût renouer ses relationsavecHemnalini sur le
mêmepiedqu’auparavant.Pour lemoment,dans tous lescas, ilnedevait riendiredeKamala,s’ilnevoulaitpasexposerlapauvrepetiteàdesjugementscruels.Maisilnepouvait,souspeined’êtreimpoli,laissersansréponselalettred’AnnadaBabou;ilécrivit
donc:
Pardonnez-moi,jevousprie,den’êtrepasencorevenuvoussaluer.J’enaiétéempêchépardiversescirconstances,indépendantesdemavolonté.
Maisilnedonnaitpassanouvelleadresse.Le lendemain du jour où il avaitmis cette lettre à la poste, il adopta la coiffure traditionnelle des
avocatsetserenditpourlapremièrefoisàsontribunal.Peu de temps après, un jour qu’il rentrait chez lui et prenait une voiture, il entendit une voix bien
connue s’écrier : « Père, voilà Ramesh Babou ! » Une voix d’homme intervint : « Arrêtez, cocher !arrêtez!»,etunevoitures’arrêtatoutprèsdeRamesh:AnnadaBabouetsafillerevenaientd’unpique-niqueauJardinZoologique.Pas plus tôt les yeux deRamesh eurent-ils rencontré ceux d’Hemnalini, –Hemnalini avec sa figure
douceetsereine,habilléeetcoifféecommeelleseules’habillaitetsecoiffait,avecsesbreloquesetsesbraceletsd’or,–quel’émotionluiserralagorgeaupointdelerendremuet.— Ainsi, voilà notre Ramesh ! s’écriait Annada Babou. Quelle chance de vous rencontrer ! Vous
n’écrivezplus,oubienquandvous lefaitesvousnedonnezpasd’adresse.Oùallez-vous?quefaites-vousàprésent?—JeviensduPalais.—Ehbien,venezprendrelethéavecnous.LecœurdeRameshdébordait.Sanshésitationilpritplacedanslavoitureet,aveceffort,ildemandaà
Hemnalinicommentelleseportait.Aulieudeluirépondre,elleluidemanda:—Pourquoinem’avez-vouspasfaitsavoirquevousaviezréussi?
Rameshnetrouvapointd’excuse,aussiremarqua-t-ilseulement:—J’aivuquevousaviezeudusuccèsaussi.Hemnalinisemitàrire:—Enfin,vousnenousavezpastoutàfaitoubliés,c’estdéjàquelquechose.—Oùhabitez-vousmaintenant?demandaAnnadaBabou.—ÀDarjjipara.—Etpourquoi?VotreancienappartementàKaloutolan’était-ilpastrèsconvenable?CurieusedesavoircequeRameshallaitrépondre,Hemnalinileregardait.Ildevinaceregardetylut
unreproche:— Aussi ai-je décidé d’y retourner, dit-il. Il se rendait compte qu’elle jugeait sévèrement son
changementdedomicile,etcettepenséelerendaitmalheureux.Lajeunefilleregardaitlaroute.Cefutluiquirompitunsilencedevenuintolérable:—Undemesparentsdemeureprèsd’Hedoua,etjenevoulaispasm’éloignertropdelui.Cen’étaitpasexactementunmensonge,pourtantc’étaitunepiètreexplication.Ilsecreusalatêtepour
trouvermieux,tandisquelajeunefillecontinuaitàfixerlapoussière.Àlafin,illuidemanda:—QuellesnouvellesdeJogen?MaiscefutAnnadaBabouquirépondit:—Ilaratésesexamensets’enestalléàlacampagnepoursereposer.Quandonfutarrivédanslamaison,leschambres,lesmeubles,toutesceschosesautrefoissifamilières
s’imposèrentdenouveauàRamesh.Ils’assit,avecunsoupirdanslequelsemêlaientlesoulagementetleregret.—Jesupposequecesontdesaffairesquivousontretenusilongtempschezvous?remarquasoudain
AnnadaBabou.—Monpèreestmort…commençaRamesh.—Quemedites-vouslà!Etcommentest-ilmort?—IlétaitenbateausurlaPadma;ilyaeuunetornadeetilaéténoyé.Demême qu’un grand vent balaye les nuages et éclaircit le ciel, ainsi cette nouvelle dissipa toute
mésententeentreHemnalinietRamesh.Ellepensa:«J’aimalagienverslui;ilétaitaccablédechagrin,ilestencoretouttriste,etnousnesongionsqu’àl’accuser,sansnousdemandersisonsilencen’étaitpascausépardesdeuilsdefamille»,etellefutpleined’attentionspourlejeunehommeorphelin.Ilmontraitpeud’appétit,etellelepressait:—Vousn’êtespasbiendutout;nousallonsprendresoindevous,dit-elle;puissetournantversson
père:—Ilfautqu’ildîneavecnous,cesoir…C’estsurcesentrefaitesqu’Akshayrentraenscène.Depuisdessemainesiln’avaitpointrencontréde
rivalà la tableà théd’Hemnalini,et lavuedecerevenantne luidit rienquivaille ;mais ilsavaitsedominer,etc’estgaiementqu’ils’écria:—Vousvoilàdonc!voussemblieznousavoirjolimentoubliés.Quandj’aivulafaçondontvotrepère
vousenlevait,j’aibiencomprisqu’ilvousgarderaitjusqu’àcequevousfussiezdûmentmarié.Auriez-vousréussitoutdemêmeàéchapperàvotresort?D’unregardindignéHemnalinil’arrêta,etAnnadaBabouexpliqua:—Rameshaperdusonpère.Pourcachersapâleursoudaine,Rameshavaitbaissélatête.FurieusecontreAkshay,Hemnalinivoulut
distrairesonami:—Jenevousaijamaismontrémonnouvelalbum,RameshBabou,dit-elle;etelleluiapportaungros
livreremplidephotographies,qu’ellesemitendevoirdeluiexpliquer,trouvantcependantunmoyende
luisouffler,àvoixbasse:—Tâchezderedevenirbienvitenotrevoisin.—Jedéménagerailundiprochain,sansfaute.—J’auraibesoinquevousm’aidiezàpréparerunpeulaphilosophiedusecondexamen,expliqua-t-
elleingénument.EtRameshfutravidecetteperspective.
CHAPITREVIII
Rameshne tardapas à reprendre ses ancienneshabitudes.Dumalentendu,plus rienne subsistait. IlétaittraitéchezAnnadaBaboucommelefilsdelamaison,etn’enétaitguèreabsent.Une longuepériodede travail soutenuavaitdonnéàHemnaliniuneapparence fragile,et il semblait
parfoisqu’unsouffledeventdûtlarenverser.Pendantquelquetempselleavaitétéextrêmementréservéeetnerveuse,maisenpeudejoursvoiciqu’ellechangeadenouveauétonnamment,dephysionomieautantquedemanières.Sesjouesserosèrentleplusdélicatementdumonde,etlamoindreparolelamettaitengaieté. Ilyavaiteuun tempsdurant lequelelleneprêtaitpasbeaucoupd’attentionàsa toilette, tenantmêmepourfrivolecesouci;cequiavaittournésesidéesdernièrement,personnenelesutjamais,parcequ’ellenemitpersonnedanssaconfidence.Desoncôté,Rameshn’avaitguèreétémoinssérieuxetpréoccupé.Lesentimentdesesresponsabilités
avait toujours pesé sur son esprit. Les étoiles parcourent librement l’espace, mais l’observatoire del’astronomeabesoind’être solidement retenu à la terre, avec tous ses instruments.Demême le jeunehommeavaitprisracinedansseslivres,etleurphilosophiel’empêchaitjusqu’alorsdeprendregoûtautourbillon de la vie mondaine ; mais une ardeur nouvelle éclairait maintenant son attitude un peucompassée. Sans doute gardait-il quelque difficulté à trouver une réponse aux saillies spirituelles,toutefois il savaitmontrer, par un éclat de rire, qu’il les appréciait enfin. Ses cheveux étaient encoreviergesdepommade,maisilseprésentaittoujoursbienhabillé.Ilparaissait,detoutefaçon,plusgaietplusexpansif.
CHAPITREIX
Calcuttamanque étrangement de ces qualités que les poètes prétendent indispensables aux lieux derencontredesamants.Lesbosquetsfleuris,leshautsfeuillagesennefdetempleetlechantducoucouybrillent surtoutpar leurabsence, et cependant lemagicienAmourneveutpas se retirerbattu,decettevillearideettropmodernepourêtreromanesque.Ramesh et Hemnalini demeuraient dans des appartements du quartier de Kaloutola, en face d’un
cordonnieretnonloind’unépicier,etlecoursamoureuxdeleurexistences’entrouvaitnéanmoinsaussibeauques’ilsavaientpus’asseoirsousdesberceauxromantiques.Lefaitqueleursrendez-vousavaientlieuautourdelatableàthéd’AnnadaBabou,d’oùlotusetpaysageargentéétaientomis,netroublaitpasRamesh, et jamais prince de légende n’eut caressé la tête du faucon de sa bien-aimée avec plus dedouceurqueRameshn’enmettaitàchatouillerlecouduchatfavorid’Hemnalini.Lorsquecepersonnagefaisait legrosdosetse levaitpourprocéderàsa toilette, il semblaitau jeunehommeque jamaisplusbellecréaturen’eûtléchéfourruresisoignée.Durantlapériodedesexamens,Hemnaliniavaitabandonnétoutecouture.Depuisquelquesjours,elle
reprenaitdesleçonsdetravauxàl’aiguille.Rameshtenaitunetelleoccupationpourparfaitementinutile,car si tous deux aimaient à discuter littérature et s’entendaient à merveille sur ce sujet, quand cemisérable travailmanuel s’imposait, le jeunehommesesentaitpasséà l’arrière-plan. Il s’écriaitavechumeur:—Quellelubievousprenddecoudretoutletemps!laissezdonccelaàcellesquin’ontpasmieuxà
faire.Maispourtouteréponse,Hemnalinisouriaitetenfilaitsonaiguille.Akshayremarquaunjour,sarcastique:—RameshBabouméprisetoutcequiestpratique.SonÉminenceestpeut-êtreungrandphilosopheet
unpoète,maissesdédainsetsonhabitudedetouttrouverau-dessousdeluinelemènerontpasloin.Cesparoles éveillèrentRameshde sa somnolence ; il ceignit ses reinspour semettre endevoirde
répondrevertement.Toutefois,Hemnaliniintervenaitdéjà:— Pourquoi vous mettriez-vous en peine de vous défendre, Ramesh Babou ? Il y a assez de
conversationsvainesdanslemondecommecela…etellesepenchapourcomptersespoints,etunefoisdeplussonaiguillecourutdanslasoie.Entrantunmatindanssonbureau,Rameshtrouvasursatabledetravailunbuvardreliédesatintout
brodédefleurs.DansuncoinilyavaitunR,dansunautreunlotustravailléaufild’or.Rameshnefutpaslong à deviner qui avait fait une si jolie chose, et son cœur battit plus fort. Tout sonmépris pour lesaiguilless’évanouitenuninstant.Ilpressalebuvardcontresajoue,puisl’ouvrit,yposaunefeuilledepapier,etécrivit:
Sij’étaispoètejevousferaisdesvers;maiscommejesuispauvred’espritjenepuisqu’acceptervotredonsansespoirderienvousoffrirenéchange.Cequececadeaureprésentepourmoiresteraunsecretentrel’Omniscientetmoi-même.Lecadeauestpalpableauxyeuxet à lamain,maismagratitude est une chose intangible en laquellevousdevez croire cependant. Je restevotredébiteur,éternellement.
RAMESH.
Hemnalinireçutcettelettreentempsopportun,maisjamaisellen’yfitlamoindreallusion,niluinonplus.Lasaisondespluiess’avançait.Cesontdestempsdontlescampagnardssemontrentpluscharmésque
les citadins, tous les efforts de ces derniers tendant à empêcher les torrents d’eau de dévaster leursintérieurs et leurs toits. Dans les tramways il faut relever les écrans, et dans les rues, les piétonsinfortunésouvrentd’immensesparapluies,cequinelespréservenullementdel’humiditéetdelaboue.Montagnes, forêts etplainesaccueillent avec transports leurchèreamie laPluie,maisc’estparcequedans l’émerveillement de leur cadre naturel de ciel et de terre, aucune fausse note n’en troublel’harmonie.Les amants sont semblables aux montagnes. Ces averses continuelles ne faisaient que rendre plus
cuisanteslescrampesd’estomacd’AnnadaBabou,maisellesneparvenaientpointàatténuerl’allégressedeRameshetd’Hemnalini.SouventlejeunehommeétaitempêchédeserendreauPalaisdeJustice.Jouraprèsjourlapluiesefaisaitplusabondante,etHemnalini,inquiète,s’écriait:—Etsicelanes’atténuaitpas,commentferiez-vouspourrentrer?Ilrépondait,nonsansunpeudehonte:—Oh,cen’estrien.Jem’entireraibien;maiselleinsistait:—Àquoicelasert-il,desemouilleretdeprendre froid?ne feriez-vouspasmieuxde resteravec
nousetdepartagernotredîner?Ramesh n’avait jamais conçu aucune inquiétude pour sa santé, sa famille n’ayant jamais remarqué
qu’ellefutprécaire;néanmoins,parcesjoursdepluieinterminable,ilécoutaitlesconseilsd’Hemnalini,etvolontiersdégustaitavecelleunrepasfaitdefriandises.Apparemment,lesangoissesqu’elleressentaitàsonsujetn’allaientqu’àsespoumons,etnes’étendaientpasàsadigestion.Ainsilesjeunesgenspassaient-ilsleursjournées,bercésparleursémotions.Rameshnesedemandait
pas ce qu’il en adviendrait, mais Annada Babou se le demandait pour lui, et parents et amiscommençaientàjaser.LasagessepratiquedeRameshnevalaitpassonérudition,etsonamourexagéraitencoresatendanceàjugerdesaffairesdumonded’unemanièrefortnuageuse.AnnadaBabouregardaitparfoissonvisagepourycherchersapensée,maisiln’ylisaitrien.
CHAPITREX
Onn’auraitpudirequ’Akshayavaitunebellevoix;pourtantquandilchantait,ens’accompagnantduviolon, seul un critique sévère aurait pu le prendre en défaut.AnnadaBabou n’était point amateur demusique, – et jamais d’ailleurs il n’eût voulu l’admettre, – mais il avait ses méthodes à lui pour sedéfendrecontrecetapagequand,àsonavis,ilyenavaitassez;etsiquelqu’unpriaitalorsAkshaydereprendreunmorceaufavori,levieuxmonsieurs’exclamait:—N’insistezpasainsi;pourquoipersécutercepauvrediable.ÀquoiAkshayrépondait,avecsonamabilitécoutumière:—Nevoustourmentezpaspourmoi;àvraidire,laquestionseraitdesavoirquiesticilepersécuteur
etquilepersécuté…Cejour-là,lapluienecessaitpas,retenantainsiAkshaychezHemnalini,quiluiproposadechanteret
semitàaccorderl’harmoniumàceteffet.C’étaitundecespetitsharmoniumsportatifscommeonenvoitauBengale.Akshay prit le ton, et s’embarqua dans une ballade hindoue. Personne n’en comprenait lalangue,maisilimportaitpeuquelesmotsfussentinintelligibles,carlesmotsnesontrienquandlesenstransparaît.Lapluietombait,régulière;deleurscrisrauqueslespaonss’appelaient,etl’amantsoupiraitaprèssamaîtresseadorée…Akshayessayaitd’exprimerdanssonchantsessentimentssecrets,maisdeuxautrescœursbattaientà
l’unissonetseparlaient,laissantlesiensolitaire.Iln’yavaitd’arrêtniàlapluieniauchant.Hemnalinin’avaitqu’àdireàAkshaydecontinuer,etla
mélodiereprenait,cettefoisplustriste,lourded’orage,avecdeséclairs…Ilétaitforttardcesoir-làquandAkshayrentrachezlui.QuantàRamesh,commeilpartaitilregarda
Hemnaliniavecdesyeuxpleinsd’harmonie,etelleluiréponditdumêmeregardébloui.Nil’unnil’autrenedormitcettenuit-là;longtempsdansl’ombreilsprêtèrentl’oreilleauclapotementdesgouttes,hantésqu’ilsétaientparlemêmerefrain.Lelendemain,Rameshsedit:«Siseulementjepouvaischantermoiaussi!jedonneraisbienunpeu
demonintelligencepouryparvenir».Maisilsavaitparfaitementquerienaumondeneferaitquesavoixdevint agréable. Pourquoi, alors, ne pas apprendre à jouer d’un quelconque instrument ? Là encore ilavaitsouvenirqu’ilavaitvouluunjour,chezAnnadaBabou,gratterl’archetsurleviolon.Cetessailuiavaitsuffi.Ilavaitététropsévèrementpunidesonaudacepourvouloirrecommencer.Ilmodérasagementsesambitionsàl’achatd’unharmonium,qu’ilapportadanssachambre;puisilfermasaporteàcléetsemit,sansaucunegrâce,àfairecourirsesdoigtssurl’instrument.QuandilretournachezAnnadaBabou,Hemnaliniluidit:—Nousavonsentenduquelqu’uns’essayersurl’harmoniumchezvous.LebonRameshavaitsupposéqu’entenantsaportebienclose,ilpourraittenircachéessesambitions;
cenefutdoncpassansconfusionqu’ilrépondit:—C’étaitmoiqui…—Ilestbieninutiledevousclaquemurerainsi,luiassuralajeunefille,etsivoustenezàapprendreà
jouer,vousferiezmieuxdevenirétudieravecmoi.—Jesuissimaladroit!gémitRamesh,ceserapéniblepourvous.
—N’importe!répondit-elle,jevousapprendraitoutcequejesais.À l’essai, les paroles de Ramesh quant à sa maladresse montrèrent qu’il n’avait pas exagéré par
modestie.Enfait,ilétaitdifficiled’introduiredanssatêtelamoindrenotiondemusique,etseseffortslefaisaientressembleraunoyéqui,desbrasetdesjambes,sedébatettâchedeseraccrocherquelquepart.Il ne savait que faire de ses doigts, et ne frappait que des fausses notes. Il n’avait aucune idée de lajustessed’unton,etpassaitsurtouteslesrèglesavecunenaïveinconscience.SiHemnaliniluicriait:—Que faites-vous là?C’esthorriblement faux ! il sehâtaitdecorriger sonerreurparuneautre…
Maisnotre sérieuxetpersévérantRameshne se troublaitpaspour sipeu.Commeun rouleauniveleurpoursuitsoncourssanssoucidecequ’ilécrase,Rameshallaitsontrain,irrésistibleetfatal.Hemnalinisemoquaitdelui;ils’enmoquaitlui-même.Untalentsiexceptionnelpourfairetoujoursce
qu’il ne fallait pas amusait la jeune fille. L’amour a ce privilège de faire admirermême des sottises.L’affectiond’unemèredébordeàlavuedupremierpasmaladroitdesonenfant,etl’extraordinairebêtisedeRamesh,encequiconcernaitlamusique,faisaitlesdélicesdesonamie.AnnadaBabouétait,nousl’avonsdit,mauvaisjugeenfaitd’harmonie,maisilluiarrivaitdedire,l’air
entendu:—Vousdirezcequevousvoudrez,maisRameshdevienttrèsfortsurl’harmonium.—Oui,répondaitHemnalini,ilexcelleauxdissonances.—Maisnon,ilafaitdesprogrèsétonnants;soyezpersuadésques’ilpersévèreildeviendraunfameux
exécutant.Uneseulechoseimporte,c’estdepersévérer.Etdureste,unefoisquevoussavezvosnotes,lerestevienttoutseul…Iln’yavaitrienàrépondre.QuandAnnadaBabouparlait,safamilleavaitcoutumedel’écouteravec
respect.
CHAPITREXI
Les vacances de « Pouja » correspondent, au Bengale, aux fêtes de Noël en Europe. Pendant unedizainedejourstouttravailestsuspendu,etdesréjouissancesontlieuenfamille.PresquetouslesansAnnadaBabouetsafilleprofitaientdesbilletsàprixréduitsquelescompagnies
decheminsdeferémettentalors,pours’enalleràJoubboulpore,chezlebeau-frèred’AnnadaBabou.Levieuxmonsieurtenaitcettepetitevillégiaturepourleplusvivifiantdestoniques.On était en septembre. Les vacances approchaient, nécessitant mille préparatifs. Les leçons
d’harmonium allaient être interrompues, aussi Ramesh mettait-il les bouchées doubles. Un jour.Hemnaliniluidit:—Jecrois,RameshBabou,quevousferiezbiendechangerd’air.Qu’enpensez-vous,père?AnnadaBabouopina;Rameshavaitétédépriméparsondeuilcruel;unchangementd’airnepouvait
qu’êtresalutairepourunetelledépression.HEMNALINI.–Avez-vousjamaisvuleNerboudda,RameshBabou?RAMESH.–Non,jenesuisjamaisallédecescôtés.HEMNALINI.–Ilfautlevoir.N’est-cepas,père?ANNADABABOU.–Certes.Etpourquoineviendrait-ilpasavecnous?Parlamêmeoccasionilverrait
lesRochersdeMarbre.Toutlemondenevoyantqu’avantagesàlachose,ilenfutainsidécidé.IlparutàRamesh,cejour-là,
qu’ilmarchaitsurlesnuages.Pourcalmerlebouillonnementdesoncœur,sitôtrentréilfermasaporteetse tourna vers son harmonium. Moins que jamais sa pensée s’embarrassa des règles pédantes de latechnique, et ses doigts se mirent à galoper frénétiquement en une débauche de sons cocasses. Laperspective d’une séparation l’avait plongé dans les abîmes du désespoir ; à présent, et dansl’exubérancedesajoie,illançaitauxventstoutsonsavoirpéniblementacquis.Ilfutinterrompuparuncoupfrappéàlaporteetparunevoixquicriait:— Au nom du Ciel, arrêtez-vous, Ramesh Babou ! À quoi pouvez-vous penser de faire un tel
vacarme?Rameshrougitetallaouvrir.Akshayentraetluidit:—N’avez-vouspaspeurdevousfairecondamnerparvotrepropretribunalsivousvouslaissezallerà
cevice?Rameshsemitàrire:—J’avouemaculpabilité,dit-il.— Il y a une chose dont j’aimerais vous entretenir, si vous le voulez bien ; poursuivitAkshay. Se
demandantcequiallaitsuivre,Rameshgardalesilence.AKSHAY. –Vous n’êtes sans doute pas sans vous être aperçu que je prends très à cœur l’avenir
d’Hemnalini.Rameshneréponditniparouiniparnon;ilattendituneconclusion.AKSHAY.–Entantqu’amidesafamille,j’ailedroitdevousdemanderquellessontvosintentionsàson
sujet?
Ni lesparolesni le tonn’étaientpourplaire àRamesh,mais il nepouvait répondrecomme il l’eûtdésiré.Tranquillement,ildemanda:—Quelquechosedansmaconduitevousporte-t-ilàcroirequecesintentionssoientrépréhensibles?—Écoutezdonc,vousappartenezàunefamillehindoue.C’estparcequevotrepèreredoutaitdevous
voirentrerdansunefamilleduBrahmoqu’ilvousavaitobligéàrentrerchezvous,afindevousymarierselonsesidées,celajelesaispertinemment.Ilavaitd’excellentesraisonspourlesavoir,puisquec’étaitluiquiavaitmislapuceàl’oreilledupère
deRamesh…Pendantquelquesminutes,RameshsesentitincapablederegarderAkshayenface.Cedernierreprit:—Croyez-vousquelamortdevotrepèrevousautoriseàluidésobéir…—Écoutez,AkshayBabou,interrompitRameshdontlapatienceétaitàbout,sisurquelqu’autresujet
vousdésirezmedonnervotreavisjevousécouterai ;maisquantàmesrapportsavecmonpère, ilsnevousconcernentenaucunefaçon.—Soit ; laissons ce point de côté ; ce que je veux savoir, c’est si vous avez l’intentiond’épouser
Hemnalini,etsivousêtesenmesuredelefaire?CesbottesrépétéesexaspérèrentleplacideRamesh.Ilcria:—Vouspouvezêtrel’amid’AnnadaBabou,maisjamaisnousn’avonsétéliés,vousetmoi,aupoint
quevouspuissiezarguerdevotredroitàdiscuterdetelssujets.Soyezassezbonpourenresterlà.—Si,enlaissanttomberlesujet,nouspouvionsfairequelaquestiontombâtaussi,iln’yauraitrienà
direeneffet;maissivousdevezcontinueràjouirdelaviesansvoussoucierdesconséquences,alorsj’aiencoremonmotàplacer.Ilestbeaudesemettrenoblementau-dessusduqu’en-dira-t-on,maisvousdevriezcomprendrequevousserezforcémentprisàpartiunjouroul’autre,sivousjouezavecl’avenird’unejeunefillecommeHemnalini.— Je vous remercie de vos conseils.Mais soyez sans inquiétude, car je saurai décider sans vous,
quandilenseratemps,decequejedoisfaire.—Vousmevoyezheureuxdevousentendreparlerainsi,RameshBabou,etdecomprendrequevotre
décisionestpriseetquevousn’y faillirezpas.Vousauriezpuévidemment laprendreunpeuplus tôt,toutefois,jenediscuteraipaspluslongtemps.Excusez-moid’avoirinterrompuvosétudesmusicales,etreprenez-les,jevousenprie.Akshays’éloignarapidement.CependantRameshn’avaitplusenviederetourneràson instrument. Il
s’étenditsursondivan, lesmainsderrière la tête, laissantglisser lesheures.Quandlapendulemarquacinqheures,ilselevad’unbond.Dieuseulsavaitquellerésolutionilavaitprise,maisquesondevoirleplusimmédiatluienjoignaitencemomentdeserendrechezAnnadaBabou,voilàquinesouffraitpasdedoute.—Êtes-vousmalade?s’exclamaHemnalini,lorsqu’ellel’aperçut.—Cedoitêtrevotredigestionquisefaitmal,unpeudebile;assuraAnnadaBabou.Essayezunede
mespilules…Hemnaliniinterrompitsonpèreenriant:—Vousvoudriezfaireprendredevospilulesàtoutlemonde,maisjen’aijamaisvuqu’ellesfissent
dubienàpersonne.—Ellesnefontdemalàpersonnedanstouslescas,etjesaisparmapropreexpériencequelréconfort
ellesontpourmoi.— Quand vous découvrez un remède nouveau, vous croyez toujours que c’est une panacée
merveilleuse.—Onneveutjamaiscroirecequejedis.DemandezplutôtàAkshays’ilnes’estpasbientrouvéde
montraitement.Craignantqu’Akshaynefûtappeléentémoignage,Hemnaliniinterrompitlaconversation,maisAkshay
entraitaumême instant ; il luiplutdedonnergratuitementsonopinion,et sespremièresparoles furentpourdireàAnnadaBabou:—Jevousdemanderaiuneautredecespilules;ellesm’ontfaitunbienénorme.EtAnnadaBaboujetaàsafilleunregardtriomphant.
CHAPITREXII
AnnadaBabourespectaittroplesloisdel’hospitalitépourlaisserpartirAkshaysitôtqu’ileutprissapilule,et,desoncôté,cejeunehommeneparaissaitpasautrementpressédes’enaller.Ilsurveillait,ducoinde sonpetitœil, ceque faisaitRamesh.Bienquepeuobservateur, celui-cineput s’empêcherdesentircettedésapprobationmuette,etilenfuttroublé.HemnaliniétaittouteheureusedepartirsouspeupourJoubboulpore.Ellevoulaitdiscuterdiversplans
avec Ramesh, et il y avait une liste des livres à emporter sur laquelle il fallait enfin s’entendre.Malheureusement, et contrairement à sa promesse, Ramesh était arrivé tard, l’air absent. La joied’Hemnalinienfutdiminuée;elles’étaitdonnébeaucoupdepeinepourêtreprêtedebonneheureafindecauserseuleavecluiavantlavenued’Akshayoudetoutautreimportun,etelleluienvoulaitdenes’êtremêmepasexcusédesonretard.Jamais servir le thé ne lui avait paru plus ennuyeux ; en vain elle essaya de tirer Ramesh de ses
songes ; aussi, après le goûter, elle prit quelques livres sur une table et fitmine de les emporter ; cemouvementtiraRameshdesatorpeur,etd’unbondilfutàsoncôté:—Oùportez-voustoutcela?N’est-cepasaujourd’huiquenousdevionschoisirceque…Leslèvresdelajeunefilletremblaient,etcefutdifficilementqu’elleretintseslarmes:—Iln’importe;nousn’avonsplusletempsaujourd’hui…etcourantàsachambre,ellejetasacharge
surleparquet.Sondépartnefitqu’accroîtrelemalaisedeRamesh.Akshayriaitsouscape,etremarqua:—Vousn’avezpasl’airtropentrainaujourd’hui?Sa victimemurmura vaguement quelques mots que personne ne comprit. Cependant Annada Babou
avaitdressél’oreille,enentendantcetteallusionàlasantédujeunehomme.—C’estjustementcequejemedisaisquandilestentré,fit-il.—Lesgensde sonespèce, continuaAkshayavec impudence, trouvent ridiculedeprêter attentionà
leursmaux.Ilsneviventquedanslespuresrégionsdel’esprit,etilsestimentques’ilssouffrentd’unemauvaisedigestion,c’estfailliràtoutedélicatessequed’enchercherlacause.Laborieusement,AnnadaBabouentrepritdedémontrerquebiendigérerétaitaussinécessairepourun
philosophe que pour n’importe qui. Ramesh était assis entre eux, supportant en silencemille tortures.Akshayconclut:—L’avis que je vous donne, c’est d’avaler une des pilules d’AnnadaBabou et de vous retirer de
bonneheure.— J’ai, réponditRamesh, quelque chose à dire àAnnadaBabou, et je n’attends que lemoment de
pouvoirlefaire.—Quediable!fitAkshayenselevant,vousauriezpuledireplustôt.–Etils’éclipsa.Rameshfixaleboutdesessouliersetcommença:—Jemesensextrêmementprivilégié,AnnadaBabou,depouvoirainsifréquentervotremaison,oùje
suistraitécommel’undesvôtres.Jenepuisvousdireàquelpointjevousensuisreconnaissant.—Maistoutcelavadesoi;repartitlevieillard,vousêtesl’amideJogen,etilesttropnaturelque
nousvousregardionscommesonfrère.Rameshs’était,si l’onpeutdire,levépourentrerdansladanse,maisilnesavaitplussurquelpied
partir.AnnadaBabouvoulutluiaplanirlavoie:—Enfait,Ramesh,c’estnousquidevonsnousestimerheureuxdevoirungarçoncommevousvenir
cheznous.Pourtant même cet encouragement fut impuissant à donner de l’élan à Ramesh. Annada Babou
poursuivitdonc:—Vousvoyez,oncommenceàcauser;lorsqu’unejeunefilleatteintl’âgedumariage,elledoitfaire
trèsattentionauchoixqu’ellefaitdesesamis;maisjedisauxbavards:«J’aiuneconfianceabsolueenRamesh;iln’estpasdecesjeunesgensquivousmanqueraientenquoiquecesoit».—Vousmeconnaissez,AnnadaBabou;sivouscroyezquejepuisfaireunbonmaripourHemnalini…—Àvraidire, je l’avaisdéjàdécidé,etsi jenevousenai rienditplus tôt,c’estàcausedevotre
deuil;maisàprésent,iln’yaplusaucuneraisonderemettre,mongarçon.Ilfautarrêterleslanguesauplustôt;n’êtes-vouspasdemonavis?—Commeilvousplaira.Maisnaturellement,l’avisdevotrefille…—Jecroisquejeleconnaisassezbien.Nousreparleronsdetoutcelademain,etnousprendronsles
arrangementsdéfinitifs.—Oui ; j’aipeurdevousavoirfaitveillerbientard,et,pour lemoment, ilvautmieuxquejevous
quitte.—Uneminuteseulement : jepensequ’ilseraitpréférabledecélébrer lemariageavantnotredépart
pourJoubboulpore.—Maisnoussommessurnotredépart…!—Nousavons encoredix jours.Vouspourriezvousmarierdimancheprochain ?Cen’estpaspour
vousjuguler,Ramesh,maisilfautsongeràmasanté…Rameshacquiesça,et,ayantavaléunedespilulesd’AnnadaBabou,ils’allacoucher.
CHAPITREXIII
L’écoledeKamalaseraitbientôtenvacances,maisRameshs’étaitentenduavecladirectricepourquependantcetempslajeunefillepûtyrester.LelendemaindesaconversationavecAnnadaBabou,ilalladebonmatinsepromener,choisissantune
allée peu fréquentée du parc deMaidan. Là il décida de parler de Kamala à Hemnalini avant de semarier, après quoi il expliquerait à Kamala sa situation ; ainsi serait écartée toute possibilité demalentendu.KamalatrouveraitenHemnaliniuneamie,etcertainementelleaccepteraitdevivrechezeux.S’il restait à Calcutta, cela pouvait provoquer des bavardages, aussi résolut-il de s’aller fixer àHazaribaghpouryexercersaprofession.En revenantde sapromenade il entrachezAnnadaBabou,et rencontraHemnalini sur l’escalier.En
d’autrescirconstances,cetterencontreeutétél’occasiond’unecauserieamicale,maiscettefoislajeunefillerougit,puisunsourireéclairasonvisagecommelepremierréveildel’aurore;etelles’enfuit,lesyeuxbaissés.Rameshretournadoncchezlui,etsemitàjouersurl’harmoniuml’airqu’elleluiavaitenseigné.Mais
onnesauraitjouertoutelajournéelemêmeair,etilfinitparprendreunlivredepoésie,pourserendrecomptequ’aucunpoèmen’étaitàlahauteurdesonenchantement.Hemnalini pensa elle aussi toute lamatinée qu’elle flottait sur les nuages. Leménage terminé, elle
s’assitdanssachambreetpritsonouvrage.Toussestraitsexprimaientunepaixinfinie,etlesentimentqu’elleavaittrouvésonvraidestin.Cefutunpeuavantl’heurehabituellequeRameshplantalàpoésieetmusiquepourserendrechezelle.
Hemnaliniétaitgénéralementprompteàdescendre,maiscetteaprès-midi ilnetrouvapersonnedanslasalle àmanger, ni en haut au salon.AnnadaBabou descendit le premier et s’assit à table, tandis queRamesh,nerveux,ne cessait de contempler laporte.Unpas se fit entendre : cen’était qu’Akshay,quiserralamaindeRameshlepluscordialementdumonde,enluidisant:—Jeviensjustementdechezvous.CesparolescausèrentàRameshunvaguemalaise.Akshaysepritàrireetcontinua:—Ilnefautpasquecelavouseffraie,RameshBabou;n’est-ilpasnaturelquevosamiss’associentà
votrebonheur?J’allaissimplementvousféliciter.Ceci ramena l’attention d’Annada Babou sur l’absence de sa fille. Il l’appela sans en obtenir de
réponse, et finit parmonter la chercher.On l’entendit crier : «Pourquoi es-tu encore à cette éternellecouture?Lethéestprêt,etRameshetAkshaysontlà»;maisHemnalininemontraitaucunempressementà lesuivre ;elleauraitvouluqu’il lui fîtmontersongoûteretprétextaitsansdouteuntravailpresséàfinir, car son père la gronda, avec d’abondantes paroles, et il dut en fait la forcer à venir avec lui.Arrivéeà lasalleàmangerellese renditdroitàsaplaceets’absorbadans ladistributiondes tasses,sansjamaisleversonregardsurseshôtes.AnnadaBabous’écria:—Quefais-tudonc,monenfant?Tumedonnesdusucre,quandtusaisfortbienquejen’enprends
jamais.Akshaysemitàricaner:—Ellenepeutmettreaucunfreinàsagénérositéaujourd’hui,etvousverrezque toutà l’heureelle
nousdistribueraàtousdesdouceurs.Rameshnepouvaitaccepterqu’Akshayexerçât sonespritauxdépensdesabien-aimée,et ildécida
qu’aprèslemariageillerayeraitdunombredeleursamis.
Quelquesjoursplustard,lesmêmespersonnagesétaientréunisautourdelamêmetable,quandAkshayinsinua:—Sij’étaisvous,RameshBabou,jechangeraisdenom.Cestraitsd’espritd’AkshayportaientdeplusenplussurlesnerfsdeRamesh,quidemanda:—Pourquoicela?—Voici,ditAkshayenouvrantunjournal,cequejelisici:«UnétudiantdunomdeRameshayant
induitundesescamaradesàleremplacer,aréussiàsesexamensgrâceàcettesupercherie,maisilaétéprisàlafin.»HemnalinisavaitqueRameshn’avaitpaslarépartieprompte,et,cachantsaréelleindignationsousun
tonplaisant,elleremarqua:—Pourcequiestdeça,lesprisonssontpleinesdegensnommésAkshay.—Voilàqu’ellesefâche!s’exclamaAkshay,jenevoulaisquedonnerunconseilamical,etelleprend
lamouche.Maintenant, ilme faut raconter toute l’histoire : vous savezquemapetite sœurSarat va àl’écolesupérieure?Elleestvenuehiersoir,etnousadit:«Savez-vousquelafemmedevotreRameshBabouestànotreécole?»J’aidemandéàcettepetitesottesiellecroyaitquenotreRameshBaboufûtleseulRameshaumonde;surquoiellem’aréponduquedetoutefaçonceRameshétaittrèsméchantpoursafemme,exigeantqu’elleresteseuleàlapensionpendanttouteladuréedesvacances.Ilparaîtmêmequelapauvrecréatureversetoutesleslarmesdesoncorps.Enentendantcettecurieusehistoire, jemesuisditqued’autrespourraientfairelamêmeerreurquemapetitesœur.AnnadaBabouéclataderire:—Vous devenez tout à fait fou,Akshay, déclara-t-il ; pourquoi notreRamesh changerait-il de nom
parcequ’ilplaîtàunhomonymedelaissersonépousepleureràl’école?MaisRameshétaitdevenutrèspâleetilsortitbrusquement.— Que vous arrive-t-il, Ramesh Babou ? et où partez-vous ? lui criait Akshay ; vous aurais-je
offensé?Sûrementvousn’avezpascruquejevoussoupçonnais…etilseprécipitahorsdelapièce,surlestalonsdeRamesh.—Que se passe-t-il donc, au nom du ciel ? s’exclamaAnnada Babou. Et à son grand étonnement
Hemnaliniéclataensanglots;qu’ya-t-il,Hemnalini?Etpourquoipleures-tu?—C’esttropméchantdelapartd’AkshayBabou,père,d’insulterainsiunhôtedansnotremaison?—Maiscen’étaitqu’uneplaisanterie!pourquoiprendreleschosesautragique?—Jenepuissupportercegenredeplaisanterie,murmura-t-elle,etelles’enfuitdanssachambre.DepuissonretouràCalcutta,Rameshn’avaitriennégligépourretrouvertracedumarideKamala.Il
n’avaitréussi,àgrand-peine,qu’àsavoiroùétaitDhobapoukour,etilavaitécritàl’oncledeKamala.Or,laréponseluiparvintlelendemaindel’incidentquenousvenonsderelater.L’oncleécrivaitqu’il
n’avaitrienentendudepuislacatastrophedumaridesanièce,Nalinaksha.NalinakshaavaitpratiquélamédecineàRangpour,etils’étaitenquisdeluiencetendroit,maispersonnen’avaiteudenouvelles.Rameshdevaitdoncbannircomplètementdesonesprittouteidéedejamaisretrouvervivantl’époux
deKamala.Lemême courrier apportait d’autresmissives.Ayant appris ses noces prochaines, plusieurs amis le
félicitaient;certainss’invitaient,etd’autresletaquinaientgaiementdelesavoirgardéssilongtempsdansl’ignorance.Tandisqu’il lisait,undomestiqued’AnnadaBabouentraet luiremitunbillet ; il reconnut
l’écriture de sa fiancée. Il pensa ; « Elle n’a pu faire autrement que de me soupçonner hier soir, etmaintenantellem’écritafindeserassurerelle-même».Ildéchiral’enveloppe;iln’yavaitquequelquesmots:«AkshayBabouaétéhierdeladernièregrossièretéenversvous;maispourquoin’êtes-vouspasvenucematin?Jevousaiattendu.Àquoibonsetourmenterdecequeditcetoqué?Voussavezbienquejeneprêteaucuneattentionàcequ’ilraconte?Venezdebonneheurecetaprès-midi.»Leslarmesluivinrentauxyeux,carilavaitluentreleslignesetcompristoutcequ’avaitsouffertcetendrecœur,dansledésirpassionnédepansersapropreblessure.Sansdouteilavaitrésoluderévélersapositionàlajeunefille,maisl’incidentdelaveilleluirendait
latâcheplusdifficile.Nonseulementilauraitl’aird’uncriminelprisenflagrantdélitetquicherchedesexcuses,maisencoresarévélationsembleraitdonnerraisonàAkshay,etcetteperspectiveétaitpartrophumiliante.Il réfléchit qu’Akshay n’avait pas dû croire qu’il était le mari de l’écolière, car s’il avait eu des
soupçons,ilnelesauraitpasgardéspourluisilongtemps.Bref,toutescesconsidérationsl’amenèrent,aulieudeprendrelepluscourtcheminetdetoutavouerdèsàprésent,àécarterlesexplicationsetàtoutremettreàplustard.Ilouvritladernièrelettredesoncourrierdumatin:elleétaitdeladirectricedupensionnat;ellelui
écrivaitqueKamalaavaitpristellementàcœursaprivationdesortiequ’elle-mêmejugeaitpréférablededéclinertouteresponsabilité,etlesamedi,jouroùl’institutionfermeraitsesportes,ildevaitêtreprêtàrecevoirKamalachezlui.Ellerentreraitsamedi,etsonpropremariageavaitlieuledimanche!…
—RameshBabou,ilfautvraimentquevousmepardonniez!soufflaAkshayqui,encesconjonctures,faisaitirruption;sij’avaispuprévoirqu’unepareillestupiditévousoffenserait,croyezquejen’auraisriendit.Onenveutgénéralementàquiditunevérité,maisdansuncasaussiévidemmentidiot,jenepuiscomprendrevotredépit.Voiciqu’AnnadaBabounefaitquemegronder,etquantàHemnalini,ellerefusedemeparler.Jesuisalléchezeuxcematin,etelleaquittélapièceenmevoyantvenir.Pourquoitantderancune?—Jenesuispasenmesuredevousrépondrepourlemoment;etjedoisvousprierdem’excuser,mais
jesuisoccupé.—Lespréparatifsdumariage,sansdoute…Jeneveuxpasvousdéranger.Adieu.Sitôt qu’Akshay fut parti, Ramesh se précipita chezAnnadaBabou.Assise sur le canapé du salon,
Hemnalinil’attendait.Sonouvrageétaitposésurlatable,enveloppédansunfoulard,etl’harmoniumétaitprès d’elle. Un faible sourire erra sur ses lèvres, mais il s’évanouit bien vite lorsque Ramesh luidemanda,lavoixbrève,oùétaitsonpère.Ellerépondit:—Danssachambre.Est-celuiquevousvoulezvoir?Ilvadescendre.—Ilfautquejeluiparlesansdélai.Unecommunicationurgente…etillaquitta.Quelquechosed’urgent?Devantquoi toutdevaitcéderplace?L’amourmêmedevaitattendre?La
brillante journée d’automne semblait soupirer aux portes d’or de son grenier d’abondance, maisHemnalinis’éloignadel’harmoniumets’emparadesacouture.Or, tandis qu’elle comptait ses points, une aiguille invisible traçait son sûr chemin dans son cœur.
Rameshrestaitlongtempschezsonpère…etl’amoursefitmendiant.
CHAPITREXIV
Entrantdans lachambred’AnnadaBabou, le jeunehommele trouvasomnolentdanssonfauteuil,unjournalsurlafigure.Iltoussa.Levieillardseréveillaensursautettenditlejournalauvisiteurinattendu,enluidésignantunentrefiletsurlagraveépidémiedecholéraquidécimaitlaville.Toutefois,Rameshentradirectementaucœurdesonsujet:— Je viens vous prier de bien vouloir remettre le mariage de quelques jours : j’ai d’importantes
affairesàrégler.CetteannoncesurprenantearrachaAnnadaBabouàlapenséeducholéra.IlregardaRameshd’unair
abasourdi:—Quemeracontez-vouslà?Touteslesinvitationssontenvoyées.—Nepourrait-onécrireaujourd’hui,pourdirequetoutestremisaudimanchesuivant?—Vousmesuffoquez,Ramesh. Imaginez-vousbienquevousn’êtespas iciàvotre tribunaloùvous
pouvezrenvoyerlescausesàvotrebonplaisir.Quelleestcetteaffairesiimportantequi…—Ellenepeutseremettre.AnnadaBabous’affaissadanssonfauteuil,commeunarbreabattuparlatempête.—Ellenepeut…Quelleidéefolle!Aprèstout,faitescequevousvoulez.Expliquez-vousavecles
invités.Siquelqu’unmequestionne,j’avoueraiquejenesuisaucourantderien.Rameshfixaitleparquet.Levieuxluidemanda:—Avez-vousappriscettebonnenouvelleàHemnalini?—Pasencore.—Ilfautl’eninformerdesuite.Ils’agitdesonmariageautantqueduvôtre.—J’aijugépréférabledevousenparlerd’abord.AnnadaBabouappelasafille,quientrabientôt.Illuidit:—Rameshdécouvrequ’uneaffaireurgentel’empêchedesemariertoutdesuite.Hemnalinipâlit,etsesyeuxcherchèrentlevisagedesonami.Unvoleurprislamainausacn’eûtpas
eul’airpluscoupable.Iln’avaitpasprévuquelanouvellepûtêtreannoncéeaussibrusquementàlajeunefille,etsespropres
sentiments luidisaientassezcequelapauvrepetitedevaitéprouver.Mais laflècheunefois lancéenepeutreveniràsonpointdedépart.Ilsentitquelaflècheavaitatteintlecœurfidèle…Iln’yavaitpasmoyendeluiadoucirleschoses,carlesfaitsétaientlà,bienqu’ilnepûtlesexpliquer.— C’est vous deux que cela concerne, reprenait Annada Babou en se tournant vers sa fille,
débrouillez-vous.Ellelevadesyeuxdontleregardétaitsemblableaurayonfatiguédusoleilcouchantsurunnuagede
pluie,etquittalapièceenmurmurant:—Jenesaisriendetoutcela,père.AnnadaBabourepritsonjournaletfitsemblantdelire,maisenréalitéilréfléchissait.Rameshresta
assisquelquesinstants,puisilselevaetsortit,maisils’arrêtaausalon.QuandilpénétradanslavastepièceHemnaliniétaitassiseàlafenêtre,regardantledéfilérapidedespassants;touteslesfiguresétaient
joyeuses,àlaperspectivedesfêtesprochaines.Ramesh hésita à s’approcher, et il resta sur le pas de la porte à la contempler. Les flots de soleil
tombaientsursajoue,sursescheveux,etcetteimagenedevaitjamaiss’effacerdesonsouvenir.Touslesdétails : courbedélicateduvisage, coiffure si artistique,petitesboucles sur lanuque, éclatducollierd’or,plisgracieuxdusarirejetésurl’épaulegauche,toutcelasegravadefaçonindélébilesursoncœurendolori.Doucement ilvintprèsd’elle.Ellen’y fitpointattention,et fixa la rueplusattentivementencore. Il
rompitlesilence,etsavoixtremblait:—J’aiquelquechoseàvousdemander,balbutiait-il.Ellecompritlapeinedesonâme,etsetournaverslui.Ilpoursuivit:—Neperdspasconfianceenmoi!dis-moiquetoujourstucroirasenmoi.JeprendsleCielàtémoin
quejamaisjeneteseraidéloyal.C’étaitlapremièrefoisqu’ilemployaitle«tu»intime.Ilduts’arrêter.Leslarmesnoyaientsesyeux.
Elleleregardatristement,laissantcoulerlespleurssursesjoues.Etainsi,côteàcôte,isolésdumondedanscetteembrasure,ilsseregardèrent.Aucuneparolenefutprononcéemaisunepaixinfiniedescenditeneux,etdansleursuprêmetendresseilsgoûtèrentleparadis.Avecunprofondsoupirdesoulagement,ildittoutbas:—Sais-tupourquoij’aidemandéquenotremariagefûtremis?Ellesecoualatête.Ellenedésiraitpaslesavoir.—Jet’expliqueraitoutquandnousseronsunis,murmura-t-il.Cetteallusionàleurmariageamenaune
rougeurlégèreauvisagedelajeunefille.Jamaisellen’avaitimaginéunesérénitésicomplèteettantdeconfianceimplicite.—Remonteztoutdesuitechezmonpère,dit-elle,ilesttrèsfâché.Etilremontalecœurléger,prêtàaffrontertoutcequelemondetrouveraitbondeluiinfliger.
CHAPITREXV
Inquiet,AnnadaBaboulevalatêtelorsqueRameshentra.Lejeunehommeluiditseulement:— Si vous voulez bienme donner la liste de vos invités, je leur écrirai dès aujourd’hui, pour ce
changementdedate.—Vousêtestoujoursdécidéàrenvoyerlacérémonie?—Oui,ilm’estimpossibled’agirautrement.—Ehbien,écoutez-moimonbonhomme;jemelavelesmainsdetoutcela.Faitesvosarrangements
vous-même ; jen’aipasenviequ’onsemoquedemoi.Sivouscroyezdevoir fairedumariageun jeud’enfant,alorsunhommedemonâgen’aplusrienàyvoir.Voilàvotreliste.J’aidéjàdépensépasmald’argent,etnevaispascontinueràlejeterparlafenêtre…Rameshl’assuraqu’ilétaittoutprêtàassumerlesdépensesettouteslesresponsabilités.Ilsedisposaitàpartir,lorsquelevieillardreprit:—Avez-vousdécidéoùvousvousétabliriezquandvousserezmarié?—Non;jevoudraistrouverunebonneclientèled’avocat,dansunendroitplusaunord.—C’estuneexcellenteidée.Etawah,parexemple,nousconviendrait.Leclimatyestbon.J’yaipassé
unmois ilyaquelquesannées,et j’ymangeaisfortbien.Vouscomprenez,elleestmonuniquefille,etnousnepouvonsnousséparer.C’estpourquoiilvousfautchoisirunclimatsain.Ramesh avait vexé Annada Babou. Celui-ci en profitait pour avancer ses prétentions, quelque peu
exorbitantes. Dans son présent état d’esprit, Ramesh n’était que trop disposé à en passer par où ilvoudrait,etonluiauraitdemandéd’émigreràCherraPounjiouauxmontsGaroetdanssesbrumesqu’ileûtobtempéréaussidocilement.—Trèsbien,fit-il,jevaissansdélaimefaireinscrireaubarreaud’Etawah.Iln’avaitpastournélestalonsqu’Akshays’amenaitàsontour.Ilapprit,delabouched’AnnadaBabou,
ledélaiapportéaumariage.—Celan’estpaspossible!s’exclama-t-il,lemariagedevaitavoirlieuaprès-demain?—Ilprétendnepouvoirêtreprêt.Autrefois,onn’auraitpasagiainsi,maisavecvousautres jeunes
gens,quivoulezfairelesmodernes…Lamined’Akshaysefitgrave.Sonesprittravaillaitactivement.Àlafin,ilmurmura:—ParcequevousaveztrouvéunépouxquivousparaîtconveniràHemnalini,ilvousplaîtdefermer
lesyeux.Vousdevriezcependantréunirtouteslesgarantiespossiblesconcernantceluiauquelvousallezconfiervotreenfantpourlavie?Simêmeilétaitunange,vousdevriezencorevousenassurer,etpourcelaprendredesrenseignements.— S’il fallait soupçonner un garçon comme Ramesh, c’est qu’on ne pourrait avoir confiance en
personne.—A-t-ildonnéquelqueraisonvalabledesonétrangeconduite?—Non, iln’enapasdonné,fitAnnadaBabouquisefrottait la tête, ilaseulementprétextéquelque
chosed’urgent.Akshayeutunsourireaffecté:
—Sansdoutes’est-ilexpliquéàvotrefille?—Jelesuppose.—Nevaudrait-ilpasmieuxenêtresûr,etappelerHemnalinipourleluidemander?—J’enconviens,acquiesçaAnnadaBabou,quiappelalajeunefille.QuandelleentraetvitAkshay,
ellesetintderrièresonpère,defaçonquelejeunehommeneputlaregarder.AnnadaBabouinterrogea:—Ramesht’a-t-ildonnélaraisondudélaiapportéàvotremariage?Pourtouteréponseellesecouanégativementlatête.—Maisneleluias-tupasdemandé?—Jen’airiendemandédutout.—Voilàquiestextraordinaire!etvousêtesbienassortis,touslesdeux…Ilentreetdéclare:«Jen’ai
pas le temps dememarier après-demain », et tu réponds : « fort bien, nous nousmarierons un autrejour,»etpuisvousenterrezlesujet!Akshayprenaitmaintenantladéfensed’Hemnalini:—Après tout, si quelqu’un refusedevousdonner ses raisons, il est difficilede les exiger.Et sans
douteRameshnepeut-ilpaslesdonner,sansquoiill’auraitfaitsansqu’onleluidemandât.Hemnalinirougitdecolère;elledéclaraqu’ellenevoulaitpasentendredestiersdonnerleuropinion
là-dessus,etsortitvivement.Akshayétaitdevenuvert,maisils’efforçaitdesourire:—Tâchezderendreunserviceàvosamis,etvousn’enrécolterezqu’ingratitude.Celaprouveassez
quellechosesansprixestl’amitié.Jemeconsidèrecommeunamidevotrefamille,AnnadaBabou,etilestdemondevoirdevousdirequetoutcelameparaîtfortlouche.Mêmesivousdevezmeprendreengrippeetmelancerdesinjuresàlatête,jenepuisresterinactifquandjevoisl’undevousmenacé.Jesaisquec’estlàunefaiblessedemapart…maisaprèstout,Jogendrarevientdemain:si,aprèsavoirétémisaucourant,ilseditsansinquiétudepourl’avenirdesasœur,jen’auraiplusqu’àmetenirtranquille.AnnadaBabouserendaitcomptequelemomentétaitvenudedemanderàAkshaycequ’ilsavaitde
Ramesh,maisquiouvre l’antredumystèreestapteà laisseréchapperune tornade,et levieillardétaithostileàtoutesecousse.Ilpassasamauvaisehumeursurl’officieuxpersonnage:—Voussoupçonneztropaisément,Akshay.Pourquoi,quandvousn’avezaucunepreuve…Or,Akshayétaitfortmaîtredelui,maistantderebuffadesayantusésapatience,iléclata:—Vousm’accusez toujoursdesplusvilsmotifs,AnnadaBabou;vouscroyezque j’enveuxàvotre
futur gendre, et que je soupçonneun innocent. Je ne suis pas assez instruit pour donner des leçons dephilosophieauxjeunesfilles,etjenepuisdiscourirdepoésieavecelles.Jesuisunêtretoutordinaire,etsansaucuneprétention,maisjevousaitoujoursétédévoué.Bienquejenepuisse,parailleurs,rivaliseravecRameshBabou,jem’enorgueillisdenejamaisvousavoirriencachédemavie.Jesuispauvre,etbien capable de vous emprunter quelques sous, mais non de cambrioler votre maison. Demain voussaurezcequejeveuxdire.
