socio anthropologie 53 5 facons anorectiques d etre au monde anorexie mystique et anorexie mentale

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Socio-anthropologie (1999) Médecine et santé : Symboliques des corps ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Jacques Maître Façons anorectiques d’être au monde : Anorexie mystique et anorexie mentale ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Jacques Maître, « Façons anorectiques d’être au monde : Anorexie mystique et anorexie mentale », Socio- anthropologie [En ligne], 5 | 1999, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 28 novembre 2015. URL : http:// socio-anthropologie.revues.org/53 Éditeur : Publications de la Sorbonne http://socio-anthropologie.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://socio-anthropologie.revues.org/53 Document généré automatiquement le 28 novembre 2015. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. © Tous droits réservés

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Page 1: Socio Anthropologie 53 5 Facons Anorectiques d Etre Au Monde Anorexie Mystique Et Anorexie Mentale

Socio-anthropologie5  (1999)Médecine et santé : Symboliques des corps

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Jacques Maître

Façons anorectiques d’être au monde :Anorexie mystique et anorexiementale................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'éditionélectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

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Référence électroniqueJacques Maître, « Façons anorectiques d’être au monde : Anorexie mystique et anorexie mentale », Socio-anthropologie [En ligne], 5 | 1999, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 28 novembre 2015. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/53

Éditeur : Publications de la Sorbonnehttp://socio-anthropologie.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur :http://socio-anthropologie.revues.org/53Document généré automatiquement le 28 novembre 2015. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'éditionpapier.© Tous droits réservés

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Façons anorectiques d’être au monde : Anorexie mystique et anorexie mentale 2

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Jacques Maître

Façons anorectiques d’être au monde :Anorexie mystique et anorexie mentale

1 Les recherches sur l’histoire de « l’anorexie » se multiplient à mesure que l’épidémiologiede « l’anorexie mentale » fait apparaître une extension de ce syndrome chez de nombreusesjeunes filles ou femmes des pays industrialisés. Un intérêt grandissant s’oriente vers les cas lesplus anciennement attestés. Dans la période récente, l’exploration des documents s’est étendueau Moyen Age et tend à prendre en compte « l’anorexie sainte1 ».

2 Par ailleurs, l’étiologie de l’anorexie mentale se trouve aujourd’hui associée, d’ordinaire,par les psychiatres à la préoccupation de se conformer aux idéaux esthétiques de minceur,motivation souvent alléguée par des anorectiques pour justifier le comportement alimentaireque l’entourage leur reproche. De ce fait, même les médecins se mettent à insister icisur la dimension culturelle2. Cependant, toute discussion sur l’anorexie mentale limiteson horizon si on commence par définir le syndrome à partir de la volonté qu’affirmel’anorectique « moderne » de se modeler sur la minceur3. On se borne alors à une perspectivecomportementaliste, où la motivation exhibée devient un critère de définition descriptive,donc superficielle. La weight phobia, en vogue depuis les années 1930, comme l’indicateurnécessaire et suffisant de l’anorexie mentale, prend une place centrale dans le DSM-III4,référence nosologique qui tend à s’imposer normativement aux psychiatres du monde entier.En revanche, les travaux historiques ne se polarisent pas de la même façon, ni les investigationspsychanalytiques. Il est même très stimulant de constater que la psychanalyse, en ouvrant surla signification de l’anorexie pour le sujet, permet une prise en compte de processus sociauxtrès variés qui concourent à modeler diversement cette façon d’être telle que la définissent cestableaux descriptifs.

3 Le rôle des conditions socio-économiques prend du relief avec une remarque générale  : lesyndrome ne se manifeste pas dans les populations en proie à la pénurie alimentaire. Dansles pays en voie de développement, il se borne aux couches sociales occidentalisées. Letableau motivationnel donnerait facilement à penser que nous sommes devant une façon d’êtretypiquement moderne5. N’y aurait-il pas là une illusion due à l’étroitesse de la définitionprise pour base de travail. Dans cette conjoncture, l’anthropologie historique vient donnerune nouvelle profondeur au paysage, notamment en étudiant la question de « l’anorexie-tout-court » dans le champ du christianisme ouest-européen dès le Moyen Age et la Renaissance.Il s’en dégage une périodisation6 et des conceptualisations éclairantes.

