semiotique de passions (tese)
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Universit Paris 8 - Vincennes - Saint-Denis Dpartement de Littrature franaise - URF 4cole doctorale : Pratiques et thories du sens
THSEpour obtenir le grade de
DOCTEUR DE LUNIVERSIT PARIS 8en littrature franaise
prsente et soutenue publiquement par
Marzieh ATHARI NIKAZMle 21 dcembre 2006
Vision, Passion, Point de vue :
un modle smiotique chez Paul Valry
Sous la direction de
Monsieur le Professeur Denis BERTRAND
JURY
Denis BERTRAND, Professeur lUniversit Paris 8, Directeur
Jacques FONTANILLE, Professeur lUniversit de Limoges, Rapporteur
Pierre-Yves RACCAH, Charg de recherche HDR, CNRS, Rapporteur
Jean-Michel REY, Professeur lUniversit Paris 8
Claude ZILBERBERG, Docteur-s-Lettres
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mes parents
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Remerciement
En premier lieu, je tiens remercier mon directeur de thse, Monsieur le Professeur
Denis BERTRAND pour laide prcieuse et le soutien exigeant quil ma apport durant ces
quatre annes au cours desquelles, il ma fait lhonneur de diriger ce travail de recherche.
Sans son intervention et lattestation pralable quil a bien voulu rdiger pour me permettre
de venir tudier en France, jamais je naurais eu la chance de venir enrichir mes
connaissances et mon exprience ici. Je conserve comme un trsor le souvenir de son savoir, de
sa comptence et de la subtilit des remarques quil ma faite, ainsi que du patient travail de
relecture et de correction quil a effectu pour moi. Je lui en suis infiniment reconnaissante.
En second lieu, que Monsieur le Professeur Pierre-Yves RACCAH, trouve ici toute
lexpression de ma gratitude pour le chemin scientifique quil a su me montrer, la qualit de
lcoute quil a bien voulu maccorder et ce courage de poursuivre la recherche quil sait si
bien transmettre. Je le remercie sincrement pour laide gnreuse quil ma accorde tout au
long de mes tudes en France. Ses lumires et ses prcieux conseils restent pour toujours mes
meilleurs souvenirs.
Jexprime galement ma gratitude aux professeurs Jacques FONTANILLE, Jean-
Michel REY et Claude ZILBERBERG qui mont fait lhonneur de participer au jury.
Je remercie tout particulirement tous les membres de ma famille, qui ont eu la
patience de me soutenir au fil de toutes ces annes. Sans eux, ce travail naurait pu voir le
jour.
Enfin je noublie pas de remercier tous mes amis iraniens, franais et trangers dont le
soutien moral et lencouragement mont t prcieux pendant mon sjour Paris. Grce
eux, je me suis sentie moins seule dans les moments difficiles.
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Sommaire
Introduction 8
Premire partie : De la perception la figure de Narcisse 15
I. Positions thoriques : Valry entre phnomnologie et smiotique 16
1. La "perception" et le corps sensible en phnomnologie (Merleau-Ponty/Valry) 18
2. La "perception" dans le domaine smiotique 29
3. Le monde naturel selon la phnomnologie et la smiotique 34
II. Epistmologie et mthodologie de la vision chez Valry 43
1. Une tude thorique de la vision 43
2. Lunivers "sociolectal" de la vision 50
- Voir 51
- Regarder 53
- Observer 55
3. Lunivers "idiolectal" de la vision de Valry 57
- La vision absorbante de Teste 57
- Une phnomnologie du rve 60
- La contemplation 63
- Une double vision (sujet/monde) 72
III. Regard phnomnal et lments naturels 77
1. Le regard-contact avec le monde 82
- Le feu 83
- Le feu et la terre 88
- Leau et le feu 90
2. Le regard-distant sur le monde et sur soi 95
3. Le regard sidral : la saisie imaginative du monde 101
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Deuxime partie : Narcisse, vision et rflexivit 110
I. Le Narcisse de Valry et la qute narcissenne 111
1. Resensibilisation du mythe de Narcisse au XX me sicle 113
- Une praxis nonciative 113
- Lmergence de Narcisse chez Valry 119
2. Vers une tude smiotique du Narcisse 123
- Une approximation smantique des mots : "Narcisse" et "narcissisme" 123
- La squence discursive du narcissisme 125
- Le schma de la qute chez Valry 128
3. Une double qute 134
- Narcissique ou narcissenne ? 134
- La problmatique du Corps 137
II. Analyse des instances nonantes 145
1. Jeu de lembrayage et du dbrayage personnels 145
2. "Moi" et pluralit du "moi" 161
3. Identit et ipsit chez Valry 174
III. De la rflexivit la rcursivit 185
1. La rflexivit et le soi rflexif 185
2. La fonction du miroir dans le monde valryen 192
- Lespace cognitif du miroir 193
- La fonction rflexive du miroir 197
- Le miroir de la conscience 200
3. Lumire, vision, connaissance 209
- La lumire et la vision 211
- La lumire et la passion 219
- La lumire et la connaissance de soi 224
Troisime partie : De la vision la cognition et au point de vue 228
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I. Trois dimensions de lnonciation chez Valry 229
1. La dimension pragmatique 234
2. La dimension passionnelle ou thymique 238
3. La dimension cognitive 242
II. Valry et la problmatique du point de vue : positions thoriques 249
1. La notion de point de vue 249
2. Le rayonnement de la thorie du point de vue de Paul Valry 252
3. Deux thories nouvelles du point de vue 268
- La notion dobservateur et la thorie du point de vue de Jacques Fontanille 270
- La Smantique des Points de Vue et la thorie des topoi chez
Pierre-Yves Raccah 274
III. Une thorie de la connaissance chez Valry 284
1. LHomme et la coquille : linteraction observateur / informateur (un ralisme
objectif) 285
2. La description du mot "Narcisse" par le modle topique 299
3. Vers une thorie de la connaissance 309
Conclusion 315
Bibliographie 322
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1
[Gohare khod ra hoveyda kon, kamal in ast va bas Khish ra dar khish peyda kon, kamal in ast va bas
Sange del ra sormeh kon dar asiaye ranj va dard Dideh ra zin sormeh bina kon, kamal in ast va bas]
Rvle ton essence prcieuse, voil la perfection2 et cela suffira
Trouve ton MOI dans ton Moi, voil la perfection et cela suffira
Broie la pierre de ton cur sous la meule de la souffrance3
Et rends ton il pur et clairvoyant par le khl4 ainsi obtenu,
[voil la perfection et cela suffira.
1 ) ( KHORASANI, Haj Mirza Habib (19me sicle), pote et mystique persan lpoque de Ghajar.
2 Cest pour arriver un suprme degr de connaissance. 3 Quand on broie la pierre, on obtient une poudre. Le pote suggre quon met cette poudre quil appellera le Khl, sous les yeux pour mieux voir. (En persan, nous avons le verbe "faire du khl" : ) ), mais pour la traduction, on tait oblige demployer le verbe : broyer)4 "Sormeh" mais en persan, on dit aussi "kohl" (), cest un fard noirtre de la carbonisation de substances grasses, utilis pour le maquillage des yeux (mais lorigine utilis plutt pour viter les infections des yeux et pour amliorer la vision). En effet, le pote joue ici avec la signification du mot pour suggrer un sens plus profond au lecteur. Ce nest pas seulement la vision dans le sens perception visuelle mais aussi une vision cognitive (la connaissance).
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Je me connais en tant que jarrive mtonner moi-mme, me trouver inconnu, me percevoir cest--dire me diviser de moi.
Paul Valry5.
5 (1960), Tel quel, Analecta , p. 733.
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Sigles et abrviations
AS Air de Smiramis 6
AV Album des vers anciens
C. I, II. Cahiers (en 29 volumes) (1958-60), en fac-similC. 1, 2 Cahiers (1973-74), GallimardC. Int. I, II Cahiers (en 9 volumes) (1988-2003), dition intgrale de Gallimard
CM Le Cimetire marin
CN Cantate du
Narcisse
f. Feuillets de Valry
FN Fragments du Narcisse
JP La Jeune Parque
HC LHomme et la coquille 7
Mms Manuscrits de Valry
MT Monsieur Teste8
NP Narcisse parle
PS Profusion du soir, pome abandonn
6 Les pomes sont tous dans uvres I (1957).7 uvres I (1957).8 uvres II (1960).
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Introduction
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Nous connaissons tous la mfiance de Valry lgard de toute critique, de toute
exgse littraire : Je suis accoutum tre lucid, dissqu, appauvri, exalt et abm
jusqu ne plus savoir moi-mme quel je suis ou de qui lon parle 9. Comment ne pas tre
alors quelque peu anxieuse dajouter encore un essai aux trs nombreuses tudes consacres
au philosophe, pote, linguiste, critique. Comment ne pas avoir lirrsistible impression de le
trahir ? Autant de questions, autant de problmes qui ne peuvent manquer de nous proccuper
surtout si lon tente comme nous avons choisi de le faire, de soumettre luvre de Valry
une analyse phnomnologique et smiotique. En effet, nous voulons savoir comment, partir
des acquis de la thorie smiotique, on peut reconstituer le sens de la vie du sujet valryen, ou
pour mieux dire, nous nous sommes efforce de dcouvrir et de mettre en relief le processus
du sens chez lui.
Il importe de souligner tout dabord quil sagit dune tude densemble. Il ne saurait
donc tre question ici de rsoudre tous les problmes de dtail que peut soulever lexamen des
uvres particulires mais seulement de se prparer faire une analyse de type smiotique.
