stcherbatsky et rosenberg traduit par michel hulin
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Fédor Stcherbatsky et Otton Rosenberg : la méthode comparative en bouddhologie1
Les noms de Fédor Stcherbatsky (1866-1942)2 et de son élève, Otton Rosenberg (1888-
1919) sont étroitement associés dans l'histoire de l'orientalisme russe3. Mais leurs destins
respectifs, bien qu'entremêlés, apparaissent paradoxalement opposés sous certains rapports. Le
maître était un savant de réputation mondiale, auteur de nombreux travaux en différentes
langues, académicien, fondateur d'une école de recherche. Il vécut longtemps et mourut, comme
l'a dit le poète, "dans son lit" à l'âge de 76 ans. (La "machine de mort" stalinienne, elle-même, ne
put avoir raison de lui mais il est vrai qu'elle se "rattrapa" sur ses élèves et collaborateurs4). Ce
fut là chose rare, pour les gens de son origine et de son niveau d'éducation, à l'époque du
stalinisme et de la seconde guerre mondiale. Quant à son élève, les paroles de l’academicien
Serguei Oldenbourg s'appliquent tout à fait à lui :"C'est une impression sinistre qui assaille ceux
qui s'occupent de l'histoire de la science en Russie : des débuts audacieux, des pensées
profondes, des talents rares, des esprits brillants, ainsi qu'un labeur minutieux et acharné, tout
cela se trouve à profusion. Mais on est aussitôt obligé de constater comment tout cela part en
lambeaux : de longues séries de "premières éditions", de tomes "premiers" qui n'ont jamais eu de
successeurs, de vastes pensées comme figées en chemin, des montagnes de manuscrits inachevés
1 Ceci est la version française d'un article publié initialement en russe : Lyssenko V.G., "Stcherbatsky et Rosenberg : la méthode comparative. Portrait double sur le fond d'une époque. - Travaux de l'école anthropologique russe. Fasc. 4, vol. 2. Moscou: Editions RGGU, 2007, p. 100-139.2 Voir sur sa biographie et ses travaux: http://www.orientalia.org/article425.html3 Je tiens à exprimer ma reconnaissance à mes collègues Y.V. Vasilkov, T.V. Ermakova et E.P. Ostrovskaya, ainsi qu'à A.A. Vigasin, pour leurs précieuses réflexions et remarques en relation avec le thème du présent article.4 En 1937 fut fermé le "Cabinet indo-tibétain" fondé et dirigé par lui. On interrompit la série internationale de publications, la “Bibliotheca Buddhica” dirigeait par lui. Ses élèves et colla-borateurs furent arrêtés et ils disparurent dans les geôles staliniennes. De précieux manuscrits contenant des traductions et des recherches sur les textes bouddhiques échouèrent dans les ar-chives du NKVD. Parmi les victimes de la répression figure l'indologue et mongolisant An-dreï Ivanovitch Bostrikov, brillant élève de Fédor Hyppolitovitch et auteur de divers travaux sur les bouddhismes tibértain et mongol. On peut encore citer d'importants indologues et tibé-tologues, également formés auprès de Fédor Hippolytovitch, comme Alexandre Mikhailovitch Mervart (1884-1932), Badsar Baradiinovitch Baraïdin (1878-1932), Mikhail Isralevitch Tou-byansky (1893-1943), Mikhail Serguéevitch Troïtsky (1901- ?), Boris Vassilevitch Semitchov (1900-1981). Voir: Biobibliographitcheskii slovar vostokovedov, 2003.
et qui n'ont pas connu l'impression. Un immense cimetière de commencements inaboutis, de
rêves non réalisés"5.
La courte vie de Rosenberg apporte à ces propos une amère confirmation. Docteur ès-
sciences "pour cinq minutes" - ce titre lui fut décerné en 1918, le jour même où parut le décret
des autorités soviétiques abolissant les titres académiques - il périt à 31 ans, au plus fort de la
guerre civile (le moment et les circonstances de sa mort ont donné lieu jusqu'à une date récente à
une foule de suppositions et d'affabulations6). Nous ne savons même pas quelle allure il avait.
Récemment, on a découvert une seule photographie de lui en uniforme de lycéen. Au cours de
sa brève carrière scientifique il eut néanmoins le temps de publier quelques articles, tant
spécialisés que de vulgarisation7 , deux dictionnaires8 ainsi qu'une monographie : "Problèmes de
philosophie bouddhique" (Problemy bouddhiiskoï philosophii. Petrograd 19189), présentée
comme la seconde partie d'une trilogie qui ne vit jamais le jour.
Mais peut-on réellement confronter et comparer ces deux savants : d'un côté, un tableau
achevé jusque dans le moindre détail, de l'autre une simple esquisse ? Entre les "poids" respectifs
de ces deux oeuvres, ou entre leurs degrés de "réalisation", la différence n'est-elle pas trop
5 S.F.Oldenbourg, "A la mémoire de Vassili Pavlovitch Vassilev et de son oeuvre bouddhologique" (Pamyati Vasilya Pavlovitcha Vacilieva i ego troudax po bouddhismou). Allocution prononcée lors de la session solennelle de l'Académie des sciences de Russie, le 5 Mars 1918, texte cité d'après Ermakova 1998, p. 287.6 La date officielle de sa mort, telle qu'elle figure dans la majorité des publications à savoir celle du 26 Septembre 1919, ne permettait pas de rendre compte de certaines autres circonstances de sa vie, par ailleurs bien connues. Et cela a été à l'origine de diverses légendes. Selon l'une d'elles, Rosenberg aurait survécu et se serait rendu on Extrême-Orient où il aurait péri, victime du typhus. Sur les données les plus récentes relatives à la mort de Rosenberg, voir Laenemetz 2000, p. 66-71. Selon lui, Rosenberg disparu le 26 Novembre 1919 à Tallin.7 "Le Bouddhisme contemporain et sa vision du monde" (O mirosozertsanii sovremennogo bouddhisma na Dalnem Vostoke) (conférence donnée à St Petersbourg en 1919, dans le cadre d'une exposition bouddhique).Voir Rosenberg 1991, p. 17, n. 14.8 Le premier est un dictionnaire des caractères chinois ordonnés selon un système inventé par Rosenberg : "Arrangement of Chinese Characters according to an alphabetical system with Japanese Dictionary of eight thousand characters and List of twenty-two thousand characters by O. Rosenberg. Tokyo, 1916, Kobunsha. Le second est un corpus rassemblant les termes bouddhiques philosophiques, religieux et relatifs à l'histoire des religions en chinois, japonais, sanskrit et pâli : A Survey of Buddhist Terms and Names, arranged according to Radicals with Japanese Readings and Sankrit Equivalents, supplemented by addition of Terms and Names, relating to Shinto and Japanese History, Tokyo, 1919, ainsi que deux articles en langue japonaise. Alexander Ignatovitch se réfère à ces derniers dans une note de sa Préface aux Oeuvres de Rosenberg, voir: Rosenberg 1991, p. 17, n. 14.9 Republié dans Rosenberg 1991.
grande ? Certes, l'un a suivi son chemin jusqu'au bout alors que l'autre n' a fait que se mettre en
route. L'un est passé par tout un développement au cours duquel ses vues, ses conceptions ont
évolué tandis que l'autre a tout juste eu le temps de se faire connaître. Mais lorsqu'une esquisse
est l'oeuvre d'un peintre génial, elle peut aussi être un chef-d'oeuvre. La "déclaration inaugurale"
de Rosenberg était si brillante et prometteuse que les écrits laissés par lui, même relativement
peu volumineux, nous autorisent à le considérer comme un savant éminent ayant apporté quelque
chose à la bouddhologie, et non simplement comme le continuateur talentueux de l'oeuvre de son
maître10. De plus, il est arrivé au maître de se mettre lui-même à l'école de son élève. Dans son
travail "La conception centrale du bouddhisme et la signification du terme "dharma11",
Stcherbatsky fait souvent référence à Rosenberg et à son analyse de la théorie bouddhiste des
dharma ou éléments composant le flux du devenir12;
L'objet de cet article s'avère constituer un point de divergence notable entre le maître et
l'élève, encore que nous ne disposions d'aucun document écrit qui témoigne de leur querelle à cet
propos. Il est ici question de la méthode comparative ou, plus exactement, des rapprochements
avec la philosophie occidentale susceptibles d'être opérés à la faveur d'une étude de la pensée
bouddhique. De chercheurs13 ont souligné la contribution de Stcherbatsky au développement de
la philosophie comparée, et parmi eux V.K. Shokin qui considère - à juste titre selon moi - la
méthode comparative comme un élément incontournable de la vision historico-philosophique du
bouddhologue russe14. L'attitude réservée, pour ne pas dire négative, de Rosenberg envers les
parallèles avec la philosophie occidentale n'a pas connu du tout la même popularité. Cependant,
aux yeux de nombreux admirateurs de son oeuvre, c'est là précisément où le jeune érudit se
distingue avantageusement de son illustre maître15.