CHAPITREXVI
Lanuitétait tombéeet toutes les lettresde renvoiavaientétéexpédiées.Rameshse retiradebonneheure dans sa chambre à coucher,mais il ne put dormir. Les pensées galopaient dans sa tête en deuxcourants opposés, l’un limpide, l’autre trouble et tumultueux, comme au confluent du Gange et de laJoumna.Ilétaitagité,tournaitetseretournait,sibienqu’ilfinitparrejetersescouverturesetparselever.Ilallaàlafenêtreetregardadehors.Undescôtésdelarueétaitdansl’ombre;del’autre,lesmaisons
se dessinaient nettement sous la brillante clarté lunaire. Ramesh était tout plongé dans sa penséesilencieuse. Brisant les liens de son environnementmatériel, avec ses incertitudes et ses luttes, l’êtreintimedujeunehommeluiparutflotterdanslecosmosillimité,paisibleetéternel.Ileutlavisiondelanaissanceetdelamort,dulabeuretdugrandrepos,ducommencementetdelafin
de toutes choses, unissant au rythme ineffable d’unemusique céleste l’infini dans lequel ni lumière niténèbres n’existent plus, et il put distinguer les deux amours jumeaux de l’homme et de la femmeémergeantduscintillementdesmondes.Lentementilmontasurletoit,et tournasesregardsverslamaisond’AnnadaBabou.Pasunbruitne
troublaitlapaixdesenvirons,etlaluneetlesnuagesbrodaientundessinsurlemurblanc,au-dessousdutoitetautourdesportesetdesfenêtres.Commetoutcelaétaitbeau! là,danscettesimpledemeure,auseindecetteimmensecité,unêtreadorablehabitait,enlamodestepersonned’unejeuneétudiante.Lamétropoleétait rempliedegenscomme lui, avocats, étudiants, indigènes, étrangers.Pourquoi lui
Rameshetnonunautreavait-ilétémarquédusceaudelafaveurdivine?Pourquoiétait-celuiqui,deboutdansunefenêtreaveccettejeunefilleàsoncôté,sousledouxsoleilautomnal,avaiteulapresciencedelacréation toutentière flottantsur l’océansansbornesdumystérieuxenchantement?Quelmiraclequecelui-là!miraclequiavaittransformésonâmelaplussecrète,transformésonunivers…Longtempsilmarchasurletoit;lalunedisparutderrièrelesmaisonsetlesténèbresrégnèrent,tandis
quelefirmamentbrillaitencoreimperceptiblementdubaiserd’adieudeladéessedesnuits.Rameshfrissonna,etunepeursoudaineimmobilisasoncœur.Demain,ildevraitrentrerdansl’arène.
Riennetroublait lafacedescieux.Lesilencedelanuitétaitd’unesérénité infinie,et l’universentier,avec ses innombrables étoiles, était endormi dans l’éternel repos ; l’homme seul ignore ce sublimeabandon,etdansl’adversitécommedanslaprospérité,sonexistencen’estquelutteincessante.D’uncôté,latranquillitééternelledel’Infini,del’autrel’éternelconflitdumonde!commentpeuvent-
ils exister si près l’un de l’autre ?… obsédé par ce problème insoluble, Ramesh oublia ses propressoucis.Ilregardaitl’Amour,auseindelapaixinsondable,l’Amourquiluiavaitétéaccordé.Puisillevoyait,
cetAmour,blesséaucontactdeshommes,fouléauxpiedsetmeurtriparl’immensepousséedelavie.Decesdeuxvisions,laquelleétaitréelle,etlaquelleétaitillusoire?
CHAPITREXVII
LelendemainmatinJogendrarevintdelacampagne.C’étaitsamedi,ledimanchedevaitavoirlieulemariagedesasœur,etcependant,commeilapprochaitdelamaison,aucunsignedefêtenes’offraitàsavue;pasmêmedesgirandolesàlavéranda;cettedemeureétait,ensomme,toutesemblableàsespeuattrayantesvoisines.Ilredoutaquelquemaladiegrave,maiscommeilentraitencourant,riennefaisaitpressentirnonplus
unmalheur.Sondéjeunerl’attendait,etAnnadaBabouétaitassisàtable,lisantsonjournal.—Hemva-t-ellebien?s’écrialejeunehomme.—Àmerveille,luiréponditsonpère.—Etcemariage?—Ilestreportéàlasemaineprochaine.—Pourquoireporté?—Tuledemanderasàtonami.Ànous,ilasimplementannoncéqu’ilavaituneaffairepressante.Intérieurement,Jogendramauditlanonchalancepaternelle:—Quandjenesuispaslà,toutvadetravers,déclara-t-il;quelleaffairesipressantepouvait-ilbien
avoir?Ilestsonpropremaître,iln’apointdeparents.Mêmeenadmettantqu’ilsesoitembarquédansquelquedifficulté,jenevoispascequil’empêchaitdevousledire?—Enfin,ilnes’estpassauvé!vadonctoi-mêmet’enquérir.Jogendraavalaunebouchéeetfila.—Voyons,Jogen!luicriasonpère,pourquoitantdehâte?Tun’asrienmangé…MaisdéjàJogendraétaitchezRamesh,etdèsl’escalierilcriait:—Ramesh!Ramesh!Ilneletrouvapasdanssachambre,nidanssoncabinetdetravail,nisurletoit,nimêmeaurez-de-
chaussée.Aprèsavoircherchépartout, ilaperçutundomestiqueet luidemandaoùétaitsonmaître.LeserviteurréponditqueRameshBabouétaitpartidebonmatin.— Mais quand rentrera-t-il ? insista Jogendra. Il sut alors que son ami avait emporté quelques
vêtementsderechangeendisantqu’ilreviendraitdansquatreoucinqjours.Iln’avaitpasditoùilallait.Enrevenantfinirsondéjeuner,Jogendraavaitlaminesoucieuse.Sonpèreluidemanda:—Etquoideneuf?—Àquoipouvez-vousvousattendre?luiditsonfils,nonsansmaussaderie;voilàunhommequiveut
épouservotrefille,etvousnevousoccupezenriendecequiletouche,nonplusquedesesmouvements,etcelaquandilhabitepourtantlamaisonvoisine.—Maisvoyons,ilétaitcheznoushiersoir.—Etvousnesaviezpasqu’ildevaits’absenter!sondomestiqueignoreoùilest…Vraimentjen’aime
pastantdecachotteries.Commentpouvez-vousprendreleschosesaveccesang-froid?Aprèscettetirade,AnnadaBabouétaitbienobligédesesecouer.Assumantunemineaussilugubreque
lescirconstanceslepouvaientexiger,ildemanda:—Queveutdoncdiretoutcela?
Eneffet,Rameshs’enétaittiréassezaisémentlaveilleavecsonfuturbeau-père,bienqu’ilnes’enfûtpas rendu compte, car il lui semblait qu’il en avait dit assez en demandant un délai, et que sesmouvementsrestaientlibres.—OùestHemnalini?demandaJogendra.—Elleadéjeunéplustôtqued’habitude,etelleestdéjàremontéechezelle.—JesuissûrequelapauvreenfantahontedelaconduiteextravagantedesonRamesh.Ilmonta pour la réconforter. Elle était seule, et, quand elle l’entendit venir elle prit un livre et fit
semblantde lire.Elle leposaquand il fut toutprêt, et reçut son frèreen souriant. Il remarqua sonairfatiguéets’assitdansunfauteuil,endisant:—Netetourmentepas,Hemnalini.C’estparcequejen’étaispaslàqueleschosesontmaltourné;
j’auraibienvitetoutarrangé.Àpropos,Ramesht’a-t-ilditquelquechosedel’affairequil’occupe?Hemnalini souffrait de l’attitude méfiante qu’Akshay avait montrée envers Ramesh, et qui était
apparemmentcellequ’adopteraitJogendra.Ellen’aimaitpasavouer,nonplus,quesonfiancéneluiavaitfourniaucuneexplication;pourtantmentirluirépugnait:—Ilvoulaitm’enparler,maisjen’aipastrouvéquecefûtnécessaire.EtJogendrapensa:«Parorgueil,naturellement;c’estbiend’unefemme…»;àhautevoix,ilajouta:—Aujourd’huimêmejesauraidequoiilretourne!n’aiepaspeur.—Mais jen’ai jamaiseupeur, fit-elle,et sesmainsnerveuses tournaient lespagesdu livresurses
genoux;etjeneveuxpasquetuaillesl’assommerdequestions.Jogendrasedit:«Orgueilencore!»ettouthaut:—Très bien ; ne te fais pas de souci à ce sujet non plus ; et il se leva pour partirmais sa sœur
l’arrêta:—Faisbienattention,Jogen,quejetedéfendsdeluidiremêmeunmot.Vouspouveztouspenserce
qu’ilvousplaîtdelui,maispourmoij’aitouteconfiance.Évidemment,cen’étaitpaslàle langagedel’orgueil.L’affectionet lapitiédujeunehommepoursa
sœurl’emportèrentenluisursarancunecontresonami,etilsouritenlui-même,sedisant:«Cesfemmesinstruitesn’ontaucuneidéedelavie;ellesconnaissentleursauteurs,maissitôtqu’ils’agitdeseméfierde quelqu’un, elles sont comme l’enfant innocent. » Néanmoins, tandis qu’il comparaît cette simpleconfianceàladuplicitéqu’ilprêtaitdéjààsonfuturbeau-frère, ilsentitsoncœurs’endurcircontrecedernier, etplusque jamais il sepersuadaqu’il fallait le faireparler.Une foisdeplus il se levapourpartir,maisHemnaliniétaitvive;elleluiserralebras:—Promets-moideneluisoufflermotderien.—Laissecelaentremesmains,jeverrai…—Iln’yarienàvoir.Promets,avantdepartir.Jesaisqu’iln’yapasdequoivousinquiétertousainsi.
Promets.Elleymittantd’insistancequ’ilfutpersuadéqu’uneexplicationavaiteulieu.Cependant,iln’étaitpas
certainquecetteexplicationeûtétélabonne.Iln’étaitpasdifficiledeconvaincrelapauvrepetiteparunehistoireinventéedetoutespièces.Aussireprit-il:—Ilnes’agitpas làdeconfianceseulement ;maisquandune jeune fillevasemarier, sa famillea
certainsdevoirsàremplir.Rameshpeutt’avoirditdeschosesquetucroispréférabledenepasrépéter,maiscen’estpassuffisant. Ilnousdoitdeséclaircissements.Àlavérité,c’estnousquecelaconcerneplutôtquetoi,maintenant.Quandvousserezmariés,nousn’auronsplusrienàyvoir.Ainsi,duvoilequelesamantsaimentàtisserautourd’euxpasunfilnerestait!Lelienquilesunissait
etquidansleurpenséeétaitdestinéàdevenirtoujoursplusintime,s’étaittransforméenuneciblepourlesprojectilesdecesétrangerssanssympathie…
Ce premier choc de la tempête agitait tellement la jeune fille que la vuemême d’un autre être luidevenaitpénible.Ellepassadanssachambrelerestedelajournée.QuantàJogendra,ilquittaitdenouveaulamaisonlorsqu’ilrencontraAkshay,quis’écria:—Tevoilàdoncenfin!Dis-moi,quepenses-tudecequisepasse?—Jejugeinutiled’enparlerpourn’avancerquedesconjectures.Cen’estpaslemomentdefairedela
psychologieetdecouperenquatrequelquescheveux.— Je n’ai guère coutume de couper des cheveux en quatre, non plus que de discourir sur la
psychologie.Jesuis,moi,unhommed’action,etc’estcelaquejevenaistedire.—Moiaussijesuispourl’action,s’écrial’impétueuxJogendra,vas-tumedireoùRameshafilé?—Jepeuxledire.—Ehbien?—Maisjenetelediraipastoutdesuite;jevousmettrainezànezàtroisheures,cetaprès-midi.— Pourquoi pas immédiatement ? Vous êtes désespérants, tous tant que vous êtes, avec vos petits
secrets!—Jesuiscontentdet’entendreparlerdelasorte;jemesuismistoutlemondeàdoscheztoiparma
franchise.Tasœurnepeutplussupportermavue,tonpèreaccusemanaturetatillonne,etpourcequiestdeRamesh,ilnemesautepasaucouquandilm’aperçoit!Tuesleseulamiquimereste,maisj’aiunpeupeurdetoi,cartun’espasl’hommedesargumentssubtils;lemouvementrapideestbienplusdanstescordes,etjenevoudraispasquetuenviennesauxmainsavecmoi,carjenesuispasdeforce.— Voyons, je ne comprends rien à ces histoires. Je vois que tu as quelque chose à me révéler ;
pourquoiresterlàmuetcommeunpoisson?Dis-moilavérité,sansplustarder.—Tusaurastoutbientôt.Etprépare-toiàunesurprise…
CHAPITREXVIII
Rameshn’avaitpasdonnécongédesonappartementàDarjjipara,etjamaisiln’avaitsongéàlesous-louer. Ilvivaitdepuisquelque tempsdansunmondeoù lespréoccupationspécuniaires tiennentpeudeplace.Kamala,toutefois,devaittrouveruntoitoùs’abriteràsasortiedel’école.IlserenditdoncdèslematindecejouràDarjjipara,fitbalayerleschambres,achetauntapisetdeschâles,ainsiquequelquesprovisions.Quelquesheuress’écoulèrententrecesdiverspréparatifsetl’arrivéedelapensionnaire.Illespassa
surunbancdebois,àréfléchiràl’avenir.Jamaisiln’étaitalléàEtawah,maistouslespaysagesdunord-ouestseressemblent,etiln’eutpasdepeineàsefigurercequeseraitsamaison:unbungalowhorsdelaville et au bord de la grand-route. Derrière, une vaste étenduemouchetée de puits, et de ces petitesestrades où se tiennent les guetteurs qui doivent empêcher les oiseaux et les bêtes nuisibles des’engraisser sur les récoltes.On entendrait le gémissement incessant des roues persanes derrière leurattelagedebœufspatients,quifontmonterl’eaupourirriguerlesprés,et,detempsàautre,unevoiturequiferaittourbillonnerlapoussièresurlaroute,etdontlesclochettestroubleraientlegrandsilencedel’airembrasé.Ils’effaraitàlaperspectivedeslonguesaprès-midioisivesqu’Hemnaliniauraitàpasserseuledanscettedemeuredénudéeet storesbaissésàcausede lachaleur.Peut-êtrequ’elle regretteraitCalcutta?Assurément,ceneseraitquepourl’amourdeluiqu’ellepourraitsupporterunetelleexistence,etgrâceàlaprésenceauprèsd’elledeKamala.IldécidadeneriendireàKamalaavantlemariage.Hemnalinisauraitalorschoisirl’occasionpropice
pourtoutrévélertendrementàlajeunefillesanslablesser.Etainsiprendrait-ellepeuàpeusaplaceàleurfoyer,sanspeineetsansscandale.Le silencedemidi était tombé sur lapetite rue, car lesouvriers étaient touspartis au travail et les
flâneurs se préparaient à la sieste. La fraîcheur de l’hiver tout proche tempérait déjà la chaleur, etl’atmosphère était pleine de la joie des fêtes prochaines.Rien ne distrayaitRameshde ses projets dedoux avenir, et il continuait à les enjoliver de couleurs enchanteresses, quand soudain son rêve futinterrompu par un bruit de roues ; une lourde voiture s’était arrêtée à sa porte ; il devina que c’étaitl’omnibusdupensionnatquiramenaitKamala,etsoncœurbattitplusvite.Commentlarecevrait-il?Dequoi lui parlerait-il ? Quelle serait l’attitude de la jeune personne ? Tout ceci ne manquait pas del’émouvoir…Sesdeuxdomestiquesattendaient enbas. Ilsmontèrent lespremiers,portant lamalledeKamala qu’ils déposèrent dans la véranda. La jeune fille les suivait ; elle s’arrêta sur le seuil avantd’entrer, hésitante. Le désir exprimé par Ramesh de la laisser à l’école l’avait beaucoup froissée, ets’ajoutaitàleurlongueséparationpourlarendretimide.Ellegardaitlesyeuxbaissés.Son apparence fut une surprise pour Ramesh, tant elle lui parut étrangère. Ce peu de mois l’avait
transformée.Elles’étaitdéveloppéecommeunejeuneplante,sonrondvisageavaitpâliets’étaitaminci;elle était devenue plus distinguée, plus fine, et tous sesmouvements étaient harmonieux. Plus rien nedemeuraitdelapetitecampagnardequ’ilavaitconnue.Ellesetenaitdebout,trèsdroite,latêtenueàdemitournéeverslafenêtreouverteetleclairsoleilqui
doraittoutesapersonne;lesnattesépaissesquiluitombaientsurledosétaientnouéesd’unrubanrouge,etlesarisafranéétaitserréautourdesonjeunecorps.Sabeauté,Rameshl’avaitoubliée;àprésent,avec
unéclatnouveau,ellel’impressionnait,etilsetrouvaitdésarmédevanttantdegrâcecharmante.Illafitasseoir.Elleneparlaitpas.Commentaimait-ellel’école?beaucoup,assura-t-ellebrièvement.
Ilfaisaitdevainseffortspourbriserlaglace,quanduneidéeluitraversal’esprit:—Ilyalongtempssansdoutequevousn’avezmangé?nevoulez-vouspasvousrafraîchir?—Non,merci;répondit-elle,j’aimangéavantdepartir.—Maisilyadesfruits,sivousnevoulezriend’autre;despommes,desgrenadesetdesanones.Ellesecoualatête,obstinée,etfixasonattentionsurlesgravuresdesonlivredelectureanglaise.Un
beauvisageestcommelebâtondumagicien:ilattireàluitoutelabeautéenvironnante.Lecrépusculesidouxsemblaprendrevieetpalpiter;commelesoleildirigelecoursdesplanètes,ainsicetteenfantparuts’asservir le ciel, la lumière, toutes choses enfin, tandis que sans un mouvement elle restait là,inconscienteetsilencieuse,regardantlesimagesd’unlivredeclasse.Rameshsortitpourallerchercheruneassiettedepommesetdepoires.— Il semble, dit-il en rentrant, que vous puissiez vivre de rien, mais moi j’ai faim, et je ne puis
attendrepluslongtemps.Ellesourit,et l’éclatdecesourire inattendudissipa lenuagequis’étaitétablientreeux.Prenantun
canifils’emparad’unepomme,maisiln’étaitadroitenrien,etilparutsiridiculedanssahâteàpelersonfruitqueKamalaéclataderire.CettegaietéenchantaRamesh:—Vousvousmoquezdemamaladresse?Montrezunpeucommentvousvousyprenez?Elle quitta ses souliers, prit le canif, s’assit à terre et se mit en devoir de couper la pomme en
quartiers.Assisenfaced’elle,Rameshramassaitlestranchesdansuneassiette.—Maintenant,vousydevezgoûter,–affirma-t-il.Etsursonrefusrépétéildéclara:alors,moinon
plusjen’enmangeraipas.Cedisant, il prenait unmorceaudepommeet le portait à sabouche,mais il resta lamain en l’air,
médusé:JogendraetAkshaysetenaientsurleseuil.CefutAkshayquilepremierparla:—Excusez-nous,RameshBabou;nousavionscruvoustrouverseul.Viens,Jogen;nousn’aurionspas
dûmontersansprévenirRameshdenotrevisite.Allonsl’attendreenbas.Kamalaavaitlaisséchoirlecouteauets’étaitlevéebrusquement.Lesnouveauxvenusbloquaienttoute
sortie,maisJogendras’effaçalégèrementpourla laisserpasser,sans, toutefois,cesserdelaregarder ;confuse,elles’enfuitdanslachambrevoisine.
CHAPITREXIX
—Quelleestcettejeunefille,demandaJogen?—Uneparenteàmoi,luiréponditRamesh.— À quel degré de parenté ? Je connais toute ta famille, et n’ai pas souvenir de l’avoir jamais
rencontrée.—Doucement,Jogen,interrompitAkshay,ilyadeschosesqu’unhommen’aimepaspublier.—Est-cevraimentunsigrandsecret,Ramesh?—Oui,fitRameshquineputs’empêcherderougir,c’estunsecret.—Voilàquiestregrettable,carjustementj’aitrèsenviedeleconnaître;situn’étaispasfiancéàma
sœur, je ne chercherais pas, crois-le bien, à rien approfondir des diverses ramifications de l’arbregénéalogiquedetafamille.—Cequejepuistedire,danstouslescas,c’estquej’épouseraiHemnaliniavecuneconsciencefort
tranquille,sûrquejesuisdeneluiavoirfaittortenrien.— C’est possible, mais les parents d’Hemnalini pourraient n’être pas du même avis. Je ne te
demanderaiquececi:es-tuouiounonleparentdecettejeunefille,etpourquoilatiens-tucachéeici?—Teledireseraitdévoilerlesecretqu’ilmefautgarder.Maparolenepeut-elletesuffire?—Sonnomn’est-ilpasKamala?—Oui.—Nel’as-tupasfaitpasserpourtafemme?—Oui.—Comment,alors,veux-tuquetaparolemesuffise?AKSHAY.–Aprèstout,cherJogen,ilestdescirconstancesexceptionnellesoù…RAMESH. –Je ne vous dirai rien de plus, si ce n’est que je ne fais point de tort à Hemnalini en
l’épousant malgré de telles apparences. J’ai une excellente raison de ne pas discuter avec vous lapersonnequevousvenezdevoir,etquandmêmevousmesoupçonneriezdeschoseslesplushonteuses,jeserais un goujat de parler dans ces conditions. Si cela ne devait nuire qu’àmon bonheur, àma seuleréputation,jen’hésiteraispascependantàm’ouvriràvous,maisquandl’avenird’uneautrepersonneestenjeu,jerefused’allerplusloin.JOGENDRA.–As-turacontéàmasœurcequetunouscaches?RAMESH. –Pasencore ; je le luidirai lorsquenousseronsmariés.Dèsàprésent,dureste,sielle le
désire.JOGENDRA.–Puis-jeposerquelquesquestionsàcettepersonne?RAMESH.–Certainementpas;situmecroiscoupable,prends-t’enàmoi,maisKamalaestinnocente,et
jenel’exposeraipasàtoninterrogatoire.JOGENDRA.–Inutiled’interrogerpluslongtempsquiquecesoit.Noussavonstoutcequenousvoulions
savoir,ettunousasdonnétouteslespreuvesquinousmanquaient.Situremetslespiedscheznous,jetepréviensquecesera t’exposeràune insultegrave.J’ajouteraiencorececi : je t’interdisd’écrireàmasœur ou de chercher à la revoir. Si on me demande pourquoi ton mariage avec elle est rompu, je
répondrai,sansplus,quec’estparcequej’yaimisopposition;maissitun’espasprudent,jedévoileraiton pot aux roses. Sois bien persuadé que si je garde quelques ménagements ce n’est nullement parsympathie,mais parce quema sœur est en cause, et aie soin de ne jamaismontrer, par signe ou parparole,quetul’asjamaisconnue.Jesaistropcequevalenttespromessespourt’endemanderune,maislahonte,oulacraintedecompromettretonbonrenom,teretiendrontpeut-être.AKSHAY.–Voyons,Jogen,voyons…nevas-tupasavoirpitiédeRameshBabou?Voisdonccommeil
prendcelaavecflegme.Nousferonsmieuxdenousenaller…Ils s’en allèrent, laissantRamesh écrasé sous le coupqui le frappait, et tropmalheureuxpour faire
mêmeunmouvement.Quandilfutunpeuremisilvoulutsortir,afinderésoudreenmarchantunproblèmesicompliqué,maisilnepouvaitlaisserKamalaseule.Ilserenditdanslapiècevoisineetlatrouvaassiseprèsdelafenêtreouverte,regardantlespassants.
Elleluidemanda:—Quidoncétaientcesgens?Ilssontvenuscematinàl’école.Quevousdemandaient-ils?Ramesheutuneexclamationdesurprise,maisilréponditsimplement:—Ilsvoulaientsavoirsivousétiezunedemesparentes.Kamala ne s’était jamais assise aux pieds d’une belle-mère, pour apprendre d’elle à montrer la
confusionséantedanscertainscaspourune toute jeune femme. Instinctivementpourtantelle rougit auxparolesdeRamesh.—Jeleurairépondu,poursuivaitRamesh,qu’iln’yavaitentrenousaucuneespècedeparenté.Elleconsidéracecicommeuneplaisanteriequ’ellejugeadefortmauvaisgoûtetqu’elleprittrèsmal;
elleréponditaigrement:—Pourquoidiredesbêtises?EtRameshsedemandaalorss’ilnevalaitpasmieuxtoutluiavouer,maiselles’écriait:—Etvoilàmaintenantunvilaincorbeauquiemportenotregoûter!Ellecourutchercherl’assiette,etrevintversRameshenluidemandant:—N’enprendrez-vouspasdavantage?Elleavaitposél’assiettedevantlui.Certes,ilavaitperdutoutappétit,maiscetteattentionletoucha.Il
luioffritàsontourunquartierdelapommemalencontreusementlaissée.—Servez-vousd’abord,insista-t-elle,touteàsonrôled’épouse,quidoitvoirsonmarirassasiéavant
desongeràapaisersafaim.LesnerfsdeRameshétaientàfleurdepeau,etcetteillusiondelapauvreenfantfaillitlefairefondreenlarmes.Ilneputarticulerunmot,etsemitàmanger.Quandileutfiniildit:—Nouspartironscesoirpourlamaison.LevisagedeKamalas’assombrit:—Jen’enaipasenvie,murmura-t-elle.—Préféreriez-vousretourneràl’école?—Non,non;nem’yrenvoyezpas;touteslesélèvesmeposaientdesquestionsàvotresujet,etcela
megênaithorriblement.—Queleuravez-vousdit?— Rien ; elles voulaient savoir pourquoi je devais passer les vacances à l’école…, ce souvenir
ouvraitànouveauuneplaiecuisante,etKamalaneputcontinuer.—Pourquoinepasleuravoirdittoutsimplementquejenevousétaisrien?Elleluijetauncoupd’œilimpatient,etrépéta:—Pourquoidiredesbêtises?
Rameshne savaitque faire,quedevenir.Ce secret sechangeait enunver rongeur.Tourmenté, il sedemandaitcequeJogendradiraitàHemnalini,commentelleprendraitlachose,commentilparviendraitjamaisàs’expliquer…PauvreHemnalini!pourrait-ilsupporterd’êtreàtoutjamaisséparéd’elle?maisc’étaitlàautantdequestionsauxquellesilétaittropaccablépourrépondre.Ce qu’il savait, c’est que ses relations avec Kamala étaient maintenant le sujet principal des
conversations de ses amis et de ses ennemis. Il avait fait une grave erreur en la présentant comme safemmeàsonretouràCalcutta.Ilnevoulutpasydemeurerunjourdeplusavecelle.—Qu’est-ce donc qui vous inquiète ? lui demanda-t-elle, se rendant compte que quelque chose le
rendaitperplexe;s’ilfautallercheznous,jevousaccompagnerainaturellement.Qu’ellefutainsiprêteàsesoumettreàsavolonté,cefutpourluiunenouvelleoccasiond’angoisse.Il
seréfugiadanssespensées,regardantKamalasanssongeràluirépondre.Ellequestionna:—Dites-moilavérité:êtes-vousfâchéparcequejen’aipasvouluresteràl’école?—Àvraidire,répondit-il,c’estcontremoiquejesuisfâché.Etaveceffortilsortitdelui-mêmepour
ladistraire:—Racontez-moicequevousavezapprislà-bas?Sagementelleobéit,etpointparpointdéploya toutsonsavoir.Elleessayad’étonnerRameshen lui
révélantquelaterreestronde.Ilsemontrasceptique,etvoulutsavoircommentchosepareillepourraitêtrepossible.Elleouvraitd’immensesyeux,etaffirmait:—Maisc’estdansmonlivre,c’estlàquenousl’avonsappris.—Vousm’endireztant!dit-il,simulanttoujourslasurprise;etdansquellivre,dansquelgroslivre
avez-vouspulirecela?Ellesefitagressive:—Cen’estpasungroslivre,maisilestimprimé;etd’ailleurs,ilyaégalementdesimages.C’étaitlàunepreuvequ’onnepouvaitréfuter.Quandelleeutfinideluiracontertoutcequ’elleavait
faitàl’école,elleentrepritdeluiparlerdespensionnaires,desprofesseurs,etcefurentmilleanecdotessur la discipline.Les pensées deRameshde nouveau s’envolèrent,mais il avait soin d’acquiescer detempsà autre,de saisir la find’unephrasepourposerunedemi-question.Pourtant, elle s’écria tout àcoup,vexée,enselevant:—Vousnem’écoutezpas!—Nevousfâchezpas,s’excusa-t-il,jenemesenspastropbienaujourd’hui.—Êtes-vousmalade?Qu’est-cedonc?—Riendegrave,etcelam’arrivequelquefois;continuezàmeparler.—N’aimeriez-vouspasvoirlesgravuresdemagéographie?Elleluiapportaitsonatlas,qu’elletenait
ouvertsoussesyeux,luiexpliquant:—Lesdeuxcerclesquevousvoyezlànefontqu’unglobe,maisonnepeutjamaisvoirlesdeuxcôtés
d’unebouleenmêmetemps.Rameshparutréfléchir,puisilobserva:—Etilenestdemêmesiunobjetestplat.Etainsiilspassèrentcepremiersoirdevacances…
CHAPITREXX
Annada Babou priait avec ferveur pour que son fils rapportât de bonnes nouvelles, et que toutmalentendufûtenfinéclairci.Ilsesentitnerveuxquandilvitentrerlesdeuxjeunesgens.JOGENDRA. –Mafoi,père, jen’aurais jamaiscruquevous laisseriezRameshfairecequ’ila fait.Si
j’avaispuprévoircequiarriverait,jamaisjenevousl’auraisprésenté.ANNADA BABOU. –Tum’as souvent dit combien tu serais heureux de voir ta sœur épouser ton ami.
Pourquoi,situneledésirais…—Ilvasansdirequejen’aijamaispenséàl’empêcher,maisenfin…—Jenecomprendspaston«maisenfin».Ilfallaitsuivrelachose,oul’arrêter;iln’yavaitpasde
moyenterme.—Quoi!lalaisserallersiloin!…Akshayeutunsourireingénu:—Ilyadeschosesqui trottentd’elles-mêmes;onn’apasà lespousser :ellesvontetprogressent
toutesseules.Toutefois,ilnesertderiendelarmoyerquandlelaitestrépandu,etilvaudraitmieux,jecrois,déciderdecequ’ilfautfaireàprésent.—Avez-vousvuRamesh?demandaAnnadaBabou,avecanxiété.JOGENDRA.–Oui,vraiment;nousl’avonsvuauseindesafamille,etmêmenousavonsvusafemme.AnnadaBabourestafoudroyé.Quandilretrouvaunfiletdevoix,cefutpourrépéter,incrédule:—Safemme?JOGENDRA.–Enpersonne.—Jenecomprendspasbien.LafemmedequelRamesh?—Duvôtre!c’estpoursemarierqu’ilavaitquittélavillecetété.—Maislamortdesonpèreavaitmisfinàceprojet?—Ilétaitdéjàmariéquandsonpèreestmort.AnnadaBabousetapaitlatête,absolumentconfondu.Aprèsunpeudetempsilreprit:—Danscecas,ilnepeutépousernotreHemnalini!—Etc’estpourquoinousdisons…—Ditescequevousvoudrez;iln’enrestepasmoinsquetoutestprêtpourlanoce,etqu’ilvafalloir
toutdécommander.—Pasbesoinderiendécommander ; iln’yaqu’unechoseàchanger,et tout le restepeut rester tel
quel,–déclarasonfils.Levieillardenfutsidéré:—Etquelleestdonccetteuniquechosequevouschangeriez?— Il me semble que cela saute aux yeux. Il n’y a qu’à substituer un autre mari ; sans quoi nous
n’oserionsplusregarderpersonneenface.IlregardaitAkshay,quibaissalesyeuxavecmodestie.ANNADABABOU.–Etoùallez-vousnousdénicherunmari,ainsiaupiedlevé?JOGENDRA.–Nevouseninquiétezpas.
—Etcommentvousprocurerez-vousleconsentementd’Hemnalini?—Elleconsentirasanspeine,quandelleconnaîtral’infamiedeRamesh.—Jevousdisdefairecequebonvoussemblera.Maisc’estdommage,toutdemême.Rameshavaitdu
bien, il était intelligent et bien élevé par-dessus le marché. Hier encore nous avions décidé qu’ilachèteraituneétudeàEtawah,etpuis…—Nevousfaitesdoncpastantdesouci.Etqu’ilachètecequ’ilvoudra,oùilvoudra.Cequiimporte,
maintenant,c’estdemettremasœuraucourant.Iln’yapasdetempsàperdre.Ilsortit,etrevintpeuaprèsavecelle.Akshaysedissimuladansuncoinderrièreuneétagère.Jogendra
fitasseoirlajeunefille.Ilcherchaitàlapréparer:—N’as-tupasremarquéquelquechosed’étrangedanslaconduitedeRamesh?Ellesecoualatêtenégativement.—Quelleraisoncrois-tuqu’ilpouvaitavoirderetardervotremariage?—Jesaisseulementqu’ilavaituneraison,dit-ellesansleverlesyeux.—Maiscelaneteparaît-ilpasdéjàassezsingulier?Elleeutlemêmemouvement,négatifetrésigné.Cette confiance de son père et de sa sœur envers Ramesh irrita Jogendra, qui, sans plus de
ménagement,s’écria:— Tu te souviens du départ de Ramesh avec son père, et du silence qu’il garda ensuite pendant
plusieursmois,mêmeaprèssonretouràCalcutta?ilétaitallés’enterreràDarjjipara;ilafalluquevouslerencontriezmalheureusement,etquevousl’invitiezàreprendrelesvieillesrelations;riendetoutcelaneseraitarrivésij’avaisétélà.Pourquoin’avez-vouspasessayéd’éclaircirtantdechosesobscures?n’avez-vousdoncpaséprouvélamoindrecuriosité…?Maintenantilfautcroirecequejevaistedire:jesuisalléà l’écolede jeunesfilles,cematin,et j’yaidécouvertqueRameshyavaitmisenpensionsaproprefemme;ilavaitmêmel’intentiondel’ylaisserpendantlesvacances,maisdernièrementilreçutinopinémentunmessagedeladirectrice,luidisantqu’ellenepouvaitgarderKamala,–c’estlenomdelajeunefemme,–etcommel’écolesefermaitaujourd’hui,KamalaestrentréeàDarjjipara.J’enviens,etjel’aivue,épluchantunepommetandisqueRameshassisenfaced’ellerecevaitdesamainlesmorceaux.J’aidemandéàRameshuneexplication.Ilmel’arefusée.S’ilavaitconsentiàsedisculper,jel’auraiscru,maisiln’apasniéqueKamalafûtsafemme.Aprèscela,vas-tucontinueràcroireenlui?Lesyeuxfixéssursasœur ilattendit la réponse.Elleétaitdevenue toutepâleets’agrippaitaubras
d’unfauteuil,maissoudainellepenchalefront,puistomba,inanimée.Ladouleurd’AnnadaBabouétaitnavrante.S’agenouillantprèsdesafilleillapressasursoncœuren
criant:—Qu’est-cedonc,machérie?qu’ya-t-il?Necroispascesmenteurs.Jogendralasoulevadanssesbrasetlaportasuruncanapé.Ilpritensuiteunecarafeetaspergead’eau
le pâle visage, tandis qu’Akshay s’emparait d’un éventail et vigoureusement l’agitait au-dessusd’Hemnalini.Celle-cirouvritbientôtlesyeuxetsehaussasuruncoude,consternée.Setournantverssonpère,ellesupplia:—Jet’enprie,père…père,renvoieAkshay.Cedernierposaaussitôtl’éventailetdisparutdanslevestibule.AnnadaBabous’assitprèsdesafille,
dontilcaressadoucementlescheveux.Ilnesavaitquesoupirer:—Machérie!Mapetitechérie!Lesyeuxd’Hemnaliniseremplirenttoutàcoupdelarmesetsapoitrinesegonfla.Ellesepenchasur
sonpère,pourtâcherdenepaslaisservoirsoncruelchagrin.AnnadaBabouluidit,lavoixbrisée:—Laisse-lesdire,maprécieuseenfant;jeconnaisbienRamesh,etjelesaisincapabled’unetrahison.
JesuispersuadéqueJogenfaiterreur.LapatiencedeJogendraluiéchappa:—N’allezpaslabernerdefauxespoirs;sivouscherchezàl’épargnermaintenant,toutn’enseraque
pirepourelleparlasuite.Laissez-laplutôtréfléchir.Levantalorslatêteelleleregardaenface:— Je ne croirai pas unmot de ce que tum’as dit avant de l’avoir entendu des propres lèvres de
Ramesh…Péniblement, elle semitdebout.Sonpère s’empressade la soutenir et la conduisitdans sachambre.Elles’étenditsursonlit,etluidit:—Laissez-moiunpeu,pèrechéri;jedormirai…—Neveux-tupasquejet’envoietavieillenourricepourt’éventer?Maisellepréféraresterseule,etAnnadaBabouseretiradanslapiècevoisine,oùsespenséesallèrent
à lamère d’Hemnalini, morte quand sa petite fille n’avait encore que trois ans. Il se souvint de sondévouement,desapatience,desaconstantegaieté,etsoncœursedéchiraitd’angoissepourcetteenfantàlaquellesilongtempsilavaittenulieudemère,etqui,engrandissant,avaitressembléàlamortedeplusenplus.IldemandaàDieud’ôtertouteslespierresdesoncheminafinqu’ellefûtheureuse,etqu’avantd’allerrejoindreladisparue,ilpûtlavoirdanssafélicitédejeuneépouseauprèsdumaridesonchoix.Puisilessuyasesyeuxhumidesauxfrangesdesonmanteau.Jogendraavait leplusgrandméprisdesfacultésféminines,et lesévénementsdecejournefaisaient
que le confirmer dans une si piètre opinion. Comment discuter avec une femme qui se refuse à touteévidence,etqui,sisoncœurestenjeu,n’admetmêmeplusquedeuxetdeuxfontquatre?Lalogiquepeutdirequeblancestblanc,maisquel’amours’enmêleetinsinuequeblancestnoir,noirilserapourelle!IlrappelaAkshayquiseglissasansbruitausalon:—Tuastoutentendu?Qu’allons-nousfaireàprésent?—Pourquoimemêleràceshistoires?Aufond,celanemeconcerneenrien.Jem’étaistupendanttous
cesjours,ilnefallaitpasmaintenantvenirm’entraînerdansvosdémêlés.—Tumeferastesplaintesplustard.Pourlemomentjenevoisriend’autreàtenterquedepersuader
Rameshdetoutconfesseràmasœur.—Es-tufou,etcrois-tuqu’il…—Lemieuxseraitdel’ameneràluiécrire;arrange-toipourcela;maisleplustôtseralemieux.
CHAPITREXXI
VersneufheurescemêmesoirRameshemmenaKamalaàlagaredeSealdah.Selonsesinstructions,lecocherpassaparKaloutola, et le jeunehommemitavecempressement lenezà laportièredevantunecertainemaison.Iln’yvitaucunchangement.IlpoussaunsoupirsiprofondqueKamalas’éveillaàdemidesonassoupissementpourluidemander
cequ’ilavait.—Rien,répondit-il,enserencognantdanslavoiturepourneplusbougerjusqu’àl’arrivéeàlagare.
Kamala s’était rendormie, et il ne put s’empêcher d’éprouver quelque ressentiment à la seule penséequ’elleexistait.Ilavaitretenuuncompartimentdedeuxièmeclasseoùilss’installèrent.IlorganisaunlitpourKamala
surunedesbanquettesinférieures,mitlalumièreenveilleuseetobserva:—Ilfautvousreposermaintenant.—Maisnepuis-jeresteràlaportièrejusqu’audépartdutrain?Ilyconsentit,et,ayanttirésonvoilesursatête,elles’assitauborddelacouchettepourcontemplerla
foule.LetrainvenaitdesemettreenbranlequandlesyeuxdeRamesh,quisetenaitdeboutprèsd’elle,furent
attirésparunretardatairedont l’allurepresséeluiparutvaguementfamilière.Kamalasemitàrireauxéclats, etRamesh vit l’homme se débattre entre lesmains d’un employé qui prétendait l’empêcher demonterdansletrainenmarche.Cen’estqu’enlaissantsonchâleentrelesdoigtsdel’employétêtuquecetindividuparvintàs’arracheràsonétreinteetàgrimperdansunwagon.Commeilsepenchaitensuiteàlaportièrepourrattrapersonbien,Rameshreconnut…Akshay!IlfallutquelquetempsàKamalapourcalmersonfourire.MaisRameshluiayantfaitremarquerqu’il
était dixheures et demie et qu’elle ferait biende s’étendre, elle lui obéit, non sanspouffer encoredetemps en temps. Pour sa part, Ramesh ne voyait rien de plaisant dans l’aventure. Il savait fort bienqu’Akshay n’avait pas de maison à la campagne, sa famille habitant Calcutta depuis plusieursgénérations.Quelleétaitdonclacausedecedépartsubit?Laseulequiluiparûtpossibleétaitqu’ilavaitprislejeunecoupleenfilature.Or, l’idéequ’il irait enquêterdans sonvillagenatal étaitplusquedésagréableàRamesh.Dansune
villecommeCalcuttailestfaciledesecacher,maisdansunpetittroudeprovince,fairetairelesbavardsn’estpaschoseaisée.Quandletrains’arrêtaàBarrackpore,ileutbeauépierilnevitpasdescendreAkshay.ÀNaihatide
nombreuxvoyageursdébarquèrentoumontèrent,sansqu’Akshayparutparmieux.ÀBogoolailenfutdemême,etilétaitfortpeuprobablequ’ildescendîtplusloin.Harassécommeill’était,Rameshnes’endormitquetrèstard.Debonneheure,lelendemainmatin,on
arrivaàGoaloundo, le terminusd’oùpartent lesvoyageurs àdestinationduBengalede l’Est.RameshentrevitAkshayquisehâtaitversl’embarcadèredufleuve,latêteetlevisageemmitouflésd’unchâleetun sacdevoyageà lamain.Lebateauquidesservait levillagenataldeRameshnepartiraitquedansquelquesheures,maisilyenavaitunautre,prêtàpartir,quisifflaitéperdument.Rameshs’informadesadestination,etappritqu’ilallaitversl’Ouest,jusqu’àBénarèssiletirantd’eaulepermettait.Aussitôtily
installaKamala,puisredescenditpouracheterduriz,quelqueslégumesetdesbananes.Akshay,pendantce temps, avait pris place sur l’autre vapeur avant tous les autres passagers, et il s’y tenait en bonneposition pour examiner tous ceux qui montaient. Ces passagers ne montraient aucune hâte, puisqu’ilsavaientdevanteuxbeaucoupdetemps;quelques-unsmêmesebaignaient,etd’autresfaisaientcuireleurdéjeuneretlemangeaientsurlerivage.L’idéed’AkshayétaitqueRameshavaitemmenéKamaladansunpetitrestaurantvoisin,maiscommeil
neconnaissaitpasGoaloundo,iljugeaitmalindenepasquitterlepostequ’ils’étaitchoisi.Enfinlasirènesefitentendre.Rameshrestaitinvisible.Lesderniersvoyageurssebousculaientsurla
planchemobilequ’onallaitretirer.Lesiffletsefaisaitdeplusenplusstrident,etnullepartlasilhouettebienconnuenesemontrait…Toutlemondeétaitàbord.Lapasserelleavaitétéenlevée…Lecapitaineavaitdéjàdonnél’ordredeleverl’ancre,quandAkshayhurladésespérément:«Jeveuxdébarquer!»L’équipagenefitaucuneattentionàlui,maislevapeurétaitsiprèsdelarivequ’ilputsautersurlaterreferme.Nulle part trace de Ramesh…Le train dumatin pour Calcutta venait de partir, et Akshay finit par
conclureque,s’étantsentifilé,Rameshavaitabandonnésonidéedevoyageets’enétaitretourné.IlseraitdifficiledeleretrouverdansunevillecommeCalcutta…
CHAPITREXXII
Toutelajournée,AkshaybattitlasemelleàGoaloundo,puis,lesoirvenu,ilmontadansletrainpostalenpartancepourCalcutta,oùildébarqualelendemainmatin.IlserenditaussitôtaudomiciledeRameshàDarjjipara, qu’il trouvavided’habitants, eut lemêmedéboire àKaloutola, et finit par échouer chezAnnadaBabou,oùildutavoueràJogendrasoninsuccès.LafuitedeRameshnefitquerenforcerlessoupçonsdeJogendra.Ilremarquacependant:—Jetienscettedisparitionpourunaveu,maisaprèstout,nousnesommesguèreavancés,carcen’est
passeulementHemnaliniqu’ilfautconvaincre:monpèreparletoutcommeelle,etjesuispersuadéquesi aujourd’hui encore Ramesh venait lui dire qu’il ne peut dévoiler son secret, il consentirait sanshésitation à lui donner ma sœur. Pas moyen de discuter : il ne peut supporter de voir Hemnalinimalheureuse.D’unefaçonoud’uneautre,ilnousfautarracheràRameshuneconfessionpleineetentière.N’abandonne pas la partie. Je ne puis tenter la chosemoi-même, car je ne saurais par quel boutm’yprendre et n’aboutirais sans doute qu’à des coups. À propos, tu as besoin de faire ta toilette et demanger…Akshays’enfutdoncàsesablutions,puisils’assitàlatabledudéjeuner,sansquesatêteeûtcesséde
travailler.Sesréflexionsfurentinterrompuesparl’entréed’AnnadaBabou,quitenaitsafilleparlamain.QuandelleaperçutAkshay,elletournasurlestalonsetdisparut.—Voilà qui est fort ! s’écria Jogendra ; père, vous ne devriez pas l’encourager à semontrer ainsi
impolie.Ilfautl’obligeràredescendre.Etilcria:Hemnalini!Hem!maiselleétaitdéjàenhaut.Akshaypritalorslaparole:—Tugâtestout,Jogen.Àmonavis,ilvaudraitbienmieuxnepastoujoursmemettreenavant.Laisse
letempsfairesonœuvre.Situl’exaspères,tubrouillerasleschosesirrémédiablement.–Ilditet,ayantfinidedéjeuner,ilpartit.–Saprovisiondepatienceétaitinépuisable.Quandilsentait,àcertainssignes,queleschosesconspiraientcontrelui,ilsavaitfortbienrestertranquille,etattendredestempsmeilleurs.Sonhumeurétait toujourségale,etsion l’insultait, ilnesefâchaitpoint.Onsavaitque lesaffrontsnel’émouvaientguère,etonpouvaitletraiterlepluscavalièrementdumondesansjamaislevoiratterréoudéconfit.AnnadaBabou profita de son départ pour aller chercher sa fille. Elle était pâle et ses yeux étaient
cernés.Revenue,elleneregardapassonfrère.Enelle,etbienquel’amouraitsoutenusaconfiance,lavoixdelaraisonsefaisaitentendre.ElleavaitproclamélaveillesafoienRamesh,maisdurantsanuitd’insomnie sa foi avait faibli.À dire vrai, elle n’arrivait pas à s’expliquer l’étrange conduite de sonfiancé.CettenuitencoreAnnadaBabouavaitdormidanslachambreprèsdelasienne,etàplusieursreprises
ilétaitentréchezellepourlatrouverlesyeuxgrandsouverts.Àtoutessesquestionsangoisséeselleluiavaitrépondu:—Pourquoinedormez-vouspasvous-même,père?Elles’étaitlevéetôtetétaitmontéesurletoit.Toutétait fermédans l’appartementdeRamesh.Lesoleil s’élevait lentementderrière les toits,mais
pourellelejournouveau-nésemblaitsiterne,sitriste,simorose,qu’elles’étaitlaisséetomberdansun
coindelaterrasse,et,plongeantsatêtedanssesmains,avaitéclatéensanglots.Lajournées’écouleraitsansunevisitedubien-aimé ;ellenepourraitplusespérersaprésence ;etmêmelaconsolationde lesavoirderrièrecesfenêtresluiétaitdésormaisrefusée.Elleavaitétérappeléeàelleparlavoixdesonpère,etpromptementavaitdûséchersesyeux.—Jemesuislevétard,expliquaitAnnadaBabou,enémergeantdel’escalier.Etilluiavaitcaresséles
épaulesavectantd’inquiétude!Ilnes’étaitréveillé,eneffet,quelorsquelesoleilluiétaittombésurlafigure,aprèssalonguenuittourmentée.Aprèsunerapidetoiletteilavaitcouruàlachambredesonenfantadorée;elleétaitdéjàvide;lapenséequelajeunefillenerecherchaitquelasolitudeluiétaitdure…Elle avait fini par céder à ses instances et descendre à la salle àmanger. C’était toujours elle qui
versaitlethéduvieillard,etellenevoulaitpasmanqueràcettechèrehabitude.Dansl’escalier,entendantsonfrèrecauseravecquelqu’un,soncœuravaitbattudufolespoirquecepouvaitêtreRamesh,etc’étaitentremblantqu’elleétaitentrée,poursetrouverenfaced’Akshay…Maintenantelle se tenait toutprèsde sonpèreet concentrait toute sonattentionà le servir,blessant
ainsiJogendra,àquilapenséequ’elleprenaittantàcœurlatrahisond’uninfidèleétaitintolérable.Cequiledégoûtaitplusencore,c’étaitdevoirsonpèreprendrelepartid’Hemnalini,etqu’ellepouvaitseservir de lui comme d’un paravent, derrière lequel elle prétendait se retrancher. « Elle nous regardecommedescriminels»,pensait-il,«alorsquenousvoulonsuniquementsonbien;nonseulementellen’apasunremerciementpournous,maisencoreellenousblâme.Pèrenesaitpasdutouts’yprendreavecelle, et au lieu de tant la choyer il ferait mieux de trancher net. Sa peur de la peiner est vraimentridicule…»etàhautevoixildit:—Savez-vouslanouvelle,père?—Non,qu’est-cedonc!réponditlevieillardavecvivacité.—Rameshest retournéchez luiavecsafemme;quandilavuqu’Akshayétaitàses trousses, ilest
descendudutrainetluiaglisséentrelesdoigts.La main d’Hemnalini trembla, et elle renversa le thé qu’elle tendait à son père. Elle s’appuya
brusquementaudossierdesachaise.Jogendranelaperdaitpasdel’œil.Ilpoursuivit:—Ilestdifficiledecomprendrecequiluifaitprendrelafuiteainsi,puisquenoussavionsdéjààquoi
nous en tenir.Sa façond’agir était assez répréhensible,mais s’enfuir ensuite commeunvoleur…celaéquivaut,àmonavis,àunaveuformel.Évidemment,jenesaiscequ’Hemnalinienpensera…Frémissante,elleselevait:—Jen’aipasbesoindetespreuves;tupeuxlecondamnertoutàloisir;pourmoi,jenesuispasson
juge.—N’avons-nouspasledroitdejugerl’hommequiétaitsurlepointdet’épouser?—Vouspouvezromprenotreengagementjamaisvousnebriserezmarésolution…Unsanglotl’empêchadecontinuer;sonpèrevintbaisersonpauvrevisagebaignédelarmeset,sans
motdire,ill’emmena.