Nous savons que les sources de la pense valryenne proviennent dune rflexion
profonde sur le fonctionnement du corps et de lesprit et des qualits spcifiques du "Moi" en
tant que principe de toute activit cratrice, de toute dcouverte scientifique, de toute
rflexion philosophique. Cette vision dune unit fondamentale saccompagne chez Valry
dune rflexion constante sur larbitraire, sur laccidentel, dans le domaine du langage, de
ltre social, de lidologie autant que dans le domaine des thories et systmes scientifiques.
Mais, ce qui est important, cest que la production du sens, au cur de pense valryenne, est
dans le domaine de la vision. Cest ainsi que notre analyse soriente vers le processus du sens
et sattache au rle de la vision dans ce processus. La vision est dordre pragmatique et elle
contribue au processus du sens. Cette vision, en tant quaction majeure, passe par un parcours
passionnel. Pour cela, le discours valryen nous donne des lments spcifiques.
9 VALERY, P. (1957), Mmoires du pote, p. 1489.
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Lomniprsence du miroir et le personnage de Narcisse sont des signes trs importants. Nous
allons voir que le souci de Valry devient se regarder : se regarder vivre, voir, penser et
sentir, rver, tre vacant 10, ce qui renseigne sur les grands axes ou les recoins les plus secrets
de sa mditation profonde. Il pense que lme fait plus que voir et il essaie dadhrer de toutes
ses forces la sensation, lunisson de ce qui lmeut. Cela ne se peut que par lamour et par
la passion. Il faut "aimer" pour que lacte de la vision sapprofondisse ce point, pour que
lobjet acquire une "prsence" assez envahissante, et que lme "existe", par un accident
merveilleux. Il le faut, mais il suffit peut-tre dun regard.
Contrairement Sartre qui affirme : dans la rflexion, je ne parviens pas me saisir
comme objet, mais seulement comme quasi-objet, cest que je suis lobjet que je veux saisir
[]. Je ne puis chapper mon ipsit ni prendre de point de vue sur moi-mme. Ainsi, je
narrive pas me raliser comme tre 11, Valry essaie de prendre un point de vue sur lui-
mme et de se raliser comme un tre.
Pour cela, Valry norienta pas ses recherches dans une seule direction. Il se laissait
aller toute tude qui lui semblait pouvoir aiguiser sa puissance dobservation, cest--dire
toute tude posant nettement la question de la comprhension. Et son uvre dveloppe
lhistoire dune intentionnalit, dans la mesure o elle constitue le mouvement dun sujet la
recherche de soi-mme. Le sens de la vie est surtout leffet de la rencontre quotidienne du
sujet avec le monde sensible par lintermdiaire du regard. Lintentionnalit, quant elle, se
fonde sur le principe du mouvement tensif qui porte un sujet vers lobjet (soi-mme) quil
vise. La remarque XIX des Analecta marque parfaitement sa position : Mon objet principal
a t de me figurer aussi simplement, aussi nettement que possible, mon propre
fonctionnement densemble : je suis monde, corps, penses 12. Il sintresse lanalyse dun
esprit qui est enferm dans un certain moi et le "Moi" de Valry lui-mme enferme la totalit
accessible sa pense particulire. Cest dans les Cahiers quil parle de son "moi" et de la
pluralit du "moi", les Cahiers aiment aussi jouer avec une pluralit de visions du monde et
de lhomme.
Pour ce qui nous concerne, lanalyse smiotique de la vision, soucieuse de dcrire le
sujet et dtablir des corrlations entre les formes de lexpression et du contenu, peut aborder
directement le sujet, cest--dire cette instance observatrice qui prsuppose la description des
objets visuels. Nous essaierons de montrer que Valry, en tant quobservateur, est tmoin de
10 BELLEMIN-NOL, Jean (textes prsents par) (1971), Les critiques de notre temps et Valry, p. 10. 11 (SARTRE Jean-Paul, LEtre et le Nant, p. 361), cit par RAYMOND, Marcel, in : BELLEMIN-NOL (1971), p. 18. 12 VALERY, P. (1960), Tel Quel, Analecta , p. 712.
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linvestissement de lobjet (qui est lui-mme) et sinterroge comme un smioticien (selon
Greimas le smioticien se transforme en crivain et lcrivain devient smioticien 13) sur
linstance nonciative : Qui pleure l ? (La Jeune Parque).
En effet, Valry tout au long de sa vie, labore une comptence cognitive, une capacit
observer, comprendre et voquer. Il est un observateur analyste qui sait ce quil fait,
selon le mot de Nietzsche "les crivains et les artistes grecs nont jamais su ce quils
faisaient", [mais] Valry nest pas de ceux qui ne savent ce quils font 14 : il fixe son objet
qui est lui-mme. Son parcours pourrait apparatre diversement aspectualisable multipliant les
points de vue, et orient par une vise focalisable, intensive avec une modalisation variable en
fonction dune qute tantt plus analytique, tantt plus impressive. La connaissance joue sans
doute un rle important dans cette relation entre lobservateur et lobjet observ qui est lui-
mme. Elle pourrait sinterprter comme un facteur de visibilit et qui est montr
symboliquement par la lumire dans ses pomes15. Ainsi travers la lecture de Valry, on
arrive une "smiotique valryenne" qui, comme toutes les smiotiques, repose implicitement
ou explicitement sur un modle perceptif et sur une thorie de la connaissance. En effet,
luvre de Valry dveloppe une syntaxe de la vision dans la mesure o des effets de sens
circulent lintrieur du champ de prsence du sujet. Lessence, selon Valry, est dans la
profondeur du "Moi". Dans ce processus, tout se passe comme si Valry utilisait la fois un
matriau phnomnologique, smiotique et littraire (la posie surtout), dans un mme
mouvement vers le sens. Cest la qute du sens . Dans le langage smiotique de base, une
"qute" est le dplacement dans lespace dun sujet vers un objet de valeur. En ce qui
concerne Valry, cette qute est la recherche de "soi" et elle est dans la vision de soi, plus
prcisment, il sagit du parcours que Valry effectue pour se connatre lui-mme, et nous
nous permettons de lappeler une qute narcissenne 16. savoir, de la vision globale du
monde naturel qui est marqu par un dbrayage nonciatif, il arrive une embrayage
nonciatif et personnel qui est voqu par limage de Narcisse dans son uvre. Cest le point
culminant de la capture sentimentale de la vision et cest ainsi quil entre dans une phase
passionnelle mais cette passion est en rapport avec une cognition, qui est aussi la
connaissance de soi.
Ainsi au cours de ce long travail dlaboration dune "grille danalyse" smiotique et
smantique, nous allons montrer en trois parties le parcours de Valry qui est la fois sujet de 13 GREIMAS, Algirdas Julien (1970), Du sens, p. 15.14 CHOPIN, Jean-Pierre (1992), Valry, lespoir dans la crise, p. 37. 15 Selon les critiques de Paul Valry. 16 Le terme narcissen est employ par ELDER, David (1980), dans son article : Paul Valry et Narcisse en fragments , pp. 133-146.
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la parole (la langue) et sujet de la perception (vision). Ce parcours est celui dun observateur,
qui montre une histoire axiologise en fonction du savoir, du vcu et de ltat pathmique
variable de lobservateur. Lobservateur aborde son objet "soi" de faon pathmique et
cognitive, en tant quanalyste. Dans ce processus, ce qui retiendra notre attention, cest
lactualisation du sens, le sens est en train de se construire, lacte de lnonciation. Cet acte
perceptif et visuel apparat comme un processus dynamique, en devenir. Dans ce travail de
recherche, nous essaierons de capter les conditions phnomnologiques et modales
ncessaires pour montrer comment la "vision" du monde, des tres, du soi merge chez
Valry. Dans son discours, nous sommes tmoins dune activit perceptive et nonciative
dans laquelle les phnomnes discursifs relvent dune tensivit, dont linstance est le sujet de
la vision. Lcrivain se fait lui-mme une conception particulire de la vision et les diverses
instances de la production du sens sont disposes hirarchiquement dans son uvre.
Dans la premire partie, nous allons montrer la position thorique de Valry entre la
phnomnologie et la smiotique, son univers idiolectal de la vision en tant quelle est une
nonciation et nous allons examiner comment il prend sa distance avec le monde. Pour cela,
nous nous sommes appuye sur quelques pomes de lAlbum des vers anciens, plus
spcialement Profusion du soir, pome abandonn et Un feu distinct , mais aussi
Air de Smiramis , Anne , Au bois dormant , Baigne , Csar , t ,
pisode , Ferie , Les vaines danseuses , Valvins ; un pome des Charmes Le
Cimetire marin et enfin La Jeune Parque. La vision, en tant quaction devient un
changement. Cest un changement travers le regard ; du regard vers le monde, il arrive au
regard vers soi-mme (regard narcissique) comme objet de sa qute, et ainsi apparat la figure
de Narcisse dans son uvre. Il montre bien que le changement nest saisissable quin
praesentia 17, en prsence de soi-mme. Il est lui-mme conscient de ce changement :
Je suis devenu luvre de la transformation essentielle qui sest faite en moi lan 92 et suivants, quand jai vu (et converti ) la substance "nerveuse" de tout pressenti et tent de dfinir tout en faits de sensibilit, rflexes, proprits fonctionnelles, dures et substitutions de divers genres. (C. XXVII, p. 64)
"Narcisse" et la vision rflexive deviennent lobjet dtude de notre deuxime partie.
