raphaël baroni_ tension narrative, curiosité et suspense_ les deux niveaux de la séquence...

15
Tension narrative, curiosité et suspense : les deux niveaux de la séquence narrative Raphaël Baroni Conférence au CRAL : La narratologie aujourd’hui – le 6 janvier 2004 Introduction Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais dire quelques mots au sujet de ce séminaire consacré à la narratologie : j’avoue que je suis particulièrement bien placé pour apprécier son intérêt vital, ne seraitce que pour justifier mes propres recherches, parce que cet intitulé, « La narratologie aujourd’hui » présuppose, au moins hypothétiquement, que la narratologie existe bel et bien en tant que discipline vivante en France. John Pier a déjà insisté à plusieurs reprises sur le fait qu’il fallait aujourd’hui plutôt parler de narratologies (au pluriel) et que ces courants, multiples et parfois divergents, sont principalement actifs dans le monde anglosaxon et ont progressivement pris leurs distances par rapport aux travaux narratologiques classiques de la période structuraliste. Dans la deuxième séance de novembre, Philippe Roussin soulignait quant à lui que le débat narratologique se poursuivait maintenant essentiellement dans des revues de langue anglaise et, comme me le faisait remarquer récemment Marielle Macé, les « jeunes » narratologues semblent avoir pratiquement disparu du milieu académique français. Je fais donc probablement figure de dernier des mohicans qui, en participant à ce séminaire, aurait trouvé refuge dans une réserve. Cela peut paraître, soit exagérément modeste, soit particulièrement présomptueux de m’attribuer une telle étiquette, mais il me semble en effet que traiter de la question de la séquence narrative, non pas dans une perspective purement historique, mais bien dans l’espoir de faire avancer la question, cela tient, pour le moins, de la gageur, surtout si l’on songe que ce concept était au cœur de la plupart des travaux structuralistes sur le récit dans les années soixante et soixantedix. Il me semble que traiter de la séquentialité du texte narratif, c’est donc s’attaquer au cheval de bataille de la version intégriste radicale dure des travaux structuralistes ; c’est se pencher sur la tradition proppienne réinterprétée par Greimas, Courtès, LéviStrauss, Bremond, Larivaille, Todorov, et j’en passe ; c’est aborder des travaux centrés sur ce qui était autrefois défini comme la « structure profonde » du texte, sur la forme essentialisée de la fabula, que l’on s’imaginait à la fois autonome et immanente, et qui laissait de côté la dimension pragmatique et discursive des textes narratifs. Disonsle d’emblée, si la tradition narratologique anglosaxonne semble aujourd’hui plus dynamique que celle qui perdure dans l’espace français, c’est probablement en grande partie parce que la sémiotique Piercéenne s’est montrée sur le long terme plus efficace que les travaux d’inspiration Saussurienne pour traiter le phénomène des structures narratives dérivées des récits. La critique passionnante que nous a donnée Philippe Roussin dans l’avantdernière séance, du dualisme entre expression et contenu qui, dans le cadre du récit de fiction, se retrouve dans le dualisme hérité des formalistes russes entre fable et sujet , ou entre histoire et discours, nous en fournit la preuve. Nous verrons par la suite que, pour maintenir cette distinction, qui me paraît tout de même précieuse d’un point de vue heuristique, il est nécessaire de recourir au modèle sémiotique d’Umberto Eco, qui opère précisément un renouvellement de la perspective structuraliste en l’enrichissant des apports de la sémiotique piercéenne. Nous insisterons en particulier sur le fait que Eco considère qu’une structure textuelle comme la fabula est un interprétant du texte, c’estàdire le produit sémiotique issu de la manifestation linéaire d’un texte interprété par un sujet pourvu de compétences encyclopédiques spécifiques. Nous verrons que pour comprendre le phénomène de la séquence narrative aujourd’hui, il faudra donc toujours garder à l’esprit ces différents pôles que sont :

Upload: claudiafbr

Post on 10-Dec-2015

4 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

Literatura

TRANSCRIPT

Page 1: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 1/15

Tension narrative, curiosité et suspense : les deuxniveaux de la séquence narrative

Raphaël Baroni

Conférence au CRAL : La narratologie aujourd’hui – le 6 janvier 2004

Introduction

Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais dire quelques mots au sujet de ceséminaire consacré à la narratologie : j’avoue que je suis particulièrement bien placépour apprécier son intérêt vital, ne serait­ce que pour justifier mes propres recherches,parce que cet intitulé, « La narratologie aujourd’hui » présuppose, au moinshypothétiquement, que la narratologie existe bel et bien en tant que discipline vivanteen France. John Pier a déjà insisté à plusieurs reprises sur le fait qu’il fallaitaujourd’hui plutôt parler de narratologies (au pluriel) et que ces courants, multiples etparfois divergents, sont principalement actifs dans le monde anglo­saxon et ontprogressivement pris leurs distances par rapport aux travaux narratologiquesclassiques de la période structuraliste. Dans la deuxième séance de novembre,Philippe Roussin soulignait quant à lui que le débat narratologique se poursuivaitmaintenant essentiellement dans des revues de langue anglaise et, comme me lefaisait remarquer récemment Marielle Macé, les « jeunes » narratologues semblentavoir pratiquement disparu du milieu académique français. Je fais donc probablementfigure de dernier des mohicans qui, en participant à ce séminaire, aurait trouvé refugedans une réserve.

Cela peut paraître, soit exagérément modeste, soit particulièrement présomptueux dem’attribuer une telle étiquette, mais il me semble en effet que traiter de la question dela séquence narrative, non pas dans une perspective purement historique, mais biendans l’espoir de faire avancer la question, cela tient, pour le moins, de la gageur,surtout si l’on songe que ce concept était au cœur de la plupart des travauxstructuralistes sur le récit dans les années soixante et soixante­dix. Il me semble quetraiter de la séquentialité du texte narratif, c’est donc s’attaquer au cheval de bataillede la version intégriste radicale dure des travaux structuralistes ; c’est se pencher surla tradition proppienne réinterprétée par Greimas, Courtès, Lévi­Strauss, Bremond,Larivaille, Todorov, et j’en passe ; c’est aborder des travaux centrés sur ce qui étaitautrefois défini comme la « structure profonde » du texte, sur la forme essentialisée dela fabula, que l’on s’imaginait à la fois autonome et immanente, et qui laissait de côtéla dimension pragmatique et discursive des textes narratifs.

Disons­le d’emblée, si la tradition narratologique anglo­saxonne semble aujourd’huiplus dynamique que celle qui perdure dans l’espace français, c’est probablement engrande partie parce que la sémiotique Piercéenne s’est montrée sur le long terme plusefficace que les travaux d’inspiration Saussurienne pour traiter le phénomène desstructures narratives dérivées des récits. La critique passionnante que nous a donnéePhilippe Roussin dans l’avant­dernière séance, du dualisme entre expression etcontenu qui, dans le cadre du récit de fiction, se retrouve dans le dualisme hérité desformalistes russes entre fable et sujet, ou entre histoire et discours, nous en fournit lapreuve. Nous verrons par la suite que, pour maintenir cette distinction, qui me paraîttout de même précieuse d’un point de vue heuristique, il est nécessaire de recourir aumodèle sémiotique d’Umberto Eco, qui opère précisément un renouvellement de laperspective structuraliste en l’enrichissant des apports de la sémiotique piercéenne.Nous insisterons en particulier sur le fait que Eco considère qu’une structure textuellecomme la fabula est un interprétant du texte, c’est­à­dire le produit sémiotique issu dela manifestation linéaire d’un texte interprété par un sujet pourvu de compétencesencyclopédiques spécifiques. Nous verrons que pour comprendre le phénomène de laséquence narrative aujourd’hui, il faudra donc toujours garder à l’esprit ces différentspôles que sont :

Page 2: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 2/15

­ la trace textuelle, qui n’est qu’un texte potentiel ;

­ le lecteur, qui actualise ce texte par l’acte de lecture ;

­ la compétence encyclopédique qui rend possible cette actualisation ;

­ les structures narratives, qui sont des interprétants résultant de la rencontre dutexte et du lecteur et qui décrivent une organisation séquentielle du texte au­delà deslimites de la phrase.

