semiotique de passions (tese)

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Université Paris 8 - Vincennes - Saint-Denis Département de Littérature française - URF 4 École doctorale : Pratiques et théories du sens THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS 8 en littérature française présentée et soutenue publiquement par  Marzieh ATHARI NIKAZM le 21 décembre 2006 Vision, Passion, Point de vue : un modèle sémiotique chez Paul Valéry Sous la direction de Monsieur le Professeur   Denis BERTRAND JURY  Denis BERTRAND, Professeur à l’Université Paris 8, Directeur  Jacques FONTANILLE  , Professeur à l’Université de Limoges, Rapporteur  Pierre-Yves RACCAH  , Chargé de recherche HDR, CNRS, Rapporteur  Jean-Michel REY  , Professeur à l’Université Paris 8 Claude ZILBERBERG  , Docteur-ès-Lettres

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  • Universit Paris 8 - Vincennes - Saint-Denis Dpartement de Littrature franaise - URF 4cole doctorale : Pratiques et thories du sens

    THSEpour obtenir le grade de

    DOCTEUR DE LUNIVERSIT PARIS 8en littrature franaise

    prsente et soutenue publiquement par

    Marzieh ATHARI NIKAZMle 21 dcembre 2006

    Vision, Passion, Point de vue :

    un modle smiotique chez Paul Valry

    Sous la direction de

    Monsieur le Professeur Denis BERTRAND

    JURY

    Denis BERTRAND, Professeur lUniversit Paris 8, Directeur

    Jacques FONTANILLE, Professeur lUniversit de Limoges, Rapporteur

    Pierre-Yves RACCAH, Charg de recherche HDR, CNRS, Rapporteur

    Jean-Michel REY, Professeur lUniversit Paris 8

    Claude ZILBERBERG, Docteur-s-Lettres

  • mes parents

    2

  • Remerciement

    En premier lieu, je tiens remercier mon directeur de thse, Monsieur le Professeur

    Denis BERTRAND pour laide prcieuse et le soutien exigeant quil ma apport durant ces

    quatre annes au cours desquelles, il ma fait lhonneur de diriger ce travail de recherche.

    Sans son intervention et lattestation pralable quil a bien voulu rdiger pour me permettre

    de venir tudier en France, jamais je naurais eu la chance de venir enrichir mes

    connaissances et mon exprience ici. Je conserve comme un trsor le souvenir de son savoir, de

    sa comptence et de la subtilit des remarques quil ma faite, ainsi que du patient travail de

    relecture et de correction quil a effectu pour moi. Je lui en suis infiniment reconnaissante.

    En second lieu, que Monsieur le Professeur Pierre-Yves RACCAH, trouve ici toute

    lexpression de ma gratitude pour le chemin scientifique quil a su me montrer, la qualit de

    lcoute quil a bien voulu maccorder et ce courage de poursuivre la recherche quil sait si

    bien transmettre. Je le remercie sincrement pour laide gnreuse quil ma accorde tout au

    long de mes tudes en France. Ses lumires et ses prcieux conseils restent pour toujours mes

    meilleurs souvenirs.

    Jexprime galement ma gratitude aux professeurs Jacques FONTANILLE, Jean-

    Michel REY et Claude ZILBERBERG qui mont fait lhonneur de participer au jury.

    Je remercie tout particulirement tous les membres de ma famille, qui ont eu la

    patience de me soutenir au fil de toutes ces annes. Sans eux, ce travail naurait pu voir le

    jour.

    Enfin je noublie pas de remercier tous mes amis iraniens, franais et trangers dont le

    soutien moral et lencouragement mont t prcieux pendant mon sjour Paris. Grce

    eux, je me suis sentie moins seule dans les moments difficiles.

    3

  • Sommaire

    Introduction 8

    Premire partie : De la perception la figure de Narcisse 15

    I. Positions thoriques : Valry entre phnomnologie et smiotique 16

    1. La "perception" et le corps sensible en phnomnologie (Merleau-Ponty/Valry) 18

    2. La "perception" dans le domaine smiotique 29

    3. Le monde naturel selon la phnomnologie et la smiotique 34

    II. Epistmologie et mthodologie de la vision chez Valry 43

    1. Une tude thorique de la vision 43

    2. Lunivers "sociolectal" de la vision 50

    - Voir 51

    - Regarder 53

    - Observer 55

    3. Lunivers "idiolectal" de la vision de Valry 57

    - La vision absorbante de Teste 57

    - Une phnomnologie du rve 60

    - La contemplation 63

    - Une double vision (sujet/monde) 72

    III. Regard phnomnal et lments naturels 77

    1. Le regard-contact avec le monde 82

    - Le feu 83

    - Le feu et la terre 88

    - Leau et le feu 90

    2. Le regard-distant sur le monde et sur soi 95

    3. Le regard sidral : la saisie imaginative du monde 101

    4

  • Deuxime partie : Narcisse, vision et rflexivit 110

    I. Le Narcisse de Valry et la qute narcissenne 111

    1. Resensibilisation du mythe de Narcisse au XX me sicle 113

    - Une praxis nonciative 113

    - Lmergence de Narcisse chez Valry 119

    2. Vers une tude smiotique du Narcisse 123

    - Une approximation smantique des mots : "Narcisse" et "narcissisme" 123

    - La squence discursive du narcissisme 125

    - Le schma de la qute chez Valry 128

    3. Une double qute 134

    - Narcissique ou narcissenne ? 134

    - La problmatique du Corps 137

    II. Analyse des instances nonantes 145

    1. Jeu de lembrayage et du dbrayage personnels 145

    2. "Moi" et pluralit du "moi" 161

    3. Identit et ipsit chez Valry 174

    III. De la rflexivit la rcursivit 185

    1. La rflexivit et le soi rflexif 185

    2. La fonction du miroir dans le monde valryen 192

    - Lespace cognitif du miroir 193

    - La fonction rflexive du miroir 197

    - Le miroir de la conscience 200

    3. Lumire, vision, connaissance 209

    - La lumire et la vision 211

    - La lumire et la passion 219

    - La lumire et la connaissance de soi 224

    Troisime partie : De la vision la cognition et au point de vue 228

    5

  • I. Trois dimensions de lnonciation chez Valry 229

    1. La dimension pragmatique 234

    2. La dimension passionnelle ou thymique 238

    3. La dimension cognitive 242

    II. Valry et la problmatique du point de vue : positions thoriques 249

    1. La notion de point de vue 249

    2. Le rayonnement de la thorie du point de vue de Paul Valry 252

    3. Deux thories nouvelles du point de vue 268

    - La notion dobservateur et la thorie du point de vue de Jacques Fontanille 270

    - La Smantique des Points de Vue et la thorie des topoi chez

    Pierre-Yves Raccah 274

    III. Une thorie de la connaissance chez Valry 284

    1. LHomme et la coquille : linteraction observateur / informateur (un ralisme

    objectif) 285

    2. La description du mot "Narcisse" par le modle topique 299

    3. Vers une thorie de la connaissance 309

    Conclusion 315

    Bibliographie 322

    6

  • 1

    [Gohare khod ra hoveyda kon, kamal in ast va bas Khish ra dar khish peyda kon, kamal in ast va bas

    Sange del ra sormeh kon dar asiaye ranj va dard Dideh ra zin sormeh bina kon, kamal in ast va bas]

    Rvle ton essence prcieuse, voil la perfection2 et cela suffira

    Trouve ton MOI dans ton Moi, voil la perfection et cela suffira

    Broie la pierre de ton cur sous la meule de la souffrance3

    Et rends ton il pur et clairvoyant par le khl4 ainsi obtenu,

    [voil la perfection et cela suffira.

    1 ) ( KHORASANI, Haj Mirza Habib (19me sicle), pote et mystique persan lpoque de Ghajar.

    2 Cest pour arriver un suprme degr de connaissance. 3 Quand on broie la pierre, on obtient une poudre. Le pote suggre quon met cette poudre quil appellera le Khl, sous les yeux pour mieux voir. (En persan, nous avons le verbe "faire du khl" : ) ), mais pour la traduction, on tait oblige demployer le verbe : broyer)4 "Sormeh" mais en persan, on dit aussi "kohl" (), cest un fard noirtre de la carbonisation de substances grasses, utilis pour le maquillage des yeux (mais lorigine utilis plutt pour viter les infections des yeux et pour amliorer la vision). En effet, le pote joue ici avec la signification du mot pour suggrer un sens plus profond au lecteur. Ce nest pas seulement la vision dans le sens perception visuelle mais aussi une vision cognitive (la connaissance).

    7

  • Je me connais en tant que jarrive mtonner moi-mme, me trouver inconnu, me percevoir cest--dire me diviser de moi.

    Paul Valry5.

    5 (1960), Tel quel, Analecta , p. 733.

    8

  • Sigles et abrviations

    AS Air de Smiramis 6

    AV Album des vers anciens

    C. I, II. Cahiers (en 29 volumes) (1958-60), en fac-similC. 1, 2 Cahiers (1973-74), GallimardC. Int. I, II Cahiers (en 9 volumes) (1988-2003), dition intgrale de Gallimard

    CM Le Cimetire marin

    CN Cantate du

    Narcisse

    f. Feuillets de Valry

    FN Fragments du Narcisse

    JP La Jeune Parque

    HC LHomme et la coquille 7

    Mms Manuscrits de Valry

    MT Monsieur Teste8

    NP Narcisse parle

    PS Profusion du soir, pome abandonn

    6 Les pomes sont tous dans uvres I (1957).7 uvres I (1957).8 uvres II (1960).

    9

  • Introduction

    10

  • Nous connaissons tous la mfiance de Valry lgard de toute critique, de toute

    exgse littraire : Je suis accoutum tre lucid, dissqu, appauvri, exalt et abm

    jusqu ne plus savoir moi-mme quel je suis ou de qui lon parle 9. Comment ne pas tre

    alors quelque peu anxieuse dajouter encore un essai aux trs nombreuses tudes consacres

    au philosophe, pote, linguiste, critique. Comment ne pas avoir lirrsistible impression de le

    trahir ? Autant de questions, autant de problmes qui ne peuvent manquer de nous proccuper

    surtout si lon tente comme nous avons choisi de le faire, de soumettre luvre de Valry

    une analyse phnomnologique et smiotique. En effet, nous voulons savoir comment, partir

    des acquis de la thorie smiotique, on peut reconstituer le sens de la vie du sujet valryen, ou

    pour mieux dire, nous nous sommes efforce de dcouvrir et de mettre en relief le processus

    du sens chez lui.

