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George Sand Leila

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George SandLliaBeQLlia(dition de 1833)parGeorge Sand(Aurore Dupin)La Bibliothque lectronique du QubecCollection tous les ventsVolume 163: version 1.01Le roman Llia a paru pour la premire fois, en deux volumes, en 1833. Une seconde version fut rdige partir de 1836 et parut en 1839.Image de couverture: Fragment d'un double portrait de George Sand et de Frdric Chopin, Eugne Delacroix, huile sur toile, 1938 AKG.LliaDdi M. H. Delatouche.Quand la crdule esprance hasarde un regard confiant parmi les doutes d'une me dserte et dsole pour les sonder et les gurir, son pied chancelle sur le bord de l'abme, son il se trouble, elle est frappe de vertige et de mort.Penses indites d'un solitaire.Premire partie1Qui es-tu? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal? Il doit y avoir en toi quelque affreux mystre inconnu aux hommes. coup sr tu n'es pas un tre ptri du mme limon et am de la mme vie que nous! Tu es un ange ou un dmon, mais tu n'es pas une crature humaine. Pourquoi nous cacher ta nature et ton origine? Pourquoi habiter parmi nous qui ne pouvons te suffire ni te comprendre? Si tu viens de Dieu, parle et nous t'adorerons. Si tu viens de l'enfer... Toi venir de l'enfer! Toi si belle et si pure! Les esprits du mal ont-ils ce regard divin, et cette voix harmonieuse, et ces paroles qui lvent l'me et la transportent jusqu'au trne de Dieu?Et cependant, Llia, il y a en toi quelque chose d'infernal. Ton sourire amer dment les clestes promesses de ton regard. Quelques-unes de tes paroles sont dsolantes comme l'athisme: il y a des moments o tu ferais douter de Dieu et de toi-mme. Pourquoi, pourquoi, Llia, tes-vous ainsi? Que faites-vous de votre foi, que faites-vous de votre me, quand vous niez l'amour? ciel! vous, profrer ce blasphme! Mais qui tes-voussi vous pensez ce que vous dites parfois?2Llia, j'ai peur de vous. Plus je vous vois, et moins je vous devine. Vous me ballottez sur une mer d'inquitudes et de doutes. Vous semblez vous faire un jeu de mes angoisses. Vous m'levez au ciel et vous me foulez aux pieds. Vous m'emportez avec vous dans les nues radieuses, et puis vous me prcipitez dans le noir chaos! Ma faible raison succombe de telles preuves. pargnez-moi, Llia!Hier, quand nous nous promenions sur la montagne, vous tiez si grande, si sublime, que j'aurais voulu m'agenouiller devant vous et baiser la trace embaume de vos pas. Quand le Christ fut transfigur dans une nue d'or et sembla nager aux yeux de ses aptres dans un fluide embras, ils se prosternrent et dirent: Seigneur, vous tes bien le fils de Dieu!. Et puis quand la nue se fut vanouie et que le prophte descendit la montagne avec ses compagnons, ils se demandrent sans doute avec inquitude: Cet homme qui marche avec nous, qui parle comme nous, qui va souper avec nous, est-il donc le mme que nous venons de voir envelopp de voiles de feu et tout rayonnant de l'esprit du Seigneur? Ainsi fais-je avec vous, Llia! chaque instant vous vous transfigurez devant moi et puis vous dpouillez la divinit pour redevenir mon gale et, alors, je me demande avec effroi si vous n'tes point quelque puissance cleste, quelque prophte nouveau, le Verbe incarn encore une fois sous une forme humaine, et si vous agissez ainsi pour prouver notre foi et connatre parmi nous les vrais fidles!Mais le Christ! cette grande pense personnifie, ce type sublime de l'me immatrielle, il tait toujours au-dessus de la nature humaine qu'il avait revtue. Il avait beau redevenir homme, il ne pouvait se cacher si bien qu'il ne ft toujours le premier entre les hommes. Vous, Llia, ce qui m'effraie, c'est que, quand vous descendez de vos gloires, vous n'tes plus mme notre niveau, vous tombez au-dessous de nous-mmes, et vous semblez ne plus chercher nous dominer que par la perversit de votre cur. Par exemple, qu'est-ce donc que cette haine profonde, cuisante, inextinguible, que vous avez pour notre race? Peut-on aimer Dieu comme vous faites et dtester si cruellement ses uvres? Comment accorder ce mlange de foi sublime et d'impit endurcie, ces lans verse ciel et ce pacte avec l'enfer? Encore une fois, d'o venez-vous, Llia? Quelle mission de salut ou de vengeance accomplissez-vous sur la terre?Hier, l'heure o le soleil descendait derrire le glacier, noy dans des vapeurs d'un rose bleutre, alors que l'air tide d'un beau soir d'hiver glissait dans vos cheveux et que la cloche de l'glise jetait ses notes mlancoliques aux chos de la valle; alors, Llia, jvous le dis, vous tiez vraiment la fille du ciel. Les molles clarts du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient d'un reflet magique. Vos yeux, levs vers la vote bleue o se montraient peine quelques toiles timides, brillaient d'un feu sacr. Moi, pote des bois et des valles, j'coutais le murmure mystrieux des eaux, je regardais les ondulations mlleuses des pins faiblement agits, je respirais le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tide qui se prsente, au premier rayon de soleil ple qui les convie, ouvrent leurs calices d'azur sous la mousse dessche. Mais vous, vous ne songiez point tout cela; ni les fleurs, ni les forts, ni le torrent n'appelaient vos regards. Nul objet sur la terre n'veillait vos sensations, vous tiez toute au ciel. Et, quand je vous montrai le spectacle enchant qui s'tendait sous nos pieds, vous me dites en levant la main vers la vote thre: Regardez cela! Lls soupiriez aprs votre patrie, n'est-ce pas? vous demandiez Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter lui?Mais hlas! quand le froid qui commenait souffler sur la bruyre nous eut forcs de chercher un abri dans la ville; quand, attir par les vibrations de cette cloche, je vous priai d'entrer dans l'glise avec moi et d'assister la prire du soir, pourquoi, Llia,e m'avez-vous pas quitt? Pourquoi, vous qui pouvez certainement des choses plus difficiles, n'avez-vous pas fait descendre d'en haut un nuage pour me voiler votre face? Hlas! pourquoi vous ai-je vue ainsi, debout, le sourcil fronc, l'air hautain, le cur sec? Pourquoi ne vous tes-vous pas agenouille sur les dalles moins froides que vous? Pourquoi n'avez-vous pas crois vos mains sur ce sein de femme que la prsence de Dieu aurait d remplir d'attendrissement ou de terreur? Pourquoi ce calme superbe et ce mpris apparent pour les rites de notre culte? N'adorez-vous pas le vrai Dieu, Llia? Venez-vous des contres brlantes o l'on sacrifie Brahma ou des bords de ces grands fleuves sans nom, o l'homme implore l'esprit du mal plutt que celui du bien? car nous ne savons ni votre famille, ni les climats qui vous ont vue natre. Nul ne le sait, et le mystre qui vous environne nous rend superstitieux malgr nous!Vous insensible! Vous impie! Oh! cela ne se peut pas! Mais dites-moi, au nom du ciel, que devient donc, ces heures terribles, cette me, cette grande me o la posie ruisselle, o l'enthousiasme dborde et dont le feu nous gagne et nous entrane au-del de tout ce que nous avions senti? quoi songiez-vous hier, qu'aviez-vous fait de vous-mme, quand vous tiez l, muette et glace dans le temple, debout comme le pharisien, mesurant Dieu sans trembler, sourde aux saints cantiques, insensible l'encens, aux fleurs effeuilles, aux soupirs de l'orgue, toute la posie du saint lieu? Et comme elle tait belle pourtant cette glise imprgne d'humides parfums, palpitante d'harmonies sacres! Cme la flamme des lampes d'argent s'exhalait blanche et mate dans les nuages d'opale du benjoin embras, tandis que les cassolettes de vermeil envoyaient la vote les gracieuses spirales d'une fume odorante! Comme les lames d'or du tabernacle s'levaient, lgrt rayonnantes, sous le reflet des cierges! Et quand le prtre, ce grand et beau prtre irlandais dont les cheveux sont si noirs, dont la taille est si majestueuse, le regard si austre et la parole si sonore, descendit lentement les degrs de l'autel, tranant sur les tapis son long manteau de velours; quand il leva sa grande voix, triste et pntrante comme les vents qui soufflent dans sa patrie; quand il nous dit, en nous prsentant l'ostensoir tincelant, ce mot si puissant dans sa bouche: Adoremus! alors, Llia, je me sentis pntr d'une sainte frayeur et, me jetant genoux sur le marbre, je frappai ma poitrine et je baissai les yeux.Mais votre pense est si intimement lie dans mon me toutes les grandes penses que je me retournai presque aussitt vers vous pour partager avec vous cette motion dlicieuse ou, peut-tre, que Dieu maintenant me le pardonne, pour vous adresser la moiti de ces humbles adorations.Mais vous, vous tiez debout! Vous n'avez pas pli le genou, vous n'avez pas baiss les yeux! Votre regard superbe s'est promen, froid et scrutateur, sur le prtre, sur l'hostie, sur la foule prosterne: rien de tout cela ne vous a parl. Seule, toute seule parmi nous tous, vous avez refus votre prire au Seigneur. Seriez-vous donc une puissance au-dessus de lui?Eh bien! Llia (que Dieu me le pardonne encore!) pendant un moment je l'ai cru et j'ai failli lui retirer mon hommage pour vous l'offrir. Je me suis laiss blouir et subjuguer par la puissance qui tait en vous. Hlas! il faut l'avouer, je ne vous vis jamais si belle. Ple comme une des statues de marbre blanc qui veillent auprs des tombeaux, vous n'aviez plus rien de terrestre. Vos yeux brillaient d'un feu sombre et votre vaste front, dont vous aviez cart vos cheveux noirs, s'levait, sublime d'orgueil et de gnie, au-dessus de la foule, au-dessus du prtre, au-dessus de Dieu mme. Cette profondeur d'impit tait effrayante et, vous voir ainsi toiser du regard l'espace qui est entre nous et le ciel, tout ce qui tait l se sentait petit. Milton vous avait-il vue, quand il fit si noble et si beau le front foudroy de son ange rebelle?Faut-il vous dire toutes mes terreurs? Il m'a sembl qu' l'instant o le prtre debout, lle symbole de la foi sur nos ttes inclines, vous vit devant lui, debout comme lui, seule avec lui au-dessus de tous; oui, il m'a sembl qu'alors son regard profond et svre, rencontrant votre impassible regard, s'est baiss devant lui. Il m'a sembl que ce prtre plissait, que sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le calice et que sa voix s'teignait dans sa vaste poitrine. Est-ce l un rve de mon imagination trouble ou bien en effet l'indignation a-t-elle suffoqu le ministre du Trs-Haut lorsqu'il vous a vue ainsi rsister l'ordre man de sa bouche? Ou bien, tourment comme moi par une trangllucination, a-t-il cru voir en vous quelque chose de surnaturel, une puissance voque du sein de l'abme ou une rvlation envoye du ciel?3Que t'importe cela, jeune pote? Pourquoi veux-tu savoir qui je suis et d'o je viens?.. suis ne comme toi dans la valle des larmes et tous les malheureux qui rampent sur la terre sont mes frres. Est-elle donc si grande, cette terre qu'une pense embrasse et dont une hirondelle fait le tour dans l'espace de quelques journes? Que peut-il y avoir d'trange et de mystrieux dans une existence humaine? Quelle si grande influence supposez-vous un rayon de soleil plus ou moins vertical sur nos ttes? Allez! ce monde tout entier est bien loin de lui; il est bien froid, et bien ple, et bien troit. Demandez au