Il me semble qu’une autre cause du dynamisme anglo­saxon tient également àl’orientation plus pragmatique et empiriste de certains courants d’analyse du récit quiont fini par se rapprocher de la narratologie et par lui fournir des outils particulièrementperformants. Je pense notamment au courant cognitiviste et aux travaux enintelligence artificielle qui ont permis de redonner une certaine consistance à cesconcepts théoriques fondamentaux, mais relativement vagues dans les théories de lalecture, que sont, suivant les terminologies, les compétences encyclopédiques (pourEco) ou les préjugés (pour Gadamer) ou le répertoire (pour Iser) ou l’horizon d’attente(pour Jauss) ou la préfiguration (pour Ricœur). Ainsi, dans la bibliographie que je vousai fournie, je soulignerai en particulier les travaux de Bertrand Gervais, qui m’ont étéparticulièrement utiles et qui intègrent notamment la notion de plan­acte tirée destravaux en intelligence artificielle de Schank et Abelson, et ceux de Brewer qui, dansune perspective cognitiviste, traite précisément de la question de la tension narrativesous la forme du suspense, de la curiosité et de la surprise. D’autres notions,auxquelles je ne ferai pas appel aujourd’hui, mais qui sont d’un intérêt considérablepour la narratologie qui s’intéresse à la séquentialité du texte, sont les concepts descript et de schéma qui viennent également des travaux en intelligence artificielle et dela psychologie cognitive.

Dans tous les cas, ces approches fournissent des modèles concrets qui peuvent êtremis à l’épreuve, à travers des tests de résumé ou de mémorisation soumis à desgroupes de lecteur, ou par l’intermédiaire de programmes informatiques, dont lescapacités à désambiguïser une phrase peuvent être évalués. Loin de fournir desmodèles abstraits, immanents, dont le statut ontologique resterait assez vague, laséquence narrative prend dans ces recherches une forme concrète qui débouche soitsur une simulation informatique, soit sur un modèle mental empiriquement vérifiable,modèle qui vise à définir la nature et la forme des schèmes mentaux qui permettentaux lecteurs d’appréhender, de reconstruire ou d’anticiper une structure narrative. Il mesemble que ce statut ontologique de la séquence, en tant que schème mentalprésupposé qui assure une fonction de médiation dans la communication littéraire,même s’il est parfois discutable et est encore discuté, représente néanmoins ce quifait le plus défaut aux théories narratologiques « classiques » ou « structuralistes »,qui considèrent au contraire la séquence comme une propriété immédiate du texte,comme un signifié (dans ce cas, l’histoire narrée) placé dans une relationd’équivalence avec un signifiant (qui serait le discours narratif).

Il me faudra donc préciser, ce qui peut être parfois laborieux mais néanmoinsnécessaire, les distances que je prends par rapport aux travaux structuralistes dans leprolongement desquels je situerai malgré tout mes propos, mais il me semble qu’aubout du compte, je ne dirai pas grand­chose de très nouveau sur la séquencenarrative, et que j’en reviendrai à une conception assez classique de la structurationdes textes narratifs. Il faut voir dans cette présentation, qui renonce à l’originalité, uncertain optimisme épistémologique qui me fait penser que ce n’est pas parce quel’horizon théorique d’hier s’est profondément modifié que nous devons penser que lesnarratologues qui nous ont précédé ont dit n’importe quoi. Il me semble qu’ils se sontseulement exprimés dans un cadre théorique un peu radical, qui visait à libérerl’analyse littéraire du psychologisme lansonien, et qui doit être aujourd’hui réadapté ànotre vision contemporaine, qui appréhende le discours littéraire comme uneproduction sémiotique plus ou moins déterminée par des codes.

En revanche, et malgré ce que je viens de désigner comme un certain optimismeépistémologique, il me semble nécessaire de pointer du doigt certaines confusions, etmême une certaine régression dans la compréhension de la structuration séquentielledu récit entre les positions défendues par les formalistes dans les années vingt et la

Page 3: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 3/15

conception structuraliste dominante qui s’est fondée, dans la majeure partie des cas,sur une lecture discutable de Propp, au lieu de poursuivre dans la direction ouverte parla conception dialogique de Bakhtine, et de prendre appuis sur les réflexions deTomachevski sur le récit qui me paraissent très fécondes et largement sous­exploitées. Son article Thématique qui fut traduit en 1965 par Todorov dans son recueilde textes intitulé Théorie de la littérature, constituera donc le cœur de mon analyse.

Quoi qu’il en soit, avant de revenir sur ces différentes questions théoriques, j’essaieraide justifier mon intérêt pour la question de la séquence narrative et je commenceraipar confesser, sincèrement, que je ne pensais avoir à aborder ce genre de problèmesthéoriques en commençant à travailler sur ma thèse. Ce n’est que progressivement, enavançant dans mes recherches, que cette question de la séquentialité du texte s’estimposée à moi. Il n’est donc pas inutile d’opérer un détour rapide sur lescirconstances qui m’ont amenées à traiter ce sujet, avant d’expliquer commentj’entrevois aujourd’hui la séquence narrative.

A l’époque où je travaillais dans le groupe de recherche « récit, secret etsocialisation » que dirige André Petitat à l’Université de Lausanne, j’envisageais detraiter les jeux de bascule entre information cachée et dévoilement dans l’expressionlittéraire, ce qui m’a naturellement conduit à m’intéresser à la question de lacoopération textuelle et discursive, notamment par le biais de l’approche sémiotiqued’Umberto Eco. Dans ce contexte théorique, retenir stratégiquement une informationimportante l’action décrite pouvait être interprété comme un jeu sur la coopérationentre auteur et lecteurs, jeu qui vise à créer un effet de lecture particulier, uneincertitude provisoire, de la même manière qu’une implicitation conversationnelle estdécrite par Grice comme une transgression ouverte de certaines règlesconversationnelles, amenant l’interlocuteur à construire des inférences à partir dudiscours manifeste.

Progressivement, je me suis laissé convaincre que la notion narratologique quisemblait correspondre le mieux à cet effet littéraire qui consiste à retarder l’expositiond’un élément du discours que le lecteur est conduit à attendre ou à anticiper avecimpatience était la tension dramatique que, pour éviter des confusions avec la notionde drame, je propose de renommer la tension narrative. Or, cette tension narrative, quiest évoquée dans l’article de Tomachevski sur lequel nous reviendrons, maiségalement dans les ouvrages sur le récit de Jean­Michel Adam, de Françoise Revazou de Bourneuf et Ouellet que vous retrouvez en bibliographie, semble avoir étélargement sous­évaluée et presque complètement ignorée par les travauxstructuralistes des années soixante et soixante­dix. Il me semble que la raison pourlaquelle la tension narrative peut apparaître comme le parent pauvre de l’analysenarratologique peut s’expliquer de plusieurs manières.

D’une part, parce que les œuvres qui exploitent la tension narrative ont généralementété considérées d’emblée comme commerciales et sans valeur, surtout durant lapériode où la narratologie structuraliste était à son apogée, période qui coïncide avecl’époque durant laquelle le Nouveau Roman ou l’antiroman monopolisait la majeurepartie du capital symbolique attribué aux œuvres de fiction dans le champ littérairefrançais. La réticence de Barthes dans S/Z à prendre en considération la lecturelinéaire et l’assimilation, dans Le Plaisir du texte, du suspense à un strip­teaseexcitant une pulsion voyeuriste adolescente me semblent éloquentes à cet égard.D’autre part, et c’est peut­être le point le plus important, il me semble que la tensionnarrative était difficile à traiter sans prendre en considération la participation du lecteurce qui, dans les travaux de narratologie classique, était impossible. Il est intéressantde constater à cet égard que la tendance à été le plus souvent au découplage de laquestion de la tension (considérée comme un phénomène sémantique isolé, oucomme un effet ponctuel visant à relever l’intérêt du texte) découplage donc de laquestion de la tension et de celle de la séquence, qui est considérée quant à ellecomme une propriété structurale et fondamentale du texte. De la même manière, on afini par effacer le fait, pourtant évident du point de vue de l’étymologie, que construireune intrigue consistait précisément à intriguer son lecteur et que intrigue et séquencenarrative sont de parfaits synonymes.