Et notre corpus sera centre sur les pomes concernant "Narcisse", Narcisse parle de
lAlbum des vers anciens, Fragments du Narcisse des Charmes et Cantate du Narcisse. En
effet, nous avons considr la figure de "Narcisse" comme emblmatique et central dans la
qute valryenne. Car linstance nonciative suprme est le "Moi" et tout se passe travers ce
17 FONTANILLE, Jacques (1998), Smiotique du discours, p. 234.
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Moi, cest option philosophique bien spcifique de la subjectivit. Et on ressent bien des
affects qui surviennent en prsence de lactant nonciateur. Mais la recherche de soi est bien
voque dans les Cahiers dont les textes orientent dans notre recherche et que nous allons
cits beaucoup. En fait nous y avons affaire la tension entre les instances nonantes, qui
sont en conflit. Cest--dire que les modes dexistence et les tensions existentielles adviennent
dans le champ de linstance du discours qui est sous-tendu par le champ de prsence des
instances sensible et perceptive, en relation avec dautres instances. Cest la dimension
affective de lnonciation.
Il faut ajouter encore que lapparition de la figure de Narcisse ne signifie pas
seulement quil saime, mais elle connote quil veut se connatre. Et nous avons aussi
lapparition de lautre, autrui qui devient le plus important instrument de [sa]
connaissance (C. III, p. 556).
Ainsi il passe de la vision (de soi) la cognition et la connaissance (de soi). Cest la
situation finale. Mais la dcouverte de soi est chaque instant passible de recommencement,
parce que lactant sujet juge les moi et dtruit par le biais de la connaissance ce quil naime
pas : Le point do il faut partir cest la connaissance ou plutt un certain degr de
connaissance []. Le chercheur ne part pas de zro. Quest-ce quil a, et quest-ce quil
veut ? (C. III, p. 652). En effet, il veut partir de lexprience, qui est une donne initiale. La
connaissance aussi est un changement pour lui. Elle est une variante continuelle (C. II, p.
551). Pour lui, tout se ramne la dure et au changement.
Enfin, cette cognition lui donne un point de vue sur le monde et sur lui-mme. La
construction du point de vue devient lune des spcificits de son acte nonciatif qui varie
dans son ensemble sur le mode graduel et tensif. Dans son analyse de la connaissance et de la
cognition, Valry met laccent sur limportance du point de vue, de la perspective particulire
selon laquelle lesprit peroit les choses. Lui-mme, avec ce point de vue, regarde de nouveau
le monde. Par consquent, il veut dire que chaque fois quil prend position dans ce monde,
chaque fois quil le soumet un point de vue, il rejoue lacte partir duquel toute
signification prend forme. De la construction du point de vue, il arrive une nouvelle
conception de la vision et ainsi de suite. Surgit alors le problme syntaxique de la rcursivit,
compris comme une proprit, dans son parcours.
Ainsi, on pourrait dire que chez Valry, qui est lun des crivains majeurs du XX me
sicle ainsi que lattestent le nombre et limportance des critiques sur son uvre, nous
dcouvrons une thorie immanente de la signification qui lui est propre. On pourrait mme
employer lexpression que Jacques Fontanille a utilise propos de luvre de M. Proust,
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cest une sorte de "smiotique intgre"18 laquelle nous avons affaire dans luvre de Paul
Valry.
18 Dans ses Cahiers, Valry envisage aussi une thorie smiotique. Cette thorie smiotique est appele soit thorie du signe (C. XVIII, p. 593), soit smotique (C. XXIII, p. 611), smeiologie (C. VIII, p. 891), smiologie (C. XXIV, p. 588) ou smeionomie (C. XXIII, p. 611). En effet, cette thorie fait partie des analyses de ce quil nomme le Systme C. E. M. (Corps-Esprit-Monde) quelle embrasse signes artificiels et naturels, verbaux et non-verbaux, quelle est conceptualise dans une optique thorique qui dpasse le point de vue linguistique qui est fond sur la dichotomie saussurienne du signifiant et du signifi, et quelle est surtout conue comme une smiotique de la communication, plus proche pour lessentiel des modles smiotiques de Peirce et dEco que celui de Saussure qui est, comme on le sait, celui qui a largement inspir la smiologie de Roland Barthes. (Voir BLHER Karl-Alfred (1993), p. 95).
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Premire partie
De la perception la figure du Narcisse
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I. Positions thoriques :Valry entre phnomnologie et smiotique
Lun des apports importants de Valry pourrait tre dinviter particulirement refaire
des mthodes, en forger une nouvelle si possible, plus prcise et plus rigoureuse. Mais
quand on lit Valry, on saperoit quil applique et dfinit dans un certain nombre de ses
essais une mthode trs personnelle. Et on remarque que la mthode critique de Valry nest
pas indpendante du reste de son uvre. Il est loisible chacun dexaminer la pense
valryenne par rapport lune ou lautre des traditions philosophiques, remontant des auteurs
contemporains jusqu Aristote et Platon. De notre ct, nous essayons de relever les affinits
intellectuelles entre Valry et Merleau-Ponty, et les similitudes entre la rflexion valryenne
et la mthode smiotique. Il est signaler que les tudes philosophiques perdent parfois de
vue que le "Systme" valryen, loin de sorienter vers une solution de synthse, est en premier
lieu une mthode de pense, une dmarche et non pas un difice qui se voudrait achev. Je
ne fais pas de "Systme" Mon systme cest moi (C. XXVI, p. 438 [C. 1, p. 208]). Et
Valry se rend compte que lessentiel du projet ne rside pas dans son aboutissement, mais
dans litinraire suivi, cest le travail et les transformations intrieures occasionnes par le
travail qui seront valoriser. Ce que lon pourrait appeler le parcours du "savoir-pouvoir-
faire". Noublions pas que ce sont les Cahiers qui essaient dexprimer et dactualiser les
transformations continuelles de ce systme "Moi". Et Valry note propos de lexpression
mon Systme :
En somme le problme gnral de "mon Systme" est un problme de connexion.Cest la "continuit" de ltre ou du moi sa reprsentation dans ses variations. (C. IX, p. 746 [C. 1, p. 813])
De plus, le fait de donner une importance particulire la vision, apte tenir compte
de la spcificit de la spculation valryenne, se fait sentir dans toute son uvre. Valry se
situe un degr de vision, en tant quune nonciation suprieure et interroge la pluralit des
visions du rel et des conceptions du temps (dun temps dailleurs toujours construit) ainsi
que la tension entre des forces de structuration et de dstructuration, de mise en ordre et de
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dsordre 19. Ce sont les Cahiers qui jouent principalement avec cette pluralit de la vision du
monde et de lhomme. Ainsi toute la problmatique de lcriture chez Valry tourne autour de
la vision, et lcriture est lie intimement la recherche des penses.
En ce qui concerne notre travail, avant dessayer de formuler une explication et une
tude de la problmatique de la vision, il convient dtudier la perception, car notre
connaissance du monde, particulirement notre connaissance pratique, est essentiellement
base sur nos perceptions. Nous allons tenter de dfinir ce qui se caractrise par la perception.
Les dictionnaires, par exemple le Petit Robert, dfinissent la perception comme fonction
par laquelle lesprit se reprsente les objets, acte par lequel sexerce cette fonction . Dans le
dictionnaire Lalande, la perception est dfinie comme l acte par lequel un individu, organisant immdiatement ses sensations prsentes, les interprtant et les compltant par des images et des souvenirs [& ], s'oppose un objet qu'il juge spontanment distinct de lui, rel et actuellement connu par lui 20. C. Bonnet dsigne la perception comme lensemble des mcanismes et des processus par lesquels lorganisme prend connaissance du monde et de son
environnement sur la base des informations labores par ses sens 21.
En effet percevoir une chose, c est d abord croire ou penser qu elle existe l endroit o l on aperoit. La perception peut alors se dfinir, comme la "connaissance" de quelque chose qui est prsent. Ainsi le thme de la perception renvoie celui de la connaissance o se pose
le problme du rapport entre le sujet, lobjet ou la ralit. Mais comment le sens se dgage-t-il
de la perception ?
Il est vrai que la place de la perception dans une thorie du sens est trs vaste. En effet la
perception fournit les bases dune gense du sens 22. Et dans cette perspective, nous allons
considrer deux points de vue. Le point de vue de la philosophie, savoir la perception selon
la phnomnologie, parce quil y a des rapports entre phnomnologie et sciences du langage,
ce rapport est pris en considration par Algirdas Julien Greimas. Le point de vue de la
smiotique parce que, selon Jacques Fontanille, la saisie sensible transforme le monde en
monde signifiant. Dans la Smiotique des passions de Greimas et Fontanille, nous lisons :
[.] les traits, les figures, les objets du monde naturel, dont ils constituent pour ainsi dire le
"signifiant", se trouvent transforms, par leffet de la perception, en traits, figures et objets du
"signifi" de la langue, un nouveau signifiant, de nature phontique, se substituant au
premier 23. 19 VOGEL, Christina (1997), Les "Cahiers de Paul Valry", p. 23.20 LALANDE, Andr (1926), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 754.21 BONNET, Claude et al. (1989), Trait de psychologie cognitive 1, p. 3.22 HENAULT, Anne, BAYEART, Anne (sous la dir.) (2004), Ateliers de smiotique visuelle, p. 122.23 GREIMAS, A. J., FONTANILLE, J. (1991), Smiotique des passions, p. 12.
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1. La "perception" et le corps sensible en phnomnologie (Merleau-Ponty/Valry)
Comment la perception est conue du point de vue de la phnomnologie, qui est,
selon la dfinition de J. H. Lambert (1764, Le nouvel organon), "doctrine de lapparence" ?
Lusage le plus gnral retient dans [le terme "phnomnologie"] lide dune description
du rel tel quil apparat la conscience 24.
Il est vrai que la phnomnologie nest pas une esthtique, mais prsupposant
limmdiatet entre le monde et le sens du monde, elle est une philosophie de la connaissance.