10 La contribution de Rosenberg à la compréhension et à l'étude scientifique de la philosophie bouddhique a fait l'objet d'une étude exhaustive par A.M. Pyatigorsky (voir Pyatigorsky 1971).11 The Central Conception of Buddhism and The Meaning of the Word “Dharma”. By Th. Stcherbatzky, Ph.D., Professor in the University of Petrograd, Member of the Academy of Science of Russia. pp. xvi, 112. London: Royal Asiatic Society, Prize Publication Fund, Vol. VII, 1923.12 Voir Stcherbatsky 1988, p. 112-198.13 Vassilkov 198914 Shokin, 1998, p. 10. 15 A. Pyatigorsky - qui tient en haute estime l'oeuvre de Rosenberg - écrit à propos de Stcherbatsky :"F.I. Stcherbatsky n'a jamais pu se hausser à un point de vue pleinement indépendant. De tous les bouddhologues qui ont abordé le bouddhisme à partir de la culture européenne il a été sans conteste le plus productif. Les parallèles dressés par lui (par exemple, entre la doctrine bouddhique de l'instantanéité et les conceptions bergsoniennes, ou bien entre
Dans le présent article, je m'intéresse à la méthode comparative de Stcherbatsky non pas
comme à un objet de recherche indépendant, et pas davantage comme à la toile de fond des
recherches comparatives en Russie ou en Europe - ce qui a été fait de manière exhaustive par
d'autres auteurs16 - mais dans le contexte de la critique voilée dont cette méthode a fait l'objet
dans les travaux de Rosenberg. Ce que je qualifie de "méthode comparative" inclut trois ordres
de problèmes.
1. Le problème des parallèles avec la pensée occidentale; ce qu'ils peuvent avoir de
contingent, leur systématique, leurs fondements (en termes d'affinités, de différences, de genèse,
de stades parcourus, etc.).
2. Le problème de la traduction des termes bouddhiques dans les langues occidentales.
3. Le problème de la langue, ou de la métalangue, à utiliser pour décrire la pensée
bouddhique.
C'est à l'examen des positions respectives de Stcherbatsky et de Rosenberg sur ces
problèmes que sera consacrée la majeure partie de cet article. Je commence par un "double
portrait" de mes personnages sur fond d'une Russie pré- et postrévolutionnaire. Je caractérise
ensuite l'état de la bouddhologie dans le premier tiers du vingtième siècle et le rôle joué par
Stcherbatsky.
Deux destins17
L'un et l'autre sont originaires des marges de l'empire russe : Fedor Hippolytovitch
Stcherbatsky naquit le 19 Septembre 1866 dans la ville de Kielce (Pologne, à l’époque une partie
de l’empire Russe) où son père, officier dans l'armée russe, était en garnison. Otton Ottonovitch
Rosenberg vit le jour à Friedrichstadt (aujourd'hui Iaouneglava en Lettonie), le 7 Juin 1888. Tous
deux étaient issus de familles respectables. Les Stcherbatsky formaient une lignée noble de la
la "vacuité" bouddhique et la théorie de la relativité, etc.) emportent la conviction; ils n'en demeurent pas moins de simples parallèles, étrangers au contenu immanent de la philosophie bouddhique" (Pyatigorsky 1971, p. 433, n. 24).16 Pour une revue des travaux sur le comparativisme de Stcherbatskii, voir: Shokin 1998, p. 176-190. 17 Je puise mon information sur Stcherbatsky à diverses sources, au nombre desquelles. Semitchof, Zelinsky 1988, p. 14-40, Vasilkov 1989, Vigassin 1997. Pour ce qui est de Rosenberg, je m'appuie sur l'esquisse biographique de son élève, rédigée par Stcherbatsky et servant de Préface à la traduction allemande de ses "Problèmes de philosophie bouddhique" que l'on doit à l'épouse de Rosenberg (Stcherbatsky Th. Dr. O. Rosenberg. Die biographische Skizze; - Materialen zur Kunde des Buddhismus, Heidelberg, 1924. Heft 6, S. 44-47, à lire dans Barloy 2002. Voir aussi Mikhaïlova 1984, Ermakova 1998, Barloy, 2002.
principauté de Litovsky. Fedor Hippolytovitch était même un fonctionnaire de cour et il avait
reçu en héritage le domaine de Lioutka, non loin de la ville de Lougi. Quant aux Rosenberg, ils
pourraient - d'après le témoignage d'Antas Meister18 - avoir été une famille de barons moraves,
émigrée en Courlande au début du XVIème siècle. Mais, en réalité, son père était un archiviste.
L'un et l'autre, dès leur tendre enfance, baignèrent dans le milieu culturel peterbourgeois.
F.Stch. vivait à Tsarskoe Sielo et O.R. dans la capitale elle-même. Tous deux firent d'excellentes
études secondaire, F.Stch. au lycée réputé de Tsarskoe Sielo et O.R. à l'école allemande Sainte
Catherine qui dépendait de l'Eglise Evangélique Luthérienne. Ils entrèrent ensuite à l'Université
de St Petersbourg, F.Stch. en 1884, au Département d'Histoire et de Philologie, O.R. en 1906 au
Département d'Etudes Orientales. De par sa formation universitaire, F.Stch. était linguiste et
s'adonnait à l'étude comparée des langues qui était alors à la mode. Il suivit les cours de sanskrit
et de linguistique générale donnés par l'indologue I.P. Minaev. Sous l'influence de celui-ci, et
également sur le conseil d'une autre grand indologue, Serguei Fedorovitch Oldenbourg, il
entreprit la lecture de manuscrits indiens. O.R. fut inscrit au Département d'Etudes sino-
mandchouriennes pour ensuite passer à celui d'Etudes sino-sanskrites. En plus du chinois et du
sanskrit, il étudia les prâkrits, les langues tibétaine et mongole, et par la suite le japonais. L'un et
l'autre maîtrisaient les principales langues européennes, ainsi que le latin et le grec qu'ils avaient
étudiés au lycée. L'un et l'autre achevèrent brillamment leurs études universitaires et, selon la
coutume de l'époque, demeurèrent encore quelque temps attachés à l'Université en vue d'acquérir
le grade de Professeur. Ils reçurent à cet effet une sorte de bourse qui leur permit de se rendre à
l'étranger pour y prolonger leurs études. F.Stch. rejoignit en 1889 à Vienne le linguiste et
sanskritiste Georg Bühler (1837-1898) auprès duquel il s'occupa de poétique indienne, de
grammaire, de textes juridiques (Dharma-Shāstra) et d'épigraphie. Son second "stage" important
à l'étranger le conduisit à Bonn (en 1899), auprès du philosophe et indologue Hermann Jacobi
(1850-1937) qui fut son mentor pour l'étude des textes philosophiques. C'est auprès de ce même
savant que séjourna également O.R. en 1910 (peut-être grâce à la recommandation de F.Stch.).