Comme je l’ai suggéré à plusieurs reprises au cours de cette longue introduction, lefait que la narratologie contemporaine soit contrainte aujourd’hui d’appréhender lesstructures narratives en les considérant comme des interprétants abstraits par un

Page 4: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 4/15

lecteur à partir de la manifestation linéaire du texte, me pousse à considérer aucontraire que la tension narrative, puisqu’elle présuppose justement un jeu sur lacoopération textuelle, représente une voie royale pour mieux comprendre comment sestructurent les récits. En effet, si nous considérons ces deux sous espècesconventionnelles de la tension narrative que je définirai par la suite comme la curiositéet le suspense, il est facile de saisir comment un effet de tension à la réception d’unrécit peut être instrumentalisé pour structurer le discours narratif :

Dans un article que vous trouvez en bibliographie et qui porte sur le suspense aucinéma, Hans Wulff parle d’éléments cataphoriques et anaphoriques du discours. Unexemple de cataphore serait par exemple la présentation d’un requin tueur affaméévoluant dans les environs d’une plage peuplée de baigneurs insouciants, présence quiamène les spectateurs à attendre, généralement avec une certaine inquiétude, uneissue qui fonctionne comme un élément anaphorique, par exemple le décès prématuréd’un baigneur qui sert de repas au squale. Mais il faut préciser qu’une telle anaphoreest assez fragile, car l’appétit du requin ne peut être comblé que provisoirement. Onattend alors, au terme d’une dangereuse expédition, la mise à mort du requin tueur quiservira de clôture finale au récit en rétablissant un équilibre durable.

La tension définit par conséquent les contours d’une intrigue en créant et en résolvantune instabilité qui se manifeste, phénoménologiquement parlant, par une tension, ouune incertitude, provisoirement entretenue dans le processus de la lecture linéaire.

Du point de vue de la coopération textuelle, la différence entre curiosité et suspensepeut alors être définie de la manière suivante (vous retrouvez ces définitions sur lespolycopiés que je vous ai distribués) :

a) Il y a création d’un « effet de suspense » quand, face à une situation narrativeincertaine dont on désire impatiemment connaître l’issue (dans le vocabulaire de Ecoon parlerait d’une « disjonction de probabilité » signalée comme importante), il y aretardement stratégique de la réponse par une forme quelconque de réticence textuelle(fin de chapitre ou d’épisode, péripétie, ralentissement de l’action, etc.).

Une question typique que pourrait se poser le lecteur d’un récit structuré par lesuspense serait par exemple : « Quelle sera l’issue du conflit ? » ou « Qui vagagner ? » ou « Le héros va­t­il y arriver ? » ou encore « Le requin va­t­il le manger ? »

J’ajouterai une remarque pour signaler une spécificité du suspense « littéraire » : c’estque, dans un récit conversationnel, ainsi que l’a montré Labov, ou dans un fait diversjournalistique, il y a généralement un résumé de l’action avant le développement, cequi s’explique par la nécessité d’éviter la création d’une tension que l’interlocuteurjugerait trop peu coopérative. Imaginons par exemple que nous apprenions qu’unproche a eu un accident de la route et que nous téléphonions à l’hôpital pour prendrede ses nouvelles : je pense que si l’infirmier nous racontait en détail, et dans l’ordre,tous les événements du sauvetage, de l’arrivée aux urgences, de l’anesthésie et del’opération avant de nous dire si notre proche s’en est finalement sorti sans trop dedommages, nous serions en droit de penser qu’il coopère très mal et que la naturepassionnante de son récit ne compense en rien son manque de pertinence. Il mesemble par conséquent que le développement linéaire de l’intrigue, sans ce queGenette appellerait une prolepse qui aurait pour effet de désamorcer la tensionnarrative, n’est jugé acceptable que dans un contexte littéraire, dans lequel il devientmême un critère positif, car il relève l’intérêt du discours. Nous voyons également àtravers cet exemple que, lorsque le discours colle parfaitement aux événements enadoptant leur chronologie, nous ne sommes pas à une sorte de degré zéro de lareprésentation de l’action, mais qu’il s’agit bien là, au contraire, d’un travail dudiscours en vue de créer un effet spécifique : en l’occurrence, de créer du suspense.Le degré zéro de la narration conversationnelle, c’est quand l’efficacité dans l’échanged’information est maximal, c’est à dire quand l’information la plus importante estdévoilée en premier, or cette dernière, dans un récit, porte en général sur l’issue desévénements et non sur leurs circonstances. Le degré zéro du récit, c’est donc le récitantichronologique et la chronologie n’est pas le récit sans intrigue, mais bien la miseen intrigue du récit productrice de tension dans l’acte de réception, en l’occurrence,cette tension prenant la forme du suspense.

Page 5: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 5/15

Nous allons voir maintenant la définition de la seconde modalité de la mise en intriguequi n’implique pas un développement linéaire de l’action, mais exploite au contraireune énigmatisation de la représentation.

b) Il y a création d’un « effet de curiosité » quand on constate que la représentation del’action est incomplète par rapport à ce qui est nécessaire au lecteur pour que sacompréhension soit optimale. Quand l’incomplétude du discours s’accompagne del’attente (par « pacte de lecture ») d’une clarification que fournira le texte après uncertain délai, la curiosité produit l’une des modalités principales de la tensionnarrative. Dans ce cas, il y a également une forme quelconque de retardementstratégique de la réponse.

Une question typique que pourrait se poser le lecteur d’un récit structuré par lacuriosité serait par exemple : « Qui est l’assassin ? » ou « Qui l’a fait ? » (lewhodunit ? dont parlait Hitchcock dans ses entretiens avec Truffaut) ou « Qu’est­ce quis’est passé ? » ou encore « Comment en est­on arrivé là ? ». L’existence de cettedeuxième modalité de la mise en intrigue met en évidence le fait que la séquencenarrative définit bien une séquence du texte, et pas nécessairement une séquenced’action. C’est l’impatience du lecteur de parvenir au dénouement du récit qui crée latension et structure le texte, et ce dénouement ne recouvre pas nécessairement ledénouement de l’action.

Je chercherai à démontrer à partir de maintenant que cette façon de définir laséquence narrative à partir de tensions d’origines diverses dans le processus de lalecture linéaire n’est pas totalement étrangère aux travaux de Roland Barthes,notamment dans sa fameuse lecture du roman de Balzac Sarrazine, qui offre uneesquisse d’une théorie de la lecture des textes littéraire. On retrouve une perspectiveanalogue dans l’ouvrage de Charles Grivel qui porte sur la question de l’intérêtromanesque et dont le corpus, composé de romans populaires de la fin du dix­neuvième siècle, a pour nature de ne pas masquer les enjeux de la mise en intrigue.Je pense que, par ailleurs, cette perspective est au moins implicitement posée dansl’article Thématique de Tomachevski et que, si cet article avait servi de base àl’analyse de la séquentialité du récit, au lieu de la définition de la séquence que donnePropp dans sa Morphologie du conte, on aurait évité certaines confusions fâcheuses. Ilme semble que la tendance qui a amené certains narratologues à découpler laquestion de la séquentialité du récit avec celle de sa mise en intrigue, c’est­à­dire dela configuration des actions par le discours, est particulièrement dommageable. Laséquence narrative n’est pas, selon moi, la forme de la structure « profonde »,essentialisée ou immanente, de l’action dans son déroulement chronologique etcausal, mais elle relève au contraire toujours d’un « effet du discours », et cela, mêmequand elle est structurée par le suspense, qui implique un développement parallèle dela narration et de l’histoire narrée.