I. Sociohistoire d’un style de vie4  « Style » signifie ici à la fois une façon de vivre, son modelage par les institutions et les

catégories à travers lesquelles cette façon de vivre se trouve prise en compte dans les champsreligieux, médicaux, politiques…

De l’Antiquité chrétienne à la mystique affective féminine5 Du Ve au XIIIe siècle, l’extrême aversion pour la nourriture est imputée théologiquement

à l’intervention d’un être surnaturel, par une possession diabolique ou un miracle divin.Les très rares cas repérés pour le haut Moyen Age se présentent dans la paysannerie. Aucontraire, la mystique affective féminine va prendre son essor avec l’économie marchandeet dans les couches sociales qui promeuvent celle-ci. A partir du XIIe siècle la montée dela mystique affective féminine vient sacraliser une façon anorectique d’être au monde7. Laproposition ecclésiale d’investissement sur Jésus comme Dieu fait homme aimant et souffrantouvre une voie réputée légitime pour réaliser une façon anorectique d’être au monde. Dansbien des cas, la personne finit par être placée sur le piédestal de la sainteté canonisée. Le

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cortège des phénomènes extraordinaires allégués par l’hagiographie comporte notammenttrois transfigurations mythiques du corps (presque toujours féminin)  : la stigmatisation  (reproduction des plaies de la Passion sans intervention d’une cause «  naturelle  »),l’inédie (vivre de nombreuses années sans ingérer d’autre aliment que l’Eucharistie) etl’incorruptibilité miraculeuse du cadavre.

Un processus de sécularisation6 De la Renaissance au XVIIIe siècle, la clinique médicale commence à réaliser des observations

plus méthodiques, bien que le regard d’une science balbutiante se laisse encore éblouir parle merveilleux, avec le thème de l’anorexia mirabilis, voire de l’inedia prodigiosa. D’unefaçon analogue, le XVIIe  siècle voit s’amorcer la désacralisation de la sorcellerie (reverséeprogressivement dans le domaine réservé aux magistrats et aux médecins). Le discoursreligieux lui-même va être entrainé par la sécularisation du questionnement sur l’anorexie. Parexemple, si le tableau de l’expérience mystique évoque fréquemment l’inédie comme signedu surnaturel exprimé en langage du corps, la pensée ecclésiastique va subir une mutation dèsle début du XVIIIe siècle. Devant les progrès des observations médicales, le cardinal ProsperLambertini (futur pape Benoît  XIV) fait appel à l’Académie des sciences de Bologne pourpréparer son livre De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione, qui allait êtrepublié de 1734 à 1738. Il obtenait en réponse un mémoire du Dr Beccari, dont il retenait laposition. Ses conclusions ont été résumées par le jésuite britannique Herbert Thurston8 :

 « La simple continuation de la vie, quand nourriture et boisson sont supprimées, ne peut êtretenue à coup sûr comme dû à des causes surnaturelles9. »

7 Comme on le voit, ces auteurs n’écartent pas l’idée d’une inédie réelle résultant uniquementde causes naturelles, de nature pathologique.

8 La sécularisation n’affecte pas seulement le regard religieux et/ou médical  ; l’anorexieelle-même se différencie10. En effet, les «  saintes jeûneuses  », c’est-à-dire les mystiquesanorectiques,

 «  (...) préparent, malgré leur maintien de la référence ascétique et mystique, la laïcisation, lasécularisation du jeûne extraordinaire que vont accomplir leurs puînées laïques du seizième siècle :au seizième siècle parce qu'ère de sécularisation des comportements, en pays rhéno-flamand,parce qu'aire par excellence de la piété laïque, laïcisée, puis de la laïcisation de la piété, descomportements de piété, depuis deux siècles déjà. L'inedia des jeûneuses du seizième sièclerhéno-flamand part de là pour mener le processus à son terme  : la sécularisation achevée ducomportement de jeûne, le « refoulement » de sa signification religieuse, en réalisant un modèlede comportement qui va diffuser de façon centrifuge au cours des trois siècles suivants ».