Selon les dispositions alors en vigueur, l'obtention du titre de Professeur était subordonnée à la
soutenance d'une ou deux Thèses devant la Faculté réunie en séance publique. La Thèse devait
avoir été publiée avant la soutenance et posséder une étendue déterminée. On obtenait alors la
"magistrature" et, plus tard, le titre de Docteur - parfois aussi les deux simultanément, ce qui fut
le cas de Rosenberg.
18 Cité dans Barloy 2002 : 465-466.
F.Stch. revint en 1893 de sa mission à l'étranger. Pour diverses raisons, à la fois
objectives et subjectives, il n'obtint pas le poste universitaire qui lui avait été promis et fut
contraint de se retirer dans le domaine familial de Lioutka où il s'occupa d'économie agraire,
essayant sur ses terres de nouvelles méthodes d'exploitation. Il siéga également dans des
assemblées locales, fut chef de district et représentant du Maréchal de la noblesse au niveau
local. Cette période "rurale" de sa carrière dura six années. Cest à ses frais qu'il quitta Liotka en
1899 pour se rendre au XIIème Congrès international des orientalistes à Rome, et ensuite à
Bonn, auprès du Professeur Jacobi. Il n'obtint un poste d'enseignement à l'Université de St.
Petersbourg qu'en 1900, année où il fut nommé "privat-dozent". Il enseignait alors le sanskrit, le
pâli et le tibétain et comptait O.R. parmi ses élèves.
Il fut un enseignant brillant et charismatique. Voici ce qu'écrivit sur lui un autre de ses
élèves, V.I. Kalyanov (académicien à l'époque soviétique) : "F.H. Stcherbatsky savait se donner
entièrement à son enseignement. Sa méthode principale consistait en ceci que dès les premiers
jours il inculquait à ses élèves l'habitude de lire par eux-mêmes les textes et d'en assimiler le
contenu. Lourde à mettre en oeuvre dans les premiers temps, cette méthode ne manquait jamais
de faire ses preuves par la suite. F.H. Stcherbatsky s'efforçait de promouvoir chez ses élèves non
seulement la connaissance de la matière elle-même mais aussi la compréhension de l'esprit
indien dans son originalité, de la rigoureuse logique de la pensée indienne. Se référant
constamment aux trois étapes de l'assimilation d'un enseignement, telles que reconnues dans la
tradition indienne, à savoir l'audition (shravana), la rétention du savoir (dhârana) et la réflexion
(cintanâ) exercée sur lui, il insistait particulièrement sur l'importance d'une quatrième étape,
celle de la méditation (bhâvanâ).
Dans son enseignement du sanskrit, F.H. Stcherbatsky faisait d'abord appel au manuel du
Professeur Georg Bühler. Ensuite, on abordait la lecture des textes, de préférence tirés de la
littérature sanskrite classique (Meghadûta, Dashakumaracarita, etc.) et accompagnés de leur
Commentaire. On y ajoutait des traités correspondants (shâstra) relevant de Alankârashâstra, du
Vyâkarana ou encore le Tarkabhâsha, etc. On accordait une importance primordiale à la lecture
de Commentaires, comme la Sandjîvanî de Mallanâtha. Fedor Hyppolitovitch interprétait ces
sources et aussitôt le sens se manifestait pleinement. Quant aux passages difficiles, truffés de
considérations polémiques, l'élève devait y demeurer plongé plusieurs jours d'affilée, aussi
longtemps qu'il ne les connaissait pas par coeur.
Tous ces exercices se déroulaient dans une atmosphère de liberté, ignorant toute espèce
d'ennui. Fedor Hippolytovitch attirait immédiatement la sympathie par la simplicité de ses
manières, son style démocratique, son affabilité, son humour discret. Il ne mesurait jamais le
temps qu'il passait auprès de ses élèves, pour peu que ceux-ci manifestassent de l'intérêt pour les
exercices proposés. Patiemment, il leur inculquait l'amour du labeur systématique, y voyant le
requisit indispensable de toute réussite"19.
Pour Rosenberg, l'apprentissage du sanskrit se fit au début sous la direction de
Scherbatsky puis, à partir de la troisième année, sous celle d'Hermann Jacobi, le maître de
Stcherbatsky. Couplé à celui des langues chinoise et mongole, cet enseignement constitua pour
lui une excellente préparation à son travail sur les textes bouddhiques, lesquels, comme chacun
sait, se trouvent dispersés dans une extraordinaire diversité de langues (sanskrit, pâli, chinois,
tibétain, mongol, coréen, ouïgour, japonais, etc.). A l'achèvement de ses études unversitaires, il
demeura attaché à la chaire de littérature sanskrite pour y exercer une activité d'enseignement et
acquérir le titre de Professeur. A la suite d'une expédition dans le Turkestan oriental en 1908-
1909, dirigée par S.F. Oldenbourg, St.Petersbourg vit affluer une masse de documents
manuscrits qu'il s'agissait de recenser et d'étudier. Dans sa requête en faveur de Rosenberg, le
Professeur A. I. Ivanov, sinologue bien connu, insiste sur la nécessité de faire appel à un
spécialiste qualifié pour tout travail sur ces matériaux20.
Il va de soi que la connaissance du sanskrit et du chinois représentait le point de départ
le plus important pour ce qui désirait se consacrer à l'étude du bouddhisme. Mais Rosenberg y
ajouta une autre langue "bouddhique", le japonais. Il en entama l'étude dès sa troisième année
d'Université (auprès de V.Y. Kostylev, Kourono Esibumi et G.I. Doli). En 1911, il fut envoyé en
mission à Berlin pour participer au "Séminaire de langues orientales" dans le cadre duquel, sous
la direction du Professeur Lange et d'un japonais du nom de Tzuzi, il étudia la grammaire et la
langue parlée. Ensuite, il fit une demande de bourse aux fins de poursuivre ses recherches, mais
déjà dans la chaire de littérature japonaise. En 1911-1912, il étudia, de concert avec
Stcherbatsky, un texte sanskrit, le Nyâyabindu, en même temps que lui et A.I. Ivanov lisaient des
textes chinois, tels que le Xun zi (?) et le Mencius. Il lut également quelques oeuvres en langue
japonaise (avec Ivanov et Kourono Eshibumi)21. Les spécialistes du japonais étaient alors très
peu nombreux et, en Russie, personne ne travaillait dans le domaine du bouddhisme japonais. A
la suite du désastreux conflit avec le Japon les autorités russes décidèrent non seulement de
19 Kalyanov, 1972, p. 16.20 Cf. Mikhaïlova 1887 : 88.21 Ibid. 89.
développer les relations avec leur voisin extrême-oriental mais aussi de se familiariser en
profondeur avec son histoire, sa culture et sa religion, cela afin de mieux comprendre la
mentalité et le mode de pensée des japonais. Le choc de la défaite fit place au désir de
comprendre comment fonctionnaient ces "autres" et ce qui leur avait permis de remporter la
victoire22.
Stcherbatsky, au cours d'un séjour en Inde, rencontra à Calcutta (en 1911) le savant
traditionnel japonais, Yamakami Sonego. Impressionné par cette rencontre, il recommanda
instamment à Rosenberg de se rendre au Japon pour y travailler avec des moines bouddhistes
érudits. Stcherbatsky accordait de l'importance aux textes bouddhiques japonais dans la mesure
où, selon lui, la tradition bouddhique de l'Inde ancienne se trouvait déposée en eux23. En Inde
même, en même temps que des manuscrits bouddhiques, il cherchait à retrouver les traces d'une
influence bouddhique. En plus de cela, il collabora fructueusement avec des pandits indiens en
considérant, à la suite de son maître Bühler, que les échanges avec les porteurs de la tradition, de
concert avec une lecture commune des textes, avaient une importance primordiale pour la
compréhension de la pensée "indigène" (comme on disait à l'époque). Sur sa recommandation,
Rosenberg fut envoyé en misssion au Japon où il demeura quatre années.