Avant de montrer comment Tomachevski envisage, selon moi, ces deux formescomplémentaires de mise en intrigue, j’aimerais dire quelques mots du codeherméneutique tel que Barthes le définit dans S/Z et qui me semble illustrer les pointsdéjà soulevés. Empruntant une métaphore musicale, Barthes affirme en effet que la« mélodie » du récit, « ce qui chante, ce qui file, se meut par accidents, arabesqueset retards dirigés, le long d’un devenir intelligible », c’est le code herméneutique, c’est­à­dire « la suite des énigmes, leur dévoilement suspendu, leur résolution retardée »(1970 : 32). Face à la grande majorité des travaux narratologiques qui, à la suite dePropp (1970), visent à cerner la structure du récit exclusivement par le biais de« l’action d’un personnage définie du point de vue de sa signification dans ledéroulement de l’intrigue » (Propp 1970 : 31), il me semble que le grand mérite deBarthes a été de souligner l’importance, dans la structuration du récit, non plusseulement du devenir temporel de l’action représentée, mais également dudéveloppement de l’énigme, c’est­à­dire des incertitudes du lecteur, textuellementgénérées, stratégiquement entretenues et finalement résolues par la narration. Ainsi, ilsoutient que (vous trouvez ce texte dans votre dossier) :

Le code herméneutique, en effet, a une fonction, celle­là même que l’on reconnaît(avec Jakobson) au code poétique : de même que la rime (notamment) structure lepoème selon l’attente et le désir du retour, de même les termes herméneutiquesstructurent l’énigme selon l’attente et le désir de sa résolution. La dynamique du texte(dès lors qu’elle implique une vérité à déchiffrer) est donc paradoxale : c’est une

Page 6: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 6/15

dynamique statique : le problème est de maintenir l’énigme dans le vide initial de saréponse ; alors que les phrases pressent le « déroulement » de l’histoire et ne peuvents’empêcher de conduire, de déplacer cette histoire, le code herméneutique exerce uneaction contraire : il doit disposer dans le flux du discours des retards (chicanes, arrêts,dévoiements) ; sa structure est essentiellement réactive, car il oppose à l’avancéeinéluctable du langage un jeu échelonné d’arrêts : c’est, entre la question et laréponse, tout un espace dilatoire, dont l’emblème pourrait être la « réticence », cettefigure rhétorique qui interrompt la phrase, la suspend et la dévie. (Barthes 1970 : 75)

Le point le plus important soulevé par Barthes me semble résider dans le fait que lanotion de code herméneutique permet de souligner l’importance des effets de lecturedans la structuration séquentielle du récit, tout comme Wulff qui mettait en relation lesuspense avec les notion de cataphore et d’anaphore. En effet, ainsi que le préciseBarthes, c’est bien parce que les efforts interprétatifs du lecteur se heurtent à la« réticence textuelle » que le code herméneutique « structure » le récit à la manièredu code poétique « selon l’attente et le désir du retour ». Le code herméneutiquepermet donc de faire le lien entre la structuration du texte et sa réception par lelecteur. Ce lien est d’une importance capitale si l’on songe que c’est son absence quia longtemps constitué le principal reproche adressé aux travaux des narratologues quiconsidéraient la séquence comme une propriété immanente des textes.

Si le Méfait constitue chez Propp une borne initiale de la séquence du contemerveilleux russe et la Réparation sa borne finale, c’est bien parce que, chez lelecteur, le Méfait provoque l’attente et le désir de la Réparation, et que cette dernièrefonction résout et, en quelque sorte, annule la précédente. La « séquence d’action »définie par Propp, si elle n’était pas génératrice de l’attente d’une résolution pour lelecteur, ne serait qu’une succession de fonctions, c’est­à­dire d’événements, qui nepermettraient pas de conférer au texte sa complétude, son unité et sa totalité, qui sontconsidérées comme les propriétés essentielles de l’intrigue depuis Aristote jusqu’àRicœur.

On constate en outre, à la lumière du texte de Barthes, que la création de l’attente etde la résolution, qui vise à renforcer l’intérêt du discours et à le structurer pour lelecteur, ne passe pas exclusivement par le développement causal des actions despersonnages, mais qu’il peut tout aussi bien se situer au niveau de la recherche d’unecohérence interprétative que le texte refuse de livrer d’emblée. Todorov a bien saisicette nuance dans sa typologie du roman policier, dans laquelle il souligne l’oppositionentre la dynamique narrative du roman noir et celle du roman à énigme classique :

[…] on se rend compte ici qu’il existe deux formes d’intérêt tout à fait différentes. Lapremière peut être appelée la curiosité ; sa marche va de l’effet à la cause : à partird’un certain effet (un cadavre et certains indices) il faut trouver sa cause (le coupableet ce qui l’a poussé au crime). La deuxième forme est le suspense et on va ici de lacause à l’effet : on nous montre d’abord les causes, les données initiales (desgangsters qui préparent de mauvais coups) et notre intérêt est soutenu par l’attente dece qui va arriver, c’est­à­dire des effets (cadavres, crimes, accrochages). (Todorov1971 : 60)

Les remarques de Todorov portent ici sur l’intérêt romanesque, et pas directement surla question de la séquence narrative, qui a longtemps été considérée du point de vueexclusif du déroulement chronologique et causal de l’action des personnages, mais sila question de l’intérêt et de la séquentialité sont liées, comme le présuppose la notionde code herméneutique définie par Barthes, on voit se dessiner une nouvelleconception opposant deux types distincts de séquences. En réalité, le seulévénement qu’il est possible de considérer, au moins dans un premier temps, commelinéaire, c’est l’acte de lecture qui saisit les événements de l’intrigue selon l’ordrechoisi par l’auteur. Nous voyons donc, une fois encore, que la distinction entre fable etsujet s’avère nécessaire pour poursuivre cette exploration la structuration séquentielledu discours narratif.

Tomachevski est l’un des premiers auteurs modernes à établir une distinction claireentre l’ordre des événements figurés dans le discours et l’ordre de leur présentationdans l’œuvre, distinction qui rappelle néanmoins, ainsi que l’a suggéré John Pier dansce séminaire, la triade de la rhétorique classique inventio, dispositio et elocutio. La

Page 7: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 7/15

terminologie en ce domaine varie entre les auteurs : Bremond oppose le raconté auracontant, Todorov l’histoire au discours, Genette l’histoire au récit, ces différentesterminologie trahissant parfois des distinctions plus profondes, avec parfoisl’émergence de sous­distinctions débouchant sur des modèles ternaires ouquaternaires. Sur la distinction entre ces différents modèles, je vous renvoie à l’articletrès complet que John a consacré à cette question (dans la nouvelle collectionnarratologia ?).

Toujours est­il que Bremond, dans Logique du récit, souligne que toutes les analysesstructurales postulent au moins la « distinction entre deux plans de structuration durécit, correspondant, dans la terminologie de Greimas, l’un au niveau immanent desstructures narratives, l’autre au niveau apparent des structures linguistiques » (1973 :102). Pour Bremond, la séquence en triade (déclencheur > passage à l’acte > résultat)relève donc naturellement du niveau immanent des structures narratives, et c’est aussile cas du programme narratif défini par Greimas comme le parcours conjonctif d’unSujet en quête d’un Objet, programme narratif qui définit également une séquence durécit. On constate au passage que l’un et l’autre définissent la séquence du point devue unique du devenir de l’action d’un agent et non de celui d’une tension dans lalecture.