Une connaissance qui sappuie sur lexprience concrte. En fait, elle nest pas une thorie de
la connaissance, mais une philosophie de la perception et de lexprience, ce qui apparat la
conscience dans lexprience. Cette philosophie vise la perception des objets. La spcificit
de la phnomnologie rside ainsi pour Merleau-Ponty dans la manire daller droit
lexprience. propos de lexprience de la perception, Merleau-Ponty crit : []
lexprience de la perception nous remet en prsence du moment o se constituent pour nous
les choses, les vrits, les biens, quelle nous rend un logos ltat naissant 25.
Selon lui, ltude de la perception, poursuivie sans prjugs par les psychologues,
finit par rvler que le monde peru nest pas une somme dobjets au sens que les sciences
donnent ce mot 26, parce que la chose perue nest pas une unit idale possde par
lintelligence, comme par exemple une notion gomtrique, cest une totalit ouverte
lhorizon dun nombre indfini de vues perspectives qui se recoupent selon un certain style,
style qui dfinit lobjet dont il sagit 27.
Sur le plan phnomnologique, la connaissance, cest le peru, ainsi la dimension du
savoir entre en jeu par les sens, en particulier par la vision et la perception nest pas un
vnement du monde, mais un acte du sujet, acte par lequel il entre prcisment en rapport
avec ce monde. Et on ne pourra saisir le sens du monde quen revenant son sens premier,
cest--dire au contact primitif avec le monde que constitue la perception.
La phnomnologie insiste sur le fait que la perception est saisie dun donn dj
organis et signifiant et que cest le corps ancr dans le monde qui donne sens aux donnes
24 AUROUX, Sylvain (1995), Encyclopdie philosophique universelle, p.1933.25 MERLEAU-PONTY, Maurice (1989), Le primat de la perception et ses consquences philosophiques, p. 67.26 MERLEAU-PONTY, M. (1989), p. 94.27 MERLEAU-PONTY, M. (1989), p. 49.
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partir de sa situation. Cest l"tre-dans-le-monde" qui dtermine la structure de la perception.
Si lon veut comprendre la perception, il faut saisir le rapport du corps avec les choses, ainsi
percevoir, cest se projeter dans le monde grce au corps, autrement dit comme affirme
Merleau-Ponty : percevoir, cest se rendre prsent quelque chose laide du corps 28.
En effet il y a une longue tradition phnomnologique, de Husserl Merleau-Ponty,
qui touche prcisment ce problme du corps et de la perception, tradition qui passe
notamment par la psychologie de la forme (Gestalttheorie). Pour la psychologie gestaltiste,
tout ce que nous voyons est charg du savoir acquis par lexprience. Il faut dire que Gestalt
signifie une entit concrte, individuelle et caractristique, existant comme quelque chose
de dtach et ayant comme principal attribut une forme ou un contour 29. Dans la thorie
gestaltiste, le sentir est subordonn la pense et lunique est considr comme une donne
pure et simple. Pour nous qui sommes en devenir et faisons lexprience vcue des choses,
les moments qui nous permettent de quelque manire de voir le point comme un point sont
des moments rigoureusement dfinis 30.
Auparavant, les psychologues comme J. Locke (1690) pensaient que la perception
tait situe tantt du ct de la connaissance, tantt du ct de la sensation. La perception
est le premier degr vers la connaissance, et elle sert dintroduction tout ce qui en fait le
sujet 31. Pour Locke, la perception est la premire opration de toutes nos facults
intellectuelles. En psychologie de la perception, le recours aux faits dobservation est
ncessaire. Lobservation et la dmonstration rpondent certaines exigences scientifiques. Et
la majorit des connaissances acquises en perception sont issues dobservations et de constats
rpts effectus dans le cadre dune exprience. Enfin, selon les psychologues, la perception
est non seulement comme un jeu de lesprit mais comme un il qui pense . Le peru est le
peru de limaginaire dun sujet, et son objet, un objet du dsir. Ce qui est peru est
lexprience personnelle du sujet percevant.
La question de la perception devient ainsi essentielle en psychologie en tant que
ltude des relations entre "moi-mme", les autres et le monde. Elle constitue un problme
important de la psychologie scientifique. Mais la dfinition de la perception comme tant
linteraction du sujet avec lenvironnement, en psychologie, est assez complexe. Cependant
nous pouvons dire que pour les psychologues, la perception est un acte subjectif. Percevoir,
cest reconnatre une forme. Cest parce que nous projetons sur le monde des "formes"
28 MERLEAU-PONTY, M. (1989), p. 104. 29 KHLER, Wolfgang (1964), Gestalt psychology, p. 192.30 STRAUS, Erwin (2000), Du sens des sens, pp. 367-8.31 LOCKE, John (1989), Essai philosophique concernant lentendement humain, p. 102.
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connues quil nous est possible de le comprendre. En effet, la perception que nous avons du
monde nest pas une somme dlments spars. Notre perception se constitue en ensembles
organiss de "formes" globales qui donnent sens ce que nous percevons. En dautres termes,
les formes, conues comme des proprits de la vie psychique sont des ensembles structurs
dots de sens. Dans tout acte mental, le sens merge de la perception de la totalit de la
situation. Bien que selon Denis Bertrand, la totalit vise par la perception est en elle-mme
inaccessible. La saisie des objets est ncessairement imparfaite 32.
Ainsi avant que la phnomnologie ne soit requise, cest ltude de la Gestalttheorie et
de la psychologie contemporaine, en rupture avec la psychologie classique et la philosophie
franaise dominante, qui oriente les premires recherches de Merleau-Ponty vers le problme
de la perception.
Pour Merleau-Ponty, le corps nest pas donc un objet, il est vivant et actif. Il est agent
de transmission et de transformation entre le monde extrieur et "moi". La perception aussi est
un acte actif, et la prise en compte du monde se fait par lintermdiaire du sujet pensant, ainsi
le problme est de savoir dcrire ce quil voit partir de l"apparatre" pour passer l"tre".
Et "dcrire" devient une question difficile pour le sujet observateur. Se pose aussi le problme
de la relation entre le visible et linvisible, parce quil y a une intimit totale entre ces deux
notions.
Du point de vue de la smiotique subjectale, la phnomnologie repose sur lapparatre
des choses. En phnomnologie, on travaille dans le sens de la relation apparatre tre .
Selon J.-Cl. Coquet, la phnomnologie, cest la progression de lapparatre vers ltre. En
effet, le sujet de la perception est en rapport avec lapparatre du monde sensible et lunivers
phnomnologique est prsent par cette double relation. Le point de dpart, cest toujours
l"apparatre", les lments et les objets qui sont perus. Dans la phnomnologie de Merleau-
Ponty, il y a un rapport entre les deux qui doit tre dynamis. On doit passer de la dimension
paradigmatique la syntagmatique. Si lon adopte la vise syntagmatique en passant de
lapparatre ltre dans la phnomnologie et que lon considre un objet du monde, on sera
conduit poursuivre ce processus de lapparatre ltre ou du visible linvisible et encore,
de lil lesprit.
L"apparatre" est dabord le visible qui se manifeste dans lexprience concrte du
sujet par rapport linvisible. Ce dernier est "lautre ct" du visible et cependant, le visible
reste toujours "mon visible" et linvisible est le relief et la profondeur du visible 33, parce
32 BERTRAND, Denis (2000), Prcis de Smiotique littraire, p. 79.33 MERLEAU-PONTY, M. (1960), Signes, p. 29.
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que linvisible est ce qui nest pas actuellement visible, mais pourrait ltre (aspects cachs
ou inactuels de la chose, - choses caches, situes "ailleurs"- "Ici" et "ailleurs" 34 et que
linvisible est l sans tre objet, cest la transcendance pure, sans masque ontique. Et les
"visibles" eux-mmes, en fin de compte, ne sont que centrs sur un noyau dabsence eux
aussi 35. Cest ainsi que pour Merleau-Ponty, le ct cach est prsent sa manire 36. Il
est dans le "voisinage".
Mais comment peut-on voir les objets du monde ? En ce qui concerne la question de
lobjet dans la phnomnologie de Merleau-Ponty, il sagit de lobjet rel. "Voir" ce qui est
possible, "voir" ce qui est dans la "perspective visuelle". Pour le phnomnologue, lobjet est
opaque. Il y a alors difficult pour saisir les objets du monde. Selon Merleau-Ponty, le peintre,
en tant quinstance phnomnologique, sait voir les objets avec sa spcificit. Valry aussi
pense que : Voir vrai, cest, si lon peut, voir insignifiant, voir informe. La chose en
soi na que ltre (C. IX, p. 615 [C. 1, p. 590]). Mais pour lui, Un artiste moderne doit
perdre les deux tiers de son temps essayer de voir ce qui est visible, et surtout de ne pas
voir ce qui est invisible 37. Par ailleurs, Merleau-Ponty considre la vision du peintre comme
modle ultime de la perception. La vision du peintre est en quelque sorte laboutissement de
la rflexion de Merleau-Ponty sur le phnomne de la perception.