Néanmoins, en débarquant au pays du soleil levant, le jeune savant reçut un choc et
éprouva une certaine déception. Dans ses premières lettres adressées à Stcherbatsky, il déclare
n'avoir rien trouvé de ce qu'il cherchait et qu'il s'attendait à rencontrer. Il voyait dans les japonais
des sortes de scoliastes "potassant" leurs textes sans aucunement les comprendre en profondeur.
Mais, heureusement, ce n'était là qu'une première impression. Par la suite, il parvint à une
compréhension mutuelle avec les porteurs et gardiens de la tradition. Et, de surcroît, il en arriva
à se convaincre que "l'européen lui-même, pour peu qu'il ait recours à l'aide des érudits locaux et
de leurs travaux, est en mesure de comprendre les anciens textes comme les comprend le
véritable savant indigène. C'est là une méthode plus fiable et plus rapide que toutes les tentatives
personnelles d'interprétation directe des textes, quelle que soit leur originalité et ingéniosité"24.
Dans un monastère Zen, comme il est dit dans sa nécrologie25, il parcourt tout le cycle de la
22 Quelque chose du même genre se produisit aux U.S.A., avec l'intense développement de l'anthropologie sociale à la suite du raid japonais sur Pearl-Harbour.23 Il est question de cela dans son Esquisse biographique sur Rosenberg, citée dans Barloy 2002, p. 466. Voir aussi Vigassin 1977, p. 428.24 Archives des Orientalistes, 47, op. 1,1, l. 11. Cité d'après Mikhaïlova 1987: 95.25 Signée par son élève A. Baiov et publiée en annexe de l'article de Maert Laznemetz, cf. Laznemetz 2000.
mystique pratique. Dans un monastère Shingon, il se met à l'école de moines âgés et érudits en
matière tant de dogmatique que de symbolique.
Stcherbatski et la bouddhologie dans le premier tiers du XXème siècle
Une bonne partie de ce qu'a écrit Stcherbatsky sur la pensée bouddhique peut paraître
aujourd'hui relever de la banalité, du lieu commun. Il en va ainsi, par exemple, de ses
affirmations sur l'intérêt pour la pensée contemporaine d'assimiler les philosophies hindoue et
bouddhique, sur leur logique comme alternative à la logique européenne héritée d'Aristote, sur le
caractère incontournable du dialogue entre penseurs d'occident et d'Orient, etc. Il convient,
cependant, de ne pas oublier que les lieux communs et banalités de l'époque étaient d'une tout
autre espèce : la conviction que les Indiens étaient arriérés et peu civilisés, porteurs d'une religion
barbare et sauvages dans leurs moeurs, dépourvus de toute philosophie systématique, etc26- tout
cela sur le fond d'une croyance unanimement partagée dans le caractère unique de la civilisation
européenne et de ses créations telles que la logique et la philosophie. Ce que nous appelons
aujourd'hui "européocentrisme" était alors une vision du monde universellement répandue, non
seulement dans un vaste public cultivé mais aussi parmi la majorité des orientalistes. Le
Christianisme représentait la norme du religieux au même titre que la pensée européenne
représentait celle du philosophique. Tout ce que les chercheurs européens découvraient et
étudiaient à l'intérieur des autres cultures était invariablement apprécié en fonction de ces
normes.
Dans l'étude du bouddhisme Stcherbatsky a été un novateur. Il fut le premier à déplacer le
centre de gravité des recherches bouddhologiques vers la logique et l'épistémologie, lesquelles
avant lui passaient pour des éléments secondaires de cette religion. Il montra que la logique
bouddhique, contrairement à une opinion répandue parmi les indologues qui la faisaient dériver
26 Voici comment Stcherbatsky lui-même décrit cette situation:"Pendant longtemps, la science européenne s'est concentrée sur l'étude d'autres branches de la littérature indienne et ne s'est guère attardée sur ce genre d'oeuvres. On les considérait comme peu intelligibles, truffées de vaines subtilités scolastiques ne recélant aucun élément valable. Ce point de vue conduisait à considérer les anciens Indiens comme incapables de réfléchir avec rigueur et d'exposer leur pensée en termes clairs. On n'attribuait ces qualités qu'à la science contemporaine et à celle de la Grèce antique. Si une telle attitude se rencontrait parmi les sanskritistes eux-mêmes, que pouvait-on attendre d'érudits auxquels les oeuvres indiennes authentiques étaient totalement inaccessibles ?" ("Théorie de la connaissance et logique dans l'enseignement des bouddhistes tardifs" - Teoria poznanya i logika po outchenio pozdneichix bouddhistov" , Partie I, p. 56. Ici et dans la suite, nous citons ce texte d'après l'édition de St. Petersbourg de 1995; cf. Répertoire de la littérature citée).
de la pensée brahmanique, avait exercé en fait une énorme influence sur des branches très
importantes de cette dernière, contribuant même à l'élaboration de sa logique propre. Il fut le
premier à confronter systématiquement la problématique de la pensée bouddhique à celle de la
philosophie occidentale.
L'histoire de la bouddhologie nous montre que les tentatives des chercheurs européens
pour comprendre et expliquer cette tradition issue d'une autre culture reflètent, pour une bonne
part, leur propre horizon intellectuel. Il est extrêmement difficile au lecteur non préparé de
séparer l'information sur le bouddhisme "en tant que tel" de l'interprétation qu'en donne tel ou tel
chercheur. En pratique, à l'intérieur de la culture européenne, nous regardons toujours le
bouddhisme à travers le prisme des "constructions mentales" propres aux divers chercheurs et
traducteurs. Dans l'herméneutique contemporaine, on appelle cela parfois "construction ou
représentation de l'altérité dans l'imaginaire".
La bouddhologie, au début du XXème siècle, était dominée par les vues des chercheurs
de l'école anglo-germanique (les époux Rhys-Davids, H. Oldenberg, les époux Geiger, etc.).
Ceux-ci s'acquittèrent d' un travail considérable, celui de publier et traduire les textes du Canon
bouddhique Pâli ("Pali Text Society"), et cela dans l'idée que les deux premières parties de ce
Canon, le Vinaya et les Sutta contenaient les sermons du Bouddha "lui-même". J'ai déjà eu
l'occasion d'écrire que leur attitude envers le bouddhisme était essentiellement guidée par les
principes élaborés dans la théologie protestante libérale (le christianisme authentique est contenu
dans les Evangiles, dans la Parole du Christ - tout le reste n'est que la dogmatique des Eglises,
c'est-à-dire que la religion s'identifie à l'enseignement de son fondateur)27, et aussi par la critique
positiviste de la métaphysique, également très à la mode à l'époque28.
C'est ainsi que s'établit une situation paradoxale. Au début du XXème siècle, le
bouddhisme apparaissait comme la religion dominante dans de nombreux pays de l'Asie du Sud
et du Sud-Est, ainsi que de l'Extrême-Orient. Et cependant les bouddhologues affirmaient que le
"bouddhisme authentique" - et, dans leur logique, "authentique" ne pouvait se rapporter qu'aux
27 Cf; Lyssenko 1994, p. 32-40.28 Rosenberg fut un des premiers à attirer l'attention sur ce conditionnement historico-culturel : "Les assertions de sanskritistes comme Oldenberg, Rhys-Davids, Pischel etc; sont aussi, vraisemblablement, fondées sur la tendance à défendre le bouddhisme contre le reproche d'être une doctrine métaphysique, en somme sur le désir de le présenter comme un système de pensée méritant l'attention de ceux qui, conformément à l'esprit des temps, ont une attitude négative envers la philosophie spéculative" (Problèmes de philosophie bouddhique", p. 21). Ici, et dans la suite, je cite ce texte d'après l'édition de 1991 de l'oeuvre de Rosenberg comme Rosenberg 1991).