CHAPITREXXIII
Le vapeur qui emmenait Ramesh et Kamala quitta Goaloundo à l’heure prescrite. Il n’y avait pasd’autrespassagersdepremièreoudedeuxièmeclasse,etRameshs’appropriaunesecondecabineoùildéposasesbagages.Kamalabutunetassedelait,puiselles’installaàlaporteouvertesurlepont,pouradmirerlepaysage
quisedéroulaitsousleursyeux.—Savez-vousoùnousallons?luidemandaRamesh.—Chezvous.—Non,puisquevousneteniezpasàyretourner.—Est-ceàcausedemoiquevousavezchangévosplans?Pourquoiprendreausérieuxuneparoleen
l’air?Vousvousfâcheztoutdesuite…Elleavaitprisunemineboudeuse.Ilsemitàrire:—Jenesuisnullementfâché;etmoi-mêmejen’avaispasenvied’yretourner.—Oùallons-nous,alors?fit-elle,intéressée.—Nousironsdansl’ouest.Àcesmots,elleouvritdegrandsyeux.Quelmondedelégendess’ouvrait,àcetteseuleévocationde
l’ouest : temples sacrés, forêtsvierges, air purdesmontagnes, nouveauxendroits, splendeurspassées,merveillesdesfables, tempshéroïques!Joyeuse,ellevoulutensavoirdavantage,mais ilavouan’êtrepointencoredécidépourunlieuplutôtquepourunautre:—Nouspasserons,dit-il,devantMonghyr,Patna,Dinapore,Bouxar,Ghazipour, etBénarès, etnous
nousarrêteronsdansl’unedecesvilles.Kamalaavaitentendudéjàquelques-unsdecesnoms,lesautresluiétaienttotalementinconnus,maisà
mesurequeRameshlesénuméraitsajeuneimaginations’enflammait.—Commeceseraamusant!dit-elle,entapantdesmains.—L’amusantviendraplustard,pourlemomentilfautpenserànousnourrir,carjesupposequevous
nevoudriezpasdelagamelledesmatelots?Ellefitlagrimace,etpoussauneexclamationd’horreur.—Jeferailacuisine,–proposa-t-elle,aprèsuninstantderéflexion.—Maisenserez-vouscapable?Elleritauxéclats:—Pour quimeprenez-vous ?Pour unenigaude, je crois ;mais chezmononcle, je faisais toute la
cuisine.Rameshfitdesexcuses.—J’aieutortdeparlersisottement;maisalors,nousferionsbiendenousymettre.Ilcourutchercherunpetitfourneauportatif.Etcen’étaitpastout:ilyavaitàbordunpetitgarçondu
nomd’Umesh,delacasteKayasta3quiauBengalen’est inférieurequ’àcelledesBrahmanes;Rameshl’engageapouraiderKamaladanslessoinsduménage,enéchanged’unpetitsalaireetduprixdesonbilletjusqu’àBénarès.—Quemangerons-nouspournotredéjeuner,Kamala?demandaRamesh.
—Oui,quemangerons-nous,quandvousnem’apportezquedurizetdeslégumes?Allezdemanderdesépicesauxhommesdel’équipage?Quandilrevint,luitendantquelquesépices,elles’écria,amuséedesonignorance:—Maisquevoulez-vousquej’enfasse,sivousnemedonnezpasaussiunpilonetunmortier?Vous
êtesunique,jevousassure!Ilavalalecompliment,etcourutàlarecherchedecequ’onexigeaitencoredelui.Ilrevintavecdes
instrumentsquiy ressemblaientàpeuprès,etqui la firentpleurerderire.Lesépices,danscemortierétrangeetsousunpilondefer,jaillissaientdetouscôtésetRameshfinitparrireaussi.Ayantensuiterelevésarobe,elleréservauncoinauxopérationsculinaires.Ungrandpotdeterre,dans
lequelilsavaientapportédeCalcuttaquelquessucreries,devaitluiservirdemarmite;l’ayantmissurlefeu,elleconseillaàRameshd’allerprendresonbain:quandilreviendraittoutseraitprêt.Ettoutétaitprêteneffet;laseulequestionquiseposâtétait:oùtrouveruneassiette?Rameshsuggéra
en hésitant d’aller emprunter un plat à l’équipagemahométan,mais Kamala repoussa cette idée avechorreur,bienqu’illuieûtconfessé,toutbas,queceneseraitpaslapremièrefoisqu’ilcommettraitcetteoffenseaucérémonialhindoudelapureté.Ellel’admonesta:—Cequiestfaitestfait,maisprenezgardederecommencer:jenelesupporteraispas;etprenantle
couvertplatdesonpot,ellelenettoyaàfond,puisleposadevantlui:—Prenezcecipouraujourd’hui;quandnouspourrons,nousnousprocureronsquelquechosedemieux.Ramesh alla chercher de l’eau, lava un coin du pont, et s’assit devant cette assiette improvisée,
satisfaitd’enavoirfiniavecsesobligationsrituelles.Ilavaitàpeineavalélasecondebouchéequ’ils’écriait:—Quellemerveilleusecuisinièrevousfaites,Kamala!—Nevousfatiguezpasàfairedel’esprit,murmura-t-elle,rougissante.—Jenecherchepasàfairedel’esprit;quandvotretourviendra,vousverrezcommec’estbon:etil
eutbientôtfini.Ilenredemandamême,etelleleservitencorepluscopieusementquelapremièrefois.Elleétaitraviedelevoircontentdesonrepas.—Quefaites-vouslà?Iln’yenaurapluspourvous,s’exclama-t-il.—Oh,ilyenadereste.—Maisvous,dansquoimangerez-vous?—Etmais,danscecouvercle,biensûr.—Jamaisdelavie,jenelepermettraipas.—Mais ne suis-je pas votre femme ? Allez, je sais ce que j’ai à faire. Et toi, Umesh, dans quoi
mangeras-tu?—Jeconnaisenbasunpâtissierquivenddesbonbons;jevaischercherchezluiquelquesfeuillesde
verdure.LespenséesdeRamesh,cependant,n’enétaientpasplusclaires.Ilsedemandaiteneffetcommentil
pourraitjamaisôterdelatêtedeKamalacetteidéequ’ilsétaientmarietfemme.Selontouteévidence,elleétaittouteprêteàassumerlatâchedemaîtressedemaison.Sapropreté,sonadresseetsagaietéautravailenchantaientlejeunehomme,maisenmêmetempsilétaitassailliparcesquestionsinquiétantes:queseraientleursfuturesrelations?Fallait-illagarder?Fallait-illarenvoyer?Lesdeuxchosesétaientégalement impossibles.Mais alors où et comment établir les limites de leurs rapports ? Si seulementHemnaliniavaitétéaveceux,toutauraitétésimplifié!maisellen’yétaitpas…etilneparvenaitpasàsortirdesondilemme. Il finitpardéciderdeneplusavoir recoursauxatermoiements : ildirait toutàKamala.
CHAPITREXXIV
Audébut de l’après-midi le vapeur échoua sur unbancde sable.Tous les efforts pour le renflouerfurentvains,et,lesoir,ilétaitencoreimmobileaumêmepoint.Delahautebergequimarquaitleniveaudu fleuve au moment des crues, une large étendue sablonneuse, toute piétinée par le gibier d’eau,descendaitdoucementjusqu’auborddel’eau.Les jeunes filles du village voisin, venues pour remplir leurs cruches avant la nuit, regardaient
curieusementlebateau,lestimidesdederrièreleursvoiles,lesautreshardimentetlevisagedécouvert.Unetroupedebambinsdansaientetcriaientauhautdelaberge,semoquantdesdifficultésduLéviathan,quid’ordinairepassaitfièrementetsanss’arrêter,lenezenl’air.Lesoleilsecouchaderrièrelessables.Rameshsetenaitappuyéaubastingage,regardantl’ouestqui
s’illuminaitdesderniersrayons.Kamalasortitdesacuisined’occasionets’arrêtacontrelaportedesacabine.D’abordelletoussafaiblementpourattirersonattention,puiscommeilneseretournaitpasellepritsontrousseaudeclefsetlesecoua.Elledutfairepasmaldebruitavantdeledécideràseretourner,maisfinalementiltraversalepontetfutàsescôtés:—Est-ceainsiquevousm’appelez?remarqua-t-il.—Jen’aipastrouvéd’autremoyen.—Pourquoimesparentsm’ont-ilsdonnéunnom,sicen’estpours’enservir?Etquen’appelez-vous
toutbonnement«RameshBabou!»quandvousavezbesoindemoi?Toujours cesplaisanteriesqu’elledétestait tant !Commentune femmehindouepourrait-elle appeler
sonmariparsonnom?LesjouesdeKamalarivalisèrentaveclecouchant.—Vous feriezmieuxdevenir souper,dit-elleensedétournant, toutestprêtet ilya longtempsque
vousavezdéjeuné.L’airdu fleuveavait eneffetdonnéde l’appétit àRamesh,bienqu’iln’eneût riendit àKamalade
crainte qu’elle ne se fatiguât, car il savait qu’elle avait peu des éléments nécessaires à un repas. Iléprouva donc un sentiment complexe, car s’il était enchanté à la pensée d’apaiser sa faim, l’idée quequelqu’un avait ainsi songé à lui et travaillé pour son bien-être le rendait malheureux, puisqu’il nepouvaits’illusionnersurlefaitqu’ilneméritaitpastantd’attentions,etquecellequisedévouaitainsiétaitlejouetd’unemystification.Cefutdoncavecunsoupir,etd’unairassombriqu’ilpénétradanslacabine.Kamalaleremarqua:—Peut-êtren’aviez-vouspasenviederentrertoutdesuite?dit-elle.Ilpritaussitôtuneminegaie:—Cen’estpasvousquimefaitesrentrer,c’estmafringale.Maisvraiment,jenevoisrienàmanger
ici?Etilmontraitdudoigtlesmeubles,lelit:jenepuispourtantdévorerça?Kamalapartitd’ungrandéclatderire,auquelRameshsejoignit.Ellepassadanslacabinevoisine,et
toutelajoiefeintedujeunehommetombaaussitôt,pourfaireplaceàunemélancolieprofonde.Ellefutvitederetour,rapportantsonpotcouvertdefeuillesvertes.Elleleposasurlacarpettedevant
lelit,essuyantencoreleplancheraveclesfrangesdesarobe,quidetoutefaçon,expliqua-t-elle,devaitêtrechangée.Puis,soulevantlesfeuilles,elleservitàRameshunplatappétissantdegâteauxfritsetdelégumes.
—Oùavez-vousputrouvercesgâteaux?s’écria-t-il.Ellen’avaitaucuneintentionde le luidire immédiatement,et le laissas’extasieretse livreràmille
suppositions.Finalementils’enquitsiAladinetsalampemerveilleuse,–cebonhommedesMilleetUneNuits,–neluiavaitpasenvoyé,toutchaudduBaloutchistan,songéniefamilier.Elleperditpatienceetdéclaraqu’ilnedisaitquedessottises.—Alors,plaida-t-il,jedoisdonnermalangueauchat.
Lavérité était fort simple.À l’arrêt dubateau,Kamala avait envoyéUmesh auxprovisionsdans leprochainvillage.Il luirestaitquelquesroupiesdel’argentqueRameshluiavaitremislorsqu’elleétaitalléeàl’école,etelleenavaitprofitépourfaireacheterdelafarineetdubeurreclarifié.—Queveux-tupourtoi?avait-elledemandéàUmesh.—S’ilvousplaît,mère,j’aivuauvillageunlaitierquivenddulaitcaillé;nousavonsbeaucoupde
bananes,etjepourraismefaire,avecunpeuderiz,unexcellentpudding.Kamalasympathisaitaveclagourmandisedugamin.Maisilnerestaitplusd’argent.—Ettun’aspasdemonnaie,Umesh?—Pointdutout,mère.C’était le désastre, car elle ne voulait rien demander à Ramesh. Après avoir réfléchi, elle dit à
l’enfant:—Ehbien,situnepeuxavoirtonpuddingaujourd’hui,tuaurastoujoursdesgâteauxfrits.Vienspour
l’instantm’aideràfairelapâte.Quandtonmaîtreseraàtable,tuluidirasqu’iltefautunpeud’argentpourlesachats.C’est ainsi qu’Umesh parut au milieu du repas de Ramesh, et attendit, se grattant la tête d’un air
embarrassé;quandRameshlevalesyeuxsurlui,ilbalbutia:—Etcetargent,mère,pourlemarché?Ducoup,Rameshs’éveillaàcetteréalitéquesiunhommeveutmanger,ildoitaussipayer,puisqu’il
n’apaslalamped’Aladinàsadisposition.Ilserenditcompteaussiqu’enremettantlefardeauduménageauxmains deKamala il devait lui remettre des fonds, et il lui confia une petite cassette, pour garderl’argentetleschosesdevaleur.Après quoi il retourna à son bastingage.Umesh s’était fait un bon pudding et lemangeait de grand
appétit,tandisqueKamala,deboutprèsdelui,luifaisaitraconterl’histoiredesavie.Pauvrepetitdontpersonnenevoulaitdansunemaisonoùrégnaitunemarâtre,ils’étaitenfuipourserendreàBénarès,oùhabitaientdesparentsdesamère.Ilconclut:—Sivousvouliezmelaisserresteravecvous,mère,jenedemanderaispasmieux.L’instinctmaternel, profonddans le cœurdeKamala, était toujours émudecenomdemèreque lui
donnaitnaïvementl’enfant.Elleluidit,lavoixencourageante:—Etpourquoinousquitterais-tu?
CHAPITREXXV
Lestaillisquifrangeaientlabergefaisaientressortir,commel’eûtfaitunebandenoire,larobesafranducrépusculeseméd’étoiles.Ennuagesvolantslescanardsrevenaientauxmaraissolitairesdelarive,où ilspassaient lanuit,aprèss’êtrenourris tout le jourdesgrainesde laplaine.Ayantmis finà leursclameurs,lescorbeauxs’étaientretirésdansleursnids,ettouslesbateauxavaientcherchélerivage,saufunlargebâtimentqui,sansbruit,remontaitlecourant,laissantunetraînéegrisesurlevertdorédel’eaudormante.Rameshtiraàl’avantunfauteuildejonc,ets’assitpouradmirerladoucelueurdelalunenouvelle.Les
ombresdelanuitabsorbaientledernieréclatdusoir,etdansl’enchantementduclairdelune,ilsemblaitque la terre se fondît en une brume laiteuse.Rameshmurmurait le nomd’Hemnalini, dont le souvenirbien-aimé oppressait son âme d’une ineffable tendresse. La seule évocation de ce nom faisait passerdevantsesyeux lavisionde l’amantedisparue,qui le regardaità traversunbrouillard,maisavecunetelleexpressiondedouleurqu’unfrissonleparcourut.Ilpleura.Toute son existence des deux dernières années se déroulait devant lui. Ce fut d’abord sa première
rencontre avecHemnalini.Combien peu alors il s’était douté que cette rencontre décidait de tout sonavenir!Jogendral’avaitamenéchezluiet,jeuneettimide,ils’étaittroublédevoirlajeunefilleprésiderlatabledugoûter.Peuàpeuils’étaitsentienconfiance,ettoutelapoésieamoureusequ’ilavaitluedansles livresse trouvapersonnifiéeen lachèrecréature.Commeils’étaitsenti fierdeceque l’amourfûtdevenupourluiunesimagnifiqueréalité!Etpourtantilréalisaitàprésentqu’iln’avaitétéalorsqu’auxportes du paradis. Ce n’est que lorsque Kamala était entrée dans sa vie pour en faire une énigmeinsolublequ’il avait compriscequ’était sonamourpourHemnalini,prismaintenantdans le tourbillondescourantscontraires.Illaissatombersatêtedanssesmains.Lavies’étendaitdevantlui,lavied’unêtreprisdansunfilet,
dontjamaisilnepourraitselibérer.N’essayerait-ilpasderomprecesliens,parungrandeffort?Dansunélanderésolutionilrelevalefront,etaperçutlajeunefillequisetenaitprèsdelui,lesbrasappuyéssurledossierd’unfauteuil.LegestebrusquedeRameshlasurprit:—Vousvousétiezendormi,etjevousairéveillé,murmura-t-elleavecregret,etellefitminedes’en
retourner.—Jenedormaispas,Kamala;venezvousasseoiricietjevousraconteraiunehistoire.CettepropositionremplitdejoielecœurdeKamala.EllepoussasonfauteuilcontreceluideRamesh
ets’ypelotonna.Ilavaitdécidédetoutluiavouer.Maisilfallaitl’ypréparer.—IlyavaitunefoisunetribudeRajpouts,et…—Quandétait-ce?Ya-t-ilbien,bienlongtemps?—Oh!vousn’étiezpasnée…—Maisvousl’étiezsansdoute,ôhommeàbarbegrise.Continuez?—CesRajpoutsavaientdebizarrescoutumes.Lorsqu’und’entreeuxallaitsemarier,iln’allaitpasen
personnequérirsafiancée,maisilluienvoyaitsonépée.Lacérémoniesepassaitavecsonépée;puislamariéeallaitchezleRajpout,etlevraimariageavaitlieu.—C’estunedrôledefaçondeprocéder.
—Oui,maiscelafaitpartiedemonhistoire.Aufond,cesRajpoutstrouvaientau-dessousd’euxd’alleràlarencontredeleurfutureépouse.Leroidontl’histoirenousconcerneappartenaitàcettetribu.Unjour,il…—Vousnem’avezpasditdequelpaysilétaitroi.—DeMadoura.Unjour,il…—Ilfautaussimediresonnom.Kamalaentendaitnepassersuraucundétail,etRameshcommençaità
regretterdenepasavoirpréparésonhistoireàl’avance.Aprèsunecourtehésitation,ilconcéda:—SonnométaitRanjitSingh.Unjourilapprit,parunchanteurambulant,qu’unautresouveraindesa
raceavaitunefilleadmirablementbelle.—Lesouveraindequellecontrée?—DuConjeveram,supposons…—Etpourquoisupposer?N’est-cedoncpaslavérité?—Sansdoute.Etvousfaut-ilsonnomencore?C’estAmarSingh.—Vousnem’avezpasditceluidelatrèsbelleprincesse?—Vousmevoyezauxregretsdel’avoiroublié.Elles’appelait…Chandra.—Quellemauvaisemémoirevousavez!Vousoublieriezjusqu’àmonnom,jecrois.—Enfin,quandleroid’Oudhentenditcechanteur…—Maisqu’est-cequevousracontezavecvotreroid’Oudh?vousledisiezroideMadoura!—Ilpossédaitdeuxroyaumes…–etàmesurequ’ilracontait,lavigilanteKamalalesurprenaitdans
d’autres contradictions. – Il réussit pourtant à se tirer de tous lesmauvais pas, et voici le récit qu’ilperpétra:«RanjitSingh,roideMadoura,envoyaunhérautauroideConjeveram,pourluidemanderlamainde
laprincesse.LeroideConjeveram,AmarSingh,consentitavecjoieaumariage.«LeplusjeunefrèredeRanjitSingh,IndrajitSingh,serenditalorsàlatêtedesestroupes,bannières
flottantes, tambours battants, trompettes sonnantes, dans le royaume d’Amar Singh. Et tout ce mondecampadansleparcroyal.Ilyeut,àcetteoccasion,degrandesfêtesdanslavilledeConjeveram.« Les astrologues royaux ayant fait leurs calculs pour trouver un jour et une heure favorables au
mariage,ladouzièmenuitdelaquinzainesanslune,àdeuxheuresaprèsminuit,touteslesmaisonsétaientdécoréesdeguirlandesetilluminées,pourcélébrerlesnocesdelaprincesseChandra.«Or,jusque-là,laprincesseignoraitquelétaitl’épouxqu’onluidestinait.Autempsdesanaissance,le
sageParamanandraSwamiavaitapprisàsonpèrequel’aspectd’unedesplanètesneprésageaitriendebonpoursafille,desortequelorsquelemomentviendraitdelamarier, ilseraitprudentdenepasluiannonceràl’avancelenomdesonfuturmari.«Commecemomentapprochait,laprincessenefutdoncmariéequ’àl’épée.IndrajitSinghdonnales
cadeauxaccoutumésde lapartde l’époux, et il juraobéissanceà la femmede son frère. Indrajit étaitd’ailleursaussiloyalàsonfrèreRanjitqueLakshamlefutàRama,etilnelevapaslesyeuxsurlevisagedelanoble jeunefillequirougissaitderrièresonvoile,mais il les tintfixéssur lesbeauxpetitspiedsteintsdelaquesouslesbraceletsdeschevilles.«Lejoursuivant,Indrajit installalaprincessedansunpalanquinbrodédejoyaux,etsemitenroute
pour sonpays.Cene futpas sansune terribleanxiété, car il se souvenaitde la sinistreprédictionquimenaçaitsafille,queleroideConjeveramposalamaindroitesurlatêtedelajeuneépouséeensignedebénédiction suprême.Quant à la reine, elle ne pouvait retenir ses pleurs en disant adieu à son enfantchérie.Danslestemples,unmillierdeprêtresrépétaientlesincantationsquirendentpropiceunmauvaisdestin.«ConjeveramestfortloindeMadoura,presqueunmoisdevoyage.Lelendemaindudépart,versle
soir,lesRajpoutsplantèrentleurstentessurlesrivesdelaVetsha,etilssepréparaientaureposdelanuitlorsqu’ils aperçurent dans la forêt voisine un grand éclat de torches scintillantes. Indrajit envoya unhommed’armespours’informerdequoiilretournait.Cethommerevintendisantqueleslumièresétaientcelles d’une autre expédition semblable à la leur et revenant également d’une noce. « Ce sont desRajpoutsdenotreproprerace,quiescortentunemariéechezsonépoux;larouten’estpastropsûre;ilssollicitentlaprotectiondeVotreAltesse,etLaprientdebienvouloirleslaissersejoindreànouspourunepartieduvoyage.»«Àquoileprincerépondit:«C’estundevoirdevenirenaideàceuxquiontbesoindeNotreaide;
NouslesdéfendronsdeNotremieux.»Etc’estainsiquelesdeuxtroupesn’enfirentqu’une.« Le lendemain soir était le dernier de la quinzaine obscure. On avait devant soi une chaîne de
collines,etderrière,uneépaisseforêt.Fatigués,lescavaliersfurentbientôtendormis,bercésd’ailleursparleramagedescriquetsetlebruitd’unecascade.«Untumulteeffroyablelesréveillasoudain.DanslecampdeMadoura,leschevauxaffolésgalopaient
de tous côtés, car quelqu’un avait coupé leurs liens. Les tentes flambaient, et ces lugubres incendiesrougissaientleciel.« En un clin d’œil, les soldats comprirent qu’ils étaient attaqués par des brigands, et une mêlée
furieuse s’en suivit. Il était difficile, dans cette confusion, de distinguer les amis des ennemis, et undésordre affreux régnabientôt partout, à la faveur duquel les pillards saccagèrent le campement, pourdisparaîtreaussitôtaprèsdanslesmontagnes,avecleurbutin.«Quandlecombatpritfin,onnedécouvritnullepartlaprincesse.Terrorisée,elles’étaitenfuieavec
unebandedefugitifs,qu’ellepensaitêtredesasuite.«Or,ilsappartenaientàlatrouperencontréelaveille.Danslabagarre,lesbanditss’étaientemparéde
leurprincesse,maissupposantquelaprincesseChandraétaitcellequ’onleuravaitconfiéeilspartirententoutehâtepourleurproprecontrée.«Cen’étaitqu’unpetitpaysinsignifiantsurlacôtecarnatique.Entempsvoulu,laprincesserencontra
leprince,–sonnométaitChetSingh–quiétaitl’épouxdel’autrejeunemariée.«CefutdonclamèredeChetSinghquiaccueillitlajeunefemmeetl’escortaàlachambrenuptiale,
tandisquetoutelaparentéassembléefaisaitentendredeschœursdelouangessurtantdebeauté.«ChetSinghadoracettejeuneépouse,dontiladmirait lagrâceenjôleuse.Desoncôté, laprincesse
n’ignoraitpointquelsétaientsesdevoirs,et,considérantChetSinghcommesonépouxlégal,ellerésolutdeluiconsacrersavie.«Ilnefallutquepeudejourspourdissiperdeleursrelationstoutecontrainte,et,unefoisqu’ensemble
ilsbavardaient,ChetSinghdécouvritquelajeunefillequ’ilavaitaccueilliechezluiétait…laprincesseChandra!
CHAPITREXXVI
—Etalors?s’exclamaKamalaavecvivacité;elleavaitsuivilerécitavecunintérêtpalpitant.—Jen’ensaispasdavantage;dites-moicommentvouspensezquecelapeutavoirfini?—Non,non,cen’estpasdejeu;vousdevezmedirelafin.—Maisvraiment,Kamala, jenemenspas ; jusqu’ici,onn’apubliéquelepremiervolumedecette
histoire,etjen’aipasidéedecequevacontenirlesecond.—Ah!quevousêtesennuyeux…,s’écriaKamala,froissée.—C’estàl’auteurqu’ilfautvousenprendre…JevoudraisseulementquevousmedisiezcequeChet
Singhdoitfairedesaprincesse?Lesyeuxfixéssurlefleuve,Kamalaréfléchitlongtemps;àlafin,ellemurmura:—Jenesaispascequ’ildoitfaire.Jen’ensaisriendutout.Rameshattenditunmoment,puisilreprit:—Doit-iltoutdireàChandra?—Quellesdrôlesd’idéesvousavez!s’ilneluidisaitpas,voyezdansquellepositionterriblecelales
mettraittouslesdeux!—C’estvrai;fitlejeunehommemachinalement;ehbien,Kamala,supposons…—Supposonsquoi?—QuejesoisChetSingh,etvousChandra…—Neditesdoncpasdeschosespareilles.Celanemeplaîtpasdutout.—Jeveuxseulementsavoirquelseraitmondevoir?Etquelseraitlevôtre?Aulieuderépondre,elleselevaetlelaissaseul.EllemanquatombersurUmesh,assisàlaportede
leurcabinedansunecontemplationsilencieusedufleuve.—Umesh,ditlacurieuse,as-tujamaisvuunfantôme?—Oui,mère;j’enaivuun.—Commentétait-il?Raconte-le-moi;ettirantuntabouret,elles’assitauprèsdelui.Ramesh ne la rappela pas, car il était évident qu’il l’avait sérieusement exaspérée. Le minuscule
croissantdelalunedisparutderrièrelesbambous.Aprèsavoiréteintleslumièressurlepont,l’équipageétait descendu pourmanger et dormir. Les passagers de troisième classe s’étaient laissés glisser par-dessusbordetbarbotaientverslerivagepourypréparerlerepasdusoir.Surlaterreferme,leslumièresd’uneruedevillagebrillaientauloinparmilesarbres.Laforceducourantfaisaitgrincerlesamarres,et,detempsentemps,communiquaitunesortedevibrationaubateau.Dans cedécor étranger, sous l’immense ciel nocturne,Ramesh s’exerçait à résoudre leproblème si
angoissantqueluiprésentaitsaconscience.Ilallaitsansdirequ’illuifallaitabandonnerouKamalaouHemnalini,etqu’aucuncompromisn’étaitpossiblequiluipermîtdelesgardertoutesdeuxdanssavie.Laroutequ’indiquait ledevoirn’étaitpasdouteusenonplus.Hemnaliniavaitd’autresalternatives :
ellepouvaitchassersonsouvenir,accordersamainàunautresoupirant;pourelle,iln’étaitpasl’uniquevoie de salut. Tandis que Kamala, s’il la rejetait, se trouverait nue et dépouillée dans le monde. Etcependant, – tant l’homme est un être égoïste, – il n’éprouvait aucune consolation à s’imaginer une
Hemnaliniquil’auraitoublié,quiseseraitcrééeunautreavenirettrouveraitsonbonheurailleursqu’enlui.Aucontraire,cettepenséenefaisaitqu’exacerbersonamour.Latêtedanslesmains,ilentenditunchacalpleurerdansladistance,réveillantleschiensduvillage
quisemirentàaboyer.Illevalatêteàcetapage,etvitKamalanonloindeluidanslesténèbres.Ilseleva:—Pasencoreaulit,Kamala?Ilsefaittard.— J’y vais. J’ai transporté mes matelas dans la cabine de tribord. Mais vous devriez bien vous
coucheraussi.Elle n’osait avouer que l’histoire du revenant lui faisait redouter la solitude,mais son pas traînant,
tandisqu’elles’éloignait,témoignaitassezdesarépugnanceàs’enallerseule.Ramesheutunremords:—N’ayezpaspeur,Kamala,luicria-t-il,macabineestprèsdelavôtre,etjelaisseraiouvertelaporte
decommunication.—Etquiditquej’aipeur?fit-elled’untondedéfi.Ilseditquejamaisilnepourraitl’abandonner:«Ainsidonc»,pensa-t-il,«adieuHemnalini!C’est
làmadécisionfinale,car jeneveuxplus tergiverser.»Maissonimaginationluimontrait toutcequ’ilperdait,etsespenséesluidevinrentinsupportables.Seule,lavueducielsombreputlepersuaderquesahonteetsadouleurn’étaientpasdeschosesinfinies,parrapportautempsetàl’espace.Cesétoilesquibrillaientau-dessusdesatêteétaientdesmondeséternels,quelapitoyablepetitehistoiredesonamourn’atteindrait jamais… Pendant combien de nuits d’automne, en tout semblables à celle-ci, le fleuvecoulerait-ilsouslefirmamententredesbancsdesableetdesroseauxmurmurants,nonloindepaisiblesvillagesendormis,–aprèsquesesos,brûléssurlebûcheretréduitsencendres,seseraientmélangésàlaterreendurante,etquesonesprittourmentéauraittrouvélapaixpourtoujours?…
CHAPITREXXVII
IlfaisaitnoirencorequandKamalaseréveillaetregardantautourd’elle,serenditcomptequ’elleétaitseule.Illuifallutuneminutepourserappeleroùelleétait.Sautantdulit,elleouvritsaporte.Unefrêlevapeurblanche reposait sur l’eau tranquille, unepâleurgrisâtre imprégnait la nuit, et une faible teinted’auroresedevinaitdans leciel,derrière lesarbresde laberge.Commeelle regardait, lespremièresvoiles blanches des barques de pêche commencèrent à tacheter l’eau, tranquille comme une couléed’acierbruni.Sansqu’elleputdevinerlacausedesapeine,soncœurluifaisaitsourdementmal;pourquoil’aspect
de ce matin brumeux était-il si désolé ? D’où venaient ces sanglots qui lui montaient à la gorge ?Pourquoi revivait-elle les tristesses de sa jeune existence ? La veille elle avait oublié qu’elle étaitorpheline,qu’ellen’avaitplusrienaumondequesonépoux;qu’était-ilarrivé,pourqu’ellesentîtainsisa solitude ?Ramesh ne suffisait-il pas à la protéger ? Pourquoi l’inimitié de l’univers, et sa propreinsignifiance,sefaisaient-ilsàprésentsilourdementsentir?Tandis qu’elle s’attardait à cette porte ouverte, le fleuve semit à scintiller comme l’or en fusion.
L’équipagerepritlamanœuvre,etlesmachinesleurpalpitation.Legrincementdeschaînes,lecraquementdu cabestan, tout cela réveilla, bien avant l’heure accoutumée, les marmots du village, qui vinrentgambaderauborddel’eau.LebruitréveillaégalementRamesh,quiparutàlaportedesacabine,àlarecherchedeKamala.Elle
tressaillit en le voyant, et bien qu’elle fût déjà discrètement voilée, elle essaya demieux cacher sonvisage.Illuidemandasielleavaitfaitsesablutions,etlaquestionétaitassezinnocenteenelle-même,ilsemblaitqu’iln’yeûtrienlàpourlafâcher,pourtantvisiblementelleenfutmécontente.Ilcontinuait:—Vousferiezbiendenepastarder,toutlemondevaselever…Sansrépondre,elletirasesvêtementsdelachaisesurlaquelleellelesavaitdéposésetsedirigeavers
lasalledebains.Qu’ilsefûtlevétôtafindelaconseillerpoursatoilette,voilàquiluiparaissaitnonseulementinutile
maisencoreimpertinent.Elleserendaitbiencomptequ’ilavaitélevéunebarrièredansleursrapports,etque jamais il n’empiétait du côté de la familiarité ; pourquoi fallait-il qu’elle se sentît plusqu’embarrasséeensaprésence?Aprèslebaincefut,enperspective,letravaildelajournée.Sortantsesclésdel’extrémitédesonsari
où elle les gardait, elle ouvrit la malle qui contenait ses vêtements, et aussitôt la petite cassette queRamesh lui avait donnée le jour précédent se présenta à sa vue. Quelle joie elle avait eu de cettepossession!quelsentimentd’autoritéetd’indépendancel’avaitaniméetandisqu’elleenfermaitlaboîtecommeuntrésorprécieux!etaujourd’hui,sonplaisiràmanierlajoliechoseavaitdisparu…Aprèstout,celaappartenaitàRamesh,nonàelle;ellen’enétaitpaslaseulepropriétaire,etn’eneûtpudisposersansriendire;ellefinitparn’yplusvoirqu’uneresponsabilité.—Vousvoilàbientranquille,fitRameshquientrait,auriez-voustrouvéunrevenantdansvotremalle?—J’yaitrouvéceci,quivousappartient;dit-elleenluitendantlacassette.—Quevoulez-vousquej’enfasse?—Quandilvousfaudraquelquechose,vousn’aurezqu’àmeledire,et je l’enverraichercherpour
vous.—Maisilvousfaudraaussibiendeschoses.—Jen’aipasbesoind’argent,répondit-elle,laconique.Rameshsourit:—Peudegensendiraientautant.Sansplusrienajouter,elledéposalacassettesurleplancher.—Est-ceparcequejenevousaipasditlaconclusiondel’histoirequevousavezl’airfâchée?—Jenesuispasfâchée,nia-t-elle,lesyeuxfixésàterre.—Jenevouscroiraipassivousnegardezpascetteboîte.—Jenevoispaslerapport.Celavousappartient,etc’estàvousd’enavoirsoin.—Maiscen’estpasàmoi!etnesavez-vouspasqueceuxquireprennentleursprésentsreviennentsur
terreaprèsleurmort;croyez-vousquej’yauraisduplaisir?Cetteidéelachatouilla,etelleneputretenirsonenviederire.—Non,sansdoute;maisest-cevrai?Jenel’aijamaisentendudire.…C’étaitlafindeshostilités.—Iln’ya, luifitremarquerRamesh,qu’uneseulemanièredesavoirsic’estvrai,etc’estdeposer
vous-mêmelaquestionàunrevenant,laprochainefoisqu’ilvousseradonnéd’envoirun.Kamalaétaitextrêmementcurieuse.Elledemanda:—Sansplaisanterie,avez-vousjamaisvuunvrairevenant?—Unvrai,non;maisj’aivudesquantitésd’imitation.L’articleauthentiqueestrare!—Ehbien,Umeshaffirme…Pendant ce temps, et non sans peine, l’équipage était parvenu à renflouer le vapeur et on partit.
Cependant, on n’était pas loin encore qu’un petit garçon, un panier sur la tête, arrivait sur la rive, encourant de toutes ses forces et en agitant les bras pour faire arrêter. Le capitaine ne prêtait aucuneattentionàsapantomime.ApercevantRameshl’enfantcria:—Babou!Babou!—Ilmeprendpourl’employédesbillets,remarquacelui-ci,faisantsigne,enréponse,qu’ilnepouvait
rienaumouvementdubateau.—Maisc’estUmesh!s’écriaKamala,nousnepouvonslelaisser!ilfautquevouslefassiezmonter.—Onn’arrêterapassurmademande.—Oh!cria-t-elle,vraimentmalheureuse, ilfautqu’ilsarrêtent!Dites-leleur.Noussommesencore
toutprèsdubord…Rameshs’enfutdoncprésentersarequêteaucapitaine,quiluirépondit:—Celaestcontraireaurèglement,monsieur.MaisKamalaavaitsuiviRamesh,etelleintercédaàsontour:—Onnepeutlelaisserlà!Arrêtezunetoutepetiteminute!Lepauvre…Sur quoi Ramesh eut recours à uneméthode toute simple, et,moyennant une sommemiroitante, les
scrupulesdupatronfurentlevés.Ilfitarrêter,hissalepetitgarçonàbord,etneseprivapasduplaisirdeluiadministrerunefrottéesoignée.Umeshnesoufflamot,déposasonpanierauxpiedsdeKamalaetsetorditderire,commesiderienn’était.— Il n’y a pas de quoi rire, dit cette dame qui avait repris sa sérénité, que serais-tu devenu si on
t’avaitlaissé?Enguisederéponseilsetournaverslepanier,etvidasurlepontunrégimedebananesencorevertes,
desépinards,descourgesetd’autreschosesencore.
—Etoù,voulutsavoirsamaîtresse,oùt’es-tuprocurétoutcela?L’explication que lui fournit le gamin n’était pas de celles que la police classe comme
«satisfaisante»:ilavaitremarqué,lejourprécédent,quecesbeauxlégumescroissaientdansdifférentsenclosetsurdifférentstoitset,descenduàterreavantl’aube,ilavaitfaitsonchoix,sansdemanderdepermissionàpersonne.—Àquoipenses-tu,tonnaRamesh,d’allervolerdanslesjardins?—Cen’estpasvoler;j’aiprisseulementunpeuicietunpeulà,personnenes’enporteraplusmal.—Ah!cen’estpasvolerquedeneprendrequ’unpeu?Canaille !débarrasse-moiceplancher,et
emporteçaavectoi!LemécréantjetaversKamalaunregardimplorant:—Mère,cettesorted’épinardsestcequel’onappellepiringdansmonpays,celafaitdebonsplats;
etça,nousl’appelonsbeto;etça…—Horsd’ici!criaRamesh,deplusenplusencolère.–Va-t’en,toiettesépinards,oujelesjetteà
l’eau,ettoiavec!Lepetit regarda samaîtressepour savoircequ’ildevait faire.D’unsigneelle lui indiquaqu’iln’y
avaitqu’àobtempérer.Iljugeatoutefois,àsamine,qu’elleluigardaitencoreunpetitcoindanssoncœur,et,ayantremisleslégumesdanssonpanier,ils’éloigna.Rameshrentratoutbougonnantdanssacabinepourfinirunelettre.Kamalajetalesyeuxsurlepont,et
aperçutsonbonhommeassisàl’arrière,plusloinquelepontdessecondesoùelles’étaitaménagéunecuisine.Commeiln’yavaitpasdepassagersdesecondeclasse,ellen’hésitapas,aprèss’êtreenveloppélatêted’unchâle,àlerejoindre.—As-tujetétoutça?luidemanda-t-elle.—Oh,non,j’aitoutcachélà-dessous.—Cequetuasfaitesttrèsmal,dit-elle,essayantdesedonneruntonsévère,nerecommencejamais
plus.Songeunpeuàcequetuseraisdevenusituétaisrestélàtoutseul.Etvamechercherlahachette.Il détala, et elle se mit à choisir quelques légumes. Elle ne voulait pas avoir l’air de soutenir le
maraudeur,etcefutlaminetrèsaustèrequ’elleemportasesépinardsetsescourgettes.Hélas ! comment n’aurait-elle pas pris parti pour l’orphelin abandonné ? Elle regardait ce vol de
légumescommepeudechoseencomparaisondubesoindeprotectiondecetenfantsansfoyer.Ilyavait,danstoutel’affaire,unenoteprofondeettragiquequiluiallaitaucœur,carellen’ignoraitpasquec’étaitpourluiplairequelecoquinavaitprojetéetmenéàbiensonexpédition.—Ilresteencoreunpeudelaitcailléd’hier,luidit-elle,unpeuplustard,ettupeuxleprendre;mais
faisbienattentiondeneplusallergalvauder.Safrimoussesefitrepentante;illuioffritdepartager.—Jen’ensuispasaussigourmandequetoi.Disdonc,ilnousfaudraitdupoisson:commentnousen
procurerpourledéjeunerdetonmaître?—Jesaisoùentrouver,mère;maisilfaudrapayercettefois.Ce fut pour Kamala une nouvelle occasion de montrer la rigidité de ses principes, et elle dit, en
s’efforçantdefroncersesbeauxsourcils:—Jen’ai jamaisvuunenfantaussistupideque toi,Umesh;quandt’a-t-ondemandédeprendre les
chosessanspayer?L’incidentdelaveilleavaitdonnéplusoumoinsl’impression,aujeunegarçon,queKamalanetirait
passanspeinel’argentdelapochedesonépoux,etpourcetteraison,autantquepourquelquesautres,ils’étaitmisàdétestersonmaître.Seuls,Kamalaetluidevaientsedébrouillerpourempêcherlesloupsdelafaminedesemontreràlaporte,pensait-il.Rameshneprenaitsouciderien…
Or, il est relativement facile de faire provision de légumes, mais le poisson ne s’obtient pas siaisément.Unmondeainsiconstruitquesansargentonnesauraitseprocurermêmeunpeudepoissonoude lait caillépour l’objet de sadévotion, apparaissait, auxyeuxde ce jeune adorateurdeKamala, unendroitbienantipathique.Ildit,l’airdésolé:—Sivouspouviezseulementobtenirdumaîtrecinqannas,mère,jevousauraisunebellecarpe.—Non,non,fitKamalad’untondereproche,jenetepermettraiplusdequitterlebateau,carsijamais
tutetrouvaisencoreàterreaumomentdudépart,tupensesbienqu’onnetelaisseraitplusremonter.—Maislesmatelotsontpriscematin,aufilet,degrospoissons;ilsnousencéderaientun.AussitôtKamalaallachercheruneroupieetlaluitendit:—Paye,etrapportelamonnaie.BientôtaprèsUmeshexhibaitunpoissonmagnifique,maispasl’ombredemonnaie.—Ilsontexigélaroupietoutentière,affirma-t-ilavecaplomb.Kamalasourit.Ellesavaitquecen’étaitpasvrai,etluifitobserver:—Ilnousfaudrafairedelamonnaieauprochainarrêt.—Oui,vraiment,illefaudra,–fitUmesh,avectoutelagravitéquecomportaitlesujet,–carunefois
quevousleuravezfaitvoiruneroupie,cen’estpasunepetiteaffairequed’enrattraperquelquechose…—Maparole!voilàquiestexquis,disaitunpeuplustardRamesh,assispourdéjeuner,etilélevaiten
l’air,cérémonieusement,unetêtedecarpe;oùavez-voustrouvécebeaupoisson?Cen’estpasunsonge,niuneillusiond’optique,niuneinventiondemonimagination,maisbeletbienlacabochedeCyprinusRohita!Cefutungrandsuccès.AprèsqueRameshse fut retirésursachaise longuesur lepont, le tourvint
pour Umesh de goûter aux bonnes choses. Sa joie était si complète qu’il ne semblait jamais devoirs’arrêter,etqueKamala,d’abordamusée,finitpars’alarmer:—N’enmangepluspourlemoment,lesupplia-t-elle,jet’engarderaipourtonsouper.Sonactivitéetsonsensducomiqueavaienteuraisondeladépressiondumatin.Lajournéesuivaitson
courset le soleil éclairaitmaintenant,malgré lamarquise, l’autrecôtédupont.L’air semblaitpalpiterdanslachaleurdel’après-midi,au-dessusdubateauhaletant.Danslesétroitssentiersquisedessinaientenlacetsurlevertfraisdelamoissond’automne,onvoyaitdesfemmesdelacampagnequi,lacruchesurlahanche,allaientàleursablutionsdusoir.Kamalaavaitétéoccupéetoutel’après-midiàpréparercecietàrangercela,ànattersescheveux,àlaveretàchangersesvêtements,etlesoleilsecouchaderrièrelesbambousquimarquaientlaplacedesvillages,avantqu’ellefûtprêtepourlesoir.Comme laveille, levapeur s’arrêtapour lanuit àunde sespointshabituelsd’atterrissage.Kamala
venaitdedéciderqu’elleferaitlesouperavecleslégumesquiluirestaient,quandRameshvintluidirequ’ilavaitfaituntropbonrepasàmidipouravoirfaimmaintenant.—Nevoulez-vousabsolumentrien?demanda-t-elleavecregret,pasmêmeunpoissonfrit?—Rien,merci, répondit-il brièvement, et il s’éloigna. Du coup, Kamala fit une partmonstre pour
Umesh.Lestravauxdesonpetitménage,portéaufilducourant,étaientterminéspourlajournée.Lalunenouvelledonnaitmaintenantdetoutsonéclatsurlefleuveetsursesrives.Iln’yavaitpasde
villageproche,etlabellenuitlumineusesemblaitveiller,commeunedameàquisonamantamanquédeparole,surlaverteétenduedesrizières.Sur un tabouret, dans son petit bureau à toiture de zinc, on pouvait distinguer sur la rive un petit
employétoutdesséché,quiadditionnaitdeschiffresàlalueurd’unelampeaukérosène.KamalaétaitvenuerejoindreRameshdehors,maisilnefitpasattentionàsaprésence,etelles’arrêta
brusquement près du bastingage. La lune éclairait le visage du jeune homme, et elle comprit à sonexpressionqu’ilétaitbienloind’elle,etqu’ellen’avaitaucuneplacedanssespensées.Illuisemblavoir
s’élever,entreelleetcemariabsent, l’espritmêmedelaNuit,semblableàunesentinellegéante toutevêtuedeclairdeluneetlesdoigtssurleslèvres.Elleseglissaverssacabine,sansoserfairelemoindrebruit,et frissonnaenpassant le seuil,conscientedeson isolementetdesonabandon.L’intérieurde lapetitepiècedécrépiteluiparuts’ouvrircommelesmâchoiresd’unmonstrehideux;maisquelautreasilepourrait-ellechercher?Iln’yavaitpasd’autrelieuoùellepûtétendresonpauvrepetitcorpsetfermerlesyeux,aveclacertitudequ’elleétaitchezelle.En passant la porte elle fit tomber contre samalle de fer le parapluie deRamesh, causant ainsi un
grandtapage.Éveillédesatorpeur,Rameshsesecouaetvintàelle:—Est-cevous,Kamala?Jevouscroyaisaulitdepuislongtemps.Peut-êtrevoussentez-vousunpeu
nerveuse?Mais jene resteraipasbeaucoupplus longtempsdehors,et je laisseraiouverte laportedecommunication.—Jen’aipaspeur,répondit-elleavechauteur,etfermantlaporte,ellesejetasursonlitetensevelit
sonvisagedansunchâle.Ellesesentaittropseule,tropprivéedetoutecompagniehumaine,ettoutsonêtre se révolta : si elle ne devait pas avoir un protecteur ou être sa propre maîtresse, la vie seraitinsupportable…Aumilieudelanuitelleserelevaetsortit,regardantlerivage.Pasunsigne,pasunsonnerévélaitla
présencedel’hommenullepart.Laluneallaitdisparaître,etlesétroitssentiersentrelesmoissonsétaientmaintenantinvisibles,maisellesefatiguaitlesyeuxàessayerdelesdeviner:«combiendefemmesontportédel’eauparceschemins,chacunenepensantqu’àsonproprefoyer!»sedit-elle.Lefoyer!soncœurbondissaitàcettepensée.Siseulementelleavaitunpetitfoyerquelquepart…Lesbordsdufleuves’étendaientàl’infini,ainsique,sursatête,l’immensevoûteduciel.Lecieletla
terre lui étaient tous deux également hostiles dans leur immensité ! Toute cette étendue illimitée étaitdésespérémentinsuffisanteaufaibleatomehumain,parcequetoutcequedésiraitlapauvreenfantétaitunpetitfoyer.Elletressaillitens’apercevantqu’ellen’étaitplusseule.—C’estseulementmoi,mère,soufflalavoixd’Umesh.—Mais pourquoi ne dors-tu pas ? Et brusquement les larmes inondèrent ses yeux et coulèrent à
lourdesgouttes.Ellesedétournapourlescacheraupetitgarçon.Unnuagechargéd’eauparcourtleciel,jusqu’àcequ’il rencontreunautrecompagnondevagabondage, telque labrise ; alors ilnepeutplusretenirsonfardeau.UnmotdesympathiedupauvreorphelinabandonnéfitpleurerKamala,quiessayadeparler,maisenvain:lessanglotsl’étouffèrent.Toutendétresse,Umeshcherchaquelquemoyendelaconsoler.Aprèsunlongsilenceilditenfin:—Voussavez,mère,ilresteencoreseptannassurcetteroupie.Le torrent des pleurs en fut arrêté ; elle sourit, et elle aima cet enfant pour cette remarque sans à-
propos.—Gardebienprécieusementlamonnaie;etmaintenanttrotteverstonlit.Laluneplongeaitderrièrelesarbres.Cettefois,lesyeuxfatiguésdelajeunefemmesefermèrentsitôt
qu’elleeutposésatêtesurl’oreiller.Aumatin,l’appelimpérieuxdusoleillatrouvaencoreplongéedanslesommeil.