vent combien il lui faut d'heures pour le bouleverser d'un ple l'autre.Fuss-je ne l'autre extrmit, il y aurait encore peu de diffrence entre toi et moi. Toudeux condamns souffrir, tous deux faibles, incomplets, blesss par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d'un bonheur sans nom, toujours hors de nous, voil notre destine commune, voil ce qui fait que nous sommes frres et compagnons sur la terre d'exil et de servitude.Vous demandez si je suis un tre d'une autre nature que vous? Croyez-vous que je ne souffre pas? J'ai vu des hommes, plus malheureux que moi par leur condition, qui l'taient beaucoup moins par leur caractre. Tous les hommes n'ont pas la facult de souffrir au mme degr. Aux yeux du grand artisan de nos misres, ces varits d'organisation sont bien peu de chose sans doute. Pour nous, dont la vue est si borne, nous passons la moiti de notre vie nous examiner les uns les autres et tenir note des nuances que subit l'infortune en se rvlant nous. Tout cela, qu'est-ce devant Dieu? Ce qu'est deva nous la diffrence entre les brins d'herbe de la prairie.C'est pourquoi je ne prie pas Dieu. Que lui demanderais-je? Qu'il change ma destine? Il se rirait de moi. Qu'il me donne la force de lutter contre mes douleurs? Il l'a mise en moi, c'est moi de m'en servir.Vous demandez si j'adore l'esprit du mal. L'esprit du mal et l'esprit du bien, c'est un seul esprit, c'est Dieu; c'est la volont inconnue et mystrieuse qui est au-dessus de nos volonts. Le bien et le mal, ce sont des distinctions que nous avons cres: Dieu ne les connat pas plus que le bonheur et l'infortune. Ne demandez donc ni au ciel ni l'enfer le secret de ma destine. C'est vous que je pourrais reprocher de me jeter sans cesse au-dessus et au-dessous de moi-mme. Pote, ne cherchez pas en moi ces profonds mystres; mon me est sur de la vtre, vous la contristez, vous l'effrayez en la sondant ainsi. Prenez-la pour ce qu'elle est, pour une me qui souffre et qui attend. Si vous l'interrogez si svrement, elle se repliera sur elle-mme et n'osera plus s'ouvrir vous4L'pret de mes sollicitudes pour vous, je l'ai trop franchement exprime, Llia; j'ai blblime pudeur de votre me. C'est qu'aussi, Llia, je suis bien malheureux! Vous croyez que je porte sur vous l'il curieux d'un philosophe, et vous vous trompez. Si je ne sentais pas que je vous appartiens, que dsormais mon existence est invinciblement lie la vtre, si en un mot je ne vous aimais pas avec passion, je n'aurais pas l'audace de vous interroger, fussiez-vous le plus remarquable sujet offert aux observations du physiologiste.Ainsi ces doutes, ces inquitudes que j'ai os vous dire, tous ceux qui vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec tonnement si vous tes une existence maudite ou privilgie, s'il faut vous aimer ou vous craindre, vous accueillir ou vous repousser; le grossier vulgaire mme perd son insouciance pour s'occuper de vous. Il ne comprend pas l'expression de vos traits ni le son de votre voix et, entendre les contes absurdes dont vous tes l'objet, on voit que ce peuple est galement prt se mettre deux genoux sur votre passage ou vous conjurer comme un flau. Les intelligences plus leves vous observent attentivement, les unes par curiosit, les autres par sympathie; mais aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la solution du problme; moi seul j'ai le droit d'tre audacieux et de vous demander qui vous tes, car (je le sens intimement et cette sensation est lie celle de mon existence), je fais dsormais partie de vous, vous vous tes empare de moi, votre insu peut-tre; mais enfin me voil asservi, je ne m'appartiens plus, mon me ne peut plus vivre en elle-mme. Dieu et la posie ne lui suffisent plus: Dieu et la posie, c'est vous dsormais et sans vous il n'y a plus de posie, il n'y a plus de Dieu, il n'y a plus rien.Dis-moi donc, Llia, puisque tu veux que je te prenne pour une femme et que je te parle comme mon gale, dis-moi si tu as la puissance d'aimer, si ton me est de feu ou de glace, si, en me donnant toi, comme j'ai fait, j'ai trait de ma perte ou de mon salut; car je ne le sais pas et je ne regarde pas sans effroi la carrire inconnue o je vais te suivre. Cet avenir est envelopp de nuages, quelquefois roses et brillants comme ceux qui montent l'horizon au lever du soleil, quelquefois rouges et sombres comme ceux qui prcdent l'orage et reclent la foudre.Ai-je commenc la vie avec toi ou l'ai-je quitte pour te suivre dans la mort? Ces annes de calme et d'innocence qui sont derrire moi, vas-tu les faner ou les rajeunir? Ai-je connu le bonheur et vais-je le perdre ou, ne sachant ce que c'est, vais-je le goter? Ces annes furent bien belles, bien fraches, bien suaves! mais aussi elles furent bien calmes, bien obscures, bien striles! Qu'ai-je fait, que rver et attendre et esprer, depuis que je suis au monde? Vais-je produire enfin? Feras-tu de moi quelque chose de grand ou d'abject? Sortirai-je de cette nullit, de ce repos qui commence me peser? En sortirai-je pour monter ou pour descendre?Voil ce que je me demande chaque jour avec anxit et tu ne me rponds rien, Llia, et tu sembles ne pas te douter qu'il y a une existence en question devant toi, une destine inhrente la tienne et dont tu dois dsormais rendre compte Dieu! Insoucieuse et distraite, tu as saisi le bout de ma chane et chaque instant tu l'oublies, tu la laisses tomber!Il faut qu' chaque instant, effray de me voir seul et abandonn, je t'appelle et te force descendre de ces rgions inconnues o tu t'lances sans moi. Cruelle Llia! que vous teureuse d'avoir ainsi l'me libre et de pouvoir rver seule, aimer seule, vivre seule! Moi je ne le peux plus, je vous aime. Je n'aime que vous. Tous ces gracieux types de la beaut, tous ces anges vtus en femmes qui passaient dans mes rves, me jetant des baisers et des fleurs, ils sont partis. Ils ne viennent plus ni dans la veille ni dans le sommeil. C'est vous dsormais, toujours vous, que je vois ple, et calme, et triste, et silencieuse, mes cts ou dans mon ciel.Je suis bien misrable! ma situation n'est pas ordinaire; il ne s'agit pas seulement pour moi de savoir si je suis digne d'tre aim de vous. J'en suis ne pas savoir si vous tes capable d'aimer un homme et je ne trace ce mot qu'avec effort, tant il est horrible je crois que non! Llia! cette fois rpondrez-vous? prsent je frmis de vous avoir interroge. Demain jpu vivre encore de doutes et de chimres. Demain peut-tre il ne me restera rien craindre ni esprer.5Enfant que vous tes! peine vous tes n et dj vous tes press de vivre! car il faure, vous n'avez pas encore vcu, Stnio; je vous dfinirai la vie en deux mots, mais plus tard.Pourquoi donc tant vous hter? Craignez-vous de ne pas arriver ce but maudit o nous chouons tous? Vous viendrez vous y briser comme les autres, Stnio. Prenez donc votre temps, faites l'cole buissonnire et franchissez le plus tard que vous pourrez le seuil de l'cole o l'on apprend la vie.Heureux enfant, qui demande o est le bonheur, comment il est fait, s'il l'a got dj, s'it appel le goter un jour! profonde et prcieuse ignorance! Je ne te rpondrai pas, SNe crains rien, je ne te fltrirai pas au point de te dire une seule des choses que tu veux savoir. Si j'aime, si je puis aimer, si je te donnerai du bonheur, si je suis bonne ou perverse, si tu seras fait grand par mon amour ou ananti par mon indiffrence: tout cela, vois-tu, c'est une science tmraire que Dieu refuse ton ge et q me dfend de te donner. Attends!Je te bnis, jeune pote, dors en paix. Demain viendra, beau comme les autres jours de ta jeunesse, par du plus grand bienfait de la Providence, le voile qui cache l'avenir!6Voil comme vous rpondez toujours! Eh bien! votre silence me fait pressentir de telles douleurs que je suis rduit vous remercier de votre silence. Pourtant cet tat d'ignorance que vous croyez si doux, il est affreux, Llia; vous le traitez avec une ddaigneuse lgret, c'est que vous ne le connaissez pas. Votre enfance a pu s'couler comme la mienne, mais la premire passion qui s'alluma dans votre sein n'y fut pas en lutte, j'imagine, avec les angoisses qui sont en moi. Sans doute vous ftes aime avant d'aimer vous-mme. Votre cur, ce trsor que j'implorerais encore genoux, si j'tais roi de la terre,otre cur fut ardemment appel par un autre cur; vous ne conntes pas les tourments de la jalousie et de la crainte; l'amour vous attendait, le bonheur s'lanait vers vous et il vous a suffi de consentir tre heureuse, tre aime. Non, vous ne savez pas ce que je souffre; sans cela vous en auriez piti, car enfin vous tes bonne, vos actions le prouvent en dpit de vos paroles qui le nient. Je vous ai vue adoucir de vulgaires souffrances, je vous ai vue pratiquer la charit de l'vangile avec votre mchant sourire sur les lvres, nourrir et vtir celui qui tait nu et affam, tout en affichant un odieux scepticisme. Vous tes bonne, d'une bont native, involontaire et que la froide rflexion ne peut pas vous ter.Si vous saviez comme vous me rendez malheureux, vous auriez compassion de moi; vous me diriez s'il faut vivre ou mourir; vous me donneriez tout de suite le bonheur qui enivre ou la raison qui console.7Quel est donc cet homme ple que je vois maintenant apparatre comme une vision sinistre dans tous les lieux o vous tes? Que vous veut-il? d'o vous connat-il? o vous a-t- D'o vient que, le premier jour qu'il parut ici, il traversa la foule pour vous regarder, et qu'aussitt vous changetes avec lui un triste sourire?Cet homme m'inquite et m'effraie. Quand il m'approche, j'ai froid; si son vtement effleurle mien, j'prouve comme une commotion lectrique. C'est, dites-vous, un grand pote qui ne se livre point au monde, mais qui est au-dessus de Byron. Son vaste front rvle en effet le gnie; mais je n'y trouve pas cette puret cleste, ce rayon d'enthousiasme qui caractrise le pote. Cet homme est morne et dsolant comme le Giaour, comme Lara, comme vous, Llia, quand vous souffrez. Je n'aime point le voir sans cesse vos cts, absorbant votre attention, accaparant, pour ainsi dire, tout ce que vous rserviez de bienveillance pour la socit et d'intrt pour les choses humaines.Je sais que je n'ai pas le droit d'tre jaloux. Aussi, ce que je souffre parfois, je ne vous le dirai pas. Mais je m'afflige (cela m'est permis) de vous voir entoure de cette lugubre influence. Vous dj si triste, si dcourage, vous qu'il ne faudrait entretenir que d'espoir et de douces promesses, vous voil sous le contact d'une existence fltrie et dsole. Car cet homme est dessch par le souffle des passions, aucune fracheur de jeunesse ne colore plus ses traits ptrifis, sa bouche ne sait plus sourire, son teint ne s'anime jamais; il parle, il marche, il agit par habitude, par souvenir. Mais le principe de la vie est depuis longtemps teint dans sa poitrine. Je suis sr de cela, Madame, j'ai beaucoup observ cet homme, j'ai perc le mystre dont il s'enveloppe. S'il vous dit qu'il vous aime, il ment! Il ne peut plus aimer.Mais celui qui ne sent rien ne peut-il rien inspirer? C'est une terrible question que je dbats depuis longtemps, depuis que je vis, depuis que je vous aime. Je ne puis me dcider croire que tant d'amour et de posie mane de vous sans que votre me en recle le foyer. Cet homme jette tant de froid par tous les