    Il importe de souligner tout dabord quil sagit dune tude densemble. Il ne saurait

    donc tre question ici de rsoudre tous les problmes de dtail que peut soulever lexamen des

    uvres particulires mais seulement de se prparer faire une analyse de type smiotique.

    Nous savons que les sources de la pense valryenne proviennent dune rflexion

    profonde sur le fonctionnement du corps et de lesprit et des qualits spcifiques du "Moi" en

    tant que principe de toute activit cratrice, de toute dcouverte scientifique, de toute

    rflexion philosophique. Cette vision dune unit fondamentale saccompagne chez Valry

    dune rflexion constante sur larbitraire, sur laccidentel, dans le domaine du langage, de

    ltre social, de lidologie autant que dans le domaine des thories et systmes scientifiques.

    Mais, ce qui est important, cest que la production du sens, au cur de pense valryenne, est

    dans le domaine de la vision. Cest ainsi que notre analyse soriente vers le processus du sens

    et sattache au rle de la vision dans ce processus. La vision est dordre pragmatique et elle

    contribue au processus du sens. Cette vision, en tant quaction majeure, passe par un parcours

    passionnel. Pour cela, le discours valryen nous donne des lments spcifiques.

    9 VALERY, P. (1957), Mmoires du pote, p. 1489.

    11

  • Lomniprsence du miroir et le personnage de Narcisse sont des signes trs importants. Nous

    allons voir que le souci de Valry devient se regarder : se regarder vivre, voir, penser et

    sentir, rver, tre vacant 10, ce qui renseigne sur les grands axes ou les recoins les plus secrets

    de sa mditation profonde. Il pense que lme fait plus que voir et il essaie dadhrer de toutes

    ses forces la sensation, lunisson de ce qui lmeut. Cela ne se peut que par lamour et par

    la passion. Il faut "aimer" pour que lacte de la vision sapprofondisse ce point, pour que

    lobjet acquire une "prsence" assez envahissante, et que lme "existe", par un accident

    merveilleux. Il le faut, mais il suffit peut-tre dun regard.

    Contrairement Sartre qui affirme : dans la rflexion, je ne parviens pas me saisir

    comme objet, mais seulement comme quasi-objet, cest que je suis lobjet que je veux saisir

    []. Je ne puis chapper mon ipsit ni prendre de point de vue sur moi-mme. Ainsi, je

    narrive pas me raliser comme tre 11, Valry essaie de prendre un point de vue sur lui-

    mme et de se raliser comme un tre.

    Pour cela, Valry norienta pas ses recherches dans une seule direction. Il se laissait

    aller toute tude qui lui semblait pouvoir aiguiser sa puissance dobservation, cest--dire

    toute tude posant nettement la question de la comprhension. Et son uvre dveloppe

    lhistoire dune intentionnalit, dans la mesure o elle constitue le mouvement dun sujet la

    recherche de soi-mme. Le sens de la vie est surtout leffet de la rencontre quotidienne du

    sujet avec le monde sensible par lintermdiaire du regard. Lintentionnalit, quant elle, se

    fonde sur le principe du mouvement tensif qui porte un sujet vers lobjet (soi-mme) quil

    vise. La remarque XIX des Analecta marque parfaitement sa position : Mon objet principal

    a t de me figurer aussi simplement, aussi nettement que possible, mon propre

    fonctionnement densemble : je suis monde, corps, penses 12. Il sintresse lanalyse dun

    esprit qui est enferm dans un certain moi et le "Moi" de Valry lui-mme enferme la totalit

    accessible sa pense particulire. Cest dans les Cahiers quil parle de son "moi" et de la

    pluralit du "moi", les Cahiers aiment aussi jouer avec une pluralit de visions du monde et

    de lhomme.

    Pour ce qui nous concerne, lanalyse smiotique de la vision, soucieuse de dcrire le

    sujet et dtablir des corrlations entre les formes de lexpression et du contenu, peut aborder

    directement le sujet, cest--dire cette instance observatrice qui prsuppose la description des

    objets visuels. Nous essaierons de montrer que Valry, en tant quobservateur, est tmoin de

    10 BELLEMIN-NOL, Jean (textes prsents par) (1971), Les critiques de notre temps et Valry, p. 10. 11 (SARTRE Jean-Paul, LEtre et le Nant, p. 361), cit par RAYMOND, Marcel, in : BELLEMIN-NOL (1971), p. 18. 12 VALERY, P. (1960), Tel Quel, Analecta , p. 712.

    12

  • linvestissement de lobjet (qui est lui-mme) et sinterroge comme un smioticien (selon

    Greimas le smioticien se transforme en crivain et lcrivain devient smioticien 13) sur

    linstance nonciative : Qui pleure l ? (La Jeune Parque).

    En effet, Valry tout au long de sa vie, labore une comptence cognitive, une capacit

    observer, comprendre et voquer. Il est un observateur analyste qui sait ce quil fait,

    selon le mot de Nietzsche "les crivains et les artistes grecs nont jamais su ce quils

    faisaient", [mais] Valry nest pas de ceux qui ne savent ce quils font 14 : il fixe son objet

    qui est lui-mme. Son parcours pourrait apparatre diversement aspectualisable multipliant les

    points de vue, et orient par une vise focalisable, intensive avec une modalisation variable en

    fonction dune qute tantt plus analytique, tantt plus impressive. La connaissance joue sans

    doute un rle important dans cette relation entre lobservateur et lobjet observ qui est lui-

    mme. Elle pourrait sinterprter comme un facteur de visibilit et qui est montr

    symboliquement par la lumire dans ses pomes15. Ainsi travers la lecture de Valry, on

    arrive une "smiotique valryenne" qui, comme toutes les smiotiques, repose implicitement

    ou explicitement sur un modle perceptif et sur une thorie de la connaissance. En effet,

    luvre de Valry dveloppe une syntaxe de la vision dans la mesure o des effets de sens

    circulent lintrieur du champ de prsence du sujet. Lessence, selon Valry, est dans la

    profondeur du "Moi". Dans ce processus, tout se passe comme si Valry utilisait la fois un

    matriau phnomnologique, smiotique et littraire (la posie surtout), dans un mme

    mouvement vers le sens. Cest la qute du sens . Dans le langage smiotique de base, une

    "qute" est le dplacement dans lespace dun sujet vers un objet de valeur. En ce qui

    concerne Valry, cette qute est la recherche de "soi" et elle est dans la vision de soi, plus

    prcisment, il sagit du parcours que Valry effectue pour se connatre lui-mme, et nous

    nous permettons de lappeler une qute narcissenne 16. savoir, de la vision globale du

    monde naturel qui est marqu par un dbrayage nonciatif, il arrive une embrayage

    nonciatif et personnel qui est voqu par limage de Narcisse dans son uvre. Cest le point

    culminant de la capture sentimentale de la vision et cest ainsi quil entre dans une phase

    passionnelle mais cette passion est en rapport avec une cognition, qui est aussi la

    connaissance de soi.

    Ainsi au cours de ce long travail dlaboration dune "grille danalyse" smiotique et

    smantique, nous allons montrer en trois parties le parcours de Valry qui est la fois sujet de 13 GREIMAS, Algirdas Julien (1970), Du sens, p. 15.14 CHOPIN, Jean-Pierre (1992), Valry, lespoir dans la crise, p. 37. 15 Selon les critiques de Paul Valry. 16 Le terme narcissen est employ par ELDER, David (1980), dans son article : Paul Valry et Narcisse en fragments , pp. 133-146.

    13

  • la parole (la langue) et sujet de la perception (vision). Ce parcours est celui dun observateur,

    qui montre une histoire axiologise en fonction du savoir, du vcu et de ltat pathmique

    variable de lobservateur. Lobservateur aborde son objet "soi" de faon pathmique et

    cognitive, en tant quanalyste. Dans ce processus, ce qui retiendra notre attention, cest

    lactualisation du sens, le sens est en train de se construire, lacte de lnonciation. Cet acte

    perceptif et visuel apparat comme un processus dynamique, en devenir. Dans ce travail de

    recherche, nous essaierons de capter les conditions phnomnologiques et modales

    ncessaires pour montrer comment la "vision" du monde, des tres, du soi merge chez

    Valry. Dans son discours, nous sommes tmoins dune activit perceptive et nonciative

    dans laquelle les phnomnes discursifs relvent dune tensivit, dont linstance est le sujet de

    la vision. Lcrivain se fait lui-mme une conception particulire de la vision et les diverses

    instances de la production du sens sont disposes hirarchiquement dans son uvre.

    Dans la premire partie, nous allons montrer la position thorique de Valry entre la

    phnomnologie et la smiotique, son univers idiolectal de la vision en tant quelle est une

    nonciation et nous allons examiner comment il prend sa distance avec le monde. Pour cela,

    nous nous sommes appuye sur quelques pomes de lAlbum des vers anciens, plus

    spcialement Profusion du soir, pome abandonn et Un feu distinct , mais aussi

    Air de Smiramis , Anne , Au bois dormant , Baigne , Csar , t ,

    pisode , Ferie , Les vaines danseuses , Valvins ; un pome des Charmes Le

    Cimetire marin et enfin La Jeune Parque. La vision, en tant quaction devient un

    changement. Cest un changement travers le regard ; du regard vers le monde, il arrive au

    regard vers soi-mme (regard narcissique) comme objet de sa qute, et ainsi apparat la figure

    de Narcisse dans son uvre. Il montre bien que le changement nest saisissable quin

    praesentia 17, en prsence de soi-mme. Il est lui-mme conscient de ce changement :

    Je suis devenu luvre de la transformation essentielle qui sest faite en moi lan 92 et suivants, quand jai vu (et converti ) la substance "nerveuse" de tout pressenti et tent de dfinir tout en faits de sensibilit, rflexes, proprits fonctionnelles, dures et substitutions de divers genres. (C. XXVII, p. 64)

    "Narcisse" et la vision rflexive deviennent lobjet dtude de notre deuxime partie.