Quoi qu’il en soit, face à la grande hétérogénéité des terminologies ultérieures, il mesemble pratique de conserver malgré tout cette distinction binaire ainsi que les termesde fable (ou fabula) et de sujet que propose Tomachevski, car c’est à peu de chosesprès ceux retenus par Umberto Eco et nous verrons que cette distinction nous serviraà souligner les nuances entre l’intrigue configurée par le suspense et l’intrigueconfigurée par la curiosité. La comparaison entre Tomachevski et Eco nous permettrad’actualiser ces notions en fonction des avancées de la sémiotique textuelle, mais ellefera également apparaître chez Eco certaines divergences dans l’emploi des termes,divergences qui nous semblent réduire la portée originelle des propositions deTomachevski, notamment au niveau du concept d’intrigue.

Donc, pour Tomachevski, la fable représente « l’ensemble des événements liés entreeux qui nous sont communiqués au cours de l’œuvre » ; elle s’oppose au sujet « quiest bien constitué par les mêmes événements, mais [qui] respecte leur ordred’apparition dans l’œuvre et la suite des informations qui nous les désignent » (1965 :268). Tomachevski ajoute en note ce commentaire : « bref, la fable c’est ce qui s’esteffectivement passé ; le sujet c’est comment le lecteur en a pris connaissance ». Eco,quant à lui, donne de la fabula la définition suivante :

Tout le cours des événements décrits par le récit peut être résumé par une série demacropropositions – le squelette de l’histoire, que nous appellerons fabula – enétablissant ainsi un niveau successif du texte, dérivé de – et non identifiable à – lamanifestation linéaire. (1985 : 89)

Plus loin il ajoute :

Après avoir actualisé le niveau discursif, le lecteur est en mesure de synthétiser desportions entières de discours à travers une série de macropropositions. (1985 : 130)

Dans la perspective sémiotique de Eco, la fabula représente donc un interprétantdérivé du texte par le lecteur, il ne s’agit donc plus d’une naïve distinction entre unfond (événementiel) et une forme (agencement de ces événements par le discours) quiposerait la question de la dérivation dans le sens inverse et supposerait une relativeautonomie du premier vis­à­vis du second mais bien, du point de vue de la réception,de la mise en évidence d’un lien sémiosique s’inscrivant dans une chaînepotentiellement infinie d’interprétants dont l’origine se trouve dans la « manifestationlinéaire » du texte.

Si nous restons dans la perspective de la sémiotique piercéenne, du point de vue de laproduction du texte, le passage d’une fable imaginée par l’auteur (ou de laconstruction d’un monde pour Eco ou de l’inventio pour la rhétorique) à l’écritureproprement dite (qui nécessite un agencement des faits plus ou moins libre) n’est pasd’avantage le passage d’un fond à une forme. Il s’agit plutôt de la conversion d’unnoyau textuel – qui peut, à un certain niveau d’élaboration, correspondre à la manière

Page 8: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 8/15

dont l’auteur se représente globalement la fable dans son développementchronologique et causal – à un autre texte rendu plus ou moins définitif par leprocessus éditorial. Le concept d’expansion sémémique utilisé par Eco désigne doncce processus dynamique, potentiellement illimité, de la chaîne des interprétants qui neprend fin, du côté de la production du texte littéraire, qu’au moment ou le texte estpublié, cette chaîne reprenant son cours, au moment de sa réception, dans laconscience des lecteurs, qui ne cessent de poursuivre l’interprétation de l’œuvre dansdes directions plus ou moins déterminées par le texte.

Ce qu’il s’agit de définir, ce sont les propriétés de cet interprétant particulier (la fableou fabula) qui représente, selon Eco : « le schéma fondamental de la narration, lalogique des actions et la syntaxe des personnages, le cours des événementsordonnés temporellement » (1985 : 130). Ce niveau successif du texte, que l’on peutrattacher à la capacité cognitive des lecteurs de produire des résumés de narrations etde mémoriser des récits, dépend essentiellement de compétences encyclopédiquesque l’on suppose très largement partagées. Eco, sur la base d’études menées dans lecadre des recherches en psychologie cognitive, affirme que « les tests empiriques surles capacités moyennes de résumer un texte nous disent que la construction desmacropropositions se manifeste comme statistiquement homogène » (1985 : 142). Lefait que la communication littéraire, malgré les inévitables « conflits d’interprétation »,soit néanmoins possible (Barthes dirait que le texte est au moins partiellement lisible),le fait que les œuvres, en dépit des inévitables imprécisions que cela entraîne, soientglobalement traduisibles d’une langue à une autre ou d’un système sémiotique à unautre, que des liens entre diverses variantes d’une même fable (Le Petit Chaperonrouge dans ses versions de Grimm et de Perrault par exemple) puissentoccasionnellement être perçus, nous indique que ce stade particulier du processusinterprétatif (en soi illimité) qui correspond grossièrement à la compréhension del’action figurée dans son déroulement chronologique et causal, n’est généralement pasaussi relatif qu’il a pu paraître.

J’ai donc redéfini à la suite d’Eco le concept de fable comme un interprétant dérivé dutexte, dont les contours sont relativement bien définis en fonction des compétencesfondamentales partagées entre auteurs et lecteurs sur la sémantique de l’action. A ceniveau, Tomachevski introduit une notion qui définit, au niveau de la fable, une formede configuration supplémentaire qui se superpose au simple déroulementchronologique et causal des événements, ou motifs, et qui permet d’en saisir l’unité :« le développement de l’action, » précise­t­il, « l’ensemble des motifs qui lecaractérisent s’appelle une intrigue » (1965 : 273). La composition de l’intrigue faitintervenir de nouveaux concepts tels que nœuds, péripéties et dénouement, qui sesuperposent aux motifs pour définir les grandes lignes de leur développement :

L’ensemble des motifs qui violent l’immobilité de la situation initiale et qui entamentl’action s’appelle le nœud. Habituellement le nœud détermine tout le déroulement de lafable et l’intrigue se réduit aux variations des motifs principaux introduits par le nœud.Ces variations s’appellent des péripéties (le passage d’une situation à une autre).(Tomachevski 1965 : 274)

On pourrait dire en termes linguistiques qu’au niveau de la fable, les motifs définissentun lexique et l’intrigue une syntaxe. D’emblée, l’intrigue est associée également à lasémantique du conflit :

Le développement de l’intrigue (ou dans le cas d’un groupement complexe despersonnages, le développement des intrigues parallèles) amène soit la disparition duconflit, soit la création de nouveaux conflits. Habituellement la fin de la fable estreprésentée par une situation où les conflits sont supprimés et les intérêts sontréconciliés. (Tomachevski 1965 : 273)

Le conflit est un type d’action qui convient en effet particulièrement bien pour mettreen évidence la manière dont on peut appréhender l’unité de la fable par le biais d’unesémantique de l’action : il possède la propriété de définir une situation interactiveinstable, qui suscite l’attente chez le lecteur d’un résultat, dont l’issue peut semblerincertaine, mais dont le terme apparaît inévitable.

La situation de conflit suscite un mouvement dramatique parce qu’une coexistence

Page 9: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 9/15

prolongée de deux principes opposés n’est pas possible et que l’un des deux devral’emporter. Au contraire, la situation de « réconciliation » n’entraîne pas un nouveaumouvement, n’éveille pas l’attente du lecteur ; c’est pourquoi une telle situationapparaît dans le final et elle s’appelle dénouement. (Tomachevski 1965 : 273­274)

Je souligne au passage le fait que, tout comme Barthes pour le code herméneutique,Tomachevski conçoit d’emblée l’intrigue dans son rapport avec les attentes du lecteur.Il précise en effet que si la résolution du conflit correspond au dénouement del’intrigue, c’est parce que la situation de réconciliation « n’éveille pas l’attente dulecteur ». Par ailleurs, la décision de caractériser le développement de l’intrigue par lesdifférentes étapes marquant l’évolution d’un conflit n’est pas idéologiquementinnocente pour Tomachevski : elle dépend de l’arrière­plan marxiste de son analyseformelle, ainsi que le révèle l’homologie qu’il relève entre le matérialisme dialectique del’histoire (qui met en scène la lutte des classes) et le contenu de la fable (qui met enscène la lutte entre les personnages) :