éléments les plus anciens - n'était pas ce à quoi croyaient les bouddhistes mais bien ce que eux,
les savants, lisaient dans les anciens textes, c'est-à-dire, selon eux29, les passages du Canon pâli
qui contenaient l'enseignement éthique du Bouddha. Stcherbatsky tourna impitoyablement en
ridicule cette manière de réduire le bouddhisme à la prédication morale de son fondateur : "De
tout le Canon - ce Canon pourtant riche de toute une scolastique - certains savants n'ont retenu
que cette unique déclaration :"Accomplis de bonnes actions; n'en accomplis pas de mauvaises !"
(Mahâvagga 4, 31) et ils prétendent que c'est là la doctrine authentique du Bouddha lui-
même, tout le reste représentant une invention ultérieure de l'Eglise"30.
A la différence de l'école anglo-germanique, l'école franco-belge (Louis de la Vallée
Poussin, Sylvain Lévi, Jean Przyluski) met l'accent sur le côté religieux, ritualiste du bouddhisme
et fait passer au premier plan les textes du Mahâyâna, tout en refusant également d'y reconnaître
la présence d'un système philosophique indépendant. Stcherbatsky, en dépit de son amitié avec
Louis de la Vallée Poussin, en compagnie duquel il avait pris part au séminaire d'Hermann
Jacobi, se livre à une critique cinglante de ses vues sur le bouddhisme. Selon lui, De la Vallée
Poussin se représentait le bouddhisme comme "un mélange de magie et de sorcellerie, associé à
de l'hypnotisme ainsi qu'à une foi simple en l'immortalité de l'âme et en son séjour bienheureux
au paradis" , et il qualifiait tout cela de "yoga, sans la moindre adjonction de philosophie"31.
Si les savants de l'école anglo-germanique voyaient essentiellement dans le bouddhisme
une doctrine éthique et psychologique, avec un élément religieux venant s'y ajouter par la suite,
ceux de l'école franco-belge mettaient l'accent sur son côté religieux et ritualiste. Polémiquant
avec les uns et les autres, Stcherbatsky soutenait qu'en vue de comprendre le bouddhisme comme
un tout, c'était à sa doctrine philosophique, avant tout à son épistémologie et à sa logique, qu' il
fallait accorder la plus grande importance.
Dans un autre domaine encore, il s'écartait du courant dominant en bouddhologie et, plus
généralement, dans les sciences humaines de son époque. Les "reines" parmi ces sciences - à
savoir l'histoire et la philologie - définissaient, en matière d'étude des textes, des normes dont
beaucoup se sont maintenues jusqu'à nos jours. Etudier un texte signifiait déterminer avec soin
quel en était l'auteur, ainsi que la date de sa composition, délimiter à l'intérieur du texte diverses
couches successives de rédaction, séparer les "faits" rapportés dans le texte et les événements
29 Déjà à l'époque de Stcherbatsky - grâce aux travaux de son maître I.P. Minaev (1840-1890) - le Canon pâli s'avérait n'être pas du tout aussi ancien que le présumaient les Rhys-Davids et autres .30 Stcherbatsky 1926, p. 360.31 Ibid., p. 358.
purement imaginaires, etc. Or, ce qui intéressait Stcherbatsky dans les textes sanskrits, c'était
avant tout les idées et conceptions qu'ils renfermaient. Aussi préférait-il s'adresser moins aux
textes dans lesquelles ces idées étaient apparues pour la première fois qu'à une littérature de
commentaires développant davantage et de manière plus argumentée ces mêmes idées ainsi qu'à
la tradition vivante prolongeant leur développement et approfondissant leur argumentation.
Pourquoi donc Stcherbatsky, en avance sur son époque et, en un certain sens, sur le
niveau de développement de la bouddhologie de son temps - les textes bouddhiques traitant de
logique et de philosophie n'étaient à l'époque pas encore traduits et donc très mal connus -
choisit-il de faire passer la philosophie au premier plan des recherches bouddhologiques? Quel
fut, pour cela, le facteur déterminant ? Rappelons qu'il avait reçu une formation philologique et
linguistique (sa Dissertation "Sur deux séries de gutturales dans les langues indo-européennes"
relevait de la linguistique comparée) mais, pour quelque raison, il ne poursuivit pas dans cette
voie. Je risquerai cette supposition que Stcherbatsky devint lui-même, à savoir le découvreur de
la philosophie bouddhique, pour cette raison précisément que déjà à l'université il s'était pris
d'enthousiasme pour la philosophie européenne (Kant et les néo-kantiens) et avait beaucoup
réfléchi sur les problèmes dont s'occupait alors cette dernière32. Par un "heureux hasard" lui
tomba alors sous les yeux le texte de Dharmakîrti intitulé "Nyâya-bindu", un exposé lapidaire
mais passablement clair de la logique et de l'épistémologie bouddhiques. L"interrogation
prospective" qui avait été suscitée en lui par sa connaissance des questions discutées dans la
philosophie contemporaine entrait, de manière inattendue, en coïncidence avec la problématique
d'une tradition intellectuelle complètement différente, provoquant la reconnaissance
"miraculeuse" de l'une à l'intérieur de l'autre. A cette époque, Fédor Stcherbatsky était déjà un
savant mûr et confirmé et il disposait de l'ensemble des connaissances théoriques et pratiques
requises pour étayer sa découverte au plan textologique. Cela aboutit à son premier travail
fondamental :"Théorie de la connaissance et logique dans l'enseignement des bouddhistes
tardifs" (2 tomes, St-Pétersbourg, 1903-1909).
La position de Rosenberg
Rosenberg partageait la conviction de Stcherbatsky sur l'importance de l'étude de la
philosophie pour la compréhension du bouddhisme mais, à la différence de celui-ci, il ne croyait
pas que l'élément religieux occupait une place secondaire dans la doctrine bouddhique et se
32 Sur l'adhésion enthousiaste de Stcherbatsky au néo-kantisme, voir Shokin 1998, p. 65-66.
trouvait de quelque manière supplanté par l'élément philosophique33. A l'encontre des tentatives
antérieures de réduire le bouddhisme ici à une éthique, là à une psychologie, ou encore à une
religion ou à une philosophie, il proposait de le comprendre comme un phénomène complexe à
l'intérieur duquel tous les éléments susnommés relevaient de deux niveaux distincts : celui de la
religion populaire et celui de la doctrine philosophique scolastique. Tout comme Stcherbatsky, il
était convaincu de la nécessité d'étudier le bouddhisme non seulement à partir des manuscrits
anciens mais aussi dans le cadre des monastères encore en activité, à travers la tradition vivante
et en utilisant ses méthodes et procédés34. Et, de ce point de vue, il est allé plus loin que son
maître35. Durant ses longs séjours dans les monastères du Japon il ne se contenta pas d'étudier le
bouddhisme mais devint lui-même bouddhiste, pour avoir acquis la conviction profonde qu'il ne
suffit pas d'étudier mais qu'il est indispensable de "vivre" ce que l'on a étudié36. Il ne s'agissait
pas seulement pour lui de s'enfoncer spontanément dans une culture étrangère, de la vivre de
l'intérieur, mais de la recevoir en connaissance de cause. Ce qu'il exprima sous la forme de deux
règles.