    Et notre corpus sera centre sur les pomes concernant "Narcisse", Narcisse parle de

    lAlbum des vers anciens, Fragments du Narcisse des Charmes et Cantate du Narcisse. En

    effet, nous avons considr la figure de "Narcisse" comme emblmatique et central dans la

    qute valryenne. Car linstance nonciative suprme est le "Moi" et tout se passe travers ce

    17 FONTANILLE, Jacques (1998), Smiotique du discours, p. 234.

    14

  • Moi, cest option philosophique bien spcifique de la subjectivit. Et on ressent bien des

    affects qui surviennent en prsence de lactant nonciateur. Mais la recherche de soi est bien

    voque dans les Cahiers dont les textes orientent dans notre recherche et que nous allons

    cits beaucoup. En fait nous y avons affaire la tension entre les instances nonantes, qui

    sont en conflit. Cest--dire que les modes dexistence et les tensions existentielles adviennent

    dans le champ de linstance du discours qui est sous-tendu par le champ de prsence des

    instances sensible et perceptive, en relation avec dautres instances. Cest la dimension

    affective de lnonciation.

    Il faut ajouter encore que lapparition de la figure de Narcisse ne signifie pas

    seulement quil saime, mais elle connote quil veut se connatre. Et nous avons aussi

    lapparition de lautre, autrui qui devient le plus important instrument de [sa]

    connaissance (C. III, p. 556).

    Ainsi il passe de la vision (de soi) la cognition et la connaissance (de soi). Cest la

    situation finale. Mais la dcouverte de soi est chaque instant passible de recommencement,

    parce que lactant sujet juge les moi et dtruit par le biais de la connaissance ce quil naime

    pas : Le point do il faut partir cest la connaissance ou plutt un certain degr de

    connaissance []. Le chercheur ne part pas de zro. Quest-ce quil a, et quest-ce quil

    veut ? (C. III, p. 652). En effet, il veut partir de lexprience, qui est une donne initiale. La

    connaissance aussi est un changement pour lui. Elle est une variante continuelle (C. II, p.

    551). Pour lui, tout se ramne la dure et au changement.

    Enfin, cette cognition lui donne un point de vue sur le monde et sur lui-mme. La

    construction du point de vue devient lune des spcificits de son acte nonciatif qui varie

    dans son ensemble sur le mode graduel et tensif. Dans son analyse de la connaissance et de la

    cognition, Valry met laccent sur limportance du point de vue, de la perspective particulire

    selon laquelle lesprit peroit les choses. Lui-mme, avec ce point de vue, regarde de nouveau

    le monde. Par consquent, il veut dire que chaque fois quil prend position dans ce monde,

    chaque fois quil le soumet un point de vue, il rejoue lacte partir duquel toute

    signification prend forme. De la construction du point de vue, il arrive une nouvelle

    conception de la vision et ainsi de suite. Surgit alors le problme syntaxique de la rcursivit,

    compris comme une proprit, dans son parcours.

    Ainsi, on pourrait dire que chez Valry, qui est lun des crivains majeurs du XX me

    sicle ainsi que lattestent le nombre et limportance des critiques sur son uvre, nous

    dcouvrons une thorie immanente de la signification qui lui est propre. On pourrait mme

    employer lexpression que Jacques Fontanille a utilise propos de luvre de M. Proust,

    15

  • cest une sorte de "smiotique intgre"18 laquelle nous avons affaire dans luvre de Paul

    Valry.

    18 Dans ses Cahiers, Valry envisage aussi une thorie smiotique. Cette thorie smiotique est appele soit thorie du signe (C. XVIII, p. 593), soit smotique (C. XXIII, p. 611), smeiologie (C. VIII, p. 891), smiologie (C. XXIV, p. 588) ou smeionomie (C. XXIII, p. 611). En effet, cette thorie fait partie des analyses de ce quil nomme le Systme C. E. M. (Corps-Esprit-Monde) quelle embrasse signes artificiels et naturels, verbaux et non-verbaux, quelle est conceptualise dans une optique thorique qui dpasse le point de vue linguistique qui est fond sur la dichotomie saussurienne du signifiant et du signifi, et quelle est surtout conue comme une smiotique de la communication, plus proche pour lessentiel des modles smiotiques de Peirce et dEco que celui de Saussure qui est, comme on le sait, celui qui a largement inspir la smiologie de Roland Barthes. (Voir BLHER Karl-Alfred (1993), p. 95).

    16

  • Premire partie

    De la perception la figure du Narcisse

    17

  • I. Positions thoriques :Valry entre phnomnologie et smiotique

    Lun des apports importants de Valry pourrait tre dinviter particulirement refaire

    des mthodes, en forger une nouvelle si possible, plus prcise et plus rigoureuse. Mais

    quand on lit Valry, on saperoit quil applique et dfinit dans un certain nombre de ses

    essais une mthode trs personnelle. Et on remarque que la mthode critique de Valry nest

    pas indpendante du reste de son uvre. Il est loisible chacun dexaminer la pense

    valryenne par rapport lune ou lautre des traditions philosophiques, remontant des auteurs

    contemporains jusqu Aristote et Platon. De notre ct, nous essayons de relever les affinits

    intellectuelles entre Valry et Merleau-Ponty, et les similitudes entre la rflexion valryenne

    et la mthode smiotique. Il est signaler que les tudes philosophiques perdent parfois de

    vue que le "Systme" valryen, loin de sorienter vers une solution de synthse, est en premier

    lieu une mthode de pense, une dmarche et non pas un difice qui se voudrait achev. Je

    ne fais pas de "Systme" Mon systme cest moi (C. XXVI, p. 438 [C. 1, p. 208]). Et

    Valry se rend compte que lessentiel du projet ne rside pas dans son aboutissement, mais

    dans litinraire suivi, cest le travail et les transformations intrieures occasionnes par le

    travail qui seront valoriser. Ce que lon pourrait appeler le parcours du "savoir-pouvoir-

    faire". Noublions pas que ce sont les Cahiers qui essaient dexprimer et dactualiser les

    transformations continuelles de ce systme "Moi". Et Valry note propos de lexpression

    mon Systme :

    En somme le problme gnral de "mon Systme" est un problme de connexion.Cest la "continuit" de ltre ou du moi sa reprsentation dans ses variations. (C. IX, p. 746 [C. 1, p. 813])

    De plus, le fait de donner une importance particulire la vision, apte tenir compte

    de la spcificit de la spculation valryenne, se fait sentir dans toute son uvre. Valry se

    situe un degr de vision, en tant quune nonciation suprieure et interroge la pluralit des

    visions du rel et des conceptions du temps (dun temps dailleurs toujours construit) ainsi

    que la tension entre des forces de structuration et de dstructuration, de mise en ordre et de

    18

  • dsordre 19. Ce sont les Cahiers qui jouent principalement avec cette pluralit de la vision du

    monde et de lhomme. Ainsi toute la problmatique de lcriture chez Valry tourne autour de

    la vision, et lcriture est lie intimement la recherche des penses.

    En ce qui concerne notre travail, avant dessayer de formuler une explication et une

    tude de la problmatique de la vision, il convient dtudier la perception, car notre

    connaissance du monde, particulirement notre connaissance pratique, est essentiellement

    base sur nos perceptions. Nous allons tenter de dfinir ce qui se caractrise par la perception.

    Les dictionnaires, par exemple le Petit Robert, dfinissent la perception comme fonction

    par laquelle lesprit se reprsente les objets, acte par lequel sexerce cette fonction . Dans le

    dictionnaire Lalande, la perception est dfinie comme l acte par lequel un individu, organisant immdiatement ses sensations prsentes, les interprtant et les compltant par des images et des souvenirs [& ], s'oppose un objet qu'il juge spontanment distinct de lui, rel et actuellement connu par lui 20. C. Bonnet dsigne la perception comme lensemble des mcanismes et des processus par lesquels lorganisme prend connaissance du monde et de son

    environnement sur la base des informations labores par ses sens 21.

    En effet percevoir une chose, c est d abord croire ou penser qu elle existe l endroit o l on aperoit. La perception peut alors se dfinir, comme la "connaissance" de quelque chose qui est prsent. Ainsi le thme de la perception renvoie celui de la connaissance o se pose

    le problme du rapport entre le sujet, lobjet ou la ralit. Mais comment le sens se dgage-t-il

    de la perception ?

    Il est vrai que la place de la perception dans une thorie du sens est trs vaste. En effet la

    perception fournit les bases dune gense du sens 22. Et dans cette perspective, nous allons

    considrer deux points de vue. Le point de vue de la philosophie, savoir la perception selon

    la phnomnologie, parce quil y a des rapports entre phnomnologie et sciences du langage,

    ce rapport est pris en considration par Algirdas Julien Greimas. Le point de vue de la

    smiotique parce que, selon Jacques Fontanille, la saisie sensible transforme le monde en

    monde signifiant. Dans la Smiotique des passions de Greimas et Fontanille, nous lisons :

    [.] les traits, les figures, les objets du monde naturel, dont ils constituent pour ainsi dire le

    "signifiant", se trouvent transforms, par leffet de la perception, en traits, figures et objets du

    "signifi" de la langue, un nouveau signifiant, de nature phontique, se substituant au

    premier 23. 19 VOGEL, Christina (1997), Les "Cahiers de Paul Valry", p. 23.20 LALANDE, Andr (1926), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 754.21 BONNET, Claude et al. (1989), Trait de psychologie cognitive 1, p. 3.22 HENAULT, Anne, BAYEART, Anne (sous la dir.) (2004), Ateliers de smiotique visuelle, p. 122.23 GREIMAS, A. J., FONTANILLE, J. (1991), Smiotique des passions, p. 12.