9 Dès lors, la voie est ouverte pour les nombreuses fasting girls anglo-saxonnes venues dans lesillage de Martha Taylor (adolescente anglaise, du Derbyshire, anorectique célèbre à l’âge dedix-neuf ans, en 1668-166911) et de Miss Duke (qu’observera Richard Morton une vingtained’années plus tard, en 1689). Des faits analogues se répandent hors du monde britannique.

10 Au point où se trouve aujourd’hui la conjoncture des recherches, le moment est venu de seposer la question de la genèse sociohistorique du style de vie que constitue « l’anorexie ». Uneorientation de travail a été suggérée par un psychiatre, Didier Guillet :

  «  Ces continuités permettent de reconstituer une sorte de généalogie de l'anorexie mentalearticulée autour du point nodal que représente la jeûneuse prodige du seizième siècle : en héritantde la sainte du quinzième siècle dont elle sécularise le comportement, dont elle hérite tout saufla référence ascétique et mystique explicite, elle transmet à ses propres héritières une techniquespécifiquement chrétienne du corps, un usage foncièrement religieux, chrétien en l'occurrence, ducorps, dissimulé désormais derrière une double tradition, une double problématique :

– “psychogénétiqueî ”, celle de l'imposture : celle du diable, puis celle de la femme dont on saitassez que l'essentielle fallacité se réalise complètement dans l'hystérie, la grande mimeuse ;

– “organogénétique”, celle de la consomption, de la phtisie, de la cachexie, de l'hypopituitarisme...L'âge victorien voit la confluence de ces deux problématiques dans le concept de cachexiehystérique, d'anorexie mentale. Leur débat continue à encombrer tout le champ du discours savantet à nous faire méconnaître que ce jeûne extraordinaire qu'est l'anorexie mentale pourrait bienêtre aussi un tour que nous joue une corporéité demeurée chrétienne à notre insu. Et, en effet,

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héritière de la sainte, l'anorectique lui ressemble parfois diablement, jusque dans l'obéissance dedétail à des prescriptions canoniques que non seulement elle ne revendique le plus souvent pas,mais qu'elle ignore12 ! »

11 Le questionnement se déplace ainsi vers une dialectique entre la sécularisation des contrôlesinstitutionnels (notamment ecclésiastiques et médicaux) sur l’anorexie et la sécularisationdu vécu subjectif des anorectiques. La définition même de l’anorexie mentale commemaladie n’empêchera pas l’anorexie mystique de continuer jusqu’à nos jours hors de touteintrusion médicale, par exemple dans le cas assez récent d’Edith Challan-Belval, épouse Royer(1841-1924), tenue par l’épiscopat français pour la confidente du Sacré-Cœur.

II. Problématiques12 Je ne retracerai pas ici le développement des orientations psychodynamiques et

psychanalytiques, fort bien exposés par Evelyne Kestemberg, Jean Kestemberg et SimoneDecobert dans La Faim et le corps13. Pour construire la dimension psychanalytique dema démarche, je m’appuierai sur cet ouvrage ainsi que, plus fondamentalement, sur lestravaux de Ginette Raimbault14. Les recherches consacrées par cet auteur à l’anorexie mentales’écartent de toute préoccupation nosologique, car il ne s’agit pas de psychiatrie. Dans lafaçon anorectique d’être au monde, le plaisir découle d’une mortification des besoins et d’uneabsolutisation du désir, à la recherche d’une pureté absolue. Le noyau se trouve constitué parle refus d’assumer l’apanage des femmes pour la transmission de la vie. Ginette Raimbault yvoit la pulsion de mort se manifester à l’extrême, souvent en rapport avec des défunts dontle deuil n’a pas pu être fait dans la famille et avec un manque de projets vivifiants investispar la mère sur l’enfant. La fille se trouverait dès lors instrumentalisée, non reconnue commesujet désirant.