On peut caractériser le développement de la fable comme le passage d’une situation àune autre, chaque situation étant caractérisée par le conflit des intérêts, par la lutteentre les personnages. Le développement dialectique de la fable est analogue audéveloppement du processus social et historique qui présente chaque nouveau stadehistorique comme le résultat du conflit des classes sociales au stade précédent et enmême temps comme le champ où se heurtent les intérêts des groupes sociauxconstituant le régime social du moment. (Tomachevski 1965 : 273)

Cette appréhension de l’action narrative par la thématique du conflit n’est pas propreseulement à l’approche marxiste de Tomachevski. On retrouve cette tendance dansles analyses de Charles Grivel (1973) sur la production de l’intérêt romanesque quimet en relation le conflit (ou la lutte) avec la négativité du malheur. Pour Grivel eneffet :

Il n’y a de récit que de l’échec – du conflit – de la lutte, le malheur est le dicible.(Grivel 1973 : 206)

Plus loin il ajoute :

Que le roman soit drame, constitution puis réduction de l’obstacle, que cet obstaclesoit représenté par un acte personnel de l’agent (négatif) signifie que le roman donnenécessairement le conflit en spectacle (il y a conflit pour qu’il y ait malheur). (Grivel1973 : 211)

Pour Grivel, la thématique du conflit ne se justifie pas par une fonctionnalitéromanesque qui consisterait à éclairer les conflits sociaux sous­jacents, maisuniquement par la nécessité de produire un discours intéressant, pour lui, le malheurest le « dicible ». Au contraire, sous le couvert du « démenti » qu’illustre la lutte ou leconflit, le roman (au moins dans le corpus étudié qui se situe entre 1870 et 1880)viendrait en fait confirmer l’état idéologique, c’est­à­dire « l’image élaborée par laclasse dominante et généralisée par elle pour dérober l’état de fait ». Il considèredonc qu’il « est faux de déclarer que le roman reflète ou réfracte les rapportsconflictuels présents dans la société » (1973 : 226). Quelle que soit la significationidéologique du conflit, nous retiendrons le fait que ce dernier représente en tout casune interaction qui possède la double propriété de renforcer l’intérêt du discoursnarratif tout en définissant les contours de l’intrigue par son instabilité éphémère.

Pour ma part, je ne pense pas que la production de l’intérêt romanesque et laconfiguration de l’intrigue dépendent uniquement de la narration d’actions de typeconflictuel. Pour Greimas, par exemple, le programme narratif se résume plutôt sur labase d’une quête. Toute transgression d’une routine, par l’instabilité qu’elle produit,peut servir d’embrayage à une narration, car nous sommes poussés à nous interrogersur la manière dont l’équilibre sera rétabli. Cela n’implique nullement que cettetransgression soit nécessairement malheureuse ou qu’elle débouche automatiquementsur un conflit : cela peut être le fait de gagner à la loterie par exemple ou, dans unconte, de se voir proposer la réalisation d’un vœu. Pour le courant cognitiviste, lathéorie du schéma insiste sur la fonction structurante de l’action intentionnelleincertaine et planifiée, et non uniquement sur la dynamique conflictuelle : un but

Page 10: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 10/15

difficile à atteindre peut suffire à produire une attente chez le lecteur, qui est amené àse demander si le but sera finalement atteint ou si l’agent échouera dans sa tentative.

Il s’agit donc, somme toute, d’interpréter la notion de conflit comme un cas particulierillustrant un type d’actions susceptibles de se développer en intrigue et de produireune certaine tension à la lecture. Pour Tomachevski, la « tension dramatique » est unenotion qui se rattache directement à la configuration de la fable par une intrigue, lesconflits entre les personnages servant une nouvelle fois à illustrer ce trait du récit :

Plus les conflits qui caractérisent la situation sont complexes et plus les intérêts despersonnages opposés, plus la situation est tendue. La tension dramatique s’accroît aufur et à mesure que le renversement de la situation approche. Cette tension estobtenue habituellement par la préparation de ce renversement. Ainsi dans le romand’aventure stéréotypé les adversaires qui veulent la mort du héros ont toujours ledessus. Mais à la dernière minute, quant cette mort devient imminente, le héros estsoudain libéré et les machinations s’écroulent. La tension augmente grâce à lapréparation. […] La tension arrive à son point culminant avant le dénouement. Ce pointculminant est habituellement désigné par le mot allemand Spannung. (Tomachevski1965 : 274)

Une fois encore, nous voyons que l’intrigue et la tension dramatique sont desconcepts que Tomachevski situe sur un même plan, celui de la fable, elles configurentles relations entre les personnages dans leur évolution chronologique et causale. Latension dramatique est illustrée ici par une incertitude concernant le destin d’un héroscombattant des adversaires, elle culmine quand sa victoire paraît la plus improbable,juste avant le dénouement du conflit. Dans la suite de son article, Tomachevski vacependant s’intéresser également aux relations plus ou moins coopérativesqu’entretiennent l’auteur et son lecteur en examinant la manière dont se structure lesujet.

En mettant en évidence les diverses formes de distorsions pouvant intervenir entrel’ordre des événements qui composent la fable et leur présentation par le sujet,Tomachevski suggère l’existence d’une deuxième forme de structuration du récit quitient compte de la « disposition du matériau narratif » et oppose cette fois début etfinal, ces différents moments du texte ne recoupant pas nécessairement lastructuration de la fable en nœud et dénouement :

Du point de vue de la disposition du matériau narratif, le commencement de lanarration s’appelle début, la fin final. Le début peut ne contenir ni l’exposition ni lenœud. De la même manière, le final peut ne pas coïncider avec le dénouement.(1965 : 275, note 1)

Tomachevski relève à ce niveau d’analyse les débuts ex abrupto qui retardentl’exposition de l’état initial et du nœud, différents effets d’inversions temporelles(Vorgeschichte et Nachgeschichte), ainsi que la possibilité de voir un « ensemblecomplexe de secrets » entraver la compréhension des actions représentées, cesdiverses « figures discursives » qui seront reprises plus tard par Genette (1972 ; 1983)sous les termes de prolepses, d’analepses, de paralipse, etc. Ce développement del’article de Tomachevski démontre l’intérêt du formaliste pour les questions qui relèventdirectement du roman en tant que discours, et non uniquement de la forme del’histoire narrée (la fable), comme ce fut le cas de Propp et d’une partie desnarratologues structuralistes après lui. Cette différence est fondamentale, car elle évitede gommer un niveau supplémentaire de structuration du récit.

A travers les exemples de distorsion relevés par Tomachevski entre la forme desévénements narrés et celle de leur présentation discursive, nous voyonsprogressivement s’esquisser une nouvelle forme de structuration du récit qui met enavant le travail du lecteur pour recomposer l’enchaînement chronologique et causal desévénements relatés et le jeu complexe d’énigmes et de secrets que le texte oppose àses efforts :

Mais parfois, après avoir décrit un événement que nous ne savons pas situer dans leschéma général, l’auteur l’explique […] par une exposition, c’est­à­dire un récit sur cequi a été déjà raconté. Cette transposition de l’exposition représente un cas particulier

Page 11: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 11/15

de déformation temporelle dans le déroulement de la fable. […] Ce retard del’exposition peut se prolonger jusqu’à la fin de l’exposé : tout au long du récit le lecteurest maintenu dans l’ignorance de certains détails, nécessaires à la compréhension del’action […] Cette circonstance ignorée nous est communiquée dans le dénouement.Le dénouement qui inclut des éléments de l’exposition et qui est comme l’éclairage enretour de toutes les péripéties connues depuis l’exposé précédent, s’appelledénouement régressif. (Tomachevski 1965 : 275­276)