La phnomnologie est donc ouverte tout ce qui apparat (phnomne), ce qui est
sensible non pas seulement la vision, mais aussi au corps, sentir en gnral (toucher,
entendre, goter). Et elle considre les rapports entre les perceptions, par exemple le "voir" et
le "toucher". La diffrence est note par les adverbes de lieu, lun de distance et lautre de
proximit : voir "l", toucher "ici". Tout dabord, est-ce que "voir" implique une
rflexion ? Il faut un minimum de distance entre le sujet et lobjet. La rciprocit du voyant et
du visible nest possible que dans lcart entre eux. Comme Valry la dit : nous ne pouvons
trouver des choses dans les carts [] 38. Et Merleau-Ponty constate dans Lil et lesprit
que voir, cest avoir distance 39. Puisquon voit par lintermdiaire du corps, il y a un jeu
entre "voir" et "avoir distance". Le paradoxe de la vision est davoir distance et en mme
temps de sapproprier, davoir proximit. "Voir", comme Valry la dit, cest avant tout,
une affaire entre celui qui voit et qui veut, et ce quil voit 40. Cependant, pour le sujet
34 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), Le visible et linvisible, p. 310.35 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), pp. 282-83.36 MERLEAU-PONTY, M. (1989), p. 45.37 VALERY, P. (1957), Thorie potique et esthtique, Introduction la Mthode de Lonard de Vinci , p. 1165.38 VALERY, P. (1957), Thorie potique et esthtique, Note et digression , p. 1221.39 MERLEAU-PONTY, M. (1964b), Lil et lesprit, p. 27.40 VALERY, P. (1960), Dialogues, Mon Faust , p. 389.
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percevant, lacte de voir signifie plus le dbordement de sa prsence relle au monde que
dautres actes, puisque le "voir" implique l"tre". Dailleurs, Voir, cest par principe voir
plus quon ne voit, cest accder un tre de latence 41, entre de limaginaire et du "cach".
Valry prcise ce propos dans le monologue de Faust :
JE RESPIRE et JE VOIS. Ce lieu est doux voir Mais quimporte ce lieu ? Quimporte ce quon voit ? VOIR suffit, et savoir que lon voit Cest l toute une science. Je vois ce pin. Quimporte ce pin lui-mme ? Ce pourrait tre un chne, l. Je le verrais. Et ce toit de brillante ardoise serait aussi bien un miroir deau calme. Je le verrais. Et quant la figure de ces collines loignes qui ferment accidentellement le pays, je me sens dans les mains le pouvoir den redessiner mon gr la longue ligne molle VOIR, cest donc aussi bien voir autre chose ; cest voir ce qui est possible, que de voir ce qui est Quest-ce donc que les visions exceptionnelles que les asctes sollicitent, auprs de ce prodige qui est de voir quoi que ce soit ? 42.
Plus tard, dans les Cahiers, cette ide est dveloppe ainsi :
Il ny a pas de vue plus vraie quune autre, des choses visibles. Il y a des variations de vue du "mme" objet un visage vu lenvers, une projection insolite, perversions, inversions, miroirs bossus, toutes les combinaisons de lumire et de la chose. Il y a une vue accoutume, pratique, qui est celle qui nous permet de reconnatre au plus vite. Le reste est comme accident. Il "conserve" ce quil peut (C. XXV, p. 640, [C. 1, pp. 1200-1201]).
Nous constatons que Valry exige toujours une analyse minutieuse et pralable des
objets, analyse qui ne se borne pas du tout leurs caractres visuels. Cest une analyse qui va
au plus intime la physique, la physiologie jusqu psychologie. Cest ce quoi lil
"sattend". Lattention porte est donc non seulement linvisible de lobjet, mais aussi la
"manire de voir". Ainsi "voir" devient un moyen de sapprocher du monde dans lequel le
corps peut introduire le monde intelligible dans le champ phnomnal.
Ds lors, comme nous lavons dj signal, le corps nest pas un tre passif, mais
luvre de la perception. Observer le monde et les objets dun point de vue
phnomnologique, cest en quelque sorte un processus de subjectivation du sujet vis--vis du
monde. Il est donc loin de la perspective scientifique. Il est vident que dans la
phnomnologie, limportance du corps se rapporte ncessairement lexprience du corps.
Parce que le corps est le seul instrument de connaissance du rel quil saisit directement.
Dans la Phnomnologie de la perception, Merleau-Ponty donne voir lenracinement
de lhomme dans le monde par son corps. Il sagit dexpliciter la structure de la perception qui
est un mode daccs privilgi aux choses. Il affirme : Je considre mon corps, qui est mon 41 MERLEAU-PONTY, M. (1960), p. 29.42 VALERY, P. (1960), Mon Faust , pp. 322-323.
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point de vue sur le monde, comme lun des objets de ce monde 43. Le corps se trouve au
centre de cette phnomnologie de la perception qui dcrit le monde. Pour la perception
phnomnologique, le corps prend son importance comme repre par rapport au monde. Parce
que, selon lui : Cest un espace compt partir de moi comme point ou degr zro de la
spatialit. Je ne le vois pas selon son enveloppe extrieure, je le vis du dedans, jy suis
englob. Aprs tout, le monde est autour de moi, non devant moi 44. Car mon corps est
dans le visible et il est entour par le visible 45.
De plus pour Merleau-Ponty : avoir un corps, cest possder un montage universel,
une typique de tous les dveloppements perceptifs et de toutes les correspondances
intersensorielles par-del le segment du monde que nous percevons effectivement 46. Ainsi le
corps est comme un intermdiaire entre le monde et lesprit. Et cest partir de la
reconnaissance du corps ou de soi, que le sujet commence dcouvrir son entourage et
sintresser au monde. Valry remarque dans La Soire avec Monsieur Teste : Quand
on est enfant on se dcouvre, on dcouvre lentement lespace de son corps, on exprime la
particularit de son corps par une srie defforts, je suppose ? (Monsieur Teste, p. 24).
travers le corps ou par lexprience du corps, le sujet commence exister vraiment,
devenir. Pour le phnomnologue, le sujet fait une exprience du monde lie celle du
corps. Et parmi nos sens, le toucher nous permet de faire pleinement lexprience immdiate
du monde en nous montrant ce quil y a peut-tre de plus prsent dans la prsence [], JE
TOUCHE [] Et dun seul coup, je trouve et je cre le rel Ma main se sent touche aussi
bien quelle touche 47. Et plus tard, dans une rflexion sur le travail de lesprit , il affirme
que la main, organe de la pense, est capable dune infinit de tches peut frapper et
dessiner, saisir et signifier (C. 1, p. 946).
Il est signaler que la dialectique du touch/touchant sera reprise par Merleau-Ponty,
plus particulirement dans Le visible et linvisible. Pour ce dernier, une chose nest donc pas
effectivement donne dans la perception, elle est reprise intrieurement par nous, reconstitue
et vcue par nous en tant quelle est lie un monde dont nous portons avec nous les
structures fondamentales et dont elle nest quune des concrtions possibles 48.
Ainsi Merleau-Ponty rvle ltat de ltre phnomnologique qui correspond
lexprience du corps :
43 MERLEAU-PONTY, M. (1945), Phnomnologie de la perception, p. 85.44 MERLEAU-PONTY, M. (1964b), p. 59.45 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), p. 324.46 MERLEAU-PONTY, M. (1945), p. 377.47 VALERY, P. (1960), Mon Faust , p. 323.48 MERLEAU-PONTY, M. (1945), p. 377.
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Mon corps est la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnatre dans ce quil voit alors l"autre ct" de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et sensible pour soi-mme. [ Cest] un soi par confusion, narcissisme, inhrente de celui qui voit ce quil voit, de celui qui touche ce quil touche, du sentant au senti un soi donc qui est pris entre des choses, qui a une face et un dos, un pass et un avenir 49.
Le corps est voyant et visible, touchant et touch ainsi que sentant et sensible
simultanment. Merleau-Ponty relve ltat coextensif de ces deux modalits de ltre
phnomnologique qui correspondent lvidence de lexprience du corps. Il ny a donc plus
de distinction absolue entre sujet et objet dans son corps phnomnal. Il va de soi que, pour le
phnomnologue, le monde ne peut pas tre distingu du corps : visible et mobile, mon
corps est au nombre des choses, il est lune delles, il est pris dans le tissu du monde et sa
cohsion est celle dune chose 50.
Le corps relve donc de la sphre du sujet en tant quil est voyant et il relve de la
sphre de lobjet en tant quil est visible, en dautres termes voyant sujet et visible
objet , Cest une exprience de soi-mme comme objet et qui se prolonge dans lexprience
de lobjectivit puisque cest un sujet qui lexprimente. travers lui, le monde rentre dans la
subjectivit grce lobjectivit du corps. Le corps est donc la fois le sujet et lobjet. Cest
la "rflexivit" du corps. Il se voit et se regarde, il est voyant-vu. Cette double activit
particulire dsigne bien la forme rflchie, par exemple "se voir" qui implique se regarder
et se connatre . Merleau-Ponty double le corps : "voir" et "se voir", "toucher" et "se
toucher" : Toucher, cest se toucher. comprendre comme : les choses sont le
prolongement de mon corps et mon corps est le prolongement du monde, par lui le monde
mentoure Si je ne puis toucher mon mouvement, ce mouvement est entirement tiss de
contacts avec moi Il faut comprendre le se toucher et le toucher comme envers lun de
lautre 51. Il est ncessaire donc de considrer la relation de la subjectivit et de lobjectivit
entre le sujet et le monde. Il y a la dissociation du sujet de la parole "je", "mon corps" et
lobjectivation du subjectif du corps, il se voit, mon corps est voyant et il se regarde. Cest
dire que cest un mouvement du temps entre les deux moments. Dans un premier temps, il y a
dissociation du "je" du discours de l"objet-corps". Penser mon corps comme "mien", cest un
devenir du corps en tant quobjet qui passe au sujet qui le dit. Par l, nous avons
lobjectivation du corps dans la parole subjective sur le corps, Je dis que mon corps .
Dans un deuxime temps, il y a la subjectivit du corps par la construction pronominale, cest-
49 MERLEAU-PONTY, M. (1964b), pp. 18-19. 50 MERLEAU-PONTY, M. (1964b), p. 19.51 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), p. 308.