    19

  • 1. La "perception" et le corps sensible en phnomnologie (Merleau-Ponty/Valry)

    Comment la perception est conue du point de vue de la phnomnologie, qui est,

    selon la dfinition de J. H. Lambert (1764, Le nouvel organon), "doctrine de lapparence" ?

    Lusage le plus gnral retient dans [le terme "phnomnologie"] lide dune description

    du rel tel quil apparat la conscience 24.

    Il est vrai que la phnomnologie nest pas une esthtique, mais prsupposant

    limmdiatet entre le monde et le sens du monde, elle est une philosophie de la connaissance.

    Une connaissance qui sappuie sur lexprience concrte. En fait, elle nest pas une thorie de

    la connaissance, mais une philosophie de la perception et de lexprience, ce qui apparat la

    conscience dans lexprience. Cette philosophie vise la perception des objets. La spcificit

    de la phnomnologie rside ainsi pour Merleau-Ponty dans la manire daller droit

    lexprience. propos de lexprience de la perception, Merleau-Ponty crit : []

    lexprience de la perception nous remet en prsence du moment o se constituent pour nous

    les choses, les vrits, les biens, quelle nous rend un logos ltat naissant 25.

    Selon lui, ltude de la perception, poursuivie sans prjugs par les psychologues,

    finit par rvler que le monde peru nest pas une somme dobjets au sens que les sciences

    donnent ce mot 26, parce que la chose perue nest pas une unit idale possde par

    lintelligence, comme par exemple une notion gomtrique, cest une totalit ouverte

    lhorizon dun nombre indfini de vues perspectives qui se recoupent selon un certain style,

    style qui dfinit lobjet dont il sagit 27.

    Sur le plan phnomnologique, la connaissance, cest le peru, ainsi la dimension du

    savoir entre en jeu par les sens, en particulier par la vision et la perception nest pas un

    vnement du monde, mais un acte du sujet, acte par lequel il entre prcisment en rapport

    avec ce monde. Et on ne pourra saisir le sens du monde quen revenant son sens premier,

    cest--dire au contact primitif avec le monde que constitue la perception.

    La phnomnologie insiste sur le fait que la perception est saisie dun donn dj

    organis et signifiant et que cest le corps ancr dans le monde qui donne sens aux donnes

    24 AUROUX, Sylvain (1995), Encyclopdie philosophique universelle, p.1933.25 MERLEAU-PONTY, Maurice (1989), Le primat de la perception et ses consquences philosophiques, p. 67.26 MERLEAU-PONTY, M. (1989), p. 94.27 MERLEAU-PONTY, M. (1989), p. 49.

    20

  • partir de sa situation. Cest l"tre-dans-le-monde" qui dtermine la structure de la perception.

    Si lon veut comprendre la perception, il faut saisir le rapport du corps avec les choses, ainsi

    percevoir, cest se projeter dans le monde grce au corps, autrement dit comme affirme

    Merleau-Ponty : percevoir, cest se rendre prsent quelque chose laide du corps 28.

    En effet il y a une longue tradition phnomnologique, de Husserl Merleau-Ponty,

    qui touche prcisment ce problme du corps et de la perception, tradition qui passe

    notamment par la psychologie de la forme (Gestalttheorie). Pour la psychologie gestaltiste,

    tout ce que nous voyons est charg du savoir acquis par lexprience. Il faut dire que Gestalt

    signifie une entit concrte, individuelle et caractristique, existant comme quelque chose

    de dtach et ayant comme principal attribut une forme ou un contour 29. Dans la thorie

    gestaltiste, le sentir est subordonn la pense et lunique est considr comme une donne

    pure et simple. Pour nous qui sommes en devenir et faisons lexprience vcue des choses,

    les moments qui nous permettent de quelque manire de voir le point comme un point sont

    des moments rigoureusement dfinis 30.

    Auparavant, les psychologues comme J. Locke (1690) pensaient que la perception

    tait situe tantt du ct de la connaissance, tantt du ct de la sensation. La perception

    est le premier degr vers la connaissance, et elle sert dintroduction tout ce qui en fait le

    sujet 31. Pour Locke, la perception est la premire opration de toutes nos facults

    intellectuelles. En psychologie de la perception, le recours aux faits dobservation est

    ncessaire. Lobservation et la dmonstration rpondent certaines exigences scientifiques. Et

    la majorit des connaissances acquises en perception sont issues dobservations et de constats

    rpts effectus dans le cadre dune exprience. Enfin, selon les psychologues, la perception

    est non seulement comme un jeu de lesprit mais comme un il qui pense . Le peru est le

    peru de limaginaire dun sujet, et son objet, un objet du dsir. Ce qui est peru est

    lexprience personnelle du sujet percevant.

    La question de la perception devient ainsi essentielle en psychologie en tant que

    ltude des relations entre "moi-mme", les autres et le monde. Elle constitue un problme

    important de la psychologie scientifique. Mais la dfinition de la perception comme tant

    linteraction du sujet avec lenvironnement, en psychologie, est assez complexe. Cependant

    nous pouvons dire que pour les psychologues, la perception est un acte subjectif. Percevoir,

    cest reconnatre une forme. Cest parce que nous projetons sur le monde des "formes"

    28 MERLEAU-PONTY, M. (1989), p. 104. 29 KHLER, Wolfgang (1964), Gestalt psychology, p. 192.30 STRAUS, Erwin (2000), Du sens des sens, pp. 367-8.31 LOCKE, John (1989), Essai philosophique concernant lentendement humain, p. 102.

    21

  • connues quil nous est possible de le comprendre. En effet, la perception que nous avons du

    monde nest pas une somme dlments spars. Notre perception se constitue en ensembles

    organiss de "formes" globales qui donnent sens ce que nous percevons. En dautres termes,

    les formes, conues comme des proprits de la vie psychique sont des ensembles structurs

    dots de sens. Dans tout acte mental, le sens merge de la perception de la totalit de la

    situation. Bien que selon Denis Bertrand, la totalit vise par la perception est en elle-mme

    inaccessible. La saisie des objets est ncessairement imparfaite 32.

    Ainsi avant que la phnomnologie ne soit requise, cest ltude de la Gestalttheorie et

    de la psychologie contemporaine, en rupture avec la psychologie classique et la philosophie

    franaise dominante, qui oriente les premires recherches de Merleau-Ponty vers le problme

    de la perception.

    Pour Merleau-Ponty, le corps nest pas donc un objet, il est vivant et actif. Il est agent

    de transmission et de transformation entre le monde extrieur et "moi". La perception aussi est

    un acte actif, et la prise en compte du monde se fait par lintermdiaire du sujet pensant, ainsi

    le problme est de savoir dcrire ce quil voit partir de l"apparatre" pour passer l"tre".

    Et "dcrire" devient une question difficile pour le sujet observateur. Se pose aussi le problme

    de la relation entre le visible et linvisible, parce quil y a une intimit totale entre ces deux

    notions.

    Du point de vue de la smiotique subjectale, la phnomnologie repose sur lapparatre

    des choses. En phnomnologie, on travaille dans le sens de la relation apparatre tre .

    Selon J.-Cl. Coquet, la phnomnologie, cest la progression de lapparatre vers ltre. En

    effet, le sujet de la perception est en rapport avec lapparatre du monde sensible et lunivers

    phnomnologique est prsent par cette double relation. Le point de dpart, cest toujours

    l"apparatre", les lments et les objets qui sont perus. Dans la phnomnologie de Merleau-

    Ponty, il y a un rapport entre les deux qui doit tre dynamis. On doit passer de la dimension

    paradigmatique la syntagmatique. Si lon adopte la vise syntagmatique en passant de

    lapparatre ltre dans la phnomnologie et que lon considre un objet du monde, on sera

    conduit poursuivre ce processus de lapparatre ltre ou du visible linvisible et encore,

    de lil lesprit.

    L"apparatre" est dabord le visible qui se manifeste dans lexprience concrte du

    sujet par rapport linvisible. Ce dernier est "lautre ct" du visible et cependant, le visible

    reste toujours "mon visible" et linvisible est le relief et la profondeur du visible 33, parce

    32 BERTRAND, Denis (2000), Prcis de Smiotique littraire, p. 79.33 MERLEAU-PONTY, M. (1960), Signes, p. 29.

    22

  • que linvisible est ce qui nest pas actuellement visible, mais pourrait ltre (aspects cachs

    ou inactuels de la chose, - choses caches, situes "ailleurs"- "Ici" et "ailleurs" 34 et que

    linvisible est l sans tre objet, cest la transcendance pure, sans masque ontique. Et les

    "visibles" eux-mmes, en fin de compte, ne sont que centrs sur un noyau dabsence eux

    aussi 35. Cest ainsi que pour Merleau-Ponty, le ct cach est prsent sa manire 36. Il

    est dans le "voisinage".

    Mais comment peut-on voir les objets du monde ? En ce qui concerne la question de

    lobjet dans la phnomnologie de Merleau-Ponty, il sagit de lobjet rel. "Voir" ce qui est

    possible, "voir" ce qui est dans la "perspective visuelle". Pour le phnomnologue, lobjet est

    opaque. Il y a alors difficult pour saisir les objets du monde. Selon Merleau-Ponty, le peintre,

    en tant quinstance phnomnologique, sait voir les objets avec sa spcificit. Valry aussi

    pense que : Voir vrai, cest, si lon peut, voir insignifiant, voir informe. La chose en

    soi na que ltre (C. IX, p. 615 [C. 1, p. 590]). Mais pour lui, Un artiste moderne doit

    perdre les deux tiers de son temps essayer de voir ce qui est visible, et surtout de ne pas

    voir ce qui est invisible 37. Par ailleurs, Merleau-Ponty considre la vision du peintre comme

    modle ultime de la perception. La vision du peintre est en quelque sorte laboutissement de

    la rflexion de Merleau-Ponty sur le phnomne de la perception.