13 D’une façon générale, sous l’éclairage de la psychanalyse, un des principaux traits distinctifsde l’anorexie apparaît constitué par l’appel à une image idéale de soi pour rejetercorporellement ce qui est propre aux femmes dans la transmission de la vie. Si on incorpore àla définition du syndrome une image idéale propre à une culture particulière – par exemple laminceur – on restreint a priori le champ15. Il faut donc laisser ouverte cette question du choixde l’image idéale, qui se trouve en fait largement modelée par des processus sociohistoriqueset par des histoires familiales. L’anorexie mystique prend alors toute sa place dans la variétédes anorexies, d’autant plus que celles-ci permettent des virtuosités ascétiques qui constituentune dimension religieusement valorisée du cheminement spirituel.

14 Les auteurs de La Faim et le corps formulent une synthèse de leur position psychanalytiquesur l’anorexie « mentale » comme rassemblant :

 «  (...) une mégalomanie secrète constamment agissante à l’ombre de l’état pitoyable du corpsmalmené, dont le plaisir se concentre dans l’ivresse muette de la faim recherchée, pourchassée etretrouvée, mais se ramifie aussi dans le vertige de la domination “de la bête par le cavalier” (labête étant le corps et ses besoins, maîtrisés par le sujet) et de tous ceux qui, par leur attentionmaladroite, pensant s’adresser au cavalier, sont entendus comme ne s’intéressant qu’à la bête.Sont simultanément présents et agissants :

– un vécu archaïque de fusion refusée par la mégalomanie, et le rejet du corps que ce refuscommande ;

– la satisfaction perverse trouvée dans ce refus et le maniement d’autrui qui lui est inhérent ;

– le plaisir retrouvé au sein du corps, dans la faim elle-même, après le détour par le fonctionnement“désincarné” de la motricité et de la pensée16. »

15 Les anorectiques se donnent souvent à des idéaux sociaux investis dans le registre de l’absolusur un mode sacrificiel. Quand il s’agit d’idéaux institutionnalisés par l’Eglise, le vécumystique semble constituer à cet égard une sorte de voie royale ouverte devant le destin despulsions chez certaines anorectiques.

16 A partir de la synthèse citée plus haut, formulée par les auteurs de La Faim et le corps, on peutsans doute pointer ici un élément central dans l’origine chrétienne de l’anorexie de la façondont l’Eglise régule sa position dualiste sur l’âme et le corps. En effet, chez l’anorectique,il s’agit d’une volonté forcenée de dominer le corps en le réduisant à celui d’un bébé

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maltraité, pour accéder à la jouissance d’une idéalisation toute-puissante. La reconstructionpsychanalytique de ce vécu ne se place pas obligatoirement dans une métaphysique lui donnantune portée universelle et intemporelle. La subjectivité comporte, elle aussi, une histoire, voiredes genèses sociohistoriques.

III. Façons anorectiques d’être au monde17 Dans mon livre Mystique et féminité17, j’ai introduit deux concepts centraux  : la façon

anorectique d’être au monde et l’anorexie mystique  ; celle-ci correspond à l’expérience dela mystique affective féminine catholique. La médicalisation de l’anorexie « mentale » seprésente dans un tout autre contexte, où l’anorexie est stigmatisée et traitée en tant que maladie.« Anorexie » désigne, pour moi, une façon particulière d’être au monde, non une maladie. Eneffet, la place que lui donne la société dépend des références idéologiques et institutionnelles,comme on le voit bien dans le cas où elle se trouve radicalement valorisée au titre desperformances religieuses. Je me suis donc attaché à une clinique de l’anorexie sacraliséedepuis huit siècles par l’Eglise catholique dans le cadre de la mystique affective féminine. Laquestion finale sera de savoir si cette dimension religieuse ne reste pas latente dans l’anorexie«  moderne  », bien que méconnue des sujets, des psychiatres et des psychanalystes eux-mêmes. Mais il faut d’abord envisager plus précisément l’étape précédente, celle de l’anorexiemystique, où la rupture de la lignée féminine dans la transmission de la vie prend une tournurereligieuse.