pores! Il imprime tout ce qui l'approche une telle rpulsion que son exemple me console et m'encourage. Si vous aviez le cur mort comme lui, je ne vous aimerais pas, j'aurais horreur de vous, comme j'ai horreur de lui.Et cependant, oh! dans quel inextricable ddale ma raison se dbat! vous ne partagez pas l'horreur qu'il m'inspire. Vous semblez au contraire attire vers lui par une invincible sympathie. Il y a des instants o, le voyant passer avec vous au milieu de nos ftes, vous deux si ples, si graves, si distraits au milieu de la danse qui tournoie, des femmes qui rient et des fleurs qui volent, il me semble que, seuls parmi nous tous, vous pouvez vous comprendre. Il me semble qu'une douloureuse ressemblance s'tablit entre vos sensations et mme entre les traits de votre visage. Est-ce le sceau du malheur qui imprime vos sombres fronts cet air de famille ou cet tranger, Llia, serait-il vraiment votre frre? Tout, dans votre existence, est si mystrieux que je suis prt toutes les suppositions.Oui, il y a des jours o je me persuade que vous tes sa sur. Eh bien! je veux le dire, pour que vous compreniez que ma jalousie n'est ni troite ni purile, je ne souffre pas moins avec cette ide. Je ne suis pas moins bless de la confiance que vous lui montrez et de l'intimit qui rgne entre lui et vous, vous si froide, si mfiante, si rserve parfois, et qui ne l'tes jamais pour lui. S'il est votre frre, Llia, quels droits a-t-il de plus que moi sur vous? Croyez-vous que je vous aime moins purement que lui? Croyez-vous que je pourrais vous aimer avec plus de tendresse, de sollicitude et de respect, si vous tiez ma sur? Oh! que ne l'tes-vous! vous n'auriez de moi nulle ce, vous ne mconnatriez pas chaque instant le sentiment chaste et profond que vous m'inspirez! N'aime-t-on pas sa sur avec passion, quand on a l'me passionne et une sur e vous, Llia! Les liens du sang, qui ont tant de poids sur les natures vulgaires, que sont-ils au prix de ceux que nous forge le ciel dans le trsor de ses mystrieuses sympathies?Non, s'il est votre frre, il ne vous aime pas mieux que moi, et vous ne lui devez pas plus de confiance qu' moi. Qu'il est heureux, le maudit, si vous vous plaisez lui dire vos souffrances et s'il a le pouvoir de les adoucir! Hlas! vous ne m'accordez pas seulement le droit de les partager! Je suis donc bien peu de chose! Mon amour a donc bien peu de prix! Je suis donc un enfant bien faible et bien inutile encore, puisque vous avez peur de me confier un peu de votre fardeau! Oh! je suis malheureux, Llia! car vous l'tes, vous, et vous n'avez jamais vers une larme dans mon sein. Il y a des jours o vous vous efforcez d'tre gaie avec moi, comme si vous aviez peur de m'tre charge en vous livrant votre humeur. Ah! c'est une dlicatesse bien insultante, Llia, et qui m'a fait souvent bien du mal! Avec lui vous n'tes jamais gaie. Voyez si j'ai sujet d'tre jaloux!8J'ai montr votre lettre l'homme qu'on nomme ici Trenmor et dont moi seule connais le vr nom. Il a pris tant d'intrt votre souffrance et c'est un homme dont le cur est si compatissant (ce cur que vous croyez mort!) qu'il m'a autorise vous confier son secret. Vous allez voir que l'on ne vous traite pas comme un enfant, car ce secret est le plus grand qu'un homme puisse confier un autre homme.Et d'abord sachez la cause de l'intrt que j'prouve pour Trenmor. C'est que cet homme est plus malheureux que j'aie encore rencontr; c'est que, pour lui, il n'est point rest au fond du calice une goutte de lie qu'il n'ait fallu puiser; c'est qu'il a sur vous une immense, une incontestable supriorit, celle du malheur.Savez-vous ce que c'est que le malheur, jeune homme? Vous entrez peine dans la vie, vous en supportez les premires agitations, vos passions se soulvent, acclrent les mouvements de votre sang, troublent la paix de votre sommeil, veillent en vous des sensations nouvelles, des inquitudes convulsives, des tourments nerveux, et vous appelez cela souffrir! Vous croyez avoir reu le grand, le terrible, le solennel baptme du malheur! Vous souffrez, il est vrai, mais quelle noble et prcieuse souffrance que celle d'aimer! De combien de posie n'est-elle pas la source! Qu'elle est chaleureuse, qu'elle est productive, la souffrance qu'on peut dire et dont on peut tre plaint!Mais celle qu'il faut renfermer sous peine d'infamie et de maldiction, celle qu'il faut cacher au fond de ses entrailles comme un amer trsor, celle qui ne vous brle pas, mais qui vous glace, qui n'a point de larmes, point de prires, point de rveries, celle qui toujours veille, froide, ple, paralytique, au fond du cur! celle que Trenmor a puise, c'est celle-l dont il pourra se vanter devant Dieu, au jour de la justice; car devant les hommes il faut s'en cacher.coutez l'histoire de Trenmor. Il est plus largement, plus richement organis qu'aucun de vous. Pour lui la vie commune tait trop petite; aux mes comme la sienne l'univers n'offre pas assez d'aliments. Comme vous cependant il a t jeune, candide, amoureux; comme vous, il a eu vingt ans. Seulement, comme il vivait plus vite, il les a eus seize.L'amour puis, il a t dvor par une passion bien autrement nergique, bien plus fconde mes terribles, bien lus intense, bien plus enivrante, bien plus hroque dans les actes qui concourent son but. Le jeu! car il faut le dire, hlas! si le but est vil en apparence, l'ardeur est puissante, l'audace est sublime, les sacrifices sont aveugles et sans bornes. Jamais les femmes n'en inspirent de pareils. L'or est une puissance bien suprieure la leur. En force, en courage, en dvouement, en persvrance, au prix du joueur, l'amant n'est qu'un faible enfant dont les efforts sont dignes de piti. Combien d'hommes avez-vous vus sacrifier leur matresse ce bien inestimable, cette ncessit sans prix, cette condition d'existence sans laquelle il n'y a pas d'existence supportable, l'honneur! Je n'en connais gure dont le dvouement aille plus loin que le sacrifice de la vie. Tous les jours, le joueur immole son honneur et supporte la vie. Le joueur est pre, il est stoque, il triomphe froidement, il succombe froidement; il passe en quelques heures des derniers rangs de la socit aux premiers, dans quelques heures il redescend au point d'o il tait parti; et cela, sans changer d'attitude ni de visage. Dans quelques heures, sans quitter la place o son dmon l'enchane, il parcourt toutes les vicissitudes de la vie, il passe par toutes les chances de fortune qui reprsentent les diffrentes conditions sociales. Tour tour roi et mendiant, il gravit d'un seul bond l'chelle immense, toujours calme, toujours matre de lui, toujours soutenu par sa robuste ambition, toujours excit par l'cre soif qui le dvore. Que sera-t-il tout l'heure? Prince ou esclave? Comment sortira-t-il de cet antre? Nu? ou courb sous le poids de l'or? Qu'importe? Il y reviendra demain refaire sa fortune, la perdre ou la tripler. Ce qu'il y a d'impossible pour lui, c'est le repos; il est comme l'oiseau des temptes, qui ne peut vivre sans les flots agits et les vents en fureur. On l'accuse d'aimer l'or! il l'aime si peu qu'il le jette pleines mains. Ces dons de l'enne sauraient lui profiter ni l'assouvir. peine riche, il lui tarde d'tre ruin afin de goter encore cette nerveuse et terrible motion sans laquelle la vie lui est insipide. Qu'est-ce donc que l'or ses yeux? Moins, par lui-mme, que des grains de sable aux vtres. Mais l'or lui est un emblme des biens et des maux qu'il vient chercher et braver. L'or, c'est son jouet, c'est son ennemi, c'est son Dieu, c'est son rve, c'est son dmon, sa matresse, c'est sa posie; c'est l'ombre qu'il poursuit, qu'il attaque, qu'il treint,l laisse chapper, pour avoir le plaisir de recommencer la lutte et de se prendre encore une fois corps corps avec le destin. Allez! c'est beau cela! c'est absurde; il faut le condamner, parce que l'nergie, employe ainsi, est sans profit pour la socit, parce que l'homme qui dirige ses forces vers un pareil but vole ses semblables tout le bien qu'il aurait pu leur faire avec moins d'gosme. Mais, en le condamnant, ne le mprisez pas, petites organisations, qui n'tes capables ni de bien ni de mal; ne mesurez qu'avec effroi le colosse de volont qui lutte ainsi sur une mer fougueuse pour le seul plaisir d'exercer sa vigueur et de la jeter en dehors de lui. Son gosme le pousse au milieu des fatigues et des dangers, comme le vtre vous enchane de patientes et laborieuses professions. Combien comptez-vous, dans le monde, d'hommes qui travaillent pour la patrie sans songer eux-mmes? Lui, il s'isole franchement, il se met part, il dispose de son avenir, de son prsent, de son repos, de son honneur. Il se condamne la souffrance, la fatigue. Dplorez son erreur, mais ne vous comparez pas lui, dans le secret de votre orgueil, pour vous glorifier ses dpens. Que son fatal exemple serve seulement vous consoler de votre inoffensive nullit.Je m'arrte ici pour aujourd'hui; votre ge est celui de l'intolrance et vous seriez trop olemment tourdi, si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon rcit faire son impression; demain je vous dirai le reste.9Vous avez raison de me mnager: ce que j'apprends m'tonne et me bouleverse. Mais vous meupposez bien de l'intrt de reste si vous croyez que je suis ainsi mu des secrets de Trenmor. C'est votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous tes donc bien au-dessus de la socit pour traiter si lgrement les crimes que l'on commet envers elle? Cette question est peut-tre injurieuse; peut-tre la socit est-elle si mprisable que moi-mmje vaux mieux qu'elle; mais pardonnez aux perplexits d'un enfant qui ne sait rien encore de la vie relle.Tout ce que vous dites produit sur moi l'effet d'un soleil trop ardent sur des yeux accoutums l'obscurit. Et pourtant je sens que vous me mnagez beaucoup la lumire, par amiti ou par compassion... Dieu! que me reste-t-il donc apprendre? quelles illusions ont donc berc ma jeunesse? Le joueur n'est pas mprisable, dites-vous? Ou, s'il l'est auyeux des tres suprieurs, il ne peut l'tre aux miens? Je n'ai pas le droit de le juger et de dire: Je suis plus grand que cet homme, qui se nuit lui-mme et ne profite personne.? Eh bien! soit; je suis jeune; je ne sais ce que je deviendrai, je n'ai point travs les preuves de la vie; mais Trenmor aussi a eu vingt ans et de nobles passions! Vous, Llia, vous plus grande par votre me et votre gnie que tout ce qui existe sur la terre, vous pouvez condamner Trenmor et le har; et vous ne voulez pas le faire! Votre indulgente compassion ou votre admiration imprudente (je ne sais comment dire) le suit au milieu de ses coupables triomphes, applaudit ses succs et respecte ses revers...Mais si cet homme est grand, s'il a en lui un tel luxe d'nergie, que ne s'en sert-il pour rprimer de si funestes penchants? Pourquoi fait-il un mauvais usage de sa force? Les pirates et les bandits sont donc grands aussi? Celui qui se distingue par des crimes audacieux ou des vices d'exception est donc un homme devant qui la foule mue doit s'ouvrir avec respect? Il faut donc tre un hros ou un monstre pour vous plaire?... Peut-tre. Quand je songe la vie pleine et agite que vous devez avoir eue, quand je vois combien d'illusions sont mortes pour vous, combien de lassitude