    La phnomnologie est donc ouverte tout ce qui apparat (phnomne), ce qui est

    sensible non pas seulement la vision, mais aussi au corps, sentir en gnral (toucher,

    entendre, goter). Et elle considre les rapports entre les perceptions, par exemple le "voir" et

    le "toucher". La diffrence est note par les adverbes de lieu, lun de distance et lautre de

    proximit : voir "l", toucher "ici". Tout dabord, est-ce que "voir" implique une

    rflexion ? Il faut un minimum de distance entre le sujet et lobjet. La rciprocit du voyant et

    du visible nest possible que dans lcart entre eux. Comme Valry la dit : nous ne pouvons

    trouver des choses dans les carts [] 38. Et Merleau-Ponty constate dans Lil et lesprit

    que voir, cest avoir distance 39. Puisquon voit par lintermdiaire du corps, il y a un jeu

    entre "voir" et "avoir distance". Le paradoxe de la vision est davoir distance et en mme

    temps de sapproprier, davoir proximit. "Voir", comme Valry la dit, cest avant tout,

    une affaire entre celui qui voit et qui veut, et ce quil voit 40. Cependant, pour le sujet

    34 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), Le visible et linvisible, p. 310.35 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), pp. 282-83.36 MERLEAU-PONTY, M. (1989), p. 45.37 VALERY, P. (1957), Thorie potique et esthtique, Introduction la Mthode de Lonard de Vinci , p. 1165.38 VALERY, P. (1957), Thorie potique et esthtique, Note et digression , p. 1221.39 MERLEAU-PONTY, M. (1964b), Lil et lesprit, p. 27.40 VALERY, P. (1960), Dialogues, Mon Faust , p. 389.

    23

  • percevant, lacte de voir signifie plus le dbordement de sa prsence relle au monde que

    dautres actes, puisque le "voir" implique l"tre". Dailleurs, Voir, cest par principe voir

    plus quon ne voit, cest accder un tre de latence 41, entre de limaginaire et du "cach".

    Valry prcise ce propos dans le monologue de Faust :

    JE RESPIRE et JE VOIS. Ce lieu est doux voir Mais quimporte ce lieu ? Quimporte ce quon voit ? VOIR suffit, et savoir que lon voit Cest l toute une science. Je vois ce pin. Quimporte ce pin lui-mme ? Ce pourrait tre un chne, l. Je le verrais. Et ce toit de brillante ardoise serait aussi bien un miroir deau calme. Je le verrais. Et quant la figure de ces collines loignes qui ferment accidentellement le pays, je me sens dans les mains le pouvoir den redessiner mon gr la longue ligne molle VOIR, cest donc aussi bien voir autre chose ; cest voir ce qui est possible, que de voir ce qui est Quest-ce donc que les visions exceptionnelles que les asctes sollicitent, auprs de ce prodige qui est de voir quoi que ce soit ? 42.

    Plus tard, dans les Cahiers, cette ide est dveloppe ainsi :

    Il ny a pas de vue plus vraie quune autre, des choses visibles. Il y a des variations de vue du "mme" objet un visage vu lenvers, une projection insolite, perversions, inversions, miroirs bossus, toutes les combinaisons de lumire et de la chose. Il y a une vue accoutume, pratique, qui est celle qui nous permet de reconnatre au plus vite. Le reste est comme accident. Il "conserve" ce quil peut (C. XXV, p. 640, [C. 1, pp. 1200-1201]).

    Nous constatons que Valry exige toujours une analyse minutieuse et pralable des

    objets, analyse qui ne se borne pas du tout leurs caractres visuels. Cest une analyse qui va

    au plus intime la physique, la physiologie jusqu psychologie. Cest ce quoi lil

    "sattend". Lattention porte est donc non seulement linvisible de lobjet, mais aussi la

    "manire de voir". Ainsi "voir" devient un moyen de sapprocher du monde dans lequel le

    corps peut introduire le monde intelligible dans le champ phnomnal.

    Ds lors, comme nous lavons dj signal, le corps nest pas un tre passif, mais

    luvre de la perception. Observer le monde et les objets dun point de vue

    phnomnologique, cest en quelque sorte un processus de subjectivation du sujet vis--vis du

    monde. Il est donc loin de la perspective scientifique. Il est vident que dans la

    phnomnologie, limportance du corps se rapporte ncessairement lexprience du corps.

    Parce que le corps est le seul instrument de connaissance du rel quil saisit directement.

    Dans la Phnomnologie de la perception, Merleau-Ponty donne voir lenracinement

    de lhomme dans le monde par son corps. Il sagit dexpliciter la structure de la perception qui

    est un mode daccs privilgi aux choses. Il affirme : Je considre mon corps, qui est mon 41 MERLEAU-PONTY, M. (1960), p. 29.42 VALERY, P. (1960), Mon Faust , pp. 322-323.

    24

  • point de vue sur le monde, comme lun des objets de ce monde 43. Le corps se trouve au

    centre de cette phnomnologie de la perception qui dcrit le monde. Pour la perception

    phnomnologique, le corps prend son importance comme repre par rapport au monde. Parce

    que, selon lui : Cest un espace compt partir de moi comme point ou degr zro de la

    spatialit. Je ne le vois pas selon son enveloppe extrieure, je le vis du dedans, jy suis

    englob. Aprs tout, le monde est autour de moi, non devant moi 44. Car mon corps est

    dans le visible et il est entour par le visible 45.

    De plus pour Merleau-Ponty : avoir un corps, cest possder un montage universel,

    une typique de tous les dveloppements perceptifs et de toutes les correspondances

    intersensorielles par-del le segment du monde que nous percevons effectivement 46. Ainsi le

    corps est comme un intermdiaire entre le monde et lesprit. Et cest partir de la

    reconnaissance du corps ou de soi, que le sujet commence dcouvrir son entourage et

    sintresser au monde. Valry remarque dans La Soire avec Monsieur Teste : Quand

    on est enfant on se dcouvre, on dcouvre lentement lespace de son corps, on exprime la

    particularit de son corps par une srie defforts, je suppose ? (Monsieur Teste, p. 24).

    travers le corps ou par lexprience du corps, le sujet commence exister vraiment,

    devenir. Pour le phnomnologue, le sujet fait une exprience du monde lie celle du

    corps. Et parmi nos sens, le toucher nous permet de faire pleinement lexprience immdiate

    du monde en nous montrant ce quil y a peut-tre de plus prsent dans la prsence [], JE

    TOUCHE [] Et dun seul coup, je trouve et je cre le rel Ma main se sent touche aussi

    bien quelle touche 47. Et plus tard, dans une rflexion sur le travail de lesprit , il affirme

    que la main, organe de la pense, est capable dune infinit de tches peut frapper et

    dessiner, saisir et signifier (C. 1, p. 946).

    Il est signaler que la dialectique du touch/touchant sera reprise par Merleau-Ponty,

    plus particulirement dans Le visible et linvisible. Pour ce dernier, une chose nest donc pas

    effectivement donne dans la perception, elle est reprise intrieurement par nous, reconstitue

    et vcue par nous en tant quelle est lie un monde dont nous portons avec nous les

    structures fondamentales et dont elle nest quune des concrtions possibles 48.

    Ainsi Merleau-Ponty rvle ltat de ltre phnomnologique qui correspond

    lexprience du corps :

    43 MERLEAU-PONTY, M. (1945), Phnomnologie de la perception, p. 85.44 MERLEAU-PONTY, M. (1964b), p. 59.45 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), p. 324.46 MERLEAU-PONTY, M. (1945), p. 377.47 VALERY, P. (1960), Mon Faust , p. 323.48 MERLEAU-PONTY, M. (1945), p. 377.

    25

  • Mon corps est la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnatre dans ce quil voit alors l"autre ct" de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et sensible pour soi-mme. [ Cest] un soi par confusion, narcissisme, inhrente de celui qui voit ce quil voit, de celui qui touche ce quil touche, du sentant au senti un soi donc qui est pris entre des choses, qui a une face et un dos, un pass et un avenir 49.

    Le corps est voyant et visible, touchant et touch ainsi que sentant et sensible

    simultanment. Merleau-Ponty relve ltat coextensif de ces deux modalits de ltre

    phnomnologique qui correspondent lvidence de lexprience du corps. Il ny a donc plus

    de distinction absolue entre sujet et objet dans son corps phnomnal. Il va de soi que, pour le

    phnomnologue, le monde ne peut pas tre distingu du corps : visible et mobile, mon

    corps est au nombre des choses, il est lune delles, il est pris dans le tissu du monde et sa

    cohsion est celle dune chose 50.

    Le corps relve donc de la sphre du sujet en tant quil est voyant et il relve de la

    sphre de lobjet en tant quil est visible, en dautres termes voyant sujet et visible

    objet , Cest une exprience de soi-mme comme objet et qui se prolonge dans lexprience

    de lobjectivit puisque cest un sujet qui lexprimente. travers lui, le monde rentre dans la

    subjectivit grce lobjectivit du corps. Le corps est donc la fois le sujet et lobjet. Cest

    la "rflexivit" du corps. Il se voit et se regarde, il est voyant-vu. Cette double activit

    particulire dsigne bien la forme rflchie, par exemple "se voir" qui implique se regarder

    et se connatre . Merleau-Ponty double le corps : "voir" et "se voir", "toucher" et "se

    toucher" : Toucher, cest se toucher. comprendre comme : les choses sont le

    prolongement de mon corps et mon corps est le prolongement du monde, par lui le monde

    mentoure Si je ne puis toucher mon mouvement, ce mouvement est entirement tiss de

    contacts avec moi Il faut comprendre le se toucher et le toucher comme envers lun de

    lautre 51. Il est ncessaire donc de considrer la relation de la subjectivit et de lobjectivit

    entre le sujet et le monde. Il y a la dissociation du sujet de la parole "je", "mon corps" et

    lobjectivation du subjectif du corps, il se voit, mon corps est voyant et il se regarde. Cest

    dire que cest un mouvement du temps entre les deux moments. Dans un premier temps, il y a

    dissociation du "je" du discours de l"objet-corps". Penser mon corps comme "mien", cest un

    devenir du corps en tant quobjet qui passe au sujet qui le dit. Par l, nous avons

    lobjectivation du corps dans la parole subjective sur le corps, Je dis que mon corps .