 « Pour la sainte anorectique, la possession par Dieu et de Dieu est essentielle afin de résoudre cedilemme terrestre : la conquête de sa complète autonomie. La jeune fille devient l’arbitre d’unerelation directe et personnelle avec Dieu qui, non seulement lui offre le salut dans l’autre monde,mais l’en libère, la libère de sa famille, de sa fratrie et même de ses confesseurs – de ce et ceuxqui entendent lui signifier contre sa volonté ce qu’elle doit faire, comment le faire, ou ce qui ade la valeur18. »

L’anorexie mystique18 Le cas de Marie Guyart est d’autant plus éclairant qu’elle est devenue la figure majeure

de l’histoire religieuse du Québec, avec tous les traits les plus spectaculaires de l’anorexiemystique, sans que ses biographes aient relevé la dimension anorectique de son personnage,malgré des restrictions alimentaires qui stupéfiaient sa famille. Dès l’âge de dix-neuf ans,Marie avait perdu son mari et se retrouvait seule avec un enfant de six mois. Comme bien desveuves qu’on retrouve engagées dans l’aventure mystique, elle avait manifesté dès sa pubertéla volonté de ne pas assumer l’apanage des femmes dans la transmission de la vie. Elle s’étaitlaissée marier uniquement par obéissance à ses parents, avec la volonté affirmée d’entrer enreligion si son époux venait à mourir. Elle n’avait jamais embrassé ou câliné son bébé afin,dit-elle, qu’il supporte mieux la perte de sa mère le moment venu, car elle était décidée àl’abandonner aussitôt que possible pour entrer au couvent, ce qu’elle fit alors qu’il avait onzeans. Elle avait accepté d’être mère uniquement dans l’espoir que son fils serait prêtre – doncne transmettrait pas la vie – et s’engagerait à son tour dans la vie mystique.

19 Du vivant de Marie et encore  jusqu’à notre époque, l’abandon de son enfant a été loué par lesinstances ecclésiastiques comme signe de perfection spirituelle. En effet, l’abandon d’enfantse rencontre à maintes reprises chez les mystiques devenues veuves après avoir procréé. Jementionnerai ici trois cas célèbres du XVIIe siècle : Jeanne de Chantal († 1641), Marie Guyartet Jeanne-Marie Guyon († 1717). Jeanne abandonne son fils Celse-Bénigne (qui sera le pèrede Mme de Sévigné) en 1610 ; Marie se sépare de son fils en 1631 ; Jeanne-Marie renonceraà ses prérogatives maternelles quelques décennies plus tard. Jeanne a été canonisée. Jeanne-Marie accède de nos jours à la reconnaissance de son authenticité mystique majeure, mêmechez les théologiens catholiques ; Marie a déjà passé le cap de la béatification en 1980.

L’anorexie mentale20 La distinction entre anorexie mystique et anorexie mentale prend une tournure particulière

quand on voit maints admirateurs de Simone Weil, officiellement déclarée morte de sesrestrictions alimentaires, se refuser à reconnaître chez leur héroïne le tableau de l’« anorexie

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mentale ». Pourtant, sa façon anorectique d’être au monde – diagnostiquée comme « anorexiementale » de son vivant par le Dr Louis Bercher, puis par les médecins de l’hôpital anglaisoù on tentera de la soigner en phase terminale – ne se trouvait pas animée par l’entrée dans lalignée de la mystique affective féminine catholique. Elle n’en aura adopté que certains traits,voulant à tout prix sauvegarder la volonté de s’originer de soi-même, sans adhérences sociales.Elle refusait en bloc les conditions institutionnelles de la mystique catholique. Il ne suffitpas de rester farouchement vierge, de maltraiter son corps et de se haïr soi-même pour entrerdans la voie de l’anorexie mystique, y compris si on est modelé par l’héritage d’une anorexiemystique sécularisée.