CHAPITREXXVIII
Ellecommença la journéeavecunsentimentde lassitude.Lesoleil lui semblaitmanquerd’éclat, lefleuve lui paraissait languissant, et les arbres de la rive se penchaient comme autant de voyageursfatigués.QuandUmeshvintpourl’aider,elleluidit,d’unairlas:—Sauve-toietnevienspasm’ennuyer;maisonnesedéfaisaitpasd’Umeshsiaisément.Ilrépliqua:—Jenevousennuieraipas,mère;jesuisseulementvenupourmoudrelesépices.Plustard,laminehagardedelajeunefemmefrappamêmeRamesh,quiluidemandasiellesesentait
indisposée,maispourtouteréponseellesecouanégativementlatête.Lejeunehommecomprenaitquechaquejourquis’écoulaitrendaitleproblèmeplusardu.Ilenvenaità
laconclusionques’ilpouvaits’ouvrirdetoutessespeinesàHemnalinisondevoirluiapparaîtraitplusclairement,et,aprèsmûreréflexion,ils’assitpourluiécrire.Ildéchiraitsalettre,quandunevoixétrangèresefitentendreàsoncôté:—Puis-jevousdemandervotrenom,monsieur?Surpris,Rameshlevalesyeux,etvitunvieillardàlamoustachegriseetaufrontdégarni,quicontinuait
àluiparler:—Vousêtesbrahmane,n’est-cepas?EtvotrenomestRameshBabou?J’aibienl’honneurdevous
saluer.Nevousoffusquezpasdecequejevousaiainsidemandévotrenom;vouspouvez,pourpeuquecelavousintéresse,medemanderlemien,etmêmeceluidemesparentsetdemesgrands-parents.Rameshsemitàrire:—Jenem’offusquepassifacilement.Dites-moiseulementcommentvousvousappelezvous-même.—TrailakyaChakrabartti;ettoutlelongdufleuveonmeconnaîtcomme«l’Oncle».Voussavezvotre
histoire,jesuppose?Bharataétaitle«roiChakrabartti»,autrementditl’Empereurdel’Hindoustan,etmoijesuisl’oncleChakrabarttidetoutelacontrée.Parlefait,oùdescendez-vous?—Jenel’aipasencoredécidé.—Quand il ne s’agit que de débarquer, rien ne presse.C’est quand il faut s’embarquer qu’on doit
courir.—Endescendant du train, àGoaloundo, j’ai entendu la sirènede ce vapeur et jeme suis dit qu’il
n’allaitpasattendrequejemesoisdécidépourunedestinationoupouruneautre,desortequej’aidûmehâter.—Jevousadmire,carpourmoic’esttoutlecontrairequisepasse,etjesuisobligédeprendreune
résolution avant dem’embarquer, parce qu’autrement je suis très hésitant et embarrassé.Votre femmevousaccompagne-t-elle,monsieur?Etcomme,parscrupule,Rameshtardaitàluidonneruneréponseaffirmative:—Jelesaisdéjà,excusez-moi,carellepréparevosrepasjusteauxmomentsoùlafaimmetalonne.Je
viens de lui dire de ne pas avoir peur demoi.Quelle parfaite petiteménagère ! Je l’aimême priée,comme je n’ai personne avecmoi, de bien vouloirmepermettre de partager avec vous ces si bonneschoses.Et quel sourire elle a ! vous savez, j’ai beaunem’embarquerqueparun jourmarqué comme
propicesurlecalendrier,cen’estpassouventquejetombesurunebellechancecommecelle-là!Jevoisquevousêtesoccupé,etjeneveuxpasvousdérangerdavantage;sivouslepermettez,j’iraiaidervotrecharmante épouse. Il ne faut pas, tant que je serai là, qu’elle abîme ses jolies mains à manier lespincettes.Nevouslevezpas,jevousenprie…Etilsedirigeaverslacuisine,remarquant,commeilyentrait:—Quellesuaveodeur!Onsavourecepilafdepoissonavantd’yavoirgoûté.Courezvouslaverles
mainsmaintenant;c’estl’heuredudéjeuneretjefiniraicequ’ilresteàfaire.Nevousinquiétezpas;cen’estpasl’expériencequimemanque:mafemmeatoujoursétédélicate,etj’aiapprisàfairelesbonspetitsplatspour lamettreenappétit.Vousvousmoquezdemoi,maisnecroyezpasque jeplaisante :c’estlavéritépurecequejevousdislà.—Ilfaudram’apprendreàlesfaire,ditKamala,quiriaiteneffet.—Croyez-vousquejevaisvousenseigner,commecela,toutcequejesais?LadéessedelaScience
meregarderaitdetravers,si,dèslepremierjourdenotreconnaissance,jevousdévoilaisainsitoussessecrets.Vous aurez àme cajoler assez longtemps avant que jem’ydécide.Mais il est inutile devouscreuserlacervellepoursavoircommentmeplaire,carjevousdiraimoi-mêmelemoyend’yparvenir.Certes,iln’estpasfaciledefairemaconquête,maisvousavezdéjàbeaucoupavancédanscettevoie,machère,rienqu’avecvotredouxvisage…Etquidoncestcelui-là?Celui-làétaitUmesh,quiluitournaledos;unnouveauvenuneluidisaitrienquivaille,etlapensée
d’unrivaldanslecœurdeKamalaleremplissaitdedépit.—Assurémentuncharmantgarçon!poursuivitlevieux,ilnevousditpastoutdesuitecequ’ilpense,
maisjesuissûrquenousseronsdebonsamis…Maintenant,neperdonsplusdetemps!
La société du vieillard remplit un vide dans l’existence deKamala, et soulageamêmeRamesh. Lecontraste profond des manières actuelles du jeune homme avec l’intimité des premiers mois avaitforcément blessé la jeune fille, qui accueillit avec reconnaissance tout ce qui détournait de lui sespensées.Un jour qu’il continuait à chercher la guérison de son propre cœur,Kamala parut à la porte de la
cabine, afin de réclamer la compagnie deChakrabartti pour toute une longue après-midi oisive ;maissitôtquelevieillardl’aperçut,ils’exclama:—Cen’estpasbien,machère;non,celanefaitpasdutoutl’affaire.LesensdecesparolesrestaitobscurpourKamalaqui,surprise,etencoreplusintriguée,l’interrogeait
duregard:—C’estdevossouliersquejeparle!RameshBabou,c’estvousquienêteslacause.Ditestoutceque
vousvoudrez,c’estpositivementunechoseimpie:celuiquiinterposequoiquecesoitentresonpiedetlesolsacréméprisesonpays.Pensez-vousquesiRamChandraavaitobligéSitaàporterdesbottinesDawson,Lakshmanseraitrestéauprèsd’euxdurantlesquatorzeannéesqu’ilspassèrentdanslaforêt?Rieztantqu’ilvousplaira;vousn’êtespasconvaincu,etcelanemesurprendguère:toutestpossibleavecdesgensquisautentàbordd’unvapeursanssavoiroùilsendescendront!—Ehbien,oncle,décidezvous-mêmeoùnousdébarquerons.—PourquoinepasvousarrêteràGhazipour?Qu’enpensez-vous,majolie?Ilyalàdetrèsbelles
roses,etc’estlavilleoùdemeurevotrevieuxChakrabartti.RameshregardaKamala,quid’unsignedetêteapprouvacetteproposition.Sans plus se soucier de Ramesh, le vieillard et Umesh vinrent alors s’installer dans la cabine de
Kamala,pourypasser l’après-midi.Lebateausuivait sonchemin régulier,haletant,et, sous l’éclatdusoleilautomnal, les rivesglissaientcommeunevisionpaisiblemais toujourschangeante,panoramaderizières, d’embarcadères, de pentes sablées, de fermes et demarchés, avec, de loin en loin, un petit
groupe de laboureurs qui attendait le bac à l’ombre d’un vieux banyan. De temps en temps, le rireargentindeKamalavenaittinterjusqu’àl’oreilledusolitaireRamesh,danslecœurduquelilmettaitenbranlecerefrain:«Commetoutestbeau;commetoutestinatteignableetlointain!»
CHAPITREXXIX
Àl’âgedeKamalalesdoutes,lescraintesetl’inquiétudenefontpaslongséjourdanslecœur.Elleneconnaissaitplusl’ennui,etneseformalisaitplusdel’attitudesingulièredeRamesh.Le soleil luimontrait la campagne sous ses aspects les plusvariés, avec toujours le fleuved’or au
premierplan.Etpuis,ellejouissaitfortdesonrôledemaîtressed’unpetitcerclefamilial,etchaquejourquis’écoulaitétaitunepagenouvelleajoutéeàunlivredepoèmesnaïfs.Chaquematin,avecuneardeurrenouvelée,elle reprenait l’ouvragequotidien.Umeshsegardaitbiendeplusmanquer lebateau!et ilcontinuait de revenir de ses pérégrinations avec un panier plein, dont le contenu ne manquait jamaisd’exciterl’admirationdesdeuxnouveauxamis:—Regardez-moicesconcombres!etoùas-tutrouvédesharicotspareils?Voyez,oncle;ilrapporte
desbetteraves.Jenem’étaisjamaisdoutéqu’ilyavaitdesibonneschosesdanscepays…C’était seulement quand Ramesh était là que l’accord était moins harmonieux, car toujours il
soupçonnaitquelquepolissonneriedel’enfant.Agacée,Kamalaavaitbeaudire:—Maisvoyons,j’aicomptémoi-mêmel’argentquejeluidonnais!Rameshrétorquait:—Cela ne fait que lui donner deux occasions au lieu d’une : il vole d’abord l’argent, ensuite les
légumes.Et sévèrement il demandait compte augaminde sesdépenses. Il va sansdireque jamais lesopérationsmathématiquesdecederniernetombaientjustes;à l’encroire, lemontantdesesdépenses,étaittoujoursenexcédentsurcequ’ilavaitreçu.Toutefois,ilnesetourmentaitpaspoursipeu.Ildisaitsouvent,etnonsansà-propos:— Si je savais faire des comptes correctement, ce n’est pas ici que je serais,mais bien dans une
grandepropriétécommeintendant;n’est-ilpasvrai,grand-père?SurquoiChakrabarttin’omettaitpasdedonnersonavis:—Remettezdonctoutcelajusqu’aprèsledéjeuner,RameshBabou;vousserezpluscapable,alors,de
jugersainement.EttoiUmesh,mongarçon,l’artd’acquérirn’estpasfacile,etnevapast’imaginerquec’estlepremiervenuquipeuts’yrendremaître.Beaucoupd’appelés,peud’élus.Jesaisreconnaîtreletalentquandparhasardjelerencontre,RameshBabou;nousnesommesplusdanslasaisondesharicots,et je ne connais pas beaucoup de garçons qui pourraient vous en trouver à une heure aussimatinale,surtoutdansunebourgadeinconnue.N’importequipeutsoupçonner,monsieur;tandisqu’iln’yaqu’unhommesurcentquisaitseprocurercequ’illuifaut.Rameshfaisaitalorsdesreprochesàl’oncle,luidisantqu’ilnedevaitpasprendrelepartiduvaurien.
MaisChakrabarttis’entêtait:—Ilapeudetalents,etsi,fauted’encouragement,vousledépouillezmêmedecelui-là,vousenaurez
duregretbienavantquenoussoyonsdescendusàterre.Umesh,ilmefaudraitquelquesfeuillesdenim,etplushautellesaurontétécueilliessur l’arbreetmieuxcelavaudra.Ilm’enfautabsolument,moncher,souviens-t’enbien;etmaintenant,courslaverteslégumes.PlusRameshsemontrait tatillonetgrondeur,pluslepetitgarçonserapprochaitdeKamala,desorte
que lorsque Chakrabartti fut venu grossir le nombre de ses adhérents, le parti de Kamala devintindépendant et Ramesh resta dehors avec ses scrupules, tandis que les trois autres travaillaient ets’amusaient ensemble dans une sympathie mutuelle qui cimentait leur alliance. Dès son arrivée,
Chakrabartti avait infuséenRameshunpeude la ferveurde sadévotionpourKamala, sanscependantparveniràlefaires’enrôlerdanslapetitetroupedesespartisans.Lejeunehommeétaitsemblableàundeceslourdsbâtimentsqueleurtirantd’eauempêched’approcherdurivage,etquisontobligésdejeterl’ancreenpleincourant,incapablesdecontemplerlaterreautrementqu’àdistance,tandisquelespetitesbarquesetlesfrêlesesquifsglissentsurl’eaulamoinsprofonde.Unmatin,quand lesvoyageursse levèrent, ilsvirent lecielcouvertdenuagessombresque labrise
poursuivait d’un point de l’horizon à l’autre.Des averses alternaient avec de brusques apparitions dusoleil.Iln’yavaitpasd’autreembarcationsurlefleuve,sicen’estquelquespetitscanotsquisuivaientlacôte,etdontlesmouvementstrahissaientlemalaisedeleursnautoniers.Lesfemmesquidescendaientàlarivepoury remplir leurscruchesnes’yattardaientpas,et il semblaitparmomentsque lecoursd’eauétaitagitéd’unfrissondanstoutesalargeur.Le vapeur avançait cependant, fendant le courant comme à l’ordinaire, et Kamala ne voulut pas
permettreauxélémentsd’interférerdanssesopérationsculinaires.—Ilpourraitarriverquevousnepuissiezrienpréparercesoir,remarquaChakrabarttiaprèsunregard
jetéversleciel,etilvautmieuxfairelesouperenmêmetempsqueledéjeuner.Sivousvoulezmettrelerizsurlefeu,jepréparerailapâtepourlepain.Il était tard quand ils se levèrent de table ; les rafales devenaient de plus en pluies violentes et le
fleuvesemblaitbouillonner.Lesoleils’étaitcouchéderrièrelesnuagessansquepersonnes’enaperçût,etonjetal’ancreavantl’heureaccoutumée.Lanuittomba,etdetempsàautrelalunejetait,derrièrelesnuageseffrangés,unregardquifaisaitpenserausourirefatiguéd’unvisagemélancolique.Levents’élevaentempêteetlapluietombaàtorrents.Kamalan’ignoraitpluscequec’estqu’unnaufrage,etellesesentaittoutealarméedelaforcedecet
ouragan.PourlarassurerRameshluidit:—Iln’yapasàs’effrayer;rienàcraindresurunbâtimentcommecelui-là.Allezdormirsansvous
tourmenter;jeseraitoutprès;jenemecoucheraipastoutdesuite.Aprèslui,cefutChakrabarttiquivintàlaportedelajeunefemme:—N’ayezpaspeur,machère;jedéfiebiencemauditoragedetoucherunseuldevoscheveux.Mais pourmaudit que fût l’orage, il n’y avait pas à se tromper sur la répercussion qu’il avait sur
Kamala.Courantàlaporte,ellecria,lavoixsuppliante:—Venezvousasseoiravecmoi,oncle,jevousenprie.Levieillardhésita:—C’estl’heurepourRameshetvousdevousretirer;ilvautmieuxqueje…–cedisantilentrait,etil
s’aperçutaussitôtde l’absencedeRamesh.Étonné, il s’écria :–maisoùdoncestRameshBabou?Àcoupsûr,ilnerêvepasàlaluneparunenuitpareille!Ramesh l’appelait justement dans la cabine voisine.Y jetant un coup d’œil, Chakrabartti l’aperçut,
étendusurlelit,latêterelevéepardescoussins,lisantàlalumièredesalampe.Levieuxremarqua:—Votrepetitefemmeestnerveuse,touteseuleici.Vousferiezmieuxdelaisserlàcebouquin,quine
vousapprendramêmepasàexorciserlatempête.Uninstinctqu’elleneputmaîtriserpoussaKamalaàdired’unevoixétouffée,enlesaisissantparla
manche:—Maisnon,oncle;qu’est-cequevousditeslà?Dans les hurlements sauvages du vent ses paroles ne parvinrent pas à l’oreille de Ramesh, mais
Chakrabarttiavaitentenduetseretournait,interloqué.Ramesh,quiavaitposésonlivre,entra:—Qu’ya-t-il,oncle?Ilsemblequetousdeux…—Non,non!s’exclamaKamalasansleregarder,jeluidemandaisseulementdevenirfairelacausette
avecmoi,etilacruquej’avaispeur.Etsontonsignifiaitclairement:«sivouscroyezquej’aibesoindequelqu’unpourmerassurer,vous
vous trompez, et si vous vous imaginez qu’il me faut une compagnie, vous êtes dans l’erreur ». Ellepoursuivit:Ilsefaittard,oncle;allezvousreposer;etregardezenpassantsiUmeshn’estpasterrifiépartoutcebranle-bas.—Rienneme terrifie,mère, fitunepetitevoixdans les ténèbresdudehors ;etonaperçutalors le
malheureux,assistoutgrelottantderrièrelaportedesamaîtresse.Touchéedetantd’abnégation,Kamalaseprécipitaverslui:—Levoilàtouttrempé!sauve-toi,mauvaisgarçon,etvadormirdanslacabinedel’oncle…Obéissant,Umesh déguerpit sur les talons deChakrabartti ; bien que le ton deKamala eût été tout
affectueux,letermede«mauvaisgarçon»avaitfaitimpressionsurlui.RestéseulchezKamala,Rameshluidemanda:—Voulez-vousquejeresteàcauseravecvousjusqu’àcequevoussentiezlesommeilvenir?—Non,merci,j’aisommeildéjà.Ilcompritparfaitementlecoursquesuivaientlespenséesdelajeunefemme,maisnetentarienpour
l’endétourner.Ilpouvaitliresursafigurecombienelleétaitatteintedanssonorgueil,etseglissachezluisansplusriendire.Pourelle,tropagitéepouressayerdedormir,elles’obligeaitàresterimmobile.L’ouraganaugmentait
encore de force, et elle entendait le déferlement des vagues. L’équipage ne s’était pas couché ; onpercevaitparintervalleslecliquetisdutélégraphequitransmettaitlesordresducapitaineàlasalledechauffe.L’ancreeûtétéinsuffisantepourretenirlebâtimentetlesmachinestravaillaientmaintenantaveclenteur.Rejetantsescouvertures,Kamalaprofitad’unmomentoùlapluieavaitcessédetomberpoursortirsur
lepont.Leventgémissaitautourd’ellecommeunêtreenpeine,etiltourbillonnait,affolé.Unelunerondeéclairait faiblement le ciel furieux sous lequel galopaient les nuages, semblables à des espritsdestructeurs.Onnedistinguaitpluslesberges;c’estàpeinesionvoyaitlasurfacedel’eau;maiscieletterreettoutcequiétaitprocheettoutcequiétaitloin,levisibleetl’invisible,toutcelaseconfondaitenuntumultehurlantquiparaissaitvouloirprendreuneforme,commelenoirbuffalodelafabledelareineMort, comme unmonstre hideux secouant furieusement vers le ciel avec force sa têtemonstrueuse etcornue.Kamala n’eût pu définir l’émotion qui l’étreignait tandis qu’elle regardait ce ciel fou et le
bouillonnementdecettenuitdevacarme;cepouvaitêtredelapeur,cepouvaitêtreaussidelajoie.Il y avait en effet dans cette rage des éléments une force indomptable, une liberté déchaînée, qui
remuaitensoncœurquelquecordeassoupie.L’horreurd’unetellerévoltedelaNaturelafascinait.Etpourquoiserebellait-elleainsi?Danslegrondementdel’ouraganlajeunefemmeneperçutpasde
réponse à sa question, car la réponse était inarticulée, comme l’orage qui ravageait son propre sein.Sûrement,c’étaitlàuneffortpourdéchireretpourrejeterundernierfiletimpalpablefaitdedéceptions,d’erreursetd’obscurités,uneffortquilasecouaitjusqu’ensesprofondeurs,àl’accompagnementdescrisdelatempêteagonisante.
CHAPITREXXX
Le lendemainmatin labourrasqueétaitpresque finie,bienque levent soufflât encore fortement.Debonne heure Chakrabartti vint rendre visite à Ramesh dans sa cabine. Le jeune homme était encorecouché,maisils’assittoutdesuiteenapercevantl’oncle.Celui-ciserenditcomptequ’ilavaitpassélàlanuit,et,sesouvenantde l’incidentdelaveilleausoir, iln’eutpasdepeineàmettreensembledeuxetdeux.Pouréviterunequestion,Rameshdisait:—Quellematinéemaussade!commentavez-vousdormi,oncle?—RameshBabou, répliqua l’oncle, jen’aipasatteintmonâge sansavoir euplusd’unproblèmeà
résoudre,etencorequej’aiel’aird’unvieuxtoqué,quejeparlesouventcommesijel’étais,ilestrarequejen’aiepuveniràboutd’uneénigme;maisvousêtescertainementlaplusdifficilequisesoitencorejamaisprésentée.InvolontairementRameshrougit,maisildissimulasontroubleetréponditensouriant:—Etpensez-vousquecesoituncrimed’êtreinsoluble?Prenezparexempleunlangageaussibaroque
queletélégou4.Iln’estpasfaciled’ensaisirmêmelesrudiments,etpourtantunenfanttélégan’apasplusdedifficultéàleparlerqu’àclignerdel’œil.Ilnefautpassehâterdecondamnercequ’onnecomprendpas.—Ilseraitbienprésomptueuxd’essayerdecomprendreunhommesionnepossèdepassaconfiance,
mais il arriveparfoisqu’on rencontrede ces êtres avec lesquelsonest intimeàpremièrevue.Quandc’estlecaslaplupartdutemps,ilestdurdesetrouverbrusquementdevantunedevinettecomparableautélégou.Sivousvoulezbienyréfléchir,RameshBabou,vousnevousformaliserezpasdecequejevousdislà.—C’estparcequej’yairéfléchiquejenemeformalisepas.Maisquejemesoisformaliséounon,
quejevousaieblesséounon,letélégoun’endemeurepasmoinsletélégou…Ilavaitdéjàcommencéàsedemanders’ilfaisaitbiendevouloirs’établiràGhazipour.Sapremière
idée avait été que leur intimité avec ce vieillard leur serait utile quand il faudrait s’installer dans unendroit inconnu,mais il se rendait comptemaintenant des désavantages que présentait justement cetteamitié. Il serait désagréable que ses relations avecKamala devinssent un sujet de discussion dans unnouvel entourage. Il serait donc plus sage de s’aller enterrer dans quelque lieu où personne ne lesconnaîtrait,oùpersonnen’auraitledroitdefairedescommentaires.C’estpourquoi,laveilledel’arrivéeàGhazipour,ilditàChakrabartti:—Jenecroispaspouvoirouvriruneétuded’avocatchezvous,oncle,et j’ai l’intentiondepousser
jusqu’àBénarès.Sontonassurédivertitlevieillard,quirépondit:—Cen’estpasmontrerbeaucoupdedécisionquedesanscessechangersesplans…Aprèsquoi,ils’éloignaetsemitàfairesespaquets.IlfutbientôtdérangéparKamala,quis’informa,
avec malice, s’il l’avait prise en grippe puisqu’il ne lui parlait plus. Il répondit, non sans quelquehumeur:—Ne venez pasm’accuser, quand c’est vous quime plantez là ; et, comme elle le regardait sans
comprendre,ilcontinua:nesavez-vousdoncpasquevousallezàBénarès?
Elleneditniouininon,mais,aprèsunecourtepause,elleremarqua:—Vousnesavezpasvousyprendre;laissez-moifairevotremalle.Levieuxétaitextrêmementfroissédelavoirindifférenteàl’abandonduprojetdeGhazipour,maisil
pensaquecelavalaitpeut-êtremieuxainsi :«àmonâge,pourquoiformerdenouvellesamitiés?»sedisait-il.Rameshentrait,cherchantKamalaàquiilluifallaitbienannoncerlechangementdeprogramme.— Nous n’irons pas à Ghazipour pour le moment, lui dit-il, j’ai résolu d’installer mon cabinet
d’affairesàBénarès.Celavousconvient-il?—Non, répondit-elle sans lever les yeux de la malle, dans laquelle elle déposait, bien pliés, les
vêtementsdeChakrabartti:jedescendsàGhazipour;mesbagagessontdéjàprêts.—Yresterez-voustouteseule,alors?demandaRamesh,abasourdid’unrefussicatégorique.—Maisnon,puisqu’ilyaural’oncle!etelleditcesmotsavecunregardd’affectionverslevieillard,
quipourtantnetrouvapasleschosesàsongoûtetobserva:—Vousfinirezparrendrevotremarijaloux,machère,sivousmontreztantdepartialitéàmonégard.MaisKamala se contentade répéter, d’un tonquimontrait assezqu’elle se sentait libred’agir à sa
guise:—JedescendsàGhazipour.—Eh,ditRamesh,vapourGhazipour.Danslasoirée,letempss’étantéclairciaprèslapluie,Rameshrestalongtempsassisàméditer,sousla
clartédelalune.Ilseditquecontinueràvivreainsin’étaitpaspossible,etquesiKamalaprenaitlepartidelarévoltelasituationneferaitques’aggraver.Ilnevoyaitpluscommentvivreavecelleengardantladistance que les circonstances lui imposaient. Il en venait à se dire qu’après tout elle était sa femme,puisqueladestinéemêmelaluiavaitmiseentrelesbras.EntreHemnalini et lui toute une arméehostile se dressait.Avant de pouvoir paraître devant elle le
fronthaut,ilfaudraitlivrerbatailleauxdoutesetauxsoupçons.Or,ilavaithorreurdesebattre.Etquelespoir avait-il d’être vainqueur ? Comment prouver qu’il était innocent ? Même s’il parvenait à leprouverjamais,ledésastreseraittel,pourKamala,qu’iln’yvoulaitpassonger.Foindeshésitationsetdelacouardise!ilneluirestaitplusd’autrealternativequedefairedelapauvreenfantsafemme…Sansdoute,Hemnalininepensaitplusàluiqu’avecaversion;etcetteaversionauraitpourelleunavantage,puisqu’elleladisposeraitfavorablementàécouterlesproposd’unautresoupirant…
CHAPITREXXXI
—Eh!s’écriaRamesh,oùdoncvas-tu,Umesh?—Jevaisavecmère.—Maisj’aipristonbilletjusqu’àBénarès,etnousdescendonsàGhazipour.—Moiaussi.Rameshn’avaitpasprévuquelepetitgarçonpouvaitêtreuneadditionpermanenteàleurménage,mais
l’aplombcalmedel’enfantl’étonna.Ils’informaauprèsdeKamala:—Est-cequenouslegardonsavecnous?—Iln’aquenousaumonde.—IladesparentsàBénarès.—Ilpréfèreveniravecnous.Maintenant,Umesh,ouvre lesyeuxet resteprèsde l’oncle,sansquoi
nousteperdronsdanscettefoule.IldevenaitévidentqueKamalaavaitprisenmainsladirectiondeschoses.Lapériodedurantlaquelle
elle s’était humblement soumise avait pris fin brusquement.Umesh, qui portait toutes ses possessionssouslebrasenunpaquetminuscule,lessuivitdoncsansautrediscussion.L’oncle demeurait entre la ville et le quartier européen dans un petit bungalow, devant lequel se
trouvait unpuits, bâti depierres, et derrière, unvergerdemanguiers.Lapropriété était séparéede larouteparunpetitpotagerferméparunmurbasetqu’arrosaitlepuits.Chakrabarttiyoffritl’hospitalitéauxdeuxjeunesgensjusqu’àcequ’ilseussenttrouvéunemaison.Bien que son mari l’eût toujours décrite comme extrêmement fragile, la femme de l’oncle,
Haribhabhini,netrahissaitparaucunsigneunesifaibleconstitution.Elleavaitpassélamaturité,maislestraits de son visage exprimaient la force et l’intelligence, et ce n’est qu’aux tempes que ses cheveuxs’argentaient.Àvraidire,elleavaitsouffertdesfièvrespeuaprèssonmariage,etsonmariayantémisl’avisquele
changementdeclimatétaitleseulremède,ilétaitvenus’établiràGhazipourcommemaîtred’écoleetyavait installé toutesa famille.Depuis longtemps lasantédeHaribhabhiniétaitparfaite,mais iln’avaitjamaiscesséd’éprouverlamêmesollicitudeinquiète.Chakrabarttifitentrerseshôtesdansunepiècedonnantsurlavéranda,puisilpénétradansl’intérieurà
la recherche de son épouse. Il la trouva dans la cour, exposant au soleil ses pots et ses casseroles etvannantdublé.—Tuserasbientoujourslamême!s’écria-t-il,ilfaitfroidaujourd’hui,ettun’aspasdechâle.—Mais à quoi pouvez-vous penser ? – répondit-elle avec étonnement, – froid ? Quand le soleil
m’écorcheledos?—Sûrementalorsnouspouvonsfaireladépensed’unparasol?— C’est bon, j’en achèterai un ; maintenant, je veux savoir pourquoi vous êtes resté absent si
longtemps.—C’esttouteunehistoire;maisj’aiamenédesamis,etilfautnousoccuperd’eux…Certes,cen’étaitpaslapremièrefoisqu’ilramenaitdesétrangers,maisengénéraliln’enprésentait
qu’unàlafois.EtHaribhabhinides’écrier:—Maisnousn’avonspasdeplacepourlesloger!—Faisd’abordleurconnaissance,puistudéciderascommentnousarranger.OùestmaSaila?—Ellebaignel’enfant.Chakrabartti alla quérir Kamala pour la présenter à la maîtresse du logis ; la jeune fille salua
Haribhabhiniavectoutlerespectdûàsonâge.ÀsontourlavieilledameeffleuralementondeKamala,puisbaisasonpropredoigtetditàsonépoux:—Netrouvez-vouspasqu’elleressembleénormémentànotreBidhou?Bidhouétaitleurfilleaînée,quivivaitàAllahabadavecsonmari.Chakrabarttiritdanssabarbedela
comparaison,cariln’existaitpas,enfait, lamoindreressemblanceentrelesdeuxjeunesfemmes,maisjamaisHaribhabhinin’auraitadmisqu’uneautrepersonnepûtdépassersafille,enbeautéouentalent.Lasecondefille,Sailaja,demeuraitavecsesparents,etcommedanstoutecontestationesthétiqueelleauraiteuledessous,lamèremaintenaitl’étendarddelafamilleennefaisantdecomparaisonqu’avecl’absente.—Noussommesenchantésdevousavoirici,poursuivait-elle,maisjecrainsquevousnemanquiezde
confort.Notrenouvellemaisonestenréparations,ettoutcequenouspouvonsfaire,c’estdenousserrerici.Ceciétaitassezvrai;Chakrabarttipossédaitaubazarunepetitemaisonnettequ’eneffetonréparait;
toutefois,cen’étaitpaslegenrededemeurequ’ilseussentpuemployercommerésidence.Levieillardritdoncsouscapedupetitcontedesafemme,maisilnelavenditpas,et,setournantversKamala:—Jenecroispasquevousobjectiezàl’inconfort.Maistoi,Hari,nerestepasdeboutpluslongtemps,
lesoleilnetevautrien;puisilallachercherRamesh.RestéeseuleavecKamala,Haribhabhiniluiposadixmillequestions?—Votremari est avocat, je crois ? Depuis combien de temps ? quel revenu se fait-il ? Oh, il ne
pratiquepasencore!dequoivivez-vousdonc?sonpèreluia-t-illaissédelafortune?Vousnelesavezpas!commevousêtesdrôle!…vousnesavezriendesafamille?Combienvousdonne-t-ilparmoispourleménage?Vousavezàvousoccuperdetoutvous-même,puisquevousn’avezpointdebelle-mère;c’estennuyeuxàvotreâge.LemaridemafilleBidhouluiremettoutcequ’ilgagne…Souscettefusilladedequestionsetderéflexions,lavieilledameeutbientôtfaitdepersuaderKamala
dupeudechosequ’elleétait,etlapauvreenfantvitclairementcombiensonignorancedelasituationdesonépouxetde toutcequiconcernait l’histoiredesa familleétaitun fait rareet ignominieux.Elleserenditcomptedecequesapositionavaitdeparticulier,etlesentimentdesapropreindignitélacouvritdeconfusion.Pendantcetemps,sonhôtesseallaittoujours:—Faitesvoirvosbijoux?L’alliagen’enestpastrèsbon,ilmesemble?Votrepèrenevousa-t-ilrien
donnéquandvousvousêtesmariée?Ah,vousn’avezpasdepère.LemarideBidhous’arrangepourluifaireuncadeauàpeuprèstouslesdeuxmois…Cet interrogatoire serré fut interrompu par l’arrivée de Sailaja, qui conduisait par la main sa fille
Oumi,âgéededeuxans.Sailajaavaitleteintfoncé,etunefigurederiendutout,maissonexpressionétaitcharmanteetsonfrontlarge.Quantàlapetitefille,aprèsuneinspectionrapideellesaluaKamaladutitredetante,nonqu’elleeût
découvertlamoindreressemblanceavecBidhou,maisparcequesansvainsatermoiementselleappelaittantestouteslesjeunesfemmesdontellejugeaitlaphysionomieavenante.Haribhabhinis’éloignapourorganiserunlogementàseshôtes,et,prenantKamalaparlamain,Sailaja
l’invita à venir dans sa chambre. Il ne leur fallut pas longtemps pour être de bonnes amies.Bien queSailaja fût plus âgée, on s’en apercevait à peine, car Kamala avait une largeur et une indépendanced’opinionsquidépassaientdebeaucoupsesannées.Peut-êtreétait-ceparcequesapersonnalitén’avait
jamais été annihilée par les gronderies d’une belle-mère. Jamais elle n’avait été admonestée par desphrasescomme«tienstalangue!»et«faiscequejetedis»,ou«lesjeunespersonnesnedoiventpasdirenonsisouvent».C’estainsiqu’ellepouvaitfairefaceàl’universlecorpsdroit,latêtehaute,commeunefleurgracieusesurunelonguetige.SitôtquelaglacefutrompueSailajaentrepritdeluiparlerdesonmari,Bipine,quiétaitemployéàla
Manufactured’opium.Chakrabarttin’avaitquedeuxfilles,etl’aînéeayantdûallervivreaveclafamilledesonépouxilavait refusédeseséparerde laplus jeune,pour laquelle ilavaitdoncchoisiun jeunehommesansfortune,contentd’accepterlapositionquesonbeau-pèreluiavaitassuréepardenombreusesprotections,etdevivrechezlesparentsdesafemme.
CHAPITREXXXII
Rameshétaitenpourparlerspourlalocationd’unemaisonquioccupaitunesituationisoléeaubordduGange. Il lui faudrait retourner à Calcutta, pour y chercher différentes choses et remplir les milleformalitésdesonchangementdebarreau,maisiln’avaitaucunplaisiràsongeràcetteperspective,etilremettaitsondépartdejourenjour.CommechezChakrabarttilaplaceétaitfortlimitée,Kamalalogeaitauzénana5etRameshdansunedes
piècesextérieures6 ; aussi se voyaient-ils rarement.Mais quand le dimanche arriva, Sailaja se trouvadansl’embarras:ellen’aimaitpaslaissersanouvelleamietouteseulepourlajournée,etd’autrepart,ellenesesentaitpointdisposéeàpousserl’altruismejusqu’àsacrifierceseuljourdelasemainependantlequelellepouvaitjouirdelacompagniedesoncherBipine!Aussifinit-elleparsongeràréunirRameshetKamala.Ilneluivintpointàl’espritdeconsultersesaînéssurcesujet,maisChakrabarttin’étaitguèrede ces gens qui attendent qu’on les consulte, et il fit savoir à tous les échos qu’il avait l’intention des’absenter.Quandlesdeuxjeunesfemmesrevinrentdeleurbaindanslefleuve,Sailajaditàsonamie:—Viens,quejesèchetescheveux…Etcefutunecoiffurecompliquée,etunegrandediscussionsur la robequeKamaladevaitporterce
jour-là,Sailajainsistantpourunecouleuréclatante,alorsqueKamalan’envoyaitpaslaraison.Aprèslerepas de midi, la conspiratrice tenta d’induire Kamala à visiter la partie de la maison réservée auxhommes,mais celle-ci s’y refusa : elle ne voulait pas jouer le rôle de suppliante auprès deRamesh.Voyant ses exhortations sans effet, Sailaja en conclut que son amie avait trop d’orgueil pour prendrel’initiative d’un rapprochement, et que sans doute elle était froissée de voir que Ramesh n’avait rienessayépourlavoir.Donc,tandisquesamèrefaisaitlasieste,SailajaalladireàsonBipine:—PortezàRameshBabouunmessagedeKamala,jevousprie;etdites-luiqu’ellel’attenddanssa
chambre.Mèren’ensaurarien,etpère…celaluiseraégal.Bipineétaitunjeunehommetranquilleetréservé,etunecommissiondecegenreneluiplaisaitqu’à
demi. Toutefois, il n’allait pas compromettre la paix dominicale en se dérobant aux injonctions de safemme.IlalladonctrouverRamesh,quiétaitétendusuruntapisdelavéranda,legenoudroitrelevépoursoutenirsonpiedgauche,àlirelePionnier.Ilavaitdéjàparcourutouteslesnouvelles,et,fautedemieux,s’attaquait aux annonces quand Bipine entra. Il se leva promptement : Bipine ne lui était pasparticulièrementsympathique,maisl’après-midis’annonçaitlongue!Cependant,aulieudes’asseoir,Bipinerestaitplantécommeunpiquetetsegrattaitlatête:—Elleveutquevousalliezlavoir,dit-ilenfin,pourtouteexplication.EtRameshsesentitperplexe.
Sansdoute ilavait résoluqu’ildevait fairedeKamalasafemme,mais leurséparationforcée luiavaitaccordéunrépit,etdetoutsoncœurilétaitretombédanssesanciennestergiversations.Sansdouteilluivenait parfois des visionsmerveilleuses de leur bonheur futur,mais comment rompre la glace ?C’estparcequ’ilprévoyaitquecelan’auraitriend’aiséqu’ilnemettaitpasunehâteexagéréeàseprocurerunlogement.Lorsqu’ilappritqu’elleledemandait,illuiplutdepenserqu’ellevoulaitdiscuteravecluidequelque
sujetconcernantleurnouvelleinstallation,maisilnefutpassanséprouverunecertaineémotion.PosantlàsonPionnier,ilsuivitleplacideBipine,qui,aprèsluiavoirmontrédudoigtuneporte,disparut.
Kamala avait longtemps attendu le retour de son amie, et avait fini par conclure que celle-ciabandonnaittoutprojetlaconcernant.Elles’étaitassisesurleseuild’uneportequiouvraitdirectementsurlejardin,oùrégnaitlatranquillelangueurdecetteaprès-midid’automne,queseullebourdonnementdesabeillestroublait.Sansqu’elles’endoutât,l’amourdeSailajapoursonmariavaitouvertsoncœuràlatendresse,et,demêmequelatièdebrisefaitpalpiteretgémirlesfeuilles,ainsi,detempsentemps,unlégersoupirsoulevaitsapoitrine,quipalpitaitalorsd’uneangoisseinexprimable.SoudainRameshfutdans lapièceetdeboutderrièreelle ; il l’appelad’unevoixétouffée,etellese
sentitbouleversée.Lesangcourutplusvitedanssesveines;baissantlatête,ellerougit.Danssesvêtementsdefêteetsatimiditénouvelle,elleluiparutexquise,etsiattrayantequ’ilenoublia
ses précautions. Succombant devant tant de grâce, il s’approcha d’elle lentement et lui demanda avecdouceur,aprèsl’avoiradoréeuninstantensilence:—Vousm’avezfaitappeler,Kamala?Àcesmotselleserebiffa,etrépliqua,avecunevéhémencebienpeunécessaire:—Certainementnon;pourquoivousaurais-jefaitappeler?—Mais,Kamala,simêmevousl’aviezfait,cen’eûtpasétéuncrime!—Jenevousaipasenvoyéchercher,insista-t-elle.—Ehbien,alors,ilparaîtquejesuisvenusansyêtreinvité;allez-vousmechasser?—Maistoutlemondesauraquevousêtesvenu,etquepensera-t-on?—Alors,dit-ilenluiprenantlamain,venezdansmachambre;iln’yapersonnedel’autrecôté.Tremblant de tous sesmembres,Kamala lui arracha ses doigts et s’enfuit dans la pièce voisine, en
tirantlaportesurelle.Ilcompritfortbiencequis’étaitpassé,etquecepetitjeuavaitétéourdiparunecervelleféminine.
Énervé,ilretournachezlui,repritsonjournaletsesannonces,maissespensées,toutesplustroublanteslesunesquelesautres,sepoursuivaientdanssatêtecommelesnuagesdevantlatempête.Durantce temps,Sailaja frappaità laportedeKamalaetn’enobtenaitpasde réponse ;elleneput
mêmeentrertoutdesuite,puisqueKamalaavaitpousséleverrou,etqu’illuifallutglissersamainsouslestorepourouvrir.Àsonprofondétonnementelletrouvasonamieprostréesurleplancher,levisagedanslesmainsetpleurant.Incapabledeconcevoircequiavaitpujeterlapauvreenfantdansunteldésespoir,elleselaissatomberàsescôtésetluidittoutbas:—Qu’ya-t-il,machère?Etpourquoipleures-tu?—C’estmalàtoidemel’avoirenvoyé.Personnenesavaitlechagrinsecretqui,depuisquelquetempsdéjà,rongeaitlecœurdeKamala.Tout
seseraitarrangétoutà l’heurepeut-être,siellen’avaitpasétésurprise.Elleétaitoccupéeàbâtirdeschâteauxdans les airs quand soudainRamesh avait surgi, et, les châteaux s’effondrant, le souvenir luiétaitrevenudutempsoùill’avaitgardéeprisonnièreàl’école,où,surlevapeur,ilneluiavaittémoignéqu’indifférence.Cen’étaitquedepuissonarrivéeàGhazipourqu’elleserendaitcompteque l’intimitéspontanéeestunechoseetl’obéissanceaveugleuneautre.Or,c’étaitlàcequejamaisSailanecomprendrait…Avecuneffort,elletiralatêtedeKamalasurses
genoux,ens’écriant:—RameshBabout’a-t-ilditquelquechosededésagréable.—Iln’arienditdutout,maispourquoil’avoirfaitchercher?—J’aieutort,–concédaSailaja,contrite,–pardonne-moi.
CHAPITREXXXIII
ÀCalcuttaRameshavaittouteslesintentionsdumondedehâterl’expéditiondesesaffaires,etdenemettrelespiedsàKaloutolasousaucunprétexte.Ilretournadoncàl’appartementdeDarjjipara,maissesaffairesnel’occupantpastoutlejour,letemps
luiparaissaitlong,d’autantplusqu’ilnevoulaitpassemontreràsesamisd’autrefois,etprenaitmêmedesprécautionsinfiniespournerencontrerpersonnedanslesrues.Il dut bientôt s’apercevoir que son retour en ces lieux familiers avait inconsciemment opéré un
changementen lui.Sousdevasteshorizons, etdanscette tranquillitédesgrandesétenduesque riennetrouble, ilétaitsouslecharmedelafraîchebeautédeKamala,maisicietdansleurpetitappartement,lorsqu’il essayait de rappeler son image afin d’en réjouir les yeux de son imagination, sa passion nerépondaitplusàl’appel.IlsejuraitsanscessedeneplussongeràHemnalini,dontcependantlesouvenir,nuitetjour,l’obsédait.S’ilavaitétécapabled’expédierleschosesrondement,ilenauraiteuplustôtfiniavecsesaffaires,
mais grâce à ses habitudes de lenteur, lesmoindres détails prenaient un temps considérable.À la finpourtant tout fut prêt, et la veille de son départ arriva.Ce jour-là il se dit qu’après le régime sévèreauquel il s’était astreint, il n’y aurait sûrement aucun mal à faire à Kaloutola un petit tour dereconnaissance,avantdequitterlaville.Ilentrepritdoncd’écrire,pourHemnalini,lerécitcompletdecequiluiétaitarrivéavecKamala,lui
avouantmêmesonintentiondefairesafemmedelapauvredélaissée.C’étaitlàunmessaged’adieu,danslequelilouvraittoutsoncœuràsonancienneamieavantdelaquitteràjamais.Il glissa la lettre sous une enveloppe, sans y inscrire aucune adresse. Il savait que les serviteurs
d’AnnadaBabouluiseraientdévoués,cartousceuxquiapprochaientsabien-aiméeavaientjadistrouvégrâceàsesyeux,ettouteslesoccasionsluiavaientparubonnespourrépandresureuxdeslargesses.Ilprojetadoncd’errerdanslevoisinagedelachèremaisonsitôtquelecrépusculeserait tombé,puisderemettrelamissiveàundomestiquepoursajeunemaîtresse.Aprèsquoitouslesliens,entreeux,seraientrompus…À la nuit tombante il se mit donc en route, sa lettre en poche, les jambes flageolantes et le cœur
palpitant,verscettedemeureauxsouvenirsineffables.Ilvitquelaporteenétaitfermée,ettouslesvoletsclos;pasdelumièresnullepart,lamaisonétaitvide.Ilfrappaàlaporte.Cenefutqu’autroisièmecoupqu’unserviteurvinttirerlesverrousetouvrir.—Ilmesemblequec’estSoukhan?ditRamesh.—Oui,monsieur,jesuisSoukhan.—Oùestlemaître?—Ilestpartipourlenord,aveclajeunemaîtresse.—Seuleavecelle?—IlyavaitaussiNalinBabou.—QuiestNalinBabou?—Jenesaispas…
RameshfinitpourtantpartirerdubravegarçonqueNalinBabouétaitunjeunehomme,qu’onl’avaitsouventvudanslamaison,cesdernierstemps,etbienqueRamesheûtrenoncéàtoutespoirdeconquérirdésormaisHemnalinipourlui-même,iléprouvaqu’ildétestaitdetoutsoncœurNalinBabou.Ildemandaencore:—Puis-jemonterunmoment?Ledomestiquerepritlalampeàkérosène,quifumait,etconduisitlevisiteuraupremierétage.Comme
unfantôme,Rameshenparcourutlespiècesl’uneaprèsl’autre,s’arrêtantparfoispours’asseoirsurunfauteuilouunsofafamiliers.Lesmeubles,lestentures,rienn’avaitchangé;iln’yavaitquecetinconnu,NalinBabou, venu il ne savait d’où.Apparemment, laNature déteste le vide, et nulle part elle ne lesupportelongtemps…Voicilalargebaiedanslaquelle,deboutprèsdelajeunefille,ilasentileursdeuxcœurs battre à l’unisson, dans l’éclat d’un couchant d’automne. Chaque jour, à une certaine heure, lesoleiléclairelapiècedelamêmefaçon…fallait-ilqueRamesheûtunsuccesseur,quivintchangercetableaudeleursdeuxtêtesencadréesdanscettefenêtre?Etl’EspritduPasséneviendrait-ilpas,ledoigtsurlabouche,séparerl’intrusd’Hemnalini?…L’orgueilblesséfitragedansl’âmedeRamesh.
CHAPITREXXXIV
Ramesh avait été absent presque unmois, et pour une jeune personne de l’âge deKamala, unmoisparaît une longue période. De même que l’aube se transforme brusquement, dans la gloire du soleillevant,ainsisonadolescenceétaitàpeineéclosequ’elledevenaitfemme.Cetéveileûtétémoinsrapidesiellen’avaitpasétéuneamiesiintimedeSailaja,siellen’avaitpas
étéletémoindesonlumineuxettendreamour.TandisqueRameshs’attardait,Sailajaavaitinsistéauprèsdel’onclepourqu’ilsemîtsérieusementà
meublerlepetitbungalowlouépourlejeunecouple,afindelerendrehabitable,etonavaitaussiengagéplusieursdomestiques.Kamalaavaitdoncenfinun foyerenperspective. Ilyavait, autourde sa futurehabitation, assez de terrain pour organiser un jardin. Entre deux rangées de hauts arbres, un sentiercourait,pleind’ombre.Lefleuveétaitmaintenantréduitàsesdimensionsdelasaisond’hiver;surunevasteétenduesablonneuse,quienséparaitlamaison,lestachesdujeunebléalternaientaveclescouchesdemelons.Depuis longtemps la propriété n’avait pas été habitée, aussi montrait-elle tous les signes de la
négligence. Si les chambres manquaient de propreté, le jardin était une jungle. Mais Kamala étaittellementheureuseàlapenséed’avoirsonménageàtenirqu’elletrouvaittoutsplendide;etelleneperditpasdetemps;avecl’aidedel’oncle,elleeutbienvitefaitdereprendrecetespacequelesvégétationsviergesavaientenvahi,toutensurveillantelle-mêmelaconstructiondescheminées,etlestransformationsqu’elleavaitjugéesnécessairesàl’office.Ellepassaitsesjournéesentièresàbalayer,ànettoyer,àtoutmettreenordre,etmontraituneénergieinlassable.Lestravauxduménagefontressortirlabeautéfémininesoussesaspectslesplusvariés,etKamalaà
l’ouvragerappelaitàRameshunoiseaulibérédesacageetplananttrèshaut.Sonexpressionradieuse,etladextéritéaveclaquelleelleaccomplissaitsestâchesdiverses,faisaientéprouveraujeunehommedessentimentsnouveauxd’étonnementetdedélices.Leménageétait,àvraidire,leroyaumedeKamala,etdonnaitàsagrâceunevéritabledignité.—Vousallezvousfatiguer,luidisait-ilparfois.Elles’arrêtaituninstantetlecontemplait,unsourire
heureuxauxlèvres,puiselleseremettaitàl’œuvre,contentedesavoirqu’ils’intéressaitàseslabeurs.L’enchantementquesubissaitRameshprèsd’elleleluiramenaitsouvent,soustoutessortesdeprétextes;ilvenaitluidemandersielleavaitdéjeuné,quandillesavaitfortbien;maisc’étaitpourluiunefaçondemontrerdel’attention,etpourfutilesquefussentsesquestions,laplupartdutempsKamalayrépondaitavecleplusgrandsérieux.Cependant il n’aimait pas lui voir le balai à la main, et objectait à ce qu’elle fît elle-même les
besognesserviles,cequiluiattiraitlessemoncesdel’oncle.—Et quoi,RameshBabou, disait celui-ci, quelmal pouvez-vous trouver dans un travail honnête ?
Vousautresgensquiavezreçuuneéducationanglaise,vousaveztoujoursàlabouchelemot«égalité».Si vous considérez le balayage comme une tâche si dégradante, pourquoi la laissez-vous auxdomestiques?Voulez-vousquejevousdonnemonavis?Quandjevoisunefemmevertueusemanierlebalai, chaque brin de ce balaime paraît un rayon de soleil. Et vousKamala,ma chérie, j’ai presqueachevédedébarrasservotre jardindesesplantesfolles,et jevoudraisquevousveniezmemontrer la
placedescarrésdelégumes.Et c’était alors entre eux une longue conversation, concernant l’exposition convenable aux divers
légumes…Lesjourspassaientvite,maislamaisonnetten’étaitpasencoreassezreluisantepoursatisfairel’idéal
exigeantdeKamala,sibienqu’augranddésappointementdeRamesh,ilfallaittoujourss’enretournerlesoirchezl’oncle.Toutelajournéeilavaitattendul’heurecrépusculaireàlaquelleilseretrouveraitseulchezluiavecsajeunefemme;toutelajournéeilsel’étaitreprésentée,sourianteprèsdeluisouslaclartédelalampe,tandisqu’illuidisaittoutcequ’ilavaitsurlecœur…Avec ces délais perpétuels, lemoment vint où il ne put plus tarder de se faire inscrire au barreau
provincial,etoùildutdéciderd’allerlelendemainàAllahabad.
CHAPITREXXXV
Deuxjoursaprèssondépart,l’oncledutlui-mêmeserendredanslamêmeville,afind’yvoirsafilleBidhou,dontlasantédonnaitdesinquiétudes.Ce jour-là, Kamala invita Sailaja à un petit pique-nique dans sa nouvelle maison. Avec l’aide
d’Umesh, les deux amies préparèrent leur repas sous un grand arbre non loin du fleuve, puis elless’installèrentpourunebonnecauserie.L’ombrefraîche,lesoleiltempéré,lavuesurlefleuvetranquille,toutcelaparaissaitàKamalauneatmosphèremerveilleusepourleuramitié,etl’attente,sansbutprécis,quidepuisdessemainesoppressaitsoncœur,luisemblas’éloigner.Pourtantl’après-midin’étaitpastrèsavancéeencorequandSailaparlades’enaller,car,expliqua-t-elle,sonmariseraitbientôtderetourdubureau.—Pourunefois,plaidaKamala,nepeux-tuêtreabsentequandilrentrera?Mais Saila se contenta de sourire et secoua la tête, tout en pinçant lementon deKamala et en lui
recommandantbienderentreravantlanuit.Kamalaseremitàsesrangements,puis,lesoleilétantencorehautàl’horizon,elles’enveloppalatête
et les épaulesdansun châle et vint se rasseoir sous lemêmearbre, afinde contempler le coucher dusoleil derrière la haute berge, de l’autre côté du cours d’eau. Quelques barques de pêche étaient àl’ancre,etleursmâtssedressaientensilhouettescontrelecieldebraise.Umeshtrouvaunprétextepourvenirlaretrouver,etluiapportadubételdansunpapier.Elleselevaen
hâte,carelles’aperçutquelecrépusculetombait,etl’enfantl’avertitqued’aprèslesordresdel’oncle,unevoiturel’attendaitpourlaramener.Ellecourutdoncaubungalowpouryjeterunderniercoupd’œil.Danslapièceprincipaleilyavaitunecheminéedemodèleanglais,afinqu’onpûtchaufferenhiver,etsur la cheminéeune lampe, à côté de laquelle elle posa sonbétel, et elle allait poursuivre sa tournéequandsonnom,écritsurlepapierdel’écrituredeRamesh,frappasonregard.ElleappelaUmesh:—Oùas-tutrouvéça?—Danslachambredumaître.Ellelut.C’étaitladernièrelettredeRameshàHemnalini.Avecsonextraordinaireinsouciance,ilavait
dûlajetersanslaregarder…—Pourquoiresterlàplantéeàneriendire,mère?questionnaitUmesh,ilsefaittard…Onauraitpuentendretomberuneépingle.L’expressiondeKamalaeffrayal’enfant,maisellenebougea
quelorsqu’undesdomestiquesdel’oncleentrapourluidireexpressémentquelavoitureattendaitdepuislongtemps.