    Dans un deuxime temps, il y a la subjectivit du corps par la construction pronominale, cest-

    49 MERLEAU-PONTY, M. (1964b), pp. 18-19. 50 MERLEAU-PONTY, M. (1964b), p. 19.51 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), p. 308.

    26

  • -dire, il "se voit voyant", il "se touche touchant". On objectivise une ide de la subjectivit

    qui est l"auto-rfrence". Et ce faisant, on implique la fois une subjectivation de lobjet-

    corps et une conception de la subjectivation comme lauto-rfrence. Il y a le corps mme et

    le sujet mme. Avec le "voir", il y a une scission entre une subjectivit du discours je peux

    ou je nomme , etc. et une autre subjectivit qui part du corps ontologique, le seul capable

    de pouvoir entrer dans le cercle de la phnomnologie des choses.

    Du point de vue du phnomnologue, la chose et le monde, comme la dit Merleau-

    Ponty nexistent que vcus par moi ou par des sujets tels que moi, puisquils sont

    lenchanement de nos perspectives, mais ils transcendent toutes les perspectives parce que cet

    enchanement est temporel et inachev 52. Par lenchanement des perspectives entre le

    monde ou les choses et des sujets, il est mme parfois difficile de sparer totalement le monde

    et le sujet :

    Mon corps dans le visible. [] Il est entour par le visible. [] Ceci veut dire : il se voit, il est visible, - mais il se voit voyant, mon regard qui le trouve l sait quil est ici, de son ct lui - Ainsi le corps est dress debout devant le monde et le monde debout devant lui, et il y a entre eux un rapport dembrassement. Et entre ces deux tres verticaux, il y a, non pas une frontire, mais une surface de contact [] 53.

    Nous voyons que selon Merleau-Ponty, le sujet est lintrieur du monde et le monde

    lintrieur du sujet. Le monde est dans lil et lil dans le monde. Je me sens regard par

    les choses [] de sorte que voyant et visible se rciproquent et quon ne sait plus qui voit et

    qui est vu 54. On peut parler aussi des figures comme l"empitement". Lobjet est dans le

    sujet qui est lui-mme dans lobjet, subjectiv. Il y a un double mouvement qui manifeste

    lobjectivation et la subjectivation, un processus dun mouvement du dehors vers le dedans et

    inversement. Ainsi on peut parler de limmdiatet entre sujet et objet. Et le sujet fait une

    exprience du monde strictement lie celle du corps :

    Lexprience du monde tel quil nous apparat en tant que nous sommes au monde par notre corps, en tant que nous percevons le monde avec notre corps. Mais en reprenant ainsi contact avec le corps et avec le monde, cest aussi nous-mmes que nous allons retrouver, puisque, si lon peroit avec notre corps, le corps est un moi naturel et comme le sujet de la perception 55.

    Le corps devient donc le sujet percevant le monde. Et la vision sera compatible avec

    lexistence dun "sujet percevant".

    52 MERLEAU-PONTY, M. (1945), pp. 384-85.53 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), p. 324.54 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), p. 183.55 MERLEAU-PONTY, M. (1945), p. 239.

    27

  • On constate que la perception phnomnologique de Merleau-Ponty va nous guider

    dans cette dimension, clairer le processus de notre analyse de la vision. Lexprience de la

    perception est une exprience concrte qui rejoint la connaissance certaine et le savoir

    pratique portant sur le concret indique la prsence dun sujet pistmique. La position du sujet

    pistmique est ainsi constitue par lexprience, en consquence, le savoir pratique procde

    du pouvoir de lesprit. Ce qui est intressant encore, cest quil y a un lien troit entre la

    phnomnologie de Merleau-Ponty et la rflexion valryenne. Toutes deux sont en qute du

    rapport dimmdiatet au monde.

    Valry se fonde de faon empirique sur ses observations et des expriences

    personnelles. Il existe deux sources dexpriences chez Valry selon la remarque de Patricia

    Signorile : Dune part, ce que nous voyons de nous-mmes, ce que nous sentons dattach

    nous et dautre part, "ce que nous ne voyons pas et ne verrons jamais" (1923, IX, 543) 56.

    Cette dfinition valryenne va de pair avec le problme du visible et linvisible dans la

    perception phnomnologique. De plus, selon Valry, le corps soutient lesprit parce que la

    conscience est soutenue par le corps (C. XI, p. 572 [C. 1, p. 1134]). Il note : le corps

    devient linstrument direct de lesprit et, cependant, lauteur de toutes ses ides 57. Pour lui :

    Lesprit est la merci du corps []. Le corps touche et fait tout ; commence et achve tout. De lui manent nos vraies lumires, et mme les seules, qui sont nos besoins et nos apptits, par lesquels nous avons une sorte de perception " distance" et superficielle de ltat de notre intime structure. " distance" et "superficielle" ne sont-ce pas l les caractres de la sensation visuelle ? 58.

    En fait, le corps est au plus prs du cogito, comme Valry et Merleau-Ponty lont

    constat. Mais Valry, au lieu de chercher et dexpliquer le cogito partir de la perception

    existentielle, essaie de le voir par le je puis dune manire plus dynamique ou plus

    pragmatique que par le je suis . En effet, le prdicat /tre/ est pos manifestement dans le

    statique tandis que celui de /pouvoir/ possde un certain dynamisme projetant vers le futur. De

    ce point de vue, le je suis est assur dans le prsent (ltat). Au contraire, le je puis

    laisse toujours louverture une certaine possibilit, disons : Je puis faire quelque chose .

    Il est vident que chez Valry, le sujet "Je" du je puis prend une place plus importante que

    celui du Je de je suis .

    Nous avons constat que le corps se trouve au centre de cette phnomnologie de la

    perception qui dcrit le monde. Le corps est "le pivot du monde". Selon Jacques Fontanille,

    56 SIGNORILE, Patricia (1993), Paul Valry, philosophe de lart, p. 79.57 Cit par BERNE-JOFFROY, Andr (1944), Prsence de Valry, p. 139. 58 VALERY, P. (1957), Mlange, Petites tudes , p. 345.

    28

  • le corps phnomnologique est un tout indissociable, polysensoriel, o se superposent une

    forme et une exprience, et qui se caractrise essentiellement par le mouvement 59. Cest un

    mouvement vers le sens du "monde pour moi". Il est donc le lieu dmergence de

    l"actantialit" (sujet/objet) et de l"intentionnalit". propos du corps, Merleau-Ponty crit

    dans Phnomnologie de la perception :

    Notre corps est cet trange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique gnrale du monde et par lequel, en consquence nous pouvons "frquenter" ce monde, le "comprendre", lui trouver une signification 60.

    Pour Valry aussi, daprs ce que nous avons vu, nous pouvons rsumer ainsi : le

    corps est le point de dpart essentiel, le point dappui incontournable de toute connaissance et

    de tout sens possible, et peut tre considr partir de trois points de vue qui ne sont que les

    trois degrs dune unique ralit matrielle 61.

    Il y a dabord le corps comme masse charnelle , potentialit physique, objet de

    notre perception immdiate parce quil est objet privilgi que nous trouvons chaque

    instant , que nous appelons Mon corps et dont nous parlons des tiers comme dune

    chose qui nous appartient , mais qui, paradoxalement peut se rvler fort mystrieusement

    notre plus redoutable antagoniste 62. Ce corps est une prsence complexe mle de

    puissance, assimilable un invariant.

    Il y a ensuite un Second Corps , celui que nous voient les autres, et qui nous est

    plus ou moins offert par le miroir et les portraits : cest le corps dont nous faisons

    lexprience grce notre insertion dans le monde, dont nous ignorons cependant

    l organisation intrieure 63, et qui peut agir sur le monde comme le monde peut agir sur

    lui.

    Enfin un Troisime Corps , qui na dunit que dans notre pense , celui que

    lon connat pour lavoir divis et mis en pices , cest--dire le corps des savants qui

    est fait de ce quils ignorent 64, dont la dfinition inclut lexistence de lesprit et la capacit

    dabstraction. On doit bien comprendre ici que ce nest pas lEsprit qui a le pouvoir de se faire

    corps, de devenir chair, mais au contraire cest le corps, dont lintime travail de

    fonctionnement et la puissance cache sont la matire et lnergie de notre pense, qui produit

    ce que nous appelons lEsprit et son pouvoir de connatre. 59 FONTANILLE, J. (2005), p. 124.60 Cit par FONTANILLE, J. (2005), Soma et Sma, p. 125.61 Cf. VALERY, P. (1957), Etudes philosophiques, Problme de trois corps , pp. 926-931.62 VALERY, P. (1957), Problme de trois corps , pp. 926-928.63 VALERY, P. (1957), Problme de trois corps , pp. 928-929.64 VALERY, P. (1957), Problme de trois corps , p. 929.

    29

  • voquant la possibilit dun Quatrime Corps 65 comme rsultat des multiples

    relations ncessairement tisses entre les trois premiers, Valry note que lune de ses

    fonctions est prcisment, en creux pourrait-on dire, de mettre en lumire lorigine de notre

    possibilit de connatre : Jajoute que la connaissance par lEsprit est une production de ce

    que ce Quatrime corps nest pas. Tout ce qui est, pour nous, masque ncessairement et

    irrvocablement quelque chose qui soit 66.

    LEsprit est bien cette ncessit qui est immdiatement inscrite dans lexprience

    corporelle, envisage sous ses trois formes, et qui en mme temps lexprime par son

    fonctionnement et ses actes. Cest pourquoi nous devons admettre que le corps est notre vrai

    milieu [] ce milieu intrieur qui est constitu de notre sang et de nos humeurs, et dont la

    transformation priodique en lui-mme, comme ses fluctuations de composition, sont les

    dominantes de notre vie 67. Si lesprit et la pense ne sont srieux que par le corps, cest

    bien parce que le corps est cet instrument de rfrence (Soma et CEM, C. IV, p. 139, [C. 1,

    p. 1120]), parce quil est pouvoir dactes et condition dactes , bref parce quil est ce qui

    rend possibles toutes les oprations mentales qui ne sont alors que lextriorit dune

    intriorit sans cesse productrice. Dans Lide fixe , Valry propose que la profondeur de

    lhomme, cest la peau : Ce quil y a de plus profond dans lhomme, cest la peau 68 qui

    indique une direction de travail essentielle : pour comprendre les activits mentales, il faut

    prendre la peine daller enquter sous luniforme peau , tant il est vrai que le corps sait

    des choses que nous ignorons 69 : uniforme peau qui la fois dlimite le corps et masque

    lintense activit de ses profondeurs.