et d'puisement il y a dans vos ides, je me dis qu'une destine obscure et terne comme la mienne ne peut tre pour vous qu'un fardeau inutile et qu'il faut des impressions insolites et violentes pour rveiller les sympathies de votre me blase.Eh bien! dites-moi un mot qui m'encourage, Llia! dites-moi ce que vous voulez que je sois, et je le serai. Vous croyez que l'amour d'une femme ne peut donner la mme nergie que l'amour de l'or...Est-ce mon dshonneur, est-ce ma honte que vous me demandez?... Eh bien! Llia, eh bien!... Mais c'est vous faire injure que de vous offrir de tels sacrifices, vous me mpriseriez aprs, dites? Pourtant, vous ne mprisez pas Trenmor et il a sacrifi son honneur, dites-vous, quoi? la passion du jeu! Continuez, continuez cette histoire; elle m'intresse horriblement, car c'est une rvlation de votre me, aprs tout; de cette me de, mobile, insaisissable, que je cherche toujours et que je ne pntre jamais.10Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme: que votre orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans mme, vaudrez-vous Trenmor, vaudrez-vous Llia? Cela est une question.Tel que vous voil, je vous aime, jeune pote! que ce mot ne vous effraie ni ne vous enivre. Je ne prtends pas vous donner ici la solution du problme que vous attendez. Je vous aime pour votre candeur, pour votre ignorance de toutes les choses que je sais, pour cette grande jeunesse morale dont vous tes si impatient de vous dpouiller, imprudent que vous tes! Je vous aime d'une autre affection que Trenmor; malgr ses larges passions, malgr son organisation suprieure, je trouve moins de charme dans l'entretien de cet homme que dans le vtre et je vous expliquerai tout l'heure pourquoi je me sacrifie au point de vous quitter pour lui.Avant de continuer mon rcit pourtant, je rpondrai une de vos questions.Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volont n'a-t-il pas employ sa force se rprimer? Pourquoi?... heureux Stnio! Mais comment donc concevez-vous la nature de l'h Qu'augurez-vous de sa puissance? Qu'attendez-vous donc de vous-mme, hlas?Stnio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon! Vois ce que tu me forces te dire!...Les hommes qui rpriment leurs passions dans l'intrt de leurs semblables, ceux-l, vois-tu, sont si rares que je n'en ai pas encore rencontr un seul. J'ai vu des hros d'ambition, d'amour, d'gosme, de vanit surtout! De philanthropie?... Beaucoup s'en vantrent m ils mentaient par la gorge, les hypocrites! Mon triste regard plongeait au fond de leur me et n'y trouvait que vanit. La vanit est, aprs l'amour, la plus belle passion de l'homme et sache, pauvre enfant, qu'elle est encore bien rare. La cupidit, le grossier orgueil des distinctions sociales, la dbauche, tous les vils penchants, la paresse mme, qui est pour quelques-uns une passion strile mais opinitre, voil les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La vanit, au moins, c'est quelque chose de grand dans ses effets. Elle nous force tre bons, par l'envie que nous avons de le paratre, elle nous pousse jusqu' l'hrosme, tant il est doux de se voir port en triomph tant la popularit a de puissantes et adroites sductions! Et la vanit est quelque chose qui ne s'avoue jamais. Les autres passions ne peuvent se donner le change. La vanit peut se cacher derrire un autre mot, que les dupes acceptent. La philanthropie! mon Dieu! quelle purile fausset! O est-il, l'homme qui prfre le bonheur des aumes sa propre gloire.Le christianisme lui-mme, qui a produit ce qu'il y a eu de plus hroque sur la terre, le christianisme, qu'a-t-il pour base? L'espoir des rcompenses, un trne lev dans le cie Et ceux qui ont fait ce grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus potique monument de l'esprit humain, savaient si bien le cur de l'homme et ses vanits et ses petitesses, qu'ils ont arrang en consquence leur systme de promesses divines. Lisez les crits des aptres, vous y verrez qu'il y aura des distinctions dans le ciel, diffrentes hirarchies de bienheureux, des places choisies, une milice organise rgulirement avec ses chefs et ses degrs. Adroite commentation de ces paroles du Christ: Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers! Je vous le dis, en vrit, celui qui est le plus petit sur la terre sera le plus grand dans le royaume des cieux!Maintenant, pourquoi Trenmor n'a-t-il pas employ sa force morale se dompter dans l'intrt de ses semblables? C'est qu'il a mal compris la vie, c'est que son gosme l'a mal co c'est qu'au lieu de monter sur un thtre somptueux, il est mont sur un thtre en plein vt; c'est qu'au lieu de s'employer dclamer de spcieuses moralits sur la scne du monde er les rles hroques, il s'est amus, pour donner carrire la vigueur de ses muscles, e des tours de force et se risquer sur un fil d'archal. Et encore cette comparaison ne vaut rien! le saltimbanque a sa vanit comme le tragdien, comme l'orateur philanthrope. Le joueur n'en a pas; il n'est ni admir, ni applaudi, ni envi. Ses triomphes sont si courts et si hasards que ce n'est pas la peine d'en parler. Au contraire, la socit le condamne, le vulgaire le mprise, surtout les jours o il a perdu. Tout son charlatanisme consiste faire bonne contenance, tomber dcemment devant un groupe d'intresss qui ne le regardent mme pas, tant ils ont une autre contention d'esprit qui les absorbe! Si, dans ses rapides heures de fortune, il trouve quelque plaisir satisfaire les vulgaires vanits du luxe, c'est un tribut bien court qu'il paie aux faiblesses humaines. Bientt il va sacrifier sans piti ces puriles jouissances d'un instant l'activit dvorante de son me, cette fivre infernale qui ne lui permet pas de vivre tout un jour de la vie des autres hommes. De la vanit lui? Il n'en a pas le temps! il a bien autre chose faire! N'a-t-il pas son cur faire souffrir, sa tte bouleverser, son sg boire, sa chair tourmenter, son or perdre, sa vie remettre en question, reconstruire, dfaire, tordre, dchirer par lambeaux, risquer en bloc, reconqurir picemettre dans sa bourse, jeter sur la table chaque instant? Demandez au marin s'il peut vivre terre, l'oiseau s'il peut tre heureux sans ses ailes, au cur de l'homme s'il se passer d'motions?Le joueur n'est donc pas criminel par lui-mme; c'est sa position sociale qui presque toujours le rend tel; c'est sa famille qu'il ruine ou qu'il dshonore. Mais supposez-le, comme Trenmor, isol dans le monde, sans affections, sans parents assez intimes pour tre prises en considration, libre, abandonn lui-mme, rassasi ou tromp en amour et vs plaindrez son erreur, vous regretterez pour lui qu'il ne soit pas n avec un temprament sanguin et vaniteux, plutt qu'avec un temprament bilieux et concentr.O prenez-vous que le joueur soit dans la mme catgorie que les flibustiers et les brigands? Demandez aux gouvernements pourquoi ils tirent une partie de leurs richesses d'une source si honteuse? Eux seuls sont coupables d'offrir ces horribles tentations l'inquitude, ces funestes ressources au dsespoir.Mais vous ne comprenez pas encore pourquoi j'excuse cet homme; sachez que je le rencontrai un jour au milieu de ses plus brillants succs et que je me dtournai de lui avec mpris. Je le mpriserais encore, s'il n'et pas expi sa faute; mais nous allons voisi vous ne la lui pardonnerez pas quand vous saurez tout.Si l'amour du jeu n'est pas en lui-mme aussi honteux que la plupart des autres penchants, c'est le plus dangereux e tous, le plus pre, le plus irrsistible, celui dont les consquences sont les plus misrables. Il est presque impossible au joueur de ne pas se dshonorer au bout de quelques annes.Trenmor, aprs avoir pendant longtemps support cette vie d'angoisses et de convulsions, avec l'hrosme chevaleresque qui tait la base de son caractre, se laissa enfin corrompre. C'est--dire que, son me s'usant peu peu ce combat perptuel, il perdit la force oque avec laquelle il avait su accepter les revers, supporter les privations d'une affreuse misre, recommencer patiemment l'difice de sa fortune, parfois, avec une obole, attendre, esprer, marcher prudemment et pas pas, sacrifier tout un mois rparer les pertes d'un jour. Telle fut longtemps sa vie. Mais enfin, las de souffrir, il commena chercher hors de sa volont, hors de sa vertu (car il faut bien le dire, le joueur a sa vertu aussi) les moyens de regagner plus vite les valeurs perdues; il emprunta et, ds lors, il fut perdu lui-mme.On souffre d'abord cruellement de se trouver dans une situation indlicate, et puis on s'y fait, comme tout; on s'tourdit, on se blase. Trenmor fit comme font les joueurs et les prodigues: il devint nuisible et dangereux ses amis. Il accumula sur leurs ttes les maux que longtemps il avait courageusement assums sur la sienne. Il fut coupable, il risqua son honneur, puis l'existence et l'honneur de ses proches, comme il avait risqu ses biens. Le jeu a cela d'horrible qu'il ne vous donne pas de ces leons sur lesquelles il n'y a point revenir. Il est toujours l qui vous appelle! Cet or, qui ne s'puise jamais, est toujours devant vos yeux. Il vous suit, il vous invite, il vous dit: Espre! et parfois il tient ses promesses; il vous rend l'audace, il votre crdit, il semble retarder encore le dshonneur; mais le dshonneur est consomm du jour o l'honneur est volontairement mis en risque.C'est cette poque que je connus Trenmor et que je le mprisai. Mon mpris lui fit du mal et il cessa d'emprunter ses amis. Mais il et fallu gurir de sa passion et cela tait peut-tre au-dessus de ses forces.Il eut recours ces dplorables moyens qui soutiennent encore quelque temps les existences perdues. Il se livra aux usuriers et parvint, quelques semaines encore, combler les normes dficits qu'amenaient de telles spculations. Mais enfin les dettes grandirent, la fortune baissa, l'hydre aux cent ttes devint de plus en plus menaante. Un jour Trenmor se trouva rduit n'avoir plus un denier jeter sur l'infernal tapis, plus un seul denier montrer en cautionnement des millions qu'il devait.Il m'a dit qu'une pense lui tait ce jour-l venue du ciel, mais son mauvais ange l'touffan lui. Il songea moi, moi qui n'tais pas son amie et qui n'avais pas le droit de lui refuser des secours, moi qui l'avais bless au fond de l'me et pour qui il prouvait plus de sympathie, en cet instant de dsespoir, que pour aucun de ses dangereux compagnons. Mais la mauvaise honte parla plus haut: il ne vint pas.Alors, en ce jour de maldiction, la facilit de commettre une infamie vint le trouver. L'occasion lui tendit les bras, lui jeta ses sales caresses, s'embellit de ses hideux appas et vint bout de son me gare. Cet homme qui n'avait jamais voulu jouer contre un ami, qui avait scrupuleusement refus de profiter d'un jeu d'adresse ou de combinaison, cet homme qui, hors d'un lieu public, n'avait jamais succomb la tentation de dpouiller ses proches, ce joueur en grand, intrpide, mais scrupuleux sa manire, qui avait accept des services, mais qui par reconnaissance n'avait jamais voulu mettre le dmon du hasard entre lui et ceux qui les lui avaient rendus, cet homme enfin, qui, maintenant, se sentait trop de fiert pour aller emprunter une modique somme, se dcida commettre une escroquerie, une escroquerie de cent francs envers un vieux millionnaire fraudeur