Tomachevski précise donc que l’auteur peut décrire « un événement que nous nesavons pas situer dans le schéma général » et que le lecteur est « maintenu dansl’ignorance de certains détails, nécessaires à la compréhension de l’action ». La« transposition » ou le « retard » de l’exposition, en débouchant sur un « dénouementrégressif », semblent dès lors structurer le récit selon une logique rétrospective quin’est plus celle du développement dramatique et incertain d’une action, mais d’uneénigme suscitant la curiosité du lecteur, et dont la solution serait fournie par cetteexposition retardée. Pour exprimer le travail du texte visant à retarder l’exposition,Tomachevski fait appelle à la notion de secret :

Ce retard de l’exposition est habituellement introduit comme un ensemble complexede secrets. […] Ces secrets peuvent dominer la narration entière ou n’embrasser quecertains motifs. (Tomachevski 1965 : 276)

Si les « ressources du secret » mettent l’accent sur les moyens textuels mis àcontribution pour « tenir en haleine » le lecteur, il faut en revanche parler d’énigme, oude curiosité, si l’on se place du point de vue de la réception, de l’effet produit. Ce rôlefondamental que joue l’énigme dans la production de l’intérêt romanesque a étécommenté par Charles Grivel :

Le récit est énigme. Il se constitue comme dérangement de la communication del’information seconde : le démenti n’intéresse qu’énigmatisé. Le lecteur assiste aubrouillage du drame, il est placé devant un événement, un comportement, etc. dont lesens lui échappe et dont les conséquences lui demeurent cachées. […] Le démentisuppose l’énigme, n’est opérant qu’en tant qu’énigme. L’innovation, en effet, n’estintéressante que dans la mesure ou elle est rendue « mystérieuse » : une informationnon probable n’est en soi ni intéressante, ni étonnante. […] Autrement dit, la rupturede l’ordre archétypal n’est efficace (c’est­à­dire produit le désir de lire et retient lelecteur à sa lecture) qu’à partir du moment où elle ouvre obscurément sur cet ordremême. (Grivel 1973 : 261­262)

Nous ajouterons pour notre part le fait que l’énigme, en suscitant un questionnementchez le lecteur, contient également la promesse d’une réponse, du moins quand lecontrat de lecture du récit en question présuppose une fabula « fermée » (Eco 1985 :153­155) dans laquelle le lecteur est en droit de supposer que ses hypothèsespourront être textuellement vérifiées ou infirmées. En d’autres termes, l’énigmeconstitue la borne initiale d’une « séquence » du texte assimilable au « nœud » de lafable, la séquence à laquelle elle donne lieu exprimant non plus la totalité et l’unitéd’une action, mais celles d’un discours. Pour souligner cette fonction structurante del’« énigme » et du « dénouement régressif » et pour la mettre en parallèle avec laconfiguration de la fable, je prendrai la liberté de parler de mise en intrigue du sujet.L’usage du concept d’intrigue appliqué au sujet n’est peut­être pas aussi aventureuxqu’il n’y paraît : en effet, Eco va jusqu’à substituer le terme d’intrigue à celui de sujetpour illustrer les deux niveaux de structuration du récit mis en évidence parTomachevski. Dans les Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Ecos’exprime clairement sur ce point :

il est bon de rappeler un thème fondamental de toutes les théories modernes de lanarrativité, ce que les Formalistes russes appelaient la différence entre fabula etsjuz¹et et que nous traduirons par fabula et intrigue (1996 : 39).

Il nous semble malgré tout que Eco perd dans cette traduction le sens original queTomachevski réservait au terme intrigue. Il est beaucoup plus productif de conserverles termes originaux de fable et de sujet, et de réserver à celui d’intrigue, le sensd’une configuration permettant de structurer aussi bien les événements relatés queleur présentation qui peut être provisoirement énigmatisée. Lorsque Eco assimile

Page 12: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 12/15

l’intrigue au sujet, il réduit le rôle de la « mise en intrigue » à la substitution d’uneordre linéaire (celui de l’histoire racontée) par un autre (celui du récit racontant). Ils’agit au contraire de souligner cette opération de médiation assurée par la mise enintrigue, qui ajoute à la linéarité du texte ou à celle des événements racontés par letexte certaines propriétés telles que la plupart des lecteurs sont capables d’évaluer lacomplétude d’un récit à un moment quelconque de son déroulement.

Précisons encore que, pour Eco, l’ordre de présentation des événements, qu’il désignepar l’intrigue et qui correspondrait au sujet dans la terminologie de Tomachevski n’estpas exactement identifiable à l’expression discursive, qui relève selon lui d’untroisième niveau :

Fabula et intrigue ne sont pas une question de langage. Ce sont des structurespresque toujours traduisibles en un autre système sémiotique, et je peux d’ailleursraconter la même fabula que l’Odyssée, organisée selon la même intrigue, au moyend’une paraphrase linguistique, […] ou bien par un film ou une B.D., car même cesdeux systèmes sémiotiques comportent des signaux d’analepse. […] Dans un textenarratif, l’intrigue peut manquer, mais jamais la fabula et le discours : la fabula du PetitChaperon Rouge est parvenue jusqu’à nous par des discours divers, celui de Grimm,de Perrault, ou de notre mère. (Eco 1996 : 42)

Pour ma part, je ne vois pas l’intérêt qu’il peut y avoir à distinguer entre sujet etdiscours, puisque l’ordre linéaire du sujet est, par définition, celui du texte. Dansl’exemple cité par Eco, on dirait simplement que les différents discours envisagés(poème épique, bande dessinée, film, paraphrase, versions d’un conte) présentent desévénements fictifs apparentés dans un ordre semblable.

Conserver l’identité entre sujet et expression discursive de la situation narrative, c’estpermettre d’intégrer à ce niveau d’analyse – comme le fait d’ailleurs Tomachevski – leretardement de l’exposition et de dénouement régressif, c’est­à­dire la question laclarté provisoirement réduite du discours narratif, et pas seulement les effets deprolepse et d’analepse. Il me semble d’ailleurs, que la fonction pragmatiquefondamentale des prolepses et des analepses consiste précisément à produire chez lelecteur de la curiosité, un brouillage relatif ou un éclaircissement retardé de la fable,fonctions qui s’intègrent à une stratégie globale de mise en intrigue du discours parl’énigme. Dans son analyse de Sylvie, que l’on trouve dans les Six promenades dansles bois du roman et d’ailleurs, Eco souligne d’ailleurs « l’effet de brume » qui résultede l’enchevêtrement complexe des prolepses et des analepses qui caractérise leroman de Nerval (1996 : 38). En l’occurrence, la spécificité de ce discoursromanesque, c’est de laisser le soin au spécialiste de recomposer une fabulacohérente, et de ne pas chercher à dissiper au terme de l’œuvre (par un dénouementrégressif) ce brouillard qui vise un effet plus troublant que structurant.

On peut essayer de résumer synthétiquement les nombreuses propositions deTomachevski que je viens d’évoquer concernant la forme de la fable, du sujet et del’intrigue. C’est ce que j’ai essayé de faire dans le tableau que vous trouvez dans lepolycopié que je vous ai distribué et que je vais rapidement commenter :

Mise en intrigue de la fable :(par configuration des événements selon la logique du « conflit »)

Situationinitiale Nœud Péripéties Dénouement Situation

finale

Tensiondramatique

Crée l’attente duterme d’une(inter)action« instable ».

La tensionaugmente àmesure quediminue la

probabilité quel’issue souhaitéesoit atteinte.

Réduction de la tension :situation de « réconciliation ».

Présentation de la fable sans « mise en intrigue du sujet »Début Exposition directe FinalLes événements sont présentés selon leur déroulement chronologique,avec clarté et complétude en fonction des connaissances du lecteur.

Page 13: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 13/15

Mise en intrigue du sujet :(par distorsion de l’ordre d’exposition des événements ou diminution de leur clarté)

Début

Expositionénigmatiqueou retardée(question)

Retardement del’exposition(secrets)

Dénouementrégressif(réponse)

Final

Tensioninterprétative

Le lecteur est maintenu dansl’ignorance de certains détails

nécessaires à sacompréhension de l’action quise déroule ou s’est déroulée,ce qui suscite sa curiosité.