    On a essay de montrer les affinits intellectuelles entre Valry et Merleau-Ponty.

    Maintenant nous voulons savoir si on peut trouver des ressemblances entre la rflexion

    valryenne et celle des smioticiens sur la problmatique de la perception et celle du corps ?

    2. La "perception" dans le domaine smiotique

    65 VALERY, P. (1957), Problme de trois corps , p. 930. Il note : Je dis quil y a pour chacun de nous un Quatrime Corps, que je puis indiffremment appeler le Corps Rel, ou bien le Corps imaginaire. [], mon Quatrime Corps ne se distingue ni plus ni moins quun tourbillon ne se distingue du liquide en quoi il se forme []. Jappelle Quatrime Corps, me dis-je, linconnaissable objet dont la connaissance rsoudrait dun seul coup tous ses problmes, car ils limpliquent . (pp. 930-931)66 VALERY, P. (1957), Problme de trois corps , p. 930.67 VALERY, P. (1960), Mauvaises penses et autres, p. 810.68 VALERY, P. (1960), Dialogues, Lide fixe , p. 215.69 VALERY, P. (1960), Tel Quel, Suite , p. 775.

    30

  • Dun point de vue smiotique, selon Jacques Fontanille, la perception est dj un

    langage, car elle est signifiante. Cest partir de nos perceptions qumergent des

    significations. En dautres termes, la signification prend forme partir de la perception. Toute

    signification rsulte de la relation de perception qui met en rapport un sujet sensible et un

    objet sensible. Parce que nos perceptions du monde "extrieur", de ses formes physiques et

    biologiques, procurent les signifiants ; partir de nos perceptions du monde "intrieur",

    concepts, impressions et sentiments, se forment des signifis 70. Et cest le corps propre, le

    sige des perceptions et des motions, le corps sentant qui fait lacte dnonciation. Le sujet

    de la perception sefforce de dgager le sens du monde. Par leffet de la perception, les traits,

    les figures et les objets du monde, cest--dire le "signifiant" se transforment en traits, figures

    et objets du "signifi" de la langue. En effet, il faut considrer deux mondes. Le monde

    "extroceptif" qui fournit les lments du plan de lexpression pour la langue et le monde

    "introceptif" qui lui fournit ceux du contenu. Le corps propre est le mdiateur entre les deux

    plans du langage, et la proprioception est considre comme le terme complexe de la

    catgorie introception / extroception .

    Dans Smiotique des passions, Greimas et Fontanille crivent que [c]est par la

    mdiation du corps percevant que le monde se transforme en sens et que les figures

    extroceptives sintriorisent , devenant introceptives71 ; cela aprs avoir montr qu entre

    linstance pistmologique, niveau profond de la thorisation, et linstance du discours,

    lnonciation est un lieu de mdiation [ linstar, donc, du corps percevant], o sopre [] la

    convocation des universaux smiotiques [horizon ab quo du parcours gnratif ancr dans

    ltre] utiliss en discours [horizon ad quem de la gense sociohistorique des

    significations] 72. En dautres termes, le sujet percevant parat tout entier rsider dans la

    rceptivit dun monde distinct de lui et dont il ne saurait gouverner, ni mme tout fait

    prvoir, les effets qui laffectent. Dans une nonciation un sens est produit, dans une

    perception nous recevons des percepts venus de causes naturelles dont nous ignorons le plus

    souvent les raisons 73.

    Ainsi, quand les smioticiens affirment que les lments figuratifs du discours

    reviennent un contenu qui a son correspondant au niveau de la smiotique du monde naturel,

    on tablit un lien dinterdpendance entre la langue et la perception du monde. Cette

    interdpendance a t principalement examine en rfrence la philosophie de Husserl et de 70 FONTANILLE, J. (1998), p. 29.71 GREIMAS, A. J., FONTANILLE, J. (1991), p. 12.72 GREIMAS, A. J., FONTANILLE, J. (1991), p. 11.73 BORDRON, Jean-Franois (2002), Perception et nonciation dans lexprience gustative. Lexemple de la dgustation dun vin , p. 640.

    31

  • Merleau-Ponty. Et les notions dextroceptivit, dintroceptivit et de proprioceptivit ont

    servi poser une continuit dans la relation "sujet-monde". Une continuit dont le corps

    assure la mdiation. La figurativit est donc impossible sans corps "percevant", cest--dire le

    monde naturel est toujours constitu, par la prsence dun sujet qui lhabite, en un ensemble

    dlments naturels smiotiquement organiss. Ds lors quil y a un sujet, le monde est

    ncessairement constitu en smiotique du monde naturel. Par consquent, dun ct nous

    avons le processus signifiant qui relverait de la langue et de lautre, la perception, qui serait

    une raction sensitive aux objets du monde. Aristote a dj dit : res recipitur ad modum

    recipientis : la chose est reue selon le mode de celui qui la reoit .

    Un autre smioticien qui interroge les rapports entre sens et perception, cest Jean-

    Franois Bordron. Il dfinit pour cela la perception sur la base de deux logiques, dite du

    "programme" et du "diagramme". La premire aboutit une constitution smiotique de la

    sensation qui autonomise le sensible sur le mode esthtique. La seconde identifie les donnes

    sensibles des proprits phnomnales attribues aux objets.

    Selon J.-F. Bordron, il existe deux liens vidents entre nonciation et perception. Le

    premier tient au fait quaucune nonciation, prise sous les trois conditions [la ralisation

    vocale, le mcanisme de production et le cadre formel], ne pourrait seffectuer sans quune

    perception, dune faon ou dune autre, la contrle 74. Cest--dire quun nonc affecte

    certainement son nonciateur, soit en nonant, soit par le fait davoir nonc. Le second lien

    est symtrique par rapport au premier. On ne peut percevoir sans rpondre la perception.

    Une perception sans rponse quivaut leffet mcanique dun corps sur un autre, effet dont il

    ny a aucune raison de dire quil est peru. [] De mme que dans une nonciation la langue

    doit prendre sens, de mme dans une perception, et selon les modalits quil ny a aucune

    raison de ne pas comparer, la chaire percevante doit elle aussi prendre sens 75. Cela montre

    bien le rapport entre un corps percevant, un corps peru et le plan de lexpression.

    Toujours selon Bordron, une perception est dabord un simple effet produit mme

    un corps. Elle nest pas encore subjective, du moins en un sens rigoureux du terme 76. Il

    appelle cet tat "ant-subjectif". Il existe aussi un tat "ant-objectif", cest--dire un tat qui

    est antrieur la constitution dune donne perceptive en objet 77. Ainsi nous pouvons

    dcrire une smiose perceptive. Si lon comprend que lacte perceptif est un acte nonciatif, la

    perception peut tre comprise comme un acte smiotique, comme une smiose.

    74 BORDRON, J.-F. (2002), p. 640.75 BORDRON, J.- F. (2002), p. 640.76 BORDRON, J.- F. (2002), pp. 640-41.77 BORDRON, J.- F. (2000), p. 641.

    32

  • La premire articulation smiotique de la perception est la "prsence" qui est lune des

    caractristiques les plus manifestes de la perception. Le thme de la prsence a sa place dans

    la thorie de lnonciation. Le corps est certes linstrument de la perception, mais il est dune

    autre nature que celle-ci. Le corps doit tre prsent. ce niveau, J. Fontanille considre le

    "champ de prsence" comme le domaine spatio-temporel o sexerce la perception. Selon la

    phnomnologie, la prsence est le premier mode dexistence de la signification 78, mais

    Fontanille croit que la prsence smiotique est "relationnelle" et "tensive". Selon lui, dans la

    fonction "perception", il y a un sujet et un objet au domaine spatio-temporel de lacte

    perceptif. Dans ce domaine sexpriment l"tendue" des objets perus et l"intensit" des

    perceptions. Il peut aussi tre trait comme "ouvert" ou comme "ferm". Dans le premier

    cas, la perception est considre comme une vise, et, dans le second cas, comme une saisie.

    La vise repose en somme sur lintensit de la tension quelle instaure entre ses deux

    aboutissants, le sujet et lobjet, alors que la saisie procde par dlimitation dune tendue, et

    cerne le domaine pour y circonscrire lobjet 79. Lactant sujet apparat alors comme

    lmetteur dun certain degr dintensit, et lactant objet comme le rcepteur.

    Nous savons que le monde naturel, celui du "sens commun", dans la mesure o il est

    demble inform par la perception, constitue en lui-mme un univers signifiant, cest--dire

    une smiotique 80. Ainsi le monde naturel peut comporter un plan de lexpression et un plan

    du contenu. Dautre part le signe est linstrument qui sert catgoriser le monde. Dans la

    smiotique comme dans la connaissance perceptive, le sens est le rsultat dun acte de

    distinction . Et pour quil y ait smiotique, il faut quelque chose que lon ait mis en relation

    un plan du contenu et un plan de lexpression afin de constituer un signe 81. Cest ainsi que la

    smiotique montre le rle de la perception dans la construction du sens.

    Le sens est donc produit par lhomme et cest le texte comme aboutissement de la

    production progressive du sens 82. En effet notre rapport la production du sens joue comme

    un rapport d"interaction" entre un monde amorphe et un modle structurant. Dans lacte de la

    perception et dans le processus de la reconnaissance qui lui fait suite, interviennent des traits

    qui ont un caractre rel et objectif. Le modle structurant de la vision donne sens aux objets

    de la perception. Le rapport du sujet au monde est le rsultat dune exprience sensible, une

    78 FONTANILLE, J., ZILBERBERG, Claude (1998), Tension et signification, p. 91.79 FONTANILLE, J., ZILBERBERG, Cl. (1998), p. 95.80 BERTRAND, D. (2000), p. 101.81 KLINKENBERG, Jean-Marie, EDELINE, Francis (Groupe ) (2004), Voir, percevoir, concevoir. Du sensoriel au catgoriel , p. 69. 82 GREIMAS, A. J., COURTES, Joseph (1979), Smiotique. Dictionnaire raisonn de la thorie du langage, p. 148.