21 Le parcours qui passe de la philosophie grecque classique à l’héritage du monothéisme a vuDieu se distinguer de l’univers et l’homme cesser de n’être qu’un fragment de l’univers. Lesêtres humains ne seront plus les jouets d’un destin décidé par les dieux. Le sujet émerge, lesrelations des hommes avec Dieu tracent une histoire, l’expérience mystique tente d’établiravec Dieu un dialogue de Je à Tu, de sujet à sujet19. Rejetant viscéralement la judéité transmisepar la lignée féminine dont elle se trouve issue, Simone prend en horreur l’avènement dumonothéisme. C’est pourtant au Christ lui-même qu’elle rapportera une émotion, proche d’uneextase, qui l’envahit un jour d’automne 1938, alors qu’elle était en proie à une céphalée trèsdouloureuse :

 « Une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d’un être humain. »

 « Dans cette soudaine emprise du Christ sur moi, ni les sens ni l’imagination n’ont eu aucunepart ; j’ai seulement senti à travers la souffrance la présence d’un amour analogue à celui qu’onlit dans le sourire d’un visage aimé. (…) Dans mes raisonnements sur l’insolubilité du problèmede Dieu, je n’avais pas prévu la possibilité de cela, d’un contact réel, de personne à personne, ici-bas entre un être humain et Dieu. »

22 Dès lors, Simone transite d’une «  mystique  » spéculative platonicienne à une expériencebeaucoup plus proche de la mystique affective féminine. Tel est son nouveau cap dans sanavigation vers le christianisme, terre promise où elle n’arrivera jamais à prendre pied. Ellen’aura pas quitté vraiment les rivages de l’anorexie mentale.

23 Parmi les diverses façons anorectiques d’être au monde, je me suis centré sur l’anorexiemystique et l’anorexie mentale. Dans le premier type, les traits « anorectiques » sont validéscomme signes d’une virtuosité spirituelle merveilleuse  ; dans le second, ils se trouventdisqualifiés comme symptômes de déviances mentales pathologiques (ce qui classe l’anorexiementale dans la nosographie des maladies). L’apparition du second type constitue, dans unecertaine mesure, un avatar du premier, mais les deux lignées coexistent ensuite jusqu’à nosjours, au point que les hagiographes présentent, de telle ou telle mystique récente (commeEdith Challan-Belval), une image où ils n’ont même pas idée qu’un médecin reconnaîtrait letableau des symptômes de « l’anorexie ». Inversement, on trouve des recherches psychiatriquesrécentes sur l’incidence de l’anorexie mentale dans certaines catégories de population(danseuses20, marathoniennes21…). Dans ces cas-là, peut-être faudrait-il s’interroger sur unéventuel processus d’adaptation paradoxale  : la façon anorectique d’être au monde nes’investirait-elle pas quelquefois dans des activités artistiques ou sportives exigeant un modede vie rigoureusement ascétique et une discipline corporelle très contraignante ?

24 En poussant l’exploration sur la lancée de la psychanalyse sociohistorique, nous devons garderà l’esprit trois sortes de limitations, du côté, respectivement, de la médecine, de l’anthropologiehistorique et des particularités françaises pour l’abord de l’anorexie.

25 A propos de l’anorexie, il serait absurde de récuser la médecine pour voir dans lapsychanalyse une clef d’or qui ouvrirait toutes les portes, même en s’appuyant sur lesmoyens de la sociohistoire. L’interdisciplinarité entre sciences humaines (psychanalyse,sociologie, histoire) peut utilement s’articuler avec le médical, notamment dans le champ dit« psychosomatique ». Pour prendre un seul exemple à titre de comparaison, les recherchessur le « nanisme psycho-social » ont démontré que la relation mère-enfant pouvait influencerradicalement la croissance de l’enfant, y compris en modifiant la sécrétion de l’hormone decroissance. Les processus socio-culturels et psychanalytiques à l’œuvre dans l’anorexie nesont évidemment pas déconnectés de la biologie, comme on le voit très simplement en relevant

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leur prévalence dans le sexe féminin et leurs effets catastrophiques sur le métabolisme. Ils n’enrestent pas moins consistants et essentiels avec leurs propres exigences épistémologiques.