La première consistait "en présence d'un phénomène quelconque à parcourir toute la
33 Dans l'Introduction de sa "Buddhist Logic", Stcherbatsky écrivait :"Un système logique, dans la conception de ses créateurs, n'avait visiblement pas de lien particulier avec le bouddhisme en tant que religion. ou qu'enseignement relatif à une "voie de salut". Il prétend jouer le rôle d'une logique de l'entendement humain, naturelle et universelle. Il n'en revendique pas moins un rôle critique. Les entités dont l'existence n'est pas suffisamment garantie par les lois de la logique sont sont impitoyablement répudiées et, sur ce point la logique boudhiste ne fait que rester fidèle aux idées avec lesquelles le bouddhisme avait commencé. C'est ainsi qu'elle nie la réalité de Dieu, de l'âme et de l'éternité;Elle n'admet qu'un flux transitoire d'événements évanescents et leur apaisement définitif dans le Nirvâna" (Voir Stcherbatsky 1930, p. 2).34 Un tel principe jetait un défi aux méthodes historico-philologiques traditionnelles, ce que vient confirmer la réaction au travail de Rosenberg d'un sinologue russe, spécialiste de littérature chinoise,Vassili Alexéiev (1881-1951). Intervenant à la soutenance de Rosenberg, il reprocha au jeune savant de négliger l'"original" au profit, essentiellement, de sources secondaires, car, selon lui, tout commentaire est "affaire privée" (Sur cet épisode de la biographie de Rosenberg, voir Ignatovitch A. N. "Rosenberg et ses travaux sur le bouddhisme", cité dans Rosenberg, 1991, p. 15.35En 1910, Stcherbatsky avait sollicité auprès du Ministère des Affaires Etrangeres l''autorisation d'entreprendre une expédition vers les monastères tibétains, mais, pour des raisons indépendantes de sa volonté, ce voyage ne put avoir lieu. Détails dans Vassilkov1989 et Vigassin 1990.36 En particulier, il s'exerça au yoga et à la méditation; ce dont témoigne Stcherbatsky dans son esquisse biographique :" Le défunt professeur Rosenberg s'adonna à la pratique de certains types de concentration yoguique dans un monastère Zen au Japon.Il comparait l'agréable sensation de légèreté qu'il éprouvait alors avec l'effet produit par la musique, surtout lorsqu'on la joue soi-même" (cité dans Barlow 2002, с. 469).
chaîne d'associations avec laquelle il est lié"37. Qu'il s'agisse d'associations dans les domaines de
l'art, de la littérature ou de la vie quotidienne, il est à chaque fois nécessaire d'étudier la culture
du pays sous tous ses aspects. La seconde règle était de faire obstacle à l'apparition d'associations
liées à la culture européenne. Il ne s'agissait pas de s'identifier complètement aux porteurs de la
culture étudiée (de "se faire japonais") mais plutôt, tout en préservant son identité, de s'efforcer
de comprendre par expérience personnelle la façon de penser et de sentir de gens d'une autre
culture. Il comparait le chercheur à un acteur qui, jouant tantôt le rôle d'un saint, tantôt celui d'un
criminel, ne s'identifie ni à l'un ni à l'autre :
"Il est nécessaire d'être capable de se transformer pour un moment en un moine
bouddhiste ou en un mystique japonais, cela afin d'être ensuite en mesure de décrire avec
exactitude ce que vivent ces hommes. Il ne suffit pas de lire des récits sur la manière dont les
membres de sectes mystiques bouddhistes s'adonnent à la contemplation. Il est indispensable,
après une certaine préparation livresque, dans le cadre d'un monastère de montagne et sous la
direction d'un instructeur, de se plonger dans la contemplation et d'éprouver par soi-même
l'impression d'apesanteur qu'elle engendre et, en même temps que tous les méditants présents, de
goûter le sentiment de ne faire qu'un avec le Bouddha.
De même, il ne suffit pas de connaître la représentation imagée que les Japonais se font
du paradis d'Amitabha. Il faut accompagner les fidèles bouddhistes sur la terrasse d'un temple et,
de là, contempler avec eux l'or du soleil couchant, cette lueur d'incendie à l'Ouest qui signale le
paradis appelé Sukhavati, se représenter les lacs et les cités que l'imagination créatrice dessine
dans les nuages et s'imprégner de l'émotion religieuse qui étreint l'assemblée"38.
Evoluant à l'intérieur de la culture bouddhique, il prenait conscience de lui-même non
seulement comme bouddhiste mais aussi comme Européen étudiant cette culture. C'était à la fois
une connaissance du bouddhisme "vécue de l'intérieur" et un regard interprétatif jeté sur lui "de
l'extérieur", une perpétuelle réflexion sur soi en tant que chercheur. A l'époque même où il se
consacrait à la scolastique philosophique abstraite il ne perdait pas un instant de vue la
pragmatique religieuse et l'expérience psychologique.
Sous ce rapport, sa démarche offre un contraste saisissant avec la "méthode critique et
historique" de la science académique européenne au XXème siècle. A l'encontre des tentatives de
distinguer le "Bouddha historique" du Bouddha de la légende, il affirmait :"Dans le bouddhisme
37 Otton Rosenberg. Sur l’étude de Bouddhisme en Japon. Les écrits non publiés de Rosenberg. Publication de Tatiana Ermakova.Voir Ermakova 1998, p. 321.
38 Ibid., p. 321.
vit encore aujourd'hui ce Sakyamuni dont parle la légende; c'est son personnage qui montre la
voie au fidèle et inspire l'artiste et le poète. Le Bouddha historique - ce n'est pas le Bouddha de
l'histoire du bouddhisme; le Bouddha historique, c'est le Bouddha de la légende"39. L'impossibi-
lité où l'on se trouve de mettre la main sur des documents historiques suffisamment fiables - qui
permettraient de distinguer les paroles du Bouddha "lui-même" de celles qu'ont mises dans sa
bouche les auteurs et rédacteurs des textes - a conduit certains chercheurs contemporains à une
solution extrême : ils proposent de renoncer à mentionner le nom du Bouddha (non, certes, d'une
manière absolue mais dans la recherche scientifique) et de parler à la place de "la communauté
bouddhique primitive". Un bouddhisme sans Bouddha - aboutissement normal d'une démarche
résolument historique - ne pouvait naître que du caractère totalement abstrait d'une science
européenne qui s'est développée tout à fait à l'écart de la tradition même qu'elle étudiait.
La méthode comparative chez Stcherbatsky et Rosenberg
1. Le problème des parallèles.
Comme l' a remarqué Vladimir Shokin, Stcherbatsky renonce à toute recherche des
"sources" et des "influences" (par exemple entre pensée grecque et pensée indienne, et cela dans
les deux sens) et ne porte pas davantage attention à la genèse de la pensée indienne ou
occidentale pour se consacrer essentiellement à des parallèles typologiques. Par ailleurs, à en
croire Shokin, le progrès apporté par lui sur le plan du comparatisme se traduit par l'abandon des
parallèles fortuits ou produits par des associations d'idées au profit de parallèles beaucoup plus
systématiques et mettant en relation des stades de développement ("on compare le semblable au
semblable")40.
On rencontre dans les travaux de Stcherbatsky une diversité d'attitudes relative aux
comparaisons avec la philosophie occidentale. dans ses tout premiers écrits philosophiques (par
exemple "La logique dans l'Inde ancienne"), rédigés sous l'influence d'H. Jacobi, il présente une
multitude de parallèles typologiques41. Cependant, dans son premier travail fondamental
"Théorie de la connaissence et logique dans l'enseignement des bouddhistes tardifs" (vol.II,
Sanct Peterburg, 1909) il en limite sciemment l'emploi : "C'est délibérément que nous pratiquons
une telle restriction, et non sans quelque regret, dans la mesure où de tels rapprochements
39 Rosenberg 1991, p.22.40 Shokin 1998: 71.41 Ibid., p. 66-73.
s'offraient, pour ainsi dire, à chaque pas"42. De plus, il fait preuve d'un certain scepticisme à
l'égard de leur légitimité : "Tout parallèle, dans la mesure où il comporte une appréciation
comparative des spéculations indiennes, est susceptible de se voir reprocher sa subjectivité"43.