et libertin, qui ne lui avait rendu nul bon office et qui ne comptait point les billets de banque qu'il jetait ses prostitues. En ralit, Stnio, c'tait un bien moindre crime pour Trenmor que tous ceux qu'il avait commis sans manquer aux lois crites. Il avait fait souffrir d'honntes gens par ses emprunts illimits et maintenant il drobait une imperceptible aumne au mauvais riche. Eh bien! cela seul le perdit plus que tout le reste. La fraude fut dcouverte, Trenmor a subi cinq ans de travaux forcs.11En effet c'est un secret terrible et je ne sens en mon cur qu'une grande reconnaissance pour l'homme qui n'a pas craint de me le confier. Vous m'estimez donc bien, Llia, et il vous estime donc bien aussi, pour que ce secret soit venu de lui moi en si peu de temps? Eh bien! voil qu'un lien sacr est tabli entre nous trois; un lien dont j'aiyeur pourtant, je ne vous le dissimule pas, mais que je n'ai plus le droit de dnouer.Malgr toutes vos prcautions oratoires, Llia, je n'ai pu m'empcher d'tre cras. Quand js souvenu qu'une heure avant le moment o je lisais cela j'avais vu cet homme presser votre main, votre main que je n'ai jamais os toucher et que je ne vous ai encore vue offrir nul autre qu' lui, j'ai senti comme un froid de glace qui me tombait sur le cur. Vous, faire alliance avec cet homme fltri! Vous anglique, vous adore genoux, vous la sur des blanches toiles, je vous ai suppose un instant la sur d'un...! Je n'criras ce mot. Et voil que maintenant vous tes plus que sa sur! Une sur n'et fait que sonoir en lui pardonnant. Vous vous tes faite volontairement son amie, sa consolation, son ange; vous avez t vers lui, vous avez dit: Viens moi, toi qui es maudit, je trendrai le ciel que tu as perdu! Viens moi, qui suis sans tache et qui cacherai tes souillures avec ma main que voici. Eh bien! vous tes grande, Llia, plus grande encore que je ne pensais. Votre action me fait mal, je ne sais pourquoi, mais je l'admire, mais je vous adore. Ce que je ne puis supporter, c'est que cet homme, que je hais et que je plains, ait os toucher la main que vous lui avez offerte; c'est qu'il ait eu l'orgueil d'accepter votre amiti, votre amiti sainte que les plus grands hommes de la terre imploreraient humblement, s'ils connaissaient ce qu'elle vaut. Trenmor l'a reue, Trenmor la possde et Trenmor ne vous parle pas le front dans la poussire; Trenmor se tient debout vos cts et traverse avec vous la foule tonne, lui qui cinq ans a tran le boulet, cte cte avec un voleur ou un parricide... lui le faussaire! Ah! jle hais! mais je ne le mprise plus, ne me grondez pas.Quant vous, Llia, je vous plains et je me plains aussi d'tre votre disciple et votre esclave. Vous connaissez beaucoup trop la vie pour tre heureuse; j'espre encore que le malheur vous a aigrie, que vous exagrez le mal; je repousse encore cette accablante conclusion de votre lettre: que les meilleurs parmi les hommes sont les plus vains et que l'hrosme est une chimre!Tu le crois, pauvre Llia! pauvre femme! tu es malheureuse, je t'aime!12Trenmor n'avait qu'un moyen de mriter mon amiti: c'tait de l'accepter; et il l'a faitraint de se fier mes promesses, il n'a pas cru que cette gnrosit serait au-dessus de mes forces. Au lieu d'tre humble et craintif devant moi, il est calme, il se repose sur ma dlicatesse, il n'est pas sur la dfensive et ne suppose pas que je puisse l'humilier et lui faire sentir le poids de ma protection. Vraiment, cet homme a l'me noble et grande et nulle amiti ne m'a plus flatte que la sienne.Vous ne mprisez plus son caractre, mais vous mprisez sa condition, n'est-ce pas? Jeune orgueilleux! car c'est vous qui l'tes! osez-vous bien vous lever au-dessus de cet homme que la foudre a renvers? Parce qu'il a t tmraire, parce qu'il s'est gar travers lus lui reprochez sa chute, vous vous dtournez de lui, alors que, sanglant et bris, vous le voyez sortir de l'abme! Ah! vous tes du monde, vous! Vous partagez bien ses inexorables prjugs, ses gostes vengeances! Quand le pcheur est encore debout, vous le tolrez encore; mais, sitt qu'il est terre, vous le foulez aux pieds, vous ramassez les pierres et la boue du chemin, pour faire comme fait la foule, pour qu'en voyant votre cruaut les autres bourreaux croient votre justice. Vous auriez peur de lui montrer un peu de piti, car on pourrait l'interprter mal et croire que vous tes le frre ou l'ami de la victime. Et si l'on supposait que vous tes capable des mmes forfaits, si l'on disait de vous: Voyez cet homme qui tend la main au proscrit, n'est-il point son compagnon de misre et d'infamie? Oh! plutt que de faire dire cela, lapidons le proscr mettons-lui notre talon sur la figure, achevons-le! Apportons notre part d'insulte parmi la foule qui le maudit. Quand la charrette hideuse emporte le condamn l'chafaud, le peuple se rue l'entour pour accabler d'outrages ce reste d'homme qui va mourir. Faites comme le peuple, Stnio! Que dirait-on de vous, dans cette ville o vous tes tranger comme nous, si l'on vous voyait toucher sa main? On penserait peut-tre que vous avez t au bagne avec lui! Plutt que de vous exposer cela, jeune homme, fuyez le maudit! L'amiti du maudit est dangereuse. L'ineffable plaisir de faire du bien un malheureux est trop chrement achet par les maldictions de la foule. Est-ce votre calcul? est-ce votre sentiment, Stnio?N'avez-vous pas pleur chaque fois que vous avez lu dans l'histoire d'Angleterre le trait de cette jeune fille qui, voyant marcher la mort le roi Charles Ier, fendit la presse des curieux indiffrents, et ne sachant quel tmoignage d'intrt lui donner, pauvre et simple enfant qu'elle tait, lui offrit une rose qu'elle avait la main; une rose pure et suave comme elle, une rose que son amant peut-tre lui avait donne et qui fut le seul, le dernier tmoignage d'affection et de piti que reut un roi marchant au supplice? N'tes-vous pas touch aussi, dans la sublime histoire du lpreux d'Aoste, de l'acon naturelle et simple du narrateur qui lui tend la main? Pauvre lpreux, qui n'avait pas touch la main de son semblable depuis tant d'annes et qui eut tant de peine refuser cette main amie et qui pourtant la refusa dans la crainte de l'infecter de son mal!...Pourquoi donc Trenmor aurait-il repouss la mienne? Le malheur est-il donc contagieux comme la lpre? Eh bien, soit! que la rprobation du vulgaire nous enveloppe tous deux et que Trenmor lui-mme soit ingrat! j'aurai pour moi Dieu et mon cur, n'est-ce pas bien plus que l'estime du vulgaire et la reconnaissance d'un homme! Oh! donner un verre d'eau celui qui a soif, porter un peu de la croix du Christ, cacher la rougeur d'un front couvert de honte, jeter un brin d'herbe une pauvre fourmi que le torrent ne ddaigne pas d'engloutir, ce sont l de minces bienfaits! Et pourtant l'opinion nous les interdit ou nous les conteste! Honte nous! nous n'avons pas un bon mouvement qu'il ne faille comprimer ou cacher. On apprend aux enfants des hommes tre vains et impitoyables, et cela s'appelle l'honneur! Maldiction sur nous tous!Eh bien! si je vous disais que, loin de considrer ma conduite comme un acte de misricorde, j'prouve pour cet homme, qui a fait cinq ans de bagne, une sorte de respect enthousiaste! Si je vous disais que tel que le voil, bris, fltri, perdu, je le trouve plus haut plac dans la vie morale qu'aucun de nous? Savez-vous comment il a support son malheur? Vous vous seriez tu, vous; certes, avec votre fiert, vous n'eussiez pas accept le chtiment de l'infamie. Eh bien! il s'est soumis, il a trouv que le chtiment t juste, qu'il l'avait mrit, non pas tant pour l'acte frauduleux o l'avait pouss le dseque pour le mal qu'il avait fait impunment durant le cours de plusieurs annes. Et, puisqu'il avait mrit ce chtiment, il a voulu le subir. Il l'a subi. Il a vcu cinq ans, fort et patient, parmi ses abjects compagnons. Il a dormi sur la pierre ct du parricide, il a tendu le dos en silence au fouet du garde-chiourme, il a support le regard des curieux; il a vcu cinq ans dans cette fange, parmi ces btes froces et venimeuses; il a subi le mpris des derniers sclrats et la domination des plus lches espions. Il a t forat, cet homme qui avait t si riche, si voluptueux parfois, cet homme de murs lgantes et de sensations potiques, celui qui avait t artiste et dandy! Celui qui volait sur les flots de la belle Venise, entour de femmes, de parfums et de chants, dans sa gondole rapide! celui qui gagnait des prix New-Market et fatiguait de ses courses folles et aventureuses les plus beaux chevaux de l'Arabie! celui qui avait dormi sous le ciel de la Grce, comme Byron, cet homme qui avait puis la vie de luxe et d'excitation sous toutes ses faces, il a t se retremper, se rajeunir et se rgnrer au bagne! Et cet gout infect, o trouvent encore moyen de se pervertir le pre qui a vendu ses filles et le fils qui a viol et empoisonn sa mre, le bagne, d'o l'on sort dfir et rampant comme les btes, Trenmor en est sorti debout, calme, purifi, ple comme vous le voyez, mais beau encore comme la crature de Dieu, comme le reflet que la Divinit projette sur le front de l'homme qui pense!...13Le lac tait calme ce soir-l, calme comme les derniers jours de l'automne, alors que le vent d'hiver n'ose pas encore troubler les flots muets et que les glaeuls roses de la rive dorment peine, bercs par de molles ondulations. De ples vapeurs mangrent insensiblement les contours anguleux de la montagne et, se laissant tomber sur les eaux, semblrent reculer l'horizon, qu'elles finirent par faire entirement disparatre. Alors la surface du lac sembla devenir aussi vaste que celle de la mer. Nul objet riant ou bizarre ne se dessina plus dans la valle: il n'y eut plus de distraction possible, plus de sensation impose par les images extrieures. La rverie devint solennelle et profonde, vague comme le lac brumeux, immense comme le ciel sans bornes. Il n'y avait plus dans la nature que les cieux et l'homme, que l'me et le doute.Trenmor, debout au gouvernail de la barque, dessinait dans l'air bleu de la nuit sa grande taille enveloppe d'un sombre manteau. Il levait son large front et sa vaste pense vers ce ciel si longtemps irrit contre lui.Stnio, dit-il au jeune pote, ne saurais-tu ramer moins vite et nous laisser couter plus loisir le bruit harmonieux et frais de l'eau souleve par les avirons? En mesure, pote, en mesure! Cela est aussi beau, aussi important que la cadence des plus beaux vers. Bien, maintenant! Entendez-vous le son plaintif de l'eau qui se brise et s'carte? Entendez-vous ces frles gouttes qui tombent une une en mourant derrire nous, comme les petites notes grles d'un refrain qui s'loigne?J'ai pass bien des heures ainsi, ajouta Trenmor, assis au rivage des mers paisibles sous le beau ciel de la Mditerrane. C'est ainsi que j'coutais avec dlices le remous des canots au bas de nos remparts. La nuit, dans cet affreux silence de l'insomnie qui succde au bruit du travail et aux maldictions infernales de la douleur, le bruit faible et mystrieux des vagues qui battaient le pied de ma prison russissait toujours me calmer. Et, plus tard, quand je me suis senti aussi fort que ma destine, quand mon me affermie n'a plus t force de demander secours aux influences extrieures, ce doux bruit de l'eau venait bercer mes rveries et me