CHAPITREXXXVI
—Netesens-tupasbien,chérie?demandaSailajaàKamalaquandcelle-cirentra.—Jen’airien;quandl’onclereviendra-t-il?—Pasavantunesemaineaumoins.Viensvitesouper,afindetecouchertôt;tuastroptravaillé,ettu
asl’airtrèsfatiguée.Encetinstant,leseulsecourspourKamalaeûtétédeseconfieràSaila,maisellenes’ensentitpoint
lecourage.Riennepouvaitl’induireàavouerquel’hommequel’onsupposaitêtresonmarineluiétaitriendutout!Elles’enfermadanssachambrepourrelire,souslalampe,lalettredeRamesh.Ellenecontenaitaucune indicationsur lapersonneàquielleétaitadressée,mais ilétaitclairqu’il
s’agissait d’une jeune fille, que cette jeune fille avait été fiancée à Ramesh, et que l’intervention deKamalaavaitprovoquéunerupturedesfiançailles.D’autrepart,Rameshn’ydissimulaitpasqu’ilaimaitdetoutesonâmecelleàquiilécrivait,etquec’étaitparpurdévouementqu’ilseconsacreraitdésormaisàl’infortunéeKamala,dontledestinavaitétésiétrangementliéausienqu’ildevaitserésigneràneplusrevoirsonautreamour.L’unaprès l’autre,Kamala rappelaà sonsouvenir tous les incidentsde sonexistenceavecRamesh,
depuisleurpremièrerencontresurlebancdesablejusqu’àl’arrivéeàGhazipour,ettoutcequijusque-làluiavaitparuobscurdevintmaintenantclaircommelejour.Toutcetempsilavaitsuqu’elleneluiétaitrien,maisiln’avaitvuaucunmoyendesedéfaired’elle,tandisquetouttranquillementellel’acceptaitpour son époux, et se préparait, sans lamoindre honte, à passer le reste de son existence avec lui.Àmesureque certains faits lui revenaient à lamémoire, elle aurait vouludisparaître plus bas que terre.Toutesavie,cedéshonneurresteraitattachéàsonnom;jamaiselleneselaveraitd’unetellesouillure…Ouvrantlaporte,ellepassadanslejardin.Lasombrenuitd’hiverl’enveloppa,glacée.Plusloin,une
plantationdejeunesmanguiersaccentuaitencorel’obscurité.Ellenevoyaitaucuneroutedesalutdevantsamisère.Ellesejetasurl’herbefroideetydemeura,rigidecommeunestatuerenversée,sansverserunelarme,sanslaisseréchapperunsoupir.Elleneprenaitpasgardeautempsquis’écoulait,maisenfinlefroidlamorditjusqu’auxmoellesetelleeutunlongfrisson.Quand,àlafin,lalunedéchiralesténèbresderrièrelespalmiersimmobiles,lentementelleselevaetrentradanssachambre.Lorsqu’elle ouvrit les yeux le lendemainmatin,Saila était debout prèsde son lit.Honteused’avoir
dormisitard,Kamalas’assitaussitôt,maislajeunefemmeluidit:—Dorsencoreunpeu,tuasunepauvremine,etlesyeuxtropcernés.Dis-moicequ’ilya,chère;je
suissûrequequelquechosetepréoccupe.IlnefutpaspossibleàKamaladeretenirpluslongtempsseslarmes.Cachantsonvisagedansl’épaule
compatissantedeSaila,quil’avaitétroitementembrassée,ellepleuralongtemps.Àlafin,elles’arrachadesbrasamis,seséchalesyeuxetcommençaàriretrèsfort.MaisSaila,qui
n’avaitpastentédelaconsolerpardevainsdiscours,nes’ylaissapasprendre:—Allons,allons,c’estassez;tueslapersonnelaplusréservéequej’aiejamaisvue,maistuperds
tontempsàt’imaginerquejenesaispascequitepique;depuisqueRameshBabouestparti,pasuneseule fois il ne t’a écrit, et cela te vexe, bien que tu sois trop fière pour vouloir l’avouer. Il faut terappelerqu’ilabeaucoupàfaire,etaussiqu’ilrentredansdeuxjours;pourquoitetourmenterdecequ’il
n’apastrouvéuneminutepourécrire?Stupideenfant!maintenantquetuasbienlarmoyé,fais-moiunbeau sourire et oublie toutes ces misères. Il te semble, je le parie, que tu ne pourras jamais luipardonner?…EtcemêmematinSailadépêchaune lettreàsonpère :«Kamalaest toutechagrineden’avoir reçu
aucunenouvelledeRameshBabou ;onpeut s’imaginercequec’est,pour lapauvrepetite,de sevoiramenéedansunlieuétranger,etpuisd’yêtrelaisséeseulelorsqu’ilplaîtàsonmaridelalaisserderrièrelui, sans même une lettre de temps en temps. Il est urgent qu’il en finisse avec ce qui le retient àAllahabad,et,dureste,ilyaquantitédegensfortoccupésquitoutdemêmetrouventletempsd’écrireunmot.»Aureçudecettenote,l’onclesemitencampagne,trouvaRameshetluiditdequoiilretournait,puisle
grondasérieusement.Or,s’il fautdire lavérité,Rameshn’avaitpointoubliéKamala,aucontraire ;maisplus ilpensaità
elleplusilétaitreprisparsesperplexités.Ilétaitévident,d’aprèscequ’avaitécritSaila,qu’ilmanquaitbeaucoupàKamala.Rameshsevitàla
croiséedescheminset,cettefois,iln’hésitaplus,carcen’étaitpasàsonbonheurmaisàceluideKamalaqu’illuifallaitpenser.LaProvidenceavaituninonseulementleursviesmaisaussibienleurscœurs.Ilfitdoncuneffortetrédigealalettresuivante:
TRÈSCHÈRE.–Neregardezpascesdeuxpremiersmotscommeunesimplesalutationépistolaire;jenem’enserviraispointpourvousécrire,sivousn’étiezlapersonnequej’aimeleplusaumonde.Sijamaisvousenaviezdouté,–sijamaisetsanslevouloirj’aipuvousblesser,–quecesmots,écritsentoutesincérité,dissipentlesdoutesetpansentlablessure.Àquoibonnousétendrelà-dessus?Maconduitepasséevousafaitdelapeine.Sivotrecœurcontinueàm’envouloirjenepourrai
jamaisplaidermoninnocence;toutcequejepeuxfaire,c’estdevousrépéterquevousm’êtestrèschère,etquejenechérispersonneautant quevous. Il se peut que ce ne soit pas une excuse suffisante pourmesnombreuxmanquements,mais c’est la seule que jepuisseavancer.Ainsi,Kamala,envousappelant«trèschère,»jepassel’épongesurtoutlepassétrouble,etjeposelesbasesdenotreamourfutur.Croyez-moi,jenepensequ’àvous,etvousm’êtes,envérité,trèschère;sivousvoulezbienvousenlaisserconvaincre,touts’éclairciraets’harmonisera.Cequejevoudraisvousdemanderensuite,c’estsij’aisuounonm’acquérirvotreamour,–maisjen’osepas.L’amouraposésa
question,etjesuispersuadéqu’unjourilaurasaréponse.Nousneprononceronspasdesparoles,maisnouslaisseronsnosâmesseparlerl’uneàl’autre.C’estmonamourpourvousquimedonnecetteassurance.Jeneprétendspasêtredignedevous,maisjesensquemonadorationnepeutpasêtreenvain.Jemerendsparfaitementcomptequecetteépîtreressembleàunecompositiontrèspréparée,et,àcausedecela,l’enviemeprend
de la déchirer ; mais il ne me serait pas possible d’écrire quoi que ce soit d’autre qui exprimât mes sentiments. Après tout, unepremièrelettrepeutdifficilementtraduirelapenséedeceluiquiécrit.Quandnosdeuxespritsaurontcommunié,alorsjepourraivousécriredevraieslettres.Cen’estquequandlesportessontouvertesqueleventpeutcirculerlibrementdansunepièce.Kamala,trèschère,quandtrouverai-jeouvertelaportedevotrecœur?Toutcelaneviendraqueplus tard…et lahâteneferaitquegâter leschoses.JerentreraidemainàGhazipour.Jevousdemande
d’êtredansnotremaisonàmonarrivée;nousavonsétélongtempssansfoyer,etjenepuisplusendurercetteexistence,maintenantdumoinsj’aienfinl’espoirdepassernotreseuil,etdevoirlareinedemonâmemaîtresseenmamaison.Cemomentseranotresecond«regarddebonaugure.»Vousrappelez-vouslepremier,parcettenuitdeclairdelune,surunbancdesabledésertauxbordsduGange?–souslepleinciel,
sansl’ombred’untoitau-dessusdenostêtes,etsanspersonneentrenousdeux?Toutcelameparaîtirréel,commeunsonge.Etc’estpourquoij’attendsunautre«regarddebonaugure»danslacalmeetclaire
lumièredumatin,dans l’enceintedequatremursetd’une réalité tangible.Votredouxvisage souriant s’encadreradansnotreporte,pourdemeureràtoutjamaisgravédansmonsouvenir.C’estuntableauqu’ilmetardedecontempler.Trèschère,jesuisunmendiantàlaportedevotrecœur;nemerenvoyezpaslesmainsvides!–Votredévoué
RAMESH.
CHAPITREXXXVII
—Nevas-tupasàtonbungalow?–demandaitSailalelendemainmatin,pouressayerdetirerKamaladelamélancoliedanslaquelleellecontinuaitdelavoirplongée;etquemedonneras-tusijet’apportequelquechose?—Iln’yaplusrienàfairelà-bas;etjen’airienàtedonner,didi7.—Riendutout?C’estquetuasdonnéàquelqu’und’autretoutcequetupossédais?Qu’est-cedonc
quecela?–etd’unplidesarobeelletiraunelettre.Kamaladevinttoutepâle,etelletournapresqueledos,maisSailal’arrêta:—Voyons, tu as assez fait parade de ton orgueil,mets-le de côté à présent ; je sais que tu as une
démangeaison de m’arracher cette lettre, mais j’ai l’intention de ne te la donner que lorsque tu lademanderasentermesconvenables.Etnousverronscombiendetempstafiertéypourratenir.AumêmeinstantOumientradanslapièce,tirantderrièreelleuneboîteàsavonauboutd’uneficelle,
etappelant:—Tante!tante!Kamalalapritetl’étouffadebaisers.Lebébépoussaalorsdescrisaffreux,tantpourprotestercontre
cetteviolencequepourselamenterdecequ’onl’arrachaitainsiàsonjoujou,maisKamalanevoulutrienentendre et, l’ayant emportée dans la chambre voisine, elle l’apaisa tendrement ; Saila, qui l’y avaitsuivie,s’écriaenfin:— Je me reconnais battue ! et on ne m’y reprendra pas… Tiens, Kamal, voilà ta lettre ; je ne te
taquineraijamaisplus.Et,jetantlalettresurlelit,ellepritsafilleets’enalla.Kamalatournaetretournal’enveloppeavantdel’ouvriretdelire,maiselleavaitàpeineparcourules
premièreslignesque,rougedecolère,ellejetaitlalettreloind’elle.Pourtantellesurmontabientôtcetterépugnance,etramassalepapierpourlirejusqu’aubout.Ilseraitdifficiledediresielleencompritparfaitementlecontenumaisil luiparutqu’elle tenaiten
mains quelque chose de peu propre, et derechef elle jeta la malheureuse lettre. N’était-ce pas unepropositiondefonderunfoyer,avecunhommequin’étaitpointsonépoux?Enpleineconnaissancedetouslesfaits,Rameshavaitattendulebonmomentpourluijetercetteinsulteàlatête!Si,lorsdeleurarrivéeàGhazipour, le cœurde la jeune femmeavaitparubattreplus fortpour lui, s’imaginait-ilquec’étaitparcequ’ilétaitRamesh? Ilavaitchoisi telleconclusionqui luiavaitplu,et sapitiépourunepauvre abandonnée l’avait poussé à écrire ainsi. Comment à présent, – ou jamais, – dissiper l’erreurqu’avaitamenéesaconduitepassée?Lahonteseraitson lot, tous les joursdesavie,bienque jamaisdepuis sa naissance elle n’eût péché contre personne. Ce home qu’elle avait tant désiré, elle se lereprésentait maintenant comme un monstre effroyable, tout prêt à la dévorer, et c’est en vain qu’ellecherchaitunmoyendeluiéchapper…SesréflexionsfurentinterrompuesparUmesh,quitoussaitdiscrètementprèsdelaporte.Maiscomme
iln’obtenaitpasunregard, il sedécidaà l’appelerdoucement.Elleallaalorsvers lui,et ildit,ensegrattant:—Mère,SidhouBabouafaitvenirdeCalcuttaunetrouped’acteurspourlemariagedesafille.—Trèsbien,Umesh;tupeuxalleràlareprésentation.
Ravi,ildécampaitdéjàquandellelerappela:—Etpuisquetuvasauthéâtre,voilàcinqroupiespourtoi.Ilenfutinterloqué,lesreprésentationsdecegenreétantgratuites.Aussidemanda-t-il:—Dois-jerapporterquelquechosedelaville,mère?—Maisnon,prendsseulement;celapeutt’êtreutile…Etquedirontlesgensdetevoirainsinippé?Or,Umeshnes’étaitjamaismisentêtequ’onpûts’attendreàlevoirélégammentvêtu,oucritiquerson
petitcaleçonetl’absencesursesépaulesdetoutautrevêtement.Ilétaitfortindifférentàsonapparence,etilnepossédaitriend’autrequecequ’ilavaitsurlui,desortequelaquestiondeKamalaamenasursafigureunlargesourire.—Tiens,metsceci;–elletiraitdeuxdesespropresrobesetlesluilançait.C’étaitdecessortesde
draperiesquipeuventservir,suivantlafaçondontonenformelesplis,pouruncostumemasculinaussibienquepourunefemme,etilyavaitenborduredelargesdessinsquienchantèrentlegamin.Iltombaaux pieds de sa maîtresse pour lui exprimer sa reconnaissance maladroite, puis fila, en essayantvainementdegarderunmaintiensérieux.Après sondépart,Kamalaessuyaune larmeetvint s’appuyerà la fenêtremaisSailaentrait,qui lui
demanda,sansvergogne:—Nevas-tupasmemontrercettelettre,petitesœur?Elle-mêmen’avaitpasdesecretpourKamala,etcelal’enhardissaitpourprésentersarequête.Kamalaluiindiquadudoigtlalettreétaléesurleplancher:—Lavoilà,didi;tupeuxlalire.Saila sedit, non sansquelque surprise, que cet accèsdemauvaisehumeurdurait longtemps, et elle
ramassalalettrepourlalire.Évidemment,lestermesenétaientaffectueux,maisquelledrôledemanière,pourunmari,d’écrireàsafemme!elles’enquit:—Est-cequetonmariécritdesromans?Kamalatressaillitaumotde«mari»,etrépondit:—Jen’ensaisrien.—Vas-tuaubungalowmaintenant?Kamalaopinasimplementdelatête.—J’auraisvouluypasserlajournéeavectoi,poursuivitlabavarde,maistusaisquejedoismerendre
àcetteréceptiondemariage;ilvautdoncmieuxquemamèret’accompagne.—Etpourquoitamèresedérangerait-elle?N’ya-t-ilpaslesdomestiqueslà-bas?Pendantcetemps,lapetiteOumis’étaitemparéed’uncrayon,ets’affairaitàgribouillertoutcequilui
tombaitsouslamain,toutenjacassantcommeunepie.Elleappelaitcela«lireàhautevoix».LorsqueSailal’arrachaàsesoccupationslittéraires,ellesemitàhurlerdésespérément,etnes’arrêtaquequandKamalaluieûtdit:—Vienschezmoi,etjetedonneraiquelquechosedetrèsjoli.Elleselaissaalorsemporter,etKamalal’assitsurlelit,jouantavecelleetluimontrantdeuxbracelets
d’or.C’étaient lesplusbeaux jouetsqu’Oumieût jamaisvus,etquand« tatan» les luieutglissésauxpoignets, elle balança ses bras écartés pour en admirer l’effet, puis partit en dansant pour les faireadmireràsamère.Sailatoutdesuitelesluiretira,etvintlesrendreàleurpropriétaire,enlagrondant:—Àquoipenses-tu,Kamal?Ellepourraitlesperdre…—Jelesluiaidonnés,–réponditlajeunefemmeens’approchantdesapetiteamie,dontlesclameurs
déchiraientletympan:non,didi,jeneveuxpasquetumelesrendes;enlescoupant,onpeutluienfaireuncollier.
—Vraiment,jen’aijamaisvutapareille,–murmuraSaila,enluipassantunbrasautourducou.—Jetedismaintenantadieupourlajournée,didi;j’aiététrèsheureusechezvous…Etleslarmes,
soudain,l’étouffèrent.Sailaavaitdelapeineàretenirlessiennes:—Ne temets pas à parler comme si tu ne devais pas revenir, Kamal. Je ne puis croire que nous
t’ayons rendue toutà faitheureuse,mais tout iramieuxpour toiquand tu serasdans tapropremaison.Nous ironsvousvoirsouvent,etquandnousnousen irons, tugémiras :«Dieusoit loué! jecraignaisqu’ilsnepartentplus!»Jeseraidurestecheztoidèsdemain,versmidi.Àcela,Kamalaneréponditrien.Enarrivantaubungalow,elleytrouvaUmeshets’écria:—Tevoilàencore!jetecroyaisàlacomédie?—J’yallais,maisquandj’aisuquevousveniezici…—Vas-ydonc,etnet’inquiètepasdemoi;j’aiassezdeBishan;hâte-toi,situneveuxpasarrivertrop
tard.Umeshn’avaitpasbesoind’êtrepousséparlesépaules;commeilpassaitleseuil,elleluicria:— Si l’oncle vient, tu…mais elle ne sut achever sa phrase. Umesh la regardait, bec ouvert ; elle
reprit:— Tu as en l’oncle un bon ami ; si jamais tu as besoin de quelque chose, adresse-toi à lui, pour
l’amourdemoidis-lui, et il t’aidera.Rappelle-toi ceque je tedis là, n’oubliepasde lui direque jel’aime.—Certainementjen’oublieraipas,ditUmesh;etildécampa,sansavoirriencomprisausensdece
discours.Danslecourantdel’après-midi,KamaladitàBishan,quisedemandaitoùallaitsamaîtresse:—Jedescends auGangepourmebaigner ; il est inutileque tum’accompagnes.Surveilleplutôt la
maison.Sansautreraisonapparenteelleluitendituneroupie,ets’éloignadansladirectiondufleuve…
CHAPITREXXXVIII
Pendanttoutcetemps,quefaisaitHemnalini?…Une après-midi que son pèremontait chez elle, il ne la trouva nulle part, malgré l’assurance d’un
domestiquequ’ellen’étaitpassortie.Vaguementinquietilgrimpajusqu’autoit.Aussiloinquel’œilpouvaits’étendre,c’étaitunesuccession
ininterrompued’autrestoits,faiblementéclairésparlepâlesoleild’hiver.Capricieuse,labrisedusoirsoufflaitd’uncoinàl’autre.Plongéedanssespensées,Hemnaliniétaitassiseàl’ombrequeprojetaitlatourelledel’escalier.AnnadaBabourestadeboutderrièreelle,sansqu’elleprîtconsciencedesaprésence.Quandàlafinil
vintdoucementposersamainsursonépaule,ellesursauta,puisrougit;avantqu’elleeûtpuselever,ilétaitassisàsoncôtéet,aprèsuncourtsilence,ilsoupira:—Siseulementtamèreétaitencorelà!moi,jenetesuisbonàrien…Cecri pitoyable, jailli d’unvieux cœur, tira la jeune fille de cette stupeur et son regard chercha le
visage ridé. Oh, la tendresse, la sympathie, la douleur qu’elle y lut ! En peu de temps, quel tristechangementdansl’expressionsichère!Levieillardavaitsubilechocdel’oragequiavaitéclatésurlatêted’Hemnalini.Iln’avaitjamaiscesséseseffortspouratténuerladétressedesapauvreenfant;etc’estquand ilvoyait toutesses tentativespour la réconforter inutilesquesapenséeretournaitavecangoisseverslamèremorte.Hemnaliniserenditcomptedetoutcela.Ellesereprochadenesongerqu’àsapropremisère.Lemonde,quineluiapparaissaitplusquecommeunmirage,redevintréeltoutsoudainetlahontel’accabla.Parunetensiondetoutesavolonté,elledéchiraetrejetaloind’ellelevoiledesouvenirsdanslequeltroplongtempselles’étaitenveloppée.—Comment vous sentez-vous aujourd’hui, père ? – Elle s’informait de sa santé ! en ces derniers
temps,etcontrairementàseshabitudes,AnnadaBaboun’avaitplussongéquesasantépûtêtreunsujetdeconversation…—Comment jemesens?Riennevamalphysiquement,chérie ; jesuisseulementcontrariédevoir
commetuas toi-mêmel’airpeubien.Unvieuxbonhommecommemoipeutsupporterbiendeschoses,maisj’aipeurquecettetourmentenesoittroppourunjeuneêtrecommetoi.—Quelâgeavais-je,père,lorsquemamèrenousaquittés?—Troisansàpeine.Tucommençaisàgazouiller.Jemerappellecommetumedemandaisoùelleétait,
etquandjetedisaisqu’elleétaitalléechezsonpère,–tongrand-pèreétaitmortavanttanaissanceettune l’avais pas connu, – tune comprenais pas, et tume regardais sansbouger, l’air grave ; puis tumeprenaislamainpourmetirerverssachambre.Tucroyaistonpèrecapabledelaretrouverpourtoi,ettunesavaispasencorequepourleschosesimportantes,cellesquiconcernentlavieoulamort,lepauvrehommeest aussi ignorant, aussi impuissantque lepetit enfant.Dieu t’adonnéunpèrequinepeutquet’aimer,sansparveniràt’aider…Ilposasamainsurlatêtedesafille,unemaintremblante;lajeunefillelapritentrelessiennes,et
murmura:—Jenemelarappellepasbien;jemesouviensseulementqu’elleavaitcoutumedes’étendreversle
milieudujour,etjelavoisprenantunlivre;celanemeplaisaitpas,etj’essayaisdeleluiarracher.
Ainsi semirent-ils à causerdupassé, tandisque le cielprenait la couleurducuivre.Cet instantdecommuniontranquilleausommetdelamaison,d’isolementaumilieudutumulteetdumouvementdelagrandeville,devaitmettre le sceausur l’affectionmutuelledupèreetde la fille,duvieillardetde lajeunefemme.Ilsrestèrentjusqu’àlatombéeducrépuscule,jusqu’àcequelaroséedusoirseposâtsureuxcommedespleurs.LepasdeJogendraretentitsoudaindansl’escalier.Leurmurmures’arrêtaaussitôtetilsselevèrent.— Il semble, dit Jogendra en les rejoignant, et en jetant sur eux un regard pénétrant, qu’Hemnalini
veuillefairedésormaisdutoitsasallederéception.Il était sérieusementmécontentde la tournureque leschosesavaientprise.Unsuairededépression
pesaitmaintenantsurlamaison,aupointdeluirendrel’existencepeuendurablesouscetoit.Etpourtant,il était peuenclin à rechercher la sociétédes étrangers, car il nepouvait allernullepart sans avoir àexpliquer lescausesde la rupturedumariageprojeté.Quand lescirconstances l’obligeaientàparaîtrechezdesamisdelafamille,ilavaitcoutumededire:—Masœurpousseleschosesàl’extrême;voilàcequiarrivequandonlaisselesjeunesfilleslire
desromansanglais:ellessecroientobligéesd’avoirlecœurbrisé…AnnadaBabouluiréponditenhâte:—C’estmoiquiaichoisicetendroitpourcauseravectasœurtouttranquillement.Le vieillard faisait tout au monde pour protéger sa fille contre les sarcasmes et l’insensibilité de
Jogendra.—Nepeut-oncauseraussitranquillementenbas?s’écriacelui-ci.Vousnefaites,père,qu’encourager
Hemnalini dans sa folie, et, au train dont vous y allez, vousme chasserez d’ici. Le thé n’est pas uneillusion poétique, prêt à tomber avec l’éclat du crépuscule ; les tasses ne se rempliront pas toutesseules…Désireux de couvrir la confusion d’Hemnalini, qui s’adressait mille reproches, Annada Babou
s’embarquadansunautremensonge:—Jen’aipaseuenviedegoûteraujourd’hui.—Bon,faitesdel’ascétismemaintenant;etmoi,donc,dequoivivraije?L’airnemenourritguère.—Iln’estpasquestiond’ascétisme,maisj’aimaldormilanuitdernière,etj’enaiconcluqu’unpeu
d’abstinencenemenuiraitpas.Àvraidire, et pendant tropdeconversations avec sa fille, lavisiond’une tassedébordantede son
breuvagefavoriavaitflottédevantlesyeuxdupauvrepère,maiscen’avaitpasétélecasaujourd’hui,etl’appeldelathéièreavaitétémoinsfortpourluiqueceluidescherssouvenirs.Ilsdescendirent,pourtrouver,àlagrandedéconfitured’AnnadaBabou,Akshaydéjàinstalléàlasalle
àmanger.Enlesvoyant,lejeunehommeselevaetdit:—Jecrois,Jogen,qu’ilvautmieuxquejem’enaille.Mais,àl’étonnementdetous,Hemnaliniditsimplement:—Pourquoisipressé,AkshayBabou?Neprendrez-vouspas,auparavant,unepetitetasse?SurquoiAkshayserassit,enmurmurant:—Oh,j’enaidéjàprisdeux,maissivousinsistez…Ellesourit:—Ceseraitlapremièrefoisquenousaurionsàinsister.—Ilestvrai,rétorquaAkshay,j’aiassezdebonsenspournepasrefuserunebonnechosequandonme
l’offre.—Etpuisse,ditJogendraavecsolennité,unebonnechosenejamaisserefuseràtoiquandtut’offriras
pourlarecevoir.Quelestleprêtrequipourraittedonnerunemeilleurebénédiction?
Ainsilaconversationroulabientôtautourdelatable,commedepuisdelongsjoursellenel’avaitfait.Le rire d’Hemnalini n’avait jamais été bruyant,mais ce jour-là il se fit entendre à plusieurs reprises.AnnadaBabou était heureux : ses enfants le taquinaient de nouveau au sujet de sa boîte de pilules, etc’étaitlesigne,pourlui,duretouràlavienormale.Unpoidsluiétaitôté.Ilseseraitvolontiersattardéàce bonheur retrouvé,maisHemnalini s’excusa bientôt ;Akshay, alors, se souvint d’un engagement quil’appelaitenville,etpartitàsontour.—Père,déclaraJogendra,sitôtqu’ilfutseulaveclevieillard,ilnefautpastarderdavantageàmarier
masœur.Consterné,AnnadaBabouleregarda;Jogendran’enfutpointintimidélemoinsdumonde:—Ilyabeaucoupdecommérages,etjenepuis,àmoitoutseul,flanquerdescoupsàtousceuxqui
jabotent.Sij’étaisenmesurededévoilertoutelavérité,unebataillenemeferaitpaspeur,maispuisquejenepuisparlerlibrement,cen’estqu’avecdifficultéquejetiensmaboucheclose.Sinouslamarionsbientôt touscesbruits tomberontd’eux-mêmes,etc’estpourquoi jevousconseille fortementdenepastarderpluslongtemps.—Maisquiveux-tuqu’elleépouse?—Iln’yapasqu’unhommeaumonde.Ilestvraiqu’ilseraitdifficiled’entrouverunimmédiatement
autre après ce qui est arrivé ;mais il y a ce braveAkshay : il n’est pas de ceux qui se découragentfacilement;dites-luid’avalerunepiluleetill’avalera,ordonnez-luidesemarieretilsemariera.—As-tuperdulatête?Etcrois-tuquejamaisHemnalinivoudraitdelui?—Siseulementvousvoulezbienmelaisserfaire,jem’arrangeraipourobtenirsonconsentement.—Non,Jogen,non;jeneveuxpasquetuessayessurelledecegenredepersuasion;tuneferaisque
l’affoler;laisse-latranquillependantquelquetemps:lapauvretteafaituneexpériencepénible,etpourcequiestdemariage,riennepresse.—Jeneveuxpaslaforcer,etjevousprometsd’êtrepatient…Jogendran’avaitpascoutumedelaisserl’herbepoussersoussespieds.Sitôtqu’enremontantilrevit
sasœurill’accostapourluidemanderunmomentd’entretien.Lecœurdelajeunefillebattaitplusfort,tandisqu’elleentraitausalonetattendaitqu’ilcommençât.—As-turemarqué,luidemanda-t-il,commenotrepèreparaîtmalportant?Bienqu’ellenerépondîtpas,sonexpressiontrahitsoninquiétude,etilpoursuivitsonavantage:—Sinousn’ymettonsordre,ilfinirapartombersérieusementmalade.Illaissaitentendre,parletonqu’ilavaitadopté,qu’elleétaitresponsabledumauvaisétatdelasanté
paternelle.Ellebaissalesyeuxetsemitàétirerlesfrangesdesarobe.Ilparlaittoujours:—Ce qui est passé est passé, et vous rendrez la situation plus difficile encore en y songeant sans
cesse. Si tu veux rendre à père le repos, il faut déraciner jusqu’aux derniers vestiges de cettemalencontreuseaffaire.Ilattendituneréponse,lesyeuxfixéssurlevisageimmobile;confuse,ellerépliqua:—Iln’yapasàcraindrequejetourmentejamaispèreenrevenantsurcesujet.—Jesaiscela,maisilyenad’autresqu’iln’estpasaiséd’empêcherdeparler.—Etqu’ypuis-jefaire?—Ilyaunfortbonmoyen.Ellesavaitfortbienàquoiilfaisaitallusion,etellesehâtad’ajouter:—Ne serait-ce pas une bonne idée d’emmener père en voyage ? Nous resterions absents trois ou
quatremois,et,quandnousreviendrions,personnenesesouviendraitplusderien.—Nousneparviendrionspas,ainsi,àleguérircomplètement;cequ’ilfaut,c’estlepersuaderqueton
propreespritestenrepos;jusque-là,ilneferaqueressasserlesmêmestristesidéesetseraincapablede
reprendresonéquilibre.Lesyeuxd’Hemnaliniseremplirentaussitôtdelarmesqu’elleessuyahâtivement,endemandant:—Queveux-tudoncquejefasse?—Jesaisquecelateparaîtradur,maissituveuxnousrendretousheureux,ilfauttemariersansplus
dedélai.Ellerestaétourdiesouslecoup;impatienté,ilpoursuivit:—Tuaimesàfairedesmontagnesdetout.Lamêmechoseestarrivéeàbiend’autresavanttoi,mais,
leurspremières fiançailles rompues,ellesontplacidementépouséquelqu’und’autre ;àquoi sert-ildedire,suruntondemélodrame,quedésormaisturenoncesaumonde,pourneplusvivrequesurletoit,àregarder le ciel ?À quoi bon jurer que tu conserveras éternellement dans ton cœur, comme dans unesainte châsse, le souvenir de ce traître indigne ? Ce déshonneur nous tuera tous. Épouse le plus tôtpossiblequelquebondiable,etlaisselàcestragédies.Mieuxquen’importequi,Hemnalinicomprenaitl’absurditédumélodrame,aussilesrailleriesdeson
frèreluiallèrent-ellesaucœur:—Ai-jejamaisditquejerenonçaisaumonde?Etquandas-tuentenduquejenememarieraisjamais?—Ehbien,sicen’estpaslàtonintention,marie-toi toutdesuite.Ilvadesoiquesi tuneprétends
pouvoiraimerqu’unhommequisoitunefaçondedemi-dieu,tuaurasàfairevœudecélibat,carilestrarede trouver en cemonde juste cequi nousplaît, et nousdevonsnous accommoderde cequi nouséchoit.—Pourquoimeparlerdecetteabominablefaçon?s’écriaHemnalinipiquéeauvif,jamaisjenet’ai
confiémesopinionssurl’amour,jamaisjenet’aiditcequej’attendaisdelavie.—Tunem’enasjamaisriendit,maisjesaisvoir;quand,pourdesraisonstoutesfrivolesetinjustes,
tutemetsàdétesterdesamis,cependantpleinsdebonnevolonté,tun’hésitesguèreàlaisserdevinertessentiments.Iltefautpourtantadmettrequeparmitesamisilenestunenparticulierquit’aétéfidèledansl’adversitécommedanslebonheur,etque,pourcetteraison,j’estimeénormément.S’iltefautunépouxcapable de donner sa vie pour te voir heureuse, tu sais fort bien où le trouver ; mais s’il te faut duroman…Elleseleva:—Jet’enprie,nemeparleplusdelasorte;quepèrem’ordonned’épouserquiilvoudraetjeleferai.LetondeJogendras’adoucitaussitôt:—Netefâchepas,machère;tusaisquelorsquequelquechosem’ennuie,j’ailatêteprèsdubonnet,
et jedisalorsn’importequoi ;nousavonsétéélevésensemble,et jesaiscommetues raisonnableaufond,etquelleaffectiontuaspourpapa…Etsurcesmots,ilallachercherAnnadaBabou.Il le trouvaassisdans sachambre,enproieaux tourmentsde saconscience, car il se reprochaitde
laisserJogendrabrutalisersasœur,etilétaitsurlepointd’allerinterrompreleurconversationquandlejeunehommeentraenluidisant:—Père,Hemnaliniconsentàsemarier;vousallezcroirepeut-êtrequej’aifaitpressionsurellepour
l’y décider, mais il n’en est rien ; si seulement vous lui exprimez clairement votre désir de lui voirépouserAkshay,elleneferaaucuneobjection.—Etqu’est-ilbesoinquejeluiexprimemondésir?—Vousnesupposezpourtantpasqu’ellevavenirvousledemanderd’elle-même!Sivoushésitezà
luienparler,autorisez-moiàluitransmettrevotre…— Rien de tel ! je saurai bien lui dire moi-même ce qu’il y a à dire ; mais pourquoi tant de
précipitation?Pourquoinepaslaisserpasserquelquesjours…—Sinousattendons,ceserontencoredesbâtonsdanslesroues…
QuandJogendravoulaitquelquechose,personnedanslafamillen’étaitdeforceàluirésister,et,toutaufond,sonpèrelui-mêmeavaitunpeupeurdelui.Dansl’idéederemettreladiscussionàplustard,ilpritdoncunairconvaincuetdit:—Ehbien,jeluiparlerai.—Ilfautlefaireimmédiatement,père;elleestausalonquivousattend.—Alors,resteici;jeveuxluiparlerseul…Lapièceétaitobscurequandlevieillardypénétra.Ilvituneformevaguesemouvoiràsonapproche,
etunevoixmouilléeluidit:—Lalampes’estéteinte,petitpère;dois-jeappelerundomestique?Ilcompritparfaitementquelalampenes’étaitpaséteinteparaccident,etrépondit:—Iln’importe,–nousn’avonspasbesoind’yvoir…ilcherchaitsoncheminentâtonnantpouraller
s’asseoir;ellemurmura,nerveuse:—Vousme trouverez toujours raisonnable, père.Quandvousm’avezdemandéquelque chose, ai je
jamaisrefusédevousobéir?Ellesemitàsangloter,etAnnadaBaboun’eutplusd’autredésirqueceluidelaconsoler:—Jamais,ma chérie, jamais. Je n’aimême jamais eu à te dire de faire quoi que ce soit, car tu as
toujourssudevinercequejedésiraisetlefairesansquejeteledemande…Silabénédictiond’unpèreaquelquepouvoir,tuserasheureusetouslesjoursdetaviedésormais.—Nevoulez-vousplusmegarderauprèsdevous,père?Nepuis-jeresteraumoinsjusqu’aumariage
deJogen?Quidoncprendraitsoindevoussijem’enallais?—Biensûrquejeveuxtegarder!—Lapièceest tropsombre ;attendezque j’aillechercherunelumière…elleallaquérirunelampe
portativedanslapiècevoisine,puisoffritdelirelejournaldusoir.MaissonpèreserenditauparavantauprèsdeJogendra,danslebutdeluiavouerqu’iln’avaitpastrouvél’occasiondemettreenavantsaproposition, et qu’il fallait attendre au lendemain. Toutefois, l’irritabilité avec laquelle son filsl’accueillitdèssonentréeluifitcraindrequ’iln’eûtrecoursàunenouvelletentativepersonnelle,aussirépondit-ilaffirmativementàtoutessesquestions:oui,ilavaitparlé;oui,elleavaitensommeconsenti.AussitôtJogendrades’écrier:—JevaisprévenirAkshay!—Maisnon, ilnefautrienluidireencore ; tusaisbienquetubrouilles toutavectaprécipitation;
nousironsd’abordàlamontagneetneparleronsqu’ensuite…Sansmême l’écouter, Jogendra jeta un châle sur ses épaules et se rendit chezAkshay, qu’il trouva
plongédansuneméthodeanglaisedetenuedelivres.Jogendralançasonlivreenl’air:—Laissedonccelapourlemoment;ilnousfautfixerlejourdesnoces.—BonDieu!s’exclamaAkshay.
CHAPITREXXXIX
Le lendemainmatin,Hemnalini se leva de bonne heure et se rendit chez son père. Il avait tiré unechaiselonguedanslabaieensoleillée,etsemblaitplongédansuneméditationprofonde.Cette chambre était peu meublée, et ne comprenait, outre la chaise longue, qu’un petit lit et une
armoire ; au mur, une photographie effacée, dans un cadre très ouvragé, représentait la mère morted’Hemnalini;enfaceétaitencadréégalementunpanneaudetapisserie,quedesamainelleavaitfait.Penchée sur le dossier, et sous prétexte d’arracher les cheveux gris de son père, Hemnalini lui
caressaitdoucementlatête:—Nousdéjeuneronstrèsvite,père,puisnousremonteronsicietvousmeraconterezdeshistoiresdu
tempspassé;jelesaimetant…AnnadaBabouavaittropbienapprisàconnaîtresonenfantpournepasdevinerlemotifquiluifaisait
souhaiter de hâter le déjeuner : indubitablement Akshay s’ymontrerait, et elle cherchait à l’éviter. Ilsouffritdelasentirsinerveuse,toutesemblableàundaimeffarouché,et,descendantavecelle,ilpassasa propre nervosité sur un serviteur parce que l’eaune bouillait pas encore, – criant très fort que lesdomestiques d’à présent se croient des personnages et s’attendent tous à être servis. Quand enfin ledéjeunerfutprêt,ilmitunetellehâtedanssesmouvements,etcelacontrastaitsifortavecseshabitudes,quesafilles’informa,surprise,s’ilavaitàsortir:—Non,maisparcestempsfroids,boirelethébrûlantfaitdubienet…Jogendraentra,Akshaysur les talons.Cedernieravaitprisgrandsoindesa toilette,etexhibaitune
canneàpommeaud’argent,tandisqu’unebellechaînedemontreornaitsongilet.Danssamaingaucheilportaitunlivre,enveloppédepapierbrun.Aulieud’alleràsaplaceaccoutumée,iltiraunechaiseprèsd’Hemnalinietobservaenminaudant:—Votrependuleavanceaujourd’hui.Elle jugea inutile de lui répondre et ne tourna pas la tête dans sa direction. Son père lui disait
d’ailleurs:—Remontons,monenfant;tum’aiderasàmettreausoleilmesvêtementsd’hiver.— Pas besoin de tant vous presser, fit Jogendra d’un ton plaintif, le soleil ne se sauvera pas. Ne
verses-tupaslethéd’Akshay,Hem?AkshayéclataderireetsetournaversHemnalini,maissansprendreaucunementgardeàluielleversa
duthédansdeuxtasses,entendituneàsonfrère,poussal’autredansladirectiond’Akshay,puislevalesyeuxsursonpère,quirépétait:—Sinoustardonstrop,ilferatropchaudsurletoit;viensdonc…—Audiablevoshistoiresdevêtements!s’écrialebouillantfilsdelamaison,Akshayestvenupour…Lacolèred’AnnadaBabouéclataenfin…:—Pensez-vousm’intimider,vousdeux?Voilàdesjoursquejevoussupportesansprotester,maisàla
finj’enaiassez.Hemnalini,machère,nousdéjeuneronsdorénavanttouslesdeuxseulsenhaut.Ilvoulutl’entraîner,maiselleobjectaavectranquillité:—Unmoment, cher père ; finissez votre déjeuner. Et vous,Akshay, puis-je vous demander ce que
contientcemystérieuxpaquet?—Nonseulementvouspouvezledemander,maisvouspouvezlevoir;répondit-ilenleluitendant.
ElleledépliaetvitunexemplairedespoèmesdeTennysonreliéenmaroquin.Elletressaillit,aussipâlequesielleavaitreçuuncoup.Unefoisdéjàelleavaiteuuncadeaudecegenre.Sansquenulensûtrien,unvolumedecettemêmeédition,aveclamêmereliure,dormait,soigneusementplié,dansuntiroirdesachambre.Sonfrèresouriait:—Lemystèren’apasétéentièrementéclairci,–dit-ilenouvrantl’ouvrageàlapagedegarde,poury
montreràsasœurcettedédicace,delamaind’Akshay:ÀSrimatiHemnalini,entémoignagedel’estimed’Akshay.Lajeunefillelaissatomberlelivrecommes’ileûtétéunfertropchaud,puisdétournantlesyeux:—Venez,père,fit-elle;ettousdeuxquittèrentlapièce.LesyeuxdeJogendralançaientdesflammes:—Jenepasseraipasuneheuredeplus sousce toit ! jem’en irai etgagneraimavien’importeoù
commemaîtred’école…—Eh,luiremontraAkshay,tuprendstoutautragique,vieux.Jet’aidit,rappelle-t’endonc,quetute
trompaissurlecomptedetasœur.J’aicédéàtesinstances,maisjesuispersuadéquejamaisellenesesouciera assez de moi pour m’épouser. N’y compte donc plus. Si nous voulons l’amener à un autremariage,nousdevonsmettretousnossoinsàluifaireoublierRamesh.—C’estassezvrai;maiscommentnousyprendre?—Nousnedevonspasassumerquejesoisleseuljeunehommeàmarierdanslemonde.Bienentendu,
sitasœurpensaitcommetoileschosesiraienttoutautrement,etmesancêtresnecompteraientpasavectantd’anxiétélesjoursdemoncélibat;maispuisqueteln’estpaslecas,cequ’ilnousfauttrouverc’estunsoupirantàsonidée,–etnonunmalheureuxdequielles’enfuit,quandellel’aperçoit,pouralleraérerlesvêtementsd’hiver!—Maisjenepuisentrerdansunmagasinpourluicommanderunfiancésurmesure.—Tutedécouragestropvite;toutel’affaires’eniraenfuméesitugalopesdecetrain.Neluiparle
pas demariage trop tôt, ou bien tu lui feras peur, et aumari aussi.Laisse leur connaissancemûrir, etguettel’occasionpourintroduireunesuggestion.—Ilsemblequecesoitunetactiquerecommandable;maisjevoudraissavoirsonnom,àcelui-là?—Tu le connaispeu,mais tu l’asvu ; c’est ledocteurNalinaksha.Eh !qu’ya-t-il làpour te faire
sauterenl’air?Sonnomn’estguèreenbonneodeurdansleBrahmoSamaj,maisqu’importe?Àcoupsûr,tunelaisseraspasunsibonpartiteglisserdesmainspourunebagatellecommecelle-là.—Cen’estpasquej’yattacheraisdel’importance,eneffet,maiscrois-tuqu’ilconsentiraità…—Jenedispasqu’ilopinerait si tu lui sautais aucouaujourd’hui aveccetteproposition ;mais le
temps opère des merveilles. Écoute-moi donc, Jogen : il doit faire demain une conférence ; emmèneHemnalini pour l’entendre. Il est excellent orateur, et il n’y a rien comme l’éloquence pour attirer lesfemmes.Cespauvrescréaturesneréalisentjamaisqu’unépouxquisaitécoutervautinfinimentmieuxqueceluiquisaitparler.—Maisilfautd’abordmeracontercequetusaisdeceNalinaksha.—Jeveuxbientedirecequejesais,maissitudécouvresdansmonhistoirequelquepaillequinete
plaisepasnetelaissepasinfluencer,car,àmonavis,unepetitepailleestunavantagequandellemetànotreportéeunarticleauquel,sanscela,nousnesaurionsprétendre.Et,tellequ’Akshaylaraconta,voicienrésumél’histoiredeNalinaksha:Sonpère,Rajballabh,étaitunpetitpropriétairedesenvironsdeFaridpour,quiverslatrentaineavait
jointleBrahmoSamaj,maisdontlafemme,aprèsavoirrefuséd’embrasserlanouvellereligiondesonépoux, avait continué de pratiquer l’orthodoxie, en prenant toutes les précautions nécessaires pourconserversapuretérituelle.Ilvasansdirequ’iln’avaitpointtrouvécetteattitudedesongoût.Quantaufils,Nalinaksha,sonzèledepropagandisteetuneéloquenceremarquableluiavaientvaludebonneheurela faveur d’être admis au sein duBrahmoSamaj. Il entra ensuite dans le servicemédical officiel desprovinces, et vécut l’existencenomadehabituelle aux fonctionnaires duBengale.Partout où il allait illaissait laréputationd’uneconduite irréprochable,d’unegrandehabiletéprofessionnelleetd’unepiétéfervente.Puis survintunscandale,Rajballabhayant toutàcoupdécidé,danssavieillesse,desemarieravec
certaine veuve de sa connaissance, et rien ne pouvant l’ébranler de cette détermination, car, disait-il,« ma femme actuelle n’est point ma vraie compagne, puisqu’elle ne partage pas mes convictionsreligieuses ; je considère que j’aurais positivement tort en m’abstenant d’épouser une personne qui,d’espritetdecœur,neferaqu’unavecmoi.»Etendépitdelaréprobationgénérale,ilavaitpersistéàvouloirconvoleravecsaveuve.LamèredeNalinakshasedisposadoncà lequitter,pourse rendreàBénarès. Son fils, qui s’était fait alors une excellente clientèle à Rangpour, abandonna tout sans uneminuted’hésitationpour l’accompagnerdans lavillesainte,bienque, touchée,elle luieûtdéclaréqueleurs idées n’étant point lesmêmes il ne devait rien changer à sa vie pour elle.À la vérité, le jeunehommeavaitvivementsouffertdel’insultefaiteàsamèreparlatrahisondesonpère,etilavaitrésoludefairedésormais,dubonheurdecettemère, lebutessentieldesavie. Il l’accompagnadoncàBénarès.Bientôt,elleluidemandas’iln’avaitpasl’intentiondeprendrefemme;désireusedeneluiêtreenrienunobstacle,elleluidéclaraqu’ilnefallaitpas,àcaused’elle,fairevœudecélibat,maisqu’aucontraireildevaitépouserquiluiplairait,sanscraindredesapartaucuneopposition.Là-dessus,ilavaitréfléchiunjouroudeux,puisilavaitditàlavieilledame:«Jeveuxvousprésenterunebelle-filleselonvotrecœur,une jeunepersonnedévouéeavec laquellevousn’ayezpasdepeineàmaintenir l’harmonie,etdont laconduitenevouscausejamaislamoindreinquiétude…»etilétaitpartipourleBengaleàlarecherched’uneépouse.Surcequiétaitarrivéensuite,lesrécitsneconcordaientpas,l’unprétendantqu’ils’étaitrendudansun
paysdecampagneoùengrandmystèreilavaitépouséuneorphelinemortepeudetempsaprès,tandisqued’autresémettaientdesdoutes.Poursoncompte,Akshayétaitportéàcroirequ’ilavaitétésurlepointdesemarier,maisqu’àlaonzièmeheureilavaitchangéd’idée.Quoiqu’ilenpûtêtre,ilétaitd’avisqu’ilsuffiraitàNalinakshadejeterlesyeuxsurHemnalinipour
êtrepersuadéqu’elleétaitexactementlapersonnequ’illuifallait.
CHAPITREXL
Aussitôtquesonamil’eutquittéJogendramontaettrouvasonpèreausalonoùilcausaitavecsafille.Le vieillard parut un peu honteux en apercevant son fils ; visiblement il regrettait d’avoir ainsi perdumomentanément tout son sang-froid. Aussi son accueil fut-il plus bienveillant qu’à l’ordinaire, tandisqu’illuiindiquaitunsiègeprèsd’eux.—Père,remarquale jeunehomme,vousnesortezjamais,Hemnalininonplus;celanevautriende
restertoujoursenfermé.—Oh,ditAnnadaBabou,nousavonstoujoursétédescasaniers;et,avantdelafairesortir,ilfautque
jemecreuselacervellepourtrouveruneraisoncapabledeconvaincrecettedemoiselle.—Vousn’allezpasmettre les torts àmoncompte, père, déclaraHemnalini, vous savezque je suis
toujoursprêteàvousaccompagneroùilvousplaît.—Ehbien,ditJogendra,ilyademainsoiruneconférenceàlaquellevousferiezbiend’assistertous
deux.Or,Annadasavaitparfaitementquelapauvreenfantexécrait,d’instinct, touteslesformesderéunion
publique,aussi,avantderépondre,laregardait-ilpourvoircequ’ellepensaitdecettesuggestion.Avecuneanimationfeinte,elles’écria:—Uneconférence?Etdequi?—DuDrNalinaksha.C’estunorateurextraordinaire;deplusonracontesurluilesplusromanesques
histoiresdesacrificeetdeconstance.Unhommeentremille,évidemment.—Ehbien,père,ilnousfautallerentendrecephénix.—C’estparfait;Jogen,tunousconduirasàcetteconférence,etfaisensortequenousn’yarrivionspas
en retard ;maisdis-moiunpeu ceque tu sais de ceNalinaksha, car on en entend les choses lesplusdiverses.Là-dessus, Jogendra se lança d’abord dans une tirade contre les amateurs de scandale en général,
déclarantavecindignationqu’ilyadesgens,plusreligieuxquelesprêtresmêmes,quicroientquelecielleuradépartiledroitdecalomniertoutlemonde;cesmarchandsdepiétémanquentplusquequiconqueàlacharité.—Ilestvrai,concédaAnnada,unhommes’aigritàdiscuter toujours lesfautesduvoisin,etcela le
rendétroitetsoupçonneux.—Est-celàuncoupdepattepourmoi,père?s’écrialebouillantjeunehomme;–jeneressembleen
rien à ces pieuses gens, je vous le garantis ; et je suis toujours prêt à dire en face à un hommemonopinion de lui, et qui plus est, à me servir de mes poings, si c’est nécessaire, pour mieux me fairecomprendre.Conciliant,sonpèresehâtadelecalmer:—Nesoisdoncpasridicule:àcoupsûrjenesongeaispasàtoi!Crois-tuqu’àl’heurequ’ilestjene
teconnaissepasencore?Jogendras’embarquaalorsdansunélogegénéreuxdeNalinaksha,puis,l’ayantconclu,ildéclara:—C’estpardévouementpoursamèrequ’ilarenoncéàtout,ettousvosbonsamis,cherpère,ontjugé
l’occasion propice pour inventer sur son compte on ne sait quelles fables. Pour moi, j’admire saconduite;ettoi,Hemnalini,qu’enpenses-tu?—Jesuisdetonavis.—Jesavaisbienquetul’approuverais,carjenedoutepointquesilanécessités’enprésentaittute
sacrifieraisdemêmepourlebonheurdenotrepère.
CHAPITREXLI
AnnadaBabouetsafillerevinrentdelaconférenceàlafindel’après-midi.—C’étaitvraimenttrèsbon,remarqualevieillard.CeNalinaksha avait paru étonnamment jeune sur l’estrade, et bien qu’il eut atteint lamaturité, son
expressiongardaitdelafraîcheur.Aveccelaunairdegravitémystique,quisemblaitrayonnerdesonêtreintérieur.Ilavaitdonnépourtitreàsacauserie:NosGainsetnosPertes,etl’idéegénéraleenétaitqueceluiquineveutrienabandonnernesaitrienacquérir,quecequiestobtenusanseffortn’estpasvraimentacquis,queseulnousappartientcequenousavonsgagnéparlerenoncement.Ilestcertesinfortunéceluiquivoitsespossessionsterrestresluiéchapper;maisenréalitél’âmehumaine,dansl’actionmêmedetoutlâcher,gardelepouvoirdereprendre,avecintérêt,cequ’elleaperdu.Si,quandnoussouffronspouravoirperduquelquechosedetrèscher,noussavonsinclinerlefront,croiserlesmains,etconsidérerquenousenavonsfaitdon,quenousfaisonsundondenotrerenonciation,denotrechagrin,denoslarmes,–alorslachoselaplusinsignifianteprendunsenssecret,letransitoiredevientéternel,etcequinenousétait qu’un simple instrument à usage journalier devient un des symboles de notre adoration, pour setrouverdésormaiséternellementàl’abri,danscetrésordutemplequ’estnotrecœur.CesparolesavaientfaituneimpressionprofondesurHemnalini.Àsaplacefavorite,surletoit,perdue
souslecielconstelléenunedecesméditationssilencieusesquesonfrèreluireprochaittant,ellesentitsoncœurpleinàdéborder,aucontrairedelaveille,etlaterreetleciel,neluiparaissaientplusvides.