L'exemple d'une telle "subjectivité" est représenté à ses yeux par Schopenhauer s'enthousiasmant
de ce que les sages de l'Inde auraient entr'aperçu la même chose que lui. Stcherbatsky souligne ce
qu'a d'unilatéral cet "enthousiasme subjectif" et conclut :"Les recoupements entre les résultats
des spéculations indiennes et européennes sont facilement pris pour une confirmation de la
véracité de telle ou telle thèse sur la base du principe selon lequel la vérité est une et la fausseté
infiniment diverse. Mais, dans la mesure où l'on ne trouve pratiquement aucun système
occidental qui n'ait son équivalent en Inde, ce fait de la coïncidence ne prouve rien par lui-même
(italiques V.L.); il peut être invoqué aussi bien par les dualistes que par les monistes, par les
dogmatiques que par les sceptiques, par les réalistes que par les idéalistes, par les matérialistes
que par les spiritualistes"44.
Par ailleurs, cette position critique si clairement affirmée ne l'empêchait pas, à l'intérieur
de ce même travail et sans autres explications ou réserves, de traduire certains termes
bouddhiques par des termes kantiens (cf Infra). Comment expliquer une telle inconséquence ?
Une réponse possible peut être trouvée dans la phrase suivante :"Selon la juste remarque de
Freytag, si quelque chose découle de ces coïncidences, c'est bien que le cours du développement
de la philosophie ne dépend pas du hasard et de l'arbitraire mais bien d'une loi intérieure de la
nature humaine, immanente au questionnement philosophique : au milieu des conditions les plus
diverses, la réflexion philosophique conduit à des résultats identiques"45.
En d'autres termes, l'esprit humain, dans des conditions diverses et sous des formes
diverses, pose constamment les mêmes questions et découvre toujours les mêmes vérités. Telle
est la thèse de la Philosophia perennis. Une reconstruction de la pensée de Stcherbatsky permet
de poser que, dans sa traduction, tout terme bouddhique, par exemple sarûpya ("parenté de
forme"), se trouve rendu de manière univoque par un terme kantien, ici "schématisme de
l'entendement", la justification de cela étant que l'un et l'autre ont un même référent, à savoir un
certain mécanisme effectif de la conscience servant de médiateur entre les sens et la raison. Ce
qui est ici perennis, ce n'est pas quelque concept particulier mais un problème : celui des rapports
42 Stcherbatsky 1995, Partie 2, p. 6.43 Ibid.44 Ibid.45Ibid., p. 7.
entre la sensibilité et l'entendement qui se pose à la fois chez Kant et chez les bouddhistes.
Dans l'avant-propos du tome premier de "Théorie de la connaissence..." Stcherbatsky
s'adresse à deux catégories de lecteurs : d'une part, aux spécialistes de la littérature bouddhique
et, d'autre part, "à des personnes ne connaissant ni le sanskrit ni la langue tibétaine" 46. Les
premiers sont invités à apprécier "dans quelle mesure les procédés de traduction utilisés ici
permettent de rendre le sens (italiques de Stcherbatsky - V.L.) qu'avaient en vue les philosophes
indiens". C'est à dire qu'il leur est demandé de se concentrer sur l'exactitude dans le rendu non
pas du sens des mots mais de celui des idées (pour ce qui est de la terminologie bouddhique,
Fédor Stcherbatsky présume qu'ils n'ont pas besoin qu'on la leur traduise). Quant aux "personnes
ne connaissant ni le sanskrit ni la langue tibétaine", on peut les identifier à des philosophes et
historiens de la philosophie et, compte tenu du fait que "la langue des philosophes bouddhistes se
laisse traduire dans celle de la philosophie européenne contemporaine" - laquelle, à l'époque,
était représentée essentiellement par le néo-kantisme - on peut admettre qu'il avait en vue des
néo-kantiens russes comme Alexander Vvedenski (1856-1925) et Ivan Lapshin (1870-1952). Le
projet de Stcherbatsky était d'utiliser la terminologie kantienne pour conférer à la pensée
bouddhique une certaine "respectabilité", attirer l'attention des philosophes professionnels et, de
concert avec eux, faire entrer cette pensée dans la sphère de la philosophie contemporaine,
enrichissant ainsi la culture philosophique, de sorte que "les noms de Dignâga et de Dharmakîrti
nous deviennent aussi familiers et vénérables que ceux de Platon et d'Aristote, ou de Kant et de
Schopenhauer"47.
De nos jours encore, tout philosophe professionnel travaillant dans le domaine de la
pensée indienne peut comprendre et faire sienne la conviction de Stcherbatsky selon laquelle la
philosophie bouddhique " pose et permet de résoudre nombre de questions débattues justement
de nos jours entre philosophes de diverses tendances"48. Pourtant, même aujourd'hui, on ne
trouve pas tellement de philosophes disposés à la partager. A l'époque de Stcherbatsky il y en
avait encore moins. Alexander Vvedensky, à qui il avait fait lire son livre, non seulement ne s'y
intéressa pas mais fut profondément indigné : comment Stcherbatsky pouvait-il "oser" mettre sur
le même plan Kant et un quelconque Dharmakîrti? Dans le second tome de sa "Théorie de la
connaissance...", on trouve cette remarque empreinte d'amertume : "Bien que l'espoir, formulé
dans le premier tome, de voir le système de Dharmakîrti attirer l'attention non seulement du
46 Stcherbatsky 1995, Partie 1, p. 6.47Ibid.48 Stcherbatsky 1995, Partie 2, p. 6.
cercle étroit des indologues mais aussi de celui des historiens de la philosophie ne se soit pas à ce
jour matérialisé, rien, non plus, ne s'est produit qui fût de nature à ébranler notre conviction à cet
égard. Bien entendu, les jugements superficiels, à l'emporte-pièce, formulés par des personnes
n'ayant à leur actif ni étude attentive ni méditation de la doctrine bouddhique et ne possédant pas
même une connaissance élémentaire du sujet, étaient, encore moins que les autres, susceptibles
d'ébranler notre conviction"49.
Par la suite, également, les tentatives de Stcherbatsky de dialoguer avec des philosophes
professionnels (Alexei Lossiev et Bertrand Russel) ne furent pas couronnées de succès.
Néanmoins, le dialogue finit, malgré tout, par s'établir, à savoir dans la conscience même de
Stcherbatsky. Je crois qu'il n'est pas exagéré de dire que le savant russe pensait "en
comparatiste", de manière dialoguale, construisant sans cesse des passerelles entre la pensée
philosophique de l'Inde et celle de son temps. D'après sa correspondance, notamment celle
échangée avec l ’academicienVladimir Verdnansky50, il est clair qu'il se tenait au courant des
publications philosophiques à la fois en Occident et en Inde, qu'il les étudiait avec attention et
les utilisait pour ses travaux comparatifs. Toutes les oeuvres écrites par lui après la "Théorie de
la connaissance..." comportent une quantité plus ou moins importante de parallèles et de
confrontations. Quant à l'oeuvre récapitulatrice de sa pensée, la "Logique bouddhiste" (Buddhist
logic, Leningrad, 1930-1932), sa thématique se structure, quasiment partout, en termes de
comparatisme51.
Rosenberg, bien entendu, était au courant des travaux de Stcherbatsky, pour autant qu'ils
avaient été publiés avant 1919. Il pouvait lire aussi les oeuvres d'autres indologues et
bouddhologues se livrant à des parallèles avec la philosophie occidentale. Dans les notes
afférentes aux "Problèmes de philosophie bouddhique", il écrit :"Le penchant pour les
comparaisons se rencontre aussi bien chez les auteurs européens que chez les autres, japonais,
etc. Il est intéressant de remarquer que les Européens (par exemple, Schopenhauer) se
reconnaissaient dans les doctrines des autres, et voyaient dans cette coïncidence une
confirmation de leurs doctrines, alors qu'à l'inverse les Japonais s'efforcent, après s'être
familiarisés avec les nouvelles idées occidentales, de retrouver l'élément étranger dans leurs
propres doctrines, pour finalement, une fois les parallèles établis, conclure à la supériorité de
49 Ibid.50 Cette correspondance comprend 30 lettres (24 de Stcherbatsky et 6 de Vernadsky) et s'étend sur la période de 1900 à 1941. Voir Rossov 1993. 51 Voir notamment “Indo-European Symposium on the reality of the external world” en vol. II de Buddhist Logic. http://www.mountainman.com.au/Stcherbatsky_Buddhist_logic.htm
leurs propres idées"52.