plongeait dans une dlicieuse extase.En ce moment un goland cendr traversa le lac et, perdu dans la vapeur, effleura les cheveux humides de Trenmor.Encore un ami, dit le forat, encore un doux souvenir! Quand je me reposais sur la grve, immobile comme les dalles du port, parfois ces oiseaux voyageurs, me prenant pour une froide statue, s'approchaient de moi et me contemplaient sans effroi: c'taient les seuls tres qui n'eussent ni aversion ni mpris me tmoigner. Ceux-l ne comprenaient pas ma misre. Ils ne me la reprochaient pas; et, quand je faisais un mouvement, ils prenaient leur vole. Ils ne voyaient pas que j'avais une chane au pied, que je ne pouvais les poursuivre; ils ne savaient pas que j'tais un galrien; ils s'enfuyaient comme ils eussent fait devant un homme!Pote! dit le jeune homme au forat, dis-moi o ton me d'airain a pris la force de suppo les premiers jours d'une semblable existence?Je ne te le dirai pas; Stnio, car je ne le sais plus: dans ces jours-l je ne me sentais pas, je ne vivais pas, je ne comprenais rien. Mais, quand j'eus compris combien cela tait horrible, je me sentis la force de le supporter. Ce que j'avais confusment redout tait une vie de repos et de monotonie. Quand je vis qu'il y avait l du travail, d'pres fatigues des jours de feu et des nuits de glace, des coups, des injures, des rugissements, la mer immense devant les yeux, la pierre immobile du cercueil sous les pieds, des rcits effroyables entendre et des souffrances hideuses voir, je compris que je pouvais vivre, parce que je pouvais lutter et souffrir.Parce qu'il faut ta grande me, dit Llia, des sensations violentes et des toniques brlts. Mais dis-nous, Trenmor, comment tu t'es fait au calme; car enfin, tu l'as dit tout l'heure, le calme est venu te trouver mme au sein de ce repaire; et d'ailleurs toutes les sensations s'moussent force de se reproduire.Le calme! dit Trenmor en levant vers le ciel son regard sublime; le calme, c'est le plus grand bienfait de la Divinit, c'est l'avenir o tend sans cesse l'me immortelle, c'est batitude! le calme, c'est Dieu! Eh bien! c'est au bagne que je l'ai trouv. Le secret d destine humaine, sans le bagne, je ne l'aurais jamais compris, je ne l'aurais jamais got, moi joueur, moi homme sans croyance et sans but, fatigu d'une vie dont je cherchais en vain l'issue, tourment d'une libert dont je ne savais que faire, ne prenant pas le temps d'y rver, tant j'tais press de pousser le temps et d'abrger l'ennui d'exister besoin d'tre dbarrass pour quelque temps de ma volont et de tomber sous l'empire de quelque volont haineuse et brutale, qui m'enseignt le prix de la mienne. Cette surabondance d'nergie, qui s'allait cramponner aux dangers et aux fatigues vulgaires de la vie lgale, s'assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les angoisses de la vie expiatoire. J'ose dire qu'elle en sortit victorieuse; mais la victoire amena son contentement et sa lassitude solitaire. Pour la premire fois de ma vie je connus les douceurs du sommeil, aussi pleines, aussi voluptueuses au bagne, qu'elles avaient t rares et incompltes pour moi au sein du luxe. Au bagne j'appris ce que vaut l'estime de soi-mme, car loin d'tre humili du contact de toutes ces existences maudites, en comparant leur lche effronterie et leur morne fureur la calme rsignation qui tait en moi, je me relevai mes propres yeux et j'osai croire qu'il pouvait exister quelque faible et lointaine communication entre le ciel et l'homme courageux. Dans mes jours de fivre et d'audace, je n'avais jamais pu russir esprer cela. Le calme enfanta cette pense rgnratrice et peu peu elle prit racine en moi. Je vins bout d'lever tout faie vers Dieu et de l'implorer avec confiance. Oh! alors, que de torrents de joie coulrent dans cette pauvre me dvaste! Comme les promesses de la Divinit se firent humbles et petites et misricordieuses, pour descendre jusqu' moi et se rvler mes faibles organes! C'est alors que je compris le mystrieux symbole du Verbe divin fait homme pour exhorter et consoler les hommes et toute cette mythologie chrtienne si potique et si tendre, ces rapports de la terre avec le ciel, ces magnifiques effets du spiritualisme qui ouvre enfin l'homme infortun une carrire d'espoir et de consolation! LStnio! vous croyez en Dieu aussi, n'est-ce pas?Toujours! rpondit Stnio.Presque toujours, rpondit Llia.Et puis, dit Trenmor, avec la foi se rvla une autre facult morale, un autre bienfait cleste, la posie! travers les orages de ma vie passe, ce sentiment avait rapidement effleur mes organes. J'avais compris les grands potes dont je m'tais approch; c'tait p beaucoup pour un homme aussi avide et aussi incapable de se comprendre lui-mme que je l'tais. Le calme de l'me enfanta la posie, comme il avait enfant la pense d'un Dimi. Que de trsors m'eussent t jamais refuss sans le bienfait de ces cinq ans de pnitee et de recueillement! L'agonie du bagne fut pour moi ce qu' une me plus douce et plus flexible et t la paix du clotre.J'avais souvent dsir la solitude. Aux jours des angoisses et des remords sans fruit, j'avais essay de fuir la prsence de l'homme; mais en vain avais-je parcouru une partie du monde: la solitude me fuyait, l'homme ou ses influences invitables ou son despotique pouvoir sur toute la cration, m'avaient poursuivi jusqu'au sein du dsert. Au bagne, je trouvai cette solitude si prcieuse et si vainement cherche. Au milieu de tout ce vice et de tout ce crime en haillons qui rugissait mes cts, je trouvai l'isolement et le silence. Ces voix frappaient tout au plus mes oreilles, aucune n'arrivait jusqu' mon me. Ces hommes n'avaient aucune sympathie morale avec moi: mes rapports avec eux m'alinaient plus que ma libert physique et j'avais russi exister tout fait en hors de la vie matrielle; l est la seule libert, l est le seul isolement possible sur la terre. Dans ce calme, dans cette solitude, mon cur s'ouvrit aux charmes de la nature. Jadis mon admiration blase les plus belles contres qu'claire le soleil n'avaient pas suffi; maintenant un ple rayon entre deux nuages, une plainte mlodieuse du vent sur la grve, le bruissement des vagues, le cri mlancolique des mouettes, le chant lointain d'une jeune fille, le parfum d'une fleur leve grand-peine dans la fente d'un mur, c'taient l pour moi de vives jouissances, des trsors dont je savais le prix. Combien de fois ai-je contempl avec dlices, travers l'troit grillage d'une meurtrire, la e immense et grandiose de la mer agite, promenant sa houle convulsive et ses longues lames d'cume d'un horizon l'autre avec la rapidit de l'clair! Qu'elle tait belle te mer encadre dans une fente d'airain! Comme mon il coll cette ouverture jalouse trenait avec transport l'immensit dploye devant moi! Eh! ne m'appartenait-elle pas tout ene, cette grande mer que mon regard pouvait embrasser, o ma pense errait libre et vagabonde, plus rapide, plus souple, plus capricieuse dans son vol cleste que les hirondelles aux grandes ailes noires qui rasaient l'cume et se laissaient bercer endormies dans le vent! Que m'importaient alors la prison et les chanes? Mon imagination chevauchait la tempte, comme les ombres voques par la harpe d'Ossian. Depuis, je l'ai franchie sur un lger navire, cette mer o mon me s'tait promene tant de fois. Eh bien!lors elle m'a sembl moins belle, je l'avoue; les vents taient paresseux et lourds mon gr, les flots avaient des reflets moins tincelants, des ondulations moins gracieuses. Le soleil s'y levait moins pur, il s'y couchait moins sublime; cette mer qui me portait, ce n'tait plus la mer qui avait berc mes rves, la mer qui n'appartenait qu' moi edont j'avais joui tout seul au milieu des esclaves enchans.Et maintenant, lui dit Stnio, quelle est votre vie, quels sont vos plaisirs? Les hommes comme vous vivent si peu de la vie matrielle que vous ne jouissez pas, je le vois, des avantages de l'aisance et de la libert, de tout ce qu'un autre votre place se ft ht de savourer longs traits aprs une si rude abstinence.Il y aurait de l'orgueil, rpondit Trenmor, et pis que cela, de la fatuit, dire que je suis insensible au retour de tous ces biens si longtemps perdus. Je vous ai dit par quel concours d'vnements romanesques, je vous ai dit aprs quels voyages, quels travaux, quelle activit bien dirige, j'tais parvenu m'acquitter envers mes cranciers et surer, pour le reste de mes jours, ce qu'on appelle le bien-tre. Cette grande condition d'existence m'tait d'une ncessit moins absolue qu' la plupart des hommes. Habitu aes de l'esclavage et ensuite celles de la vie errante, j'aurais pu accepter, comme un bienfait de la Providence, une hutte sauvage aux rives de quelque tablissement nouveau, avec les simples ressources de la nature et le fruit de mon travail. Indiffrent mon avenir social, j'en ai laiss le soin au hasard et, tel que le hasard l'a fait, je l'ai accept avec gratitude. Aujourd'hui je suis peut-tre le plus heureux des hommes, parce que je vis sans projets et sans dsirs. Les passions teintes en moi m'ont laiss un immense fonds de souvenirs et de rflexions, o je puise chaque instant des sensations tristes et douces. Je vis languissamment et sans efforts, comme le convalescent la suite d'une maladie violente. N'avez-vous pas prouv ce dlicieux engourdissement de l'me et du corps aprs ces jours de dlire et de cauchemar, ces jours la fois longs et rapides o, dvor de rves, fatigu de sensations incohrentes et brusques, on ne s'aperoit point du temps qui marche et des nuits qui succdent aux jours? Alors, si vous tes sorti de ce drame fantastique o nous jette la fivre, pour rentrer dans la vie calme et paresseuse, dans l'idylle et les douces promenades, sous le soleil tide, parmi les plantes que vous avez laisses en germe et que vous retrouvez en fleurs, si vous avez lentement march, faible encore, le long du ruisseau nonchalant et paisible comme vous, si vous avez cout vaguement tous ces bruits de la nature longtemps perdus et presque oublis sur un lit de douleur, si vous avez souri au chant d'un oiseau et au parfum d'une rose comme des choses rares et nouvelles, si vous avez enfin repris la vie, doucement, et par tous les pores, et par toutes les sensations une une, vous pouvez comprendre ce que c'est enfin que le repos aprs les temptes de ma vie.Je dois l'avouer pourtant, je m'tais parfois promis de cette vie nouvelle plus de bonheur qu'elle ne m'en a donn rellement. L'imagination de l'homme est ainsi faite: elle troe des jouissances au-del du prsent ou en de. Esclave, je gotai de vives joies dans le sentiment de l'espoir et dans les rves de l'avenir. Libre, il m'a fallu chercher ces joies promises dans le souvenir de l'esclavage, dans les rves du pass. Eh bien! cela est doux. Ces vagues souffrances de l'me qui cherche, qui attend, qui dsire, qui s'ignore elle-mme, qui difie les merveilles de la vie future et relve les ruines de la vie coule, ces aspirations tendres et tristes vers un bien inconnu qui jamais ne se livre et jamais ne s'puise: tout cela, c'est la vie de l'me. Malheureux ceux qui les ignorent et qui mettent leur ambition dans les biens de la terre! Ces biens-l sont mobiles et capricieux. ils manquent souvent, ils s'chappent sans cesse. Au cur de l'homme les rves ne manquent jamais, l'attente