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-dire, il "se voit voyant", il "se touche touchant". On objectivise une ide de la subjectivit
qui est l"auto-rfrence". Et ce faisant, on implique la fois une subjectivation de lobjet-
corps et une conception de la subjectivation comme lauto-rfrence. Il y a le corps mme et
le sujet mme. Avec le "voir", il y a une scission entre une subjectivit du discours je peux
ou je nomme , etc. et une autre subjectivit qui part du corps ontologique, le seul capable
de pouvoir entrer dans le cercle de la phnomnologie des choses.
Du point de vue du phnomnologue, la chose et le monde, comme la dit Merleau-
Ponty nexistent que vcus par moi ou par des sujets tels que moi, puisquils sont
lenchanement de nos perspectives, mais ils transcendent toutes les perspectives parce que cet
enchanement est temporel et inachev 52. Par lenchanement des perspectives entre le
monde ou les choses et des sujets, il est mme parfois difficile de sparer totalement le monde
et le sujet :
Mon corps dans le visible. [] Il est entour par le visible. [] Ceci veut dire : il se voit, il est visible, - mais il se voit voyant, mon regard qui le trouve l sait quil est ici, de son ct lui - Ainsi le corps est dress debout devant le monde et le monde debout devant lui, et il y a entre eux un rapport dembrassement. Et entre ces deux tres verticaux, il y a, non pas une frontire, mais une surface de contact [] 53.
Nous voyons que selon Merleau-Ponty, le sujet est lintrieur du monde et le monde
lintrieur du sujet. Le monde est dans lil et lil dans le monde. Je me sens regard par
les choses [] de sorte que voyant et visible se rciproquent et quon ne sait plus qui voit et
qui est vu 54. On peut parler aussi des figures comme l"empitement". Lobjet est dans le
sujet qui est lui-mme dans lobjet, subjectiv. Il y a un double mouvement qui manifeste
lobjectivation et la subjectivation, un processus dun mouvement du dehors vers le dedans et
inversement. Ainsi on peut parler de limmdiatet entre sujet et objet. Et le sujet fait une
exprience du monde strictement lie celle du corps :
Lexprience du monde tel quil nous apparat en tant que nous sommes au monde par notre corps, en tant que nous percevons le monde avec notre corps. Mais en reprenant ainsi contact avec le corps et avec le monde, cest aussi nous-mmes que nous allons retrouver, puisque, si lon peroit avec notre corps, le corps est un moi naturel et comme le sujet de la perception 55.
Le corps devient donc le sujet percevant le monde. Et la vision sera compatible avec
lexistence dun "sujet percevant".
52 MERLEAU-PONTY, M. (1945), pp. 384-85.53 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), p. 324.54 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), p. 183.55 MERLEAU-PONTY, M. (1945), p. 239.
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On constate que la perception phnomnologique de Merleau-Ponty va nous guider
dans cette dimension, clairer le processus de notre analyse de la vision. Lexprience de la
perception est une exprience concrte qui rejoint la connaissance certaine et le savoir
pratique portant sur le concret indique la prsence dun sujet pistmique. La position du sujet
pistmique est ainsi constitue par lexprience, en consquence, le savoir pratique procde
du pouvoir de lesprit. Ce qui est intressant encore, cest quil y a un lien troit entre la
phnomnologie de Merleau-Ponty et la rflexion valryenne. Toutes deux sont en qute du
rapport dimmdiatet au monde.
Valry se fonde de faon empirique sur ses observations et des expriences
personnelles. Il existe deux sources dexpriences chez Valry selon la remarque de Patricia
Signorile : Dune part, ce que nous voyons de nous-mmes, ce que nous sentons dattach
nous et dautre part, "ce que nous ne voyons pas et ne verrons jamais" (1923, IX, 543) 56.
Cette dfinition valryenne va de pair avec le problme du visible et linvisible dans la
perception phnomnologique. De plus, selon Valry, le corps soutient lesprit parce que la
conscience est soutenue par le corps (C. XI, p. 572 [C. 1, p. 1134]). Il note : le corps
devient linstrument direct de lesprit et, cependant, lauteur de toutes ses ides 57. Pour lui :
Lesprit est la merci du corps []. Le corps touche et fait tout ; commence et achve tout. De lui manent nos vraies lumires, et mme les seules, qui sont nos besoins et nos apptits, par lesquels nous avons une sorte de perception " distance" et superficielle de ltat de notre intime structure. " distance" et "superficielle" ne sont-ce pas l les caractres de la sensation visuelle ? 58.
En fait, le corps est au plus prs du cogito, comme Valry et Merleau-Ponty lont
constat. Mais Valry, au lieu de chercher et dexpliquer le cogito partir de la perception
existentielle, essaie de le voir par le je puis dune manire plus dynamique ou plus
pragmatique que par le je suis . En effet, le prdicat /tre/ est pos manifestement dans le
statique tandis que celui de /pouvoir/ possde un certain dynamisme projetant vers le futur. De
ce point de vue, le je suis est assur dans le prsent (ltat). Au contraire, le je puis
laisse toujours louverture une certaine possibilit, disons : Je puis faire quelque chose .
Il est vident que chez Valry, le sujet "Je" du je puis prend une place plus importante que
celui du Je de je suis .
Nous avons constat que le corps se trouve au centre de cette phnomnologie de la
perception qui dcrit le monde. Le corps est "le pivot du monde". Selon Jacques Fontanille,
56 SIGNORILE, Patricia (1993), Paul Valry, philosophe de lart, p. 79.57 Cit par BERNE-JOFFROY, Andr (1944), Prsence de Valry, p. 139. 58 VALERY, P. (1957), Mlange, Petites tudes , p. 345.
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le corps phnomnologique est un tout indissociable, polysensoriel, o se superposent une
forme et une exprience, et qui se caractrise essentiellement par le mouvement 59. Cest un
mouvement vers le sens du "monde pour moi". Il est donc le lieu dmergence de
l"actantialit" (sujet/objet) et de l"intentionnalit". propos du corps, Merleau-Ponty crit
dans Phnomnologie de la perception :
Notre corps est cet trange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique gnrale du monde et par lequel, en consquence nous pouvons "frquenter" ce monde, le "comprendre", lui trouver une signification 60.
Pour Valry aussi, daprs ce que nous avons vu, nous pouvons rsumer ainsi : le
corps est le point de dpart essentiel, le point dappui incontournable de toute connaissance et
de tout sens possible, et peut tre considr partir de trois points de vue qui ne sont que les
trois degrs dune unique ralit matrielle 61.
Il y a dabord le corps comme masse charnelle , potentialit physique, objet de
notre perception immdiate parce quil est objet privilgi que nous trouvons chaque
instant , que nous appelons Mon corps et dont nous parlons des tiers comme dune
chose qui nous appartient , mais qui, paradoxalement peut se rvler fort mystrieusement
notre plus redoutable antagoniste 62. Ce corps est une prsence complexe mle de
puissance, assimilable un invariant.
Il y a ensuite un Second Corps , celui que nous voient les autres, et qui nous est
plus ou moins offert par le miroir et les portraits : cest le corps dont nous faisons
lexprience grce notre insertion dans le monde, dont nous ignorons cependant
l organisation intrieure 63, et qui peut agir sur le monde comme le monde peut agir sur
lui.
Enfin un Troisime Corps , qui na dunit que dans notre pense , celui que
lon connat pour lavoir divis et mis en pices , cest--dire le corps des savants qui
est fait de ce quils ignorent 64, dont la dfinition inclut lexistence de lesprit et la capacit
dabstraction. On doit bien comprendre ici que ce nest pas lEsprit qui a le pouvoir de se faire
corps, de devenir chair, mais au contraire cest le corps, dont lintime travail de
fonctionnement et la puissance cache sont la matire et lnergie de notre pense, qui produit
ce que nous appelons lEsprit et son pouvoir de connatre. 59 FONTANILLE, J. (2005), p. 124.60 Cit par FONTANILLE, J. (2005), Soma et Sma, p. 125.61 Cf. VALERY, P. (1957), Etudes philosophiques, Problme de trois corps , pp. 926-931.62 VALERY, P. (1957), Problme de trois corps , pp. 926-928.63 VALERY, P. (1957), Problme de trois corps , pp. 928-929.64 VALERY, P. (1957), Problme de trois corps , p. 929.
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voquant la possibilit dun Quatrime Corps 65 comme rsultat des multiples
relations ncessairement tisses entre les trois premiers, Valry note que lune de ses
fonctions est prcisment, en creux pourrait-on dire, de mettre en lumire lorigine de notre
possibilit de connatre : Jajoute que la connaissance par lEsprit est une production de ce
que ce Quatrime corps nest pas. Tout ce qui est, pour nous, masque ncessairement et
irrvocablement quelque chose qui soit 66.
LEsprit est bien cette ncessit qui est immdiatement inscrite dans lexprience
corporelle, envisage sous ses trois formes, et qui en mme temps lexprime par son
fonctionnement et ses actes. Cest pourquoi nous devons admettre que le corps est notre vrai
milieu [] ce milieu intrieur qui est constitu de notre sang et de nos humeurs, et dont la
transformation priodique en lui-mme, comme ses fluctuations de composition, sont les
dominantes de notre vie 67. Si lesprit et la pense ne sont srieux que par le corps, cest
bien parce que le corps est cet instrument de rfrence (Soma et CEM, C. IV, p. 139, [C. 1,
p. 1120]), parce quil est pouvoir dactes et condition dactes , bref parce quil est ce qui
rend possibles toutes les oprations mentales qui ne sont alors que lextriorit dune
intriorit sans cesse productrice. Dans Lide fixe , Valry propose que la profondeur de
lhomme, cest la peau : Ce quil y a de plus profond dans lhomme, cest la peau 68 qui
indique une direction de travail essentielle : pour comprendre les activits mentales, il faut
prendre la peine daller enquter sous luniforme peau , tant il est vrai que le corps sait
des choses que nous ignorons 69 : uniforme peau qui la fois dlimite le corps et masque
lintense activit de ses profondeurs.