Ensortantdelaconférence,JogendraavaitditàAkshay:—Surmafoi,tuasmislamainsurlebonhommequ’ilnousfallait.Maisquelmystique!pourmoi,la
moitiédecequ’iladitétaitdel’hébreu.—Il faut, rétorquasentencieusementsoncompagnon,connaître le justediagnosticd’uncasavantde
savoirquelremèdeluiconviendra.Hemnalinisouffred’uneillusionqu’elles’estfabriquéesurlecomptedeRamesh,etseulunmystiquepourralatirerdelà.Lesêtresàlabonnefranquettecommetoietmoin’yparviendraientjamais.As-tupenséàregardersafiguretandisqueleconférenciersedégonflait?—Oui,ettrèsévidemmentelleappréciaitfortcejargon;maisdecequ’elleapprouvelaconférence,il
nes’ensuitpasforcémentqu’ellesoitprêteàépouserleconférencier.—Elleseraitrestéebienindifférenteàlaconférencesitoioumoinousl’avionsprononcée.Tulesais,
l’ascétisme parle au cœur des femmes.Va lui proposer un homme ordinaire, elle le comparera à sonRameshetlerésultatseranul.MaisunNalinakshan’estpasunêtreducommun;ilneviendraitàl’idéedepersonnedelecompareràquiquecesoit.Dureste,présente-luiquelqu’und’autre:elledevineratonmotifetserévolteraàlaseulepensée.MaissitudécouvresquelqueprétextedeluiamenerNalinaksha,ellen’yverraquedu feu.Or,d’unegrandeadmirationàdesaccordailles la transitionestgraduelleetaisée.—Jenesuisbonàrienpourcesfinesses;j’aimeavoirmonfranc-parler,et,pourtedirelavérité,ce
type-lànem’apasautrementemballé.—Necommencepasàmettreenavanttesproprespréjugés;ilnefautpast’attendreàcequetoutes
chosessoienttoujoursàtafantaisie,etmets-toibiendanslatêtequeceneserapasparlaforcebrutale
quetuobligerasHemnaliniàoubliersonRamesh.Situveuxaboutir,suismesinstructionsàlalettre.—LefaitestquejetrouveenNalinakshatropdemystère.Cettesortedegensmeportesurlesnerfs,et
jedétesteavoiràtraiterquoiquecesoitaveceux,parcequ’onnesaitjamaissiceneserapastomberdelapoêledanslefeu.— Allons, vieux ; si tu brûles, ce ne sera toujours pas ta faute : voici que même les ombres
commencentàtefairepeuràprésent!Quandils’estagideRamesh,vousaveztousété,dèsledébut,plusqu’aveugles.Vouspensieztantdebiendelui!Iln’yavaitriendeplusloyal!etleplusgrandphilosophedepuisSankaracharyya, l’écrivain leplusdouédenotre époque, c’était lui.Personnellement jene l’aijamaisvud’unbienbonœil.Desgenscommelui,dontlesidéessonttoutesdanslesnuagesàforced’êtreélevées,j’enaivudestas.Maisjen’aijamaisoséouvrirlebeccheztoipourdirecequejepensaisdelui.Vousauriezjugéqu’unpersonnageaussipeucompétentquemoin’avaitpasautoritépourcritiquercepur génie, et vous auriez cru que j’agissais par jalousie. J’ose espérer qu’à présent vous vous rendezcompteenfinqu’ilvautmieuxadorercessurhommesàdistance?Àcoupsûr,iln’estpasprudentdeleurconfier lebonheurd’une sœur…Toutefois, et pour retourner ànosmoutons, souviens-toi duproverbesanscrit : un clou chasse l’autre. Il n’y a rien de mieux à faire pour le présent que d’adopter maproposition,etilneserviraitderiend’ergoter.—Écoute, tuneme feras jamaiscroire,quandmême tume le répéteraismille fois,quec’est toi le
premierquiasuvoirdanslejeudeRamesh;lavérité,c’estquetuledétestaistantqu’ilnepouvaitrienfairequinefûtsûrdetedéplaire.Etmaintenant,necompteenriensurmoipourlamiseàexécutiondetonpetitcomplot,carpourcequiestdedirequeNalinakshameplaît,jenelediraipas,pourlabonneraisonqu’ilnemeplaîtpasdutout.LorsqueJogendraetAkshayentrèrentensemblechezAnnadaBabou,Hemnalinidisparutdusalonpar
uneporteopposée.Akshayeutsonsourireleplusentendu.IlditàAnnadaBabou:—LesparolesdeNalinakshavontaucœur,etcelaparcequ’ellespartentducœur.—Ilestcertainementfortintelligent,acquiesçalevieillard.—Intelligent?Ilestmieuxquecela!c’estleplussaintpersonnagequiaitjamaisvécu.Jogendraneputsetenirdeprotester:—Nevienspasnousparlerdesaint!etqueleCielnouspréservedessaints…–s’attirantainsiune
semoncedesonpère,quipréféraitcroirevertueuxlesgensquisedisenttels.—Nalinaksha,–poursuivitlevieillard,–neparlaitpasdesecondemain,sil’onpeutdire,maisd’une
profonde expérience de la spiritualité. J’ai trouvé son message original et plein d’inspiration. Unhypocriten’auraitpuletransmettreaveccettebrûlanteconviction.Jecrainsseulement,selamentaAkshay,quesasanténepuisserésisterauxprivationsauxquellesilse
soumet.—Pourquoicela?N’a-t-ilpasunebonneconstitution?—Ilpassesesjournéesdanslaprièreetdansl’étudedestextessacrés.—Ilatort;nousn’avonspasledroitdenégligernoscorps,puisquecen’estpasnousquilesavons
créés.Pourpréserversasanté,ilsuffitd’observerquelquesrèglessimplesdont…Jogendraperdittoutepatience:—Celan’apointderapport,père.NalinakshaBabouestd’ailleursparfaitementbienportant,etenle
voyantcetaprès-midijemedisaisqu’uneviesanctifiéeproduitd’admirablesathlètes.Peut-êtredevrais-jem’yessayer.—IlyapourtantduvraidanscequedisaitAkshay,etlaplupartdenosgrandshommesmeurentàla
fleurdel’âge,nuisantainsiàleurpatrieennesesoignantpasmieux.EncequiconcerneNalinaksha,ilmesemblequetufaiserreur;quelqu’undevraitluidonnerquelquesbonsconseils.
Akshayparutfrappéd’inspiration:—Écoutez,jevousl’amènerai.Ceseraitœuvrepiequedeluiparlersérieusement.Celamefaitpenser
àcejusdelégumesquevousm’aviezrecommandéaumomentdesexamens,unmerveilleuxtonique!lemeilleurdesstimulantspouruncérébralcommelui…Jogendraensautadesachaise:—Tumerendrasfou,Akshay!tudislesbêtiseslesplusénormes…jenepuisenentendredavantage!
…Etils’élançahorsdelapièce.
CHAPITREXLII
Avantlacrisesentimentalequiébranlaitl’existenced’Hemnalini,AnnadaBabous’étaittoujoursportéàmerveille,etc’étaitalorsunemaniechezluiderecourirconstammentauxpanacéesrecommandéesparlesmédecinsdesdeuxhémisphères.Maintenant, il avait perdu tout intérêt dans sesdroguesmultiples.Tantquelamaladien’avaitétéqu’imaginaire,ilavaittrouvédanscesélixirsunsujetdeconversationquil’intéressait ;àprésentquesasantéétaitvraimentcompromise,ilnefaisaitplusaucuneattentionàsesmalaisesréels.De pure fatigue il s’était ce jour-là assoupi dans son fauteuil, quand Hemnalini, entendant dans
l’escalierlespasdesonfrère,posasonouvrageetsedirigearapidementverslaportepourl’avertirdenepasledéranger.Àsagrandeconsternation,ellevitalorsqu’ilamenaitNalinaksha,etelleétaitsurlepointdeseréfugierdansuneautrepiècequandJogendral’interpella:—Laisse-moiteprésenterNalinakshaBabou.Elles’arrêta,confuse,tandisqueNalinakshas’approchaitd’elleets’inclinait,sansleverlesyeux.AnnadaBabous’était réveilléet appelait sa fille.Elle rentrachez lui,pour luidireà l’oreillequel
visiteurétaitlà.Levieillards’empressaau-devantdeleurhôte,ens’écriant:— Nous sommes vraiment privilégiés de vous voir passer notre porte. Hemnalini, mon enfant, ne
t’enfuispas.Savez-vous,NalinakshaBabou,qu’ellem’aaccompagnéàvotreconférence,etqu’elleenaétéfortcontente?Unechosequevousavezdite,quenousneperdonsjamaiscequenousavonsunefoisacquis,maisqu’acquéririncomplètementc’estperdreenfait,m’afrappécommeunevéritétrèsprofonde.N’enest-ilpasainsi,mafille?C’estquandunechosenouséchappequenoussavonsàquoinousentenirsurnospossessionsvéritables.Venezpasserdetempsentempsunmomentavecnous,NalinBabou.Ceseranousfaireunegrandefaveur,carnoussortonspeu.Àtouteheuredujourvousnoustrouverezici,mafilleetmoi.Avantderépondre,Nalinakshajetauncoupd’œilsurlevisageunpeuembarrasséd’Hemnalini:—Neme prenez pas pour un pédant insupportable parce que j’ai employé tant de grandsmots sur
l’estrade.Cen’estquesurlesinstancesdesétudiantsquej’aipuconsentiràparler,–jen’ai jamaissurésister aux importuns !Mais j’espère les avoir découragés suffisamment pour ne jamais m’entendredemanderunerépétitiondeladosequejeleuraiadministrée!Cesbonsgarçonsn’ontpasfaitmystèredufaitquelestroisquartsdemondiscoursleuravaientéchappétoutàfait.Vousétiezlà,JogenBabou;necroyezpasquelescoupsd’œildésespérésquevousjetiezàvotremontrem’aienttrouvéinsensible.—Ilnefautpasfaireattentionàmoi,ditJogendra,car jen’ignorepasquesi jen’aipas toutsuivi,
c’estmaseuleintelligencequiétaitenfaute.ANNADA.–Jedirais,pourteconsoler,quecertaineschosesnesontaccessiblesqu’auxpersonnesd’un
certainâge.NALINAKSHA.–Voilà;etilyaunâgeoùl’onn’apasbesoindetoutcomprendre.ANNADA.–Parlefait,NalinBabou,ilyaunsujetdontjeveuxvousentretenir:leCréateurenvoiedes
hommesdevotretrempepouraccomplircertainestâches,etilneleurestpaspermisdemaltraiterleurscorps.Ceuxquiont àdonnernedoiventpointgaspiller leur capital, souspeinedeperdre toutes leurschancesdepouvoirdonner.
NALINAKSHA. –Vousvousapercevrez,quandnousnousconnaîtronsmieux,que jenemaltraiteaucunechoseencemonde.J’ysuisentrédépendantuniquementdelacharitéd’autrui,etpouramenermoncorpscommemonespritàsamaturité,plusd’unepersonneadûtravailleretétudier.Ceseraitdoncdemapartpurearrogance,etdesplusmalplacées,quededétruirecequejeseraisbienincapabledereconstruire.ANNADA.–C’estvrai;c’esttrèsvrai.Vousavezditquelquechosedecegenreàlaconférence.JOGENDRA.–Jesuisobligédesortir,parsuited’unrendez-vous.Excusez-moi,jevousenprie.NALINAKSHA.–Maisjevaispartiravecvous,etnousferonsensembleunboutdechemin.JOGENDRA. –Restez, jevousenconjure,etneprenezpasgardeàmonabsence.Onmevoit rarement
resterlongtempsàlamêmeplace.ANNADA.–Iln’importe,Jogen;etvraimentNalinakshaBabou,vousdevezrester.Cegarçonvaetvient
commeilluiplaît,etilnemeseraitpasfaciledeleclouerquelquepart…Jogendrafilapromptement,etAnnadaBaboudemandaàNalinakshaoùilétaitdescendu.Ledocteurse
mitàrire:—Jenesauraisdirequej’habiteenunendroitplusspécialementqu’enunautreencemoment.Chacun
demesamismetireàsoi;etcen’estpasquecelamedéplaise,maisonaimeparfoisunpeudepaixetdetranquillité.C’estpourquoivotre filsvientde louerpourmoiunpetitappartement toutprochedechezvous,danslamaisonvoisine.Cecheminécartéestvraimentreposant.Annada Babou fut enchanté à cette nouvelle, mais s’il avait regardé sa fille il aurait remarqué le
spasmedouloureuxqui contractait ses traits.Lamaisonvoisine était celledans laquelleRamesh avaithabité.Surcesentrefaites,et le théayantétéannoncé,ondescenditau rez-de-chaussée.Toutefois,augrand
chagrin d’Annada Babou, Nalin Babou s’excusa et refusa de prendre thé ou gâteau. Il crut sentirqu’Hemnalinidevinaitlacausedesonabstention,etcefutenlaregardantqu’ilexpliqua:—Necroyezpasuneminutequej’aielemoindrepréjugéouquejeblâmevoshabitudes;jeprenais
autrefoismonthérégulièrement,commevous;mais,vousl’ignorezpeut-être,mamèreadesopinionstrèsarrêtéessur lecérémonialde lapureté ;or,ellen’aquemoiaumonde,et jemesensmaintenantdansl’obligationd’évitertoutcequipourraitnuireàl’intimitédenosrelations.Ilplutàlajeunefilledevoirl’expressiondedévouement,sérieuxetgrave,quiéclairaàcesmotsle
visagedudocteur.Elleauraitvoululequestionnersurcettemèrequinepouvaitêtrequefortremarquableelleaussi,maisellen’osapas.
CHAPITREXLIII
IlnefallutpaslongtempsàNalinakshapourdevenirl’amiintimed’AnnadaBabouetdesafille.Avantdeleconnaître,Hemnaliniavaitsupposéqu’ilnesauraitdiscourirquedechosesspirituelles,etjamaisellen’eûtcrupossibledecauseravecluidespetitssujetsjournaliers.Elleledécouvritbientôtcapablemêmedeplaisanter,maistoujours,etjusquedanslesconversationslesplusanimées,ilconservaitunairlointain.Unjourqu’ilsétaienttoustroisréunis,Jogendraentraenuncoupdeventpourdireàsonpère:— Savez-vous que dans le Samaj on commence à nous appeler les « disciples » de Nalinaksha
Babou?Jeviensd’avoiravecPareshunequerellesérieuseàcesujet!—Ya-t-ildequoisefâcher?ditlevieillardensouriant,jenevoudraispasapparteniràunesociété
dans laquelle tous seraientmaîtres, et il est indispensable qu’il y ait des disciples. Sans eux, tout lemondeferaitdesconférences,etiln’yauraitpersonnepourrienapprendre.NALINAKSHA.–Alors,soyonstousdesdisciples.Jem’enrôleraisousvotrebannière,AnnadaBabou,et
nouspartirons,nousarrêtantpartoutoùilyauraquelquechoseàapprendre.Cependant,Jogendranevoulaitpasselaisserapaiser,etildéclara:—Tout cela est bel et bon,mais voilà qui est grave,NalinakshaBabou, simême vos amis et vos
parents ne peuvent vous recevoir sans être étiquetés. Il n’y a pas là de quoi rire, et vous devriezabandonnervoshabitudes.—Dequelleshabitudesparlez-vousdonc?—Onditquevousnerespirezqueparlesnarines,commeunYoghi;quevousfixezlesoleiletque
vousnemangezetnebuvezriensanstoutungrandcérémonial.Lerésultatestquevousêtesunemanièredephénomène,toutàfait«horsdufourreau»commeonditdanslasociétédesgensordinaires.Honteusedelabrutalitédesonfrère,Hemnalinibaissaitlesyeux,maisNalinakshanefitquerire:—J’admets,JogenBabou,qu’unhommequinesaitpastrouversaplacedanslasociétéordinaireest
en faute ;mais sûrement aucun être humainne doit rester sans cesse « au fourreau», nonplus qu’uneépée; lapartiedel’épéequicachelefourreauestlapartieessentielledel’arme.C’estsurlapoignéequel’artistedéploiesonhabiletéindividuelle,dansdesdessinsselonsongoût.Demême,unêtrehumainpeut fairemontredepersonnalitéhorsde lasociété,etvousnevoudriezpas luienlever ledroitde lefaire.Maiscequim’étonne,c’estquelesgenspuissentvoir,–etqu’ensuiteilssereconnaissentledroitdejuger,–cequejefaisquandjesuisenfermédansmachambreetloindeleursyeux.— Peut-être ne savez-vous pas assez que ceux qui se sont imposé la tâche de régénérer l’univers
considèrentcommeundevoirdedécouvrircequi sepassedans lamaisonde leurprochain?S’ilsneparviennentàriensavoirilsnesontpasembarrasséspourdeviner.Etilfautbienqu’ilensoitainsi,carautrementcommentreferaient-ilslemonde?D’ailleurs,NalinBabou,c’estquandonfaitdeschosesquene fontpas les autres, –mêmedans sonparticulier, –que lesgensprennentgardeàvous, et ceuxquiobserventlesusagesaccoutumésn’intéressentpersonne.Mêmemasœurvousavusurvotretoitetenaparléàmonpère,bienqu’ellen’aitcependantjamaiseul’idéedevousréformer!Indignée,Hemnaliniallaitparler,quandNalinakshasetournaverselle:—Nevousendéfendezpas.S’ilvousestarrivédeprendre l’airsur la terrasseaumomentdemon
adorationdumatinoudusoir,vousn’avezrienfaitdemal;etilnefautpasavoirhontedeposséderdesyeux…ANNADA.–Quiplusest,ellenem’ajamaisparlédevosprièrespourlescritiquer.Simplement,eten
touterévérence,ellem’aquestionnésurvospratiquesdedévotion.JOGENDRA. –Et ma foi, je ne comprends pas votre point de vue. Je trouve le cours ordinaire de
l’existence très confortable, et je ne vois pas l’agrément que peuvent comporter vos pratiquesmystérieuses. Cette sorte de chose tend seulement à rompre l’équilibre mental et à rendre étroit lejugementd’unhomme.Nevousfroissezpas,jedisleschosescommejelespense!Jesuisdecestypesquin’occupentquelesdernièresplacesauspectacledumonde,etn’aid’autremoyend’atteindreceuxdupremierrangqu’enleurlançantdespierres.Desmultitudesinnombrablessontdansmoncas,desortequesi vous nous laissez loin derrière vous, pour vous hausser à un monde irréel et tout à vous, vousdeviendrezuneciblepournoscoups.NALINAKSHA.–Àvraidire,ilyapierreetpierre.Quelques-unesnefontqu’effleurer,d’autreslaissent
uneégratignure.Ditesqu’unhommeestfou,traitez-leenenfant,etvousneluifaitesguèredemal;maissivous l’accusez demanie religieuse, si vous le représentez comme désireux de se poser en prophète,l’accusationestmoinsnégligeable.JOGENDRA.–Vraiment,NalinakshaBabou,jevouspriedenepointprendreenmauvaisepartcequej’ai
dit.Ausurplus,vouspouvezfairesurvotretoit toutcequ’ilvousplairasansquej’aieaucundroitd’yobjecter ; j’ai voulu dire seulement qu’aussi longtemps qu’on reste dans la limite des conventionsmondainesonn’attirepaslesremarques.Pourmoi,jemecontentedesuivrelescheminsbattus,car,jelesais,sitôtquenousenpassonslesbornes,unefouledecurieuxestlàpournousépier.NALINAKSHA.–Etoùcourez-vousmaintenant?Sitôtquevousm’avezprécipitéduhautdemontoitsur
lesolprosaïquevousvoulezdécamper?JOGENDRA.–Unediscussionmétaphysiquemesuffitpourlajournée,etjevaismepromener…Quandsonfrèrefutparti,Hemnalinirestaassiselesregardsàterre,àtripoterentresesdoigtsnerveux
les franges d’un tapis, et qui l’aurait regardé de près aurait vu ses paupières humides. Le contactjournalier de Nalinaksha lui avait révélé ses propres défauts, et passionnément elle tâchait de suivrel’exemplequ’illuidonnait.Àl’heuredel’épreuve,quandenvainelleavaitcherchéunsoutien,enelle-mêmeouenautrui,illuiavaitfaitvoirlaviesousunaspectnouveau,etdeplusenpluselles’éprenaitdel’idéedesesoumettreentièrementàunefermediscipline.Deplus,lechagrinestuneémotionquinesecontentepasd’existercommeunesimpledispositionde
l’esprit ; il cherche à s’épancherdansune tâchedifficile. Jusque-là, le courage lui avaitmanquépourfaireunteleffort,etelleavaitéprouvéungrandallégementquandelleavaitenfinrésoludemarchersurlestracesdeNalinaksha,deseplieràdesrèglesaustèresetàunrégimedesplusstricts.Danscetteidée,elleavaitdéjàfaitenleverdesachambretoutameublement;tapisetcarpettesavaientdisparu,etsonlitétait dissimulé derrière un paravent. Chaque jour c’était de sesmains qu’elle arrosait et balayait sonplancher.Le seul luxequ’elle eût conservé était unbol toujours rempli de fleurs.Après sonbain ellerevêtait des vêtements blancs, sans un fil de couleur, et s’asseyait sur son parquet, dans le soleil quitombaitsansobstacledesfenêtresdépourvuesderideauxetgrandesouvertes,etdetoutsonêtreelleseplongeaitdanslalumièreetlesventsduciel.Annada Babou ne pouvait s’élever à ces hauteurs d’exaltation religieuse, mais il se réjouissait de
l’éclat intérieur que cette discipline volontaire donnait au visage de sa fille bien-aimée. Quant àJogendra,àplusieursreprisesdéjàilavaitfaitconnaîtresondéplaisir.Ilricanait:—Jenesaiscequivousatouspiqués,maisvousavezfaitdelamaisonunterrainsacré,etilnes’y
trouvequ’àpeinelaplacepourqu’unpauvrediabletelquemoiypuisseposerlespieds…
Un matin, elle était absorbée dans ses méditations quand son père entra suivi de Nalinaksha, carsouventmaintenantc’étaitsursonplancherquetoustroiss’asseyaientetdissertaient.Lecœurdelajeunefille était en cet instant plein à déborder. Avec le geste respectueux que l’on réserve pour un parentvénéréoupourunmaître,elle seprosternadevant sonpèreet sonamiet toucha lapoussièrede leurspieds, à la confusionvisible deNalinaksha. Jamais il n’était venu si tôt, et elle leva sur lui des yeuxinterrogateurs. Il expliqua qu’il avait reçu des nouvelles de Bénarès ; sa mère n’allait pas bien ; ilquitteraitCalcuttaparletraindusoiret,devantpasserlajournéeàsespréparatifs,ilétaitvenupourleurfairesesadieux.—Jeregrette,ditAnnadaBabou,d’apprendrequevotremèreestsouffrante.Puisselecielluirendre
bientôtlasanté!Pourvous, jeneserai jamaisenmesuredevousrendreleréconfortquevousm’avezapportéencesdernièressemaines.—C’estmoi,l’assuraNalinaksha,quirestevotredébiteur.Vousm’aveztémoignéuneamitiésincère,
et le sérieux avec lequel vousprenez toutes choses a donnépourmoiun sensnouveau auxproblèmescompliquéssur lesquels jeméditedepuisquelque tempsdéjà.Votre façond’accepter lavieaétépourmoiuneinspiration;etcroyezbienquej’apprécielebonheurdecommunieravecdesâmescommelesvôtres.—La chose étrange dans tout cela, résumaAnnadaBabou, c’est qu’avant de vous rencontrer nous
avionsgrandbesoindequelquechosequenousnesavionsdéfinir.Vousêtesapparujusteaumomentoùnous ne pouvions plus nous passer de vous : vous nous avez été envoyé par la Providence ; nous nel’oublieronsjamais.—Etmoi,jen’avaisrienrévélédemavieintérieureàpersonneavantvous;ainsivousm’avezétéà
moiaussiuneaideprécieuse…Hemnalinineprenaitaucunepartàlaconversation.QuandNalinakshaselevapours’enaller,ellelui
ditseulement:—N’oubliezpasdenousfairesavoircommentvousaureztrouvévotremère.Puisdenouveauelleseprosternadevantlui.
CHAPITREXLIV
Encesdernierstemps,Akshayn’approchaitplusdelamaison;mais,aprèsledépartdeNalinaksha,Jogendraleramenaunjouràl’heureduthé.Akshayespéraitpouvoirjuger,àl’attitudedelajeunefille,jusqu’à quel point le souvenir deRamesh s’atténuait.En fait, elle lui parut très à l’aise, et c’est sansaffectationaucunequ’elleremarqua,amicale:—Nousnevousvoyonsplus.Surquoiilrépliquaaussitôt:—Trouvez-vousdoncquejevauxlapeined’êtrevu?Ellesemitàrire:—S’ilfautvraimentn’allervoirqueceuxquitrouventquenousenvalonslapeine,nouspasseronsnos
journéesdanslasolitude.JOGENDRA.–Akshayveutconcourirpourunprixd’humilité,maisHemvaencoreplusloinquelui,et
quepersonne.Jevoudraiscependantfaireuneremarqueàcesujet:lesêtresordinaires,dontjesuis,sontuneexcellentecompagniepourlecommundesjours;ilestdesexceptions,qu’onnesauraitendurerquede temps à autre, parce qu’il serait impossible de les supporter souvent ; c’est pourquoi ces gens-làcourentlesforêtsetlesmontagnesetlescavernes:s’ilsvenaients’établirenpermanenceauprèsdenous,leshumblespersonnagescommeAkshayetmois’enfuiraientauboutdumonde.Ilyavaitdanscesparolesunaiguillonqu’Hemnalininemanquapasdesentir,maisaulieuderépliquer
elleservitlethéauxtroishommesetleleurtendit.Lefaitqu’ellen’enprenaitpointlaferaitgronderparsonfrère,maisilluiimportaitpeu.Defait,ils’écria:— Et la voilà en route pour de bon vers l’ascétisme ! Sans doute les feuilles de thé sont-elles
dépourvuesdetoutevéritableessencespirituelle,eh?CefutAnnadaBabou,lavoixémueetlesmainstremblantes,quirépondit:—J’aiessayélongtemps,Jogen,desupporterensilencetesrudesses,carellesmemettentdansuntel
étatquesijeparlais…Hemnaliniselevapourluiprésenteruneassiettedegâteaux,Jogendras’excusadesesparolessouvent
maussadespuisdécampaavecAkshay.Cettenuitmême,AnnadaBabou eut unemauvaise crise, et le docteur qu’on appela recommandaun
séjour d’au moins six mois à une altitude plus élevée. Le choix du vieillard se porta sur Bénarès.Secrètement,c’étaitaussiceluid’Hemnalini.DepuisledépartdeNalinaksha,elleavaitconsciencequesesdévotionsperdaientdeleurferveur.Tantqu’ilavaitétélàsesaustéritésluiavaientétéunappui,etlaclartéquiéclairaitl’expressiondujeunehommeetquidisaitsapiétésûreetsabontétranquillefortifiaitsanscesselecouraged’Hemnalini.Luiabsent,tantdezèlesubissaituneéclipse;lalassitudesefaisaitsentir;elleseremettaitàsongeràsonavenirperdu,etsondésespoirélevaitlavoixcommeparlepassé.Cependant,quand le jour suivant Jogendra tombaaumilieude leurspréparatifset s’informadu lieu
choisipourleurvillégiature,AnnadaBabouréponditvaguementqu’ilsferaientunpetitvoyageavantdes’installeroùquecesoit…—Jeregrette,ditlejeunehomme,denepouvoirvousaccompagner,maisj’aiprésentémacandidature
àunpostedeprofesseuretj’attendsmanominationd’uninstantàl’autre.
CHAPITREXLV
RameshrentraàGhazipourlematin.Lesruesétaientencorepresquedésertes,et,danslefroidperçant,ilsemblaitquelesarbresquibordaientlarouteseserrassentpoursemieuxréchauffersousleursfeuilles.Unebuéefloconneuseétaitposéesurchaquehameau,faisantpenseràlamèrecygnequiétendsesailessursacouvée.Maistandisqu’iltraversaitenvoiturelesenvirons,Ramesh,enveloppédansunimmensemanteau,nesentaitautrechosequelespulsationsdesoncœur.Ilfitarrêterauportailetdescendit.Kamalaauraitentendulebruitdesroues,etellel’attendraitsousla
véranda.Illuiapportaitunbeaucollier,qu’illuitardaitdepasserlui-mêmeàsoncou,etilsortitlaboîtede lapochedesonpardessus.Pourtant,quand il futà lamaison, il trouva lesportescloses,etBishandormaitplacidementdanslavéranda.Ils’arrêta,toutchagrin,puisappelaledormeur.C’étaitunefroideréception,pourunhommequesonagitationavaittenuéveillélaplusgrandepartiedelanuit!Cesappelsrépétésn’éveillantpointBishanildutletirailler.Leserviteursemitaussitôtsursonséant,
etregardaautourdelui,trèsahuri.—Tamaîtresseest-ellelà?luidemandaRamesh.—Oui,balbutial’autre,somnolent,etretombantsurledos,ilserendormit:Rameshn’eutqu’àpousserlaportepourl’ouvrir,etilparcouruttouteslespiècesl’uneaprèsl’autre:
elles étaient vides. Il fit le tour du jardin, fouilla la cuisine, alla vers les bâtiments réservés auxdomestiques:Kamalan’étaitnullepart.Le soleil étaitmaintenant levé, les corbeaux commençaient à croasser, et deux ou trois fillettes du
villageapparurentleurcruchesurlatête;ellesvenaientchercherdel’eauaupuits.Dansunecourentouréedemurs,del’autrecôtédelaroute,despaysanness’étaientmisesàmoudrele
blé,toutenchantantdeleursvoixdiscordantesetaiguës.Ramesh retournadans lavérandaet,penché surBishan, il le secouaavecvigueur. Ilne tardapasà
s’apercevoirquesonhaleinesentaitfortementlerhum,etparvinttoutdemêmeàlemettresurpieds,maisilneputentireraucunrenseignement.D’aprèslui,Kamalaétaitlàlaveille,etilnepouvaitserappelerqu’ellefûtalléequelquepart.ÀcemomentUmeshparut,somptueusementvêtuetlesyeuxfortbattuspourn’avoirpasdormi.Ramesh
lui posait lesmêmes questions quand il fut interrompu par le cocher de sa voiture qui réclamait sonsalaire,etilenprofitapoursefaireconduirechezl’oncle.LàilappritquetarddanslasoiréedelaveillelapetiteOumis’étaitmiseàcrier,avecunefiguretoutebleue,alarmantainsitoutsonmonde.Rameshseditquepeut-êtreKamalaavaitétéappeléepouraideràsoignerlepauvrebébé,etilattenditqueBipinefut allé aux informations. Ses espoirs avaient reçu une douche. Fort déprimé, il commençait à se direqu’unespritmalveillantcherchaitàempêcherleurréunion.ÀsontourUmesharriva.Sailajal’aimaitetilavaitseslibresentrées.Elleparuttoutesaisiequandil
allaluidemanderoùétaitsamaîtresse:—Maistuespartihieravecelle!s’exclama-t-elle.—Maisoùest-elle,maintenant?gémitl’enfant.—Queveux-tudire?Explique-toi!— Elle n’a pas voulu que je reste avec elle, et m’a envoyé chez Sidhou Babou, pour voir la
représentation.—C’estdujoli!etBishan?—Ilditqu’ilnesaitrien.Ilabubeaucoupdetoddyhiersoir.Bipineentrait.Sailaluifitunepeuraffreuse,enluicriant:—Quelaffreuxmalheur!onnetrouvepasKamalachezelle!avez-vousvuRameshBabou?—Maisoui,illacroyaitici,et…—Accompagnez-le,etcherchezpartout…Lesdeuxhommesreprirent lavoiturepourrentreraubungalow.Aprèsbiendespeines,onparvintà
recueillir quelquesmaigresdétails : à la fin de l’après-midi précédenteKamala était partie seule, sedirigeantversleGange,aprèsavoirrefusél’escortedeBishanàquielleavaitfaitprésentd’uneroupie.Ilavaitprissonposteà l’entréede lapropriété,etunmarchandambulantavaitpassépar là,avecsongrogtoutfrais,auquelBishann’avaitsurésister.LepauvregarçonnepouvaitquemontrerdudoigtlecheminqueKamalaavaitsuivienpartant,et,entre
lesmoissonscouvertesderosée,Bipine,RameshetUmeshpartirentàlarecherchedeladisparue.Umeshjetaitdedroiteetdegauchedesregardsaffolés,commeceuxd’unetigresseàquionaprissonpetit.Tous trois s’arrêtèrent sur le rivage.De là ils pouvaient voir tous les alentours, étincelants sous le
soleildumatin.Pasuneâmen’étaitenvue,etlesappelsd’Umeshnereçurentd’autreréponsequel’échorenvoyépar lahautebergeopposée.Lepetitgarçon rôdadans les environs, et finitpar apercevoirunobjetblanchâtre;ilycourut:c’étaituntrousseaudeclésenveloppéd’unmouchoirettombéauborddel’eau.LesclésétaientcellesdeKamala,etl’empreintededeuxpetitspiedsétaitrestéedanslaboue,tournée
dansladirectiondufleuve.Unpeuplusloin,l’œilvigilantd’Umeshsaisitunscintillementdansl’eau;l’enfantattiral’objet:c’étaitunepetitebrocheenémailmontésuror,uncadeaudeRamesh.Réalisant ceque signifiaientde tels indices, lepetitgarçonéclataencris lamentables.Sautantdans
l’eau, il plongea à plusieurs reprises, fouillant le fond de vase au point de troubler le courant, etparaissant tout à fait fou.Ramesh était trop assommé par le coup pour rien dire, et ce futBipine quirappelaUmesh,maiscelui-cirefusadesortir,sedésespéraetcria:—Mère,ômère,pourquoiêtrepartieetm’avoirlaissé,commecela?Bipinen’avaitaucuneraisondesetourmenterpourlegamin,quinageaitcommeunpoissonetn’aurait
pusenoyermêmes’il l’avaitvoulu.Ilfinitduresteparselasserdevadrouillerinutilementdansl’eaudevenuebourbeuse,et en sortitpour sevautrerdans le sable,end’amères lamentations.Bipine tournaalorssonattentionsurRamesh,qu’iltentadetirerdesastupeur:—Nousnefaisonsqueperdredutemps,RameshBabou;ilfautprévenirlapoliceetprocéderàdes
enquêtes…Personne ne mangea ce jour-là, ni ne dormit, dans l’entourage de Sailaja, et la maison de l’oncle
retentitdepleursetdesanglotsdésolés.Despêcheursfurentengagéspourdraguerlefleuve.Lapolicepassaaucribletouslesenvirons,etplus
spécialement les gares, mais aucune jeune Bengali répondant au signalement de Kamala n’avait étéaperçuelaveille,prenantletrainpourunedirectionouuneautre.L’onclerentracettemêmeaprès-midi,etlorsqu’ileutentenduendétailcequis’étaitpassé,quandileut
connaissancedel’étrangeconduitedelajeunefemmeavantsadisparition,ilnedoutapointqu’elleeûtmisfinàsesjours.Rameshfuttellementsaisiparcettecatastrophequ’ilneputverserunelarme.IlsedisaitqueleGange
la lui avaitdonnée, etqu’il l’avait reprise, comme leboutonde fleurque jette ledévot aucourantdufleuve sacré. Debout à l’endroit où les clés avaient été retrouvées, il contempla une dernière fois
l’empreintedespas légers.Puis,quittant ses souliers et sesvêtements, il s’avançadans l’eauet lançabienloinlecollierqu’ilavaitapportéd’Allahabad.IlpartitdeGhazipour le lendemainmatin ;mais l’oncleétait tropprostrésous le terribleévénement
ainsiquetouslessiens;personnen’ypritgarde.
CHAPITREXLVI
Rameshnevoyaitplussonavenirquecommeunmur.Iln’yavaitplusrienàespérerpourlui,nitravailréguliernidemeurestable.IlsedisaitquelecoupcrueldontleDestinl’accablaitlerendaitincapableàtout jamais de s’intéresser aux affaires de cemonde.Un arbre foudroyé n’est plus à sa place dans lapépinière.Il chercha l’apaisement dans les voyages, et se rendit d’un lieu à un autre, sans répit.Duhaut d’un
bateau,surlefleuve,ilassistaauspectaclesansfinqu’offrentlesescaliersqui,àBénarès,descendentauborddel’eau,avecleursprocessionsmontantesetdescendantesdepèlerinsetdefidèles.IlserenditàDelhi et vit le Koutoub Minar8. De là il passa à Agra, où il visita le Taj Mahal9 au clair de lune.D’Amritsar au Temple d’Or, il fit le voyage deRajpoutana, et le pèlerinage des sanctuaires duMontAbou.Ettantquecedémonduvagabondageleposséda,soncorpsnisonespritneconnurentderepos.Maisfinalementiléprouvadelanostalgie,etsespenséesretournèrentauhomeancestral,àlapaisible
demeure de son enfance, qu’il avait si longtemps presque oubliée, puis au lieu idéal de son premieramour.Quand l’appel se fit trop insistant, ilmit finbrusquementauxexcursionspar lesquelles ilavaitespéréendormirsamisèreet,ayant retenusaplacedans leprochainexpresspourCalcutta, ilymontaavecunlourdsoupir.IlpassaquelquetempsàCalcuttasansoserrisquersespasdansladirectiondeKaloutola,maisunjour
ilpoussajusqu’àl’entréedupetitcheminoùilavaitdemeuré;lelendemain,ilpritsoncourageàdeuxmains,etmarchajusqu’auseuild’AnnadaBabou.Toutétaitferméetcadenassé,etiln’yavaitplustracedeviedanslamaisonjadissigaie,maisilluivintàl’espritqueSoukhanétaitpeut-êtreencorelà,etilfrappa longtemps à l’huis. Un voisin, Chandra Mohan, assis sous son porche à fumer le hookah, lereconnutenfinetl’interpella:— Est-ce bien vous, Ramesh Babou ? Et comment allez-vous ? Vous ne trouverez personne chez
AnnadaBabou.—Savez-vousoùilest,monsieur?—Non;ilestavecsafille,àl’intérieurdupays;jen’ensaispasdavantage.—Personnenelesaccompagne?—Non;jelesaivuspartir;ilsétaienttousdeuxseuls.—Onm’avaitditqu’uncertainNalinBabouétaitaveceux.—Non,non;onvousamalrenseigné.NalinBabouavécuquelquetempsdansvotreanciendomicile,
maisilestpartipourBénarèsplusieursjoursavantqu’AnnadaBabouaitdécidédequitterCalcutta.RameshtentaalorsdetirerdeChandraMohanquelquesrenseignementssurceNalinBabou,etapprit
qu’il s’appelait tout au longNalinakshaChattopadhyay, qu’il avait, croyait-on, pratiqué lamédecine àRangpour,etdemeuraitmaintenantàBénarèsavecsamère.Ils’informadecequedevenaitJogen,etsutqu’ilétaitàBisaipour,enMymensingh,directeurd’une
écolesupérieure.CefutalorsletourdeChandraMohandequestionner.—Ilyalongtemps,observa-t-il,qu’onnevousavaitvu;oùdoncétiez-vous?
Rameshn’avaitplusaucuneraisonderiencacher.Ilrépondit:—J’étaisallém’établiràGhazipour.—Etvousallezrevenirici?—Jen’enaiguèreenvie,maisnesaispasencore.ÀpeineRameshavait-iltournélestalonsqu’Akshayparut.Jogendraluiavaitdemandé,enquittantla
ville,depasserdetempsentempsàlamaisonenl’absencedelafamille,etjamaisAkshaynenégligeaitun devoir une fois accepté ; il venait donc assez souvent, pour s’assurer qu’un des deux domestiqueslaissésàceteffetétaitdegarde.ChandraMohanl’avertitaussitôtdelavisitedeRameshBabou.—Etquevoulait-il?s’écriaAkshay.—Jen’ensaisrien.Jeluiaidonnélesinformationsqu’ilmedemandaitconcernantlafamille.Ilétait
sichangéqued’abordj’aieupeineàlereconnaître.—Vousa-t-ilditoùildemeuraitàprésent?—IlaétéàGhazipourmaisilenestparti,etnesaitpasencorecequ’ilfera…PendantcetempsRameshrentraitchezlui,sedisantquelaDestinéecontinuaitàsemoquerdelui,et
quesesrelationsavecKamalad’uncôté,cellesd’HemnaliniavecNalinakshadel’autre,feraientpourunromanunedecesintriguesquepersonnen’acceptecommevraisemblables.Pourtant,ilsesentaitunpeuréconfortéàlapenséequ’ilavaitmaintenantretrouvésaliberté,etquepeut-être,audernierchapitredecettehistoiredesavie,leDestinnesemontreraitpastropdur.
Ledimanche suivant, Jogendra, qui avaitmaintenant sapetitemaison à lui, lisait tranquillement sonjournalquanduncommissionnairedubazarvintluiapporterunenote.Ildutsefrotterlesyeuxenvoyantlasuscription,carelleétaitdel’écrituredeRamesh.Il l’ouvritaussitôt :deuxlignesl’informaientqueRameshl’attendaitdansunmagasindeBisaipour,etavaitunecommunicationàluifaire.Jogendraselevad’unbond.IlavaitpuseséparerdeRameshaveccolère,aprèsunescèneorageuse,
mais il y avait longtemps de cela ; et à la soudaine réapparition, dans ce désert, de l’ami de sonadolescence, il se sentit tout heureux, non seulement de le voir mais encore de satisfaire enfin sacuriosité.Danstouslescas, lerencontrernepouvaitfaireaucunmal,surtoutpuisqueHemnalinin’étaitpaslà.Il suivit donc leporteurdumessage à la recherchedeRamesh, et le trouva assis surune caissede
kérosènerenversée,danslaboutiqued’unépicier,quiluiavaitoffertdutabacdanslehookahréservéauxBrahmanes,maisqui, ayantouïquecemonsieur à lunettesne fumaitpas, l’avaitplacéensuitedans lacatégoriedecesêtresimpossiblesàclasserqueproduitlaviedesgrandesvilles,etn’avaitpasinsistépourconnaîtresonidentitéetcauseraveclui.Jogendras’avançavivement,serralamaindeRameshetletirasursespiedsens’exclamant:—Jenetecomprendraijamais,maparole!tevoilàaveclamineplusferméequejamais.Etpourquoi
nepast’amenertoutdroitchezmoi,aulieudetecolleràmi-cheminaumilieudesépices?Onpourraitcroirequetuaimesl’odeurdelamélasseetleparfumdurizgrillé!Surprisd’unaccueilsichaleureux,Rameshsecontentadesourire,etselaissaemmenerparsonami,
quinecessaitdebavarder:—Quelesthéologiensprêchenttantqu’illeurplaira,ilsneparviendrontpasàexpliquerlesvoiesde
laProvidence.Regarde-moi:j’aiétéélevéàlaville,onavoulufairedemoiuncitadinauthentique,etmevoilàjetédanscettesolitudehurlante,àaffamermonâmeaumilieudesrustiques.—Cetendroitparaîtassezagréable,remarquaRamesh,quiregardaitautourdelui.—Cequisignifie,pourtoi,qu’onypeutêtreseul.Maisjetâched’êtreplusseulencore,etj’aichassé
loindemoil’êtreleplussociablequej’yaierencontré.—Toutdemême,situytrouveslapaixdel’esprit…—Nemeparlepasd’unechosepareille!Durantuntemps,j’aifaillilittéralementétoufferdetropde
paix de l’esprit, et jeme suis bien vite remis àmonoccupation favorite, qui est de rendre toute paiximpossible.Àprésent,mevoilààcouteauxtirésaveclesecrétaireducomitéscolaire,etaprèsl’aperçuquejeluiaidonnédemoncaractère,ilnesemesurerapasdesitôtavecmoidenouveau.Nevoulait-ilpasquejeluifassedelapropagandedanslesjournauxanglais?Jeluiailaisséentendrequejen’aipasd’autremaîtrequemoi-même…Aussin’est-cepaspourmesvertusqu’onmegardeici,maislesautresfonctionnaires pensent beaucoup de bien de moi, de sorte que mon comité n’ose se défaire de mapersonne.Maislesyeuxdontcesgens-làmeregardent!…Iln’yaplusquemonchienPunchavecquijepeuxcauser.IlsétaientarrivéschezJogendra,etRameshselaissatombersurunechaise,malgréJogendraquitout
d’unehaleinepoursuivait:—Net’assiedspassivite.Jen’aipasoubliécommetutiensàtonbaindumatin:viensd’abordàmon
tub ; pendant ce temps je remettrai la bouilloire en train, et je profiterai de ta visite pourm’offrir unseconddéjeuner…La journée entière s’écoula à festoyer, à causer et à se reposer, sans que Jogendra laissât jamais à
Rameshuneoccasiondementionnerl’affaireimportantequil’avaitamenéàBisaipour.Cependant,aprèssouper, ils tirèrent leurs fauteuils sous la lampe, et tandis qu’au dehors les ténèbres étaient toutesvibrantesdespleursdeschacalsetdestrillesdescriquets,Rameshputenfinexpliquercequ’ilavaitsurlecœur.— Jogen, dit-il, tu dois deviner ce quim’a amené chez toi. Tum’as, un jour, posé une question à
laquellejenepouvaisrépondre;aujourd’hui,riennem’enempêcheplus…Et lentement, lavoixémue, il raconta toute l’histoiredeKamala. Il s’arrêtaitparfois tant ilavaitde
peineàcontinuer,maisJogendranefitjamaisminedel’interrompre.Etcenefutquelorsquesonamieûtachevésonrécitqu’ilmurmura:—Defait,sialorstum’avaisdittoutcela,jenet’auraispascru.—C’esttoutaussidifficileàcroiremaintenant…Jevoudraisquetuviennesavecmoiauvillageoù
j’aiétémarié,puisjeteconduiraichezl’oncledeKamala.—Jerefusedebouger,carcelan’estpointnécessaire,puisquejetefaisconfiance,commejel’avais
toujoursfaitimplicitement;jetedemandepardond’avoirunefoismanquéàcettehabitudedetoujours.Jogendras’étaitlevé,etlesdeuxamiss’étreignirent.QuandRamesheutretrouvésavoix,ilajouta:—LaDestinéem’aprisdansuninextricablefiletdeduperiedanslesmaillesduqueljeprenaistous
ceuxquim’approchaient.Maintenantquetoutestéclaircientrenousetquejen’aiplusrienàcacher,jerespireenfinlibrement.Jenesaispasencore,etsansdoutenesaurai-jejamais,cequiapousséKamalaau suicide,mais une chose est sûre : c’est que c’était là pour elle la seule solution. Je frissonne à lapenséedesdifficultéscontrelesquellesnousaurionseuànousdébattre,siellen’avaitpasainsicoupélenœudgordien.—Jenesuispas tellementcertainqu’elle se soit suicidée.Néanmoins, la seulequestionqu’ilnous
resteàrésoudreestcelledeNalinaksha.Jenecomprendspaslesgensdesonespèce;et tulesais, jen’aimeguèrecequejenecomprendspas.Maistantdegens,aucontraire,selaissentattirerparcequiestmystère pour eux… Et c’est ce qui m’épouvante pour Hemnalini : quand elle a commencé à refuserviandeoupoisson,quandelles’estmiseàs’abstenirmêmedethé,sesyeuxontperdutoutleuréclatrieuretmêmeàuneplaisanterie ellen’aplus répondudès lorsqu’avecundoux sourire.Pourtant, avec tonaide,jelasauveraiencore,sois-enpersuadé.Ainsi,prépare-toiàceindretesreinsdenouveau,etnouspartironsenguerre,contrel’ascèteNalinakshacettefois.AttendonsseulementlesvacancesdeNoël.
—N’est-cepaslàundélaiinutile?Etnevaudrait-ilpasmieuxquej’entreencampagneseuletdèsàprésent?—Jamaisdelavie!c’estmoiquiairompuvotreengagement,c’estàmoidelerenouer.Jusque-là,tu
esmonhôteetlerestera.Maintenantquejemesuisquerelléavectoutlemondeici,j’aibesoind’unamipourmeremettredansleton.Duranttoutesmessoirées,jen’aipaseud’autreoccupationqued’entendreleslamentationsdeschacals,etj’éprouveuntelbesoindeconverseravecquelqu’unquetavoixestunemusiquepourmesoreilles…
CHAPITREXLVII
Desoncôté,AkshayruminaitlesrenseignementsqueluiavaitfournisChandraMohan;ilsedemandaitcequ’ilpouvaitbienyavoiraufonddetoutcela,etpourquelleraisonRameshavaiteu«l’effronterie»de reparaître. Il résolut de se rendre àBénarès pour ymettreAnnadaBabou sur ses gardes,mais des’arrêterenrouteàGhazipour,afind’ycueillirquelquesinformationsprécises.C’estainsiqueparuneaprès-mididedécembreildescendaitàGhazipour,unevaliseàlamain.Il commença par interroger les boutiquiers du marché, sur un avocat bengali du nom de Ramesh
Babou ; les commerçants de l’endroit n’en avaient point entendu parler. Il dut alors s’adresser auxtribunaux ; en cette fin de journée ils se fermaient déjà, mais un avocat bengali très enturbanné, quimontaitdanssavoiturequand il l’accosta,put luidirequeRameshavaithabitéquelque tempschezunami.Toutefois,l’avocatignoraits’ilyétaitencore;ilsavaitseulementquesafemmeavaittoutsoudaindisparu,etpassaitpours’êtrenoyée.AkshaycrutvoirclairdanslejeudeRamesh:parcequesafemmeétaitmorte,ilchercheraitàpersuaderHemnaliniquejamaisiln’avaitétémarié!L’oncle,chezqui il se renditensuite,nefutpasmaîtredesonémotionquand il lequestionna,et les
larmescoulèrentdesesyeux:—Puisquevous êtesun amideRameshBabou,dit-il, vous avez connucertainement cette adorable
Kamala,etvousneserezpas surprisd’apprendreque je l’ai toutdesuiteconsidéréecommema fille.Commentaurais-jepuprévoirquelachèrecréaturenouscauseraitunesiaffreusepeine?—Toutcelameparaîtincompréhensible,réponditAkshay,avecunesympathiefeinte;ilparaîtévident
queRameshnel’apastraitéecommeill’auraitdû?—Rameshestvotreami,nevousoffensezdoncpasdecequejevaisvousdire:jenel’aijamaistrès
biencompris;tantqu’ilnes’agitquedecauser,c’estlepluscharmantdescompagnons,maisjamaisonnesaitàquoiilpenseaufond…Moncœursebriseàlapenséedecequ’elleadûsouffriravantd’enveniràunetelleextrémité;etcequimenavreplusquetout,c’estl’idéequesijen’avaispasétéabsent,ellen’auraitjamaismisàexécutioncedétestableprojet.—Jenesuispasaussipersuadéquevous,monsieur,queKamalasoitalléesenoyerdansleGange.
Peut-êtres’est-elletoutsimplementenfuie?Nousdevrionslachercher.Bénarèsn’estpasloind’ici,etRamesh etmoi nous y avons des amis communs.Qui sait si elle ne s’est pas réfugiée auprès d’eux !Pourquoin’irions-nouspas?Vousconnaissezàmerveille toutecetterégion,etnuln’estmieux indiquéquevouspourmeneràfonduneenquêtesérieuse.L’oncleyconsentitdegrandcœur,carl’espoirluirevenaitderetrouversachérie.Ilnesedoutaitguère
qu’Akshayl’emmenaitsurtoutpour luiservirde témoin,etpourconvaincreHemnalinide lavileniedeRamesh.