et le souvenir sont des trsors toujours ouverts.Trenmor tomba dans une profonde rverie; ses compagnons imitrent son silence. La belle Llia regardait le sillage de la barque, o le reflet des toiles tremblantes faisait courir de minces filets d'or mouvants. Stnio, les yeux attachs sur elle, ne voyait qu'elle dans l'univers. Quand la brise, qui commenait se lever par frissons brusques et rares, lui jetait au visage une tresse des cheveux noirs de Llia ou la frange de son charpe, il frmissait comme les eaux du lac, comme les roseaux de la rive; et puis la brise tombait tout coup comme l'haleine puise d'une poitrine qui souffre. Les cheveux de Llia et les plis de son charpe retombaient sur son sein et Stnio cherchait en vain un regard dans ces yeux dont le feu savait si bien percer les tnbres, quand Llia daignait tre femme. Mais quoi pensait Llia en regardant le sillage de la barque?... La brise avait emport le brouillard; tout coup, Trenmor aperut quelques pas devant lui les arbres du rivage et, vers l'horizon, les lumires rougetres de la ville; il soupira profondment.Eh quoi, dit-il, dj! Vous ramez trop vite, Stnio, vous m'arrachez une bien chre illus Ce brouillard me trompait; ce bruit de rames, ce froid du soir et, surtout, ce calme religieux qui tait en moi me faisaient croire que j'tais encore au bagne.14Quelques heures aprs, ils taient au bal chez le riche musicien Spuela. Trenmor et Stnio rentraient sous la coupole et, du fond de cette rotonde vide et sonore, ils promenaient leurs regards sur les grandes salles pleines de mouvement et de bruit. Les danses tournoyaient en cercles capricieux sous les bougies plissantes, les fleurs mouraient dans l'air rare et fatigu, les sons de l'orchestre venaient s'teindre sous la vote de marbre et, dans la chaude vapeur du bal, passaient et repassaient de ples figures tristes et belles sous leurs habits de fte; mais, au-dessus de ce tableau riche et vaste, au-dessus de ces tons clatants adoucis par le vague de la profondeur et le poids de l'atmosphre, au-dessus des masques bizarres, des parures tincelantes, des frais quadrilles et des groupes de femmes jeunes et rieuses, au-dessus du mouvement et du bruit, au-dessus de tout, s'levait la grande figure isole de Llia. Appuye contre un cippe de bronze antique, sur les degrs de l'amphithtre, ee contemplait aussi le bal; elle avait revtu aussi un costume caractristique, mais l'avait choisi noble et sombre comme elle: elle avait le vtement austre et pourtant recherch, la pleur, la gravit, le regard profond d'un jeune pote d'autrefois, alors que les temps taient potiques et que la posie n'tait pas coudoye dans la foule. Les cheveux noirs de Llia, rejets en arrire, laissaient dcouvert ce front o le doigt de Dieu semblait avoir imprim le sceau d'une mystrieuse infortune et que les regards du jeune Stnio interrogeaient sans cesse avec l'anxit du pilote attentif au moindre souffle du vent et l'aspect des moindres nues sur un ciel pur. Le manteau de Llia tait moins noir, moins velout que ses grands yeux couronns d'un sourcil mobile. La blancheur mate de son visage et de son cou se perdait dans celle de sa vaste fraise et la froide respiration de son sein impntrable ne soulevait pas mme le satin noir de son pourpoint et les triples rangs de sa chane d'or.Regardez Llia, dit Trenmor avec un sentiment de calme admiration, tandis que le cur du jeune homme se prcipitait avec violence hors de lui-mme; regardez cette grande taille grecque sous ces habits de l'Italie dvote et passionne, cette beaut antique, dont la statuaire a perdu le moule, avec l'expression de rverie profonde des sicles philosophiques; ces formes et ces traits si riches; ce luxe d'organisation extrieure dont un soleil homrique a seul pu crer les types maintenant oublis; regardez, vous dis-je, cette beaut physique qui suffirait pour constater une grande puissance et que Dieu s'est plu revtir de toute la puissance intellectuelle de notre poque!... Peut-on imaginer quelque chose de plus complet que Llia vtue, pose et rvant ainsi? C'est le marbre sans tache de Galate, avec le regard cleste du Tasse, avec le sourire sombre d'Alighieri. C'est l'attitude aise et chevaleresque des jeunes hros de Shakespeare: c'e Romo, le potique amoureux; c'est Hamlet, le ple et asctique visionnaire; c'est JulietJuliette demi morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d'un amour bris. Vous pouvez inscrire les plus grands noms de l'histoire, du thtre et de la posie sur ce visage dont l'expression rsume tout, force de tout concentrer. Le jeune Raphal devait tomber dans cette contemplation extatique, lorsque Dieu lui faisait apparatre une virginale idalit de femme. Corinne mourante devait tre plonge dans cette morne attention lorsqu'elle coutait ses derniers vers dclams au Capitole par une jeune fille. Le page muet et mystrieux de Lara se renfermait dans cet isolement ddaigneux de la foule. Oui, Llia runit toutes ces idalits, parce qu'elle runit le gnie de tous s potes, la grandeur de tous les hrosmes. Vous pouvez donner tous ces noms Llia; le plus grand, le plus harmonieux de tous devant Dieu sera encore celui de Llia! Llia dont le front lumineux et pur, dont la vaste et souple poitrine renferment toutes les grandes penses, tous les gnreux sentiments; religion, enthousiasme, stocisme, piti, persvrance, douleur, charit, pardon, candeur, audace, mpris de la vie, intelligence, activit, espoir, patience, tout! Tout, jusqu'aux faiblesses innocentes, jusqu'aux sublimes lgrets de la femme, jusqu' la mobile insouciance qui est peut-tre son plus doux privilge et sa plus puissante sduction.Tout, hormis l'amour! Hlas, dit Stnio, il est donc bien vrai! vous n'avez pas nomm l'renmor, vous qui connaissez Llia, vous n'avez pas nomm l'amour! Eh bien! si cela est, vous avez menti: Llia n'est pas un tre complet. C'est un rve, tel que l'homme peut en creracieux, sublime, mais o il manque toujours quelque chose d'inconnu, quelque chose qui n'a pas de nom et qu'un nuage nous voile toujours, quelque chose qui est au-del des cieux, quelque chose o nous tendons sans cesse sans l'atteindre ni le deviner jamais, quelque chose de vrai, de parfait et d'immuable; Dieu peut-tre, c'est peut-tre Dieu que cela s'appelle! Eh bien! la rvlation de cela manque l'esprit humain. Pour le relacer, Dieu lui a donn l'amour, faible manation du feu du ciel, me de l'univers perceptible l'homme; cette tincelle divine, ce reflet du Trs-Haut, sans lequel la plus belle cration est sans valeur, sans lequel la beaut n'est qu'une image prive d'animation, l'amr, Llia ne l'a pas. Qu'est-ce donc que Llia? Une ombre, un rve, une ide tout au plus. Aez, l o il n'y a pas d'amour, il n'y a pas de femme.Et pensez-vous aussi, lui dit Trenmor sans rpondre ce que Stnio esprait tre une queson, pensez-vous aussi que l o il n'y a plus d'amour il n'y a plus d'homme?Je le crois de toute mon me, s'cria l'enfant.En ce cas je suis donc mort aussi, dit Trenmor en souriant, car je n'ai pas d'amour pour Llia et, si Llia n'en inspire pas, quelle autre en aurait la puissance! Eh bien, enfant, j'espre que tu te trompes et qu'il en est de l'amour comme des autres passions. Je crois que l o elles finissent l'homme commence.En ce moment Llia descendit les degrs et vint eux. La majest pleine de tristesse qui entourait Llia comme d'une aurole l'isolait presque toujours au milieu du monde: c'taiune femme qui, en public, ne se livrait jamais ses impressions. Elle se cachait dans son intimit pour rire de la vie, mais elle la traversait avec une dfiance haineuse et s'y montrait sous un aspect rigide pour loigner d'elle, autant que possible, le contact de la socit. Cependant elle aimait les ftes et les runions publiques. Elle venait y chercher un spectacle. Elle venait y rver, solitaire au milieu de la foule. Il avait bien fallu que la foule s'habitut la voir planer sur elle et puiser dans son sein des impressions sans jamais lui rien communiquer des siennes. Entre Llia et la foule, il n'y avait pas d'change. Si Llia s'abandonnait quelques muettes mpathies, elle se refusait les inspirer: elle n'en avait pas besoin. La foule ne comprenait pas ce mystre, mais elle tait fascine et, tout en cherchant rabaisser cette destine inconnue dont l'indpendance l'offensait, elle s'ouvrait devant elle avec un respect instinctif qui tenait de la peur.Le pauvre jeune pote dont elle tait aime concevait un peu mieux les causes de sa puissance, quoiqu'il ne voult pas encore se les avouer. Parfois il tait si prs de la triste vrit, cherche et repousse par lui, qu'il prouvait comme un sentiment d'horreur pouLlia. Il lui semblait alors que Llia tait son flau, son dmon, son gnie du mal, le plus dangereux ennemi qu'il et dans le monde. En la voyant venir ainsi vers lui, seule et pensive, il ressentit comme de la haine pour cet tre qui ne tenait la nature par aucun lien apparent, sans songer qu'il et souffert bien davantage, l'insens! s'il l'e parier et sourire.Vous tes ici, lui dit-il d'un ton dur et amer, comme un cadavre qui aurait ouvert son cercueil et qui viendrait se promener au milieu des vivants. Voyez, on s'carte de vous, on craint de toucher votre linceul, on ose peine vous regarder au visage; le silence de la crainte plane autour de vous comme un oiseau de nuit. Votre main est aussi froide que le marbre d'o vous sortez.Llia ne rpondit que par un trange regard et un froid sourire; puis, aprs un instant de silence:J'avais une ide bien diffrente tout l'heure, dit-elle. Je vous prenais tous pour des mts et moi, vivante, je vous passais en revue; je me disais qu'il y avait quelque chose d'trangement lugubre dans l'invention de ces mascarades. N'est-ce pas bien triste, en effet, de ressusciter ainsi les sicles qui ne sont plus et de les forcer divertir le sicle prsent? Ces costumes des temps passs, qui nous reprsentent des gnrationsintes, ne sont-ils pas, au milieu de l'ivresse d'une fte, une effrayante leon pour nous rappeler la brivet des jours de l'homme? O sont les cerveaux passionns qui brlaient us ces barrettes et sous ces turbans? O sont les curs jeunes et vivaces qui palpitaient sous ces pourpoints de soie, sous ces corsages brods d'or et de perles? O sont les femmes orgueilleuses et belles qui se drapaient dans ces lourdes toffes, qui couvraient leurs riches chevelures de ces gothiques joyaux? Hlas! o sont-ils, ces rois d'un jour, qui ont brill comme nous? Ils ont pass sans songer aux gnrations qui les avaient prcds, sans songer celles qui devaient les suivre, sans songer eux-mmes, qui se couvraient d'or et de parfums, qui s'entouraient de luxe et de mlodies, en attendant le froid du cercueil et l'oubli de la tombe.Ils se reposent d'avoir vcu, dit Trenmor; heureux ceux qui dorment dans la paix du Seigneur!Il faut que l'esprit de l'homme soit bien pauvre, reprit Llia, et ses plaisirs bien vides; il faut que les jouissances simples et faciles s'puisent bien vite pour lui, puisqu'au fond de sa joie et de ses pompes il se retrouve toujours une impression si horrible de tristesse et de terreur. Voici un homme riche et joyeux, un heureux de la terre qui, pour s'tourdir et oublier que ses jours sont compts, n'imagine rien de mieux que d'exhumer les dpouilles du pass, de couvrir ses htes des