On a essay de montrer les affinits intellectuelles entre Valry et Merleau-Ponty.
Maintenant nous voulons savoir si on peut trouver des ressemblances entre la rflexion
valryenne et celle des smioticiens sur la problmatique de la perception et celle du corps ?
2. La "perception" dans le domaine smiotique
65 VALERY, P. (1957), Problme de trois corps , p. 930. Il note : Je dis quil y a pour chacun de nous un Quatrime Corps, que je puis indiffremment appeler le Corps Rel, ou bien le Corps imaginaire. [], mon Quatrime Corps ne se distingue ni plus ni moins quun tourbillon ne se distingue du liquide en quoi il se forme []. Jappelle Quatrime Corps, me dis-je, linconnaissable objet dont la connaissance rsoudrait dun seul coup tous ses problmes, car ils limpliquent . (pp. 930-931)66 VALERY, P. (1957), Problme de trois corps , p. 930.67 VALERY, P. (1960), Mauvaises penses et autres, p. 810.68 VALERY, P. (1960), Dialogues, Lide fixe , p. 215.69 VALERY, P. (1960), Tel Quel, Suite , p. 775.
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Dun point de vue smiotique, selon Jacques Fontanille, la perception est dj un
langage, car elle est signifiante. Cest partir de nos perceptions qumergent des
significations. En dautres termes, la signification prend forme partir de la perception. Toute
signification rsulte de la relation de perception qui met en rapport un sujet sensible et un
objet sensible. Parce que nos perceptions du monde "extrieur", de ses formes physiques et
biologiques, procurent les signifiants ; partir de nos perceptions du monde "intrieur",
concepts, impressions et sentiments, se forment des signifis 70. Et cest le corps propre, le
sige des perceptions et des motions, le corps sentant qui fait lacte dnonciation. Le sujet
de la perception sefforce de dgager le sens du monde. Par leffet de la perception, les traits,
les figures et les objets du monde, cest--dire le "signifiant" se transforment en traits, figures
et objets du "signifi" de la langue. En effet, il faut considrer deux mondes. Le monde
"extroceptif" qui fournit les lments du plan de lexpression pour la langue et le monde
"introceptif" qui lui fournit ceux du contenu. Le corps propre est le mdiateur entre les deux
plans du langage, et la proprioception est considre comme le terme complexe de la
catgorie introception / extroception .
Dans Smiotique des passions, Greimas et Fontanille crivent que [c]est par la
mdiation du corps percevant que le monde se transforme en sens et que les figures
extroceptives sintriorisent , devenant introceptives71 ; cela aprs avoir montr qu entre
linstance pistmologique, niveau profond de la thorisation, et linstance du discours,
lnonciation est un lieu de mdiation [ linstar, donc, du corps percevant], o sopre [] la
convocation des universaux smiotiques [horizon ab quo du parcours gnratif ancr dans
ltre] utiliss en discours [horizon ad quem de la gense sociohistorique des
significations] 72. En dautres termes, le sujet percevant parat tout entier rsider dans la
rceptivit dun monde distinct de lui et dont il ne saurait gouverner, ni mme tout fait
prvoir, les effets qui laffectent. Dans une nonciation un sens est produit, dans une
perception nous recevons des percepts venus de causes naturelles dont nous ignorons le plus
souvent les raisons 73.
Ainsi, quand les smioticiens affirment que les lments figuratifs du discours
reviennent un contenu qui a son correspondant au niveau de la smiotique du monde naturel,
on tablit un lien dinterdpendance entre la langue et la perception du monde. Cette
interdpendance a t principalement examine en rfrence la philosophie de Husserl et de 70 FONTANILLE, J. (1998), p. 29.71 GREIMAS, A. J., FONTANILLE, J. (1991), p. 12.72 GREIMAS, A. J., FONTANILLE, J. (1991), p. 11.73 BORDRON, Jean-Franois (2002), Perception et nonciation dans lexprience gustative. Lexemple de la dgustation dun vin , p. 640.
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Merleau-Ponty. Et les notions dextroceptivit, dintroceptivit et de proprioceptivit ont
servi poser une continuit dans la relation "sujet-monde". Une continuit dont le corps
assure la mdiation. La figurativit est donc impossible sans corps "percevant", cest--dire le
monde naturel est toujours constitu, par la prsence dun sujet qui lhabite, en un ensemble
dlments naturels smiotiquement organiss. Ds lors quil y a un sujet, le monde est
ncessairement constitu en smiotique du monde naturel. Par consquent, dun ct nous
avons le processus signifiant qui relverait de la langue et de lautre, la perception, qui serait
une raction sensitive aux objets du monde. Aristote a dj dit : res recipitur ad modum
recipientis : la chose est reue selon le mode de celui qui la reoit .
Un autre smioticien qui interroge les rapports entre sens et perception, cest Jean-
Franois Bordron. Il dfinit pour cela la perception sur la base de deux logiques, dite du
"programme" et du "diagramme". La premire aboutit une constitution smiotique de la
sensation qui autonomise le sensible sur le mode esthtique. La seconde identifie les donnes
sensibles des proprits phnomnales attribues aux objets.
Selon J.-F. Bordron, il existe deux liens vidents entre nonciation et perception. Le
premier tient au fait quaucune nonciation, prise sous les trois conditions [la ralisation
vocale, le mcanisme de production et le cadre formel], ne pourrait seffectuer sans quune
perception, dune faon ou dune autre, la contrle 74. Cest--dire quun nonc affecte
certainement son nonciateur, soit en nonant, soit par le fait davoir nonc. Le second lien
est symtrique par rapport au premier. On ne peut percevoir sans rpondre la perception.
Une perception sans rponse quivaut leffet mcanique dun corps sur un autre, effet dont il
ny a aucune raison de dire quil est peru. [] De mme que dans une nonciation la langue
doit prendre sens, de mme dans une perception, et selon les modalits quil ny a aucune
raison de ne pas comparer, la chaire percevante doit elle aussi prendre sens 75. Cela montre
bien le rapport entre un corps percevant, un corps peru et le plan de lexpression.
Toujours selon Bordron, une perception est dabord un simple effet produit mme
un corps. Elle nest pas encore subjective, du moins en un sens rigoureux du terme 76. Il
appelle cet tat "ant-subjectif". Il existe aussi un tat "ant-objectif", cest--dire un tat qui
est antrieur la constitution dune donne perceptive en objet 77. Ainsi nous pouvons
dcrire une smiose perceptive. Si lon comprend que lacte perceptif est un acte nonciatif, la
perception peut tre comprise comme un acte smiotique, comme une smiose.
74 BORDRON, J.-F. (2002), p. 640.75 BORDRON, J.- F. (2002), p. 640.76 BORDRON, J.- F. (2002), pp. 640-41.77 BORDRON, J.- F. (2000), p. 641.
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La premire articulation smiotique de la perception est la "prsence" qui est lune des
caractristiques les plus manifestes de la perception. Le thme de la prsence a sa place dans
la thorie de lnonciation. Le corps est certes linstrument de la perception, mais il est dune
autre nature que celle-ci. Le corps doit tre prsent. ce niveau, J. Fontanille considre le
"champ de prsence" comme le domaine spatio-temporel o sexerce la perception. Selon la
phnomnologie, la prsence est le premier mode dexistence de la signification 78, mais
Fontanille croit que la prsence smiotique est "relationnelle" et "tensive". Selon lui, dans la
fonction "perception", il y a un sujet et un objet au domaine spatio-temporel de lacte
perceptif. Dans ce domaine sexpriment l"tendue" des objets perus et l"intensit" des
perceptions. Il peut aussi tre trait comme "ouvert" ou comme "ferm". Dans le premier
cas, la perception est considre comme une vise, et, dans le second cas, comme une saisie.
La vise repose en somme sur lintensit de la tension quelle instaure entre ses deux
aboutissants, le sujet et lobjet, alors que la saisie procde par dlimitation dune tendue, et
cerne le domaine pour y circonscrire lobjet 79. Lactant sujet apparat alors comme
lmetteur dun certain degr dintensit, et lactant objet comme le rcepteur.
Nous savons que le monde naturel, celui du "sens commun", dans la mesure o il est
demble inform par la perception, constitue en lui-mme un univers signifiant, cest--dire
une smiotique 80. Ainsi le monde naturel peut comporter un plan de lexpression et un plan
du contenu. Dautre part le signe est linstrument qui sert catgoriser le monde. Dans la
smiotique comme dans la connaissance perceptive, le sens est le rsultat dun acte de
distinction . Et pour quil y ait smiotique, il faut quelque chose que lon ait mis en relation
un plan du contenu et un plan de lexpression afin de constituer un signe 81. Cest ainsi que la
smiotique montre le rle de la perception dans la construction du sens.
Le sens est donc produit par lhomme et cest le texte comme aboutissement de la
production progressive du sens 82. En effet notre rapport la production du sens joue comme
un rapport d"interaction" entre un monde amorphe et un modle structurant. Dans lacte de la
perception et dans le processus de la reconnaissance qui lui fait suite, interviennent des traits
qui ont un caractre rel et objectif. Le modle structurant de la vision donne sens aux objets
de la perception. Le rapport du sujet au monde est le rsultat dune exprience sensible, une
78 FONTANILLE, J., ZILBERBERG, Claude (1998), Tension et signification, p. 91.79 FONTANILLE, J., ZILBERBERG, Cl. (1998), p. 95.80 BERTRAND, D. (2000), p. 101.81 KLINKENBERG, Jean-Marie, EDELINE, Francis (Groupe ) (2004), Voir, percevoir, concevoir. Du sensoriel au catgoriel , p. 69. 82 GREIMAS, A. J., COURTES, Joseph (1979), Smiotique. Dictionnaire raisonn de la thorie du langage, p. 148.