26 La méthode que j’ai appelée « psychanalyse sociohistorique » introduit un décalage par laprise en compte des processus sociohistoriques qui concourent à la formation du sens dansles conditions où le discours est élaboré. L’hypothèse présentée ici est cohérente avec le faitque l’anorexie mentale s’observerait uniquement dans les pays industrialisés et dans la frangeoccidentalisée des pays en voie de développement22. Toutefois, la façon anorectique d’êtreau monde ne se trouve pas exclusivement en Europe occidentale au Moyen Age. De plus, ilfaudrait examiner très précisément la place propre à chaque religion monothéiste (judaïsme,islam, christianismes) aussi bien que les modalités spécifiques de l’anorexie religieuse non-chrétienne ; par exemple avec le cas de Tan Yangzi (1558-1580), jeune anorectique chinoisequi trouva une légitimité retentissante dans des références religieuses confucéenne et taoïste23,et celui d’anorectiques possédées par des rab et traitées il y a une quarantaine d’années par lavoie traditionnelle du Ndöp au Sénégal24.

27 La France a été de longue date un pôle dans l’exploration de la dynamique psychiqueà propos de l’anorexie. Au surplus, le rapprochement que j’opère entre psychanalyse etanthropologie historique en référence à l’histoire de la spiritualité répond évidemment à unefaçon typiquement française d’aborder aujourd’hui les investigations sur l’anorexie. Nousne pouvons pas sauter à pieds joints par dessus nos déterminations sociohistoriques, maisseulement les prendre en compte pour relativiser notre point de vue et voir en celui-ci unecontribution au débat dans la communauté scientifique internationale, l’« Internationale destravailleurs de la preuve » comme aimait à l’enseigner Gaston Bachelard.

Notes

1  Telle est l’expression retenue par l’historien américain Rudolf M. Bell pour son livretrès marquant Holy anorexia (1987)  ; traduction française  : L'Anorexie sainte. Jeûne etmysticisme du Moyen Age à nos jours, Paris, PUF, 1994. Sa collègue Caroline Bynum apublié de son côté un ouvrage également important, intitulé Holy Feast and Holy Fast (1987) ;traduction française : Jeûnes et festins sacrés. Les femmes et la nourriture dans la spiritualitémédiévale, Paris, Les Editions du Cerf, 1994. Du côté des psychanalystes, on trouve deschapitres sur Catherine de Sienne et sur Simone Weil dans l’ouvrage de Ginette Raimbaultet Caroline Eliacheff, Les indomptables. Figures de l’anorexie, Paris, Odile Jacob, 1988. Ducôté des médecins, les études se multiplient. Voir, par exemple, E. Pewzner-Apeloig, « Ascèsecontemporaine, anorexie mentale et postmodernité », Annales médico-psychologiques, 156,2, pp. 97-107  ; Tilmann Habermas, « Historical Continuities and Discontinuities BetweenReligious and Medical Interpretations of Extreme Fasting. The Background to GiovanniBrugnoli’s Description of Two Cases of Anorexia Nervosa in 1875 », History of Psychiatry,1992, 3, pp. 431-455.2 Voir, par exemple, Anne Guillemot et Michel Laxenaire, Anorexie mentale et boulimie. Lepoids de la culture, Paris, Masson, 1997.3 Ce que fait Tilmann Habermas dans son article « In Defence of Weight Phobia as the CentralOrganizing Motive in Anorexia Nervosa : Historical and Cultural Arguments for a Culture-Sensitive Psychological Conception », International Journal of Eating Disorders, 19, 4, 1996,pp. 317-334. L’auteur expose et discute les divers points de vue qui se sont affirmés depuisune quinzaine d’années dans la littérature médicale anglo-saxonne.4 Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, American Psychiatric Association.5 Je laisse de côté ici la question des grèves de la faim, le plus souvent masculine, et quisemblent de tradition anglo-saxonne à l’origine. Le cas le plus retentissant dans les premièresdécennies du XXe siècle ne manque pas d’une note religieuse, puisqu’il s’agit de la grèveentreprise en 1920 par Terence MacSwiney, maire catholique de Cork (Irlande), dans la prisonde Brixton où il avait été jeté par les Anglais à la suite du soulèvement irlandais ; il mourutau bout de soixante-quatorze jours.6 Petr Skrabanek, « Notes Towards the History of Anorexia Nervosa », Janus, 70, 1983, pp.109-128.