Le texte fournit unéclairage en retour surles événements ignorés

ou énigmatiques.

Ce tableau est approximatif, car il souffre de la méthode d’exposition de Tomachevski,qui introduit dans un court article un nombre considérable de concepts sans toujoursclarifier leurs appellations et désigner avec précision leur situation par rapport àl’ensemble des notions présentées. Pour le compléter, je n’ai pas seulement ajouté deconcept de « mise en intrigue du sujet », mais j’ai également pris la liberté d’introduirela notion de « tension interprétative » pour souligner ce cas particulier dans lequel unecertaine configuration du sujet provoque une incertitude dans la lecture : l’attente d’uneexplication concernant des événements présentés incomplètement ou de manièreénigmatique. Cette incertitude produit un effet « tensif » similaire, mais non identique àcelui qui dérive d’une situation « dramatique » (de conflit par exemple) qui repose surl’attente plus ou moins angoissée de l’issue d’un événement. Dans l’un et l’autre cas,il s’agit bien d’une tension fondée sur une anticipation du texte teintée d’incertitude,mais la « tension dramatique » ne relève pas uniquement d’une stratégie discursiveportant sur la livraison de l’information : elle est en quelque sorte d’abord inhérente auxévénements racontés en tant que situations (inter)actives incertaines dont la tensionest pré­codée à des degrés divers dans l’encyclopédie du lecteur. Dans ce derniercas, ce qui relève à proprement parler d’un effet du discours narratif consiste en ladiminution intentionnelle de la coopération entre narrateur et lecteur, qui ne vise plusune efficacité maximale dans l’échange d’information, ce qui se manifeste au niveaudes structures textuelles, ainsi que je l’ai déjà dit, par l’absence d’un résumésynthétique de l’action au début du texte, qui neutraliserait par avance la tensioninhérente au développement progressif du récit.

L’une et l’autre de ces « mises en intrigue » relèvent donc de stratégies narrativesdifférentes reposant soit sur la sélection d’événements instables (éventuellement detype conflictuels) mis en scène de manière claire, mais progressive, soit sur unobscurcissement volontaire de la représentation produisant un effet de curiosité. Ilconvient de remarquer que les situations narratives dans lesquels le sujet épousefidèlement l’ordre de la fable sont relativement fréquents : Tomachevski signale ainsique « dans le cas le plus simple, […] nous avons affaire à une exposition directe »(1965 : 275). Eco mentionne lui aussi « des récits appelés formes simples, tels queles fables, où l’on a seulement la fabula. Le Petit Chaperon Rouge est de ceux­là : ilcommence avec la fillette qui sort de la maison pour s’aventurer dans le bois. Et finitavec la mort du loup et le retour de la fillette chez elle » (1996 : 41). Le fait que, dansl’univers des contes merveilleux, le « retardement de l’exposition » représente un casrelativement rare explique probablement la raison pour laquelle Propp ne s’estintéressé qu’à la séquentialité de la fable et non à celle du sujet. Si, au contraire, ilavait travaillé sur un corpus d’histoire drôles, de devinettes ou de romans policiers, ilaurait probablement été conduit à rechercher sa définition de la séquence narrative ducôté des jeux sur la livraison de l’information.

On peut supposer que la place prépondérante donnée par les analyses narratologiquesà la définition proppienne de la séquence narrative a eu pour conséquence de laisserdans l’ombre cette autre forme de structuration du récit esquissée par Tomachevskiqui implique une mise en intrigue du sujet. Cette séquentialité me semble pourtantd’une importance capitale dans l’économie du discours narratif, surtout quand la fableest moins « dramatique », quand le récit s’éloigne du « roman d’aventure stéréotypé »dominé par la sémantique du « conflit » entre bons et méchants. Il me semblepossible de poser l’hypothèse que, dans les cas où les événements racontés sont peu

Page 14: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 14/15

« dramatiques », la mise en intrigue du sujet peut occasionnellement prendre le relaispour soutenir l’intérêt du discours narratif et pour le structurer.

Bibliographie

Adam, J.­M. (1997), Les Textes: types et prototypes, Paris, Nathan.

Adam, J.­M., & F. Revaz (1996), L'Analyse des récits, Paris, Seuil.

Baroni, R. (2002a), “Le Rôle des scripts dans le récit”, Poétique, n° 129, p. 105­126.

Baroni, R. (2002b), “Incomplétudes stratégiques du discours littéraire et tensiondramatique”, Littérature, n° 127, p. 105­127.

Baroni, R. (2003a), “Genres littéraires et orientation de la lecture”, Poétique, n° 134, p.141­157.

Baroni, R. (2003b), “Comment bluffer un lecteur de fiction...”, Carnets de Bord, n° 5, p.30­36.

Baroni, R. (2004a), “La valeur du suspense”, A Contrario, n° 3.

Baroni, R. (2004b), “Surprise et compétences intertextuelles des lecteurs”, www.vox­poetica.org.

Barthes, R. (1970), S/Z, Paris, Seuil.

Bourneuf, R. & R. Ouellet (1972), L'Univers du roman, Paris, PUF.

Brewer, W., and E. Lichtenstein (1982), “Stories Are to Entertain: A Structural­AffectTheory of Stories”, Journal of Pragmatics, n° 6, p. 473­486.

Eco, U. (1985), Lector in Fabula, Paris, Grasset.

Eco, U. (1996), Six Promenades dans les bois du roman et d'ailleurs, Paris, Grasset.

Gervais, B. (1989), “Lecture de récits et compréhension de l'action”, Recherchessémiotiques / Semiotic Inquiry, n° 9, p. 151­167.

Gervais, B. (1990), Récits et actions: pour une théorie de la lecture, Longueuil, LePréambule.

Greimas, A. J. (1966), La Sémantique structurale. Recherche de méthode, Paris, Larousse.

Grice, P. (1979), “Logique et conversation”, Communications, n° 30, p. 57­72.

Grivel, C. (1973), Production de l'intérêt romanesque, Paris, The Hague, Mouton.

Jose, P. E., and W. F. Brewer (1984), “Development of Story Liking: CharacterIdentification, Suspense, and Outcome Resolution”, Developmental Psychology, n° 20,p. 911­924.

Larivaille, P. (1974), “L'analyse (morpho)logique du récit”, Poétique, n° p. 368­388.

Petitat, A. (1998), Secret et formes sociales, Paris, P.U.F.

Petitat, A., & R. Baroni (2000), “Dynamique du récit et théorie de l'action”, Poétique, n° p. 353­379.

Propp, V. (1970), Morphologie du conte, Paris, Seuil.

Revaz, F. (1997), Les Textes d'action, Paris, Librairie Klinksieck.

Page 15: Raphaël Baroni_ Tension Narrative, Curiosité Et Suspense_ Les Deux Niveaux de La Séquence Narrative

18/09/2015 Raphaël Baroni: Tension narrative, curiosité et suspense: les deux niveaux de la séquence narrative

http://www.vox-poetica.org/t/lna/baronilna.html 15/15

Ricœur, P. (1983), Temps et récit I, Paris, Seuil.

Todorov, T. (1971), “Typologie du roman policier”, in Poétique de la prose, (éd.), Paris,Seuil, p. 55­65.

Tomachevski, B. (1965), “Thématique”, in Théorie de la littérature, T. Todorov (éd.),Paris, Seuil, p. 263­307.

Schank, R., and R. Abelson (1977), Scripts, Plans, Goals and Understanding: anInquiry into Human Knowledge Structure, Hillsdale (N.J.), Lawrence ErlbaumAssociates.

Van Dijk, T. (1976), “Philosophy of action and theory of narrative”, Poetics, n° 5, p.287­338.

Wulff, H. J. (1996), “Suspense and the Influence of Cataphora onViewers'Expectations”, in Suspense. Conceptualizations, Theoretical Analyses, andEmpirical Explorations, P. Vorderer, H. Wulff, and M. Friedrichsen (éd.), Mahwah,Lawrence Erlbaum Associates, p. 1­17.