CHAPITREXLVIII
AnnadaBabouavaitlouéunbungalowdansunquartierretiréauxconfinsdelaville.DèssonarrivéeàBénarès,ilavaitapprisquelamaladiedelamèredeNalinakshas’étaitdéveloppéeenunepneumonie,aggravéeparlefroidetsurtoutparsonrefusd’abandonneràtempssonbainmatinaldanslefleuvesacré.La crise était maintenant passée, mais la laissait déplorablement faible. Et bien qu’Hemnalini l’eûtadmirablement soignée, sur un point au moins elle ne pouvait lui être d’aucune utilité, les idées deKshemankarisurlecérémonialdelapuretéétantdesplusstrictes,etneluipermettantpointd’accepter,desmainsdelajeunefille,lespotionsetlanourriturequiluiétaientprescrites.Elleavaitaccoutumédepréparerelle-mêmesesrepas,etactuellementc’étaitsonfilsquis’enchargeaitpourelleetquilaservait,cequiétaitpourelleuneoccasiondedétresseetdelamentations:—Ilseraittempsvraimentquejem’enaille,luidisait-elle,pourquoileSeigneurmelaisse-t-ilvivre,
quandjenesuispourtoiqu’unfardeau?Bienqu’elle fût d’une austérité excessivepour tout ce qui la concernait, elle aimait que tout autour
d’ellefûtbeauetordonné.Hemnaliniprenaitdoncgrandsoindetoutelamaisondecetteamienouvelle,etelleneseserait jamais rendueauprèsd’elle sansavoirdonnéuneattentionparticulièreà sapropretoilette.Nalinaksha avait essayé de persuader samère de supporter une servante auprès d’elle, mais il lui
répugnait, disait-elle, d’accepter des services mercenaires. Les nombreux domestiques de la maison,hommes et femmes, s’occupaient des durs travaux, mais depuis la mort de sa vieille nourrice,Kshemankari n’aurait pu souffrir qu’une servante l’approchât, pour l’éventer par exemple, ou pour lamasser.Elleaimaitlespetitsenfants,etquandellerevenaitdesesablutionsmatinalesdansleGange,touten
aspergeant avec assiduité de pétales de fleurs et d’eau sacrée tous les emblèmes deSiva que sur sonpassageellerencontrait, il luiarrivaitmaintesfoisderamasserunpetitgarçonde lacampagneouunefillette brahmane à la peaublanchequ’elle ramenait chez elle.Elle avait ainsi conquis l’affectiondesbambins du voisinage, auxquels elle nemanquait pas de distribuer jouets, piécettes et bonbons.Aussiarrivait-ilparfoisqu’unpetitbataillondescendîtentrombesursamaison…Elleavaitencoreunautrefaible,etnesavaitrésisteraudésird’achetercequ’ellevoyaitdejoli,non
pouren fairecollection,maisparcequ’elleaimaitàdonneràceuxquiappréciaient lesbelleschoses.Ellepossédaitunimmensecoffred’ébène,danslequelelleconservaitpieusementquantitédebijouxetdevêtementsdesoie,pourlamariéequeNalinakshaunjourluiamènerait.Ellesereprésentaitvolontierssabrucommeunejeunepersonnefortbelle,quiillumineraitlavieilleetsombredemeureparsavivacitéetsesmanièresattachantes,etqu’elleaimeraitàparer…Ses habitudes personnelles étaient ascétiques,mais bien qu’elle passât la plus grande partie de ses
journéesenprièresetdanslesobservancesrituelles,neprenantparexemplequ’unseulrepasparjour,delaitetdefruits,elledésapprouvaittoutàfaitlafaçondevivredesonfils,jugeantqu’ilneconvenaitpointàunhommede suivrede tropprès les règles religieuses.En fait, elle considérait l’hommecommeungrandenfant,auquelelletémoignaitàl’occasion,grâceàsongrandcœur,uneindulgenceaffectueuse.Quandelleselevadesacouchedemalade,ellefutfortennuyéedevoirqu’Hemnaliniavaitsuiviàla
lettreetenenthousiastelesenseignementsdesonfils,etqu’endépitdesescheveuxgrisAnnadaBaboului-mêmejugeaitàproposdes’asseoirauxpiedsdecelui-ci,avec toute lavénérationque l’ondoitauplusinspirédesprophètes.Aussiprit-elleunjourHemnaliniàpart,pourluidireenriant:— J’ai peur, ma chère, que vous n’encouragiez Nalinaksha dans ses folies ! Pourquoi tenez-vous
comptedesbêtisesqu’ildit?Àvotreâge,vousnedevriezavoird’autresouciquedejouirdelavie,devousamuseretdevousbienhabiller.Lareligionn’estchosebonnequepourlesvieillesgens,etilnefautpasmeprendrepourmodèle,puisquemoncasn’estpaslevôtre.Mesparentsétaienttrèssévères,etilsontélevéleursenfantsdansuneatmosphèredegrandepiété;cesontlàdeshabitudesqu’ilestdifficiledechanger par la suite ; mais votre éducation a été bien différente, et pourquoi adopter un autre moded’existence?Onnegagnerien,monenfant,àvouloirforcersesinclinations;or,lejeûneetl’oraisonnesontpointvotrefait.EtpourquoivouloirdécouvrirunsaintenNalinaksha?Iln’yapasencoretellementlongtemps que sa figure s’allongeait quand il lui arrivait d’entendre citer un texte. Ce n’est que paraffectionpourmoiqu’ilachangésamanièredevivre,maisjenevoudraispasqu’ilexagérâtaupointdedevenirunanachorète.Lavieilledameaimaitaussiàliredesromansbengalis,etHemnaliniavaitplaisiràluienapporter.La
jeunefilles’amusaitfortdesjugementsdeKshemankari,etdel’espritquiyperçait,endépitdesapiété;elletrouvaitenelle,grâceàtantd’originalité,unesurpriseperpétuelle.
CHAPITREXLIX
DurantlaconvalescencedeKshemankari,Nalinakshaentraunmatinchezelleetlasaluacommedoitlefaireunfilsdévoué,entouchantsespieds,puisilinsistapourqu’elleselaissâttraiterenconvalescente,sesaustéritéshabituellesneconvenantguère,dit-il,àunepersonnedanssonétat.—Ainsi, je devrais renoncer àmes vieilles habitudes ! s’écria-t-elle, et toi, pendant ce temps, tu
renoncerasaumondetoutàfait?MoncherNalinaksha,cetteplaisanterieaassezduré:aielabontédefairecequetedittamèreetdetemarier.Et,commeilgardaitlesilence,elleenprofitapourcontinuer:—Tulevois,moncher,jenesuispluslàpourlongtemps,etjenemourraipasheureusesijenet’ai
pasvud’abordavecunecompagnedignede toi. Il futun tempsoù j’auraisdésiré tevoirépouseruneenfantquemoi-mêmej’auraisformée,maisdepuisquej’aiétémaladeetquejesensmesjourscomptés,jemerendscomptequ’ilneseraitpasbiendetelaisseravecunefilletteencoreincapablededirigertamaison.Laisse-moidoncarrangerquelquechosepourtoi…QuandAnnadaBabouvenaitchezelle, lavieilledamene le recevait jamaiset restait alorsdans sa
chambre,maiscejour-là,quandils’arrêtaaucoursdesapromenadedusoirpourprendredesnouvellesdelamalade,elleluifitsavoirqu’elledésirait luiparler,etàpeineavait-ilétéintroduitauprèsd’ellequ’ellealladroitaufait:—Votrefilleesttrèscharmante,etjel’aimedetoutmoncœur;tousdeuxvousconnaissezmonfils:
soncaractèreestsansreproche,etcommemédecinilaacquisunevéritablerenommée.Votreavisn’est-ilpasqu’ilfaudraitallerloinpourtrouverunmeilleurgendre?— Est-ce là votre idée ? s’écria Annada Babou, je n’osais l’espérer, mais vraiment je me
considéreraiscommeunpèrefortunésiNalinakshapensait…—Aucontrairedesjeunesgensdenotreépoque,ilfaittoutcequeluiditsamère;etdureste,iln’y
aurait pas grand talent à déployer pour décider n’importe quel garçonde son âge à devenir amoureuxd’Hemnalini.En rentrant chez lui,AnnadaBaboumarchait sur lesnuages, et sansperdrede temps il fitquérir sa
fille:—Machérie, luidit-il, jesuisvieux,etmasantéest loind’êtrebrillante,maismafinneseraitpas
tranquille si je ne pouvais d’abord te voir établie. Permets-moi de te parler en toute franchise,Hemnalini;tun’aspasdemère,etjesuisseulresponsabledetonavenir.Elleouvraitdegrandsyeux,sedemandantoùilenvoulaitvenir.Ilpoursuivait:—Lapenséedecemariagemerendsiheureuxquejenepuiscontenirmonallégresse.Maseulepeur
estquequelquechoseneviennesemettreentravers.Voicicequ’ilenest,chère:lamèredeNalinakshavientdetedemanderpoursonfils.JamaisHemnalinin’avaitsongéàNalinakshacommeàunépoux;ellerougitetbalbutia:—Maisc’estparfaitementimpossible!Puis,sentantquelasituationsetendait,ellepritlafuiteetse
réfugiadanslavéranda.Bienquedépourvuede toute logique, sa réponse avait été si catégoriqueque les espoirsdupauvre
pèreenfurentsur-le-champdétruits.Iln’avaitpasprévucetteopposition,etpensaitaucontrairequece
mariagenepourraitquel’enchanter.Désappointé,levieillardsemitàfixertristementlalueurvacillantede sa lampe,enméditant sur l’énigme insolubleducaractère féminin. Ilnecessaitde se répéter, avecforcesoupirs,qu’aprèstoutellen’avaitpasoubliéRamesh.Defait,elleavaitvouluexcluresonancienfiancédesapensée,etcen’étaitpassansluttequ’elley
étaitparvenue;encorelemoindrechocsuffisait-ilàraviverlavieilleblessure.SansdouteelleavaitcrutrouverenNalinakshaundirecteurspirituel,etparveniraudétachementsouhaité,maisl’ancienamour,siprofondément enseveli au plus intime de son âme,montrait aumoindre choc à quel point ses racinesétaienttenaces.
CHAPITREL
DesoncôtéKshemankari avait fait appeler son fils, pour l’informerde lapropositionqu’elle avaitfaiteensonnom,etquiavaitétéacceptée.Ilsourit:—Déjàtoutarrangé?Vousallezviteenbesogne,mère.—Hemnalinime plaît énormément. C’est une nature exceptionnelle. À la vérité, on trouverait des
jeunesfillesplusjolies,etsonteintn’estpasparfait,mais…—Épargnez-moi,mère;ilnes’agitpasdesonteint,maisjenepuisl’épouser.—Etqu’est-cedoncquipeutt’enempêcher?Iln’étaitpointaisépourlejeunehommedeformulersesobjections,maisilnevoyaitpascommentil
pouvait, sanspresque l’offenser, seproposer commeépouxàcette jeune fillevis-à-visdequi il avaitassuméplusoumoinslerôledepère-confesseur.Quineditmotconsent.Lamère,ayantainsiinterprétésonsilence,reprit:—Cettefois,jen’écouteraispastesrefus.Ilestabsurdedevouloirsefaireermiteàtonâgeetjen’y
consentiraisjamais.—Ilyaunechosequejedoisvousavouer,mère;maisjeveuxd’abordvoussupplierdenepasvous
enfairedetourment.Cequejevaisvousrévélerestvieuxdéjàdepresqueuneannée,etilneserviraitplusàriendesechagriner.Pourtant,jesaiscombienvousêtessensibleàl’horreurd’unecalamité,mêmepassée, même irrémédiable, et c’est pour cette raison que je ne vous en ai jamais soufflé mot. Vousprendreztouteslesmesuresquevousvoudrezpourconjurermonmauvaisdestin,maisnevouslaissezpasagiterpardevainsregrets.—Jesuisdéjàtoutetroubléedecepréambule;déjàjecrainslepire.Dis-moivitetonhistoire,sans
plustarder…—Voussavezqu’enfévrierdernierj’aivendumaclientèledeRangpourpourmerendreàCalcutta.Au
croisementdesroutes,àSara,lecapricemevintdequitterlechemindeferpourprocéderpareau;c’estainsiquedeuxjoursplustardjerencontrainotrevieilamiBhoupen,magistratdanscesparagesetalorsen tournéed’inspection,etdechassepar lamêmeoccasion. Il réclamamacompagnie,etnousallâmescamperdansunpetitvillagenomméDhobapoukour;lesoir,tandisquenousfaisionsunepromenadeauxenvirons, nous nous arrêtâmes pour nous reposer dans la cour d’unemaison dont le propriétaire nousprêtadestabourets.Lavérandadecettemaisonservaitd’écoleauxenfantsduvillage,etnouspouvionsdistinguer l’instituteur, assis surune chaisedebois, lespieds contreunpilier, tandisque lesmarmotsaccroupis à terre autour de lui, ardoises enmains, chantaient leurs leçons en chœur. Le propriétaire,TariniChatourjye,posaàBhoupenmillequestionssurmoncompte,sibienqu’enrentrantcelui-cimedit:«Attends-toiàuneoffredemariage.CeTariniChatourjyeestunusurier,etiln’existepasplusavarequelui.Chaquefoisqu’unfonctionnairesemontreparici,lebonhommefaitparadedesondévouementàlachose publique, et vite il installe l’école dans sa maison ; mais en réalité il ne fait que donner àl’instituteursesrepas,enéchangedequoiilexigequelemalheureuxveilletardchaquesoirpourtenirsescomptes.Ilalaissémourirsapropresœurautrefois,fautedesoins.Elleluialaisséunepetitefille,quimènedepuisuneviedechien,etpourlaquelleilchercheactuellementunépoux.Elleaaumoinsquatorzeansdéjà,carpersonneneveutentrerdans la familledecevieux filou.Àvraidire,c’est laplus jolie
personnequej’aijamaisvue.SonnomestKamala,d’aprèsladéesseLakshmi,àlaquelleelleressembleentouspoints.Chaquefoisqu’unjeuneBrahmanepasseparici,Tarinifaitdesbassessespourl’engageràépousersanièce;soissûrquetontourestvenu.»Sansmêmeréfléchir,mère,tantj’étaisdansunmomentdelégèreté,jerépondis:«Trèsbien.Jel’épouserai!»Bhoupenenfutestomaqué.Lemêmesoir,TariniChatourjyevintànotrecampement,etvantalonguementlajeunepersonne,quejedécidaid’épousersansmêmel’avoirvue.Quandjeluidemandaidefixerlejourdesnoces,ilchoisitlesurlendemain,sansqu’ilfûtdifficilededécouvrirlemotifdesahâteindécente:Ilnevoulaitpasavoiràfairetropdedépensespourlacérémonie!Enfin,lesnoceseurentlieu!—Ellesonteulieu!s’écriaKshemankariconsternée,parles-tusérieusement,monfils?—Toutcequ’ilyadeplussérieusement,mère…etlelendemainjemerembarquaiavecmafemme.
Nouspartîmesparuneaprès-mididemars, alorsqu’ona toute raison,vous le savez,de s’attendreaubeautemps.Maisbientôtaprèsunetornadeeffroyablefonditsurnous,notrebarquechavira,etilnerestaplus trace de rien ni de personne. Quand je revins à moi, je parvins à sortir des flots, mais non àdécouvrirquiquecefût.Jem’adressaialorsàlapolice:touteslesrecherchesontétéenvain…LevisagedeKshemankariétaitdevenucouleurdecendre.— Amen, soupira-t-elle, nous ne pouvons revenir sur le passé ; mais ne me répète jamais cette
histoire:d’ypenserseulementmedonnelefrisson.—Jenevousl’auraisjamaisdite,mère,sivousn’avieztantinsistépourmemarier.—Cetteaffreusecalamitédoit-ellet’empêcherdecontracterunenouvelleunion?— Il se pourrait, sans quenous en sachions rien, que la jeune fille ait survécu, et jeme ferais des
scrupules.—Sielleétaitvivante,tul’auraiscertainementappris.—Ellenesavait riendemoi,et jedoutequ’ellem’aitmêmeregardé.De toute façon j’ai résolude
laissers’écouleruneannéeaumoinsavantdeconsidérerKamalacommemorte.—Maisenattendant,fais-moiceplaisirdeteconsidérercommeengagéavecHemnalini?—L’hommepropose,maisilenestUnquidispose,etjeremetstouteschosesentresesmains.
CHAPITRELI
Qu’était-ildoncadvenudeKamala?…Lorsqu’elleavaitatteintlariveduGange,lesoleilavaitdéjàdisparuàl’horizon.Ellejetasursatête
quelquesgouttesde l’eausacréepuisentradans lecourant, lesmainsélevéesencoupepour faireunelibation sur la rivière sainte, à laquelle elle abandonna également les fleurs qu’à cet effet elle avaitapportées.Revenueaurivage,elleseprosternaalorsdansl’adorationdetouteslespuissancesduCiel.Commeelleserelevait,ellesesouvintqu’elleavaitunêtreencoreàvénérer…Jamaisellen’avaitlevélesyeuxsursonvisage,et,pendantlanuitqu’elleavaitpasséeàsoncôté,jamaisellen’avaitposésonregardmêmesursespieds…Ellel’avaitentendudireunmotoudeuxauxjeunesfilles,sescompagnes,danslachambrenuptiale,maislesondecettevoixavaitmalpénétrésoussonvoileetsapropreréserve.Àcetteheure,deboutauborddufleuve,c’estenvainqu’elleessayait,detoutesavolontétendue,deserappeler aumoins cette voix.Quand les cérémonies dumariage avaient pris fin la nuit était déjà fortavancée,etelleétaitsilassequedesuitelesommeils’étaitemparéd’elle;puiselles’étaitéveillée,auxsecoussesque lui infligeait, en riant auxéclats,une jeunemariéeduvoisinage : elle était seule sur sacouche.Aucunsouvenirnedemeuraitdoncdumaîtredesonexistence,dontlapersonnalitérestait,pourelle,unlivrefermé…LalettrequeRameshavaitécritepourHemnaliniétaitencoredanslecoindesonsari;ellelatira,et,
assisesurlesable,enrelutaucrépusculelapartiequiindiquait,sansautredétail,lenomdesonépoux,NalinakshaChattopadhyay,autrefoismédecinàRangpour.Nalinaksha!cenométaitunbaumesurlablessureaffreusedesonâme.Ilremplissaitsoncœuràle
faire déborder, et ses larmes coulèrent, abondantes, fondant en elle cette dureté que la nécessité deprendreunedécisionavaitpuluiinsuffler,etallégeantl’intolérablefardeaudesadouleur.Ensoncœurunevoixparlait:«Levideestrempli;l’obscurités’estdissipée;jesaismaintenantquemoiaussijefaispartiedumondevivant»,disait-elle.Etellepriaavecferveurpoursavoir,tantquedureraientsesjours,seprosternerauxpiedsdumort,quipourelleseraittoujoursenvie.EllepensaqueleSeigneurl’avaitpréservéedelamortafinqu’ellepûtleservir…Ellelançaauloinsontrousseaudeclés.EllelançaaussilabrochequeRameshluiavaitdonnée,puis,
setournantversl’ouest,ellesemitenmarche.Oùelleallait,etcommentelleirait,ellen’auraitsuledire.Simplementellesentaitqu’elledevaitpartir,partirsansplustarderdel’endroitoùelleétait.Lesdernièreslueursducrépusculehivernals’éteignirentauciel,constelléd’étoilesquinescintillaient
pasetsanslune.Larives’allongeait,déserte,sansqueKamalapûtrienvoirdevantellequelevide,maisellesavaitqu’illuifallaitallerdel’avant,bienqu’elleignorâtcequil’attendaitaubout.Afinden’avoirpasd’informationsàdemanderdepersonneelleavaitrésoludelongerlecoursd’eau,–etaussiparcequesiquelquedangerlamenaçait,ellepourraittoujourssejeterauseindecettesaintemèreGange.Lesténèbresl’enveloppaientmaisnel’aveuglaientpas.Àmesurequelanuits’avançait,deschacals
sortaient des champs de blé et poussaient leurs plaintes discordantes. Elle marchait depuis plusieursheuresdéjàquandelles’aperçutquelarives’élevaitetquelesableétaitremplacépardelaterrearable.Unvillageluibarralechemin,maiscommeelleenapprochaitavecuncœurpalpitant,ellevitquetousleshabitantsenétaientendormis,etelle le tourna,peureuse, sentant ses forcesdécliner,pour finirpar
tomber,toutépuisée,aupiedd’unbanyanoùelles’endormit.Quandelles’éveilla,presqueàl’aube,laluneàsondernierquartiers’étaitlevéeetjetaitunefaible
clarté.Unevieillefemmesetenaitdevantelleetlaquestionnait:—Quiêtes-vous?etquefaites-voussouscetarbre,parunenuitaussiglaciale?TrèsalarméeKamalaseleva,etjetantlesyeuxautourd’elleelleaperçutdeuxchalandsamarrésàun
pontonnonloindelà.Sansdoutelavieilledameétaitunevoyageusequiavantl’aubes’étaitlevée,afindeprocéderàsesablutionsavantquelevillagenefûtéveillé.Ellecontinuait,curieuse:—Vousavezl’aird’uneBengali?—Jesuisbengali,réponditenfinKamala.—Etpourquoicoucherlà?—JemerendsàBénarès,etj’avaissisommeilquejemesuisarrêtéesouscetarbrepourdormir.— A-t-on jamais entendu chose pareille ? Partir pour Bénarès à pied ! montez plutôt dans cette
barque;jevousrejoindraiquandj’auraiprismonbain.Elle l’y rejoigniteneffet,et lui racontaaussitôtet toutau longsonhistoire,etcomment il se faisait
qu’ellesetrouvâtlà.ElleavaitétéinvitéedanslafamilledeSidhouBabou,sonparent,oùunmariageavait été célébré en très grande pompe. Elle s’appelait Nabinkali et le nom de son mari étaitMoukoundalalDatta;ilsappartenaientàlacastedesKayasthas.NéeauBengale,ellevivaitàBénarèsdepuisquelquetempsdéjà.À son tourKamala dut dire son nom, et qu’elle était de race brahmane, que sonmari étaitmort le
lendemaindeleursnoces,etquesielleallaitàBénarèsc’étaitparceque,n’ayantbesoinqued’untoitsursa tête et de deux repas par jour, elle espérait trouver dans cette ville une famille convenable qui luiassureraitcelaenéchangedesontravail.—Jesaisfairelacuisine,conclut-elle.Nabinkali se sentit ravie à la perspective de pouvoir se faire servir gratuitement par une dame
brahmane.Elleeutgarde,toutefois,demontrersajoie:—Nousnepourronsvousemployer,expliqua-t-elle,carnotrepersonnelestaucomplet. Ilnousfaut
d’ailleursdesgenscapablesetaucourantdeleuraffaire.Notrecuisiniernouscoûtefortcher.Ilestvraiquevousêtesbrahmane,etdansl’embarras,desortequ’ilvaudraitpeut-êtreautantquevousveniezcheznous;avectantdebouchesànourrir,unedeplusneferapasdedifficulté.Etdumoinsn’aurez-vouspastropàfaire,carencemomentjesuisseuleavecmonmari,toutesmesfillesétantmariées.Nousn’avonsqu’unfils,etilestjuge,maisiln’habitepasdanscepays-cipourl’instant…Pousséparlevent,onarrivaàBénarèsenquelquesheures,etonserenditaussitôt,horsdelaville,
dansunemaisonàdeuxétagesentouréed’unpetit jardin.Aucune tracedu fameuxcuisinieràquatorzeroupiesparmois,etcefutKamalaquiassumabientôttouslestravauxdelacuisine.Nabinkalineluiménageaitpaslesbonsconseils,etsanscessel’admonestait:—Bénarèsn’estpasl’endroitpourlesjeunespersonnescommevous.Nesortezjamaisseule.Quand
jevaismebaignerdansleGange,vouspouveztoujoursveniravecmoi.À vrai dire, elle prenait d’infinies précautions pour que sa cuisinière ne s’échappât point de ses
griffes,sibienquelapauvreKamalan’eutaucuneoccasionderencontrerdescompagnesdesonâgeetdesacaste.Lestravauxménagersprenaientd’ailleurstoutessesjournées,et,lesoir,elleécoutaitNabinkalidiscourir sur tous les joyaux, sur toute la vaisselle d’argent et d’or splendide, sur tous les brocardsmagnifiquesquesapeurdesvoleurs l’avaitempêchéed’apporteràBénarès.Elleaimaitmieux,disait-elle,sepriverpouruntempsdesesbelleschoses!—Cheznous,nousavonsunemaison immense,etdes régimentsdedomestiques. Jenepourrais les
compter…Maiscommentleslogerici?Monmariparlaitbiendelouerlamaisonvoisine,maisjen’ai
pasvoulu,carl’occasionestbonned’êtreunpeutranquille.
CHAPITRELII
L’existence de Kamala était celle d’un poisson emprisonné dans un étang trop peu profond et trèsbourbeux.Laseulefaçond’ensortireûtétédefuir,maistoutefuiteétaithorsdequestionaussilongtempsqu’ellenesauraitoùaller.Sarécenteescapadeluiavaitenseignéquelemondeextérieurestterrifiantlanuit,etellehésitaitàrenouvelercesautdansl’inconnu.Nabinkalil’aimaitduresteàsafaçon,maiscetteaffectionprenaitlesformeslesmoinsagréables,et
rendaitlareconnaissancesidifficilequelajeunefillepréféraitsonlabeuranimalàl’ennuidesmomentsdeloisirqu’ellepassait,deforce,danslasociétédelavieilledame.Unmatincelle-cilafitappelerpourseplaindredel’excèsdedépensesauquelelleselivraitpourla
cuisine:—Jenedispasquevoussoyezunemauvaisecuisinière,maisvousgaspilleztrop,etonn’arrivepasà
comprendrecequevousfaitesdeschoses…QuandelleétaitainsigrondéeKamalanerépondaitpasunmot,etcontinuaitsontravailcommesielle
n’avaitrienentendu;pourtant,cejour-là,cefutlecœurgrosqu’elleallaprocéderàl’épluchagedeseslégumes.Elleenvenaitàconclurequelemondeestunlieusansjoieetlavieunfardeauquandunnomentenduluifitdresserl’oreille.Nabinkalienvoyaitunserviteurencourseetluidisait:—Toulsi,coursmechercherleDrNalinaksha,toutdesuite;tuluidirasquetonmaîtren’estpasdu
toutbien.LeDrNalinaksha ! les rayons du soleil semirent à danser devant les yeux deKamala, comme les
cordesd’unluthtouchéespardesdoigtsinvisibles.Elle laissa tomber ses légumes et se posta à la porte de la cuisine pour saisir Toulsi au passage
lorsqu’ildescendrait.Sitôtqu’ellel’aperçutelleluidemandaquiétaitleDrNalinaksha:—Onditquec’estlemeilleurmédecindelaville,réponditToulsi.—Dis-moioùildemeure.Kamalaavaitcoutumededistribuerauxdomestiques,laplupartdutempsaffamés,lesrestesdelatable
desmaîtres,et,encorequ’elleeûtétésouventgrondéedecefait,sabontéavaitfaitdecesmalheureuxdedévots esclaves.Mais juste aumoment où Toulsi allait répondre, une voix suraiguë cria, du haut desescaliers:—Qu’est-cedoncquetucomplotes,Toulsi,àlaportedelacuisine?Tucroisquejenesurveillepas?
Ettunepeuxallerenvillesansconsulterlacuisinière?jenem’étonneplusdetantdegaspillagedanslamaison!Etvous,jeunepersonne,souvenez-vousdansquellescirconstancesjevousairamassée,etquejevousabriteparcharité;vousavezvraimentdegentillesfaçonsdemontrervotregratitude.Kamalase remitàsa tâchecommeunautomate, l’espritdans lesnuages.Mais,quandToulsi revint,
ellel’attendaitdenouveau,commeparhasard.Ilétaitseul:—Ledocteurnevient-ilpas?demanda-t-elle.—Ilnepeutpas,carsapropremèreestmalade.—Ellen’adoncqueluipourlasoigner?Iln’estpasmarié?—Non,undesesserviteursm’aditqu’ilavaithabitéRangpour,et…
—Toulsi!!!crialavoiximpérieuse,etKamalacourutàsesfourneaux.Nalinaksha!Rangpour!LesdoutesdeKamalasedissipaient.Plustarddanslajournéeelleeutencore
l’occasiond’interrogerToulsi:—J’ai,luidit-elle,unparentdumêmenomquecedocteur;c’estbienunBrahmane,n’est-ilpasvrai?—Ohoui,unBrahmaneetunChatourjye.KamalamontaalorschezNabinkali,pourl’informerqu’ayantachevésontravailelledésiraitallerse
baigner.—Lemomentestmalchoisi,quandmonmariestsisouffrantetpeutavoirbesoinàtoutinstantd’une
choseoud’uneautre.Etquelleidéevousprenddevouloirsortirjustementaujourd’hui?—J’aiapprisqu’undemesparentsestàBénarèsetjedésirelevoir.—Vous croyez que cela va prendre, eh ?Mais tant que vous serez chezmoi, vous n’irez pas à la
chasseauxcousins.Leportier reçut l’ordredechasserToulsi sur-le-champ,sans luipayersesgageseten luidéfendant
expressément de jamaismontrer sa figure dans les environs.Quant aux autres domestiques, il leur futinterditd’avoiraucunecommunicationàl’aveniravecKamala.Celle-cigardasapatience,carellenesavaitriendepositif,maisellecommençaàmarchanderunpeu
plussontravail.—Qu’avez-vousàbouder?luidemandaitaigrementsamaîtresse.Vouspouvezjeûnertantqu’ilvous
plaira,maisnenousobligezpasàenfaireautant…—Jeneveuxplus travaillerpourvous, lui réponditun jourKamala, jenepuisplussupportercette
existence;laissez-moipartir.—Etvoilà,ricanaNabinkali,àquoil’ons’exposequandonveutaiderlesgens.Maisessayezdevous
sauver,etvousverrezsijenevousfaispasrattraperparlapolice!Monfilsestmagistrat,et,surunmotdelui,plusd’unestpartiàlapotence.Nevousrisquezpasàmejouerquelquebontoursivousn’avezpasenviedegoûterdelaprison…Ainsi, quand la pauvre petite croyait enfin toucher au bonheur, elle s’apercevait qu’elle avait les
menottesauxpoignets.Pourtant,cetteviedeprisonnière luidevenaitchaquejourplus intolérable.Elleprit l’habitude, quand le soir son travail était terminé, de s’envelopperd’unmanteau et de sortir dansl’airfroiddujardin,pourregarderpar-dessuslemuretsurveiller laroutequiconduisaitverslaville.Maismêmecetteconsolationluifutbientôtretirée,carunjourqu’onnel’avaitpastrouvéeàlacuisine,Nabinkali en personne, une lampe à lamain, fouilla toute lamaison, et, l’ayant vue rentrer enfin, ellel’accablad’injures.Ellen’eutd’ailleurspasleplaisirdelavoirpleurer.Droite,semblableàunestatue,Kamaladitseulement,quandletorrentdesimprécationssefutralenti:—Puisquevousn’êtespassatisfaitedemoi,pourquoinepasmelaisserpartir?—Certainementjetechasserai!jenevaispasnourriruneingratecréaturecommetoi,maisauparavant
jet’apprendraiquijesuis.Lelendemainsoir,lemaîtreétaitalléfaireunepromenadeenvoiture,emmenantdeuxserviteursavec
lui et la porte était fermée au verrou, quand on entendit du dehors une voix appeler. Nabinkali dit àKamala.—Allons, bon ! voilà le Dr Nalinaksha…Courez ouvrir la porte, et priez-le d’attendre quelques
minutes.Toute tremblante,Kamalapritune lanterne, et,de sesmainsglacéesetmaladroitesellealla tirer le
verrou,sevoilalaface,puis,ayantouvert,fitentrerNalinakshaausalon.Elleserenditensuitedanslavérandad’oùellepouvaitlevoir.Lesbattementsdesoncœurautantque
lefroidperçantlafaisaientfrissonnerdelatêteaupied;leslarmesroulaientdesesyeux,intarissables,
etl’empêchaientderegarder;ellelesessuyaitsanscesse.Pensif,ledocteurétaitassisdanslecercledelumièred’unelampeàpétrole,quilaissaitdiscernersonfronthautetsestraitspurs.Ilsemblaquetoutel’âme deKamala, passée dans son regard, l’attirait, car il se leva,mais aumême instantMoukoundaBabouentrait,etKamalacourutsecacheràlacuisine.Elleattendit,lecorpsetlecerveauenfeu.Untelhommepouvait-ilêtrel’épouxd’unedestituéecomme
elle?Ellerevoyaitsasérénitépaisibleetlabeautégracieusedesesattitudes,quilerendaientpareilàundieu.Consciente que toutes ses souffrances n’avaient pas été en vain, elle se prosterna, remerciant leCiel.Quandelle l’entenditpartir,elle leguettapour levoirencoreune foisderrière le serviteurqui,une
lampeàlamain,l’escortaitjusqu’àlaporte.Etcefutdanslalanguedespoètesqu’intérieurementelleluidit:«Monseigneur,taservanteestuneesclavesousuntoitétranger;tupassestoutprèsd’elle,ettunelavoispas…»Elleseglissaalorsausalon,s’agenouilladevantlefauteuilqu’ilavaitoccupé,touchalesoldesonfront,etbaisalapoussière…Lelendemain,elleappritqu’ilavaitprescritpoursonmaîtreunlongséjourdansunevilled’eauàdes
centainesdemillesà l’ouestdeBénarès,etquedéjàonpréparait touteschosespourledépart.Elleserenditchezsamaîtresse,etluidit:—JenedésirepasquitterBénarès.—Sûrement,sinouslepouvonsvouslepouvezaussi?Vousêtesdevenuebiendévote,subitement!
rétorquaNabinkali,quicrutqu’ellecherchaitàsefairedelareligionunalibi.—Monintentionestderesterici.—Etcommentvoulez-vousquejemeprocureuneautrecuisinière,quandvousvenezmeprévenirainsi
àladernièreminute…
CHAPITRELIII
Au lendemain du jour où il avait causé avec sa fille de l’établissement arrangé pour elle, AnnadaBabouavaiteuunecrisesemblableàcellequi,peudetempsauparavant,àCalcutta,l’avaitterrassé.Enquelquesheuresilparutavoirprisplusieursannées,etchaquefoisqueleregardanxieuxd’Hemnaliniseportait sur son visage dévasté elle se sentait bourrelée de remords, car elle attribuait sa rechute audésappointementqu’elleluiavaitinfligé,etellenesavaitquoifairepouratténuerladétresseduvieillard.L’apparitioninattendued’Akshay,accompagnédel’oncle,l’abasourdit.—Cemonsieur, leurexpliquaAkshay,estnotrecompatrioteChakrabarttideGhazipour,dont lenom
est bien connu dans toutes ces provinces. Il a quelque chose d’extrêmement important à vous faireconnaître.Les deux nouveaux arrivants s’étaient assis sur un parapet de pierre tout près du fauteuil d’Annada
Babou,quel’onavaittransportéaujardin,dansledouxsoleildedécembre,etl’onclesemitàexposersamission:—J’aiappris,dit-il,quevousétiezdesamisdeRameshBabou,etjesuisvenuvousdemandersivous
pourriezmedonnerdesnouvellesdesafemme.Ce début faillit enlever le souffle àAnnadaBabou.Quant àHemnalini, elle baissa simplement les
yeux;etChakrabartticontinua:—Vousdirezquejesuisvieuxjeu,etvoustrouverezmesmanièresdétestables,maissivousvoulez
m’écoutervousverrezquejen’aipasfait toutcecheminpourm’occuperdecequinemeconcerneenrien. Vous savez que personne ne peut voir Kamala sans se rendre à son charme. Je suis un vieuxbonhomme,quelesépreuveset l’afflictionontendurci,maisjenepuisoublier lachèrecréature.C’estsur le vapeur qui les amenait dans ces régions que je fis leur connaissance, et c’est Kamala qui parattachementpourmoipersuadaRameshBaboudes’installeràGhazipour.Mafillel’aimaitplusquesapropresœur.Jenepuisparlerdecequiestensuitearrivé:pourquoilapauvrepetiteavouludisparaîtresoudainement, nous laissant tous inconsolables, je n’ai jamais pu le comprendre jusqu’ici… et levieillards’arrêta,étoufféparl’émotion.Trèsbouleversé,AnnadaBaboudemanda:—Maisqueluiest-ilarrivé?Oùdoncest-elleallée?—AkshayBabou,imploral’oncle,voussaveztoutmaintenantaussibienquemoi;dites-leleur,cela
m’arrachelecœurd’enparler.Sans faire grâce à ses auditeurs d’aucun détail Akshay raconta l’histoire, et, bien qu’il n’y ajoutât
aucun commentaire personnel, il s’arrangea pour peindre la conduite deRamesh sous les couleurs lesplussinistres.Quandileutfini,AnnadaBabouditavecénergie:—Croyezbienquecesontlàautantdenouvellespournous,etquedujouroùRameshaquittéCalcutta
nousn’avonsplusriensudelui.—C’est une chose étrange, remarqua Akshay avec un soupir de tristesse, que plus une femme est
vertueuseetmoinsbienelleesttraitée;ilsemblequeleCielréservesesplusduresépreuvesàceuxquilesméritentlemoins.—C’estcertainementunehistoiretragiquequecelledecettejeunepersonne,murmuraAnnadaBabou,
enpassantlesdoigtsdanssesbouclesclairsemées,maisnousn’ypouvonsrienàprésent;ainsi,pourquoi
nousdésoler?—Àlavérité,poursuivitAkshay,jenesuisnullementconvaincuqu’elleaitmisfinàsesjours.L’idée
m’estvenuequ’elleavaitpu s’enfuir, et c’estpourquoimonsieuretmoinous sommesàBénarès,dansl’intentiondefouillerlaville.—OùestRamesh?s’informaAnnadaBabou.—Ilnousaquittéssanslaisserd’adresse,réponditl’Oncle;etAkshaycrutdevoirajouter:—J’aisuqu’onl’avaitvudepuisàCalcutta.Lesdeuxvisiteursselevèrentpourpartir.AnnadaBabouinvitaAkshayàdescendrechezlui,maisce
personnagevertueuxrépondit:—Jecrainsquecelanemesoitpaspossible,carjeprendstrèsàcœurlesortdecettemalheureuse,et
jedonneraitoutmontempsàcetterecherche.Songezàcequepeutêtrelapositiond’unejeunefemme,élevéeaumilieudetouteslesdélicatesses…CelapeutêtreindifférentàRamesh,maismoijesouffreàlapenséedecequ’elleapeut-êtreàendurer.Ilspartirent, laissantAnnadaBabouà l’étude inquiètede laphysionomiedesa fille.Hemnalini,qui
savaittoutcequesonpèreredoutaitpourelle,luttaitdesoncôtéafindeconserversonsang-froid,etàlafinelledit,commesiderienn’était:—Vousdevriezvoirundocteur,père,etvouslaisserexaminersérieusement.Il se sentit immensément soulagé.Àunautremoment il eut refuséde l’écouter,maisdans sa joie il
acquiesça:—C’estpeut-êtreunebonneidée.Veux-tuquenousenvoyionschercherleDrNalinaksha?Ce fut sans plaisir que la jeune fille entendit ce nom. Elle aurait à faire un grand effort pour se
retrouveravecledocteursurlemêmepiedqu’autrefoisenprésencedesonpère.Néanmoins,cefutavecempressement qu’elle l’envoya quérir. Et, devant une telle apparence d’insensibilité, son père pritcourageetabordalesujetépineux:—Parlefait,Hemnalini,cetteaffairedeRamesh…Ellel’interrompit:—Lesoleilestmaintenanttropchaud,père,etilvousfautrentrer.Sansluilaissermêmeletempsdeprotester,ellel’emmena,l’installa,l’emmitoufla,luimitsonjournal
entrelesmains,seslunettessurlenez,avecordredeliretandisqu’elles’absentaitunmoment.Comme un enfant docile il tâcha de lui obéir,mais son angoisse pour sa chérie l’empêcha de rien
comprendreàcequ’illisait,etàlafin,jetantlejournalloindelui,ilselevapourallerlachercher.Ils’aperçutalorsqu’elles’étaitenferméedanssachambre.Elleensortitd’ailleurslorsqueledocteurarriva.Quand,sonexamenfini,ilsetournaversellepour
s’informer si quelque chose avait pu tourmenter le vieillard, elle répondit très brièvement parl’affirmative.— Autant que possible, déclara Nalinaksha, il faut lui éviter tout souci. J’ai du reste les mêmes
difficultésavecmamère.Elleprendtoutsiautragiquequejenepuislamaintenirenbonnesanté.—Vous-mêmen’avezpasl’airtrèsenformeaujourd’hui,remarqualajeunefille.—Sonétatm’aempêchédedormircettenuit.—Vousdevriezavoirunegarde-maladeconstammentauprèsd’elle…Elleavaitparlésansréfléchir,ettoutàcoupellerougitterriblementdanslacraintequ’ilnevîtdans
sesparolesuneallusion.Aussisehâta-t-elledeproposer:—Quepenseriez-vousd’unegentilleservanteauprèsd’elle?Maisellelaissaaussitôttomberlesujet,
et,aprèsunecourtepause,reprit:—Quand je tâche d’agir selon vos principes, je me vois sans cesse devant des obstacles qui me
rejettentbienloindubut,carilsmeterrifientetmedésespèrent.Croyez-vousquej’atteindraijamaisàlasérénité?Melaisserai-jetoujoursinfluencerparleschosesextérieures?—Lesobstaclessontmissurnotrecheminpournousrendreforts;nevousdécouragezpas.Elletrouvaitdanslesondesavoix,danslacalmeexpressiondesonvisage,l’influencetranquillisante
qu’illuifallait.Mêmeaprèssondépart,elleavaitconsciencedecequececourtentretienavecluiavaiteu d’apaisant. Il était vraiment l’âme dont le contact guérit les autres âmes.Debout sous les derniersrayonsdusoleilellecontemplalepaysage,danslasplendeurduquelellevoyaittoutlemondecréé,àlafoislaborieuxetaurepos,puissantetserein.Encetinstantpropice,lalumièreetlebleuéblouissantducielfirentpleuvoirsursoncœurlesbénédictionséternellesdelacréation.Ses pensées allèrent ensuite à la mère de Nalinaksha, car elle devinait la cause de son agitation
d’esprit.Lepremierchocressentiàl’annoncedumariageprojetéétaitmaintenantpassé,etl’idéeneluienétaitplusaussiinstinctivementdéplaisante.Plusquejamaiseneffetellesesentaitsousladépendancedudocteur,enquelquesorte,etdévouéeàsonavenir.Iln’endemeuraitpasmoinsqu’ellen’éprouvaitpasd’amourpour lui.Mais,danssonaltruismesanspassion,qu’avait-ilà fairede l’amourd’unefemme?Aiderunhommecommeluiseraittoutdemêmeunactedepiété.Lechapitredel’histoiredeRameshqu’onvenaitdeluiraconteravaitétéuncoupterrible,etilserait
vil, jugeait-elle,d’entretenirdanssoncœurdesregrets.Ellenes’érigeaitnullementencenseursévère,maisd’instinctellecherchaitàbannirtoutepenséedelui.Lahonte,ledégoûtetlapitiél’emportèrent;ellejoignitlesmainsetpria:«ÔSeigneur,pourquoicespenséesviennent-ellesmetroublerpuisquejen’aicommisaucunefaute?Délivre-moi, je t’enprie,decesliensterrestres.Libère-moi,unefoispourtoutes:jenedésireriendésormaisquedepouvoirvivreenpaix,danscemondequiestleTien.»AnnadaBabouaurait bienvoulu connaître l’impressionque le récit d’Akshayavait fait sur sa fille,
maisiln’eutpluslecouragedelementionnertantHemnaliniluiparutlointaine.Lesoirseulement,souslalampebasse,ilinsinua:—Ilavait l’aird’unbravehomme,cevieuxquiestvenucematin.Cequ’ilsontditdeRameshme
surprend,pourtant…—N’enparlonsplus,implora-t-elle.—Ce n’est pas que j’aie envie de discuter un tel sujet, chère,mais la Providence a fait que notre
bonheur et notre misère sont intimement liés aux actes d’une personne ou d’une autre, et ignorertotalementcesactesnousestinterdit.—Non,protestaHemnalini,nousnepouvonspermettrequenotrebonheurdépended’autrui.Petitpère,
j’aihontedevousvoirvoustourmenteràcausedemoi.—Jesuisvieux,ettusaisquejeneseraipasheureuxtantquejenet’auraipasvueétablie.Comment
mourirettelaisserseule!Undésappointementnedoitpasnousfairemépriserlesautresbelleschosesquelaviepeutnousoffrir.Danstonchagrintupeuxnepluscroireàl’utilitédetonexistence,maissongequejen’aipasd’autremotifquetonbien…Nerejettepaslapropositionquejet’aifaite?Lespaupièresdelajeunefillebattirent:—Neparlezpasainsi,père,carjamaisjenerejetteraiunepropositionquimeviendradevous,etje
mesoumettraitoujoursàvosordres,quelsqu’ilssoient.Cequejevousdemande,c’estdemepermettrederejeterd’aborddemoncœurtouslesdoutes,demelaisserdutempspourmeprépareràunevocationnouvelle.Tendant lamainvers levisagedesabien-aimée, levieillard touchaune jouemouilléedepleurs,et
sansajouterunmotilbénitlatêteinclinée.
CHAPITRELIV
Moukounda Babou allait partir pour Meerout, et les bagages étaient prêts, les serviteurs sous lesarmes.Kamalasoupiraitaprèsquelqueaccidentquiempêcherait levoyage,etpriaitavecferveurpourrevoirencoreunefois leDrNalinaksha,maissesespoirsétaientenvain…Nabinkali lasurveillaitdeplus près que jamais, de crainte que dans le tumulte du départ il ne lui prît fantaisie de leur faussercompagnie,etcefutdanssaproprevoiturequ’ellelafitmonterpouralleràlagare.Le train quitta Bénarès, grondant comme barrit l’éléphant en fureur qui veut tout détruire sur son
passage, et il sembla à Kamala qu’elle sentait les défenses de l’animal lui déchirer le cœur. Elleregardaitparlaportièreavecdesyeuxaffamés,maisNabinkali,installéeavecelledansuncompartimentdedamesseules,interrompitsarêveriedouloureusepourréclamerlaboîtedebétel;lefaitquelorsqueKamalaouvritcetteboîteils’ynetrouvarienaccrutencorel’humeuracariâtredelavieilledame,quiserépanditenreproches.On arriva àMoghalserai, et le bruit autant que la foule en faisait pourKamala un songe de l’enfer
tandisque,commeunautomate,elledescendaitdesontrainpourmonterdansceluideMeerout,quiallaitpartir,quandàsonprofondétonnementelleentenditl’appeld’unevoixbienconnue:—Mère,eh,mère!Se tournantvers lequaiellevitUmesh,quiouvrait laportedesoncompartiment.D’unsautelle fut
prèsde lui. Il s’étaitdéjàprosternéà sespiedsavecvénération, touchant lapoussièredesespiedsetfaisantlegestedelajetersursatête.Laportièreclaqua,ferméeparunemployé.—Quefaites-vousdonc?criaNabinkali,letrains’ébranle!Montezvite!venezdonc!MaisKamalafaisaitlasourdeoreille.Letrainsiffla,etsortitdelagareenpouffant.—D’oùviens-tu?demandaKamalaaupetitgarçon.—DeGhazipour.—Toutlemondeva-t-ilbien?Parle-moidel’oncle,etdemasœurSaila.—Ilvabien,etellepleuretoutesleslarmesdesesyeuxsurvous,mère.IncontinentlesyeuxdeKamalaseremplirentdelarmes.Maisellequestionnaencore:—EtOumi?sesouvient-elledemoi?—Elleneveutjamaisboiresonlaitsionneluidonnepaslesbraceletsdontvousluiavezfaitprésent,
etquandellelesaelleagitesesbrasencriant:«partie,mata-ta»,etcelafaittantpleurersamère.—Etoùvas-tumaintenant?—Jevaisavecvous,mère.—Maisjen’aipasuncentimeaumonde,monenfant.—Çanefaitrien;j’aidel’argent.Jen’aijamaisdépensécescinqroupiesquevousm’aviezdonnées.—AlorsnousironsàBénarès.Courschercherlesbillets…Letrainétaitengare.LepetitmitKamaladanssoncompartimentetl’informaqu’ilseraittoutauprès.
QuandilsarrivèrentàBénarès,ilfuttoutdesuiteauprèsd’elle.—Àprésentoùirons-nous?sedemandait-elle.—Nevoustourmentezpas,mère,jesaisoùvousconduire…Ill’escortaàunfiacre,grimpaprèsdu
cocher.Arrivédevantunemaisonqu’ilparaissaitconnaître,ilvintluidire:—C’esticiqu’ilfautdescendre,mère.KamalasuivitUmeshdanslamaison,oùilappelaitàgrandscrisunpersonnageinvisible:—Hé,grand-père,êtes-vouslà?Etsoudainl’oncleChakrabarttiapparutenpersonne,sonhookahàlamain,etl’allégressedupetitne
connutplusdebornes.Abasourdie,Kamalafitauvieillarduneprofonderévérence.Pourlui,illuifallutuneminuteoudeux
avant de retrouver sa voix, etmême alors il ne savait ce qu’il disait. Enfin, il lui leva doucement lementon:—Mapetite filleestdoncrevenueverssonvieiloncle?Montons toutdesuite,chérie ;et ilcria :
Saila!Saila!viensdoncvoirquiestlà!Sailajaaccourutauhautdel’escalier,etquandlafugitiveretrouvéeseprosternapourluitoucherles
pieds,ellelarelevaetl’étreignitsursoncœurenlabaisantaufront.Leslarmesruisselaientsursafigure,tandisqu’ellegémissait:—Machère!machère!nouslaisserainsi!nesavais-tupasquenousaurionslecœurbriséd’untel
malheur?—Laissonscela,Saila,conseillal’oncle,donne-luiplutôtàdéjeuner.Oumi parut alors et s’élança sur sa tante, en agitant ses bras de la façon la plus folle ;Kamala la
soulevadanssesbras,etlabaisaavecpassion.La vue de ses cheveuxmal coiffés et de ses pauvres vêtements jetait Saila dans une telle détresse
qu’ellel’emmenaavanttoutpourluifairesatoilette,aprèsluiavoirpréparéunbain.Ellel’obligeaàsevêtir de ce qu’elle-même avait de mieux. Elle se félicitait, maintenant, d’avoir exigé que son pèrel’emmenât,bienqu’elleeûtdû,pourlacirconstance,seséparerpourlapremièrefoisdesonBipine.Unepremière fois Umesh les avait rejoints, mais ils l’avaient renvoyé, la présence du jeune garçon étaitmaintenant considérée comme indispensable à Ghazipour. Cependant ce jeune homme avait trouvél’existenceintolérableencetendroitàprésentqueKamalan’yétaitplus,etilavaitprofitédecequ’onl’envoyaitunmatinaumarchépourfilerdenouveau,avecl’argentqu’onluiavaitconfiépourlesachats,ettraverserlepontduGange,afindeserendreàlagare…
CHAPITRELV
AkshayvintvoirChakrabarttidanslecourantdelajournée,maisonneluisoufflamotdel’arrivéedeKamala,l’oncleayantcommencéàsoupçonnerqu’iln’étaitpastantqueçaunbonamideRamesh.Lesoir,SailajafitdormirKamaladanssachambre,etparmillecaressesmuettes,elleinvitalajeune
filleàluiconfiersonpéniblesecret.—Qu’avez-voustouspensé,didi?Étiez-vousfâchéscontremoi?—Non, vraiment ; répondit Saila, car nous étions persuadés que tu n’aurais jamais fait une chose
pareille si tu avais vu une possibilité d’agir autrement. Seule la pensée du chagrin que tu avais dûéprouvernousrendaittriste.— Je ne sais pas pourquoi je n’ai pu plus tôt vous diremon histoire. Le tempsmemanquait pour
réfléchir, et la révélation demonmalheur a été pourmoi un tel choc que j’imaginais ne plus pouvoirregarderl’undevousenface.Ellerévélaalorstoutcequiluiétaitarrivé,l’histoireentièredesavie.Quandelleenvintàmentionner
le faitqueniavantsonmariageni lesoirdesnocesellen’avaitposé lesyeuxsursonépoux,Saila lagronda d’avoir été si stupide.Mais quand elle apprit que l’hommequi avait sauvé son amie après lenaufragen’était pas sonmari, elle comprit toute la douleur dont la pauvre petite avait souffert à cettedécouverte.Lorsqu’elleeuttoutentendu,elleditàKamala:—Toutcelaestterrible,machérie;maisjenepuism’empêcherdepenserquetuaseudelachance,
danstonmalheur,detomberentrelesmainsdeRameshBabou,etdistoutcequetuvoudras,jemesenspleinedecompassionpourlepauvregarçon.KamalaavaitsurellelalettrequeRameshavaitécriteàHemnalini,etquijamaisnel’avaitquittée.Le
lendemain matin, Sailaja eut une conversation avec son père et la lui fit lire. Le résultat de leurconciliabule fut que, puisque la petiteOumi toussait depuis quelques jours, il fallait faire venir leDrNalinaksha.Enconséquencedequoiledocteurvinteneffet,auscultalebébé,écrivituneprescriptionets’enalla,
sans queKamala, qui chezNabinkali avait tant brûlé du désir de le voir en cachette, s’y pût décidermaintenant.Lelendemain,cefutl’onclequiserenditchezledocteur,àuneheureoùilsavaitfortbiennepasle
trouver.—Ehbien,dit-ilaudomestiquequi luiaffirmaitquesonmaîtreétaitsorti,peut-êtrepourrai-jevoir
votremaîtresse?Annoncez-luiseulementqu’unvieuxBrahmaneestlà,quivoudraitluiparler?IlfutintroduitenprésencedeKshemankari,àquiildéclara:—Onentendbeaucoupparlerdevousetdevosvertus,mère,etj’aivouluprofiterdecequejesuisde
passageàBénarèspouracquérirquelquemériteenfaisantvotreconnaissance.Jen’aipasd’autreraisonpourvousimportunerdelasorte;mapetite-filleestmaladeetj’envenaisparleràvotrefils,maisonmeditqu’ilestabsent ; jenepouvaisfaireautrementquedevousprésentermeshommagesavantdem’enaller.—Nalin ne tardera pas à rentrer, ditKshemankari, ne voulez-vous pas vous asseoir et l’attendre ?