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perception. Et comme R. Barbaras laffirme : la perception est en effet ce qui nous donne
accs quelque chose 83. Tout acte perceptif met en prsence un sujet et un objet. Il implique
donc une intentionnalit, cest--dire une tension qui sinscrit entre deux modes
dexistence : la virtualit et la ralisation 84. Le passage du mode virtuel au rel suppose la
notion du devenir comme changement dun tat un autre85. Cest la perception qui est
smiotisante et qui transforme le monde en monde d"objets".
Ainsi, lobjet de la smiotique perceptive, dit Ouellet, est de faire voir [les] modes de
donation comme modes de la sensibilit mise en discours. Les analyses et les rflexions qui
suivent ont pour but de mettre au jour cet difice enfoui de lnonciation littraire, qui sancre
dans le corps et lactivit des sens en mme temps quil trouve ses fondements dans le terreau
de lespace et du temps, dont lexprience relve dune aisthsis la fois subjectale,
phnomnale et historiale, o sprouve tensivement, motivement puis cognitivement, la
construction ou la dconstruction de lego-hic-et-nunc86.
Il est aussi signaler que sur le plan phnomnologique ainsi que sur le plan
smiotique, la connaissance est fonde sur le "peru" et la dimension du savoir entre en jeu
par nos sens surtout par la vision. Comme nous lavons dj remarqu, Paul Valry a dj
considr ce phnomne.
La chose perue dans les uvres de Valry, est tantt la langue, tantt le monde. Tous
les deux sont lobjet de la littrature valryenne. Le regard ou limagination vise quelque
chose quon peut appeler son contenu intentionnel, au sens phnomnologique de
lexpression. La littrature valryenne est connaissances croises avec des sensations et des
perceptions. Pour lui, le "moi" est considr la fois comme linstrument de la connaissance
et du corps. Le corps joue en lui son rle au lieu dtre tout simplement un symbole dans
lcriture dun systme car un corps qui se parle, forme un Je (C. VIII, p. 414). Valry
souligne limportance du corporel vcu87 qui relve dune ontologie de la subjectivit
corporelle : le corps des tres est le systme de rfrence de leurs actes et il est
univers (C. IX, p. 7) et le corps sait des choses que nous ignorons. Et nous en savons quil
ignore 88.
partir de cette dfinition que Valry donne au corps, on pourrait avancer dans notre
analyse : le corps est mesure des choses. Cest une dfinition (C. IX, 1923, p. 274, [C. 1,
83 BARBARAS, Renaud (1994), La perception, p. 3.84 FONTANILLE, J., ZILBERBERG, Cl. (1998), p. 21.85 Cf. GREIMAS, A. J., FONTANILLE, J. (1991), p. 34.86 OUELLET, Pierre (2000), Potique du regard, Littrature, perception, identit, p. 32.87 Cest en 1922.88 VALERY, Paul, Tel Quel, Vie et mort , Paris, Gallimard, 1943, p. 347.
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p. 1317]). Le corps est toujours pour Valry la vraie rfrence de toute parole, elle rappelle
lhomme ses limites. Notre connaissance, mon sentiment, a pour limite la conscience
que nous pouvons avoir de notre tre, et peut-tre, de notre corps (C. 1, p. 1233). Ce qui est
important encore, cest que grce des activits perceptives, notre corps est le sige des
mcanismes cognitifs.
Ainsi lide de P. Valry sapproche de celle des smioticiens. Selon Klinkenberg, la
smiotique et la cognition sont troitement lies, parce que la structure smiotique
lmentaire reflte exactement notre activit de perception 89. Et pour J. Fontanille, dans
lexprience de la signification, le corps propre est la seule entit commune au moi et au
monde ; et, dans la construction de la signification, lopration de la semiosis, le rabattement
de lextroception sur lintroception, grce la mdiation du corps propre, permet la mise en
relation dun plan de lexpression (dorigine extroceptive) et dun plan du contenu (dorigine
introceptive) 90.
Le sens peut ainsi prendre forme partir de la vision, lune des activits de la
perception. La structure de luvre de Valry repose aussi dans son ensemble sur ce
glissement de sens entre "vision", essence des choses, "langage" et "criture". Ainsi, ltude
de ce que Valry donne voir au regard des personnages, narrateurs, nonciateurs, lecteurs
implicites ou rels permet de traiter la manire dont il saperoit de quelque chose et se le
figure, en se reprsentant son propre tat de sujet percevant en mme temps que lobjet peru
comme corrlat de cet tat.
Nous avons essay de montrer les rapprochements entre la rflexion valryenne et
celle des smioticiens. Pour ces derniers, comme dailleurs pour les phnomnologues, ce qui
est important dans la perception, cest dabord la dcouverte du rle fondamental du corps
propre. Pour eux, le corps propre, ou bien le "Soi-corps", si on prend lexpression de J.
Fontanille, est fondamentalement ouverture au monde. Mais le Corps-propre, dans son
ouverture au monde, est aussi accueil de ce monde. Parce que le sentir merge de ce monde,
sans pour autant que le monde soit sentant comme lest la chair du "Soi". Maintenant il nous
faut savoir comment ils considrent le problme du monde naturel.
3. Le monde naturel selon la phnomnologie et la smiotique
89 KLINKENBERG, Jean-Marie (1996), Prcis de smiotique gnrale, p. 78.90 FONTANILLE, J. (2005), p. 21.
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Nous savons qu diffrentes occasions, Greimas a cit Maurice Merleau-Ponty
comme lun des inspirateurs de sa thorie smiotique. En effet la phnomnologie merleau-
pontienne a suggr la smiotique une mise en perspective fondamentalement processuelle
du sujet et de lobjet. Mais lun des points cls de la phnomnologie de Merleau-Ponty est
lambigut qui sy trouve maintenue entre le subjectif et lobjectif 91.
Selon Merleau-Ponty, le monde est "dj-l", dans sa densit, son vidence, son
monstrueux excdent , son irrductibilit notre imaginaire, et nos moindres sensations
sont dj perception, sens, rsultat dun projet du sujet92. Greimas a repris cette problmatique
dans De lImperfection o il note : limperfection apparat comme un tremplin qui nous
projette de linsignifiance vers le sens 93.
Pour la phnomnologie, le monde est toujours prsent avant toute rflexion. Cest une
prsence incessible. Il faut dcrire le monde mais il ne faut pas lanalyser. Et ainsi percevoir
nest pas "juger". Le sujet ne possde pas la loi de constitution du monde. Nous sentons une
"faiblesse cognitive" devant le monde et la perception nous permet un accs direct la vrit,
tandis que la philosophie nest pas le reflet dune vrit, mais elle essaie de sy approcher.
Nous citons un passage de louvrage Le visible et linvisible dans lequel M. Merleau-Ponty
revient sur la tche de la philosophie :
Ce sont les choses mmes, du fond de leur silence, qu [e la philosophie] veut conduire lexpression. Si le philosophe interroge et donc feint dignorer le monde et la vision du monde qui sont oprants et se font continuellement en lui, cest prcisment pour les faire parler, parce quil y croit et quil attend deux toute sa future science. Linterrogation ici nest pas un commencement de ngation, un peut-tre mis la place de ltre. Cest pour la philosophie la seule manire de saccorder notre vision de fait, de correspondre ce qui, en elle, nous donne penser, aux paradoxes dont elle est faite ; de sajuster ces nigmes figures, la chose et le monde, dont ltre et la vrit massifs fourmillent de dtails incompossibles 94.
Il semble que dans cette citation de Merleau-Ponty, lopposition soit entre lactif et le
passif. La dynamique sujet-objet appartient essentiellement une logique de la rvlation.
Cest--dire quen philosophie, on attend une rvlation de quelque chose qui ne concide ni
avec le sujet ni avec lobjet. Cest les choses mmes .
Merleau-Ponty impose un principe de la ralit dans Phnomnologie de la
perception. Le monde naturel est l, il est prsent mais parfois avec des mystres et des
opacits. Merleau-Ponty croit quune fois dtach de notre milieu affectif, le corps reste
91 POZZATO, Maria Pia (1997), Larc phnomnologique et la flche smiotique , p. 61. 92 Cf. POZZATO, M. P. (1997), p. 61.93 GREIMAS, A. J. (1987), De limperfection, p. 99. 94 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), pp. 18-19.
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capable dvoquer une pseudo-prsence travers lhallucination , et ainsi, on se place en
marge du monde. Il affirme :
Le peru est et demeure, en dpit de toute ducation critique, en de du doute et de la dmonstration. Le soleil se lve pour le savant comme pour lignorant et nos reprsentations scientifiques du systme solaire restent des on-dit []. Le lever du soleil et en gnral le peru est "rel", nous le mettons demble au compte du monde []. Le peru pris en entier, avec lhorizon mondial qui annonce la fois sa disjonction possible et son remplacement ventuel par une autre perception, ne nous trompe absolument pas. Il ne saurait y avoir erreur l o il ny a pas encore vrit, mais ralit, ncessit, mais facticit 95.
On voit quil diffrencie nettement lhallucination de la perception. Par la suite, dans
ce mme ouvrage, il essaie de vrifier les termes "sensation" et "perception". Il dfinit la
sensation comme la perception "la plus simple"96. La sensation est une chose trs spciale,
cest une sorte de "perception fusionnelle" du sujet avec lobjet, elle est entre limaginaire et
le rel. Il compare les choses des "forces douces", qui ont besoin de circonstances
favorables pour merger :
La chose, le caillou, le coquillage, disi