    33

  • perception. Et comme R. Barbaras laffirme : la perception est en effet ce qui nous donne

    accs quelque chose 83. Tout acte perceptif met en prsence un sujet et un objet. Il implique

    donc une intentionnalit, cest--dire une tension qui sinscrit entre deux modes

    dexistence : la virtualit et la ralisation 84. Le passage du mode virtuel au rel suppose la

    notion du devenir comme changement dun tat un autre85. Cest la perception qui est

    smiotisante et qui transforme le monde en monde d"objets".

    Ainsi, lobjet de la smiotique perceptive, dit Ouellet, est de faire voir [les] modes de

    donation comme modes de la sensibilit mise en discours. Les analyses et les rflexions qui

    suivent ont pour but de mettre au jour cet difice enfoui de lnonciation littraire, qui sancre

    dans le corps et lactivit des sens en mme temps quil trouve ses fondements dans le terreau

    de lespace et du temps, dont lexprience relve dune aisthsis la fois subjectale,

    phnomnale et historiale, o sprouve tensivement, motivement puis cognitivement, la

    construction ou la dconstruction de lego-hic-et-nunc86.

    Il est aussi signaler que sur le plan phnomnologique ainsi que sur le plan

    smiotique, la connaissance est fonde sur le "peru" et la dimension du savoir entre en jeu

    par nos sens surtout par la vision. Comme nous lavons dj remarqu, Paul Valry a dj

    considr ce phnomne.

    La chose perue dans les uvres de Valry, est tantt la langue, tantt le monde. Tous

    les deux sont lobjet de la littrature valryenne. Le regard ou limagination vise quelque

    chose quon peut appeler son contenu intentionnel, au sens phnomnologique de

    lexpression. La littrature valryenne est connaissances croises avec des sensations et des

    perceptions. Pour lui, le "moi" est considr la fois comme linstrument de la connaissance

    et du corps. Le corps joue en lui son rle au lieu dtre tout simplement un symbole dans

    lcriture dun systme car un corps qui se parle, forme un Je (C. VIII, p. 414). Valry

    souligne limportance du corporel vcu87 qui relve dune ontologie de la subjectivit

    corporelle : le corps des tres est le systme de rfrence de leurs actes et il est

    univers (C. IX, p. 7) et le corps sait des choses que nous ignorons. Et nous en savons quil

    ignore 88.

    partir de cette dfinition que Valry donne au corps, on pourrait avancer dans notre

    analyse : le corps est mesure des choses. Cest une dfinition (C. IX, 1923, p. 274, [C. 1,

    83 BARBARAS, Renaud (1994), La perception, p. 3.84 FONTANILLE, J., ZILBERBERG, Cl. (1998), p. 21.85 Cf. GREIMAS, A. J., FONTANILLE, J. (1991), p. 34.86 OUELLET, Pierre (2000), Potique du regard, Littrature, perception, identit, p. 32.87 Cest en 1922.88 VALERY, Paul, Tel Quel, Vie et mort , Paris, Gallimard, 1943, p. 347.

    34

  • p. 1317]). Le corps est toujours pour Valry la vraie rfrence de toute parole, elle rappelle

    lhomme ses limites. Notre connaissance, mon sentiment, a pour limite la conscience

    que nous pouvons avoir de notre tre, et peut-tre, de notre corps (C. 1, p. 1233). Ce qui est

    important encore, cest que grce des activits perceptives, notre corps est le sige des

    mcanismes cognitifs.

    Ainsi lide de P. Valry sapproche de celle des smioticiens. Selon Klinkenberg, la

    smiotique et la cognition sont troitement lies, parce que la structure smiotique

    lmentaire reflte exactement notre activit de perception 89. Et pour J. Fontanille, dans

    lexprience de la signification, le corps propre est la seule entit commune au moi et au

    monde ; et, dans la construction de la signification, lopration de la semiosis, le rabattement

    de lextroception sur lintroception, grce la mdiation du corps propre, permet la mise en

    relation dun plan de lexpression (dorigine extroceptive) et dun plan du contenu (dorigine

    introceptive) 90.

    Le sens peut ainsi prendre forme partir de la vision, lune des activits de la

    perception. La structure de luvre de Valry repose aussi dans son ensemble sur ce

    glissement de sens entre "vision", essence des choses, "langage" et "criture". Ainsi, ltude

    de ce que Valry donne voir au regard des personnages, narrateurs, nonciateurs, lecteurs

    implicites ou rels permet de traiter la manire dont il saperoit de quelque chose et se le

    figure, en se reprsentant son propre tat de sujet percevant en mme temps que lobjet peru

    comme corrlat de cet tat.

    Nous avons essay de montrer les rapprochements entre la rflexion valryenne et

    celle des smioticiens. Pour ces derniers, comme dailleurs pour les phnomnologues, ce qui

    est important dans la perception, cest dabord la dcouverte du rle fondamental du corps

    propre. Pour eux, le corps propre, ou bien le "Soi-corps", si on prend lexpression de J.

    Fontanille, est fondamentalement ouverture au monde. Mais le Corps-propre, dans son

    ouverture au monde, est aussi accueil de ce monde. Parce que le sentir merge de ce monde,

    sans pour autant que le monde soit sentant comme lest la chair du "Soi". Maintenant il nous

    faut savoir comment ils considrent le problme du monde naturel.

    3. Le monde naturel selon la phnomnologie et la smiotique

    89 KLINKENBERG, Jean-Marie (1996), Prcis de smiotique gnrale, p. 78.90 FONTANILLE, J. (2005), p. 21.

    35

  • Nous savons qu diffrentes occasions, Greimas a cit Maurice Merleau-Ponty

    comme lun des inspirateurs de sa thorie smiotique. En effet la phnomnologie merleau-

    pontienne a suggr la smiotique une mise en perspective fondamentalement processuelle

    du sujet et de lobjet. Mais lun des points cls de la phnomnologie de Merleau-Ponty est

    lambigut qui sy trouve maintenue entre le subjectif et lobjectif 91.

    Selon Merleau-Ponty, le monde est "dj-l", dans sa densit, son vidence, son

    monstrueux excdent , son irrductibilit notre imaginaire, et nos moindres sensations

    sont dj perception, sens, rsultat dun projet du sujet92. Greimas a repris cette problmatique

    dans De lImperfection o il note : limperfection apparat comme un tremplin qui nous

    projette de linsignifiance vers le sens 93.

    Pour la phnomnologie, le monde est toujours prsent avant toute rflexion. Cest une

    prsence incessible. Il faut dcrire le monde mais il ne faut pas lanalyser. Et ainsi percevoir

    nest pas "juger". Le sujet ne possde pas la loi de constitution du monde. Nous sentons une

    "faiblesse cognitive" devant le monde et la perception nous permet un accs direct la vrit,

    tandis que la philosophie nest pas le reflet dune vrit, mais elle essaie de sy approcher.

    Nous citons un passage de louvrage Le visible et linvisible dans lequel M. Merleau-Ponty

    revient sur la tche de la philosophie :

    Ce sont les choses mmes, du fond de leur silence, qu [e la philosophie] veut conduire lexpression. Si le philosophe interroge et donc feint dignorer le monde et la vision du monde qui sont oprants et se font continuellement en lui, cest prcisment pour les faire parler, parce quil y croit et quil attend deux toute sa future science. Linterrogation ici nest pas un commencement de ngation, un peut-tre mis la place de ltre. Cest pour la philosophie la seule manire de saccorder notre vision de fait, de correspondre ce qui, en elle, nous donne penser, aux paradoxes dont elle est faite ; de sajuster ces nigmes figures, la chose et le monde, dont ltre et la vrit massifs fourmillent de dtails incompossibles 94.

    Il semble que dans cette citation de Merleau-Ponty, lopposition soit entre lactif et le

    passif. La dynamique sujet-objet appartient essentiellement une logique de la rvlation.

    Cest--dire quen philosophie, on attend une rvlation de quelque chose qui ne concide ni

    avec le sujet ni avec lobjet. Cest les choses mmes .

    Merleau-Ponty impose un principe de la ralit dans Phnomnologie de la

    perception. Le monde naturel est l, il est prsent mais parfois avec des mystres et des

    opacits. Merleau-Ponty croit quune fois dtach de notre milieu affectif, le corps reste

    91 POZZATO, Maria Pia (1997), Larc phnomnologique et la flche smiotique , p. 61. 92 Cf. POZZATO, M. P. (1997), p. 61.93 GREIMAS, A. J. (1987), De limperfection, p. 99. 94 MERLEAU-PONTY, M. (1964a), pp. 18-19.

    36

  • capable dvoquer une pseudo-prsence travers lhallucination , et ainsi, on se place en

    marge du monde. Il affirme :

    Le peru est et demeure, en dpit de toute ducation critique, en de du doute et de la dmonstration. Le soleil se lve pour le savant comme pour lignorant et nos reprsentations scientifiques du systme solaire restent des on-dit []. Le lever du soleil et en gnral le peru est "rel", nous le mettons demble au compte du monde []. Le peru pris en entier, avec lhorizon mondial qui annonce la fois sa disjonction possible et son remplacement ventuel par une autre perception, ne nous trompe absolument pas. Il ne saurait y avoir erreur l o il ny a pas encore vrit, mais ralit, ncessit, mais facticit 95.

    On voit quil diffrencie nettement lhallucination de la perception. Par la suite, dans

    ce mme ouvrage, il essaie de vrifier les termes "sensation" et "perception". Il dfinit la

    sensation comme la perception "la plus simple"96. La sensation est une chose trs spciale,

    cest une sorte de "perception fusionnelle" du sujet avec lobjet, elle est entre limaginaire et

    le rel. Il compare les choses des "forces douces", qui ont besoin de circonstances

    favorables pour merger :

    La chose, le caillou, le coquillage, disi