Laissez-moivousoffrirquelquechosedebonpendantcetemps.
—Oui,ditl’Oncle,onmereconnaîttoujoursàpremièrevuepourundecesgourmandsquiaimentlesfinsmorceaux…Kshemankariétaitenchantéederégalerlevieillard;ellel’invitamêmeàdéjeunerpourlelendemain.Après quelques visites du même genre, l’oncle était devenu persona grata dans la maison de
NalinakshaetKshemankariinterditàsonfilsdeluienvoyerlanotedeseshonoraires.Durant quelques jours encore le père et la fillemijotèrent leur petit complot, puis unmatin l’oncle
invitaKamalaàvenirsebaignerdansleGange;c’étaitlafêtedeDasaswamedh.—Ilfautveniraussi,didi;ditKamalaàSaila.—Jenepuis,affirmacelle-ci,Oumin’estpasassezbien.L’oncleramenaKamalaparuneroutedifférentedecellequ’ilsavaientprisepourl’aller.Encheminils
rencontrèrentunedameâgée,vêtuedesoie,quielleaussirevenaitdufleuvesacré,avecunejarred’eaudufleuveàlamain.L’oncles’arrangeapourpousserKamalasursonpassageenluidisant:—VoicilamèreduDocteurBabou,mafille;saluez-la.Kamalafuttouteémueàcesparoles,maisaussitôtelleseprosternadevantKshemankari,touchantavec
respectlapoussièredesespieds.—Etquidoncestcettebeauté?s’exclamaKshemankari;c’estunevraiepetiteLakshmi!elleécarta
doucementlevoileduvisagedeKamala,etdemanda:—Commentvousnomme-t-on,monenfant?AvantqueKamalaeûtpurépondrel’oncledisaitpourelle:—SonnomestHaridasi,etelleestlafilled’undemescousins.Ellen’apasd’autreparentquemoi.—Venezdonctousdeuxchezmoi,invitalavieilledame.Arrivéschezelle, levieillards’enfonçadansunfauteuilconfortable, tandisqueKamalaoccupaitun
siègemoinsélevé,etilnefutpaslongàreprendrelefildelaconversation:—Jedoisvousavouerquecetteenfantaconnu toutes les infortunes.Sonépouxs’est faitascèteau
lendemaindesonmariage,etils’estmisàmendierparleschemins;jamaisplusellenel’arevu.Ellevoudraitelle-mêmes’adonneràlaviereligieuseenquelquetrèssaintlieu,carlareligionestdésormaissonuniqueconsolation,maisjenepuism’établiràBénarès.Nepourriez-vouslagarderchezvous?Elleseraitunefillepourvous,et,sijamaisvousnedésiriezpluslagarder,vousn’auriezqu’àmelarenvoyeràGhazipour?— Voilà qui est parfait, répondit Kshemankari. Faites-moi cadeau de votre Haridasi, et ne vous
tourmentezpluspourelle.—Ehbien,jevouslalaisse!maisjereviendrailavoirdetempsentemps,etsagrandesœuraussi…Sitôtquel’oncleleseutquittées,Kshemankariditàlajeunefille:—Quelmanantétaitdonccemariquiapuvousplanterlà!Est-ilpossiblequ’ilyaitdanslemonde
des êtres pareils ? Je prierai pour qu’il vous revienne, car tant de beauté ne fut pas créée pour êtreperdue.Maisn’allez-vouspasvous ennuyer avecmoi ?Vousn’aurezpointde compagnedevotre âgeici?—Non,mère,jenem’ennuieraipas,murmuraKamaladontlesyeuxmagnifiquesétaientremplisd’une
soumissionextasiée,jetravaillerai.—Etqu’est-cedoncquejevousdonneraiàfaire?Savez-vouscoudre?—Pastropbien,dutavouerlabeauté,l’aircontrit.—Ehbien,jepourraivousapprendre.Etsavez-vouslire?—Ohoui.—C’esttantmieux,carjen’yvoisplussanslunettesetvouspourrezmefairelalecture.—Jesaisaussifairelacuisineetm’occuperdelamaison,annonçalajeunefilleavecplusdefierté.
—Jesuisprêteàlecroiresivousmeleditesavectantd’assurance.Venezdoncquejevousmontreoùsontnosprovisions,etlacuisine.—Laissez-moipréparerlerepasaujourd’hui,mère.—Très bien, aujourd’hui et les jours suivants si vous voulez, celame donnera du temps pourmes
dévotions enfin. Je ne serai nullement fâchée d’être libérée de ces responsabilités, car la place de laménagèren’estpasunlitderoses!Et sitôt la jeune fille initiée auxmystères de l’office elle s’en fut dans son oratoire, cependant que
Kamalaattachaitautourdesataillelepanflottantdesonsari,relevaitsescheveuxenunchignon,etsemettaitàl’œuvre.Nalinakshase faisaitundevoirdene jamais rentrersansse rendreauprèsdesamère,dont lasanté
continuaitàl’inquiéter.Cematin-làsesnarinesl’informèrent,dèslaporte,quequelquechosedebonsepréparait,etpensantquesamèreétaitoccupéeàleurdéjeunerilparutsurleseuildelacuisine.Kamala,quis’étaitretournéeaubruitdesespas,laissatombersacuilleràpotetessayadetirersonvoilesursafigure, sans se souvenir qu’elle l’avait noué à sa ceinture.Nalinaksha, qui était surpris autant qu’elle,avaitdéjàtournélestalons.LorsqueKshemankarieut fini sesprièresellevintà lacuisine,où toutétaitdéjàprêt.Kamalaavait
lavéetnettoyélapièceàfond.Onn’yvoyaitpasunfragmentdepetitboisniuneépluchuredelégume,ettoutétaitdansunordreparfait.—CettepetiteestunevraieBrahmane!s’écriaKshemankari,enchantée.QuandNalinakshas’assitcejour-làdevantsondéjeuner,samèrepritplaceenfacedelui,etunejeune
personneexcessivementnerveusevintprèsdelaportepourécouter!—Ehbien,Nalin,quepensez-vousdecepetitrepas?demandaKshemankari.Nalinakshan’avait rien d’ungourmet, aussi était-il rare que samère le questionnât pour savoir son
appréciation;maiselleignoraitqu’ileûtdéjàconnaissancedelaprésencemystérieused’uneétrangèreàlacuisine!…Ilnesavaitpascequ’ilavaitmangé,maisillavitcontenteetdéclara:—C’estvraimentexquis!Kamalas’enfuitd’unpiedlégeret,rentréedanssachambre,elleserrasesbrassursapoitrinepouren
calmerlesbattements.Après déjeuner, etNalinaksha s’étant retiré pour lire comme il le faisait chaque jour,Kshemankari
emmenaKamala à l’étage supérieur, et s’amusa à la coiffer, et à passer du vermillon sur la raie quipartageaitsescheveux.Lavieilledame,ensoupirant,sedisait:«Ah,sijepouvaisavoirunebelle-fillequiluiressemblât!»Cemêmesoir,etaugrandennuideNalinaksha,elleeutunautreaccèsdefièvre:— Mère, lui proposa son fils, laissez-moi vous emmener pour quelques jours ; Bénarès ne vous
convientpasdutout.—Jen’enveuxpaspartir,mêmepourprolongermavie.Jen’aiaucuneenviederendremondernier
souffledansunevilleétrangère…Quand Nalinaksha se fut retiré dans la chambre voisine, Kamala vint s’asseoir au pied du lit de
Kshemankarietsemitàluimasserlespieds.—Vousavezsûrementétémamèredansquelqueexistenceantérieure,machère,luiditlavieilledame,
émue;carautrementjenevoispascequej’aifaitpourvousmériterprèsdemoi.Jenepuissupporterd’être touchée par une étrangère, mais je sens que vos mains me rendent la force. C’est une choseextraordinaire, mais il me semble que je vous connais depuis des années. Courez maintenant vouscoucher,jel’exige;etdurestejenepourraisdormirsivousrestiezprèsdemoi:voussavezcommelesvieillesgensaimentàbavarder.
LelendemainKamalapritladirectiondetoutelamaison.Nalinakshas’étaitorganiséunpetitbureauenmurant une extrémité de la vérandaqui donnait sur l’Orient, et en la pavant demarbre.Quand il yentra,ilenadmiralapropretéetl’ordre;lebrûle-parfumdecuivrebrillaitcommedel’or;seslivresetsesbrochuresavaientétébienépoussetésetrangéssurleursétagères…DebonneheureKamalas’étaitprésentéeprèsdulitdeKshemankari,avecunejarred’eausacrée,et
quandlavieilledameavaitvusajeunefigurefraîcheetbienlavéeelles’étaitécriée:—Vousn’êtespasalléevousbaignertouteseule?j’étaislààmedemanderquij’allaisenvoyeravec
vous,aujourd’huiquejesuis troppeubienpourmelever!Jenedésirepasquevoussortiezsansêtreaccompagnée.—Mère,ditKamala,unpetitdomestiquedemononclen’apurésisterhiersoiraudésirdemevenir
voir,etjeluiaidemandédevenirmeprendrepourdescendreaufleuvecematin.—Ehbien,qu’ilresteici,afindevousaiderdansvotretravail.Oùest-il?Appelez-lequejelevoie.KamalacourutchercherUmesh,quis’inclinajusqu’àterredevantKshemankari.—Etcommentt’appelle-t-on?luidemandacelle-ci.Lafaced’Umeshs’élargitdansunsourireimmense,queriennenécessitait,etilfitconnaîtresonnom.
Kshemankarineputs’empêcherderiredesamineréjouieetelleluidemanda:—Etquidonct’adonnédeshabitssiélégants,Umesh?—C’estmère,réponditlegamin,enmontrantdudoigtKamala.C’estainsiqu’UmeshtrouvaluiaussifaveurauxyeuxdeKshemankari,etdevintundesmembresdesa
maison…Dans l’après-midi, Kamala était assise au chevet de Kshemankari, lui massant les pieds, quand
Hemnalinientradans lapièceavecunebottede fleurs.Lavieilledame luiprésentasanouvelleamie,maisilfallutquelquetempsàlatimideKamalapoursetrouveràl’aiseenprésencedelajeunefille.HemnalinidemandaàKshemankaricommentellesesentait:—Ilnefautpastropfairedecesquestions-làauxgensquiatteignentmonâge;–réponditlamèrede
Nalinaksha;–maisjesuiscontentequevousentamiezcesujet,carvoilàlongtempsquej’ail’intentiondevousparlersérieusement.Quandj’avaisvotreâge,jeseraismortedehontesiquelqu’unm’avaitparlédemariage,mais le casn’estpas lemêmepourvous, cardenos joursonélève les jeunes fillesbiendifféremment.C’estpourquoijevouspriedemerépondreentoutesincérité:votrepèrevousa-t-ilfaitpartdelapropositionquejeluiaitransmisel’autrejour?—Oui,ditHemnalinienrougissant.— Mais sans doute ne vous a-t-elle pas plu, ma chère, car si Annada Babou avait obtenu votre
consentement,ilseraitbienvitevenuchezmoipourmel’annoncer?VousprenezNalinpourunascètequipassetoutsontempsenobservancesreligieuses,etilvoussemblequejamaisvousnepourrezl’épouser.Vous avez tort de le croire incapable d’amour ; ses affections sont fortes, et son cœur sensible. Jemourraistranquillesijepouvaisvousvoirinstalléedanssamaison,etjevoudraisquecemariagesefîtauplustôt,carjesaispertinemmentquemoipartieilnesemarierajamais.Dites-moicequevousavezàluireprocher.—Rien,murmuralajeunefille,sivouscroyezvraimentquejesoislafemmequ’illuifaut.AttirantHemnaliniàelle,Kshemankarilabaisaaufrontetnepoussapasplusavantlesujet.Quantà
«Haridasi»,elleavaitdisparudelachambre.LorsqueHemnalinil’eutquittée,Kshemankarifitappelersonfilsetl’accueillitencestermes:—Nalin,ilnem’estpaspossibled’attendredavantage.Hemm’adonnésaparole,etjesuisrésolueà
n’écouteraucunedetesobjections.—Jeferaicequevousvoudrez,pourquoivoustourmenter?luirépondit-il.Etillalaissaàsontour,
carKamalaentraitpourrangeretdistribuerdanslesdiversespiècesdelamaisonlesfleursqu’Hemnaliniavaitapportées.
CHAPITRELVI
Maintenant qu’Hemnalini avait promis d’épouser Nalinaksha, elle cherchait à se persuader qu’elleétait la plus heureuse de toutes les créatures et que tout le passé douloureux s’était enfin dissipé. Sarenonciation, si complète, finitmême par lui procurer une certaine joie, faite de liberté reconquise etd’espoirenl’avenir.Elleétaitcommel’enfantqui,laclasseterminée,voits’ouvrirlaportedel’école.Avant de se mettre au lit, ce soir-là, elle écrivit dans son journal : « J’avais renoncé à toutes lesaffectionshumaines,etj’étaismorteaumonde;jenecroyaispasqueDieupûtmedélivrerdemonancienamouretmedonnerunevienouvelle.JemeprosternemaintenantàSespieds,etmeprépareàsuivredenouveauxcheminsetàaborderdenouveauxdevoirs.Ladestinéem’aaccordéunebénédictionquej’étaisloindemériter.QueleCielmedonnelaforced’yconsacrertouslesjoursdemavie…»Lelendemainaprès-midi,tandisqu’ellesedisposaitàserendreavecsonpèreauprèsdeKshemankari,
une voiture s’arrêta devant leur porte et un des serviteurs de Nalinaksha vint annoncer sa maîtresse.AnnadaBabousehâtaau-devantdeKshemankari,qu’ilaccueillitparcesmots:—Nousnousconsidéronscommetrèsfortunés…—Jesuisvenueapportermabénédictionàvotrefille,répondit-elleenentrantausalon,oùelles’assit
surunsofa.Hemnalinientrait,pourluifairesaplusbellerévérence.—Que joyeux et longs soient vos jours ! lui souhaita la vieille dame ; tendez-moi vosmains,ma
chère;etellefermadeuxbraceletsd’ormassifsurlesfrêlespoignetsdelajeunefille,qu’ellebaisaaufront.Cettebénédiction,etl’affectionaveclaquelleelleétaitdonnée,remplirentenfinjusqu’auxbordslacoupedebonheurd’Hemnalini.—Etmaintenant,monsieur,ditKshemankariensetournantversAnnadaBabou,vousdevezvenirtous
deuxdéjeunerdemainavecmoi.
LajoiedevoirétabliesachèreenfantrendaitàAnnadaBabousasanté,etlelendemainmatin,prenantle thédans le jardin, il lui semblait tandisqu’ilcontemplait levisagesereind’Hemnalini,que l’espritbienheureuxdesafemmedisparueétaitdescendusursafille.Unevoiturechargéedebagagess’arrêtadevantleportail,etJogendraensortitl’airjoyeuxetcordial.
Rameshdescenditàsontour,maislorsquesonregardcroisaceluid’Hemnalinilajeunefille,sansunmot,rentradanslamaison,bienquesonfrèreluieûtcrié:—Neparspas,Hem!j’aidesnouvellespourtoi.Elle sehâtait, commepour fuirquelqueapparition terrible…EtRameshs’arrêtaun instant, interdit,
ignorant s’il devait la suivre ou tourner le dos et fuir lui aussi. Jogendra le prit par le bras pour leconduireverssonpère,quiàpeinepouvaitencroiresesyeuxetsefrottaitlatêteenmarmottant:«Etvoilàencoreunobstacleàcemariage.»Rameshlesaluatrèsbas,etlevieillardluimontraunechaise,maiscefutàsonfilsqu’ils’adressa:—Tuarrivesjusteàtemps,Jogen;j’allaistetélégraphier.—Àquelpropos?—NousavonsarrangéunmariageentretasœuretNalinaksha,etelleadéjàreçu,hier,labénédiction
desabelle-mère.
—Voulez-vousdirequetoutestdéfinitif,père?Etn’aurait-onpasdûmeconsulter?—On ne sait jamais ce que tu décideras, Jogen. Et d’ailleurs, n’est-ce pas toi qui songeais à ce
mariage,avantmêmequej’aierencontréNalinaksha?—Jel’admets,maislaissonscela;iln’estpasencoretroptard;j’aibeaucoupdechosesàvousdire,
etilfautd’abordm’écouter;aprèsquoi,vousferezcequebonvoussemblera.—Jet’entendraiquandj’aurailetemps,carmaintenantilnousfautsortir,lamèredeNalinakshanous
ayantinvités;onvavousfairedéjeuner…—Nevous inquiétezpaspournous ;nouspouvonsallerdansundeshôtelsde laville.Sansdoute
serez-vousàlamaisondanslasoirée,etnousreviendronsalorsvousvoir.AnnadaBabouneputprendresurluideregarderRameshnideluiadresseruneparole,etdesoncôté
Rameshn’ouvritpaslabouche,jusqu’aumomentdeprendrecongé.
CHAPITRELVII
Laveilleausoir,enferméechezelleetassisesurleplancher,Kamalaavaitlonguementréfléchidanslesténèbres.Elles’étaitditqu’elledevaitabandonnertousdroitssursonépoux,pourneconserverquelesmenuesoccasionsdeleservirdetempsentemps.Toutcequ’elledemandaitàDieuc’étaitlaforced’accomplircesdevoirsavecunvisagesouriant,sansjamaisaspireràmieux!Ellesavaitcombienilluien coûterait, mais elle avait résolu de ne nourrir en son cœur aucun regret, de ne jamais paraîtremalheureuse,denejamaissoupirerpouratteindrel’inatteignable,etdesecontenter,touslesjoursdesavie,d’unlabeurd’humbleservante,sansjamaisdemanderriendeplus.Aumatin,cessentimentsd’abnégationnel’avaientpasquittée,etcefutavecunbeausourirequ’après
sa visite auGange elle parut au chevet deKshemankari, afin de discuter avec elle des préparatifs dudéjeuneroffertàAnnadaBabouetàsafille.Nalinakshamontraquelquesurprisequandsamèreluirecommanda,aumomentoùilsortait,denepas
semettreenretardpourlerepasdumilieudujour.— J’ai oublié de vous le dire, expliqua-t-elle, Annada Babou viendra aujourd’hui vous donner sa
bénédiction.—Sabénédiction!etqu’est-cedoncquilerendsoudainsigracieux?jelevoistouslesjours.—Mais je suis allé chez lui hier, et j’ai fait présent à Hemnalini d’une paire de bracelets, en la
bénissant;c’estmaintenantautourd’AnnadaBaboudevousagréer.Ilsviendronttousdeuxdéjeuner.Nalinakshas’enallalefrontbaissé,plongédanssesméditations.
CHAPITRELVIII
Échappée à la présence de Ramesh, Hemnalini s’était assise dans sa chambre pour tâcher decoordonnersesidées.Elles’envoulaitfortden’avoirpasétémaîtressedesonémotion,del’avoirlaissédevinerauxautres,etcefutd’unpasferme,aprèsavoirglisséàsesbras,parbravade,lesbraceletsqueluiavaitdonnésKshemankari,qu’elleretournaaujardin,latêtehaute,prêteàfairefacesanstremblerauxdeuxjeunesgens.Elle ne fut pas cependant autrement fâchée d’apprendre qu’ils étaient partis, mais son changement
d’attitude, et l’empressement qu’elle mit à partir avec son père pour la visite projetée, causèrent auvieillardunmalaiseréel.Ilsarrivèrentdetrèsbonneheurechezleurhôtesse,et,Nalinakshan’étantpasrentré,cefutcelle-ciqui
les entretint. Elle éprouva d’ailleurs quelque surprise, tout en causant avecAnnadaBabou, de ne pastrouver plus de gaieté sur le visage de la jeune fille, qu’elle ne cessait d’épier à la dérobée. Trèssusceptibleauxinfluencesextérieures,elleenfutelle-mêmeassombrie,pensantquelatêted’Hemnaliniavaitété tournéepar tropd’étudesetqu’elleseconsidéraitcommeau-dessusdeNalinaksha,alorsquetouteautrejeunefillen’auraitétéquetropheureusedesevoirunieàuntelépoux.Elleseditqu’ilyavaitlà de sa faute, qu’elle avait montré trop d’impatience, qu’elle ne connaissait pas suffisamment lecaractèredecettejeunepersonne.Toutescesréflexionsl’amenèrentàdireàlafin:—Aprèstout,iln’yaaucuneraisondetanthâterleschoses;tousdeuxontl’âgedesavoirutiliserleur
proprejugement.Àlavérité,Nalinn’estpasencoretoutàfaitréconciliéàcetteidéedemariage.Etilestvraiquelagaietéforcéed’Hemnaliniétaitdéjàtombéequandelleavaitpasséleseuildesa
futurebelle-mère,neluilaissantplusquefatigue.Unevéritableterreurs’étaitemparéed’elleàvouloircontempler, avec les yeux de l’esprit, le chemin qui s’étendait devant elle, rocailleux, aride etinterminable.Desdoutesl’assaillaientmaintenantsursapropreconstance.Aussi,etbienqued’unepartelle eût voulu voir consommé ce mariage qui mettrait fin à ses incertitudes, la proposition faite parKshemankari de ne pas presser la cérémonie lui fut-elle un soulagement. Son expression en devintaussitôtpluscalme,et, s’enapercevant, lecœurde lavieilledames’endurcitcontre la jeunefillequepourtantelleaimait,etqu’elleavaitelle-mêmechoisie.ElleallachercherKamala,désirantquecelle-ciemmenâtHemnalinidanssachambrependantqu’elle-mêmecauseraitavecAnnadaBabou.—Etdequoiluiparlerai-je?soupiraKamala,ellesaittantdechoses,etmoijenesaisrien.—Etàquoisertlascience?s’écriaKshemankari,ilsuffit,pourenêtreférue,deprendredeslivreset
d’étudier,etcen’estpassifaciled’êtrebellecommevousl’êtes.Mettez-moicebeausaridesoiecrème,etarrangez-moivostressesconvenablement.Vousêtesassezbellepourlepalaisd’unroi.Quand elles entrèrent au salon Nalinaksha était arrivé et causait avec ses hôtes. L’apparition de
Kamala futvraimentune révélationpour tout lemonde.Lapremière foisqu’Hemnalini l’avaitvue, auchevetdelamaîtressedulogis,elleétaitloind’êtrevêtueaussisomptueusementetsetenaittrèseffacée.Elleéprouvamaintenantunvéritableétonnement,pritKamalaparlamainet,lavoyantintimidée,voulaitl’obligeràs’asseoirprèsd’elle,mais,surlapropositiondeKshemankari,lesdeuxjeunesfillessortirentensemble.Kamalasedemandaitcequ’Hemnalinipenseraitd’elle;ellenepouvaitêtreindifférenteàcejugement, puisque bientôt Hemnalini entrerait dans la maison comme l’épouse de Nalinaksha. Bien
qu’elle ne se permît aucune jalousie, c’est avec des jambes tremblantes qu’elle marchait devantHemnalinipourluimontrerlechemin.Celle-ciluiditavecdouceur:—Mèrem’aracontévotrehistoire;considérez-moicommeunesœur,chèreHaridasi.Moi-même,je
n’enaipas,etmamèreestmortelorsquejen’étaisqu’unetoutepetitefille,maisj’aitoujourseuenvied’unesœur,aussibienquandj’aiétéheureusequequandj’aiététriste.Ilm’afallutoujoursgardermespensées pourmoi-même et celame rend difficile de les exprimer, encore à présent, et bien des gensprennentmaréservepourdelafierté.—Maispourrez-vousm’aimer,didi?s’écriaKamala,dont lapropre réserve fondait, jemesenssi
stupideàcôtédevous.—Quandvousmeconnaîtrezmieuxvousverrezquejelesuisaussi,répliquaHemnaliniensouriant,
carjenesaisrienquequelquesbroutillesquej’aiprisesdansleslivres.Laperspectived’unemaisonàgouvernerm’effareabsolument.— Oh, fit Kamala avec la simplicité d’un enfant, vous me laisserez cela ; depuis ma plus tendre
enfancejesuishabituéeàcegenredetravailetjen’enaipaspeur.Vousrendrezvotremariheureux,etmoijeveilleraisurvousdeux.—Dites-moi, chère,n’avez-vous jamaisbienvuvotremari ;nevous souvenez-vouspasdu toutde
lui?—Jenel’aipourainsidire jamaisvu,mais jenesaiscomment ilsefaitqueje l’aimedetoutmon
cœur;etDieuarécompensémonadoration,carjefinisparmereprésentercemaritoutàfaitclairement.Iln’ajamaistrouvéenmoisonépouse,maisilmesemblequemoij’aitrouvémonépoux.Cettedévotiondela jeunefemmetrouvasonéchodanslecœurd’Hemnalini,quimurmura,aprèsun
courtsilence:—C’estlàlevéritableamour,etleseulvraibonheur.L’autrenedurepas…IlseraitdifficiledediresiKamalacompritcesparoles,maisellefixasesgrandsyeuxsurHemnalini
etconclut:—Cequevousditesdoitêtrevrai,didi,carjen’aipasdechagrin,etmêmejemesensparfaitement
contente.Hemnaliniluipritlamain:—Monmaîtreditquequandnousconsidéronsdemêmelaperteetlegainc’estalorsquenousavons
vraiment acquis quelque chose. Réellement, chérie, si j’arrive à votre complète abnégation, je meconsidéreraicommebienheureuse.—Quevoulez-vousdire,didi ?N’avez-vouspas tout ce quevouspouvezdésirer ?Sûrement vous
n’attendezriendeplusdelavie!— Je puisme déclarer parfaitement satisfaite simême l’existence neme donne pas tout ce que je
voudrais avoir, car obtenir davantage engendre la lassitude et le chagrin. Ne soyez pas surprise dem’entendreparlerainsi,jesensqueDieum’inspire;savez-vousquej’avaisunpoidssurlecœur?Iladisparudepuisquejevousaivue,etmaforcemerevient.C’estpourquoi,aucontrairedemeshabitudes,jeparletant…
CHAPITRELIX
EnrentrantdechezKshemankari,Hemnalinitrouvasurlatabledusalonunelourdeenveloppeàsonadresse. L’écriture était celle de Ramesh, et son cœur l’oppressait tandis qu’elle l’emportait dans sachambrepourlaliretranquillement.Illuiracontait,sansplusrienluicacher,l’histoireentièredesesrelationsavecKamala,etconcluait
ainsi:«LescirconstancesontbrisélelienparlequelleCielavaitunivotrevieetlamienne.Vousavezmaintenantdonnévotre cœur àun autre, et croyezque jenevous enblâmepas, pasplusquevousnedevezvousblâmervous-même.BienqueKamalaetmoinousn’ayonsjamaisvécuensemblecommemarietfemme,jedoispourtantvousconfesserqu’àmesurequeletempspassaitjemesentaisdeplusenplusattiré vers elle. Quant à l’état actuel de mes sentiments, je ne le connais pas moi-même. Si vous nem’aviezpasrejeté,moncœurauraittrouvésonsûrasileenvotreamour,etc’estdanscetespoirque,dansmondésarroi,jemehâtaisversvous.Maisquandvousm’avezsiévidemmentmontréquevousnevoussouciiez plus demoi, quand j’ai appris que vous aviez consenti à en épouser un autre, alorsme sontrevenusmesdoutesetmesangoisses.JemesuisrenducomptequejenepouvaisoubliercomplètementKamala;pourtant,quejel’oublieounon,personneaumonden’ensouffrirasicen’estmoiseul.Etdureste,pourquoiensouffrirais-je?Jenepourraijamaisoublierlesdeuxseulesfemmesquiaienttrouvéplaceenmoncœur,etchérirtoutemavieleursouvenirmeseraunebénédictioninestimable.«Lerapidecoupd’œilquej’aipuavoirdevouscematinm’atellementaffectéquejesuisrentréà
l’hôtel avec le sentiment d’être le plus infortuné desmortels ; mais cela nem’arrivera plus, et c’estvraiment d’un esprit apaisé et résigné que je vous dis adieu. Je vous suis reconnaissant, et je suisreconnaissant à la Providence, de pouvoir prendre congé de vous sans plus de chagrin, et en voussouhaitanttoutlebonheur,toutelaprospéritépossible.Nepensezpasdemaldemoi,carjenevousenaidonnéaucuneraison.»Hemnaliniportalalettreàsonpère,etsansautreexplicationlepriadelalire.Illalutdeuxfois,puis
sedit:«Aufond,toutestmieuxainsi,carNalinakshaestunbienmeilleurparti.»C’est sur ces entrefaites queNalinaksha fut introduit auprès de lui. Étant donné qu’ils s’étaient vus
quelquesheures auparavantAnnadaBabounemanquapas d’être unpeu surpris,maisNalinaksha alladroitaufait:— Annada Babou, il est question pour moi d’épouser votre fille, mais avant d’aller plus loin, je
voudraisvousdirequelquechosequevousavezledroitdesavoir.J’aiétémariédéjà,etjecroisjustedevous prévenir que je ne suis pas certain quema femme soitmorte. En fait, j’ai quelque raison de lasupposervivante.—Jeprie le ciel qu’il en soit ainsi, s’écriaAnnadaBabou,qui fit appeler sa fille àqui il dit tout
aussitôt:ilyaquelquechose,danscettelettredeRamesh…—JedésirequeleDrNalinakshalalise,répondit-elle,enquittantlapièceaussitôtNalinakshalut,et
la surprise lui ôta l’usagede laparole.Aprèsun silence, il se leva et prit congé.Comme il sortait ilaperçutHemnalinideboutdanslavérandaàunecourtedistance,etilsedemandaavecangoissecommentelle pouvait rester là, immobile, avec un visage si calme, quand un orage devait la bouleverserintérieurement.Ilneputserésoudreàl’approcherpourluidemanders’ilpouvaitluivenirenaide,caril
sentit qu’il n’en obtiendrait pas aisément une réponse. «Puis-je lui apporter quelque réconfort ? » sedemandaitsoncœurtroublé;«hélas!lesbarrières,entreuncœurhumainetunautre,sontimpénétrables.Notreâmedemeuretoujourséternellementsolitaire…»Ilfitundétourpourpasserplusprèsd’elleencoreengagnantsavoiture,aucasoùellechoisiraitdelui
parler,maisellerentraàl’intérieurdelamaisonetilpartit,lecœurlourd.Ilétaitsortidepuispeud’instantsquandJogendraentrachezsonpère:—Toutseul,Jogen?observacelui-ci.—Quidoncattendiez-vous?demandalejeunehomme.—Qu’as-tufaitdeRamesh?—Laréceptionquevousluiavezfaitecematinluiasuffi!Jenesaiscequ’illuiestadvenus’iln’a
pasatteintlabéatitudesuprêmeensejetantdansleGange,danscettevillesainte,carjenel’aiplusrevu,etilaseulementlaissépourmoiunboutdepapier:«Jem’envais;trèsàtoi,Ramesh.»Jen’aijamaisrien pu comprendre à ce genre de mélodrame, et cela me décide à prendre le large à mon tour.Manouvelle situation me convient parfaitement, car la tâche d’un maître d’école est après tout claire etfacile,etiln’yapaslàdecesmystères…—Maispourcequiconcernetasœur,ilnousfautdécider…— Je ne puis rien de plus. Je ne ferais que continuer à prendre des décisions que tous deux vous
continueriez à renverser, et j’en ai assez de ce petit jeu ; ne me mêlez plus à rien, car les chosesauxquelles je ne comprends goutte m’impatientent, et je me sens parfaitement impuissant devantl’extraordinairefacultéquepossèdemasœurdedevenird’uncoupincompréhensible.Jequittelavilledemaindèsl’aube…Et il partit à son tour, laissant le vieillard à ses spéculations : sonmonde était de nouveau rempli
d’énigmesqu’ilnesavaitcommentrésoudre.
CHAPITRELX
Le lendemain, Sailaja et son père allèrent rendre visite àKshemankari. La première causait à voixbassedansuncoinavecKamala,tandisqueChakrabartticonversaitaveclamaîtressedemaison:—Mapermissionexpire,disait-il,etilmefautrentrerdemainàGhazipour.SiHaridasivousennuiele
moinsdumonde…—Maisàquoipensez-vouslà?Avez-vouscomplotédemel’enlever?—Lavéritéestquej’aimecettepetitedetoutemonâme,et,pourcequilaconcerne,jenesuispas
facilementsatisfait. Jevoudraisqu’ellesoitconsidéréechezvouscommeunmembrede la famille ; siellen’ydevaitêtrequ’uneespècedemeuble…—Qu’est-cedoncquivousprend?Monfils,j’ensuispersuadée,désireautantquemoisonbonheuret
sonconfort.—Néanmoins, je serais plus à l’aise si je pouvais causer avec lui avant dem’en aller.Elle est si
modestequ’onpeutaisémentlalaisseràl’écart;et…—Àvraidirec’estunpeucequiestarrivé,carmonfilsétantencemomentàlamaisonjecraignais
quevousn’approuviezpointqu’ilssevoient,maiscroyezbienquejeconnaismonenfant,etquejesaistoutelaconfiancequenouspouvonsavoirenlui.—Jevaisvousdirefranchementmapensée:j’aientendudirequeNalinakshaBaboudoitsouspeuse
marier,quesafiancéen’estplusuneenfant,etqu’elleareçuplusd’instructionqu’iln’estaccoutuméd’endonnerànosfilles;celam’afaitcraindre…—Oh,ceprojetn’aboutirapas.—Lespourparlersseraient-ilsrompus?—C’estmoiseulequiinsistaitpourcemariage,maisj’aidécidémaintenantdenerienhâter.Etpeut-
êtredevrai-jem’enalleravantdevoirmonfilsétabli…LesvoiesdeDieusontinsondables.—Pourquoiparlerdelasorte?Vosamisnesont-ilspaslàpourvousvenirenaide?Unmarieura
droitàunbonrepasetàunprésent,etpourunpeu,jemelaisseraistenter!—J’étaissimisérableàl’idéequeparmafauteiln’étaitpasencoreentrédanslesaintétatdumariage
quej’aivouluagiràmaguise,maisjevoisquej’aifaiterreur;bref,silecœurvousendit…—Ah,vousleverrezencoremarié,etbienmarié.Jesaisparfaitementquelgenredebruilvousfaut,
pas trop jeune, mais attentive cependant, et soumise. Dieu voulant, nous allons vous trouver ça.Maintenant,sivousvoulezmelepermettre,jevoudraisparleràHaridasi.Il rejoignit les deux jeunes personnes, et vit bien queKamala était tout près des larmes. Sans faire
aucuneremarque,ils’assitprèsdeSailaquiaussitôtluidéclara:—JedisaisàKamalaquel’heureétaitvenuedetoutrévéleràNalinakshaBabou,etcettetêtefollene
veutpasm’écouter.Ellelelaisserait,jecrois,épouserHemnalini.—Ilnefautracontermonhistoireàpersonne,didi ;ellemecouvredeconfusion.Jesuisheureuseà
présent,etjemourraisdedépitsivousallieztoutraconter.—Eh!ditChakrabartti,cemariageneseferapas.Kamala,n’ayezpeurderien,lavertuesttoujours
récompenséeetlebondroitreconnu…lesfiançaillesd’Hemnalinisontrompues.
Sailajas’enmontraravie.Kamalafonditenlarmes,Chakrabarttiluidit:—Iln’yapaslàdequoipleurer.LaDestinéetravailleàsamanière,et il luiarrivedeprendreson
temps.SurcesentrefaitesUmeshsemontra,souriant,commed’habitude,d’uneoreilleàl’autre:—RameshBabouestenbas;ilvientpourparlerauDocteurBabou,annonça-t-il.Kamaladevinttoutepâle.L’onclesautasursespieds,courutenbasetpritRameshparlebrasenlui
proposant:—Venezfaireavecmoiquelquespasdepromenade,RameshBabou.Jevoudraisvousdireunmot.—Etd’oùsortez-vous?s’informaRamesh,ahuri.—Cesontvosaffairesquim’ontamenéici,etjesuistoutheureuxdevousrencontrer.Maisletemps
presse.Dites-moid’abordcequevousvenezfairedanscettemaison?Etilentraînaitlenouveauvenusurlaroute.—Je suis venuvoirNalinakshaBabou, pour lui dire toute la vérité concernantKamala. Je nepuis
m’empêcherdepenserqu’après toutellevitpeut-être.Jeveuxqu’ilsachequ’elleestsafemme,etn’aencouruaucunblâme.Simêmeelleestmorte,monaveuluipermettradevénérersamémoire.— Je ne comprends rien aux idées de cette génération ! si elle estmorte, à quoi servirait-il de se
tourmenterpourelle?Voyez-vouscettemaisonlà-bas?C’estlàquejedemeure.Venezm’yvoirdemainmatin.Etd’icilàjevousdemandedenepointchercheràvoirNalinakshaBabou.Ilaunemèreâgée;quedirait-elledetoutcela?Rameshayantconsentiàcetarrangement,l’onclerevintauprèsdeKamalaetluidit:—Venez chezmoi demainmatin,ma chère ; j’ai décidé que vous deviez avoir une entrevue avec
RameshBabou,afindeluirévélerl’étatdeschoses.Quecelanevouseffraiepas,carjesuisconvaincuquec’estlaseulechoseàfaire.Etenattendant,nepermettezpasquepersonneusurpevosdroits…Aumêmeinstantunbruitdepassefitentendre,etKamalalevalesyeux.Nalinakshasetenaitsur le
seuil;leursregardssecroisèrent,maiscettefoisilnedétournapaslesienetnesehâtapasdetournerlestalons.PourtantilaperçutSailajaetilfaisaitminedeseretirerquandl’oncleluicria:—Nevoussauvezpas,NalinakshaBabou;nousvousconsidéronscommedelafamille,etc’esticima
filleSaila,dontvousavezsoignélapetitefille.Sailajas’inclinadevantNalinaksha,quiluirenditsonsalutets’informadelasantédel’enfant.L’oncle
luiindiquaunechaise,maisquandiltournalatêteKamalaavaitdisparu.ToutefoisKshemankarientrait,pourproposerquelquesdouceurs auvieillard,qu’elle emmenadans la salle àmanger.Quand il se futbienrégalé,ildéclaraaudocteur:—NetraitezpasnotreHaridasicommeuneétrangère,NalinakshaBabou.Je laisse lapauvreenfant
chezvous,maisjevoudraisqu’elleysoitconsidéréecommequelqu’undelafamille.—Nevousinquiétezdoncpas,répétaKshemankari,elleestdéjàl’enfantdenotremaison;àlavérité,
jen’aiplusrienàfairechezmoidepuisqu’elleyest.—Lapauvretten’apaseudechance.Jeseraisheureuxqu’elletrouvâtenfinunfoyer.Puisseleciella
garderenpaixetquetoujoursvosregardsluisoientfavorables.C’estlabénédictionquejeluilaisseenpartant.NalinakshaBabouavait écoutéen silence, et comme fasciné, etquand leurshôtes furentpartis il se
renditdans sa chambre,qu’il trouva rempliede la lumièreducouchant, écarlate comme la joued’unemariée.Un ami hindou lui avait, lematin, envoyé une corbeille de roses, dont le parfum caressa sesnarinesaupointdeletroubler.Depuisdesannéessavieavaitététouted’abstinenceetd’austérité.Encetinstant, il lui semblait entendre les sons d’un instrument aux cordes vibrantes, et l’univers lui parutretentirdesmilleclochettesdedanseursinvisibles.Sesrosesluisemblèrentautantdebeauxyeuxfixés
surlui,etoneutditqu’ensilenceellesprésentaientunepétitionauxportesdesoncœur.Ilenpritune,unsimpleboutondontlespétalesnes’étaientpasencoredéroulés,dontlacouleurétait
celledel’oravantqu’onl’aitpoli,maisdontleparfumétaitd’unepuretéparfaite.Commeillacaressait,il lui semblaque le toucherd’undoigthumainrépondaitàson toucher,et il frémitde toutsonêtre,enpressantàseslèvresetcontresesyeuxlatendrefleur,qu’avantdequitterlapièceilposadoucementsursonoreiller.
CHAPITRELXI
Lelendemainmatin,Kamalaserenditchezl’oncle.—Qu’est-cedoncquiterendsiradieuse?–luidemandaSaila,caressante.—Jenesais,didi;ilmesemblequetoutesmesmisèresontprisfin.—Quelquechoseest-ilarrivé?—Rien;maisjesensqueleCielaeupitiédemoi.Quandjemesuiséveilléecematin,lavieavait
prispourmoiunsensnouveau,touttravailm’étaitunejoie…— Je suis sûremoi aussi que ta chance a tourné, et que tu vas retrouver, avec les intérêts, tout le
bonheurquit’estdû.L’oncleentrait.Ilditàlajeunefille:—Venezuneminute,monenfant;RameshBabouestlà.ChakrabarttiavaitdéjàeuavecRameshuneexplicationpréliminaire.— Je sais, avait-il dit, ce que vous avez été pourKamala. Le conseil que je vous donne, c’est de
recommencervotreviesansplussongeràelle.Si,parsuitedevotreassociationmomentanée,quelqueproblèmeseprésenteencore,c’estàlaProvidencequ’ilappartientdelerésoudre.—Maisavantdelalaissersortirdemavie,jedoistoutdireàNalinakshaBabou,sansquoijen’aurai
jamaislaconsciencetranquille…Il s’était tourné vers la fenêtre, et il regardait les passants avec apathie quand, se retournant, il vit
qu’unefemmeluifaisaitunerévérenceprofonde.Lorsqu’ellerelevalefrontilreconnutKamala,Kamalaimmobile,silencieuse.Illaregarda,saisi!—GrâceàDieu,RameshBabou,disaitlavoixdel’oncle,lesépreuvesdeKamalaontprisfin,etle
cielestmaintenantsereinau-dessusdesatête.Vousl’avezsauvéequandelleétaitengrandpéril,attirantainsiledésastresurvous-même.Maintenantquel’heureestvenuedevousdireadieu,ellenepeutpassersoussilencetoutcequ’ellevousdoit.Ellevientrecevoirvotrebénédiction.IlfallutunmomentàRameshpourretrouverl’usagedelaparole.Àlafin,ilmurmura:—Dieu vous bénisse,Kamala. Si j’ai eu des torts envers vous, pardonnez-les-moi. S’il est encore
quelquechosequejepuissefairepourvous,commandez-moi.Pourmoi,jenedésireplusrien…Incapablederépondreelles’appuyaitaumur.L’onclepritaffectueusementlamaindujeunehomme:—Non,RameshBabou,vousnepouvezplusrienpourelle.Vousavezeubeaucoupàsouffrir,etjeprie
pourquedésormaisvotreviesoitlibre,heureuseettranquille.Ramesh se tourna alors vers Kamala avec un mot d’adieu ; elle n’ouvrit pas les lèvres, mais de
nouveaus’inclinatrèsbas.Il sortitcommedansunsonge, sentant saprésenceauprèsd’elledésormais superflue.«Personne»,
songea-t-il,«n’aplusbesoindemoi;jepartirai,droitdevantmoi;ilnefautpasquejemeretournepourregarderenarrière…»
CHAPITRELXII
Deretourà lamaison,Kamalay trouvaAnnadaBabouetsafille,causantavecKshemankari,qui lapriad’emmenerHemnalinidanssachambre.Aussitôtqu’ellesfurentseules,Hemnaliniluipassaunbrasautourducouenl’appelantparsonnom.—QuivousaditquejesuisKamala?ditcelle-ci,sanstropdesurprise.—Quelqu’unm’aracontéuneétrangehistoire,ettoutdesuitej’aicomprisqueKamalac’étaitvous.—Cenomestdevenu,pourmoi,unreproche,etjenedésireplusl’entendre.—Peut-être,maisilvouspermettrad’établirvosdroits.Kamalahochalatête:—Cen’estpasainsiquejevoisleschoses,etjenemesensaucundroitàfairevaloir.—Mais pourquoi laisseriez-vous votremari dans l’ignorance ? Il doit juger par lui-même, pour le
mieuxoupourlepire,etc’estundevoirpourvousdenerienluicacher.Kamalapâlit.Désolée,elleregardaHemnalini,cherchantuneréponseetn’entrouvantpoint;puiselle
selaissatombersursonlit.—Dieuseulsaitpourquoijeressenstantdehonte,puisquejen’airienfaitdemal;pourquoiserais-je
punie,puisquejesuisinnocente?Commentpourrais-jetoutluidirepourtant…Hemnaliniluipritlamaindanslessiennes:—Iln’estpasquestiondepunir,maisd’absoudre.Vousnedevezpasrestersouscetoitparfraude;et
vousnevoussentirezdélivréedetouteerreurquelorsquevousaurezouvertvotrecœuràvotreépoux.AyezfoienlaProvidence.—C’estlapeurdetoutperdrequim’ôtetoutcourage,maisjecomprendscequevousvoulezdire,et
quesanscraintedecequepeutmeréserverl’avenirjedoistoutconfesser.— Aimeriez-vous mieux que quelqu’un parle au docteur pour vous ? lui demanda tendrement
Hemnalini.Kamalasecouaénergiquementlatête:—Non,non;jepréfèrequ’iln’entendecerécitquedemabouche.— Ce sera certainement préférable, dit Hemnalini, et maintenant, chère, je dois vous dire adieu.
J’ignoresinousnousreverronsjamais…—Oùdoncallez-vous?—ÀCalcutta.N’oubliezpasvotresœurHemnalini.—Maisvousm’écrirez,n’est-cepas?Kamalan’étaitpasàl’aise.Enapparencetranquille,Hemnalinin’enavaitpasmoinsl’airdesouffrir
secrètement,etlecœurdesonamieseserradecompassion.Pourtantilyavaitensacompagnequelquechosedesidigne,desilointainaussi,quetoutequestionétaitimpossible.Etbienqu’elleluieûtcematinouvert soncœur sans réserve,Hemnalini la laissa touteenveloppéedans sapropremélancolieet sansrien révéler de ses propres sentiments, avec une expression de résignation suprême qui donnait à sestraitsunelumièredecrépuscule.Tout le long du jour, et chaque fois que les travaux du ménage lui laissaient un répit, les paroles
d’Hemnalini et son doux regard paisible hantèrent Kamala. Pour la dernière fois, la visiteuse avaitapportéunpanierdesfleursdesonjardinet,aprèssonbaindel’après-midi,lajeunefilles’assitpourentresserdesguirlandes,tandisqueKshemankariluitenaitcompagnie.Lavieilledameluidisait:— Je ne puis dire ce que j’ai ressenti aujourd’hui quandHemnalini est venueme dire adieu.Quoi
qu’on dise, il faut reconnaître qu’elle a un charme infini. Jeme demande ce qui a pris àmon fils derompre…EtcommeNalinakshaentraitdanslapièceelleluidemanda:—As-tuditadieuàHemnaetàsonpère?ilyavraimentpeudejeunesfillesqu’onpuissecomparerà
celle-là.Neregrettes-turien?Ilparutsortird’unsongeetregardaKamala;leursyeuxsecroisèrentetlajeunefillesouhaitad’être
réduiteenpoussière.—Mère,dit-il,vousimaginezquetouteslesjeunesfillesdoiventêtreamoureusesdevotrefils,etqu’il
estunpartienviable.—Sauve-toi,luirépondit-elleavechumeur,celamefâchedet’entendreparlersisottement.Ilpartit,aprèsavoirjetédansladirectiondeKamalaunautrecoupd’œilpleindegaieté,etlajeune
filleaspergead’eausesguirlandes,puislesportadanslebureaudeNalinakshaoùellelesdisposaavecgoût,lesyeuxhumidesàlapenséequecesfleursconstituaientl’offranded’adieud’Hemnalini.Revenuedanssachambreelle seplongeadansune longue rêverie, sedemandantcequeNalinaksha
pensaitd’elle,etpourquoiill’avaitainsiàdeuxreprisesregardée.Quandellesecouchacesoir-làelleavaitrésoludesaisirlaprochaineoccasion,lelendemain,pourluidiresonsecret,quellesqu’endussentêtrelesconséquences…Et de fait, tôt levée, elle alla d’abord se baigner, rapportant du fleuve sacré une petite jarre d’eau
destinéeàarroserlebureaudeNalinaksha;maiscontrairementàseshabitudesilytravaillaitdéjàquandelle entra.Pousséeparunbrusquemouvement intérieur, ellevint s’agenouillerdevant lui etde sa têteinclinée toucha ses pieds, puis, se relevant, elle se tint debout, semblable à une statue, sans mêmes’apercevoir qu’il la contemplait d’un regard intense. Inconsciente de toutes les choses extérieures et,mueparuneinspirationsoudaine,cefutsanstremblerqu’elledit:—JesuisKamala.Le son de sa propre voix parut rompre le charme qui la dominait, et elle frissonna de tous ses
membres,laissanttombersatêtesursapoitrinesanspouvoirfaireunpas,bienquelafuiteluiparûtleseulsalutpossible.Elleavaitdépensétoutesaforcedanssestroismots,etilneluienrestaitpluspoursupportersahonte.ElleétaitàlamercideNalinaksha,etnedépendaitplusquedesamiséricorde.Lentementilportalesmainsdelajeunefilleàseslèvres,etluidit:—Jelesais!tuesKamala.Ill’attira,etpassaautourdesoncouuneguirlandequelaveilleelleavaittressée,enmurmurant:—Inclinons-nousdevantLui…Ettandisquetousdeux,côteàcôte,touchaientdeleursfrontslablancheurpuredupavédemarbre,le
soleildumatinvintbénirleurstêtesinclinées.Serelevant,KamalaseprosternaunefoisdeplusdevantNalinaksha.Toutesapénibletimiditél’avait
abandonnée.Sajoien’avaitriend’exubérant,maisellesesentaitenvahieparlecalmed’unapaisementinfini.Chaque recoin de son cœur était rempli du sentiment absolu de son dévouement, et il lui parutqu’elleoffrait,avecl’encensdesonadoration,lacréationtoutentière.Toutàcoup,despleursjaillirentdesesyeux,surgisd’unesourceinconnue:c’étaientdeslarmesdejoiequiemportaientjusqu’ausouvenirdeschagrinspassés.Ilneluiparlapasdavantage,et,aprèsavoirécartédujeunefrontlescheveuxencorehumides,ilquitta
lapièce.Kamalaserenditàsestravauxjournaliers,commes’ilsconcernaientleserviced’undieu.Latâchela
plusinfimeétaitpourelleuneprière,montantaucielsurlesailesdel’allégresse.Àlatombéedujour,Nalinakshaentrachezelleavecunebrasséedegrandsarums:—Kamala,dit-il,metsces fleursdans l’eaupour lesgarder fraîches :ce soirnous irons tousdeux
demanderlabénédictiondenotremère.—Mais,dit-elletimidement,jenevousaipasdit…—Jesaistout.Ellesevoilalevisage…
1Sectereligieuse,trèsteintéedelibéralismeetdephilosophie.2Dame.3Cellesdesécrivains.4Langagetrèsancien,encoreparléausuddel’Inde.5Appartementintérieur,réservéauxfemmes.6Donnantsurlavéranda.7Grandesœur.8TourbâtieparundesEmpereursmongols.9MausoléebâtiparunEmpereursurlesrestesmortelsdesafemme.