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Façons anorectiques d’être au monde : Anorexie mystique et anorexie mentale 8

Socio-anthropologie, 5 | 1999

7  J’ai argumenté en détail dans ce sens avec mon livre Mystique et féminité. Essai depsychanalyse sociohistorique, Paris, Cerf, 1997.8 H. Thurston, Les Phénomènes physiques du mysticisme, Monaco, Rocher, 1986. Cet ouvrageest composé d’articles publiés en anglais par Herbert Thurston entre 1919 et 1938, réunis enlivre posthume par le P. Crehan (1951). Je ne sais pas à qui est dû le titre du chap. XV ; lelibellé est manifestement inspiré par la grève de la faim du maire de Cork (1920). La premièretraduction française a paru en 1961, chez Gallimard.9 Thurston, p. 460.10 Des remarques très stimulantes ont été formulées sur ce point par Didier Guillet, « Lajeûneuse chrétienne. 1) Généalogie de l’anorexie », Revue française de psychiatrie, 4 (avril1985), pp. 7-10. La citation suivante provient de cet article, dont la seconde partie, annoncéesous l’intitulé « Le corps chrétien de l’anorectique », n’est, malheureusement, jamais parue.11  Un état de la question a été dressé par Joseph A. Silverman, «  Anorexia Nervosa inSeventeenth-Century England as Viewed by Physician, Philosopher and Pedagogue. AnEssay ».12 Guillet, op cit.13 E. Kestemberg, J. Kestemberg, S. Decobert, Paris, PUF, 1972, pp. 13-41.14  Ginette Raimbault, Clinique du réel. Aux frontières du médical, Paris, Seuil, 1982  ;Raimbault et Eliacheff, op. cit.15 Ce que fait Habermas, op. cit.16 Kestemberg, Kestemberg et Decobert, op. cit, pp. 231-232.17 Maitre, op. cit.18 Bell, op cit. p.96.19  Je m’inspire ici d’un travail encore inédit dû au psychanalyste Jacques Sédat, «  Laproblématique du sujet ».20  M. J. Maloney, «  Anorexia Nervosa and Bulimia in Dancers. Accurate Diagnosis andTreatment Planning », Clinical Sports Medicine, 2, 1983, pp. 459-555.21 Lindsay M. Weight et Timothy D. Noakes, « Is Running an Analog of Anorexia ? A Surveyof the Incidence of Eating Disorders in Female Distance Runners », Medicine and Science inSports and Exercise, 19, 3, 1987, pp. 213-217.22 Voir, par exemple, T. Buchan et L. D. Gregory, « Anorexia nervosa in Black Zimbabwe»,British Journal of Psychiatry, 14, 1984, pp. 326-330. Il y a de toute façon un accordassez général entre les publications épidémiologiques sur cette question. Reste à savoir sice consensus ne traduit pas les effets d’une définition très occidentale et «  moderne  » del’anorexie.23 Ann Waltner, T’an-Yang-tzu et Wang Shih-chen : « Visionary and Bureaucrat in the LateMing », Late Imperial China, 8, 1 (juin 1987), pp. 105-133. La translittération « Tan Yangzi »est celle qu’ont codifiée aujourd’hui les sinologues.24 Andras Zempleni, « La dimension thérapeutique du culte des rabs-Ndöp, turu et samp. Ritesde possession chez les Lebous et les Wolofs », Psychopathologie africaine, 2, 1966, p. 3.

Pour citer cet article

Référence électronique

Jacques Maître, « Façons anorectiques d’être au monde : Anorexie mystique et anorexie mentale »,Socio-anthropologie [En ligne], 5 | 1999, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 28 novembre2015. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/53

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