livres de la mort et de faire danser dans son palais les spectres de ses aeux!Ton me est triste, Llia, dit Trenmor; on dirait que seule ici tu crains de ne pas mourir ton tour.15Ce jeune homme mrite plus de compassion, Llia. Je croyais que vous n'aviez que les grces et les adorables qualits de la femme. En auriez-vous aussi la froce ingratitude et l'impudente vanit? Non, j'aimerais mieux douter de l'existence de Dieu que de la bont de votre cur Llia, dites-moi donc ce que vous voulez faire de cette me de pote qui s'est donne vous et que vous avez accueillie, imprudemment peut-tre! Vous ne pouvez plus maintenant la repousser sans qu'elle se brise et prenez garde, Llia, Dieu vous en demandera compte un jour, car cette me vient de lui et doit y retourner. Si le regard de Dieu s'abaisse assez prs de nous pour apprcier quelque diffrence entre les cratures de ses mains, sans doute le jeune Stnio doit tre un des enfants de sa prdilection. N'a-t-il pas mis en lui un reflet de la beaut des anges? Quoi de plus pur et de plus suave que cet enfant? Sa paupire mlleuse, qui s'abaisse chaque instant pour voiler un modeste regard, ne semble-t-elle pas appeler les chastes baisers de ces vierges ailes que nous voyons dans nos rves? je n'ai point vu de physionomie d'un calme plus anglique ni de bleu dans le plus beau ciel qui ft plus limpide et plus cleste que le bleu de ses yeux. Je n'ai pas entendu une voix de jeune fille qui ft plus harmonieuse et plus douce que la sienne; les paroles qu'il dit sont comme les notes faibles et veloutes que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis sa dmarche lente, ses attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps frle et souple, ses cheveux d'un ton si doux et d'une mollesse si soyeuse, son teint changeant comme le ciel d'automne, ce carmin clatant qu'un regard de vous rpand sur ses joues, cette pleur bleutre qu'un mot de vous imprime ses lvres, tout cela, c'est un pote, c'est un jeune homme vierge, c'est une me que Dieu envoie souffrir ici-bas pour l'prouver avant d'en faire un ange. Et si vous livrez cette jeune me au souffle des passions corrosives, si vous l'teignez sous les glaces du dsespoir, si vous l'abandonnez au fond de l'abme, comment retrouvera-t-elle le chemin des cieux? femme! prenez garde ce que vous allez faire! N'crasez pas ce frle enfant sous le poids de votre affreuse raison! Mnagez-lui le vent et le soleil, et le jour, et le froid, et la foudre, et tout ce qui nous fltrit, nous renverse, nous dessche et nous tue. Femme, aidez-le marcher, couvrez-le d'un pan de votre manteau, soyez son guide sur le bord des cueils. Ne pouvez-vous tre son amie ou sa sur ou sa mre?Je sais tout ce que vous m'avez dit dj, je vous comprends, je vous flicite, mais puisque vous tes heureuse ainsi (autant qu'il vous est donn de l'tre!) ce n'est plus de vousue je m'occupe; c'est de lui, qui souffre et que je plains. Voyons, femme! vous qui savez tant de choses ignores de l'homme, n'avez-vous pas un remde ses maux? Ne pouvez-vous donner aux autres un peu de la science que Dieu vous a donne? Est-il en vous de faire le mal et de ne pouvoir faire le bien?Eh bien! Llia, s'il en est ainsi, il faut loigner Stnio ou le fuir.16loigner Stnio ou le fuir! Oh! pas encore. Vous tes si froid, votre cur est si vieux,, que vous parlez de fuir Stnio, comme s'il s'agissait de quitter cette ville pour une autre, ces hommes d'aujourd'hui pour les hommes de demain, comme s'il s'agissait pour vous, Trenmor, de me quitter, moi Llia!Je le sais, vous avez touch le but, vous avez chapp au naufrage, vous voil au port. Nulle affection en vous ne s'lve jusqu' la passion, rien ne vous est ncessaire, personne ne peut faire ou dfaire votre bonheur, vous en tes vous-mme l'artisan et le gardien. Moi aussi, Trenmor, je vous flicite, mais je ne vous comprends pas, je vous devine tout au plus; j'admire l'ouvrage rgulier et solide que vous avez fait, mais c'est une forteresse que cet ouvrage de votre raison; et moi femme, moi artiste, il me faut un palais: je n'y serai point heureuse, mais du moins je n'y mourrai pas; dans vos murs de glace et de pierre, il ne me resterait pas un jour vivre. Non, pas encore, non! Dieu ne le veut pas! est-ce qu'on peut devancer l'accomplissement de ses desseins? S'il m'est donn d'atteindre o vous tes, du moins j'y veux arriver mre pour la sagesassez sre de moi pour ne pas regarder en arrire avec douleur.Je vous entends d'ici: faible et misrable femme, dites-vous, tu crains d'obtenir ce que tu demandes souvent; je t'ai vue aspirer au triomphe que tu repousses!... Eh bien! va, je suis faible, je suis lche, mais je ne suis ni ingrate, ni vaine, je n'ai point ces vices de la femme. Non, mon ami, je ne veux point briser le cur de l'homme, teindre l'me du pote. Rassure-toi, j'aime Stnio.17Vous aimez Stnio! Femme, vous mentez. Songez ce que nous sommes, vous, lui, moi. Vous aimez Stnio! Cela n'est pas et ne peut pas tre. Songez-vous aux sicles qui vous sparent de lui? Vous, fleur fltrie, battue des vents, brise; vous, esquif ballott sur toutes les mers, chou sur toutes les grves, vous oseriez tenter un nouveau voyage? Ah! vous n'y songez pas, Llia! Aux tres comme nous, que faut-il prsent? Le repos de la tomb Vous avez vcu! laissez vivre les autres leur tour; ne vous jetez pas, ombre triste et fugitive, dans les voies de ceux qui n'ont pas fini leur tche et perdu leur espoir. Llia, Llia! le cercueil te rclame; n'as-tu pas assez souffert, pauvre destine? Ce-toi donc dans ton linceul, dors donc enfin dans ton silence, me fatigue que Dieu ne condamne plus au travail et la douleur!Il est bien vrai que vous tes moins avance que moi. Il vous reste quelques rminiscences des temps passs. Vous luttez encore parfois contre l'ennemi de l'homme, contre l'espoir. Mais croyez-moi, ma sur, quelques pas seulement vous sparent du but. Croyez-moi, il y a bien peu de chemin faire pour que nous marchions du mme pas vers l'ternelle batitude. Vous tes bien plus prs de moi que de Stnio. Et puis, pour venir moi, il faut avancer; au lieu que, pour aller lui, il faudrait retourner en arrire; et cela n'est pas possible. Il est facile de vieillir, nul ne rajeunit.Encore une fois, laissez l'enfant crotre et vivre, n'touffez pas la fleur dans son germe. Ne jetez pas votre haleine glace sur ses belles journes de soleil et de printemps. N'esprez pas donner la vie, Llia: la vie n'est plus en vous, il ne vous en reste que le regret; bientt, comme moi, il ne vous en restera plus que le souvenir.18Tu me l'as promis, tu m'aimeras doucement et nous serons heureux. Ne cherche point devancer le temps, Stnio, ne t'inquite pas de sonder les mystres de la vie. Laisse-la te prendre et te porter l o nous allons tous. Tu me crains? C'est toi-mme qu'il faut craindre, c'est toi qu'il faut rprimer; car, ton ge, l'imagination gte les fruits les plus ureux, appauvrit toutes les jouissances; ton ge on ne sait profiter de rien, on veut tout connatre, tout possder, tout puiser et puis on s'tonne que les biens de l'homme soient si peu de chose, quand il faudrait s'tonner seulement du cur de l'homme et de ses besoins. Va, crois-moi, marche doucement, savoure une une toutes les ineffables jouissances d'un mot, d'un regard, d'une pense, tous les riens immenses d'un amour naissant. N'tions-nous pas heureux hier sous ces aunes, quand, assis l'un prs de l'autre, nous sentions nos vtements se toucher et nos regards se deviner dans l'ombre? Il faisait une nuit bien noire et pourtant je vous voyais, Stnio; je vous voyais beau comme vous tes et je m'imaginais que vous tiez le sylphe de ces bois, l'me de cette brise, l'ange de cette heure mystrieuse et tendre. Avez-vous remarqu, Stnio, qu'il y a des heures o nous sommes forcs d'aimer, des heures o la posie nous inonde, o notre cur bat ps vite, o notre me s'lance hors de nous et brise tous les liens de la volont pour aller chercher une autre me o se rpandre? Combien de fois, l'entre de la nuit, au lever dla lune, aux premires clarts du jour, combien de fois, dans le silence de minuit et dans cet autre silence de midi si accablant, si inquiet, si dvorant, n'ai-je pas senti mon cur se prcipiter vers un but inconnu, vers un bonheur sans forme et sans nom, qui est au ciel, qui est dans l'air, qui est partout, comme un aimant invisible, comme l'amour! Et pourtant, Stnio, ce n'est pas l'amour; vous le croyez, vous qui ne savez rien et qui esprez tout; moi qui sais tout, je sais qu'il y a, au-del de l'amour, des dsirs, des besoins, des esprances qui ne s'teignent point; sans cela que serait l'homme? Il lui a t accord si peu de jours pour aimer sur la terre!Mais, ces heures-l, ce que nous sentons est si vif, si puissant, que nous le rpandons sur tout ce qui nous environne; ces heures o Dieu nous possde et nous remplit, nous faisons rejaillir sur toutes ses uvres l'clat du rayon qui nous enveloppe.N'avez-vous jamais pleur d'amour pour ces blanches toiles qui sment les voiles bleus de la nuit? Ne vous tes-vous jamais agenouill devant elles, ne leur avez-vous pas tendu les bras, en les appelant vos surs? Et puis, comme l'homme aime concentrer ses affections, trop faible qu'il est pour les vastes sentiments, ne vous est-il point arriv de vous passionner pour une d'elles? N'avez-vous pas choisi avec amour, entre toutes, tantt celle qui se levait rouge et scintillante sur les noires forts de l'horizon; tantt celle qui, ple et douce, se voilait comme une vierge pudique derrire les humides reflets de la lune; tantt ces trois surs galement blanches, galement belles, qui brillent dans un triangle mystrieux; tantt ces deux compagnes radieuses qui dorment cte cte, dans le ciel pur, parmi les myriades de moindres gloires; et tous ces signes cabalistiques, tous ces chiffres inconnus, tous ces caractres tranges, gigantesques, sublimes, qu'elles tracent sur nos ttes, ne vous tes-vous pas laiss prendre la fantaisie de les expliquer et d'y dcouvrir les grands mystres de notre destine, l' du monde, le nom du Trs-Haut, l'avenir de l'me? Oui, vous avez interrog ces astres avec d'ardentes sympathies et vous avez cru rencontrer des regards d'amour dans le tremblant clat de leurs rayons; vous avez cru sentir une voix qui tombait de l-haut pour vous caresser, pour vous dire: Espre, tu es venu de nous, tu reviendras vers nous! C'est moi qui suis ta patrie. C'est moi qui t'appelle, c'est moi qui te convie, c'est moi qui dois t'appartenir un jour!L'amour, Stnio, n'est pas ce que vous croyez; ce n'est pas cette violente aspiration de toutes les facults vers un tre cr; c'est l'aspiration sainte de la partie la plus thrtre me vers l'inconnu. tres borns, nous cherchons sans cesse donner le change ces cuisants et insatiables dsirs qui nous consument; nous leur cherchons un but autour de nous et pauvre prodigues que nous sommes, nous parons nos prissables idoles de toutes les beauts immatrielles aperues dans nos rves. Les motions des sens ne nous suffisent pas. La nature n'a rien d'assez recherch, dans le trsor de ses joies naves, pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous; il nous faut le ciel, et nous ne l'avons pas!C'est pourquoi nous cherchons le ciel dans une crature semblable nous, et nous dpensons pour elle toute cet