Lui-même possédait une érudition suffisante pour construire ses propres parallèles.
Cependant, il formulait son rapport à eux en des termes différents de ceux de Stcherbatsky :
"La conception de l'absolu au sens de "ce dont on ne peut rien dire" nous rappelle la
mystique médiévale et ses spéculations sur la divinité. Les tourbillons fermés d'éléments nous
rappellent les monades leibniziennes "sans portes ni fenêtres". On doit cependant pas oublier que
les monades ne se fragmentent pas en éléments, ce qui est pourtant le plus important pour le
bouddhisme. Le spiritualisme moniste de la conscience comme trésor, ou de la conscience
individuelle absolue, nous rappelle le "Moi" de Fichte. La théorie du complexe des "éléments
porteurs" (= dharma ?) évoque quelque peu, dans la mesure où elle est pluraliste, les analyses de
Hume ou de Mach. En même temps, elle possède une certaine parenté avec la théorie néo-
platonicienne des émanations ou hypostases de la réalité transcendante.
De tels rapprochements, cependant, n'aident en aucune manière à comprendre le
bouddhisme.(Stcherbatsky, là même où il cherchait consciemment à brider son "enthousiasme
comparatiste", ne pouvait s'empêcher d'établir des parallèles, en arguant que tel ou tel de ces
parallèles pouvait "faciliter la compréhension de la spéculation indienne"53 - V. L.). A vrai dire,
en fait, le bouddhisme ne coïncide avec aucun des systèmes européens, et c'est cela, précisément,
qui fait son importance et justifie qu'on l'étudie.
Nous rencontrons en lui les problèmes mêmes qui ont été élaborés également au
sein de notre philosophie et, en ce sens, nous ne trouvons rien de substantiellement nouveau
dans le bouddhisme. Cependant, ces mêmes problèmes y sont envisagés à partir d'autres points
de vue et sont regroupés autrement; ce qui, souvent, jette sur eux, tout familiers qu'ils nous
soient, une lumière entièrement nouvelle"54 .
Nous voyons que Rosenberg partageait entièrement le jugement de Stcherbatsky sur
l'existence de problèmes communs aux philosophies indienne et occidentale. Je formulerais ainsi
la différence fondamentale de leurs positions sur le problème des parallèles typologiques : Le
premier justifie l'importance de l'étude du bouddhisme en affirmant qu'en lui se trouvent posés et
résolus des problèmes "qui font justement de nos jours l'objet de polémiques entre philosophes
de diverses tendances"55, c'est-à-dire qu'il met l'accent sur la similitude alors que le second met
52 Rosenberg 1991; Note 2 du chap. 5, p. 217-218. Toutes les citations de "Problèmes de philosophie bouddhique" sont faites à partir de cette édition.53 Stcherbatsky 1995, Partie 2, p. 5.54 Rosenberg 1991, p. 95.55 Stcherbatsky 1995, partie 2, p. 6.
l'accent sur la différence, sur l'originalité de la démarche bouddhiste dans la résolution de ces
mêmes problèmes. Sa conviction est que les bouddhistes présentent de l'intérêt pour nous non
pas parce qu'ils seraient (intelligents) tout comme nous et tourmentés par les mêmes questions
que nous, mais parce qu'ils sont autres, étrangers, et soignent leurs maux à eux par des méthodes
qui leur sont propres.
"Avant de passer à l'analyse des éléments principaux de la conception bouddhique du
monde, il est indispensable de fixer le point d'origine à partir duquel les bouddhistes
entreprennent de réfléchir sur les questions qui apparaissent dans le champ de la philosophie et
d'enregistrer la structure commune de leurs systèmes. Il faut ensuite aborder la question de savoir
auquel des courants philosophiques présents chez nous pourrait être confronté le bouddhisme :
s'avère-t-il être un réalisme ou un idéalisme, un matérialisme ou un spiritualisme ou bien autre
chose encore ?
Cette dernière question doit être tirée au clair dès maintenant, avant l'examen des détails,
dans la mesure où c'est imbu de conceptions familières, parce que déjà mentionnées, qu'un
lecteur aborde la suite de sa lecture. Et là, il est très facile de tomber dans l'erreur suivante :
oublieux du fait que la philosophie indienne n'est pas génétiquement liée à son homologue
européenne, on s'enthousiasme pour des coïncidences ou des similitudes partielles et l'on procède
à la confrontation d'éléments qui ne s'y prêtent absolument pas et n'apparaissent semblables que
lorsqu'on les examine à part d'autres éléments du système bouddhique qui leur sont liés. C'est
pourquoi il paraît préférable dans un premier temps de s'abstenir, dans toute la mesure du
possible, de ces comparaisons qui, en matière de bouddhisme, entraînent toutes sortes
d'associations oiseuses et inutiles. Les comparaisons peuvent, malgré tout, donner des résultats
intéressants mais seulement après que le système bouddhiste ait été complètement assimilé en
tant que tout organique. Cest alors seulement qu'il deviendra possible de distinguer clairement les
coïncidences effectives de celles qui ne sont qu'apparentes"56.
Si l'intérêt de Stcherbatsky pour les parallèles s'explique largement par son désir d'attirer
l'attention des philosophes occidentaux en leur laissant entrevoir la possibilité de retrouver leur
propre pensée à l'intérieur d'un matériau étranger - comme Schopenhauer l'avait fait en son
temps, et lui-même tout récemment - Rosenberg n'abordait pas la philosophie bouddhique à
partir d'une problématique que la fréquentation de la pensée occidentale lui aurait rendue
familière, comme c'était en partie le cas pour Stcherbatsky, mais à partir d'un contact direct avec
56 Rosenberg 1991, p. 87.
le bouddhisme dans le cadre de ses recherches effectuées sous la direction de Stcherbatsky. C'est
pourquoi il ne cherche pas à susciter un intérêt pour le bouddhisme mais seulement à le
comprendre. Dans cette optique, il propose de chercher d'abord à comprendre cette tradition
selon sa propre logique interne, sans se disperser dans des parallèles. C'est seulement une fois
qu'elle aura été assimilée en tant que système complet et indépendant que l'on pourra autoriser
des comparaisons avec la pensée occidentale. Ainsi seulement pourra-t-on éviter les erreurs liées
à des assimilations aussi hâtives que fallacieuses. En d'autres termes, il s'agit d'étudier l'autre en
tant qu'autre et ensuite de le confronter au propre reconnu comme tel.
Telle est - me semble-t-il - la principale différence entre ces deux savants dans leur
rapport à la méthode comparative. Rosenberg ne contestait pas l'intérêt des parallèles dans le
processus de la connaissance de l'autre mais il estimait que ceux-ci peuvent s'avérer utiles et
opérationels seulement après que cet autre ait été reconnu dans son altérité. Il me semble que,
par rapport à ce genre de parallèles, la bouddhologie contemporaine penche plus du côté de
Rosenberg que de celui de Stcherbatsky.
2. Le problème de la traduction
Dans la traduction des textes bouddhiques, Stcherbatsky s'en tenait, comme on sait, à une
méthode interprétative ou philosophique dont il formulait lui-même le principe en ces termes:
"C'est seulement par la voie d'une reconstruction hypothétique du système philosophique dont il
est question qu'il est possible au début de déterminer approximativement le concept qui se trouve
métaphoriquement désigné par tel terme. Une traduction littérale serait tout à fait vaine"57.Il
expliquait cela par la nécessité de tenir compte du caractère métaphorique de la terminologie
bouddhique et en particulier de cette circonstance qu'en Inde le discours philosophique puise ses
termes dans la langue courante, où ils possèdent un sens non philosophique. C'est pourquoi, du
point de vue de Stcherbatsky, une traduction littérale serait celle d'une métaphore et non d'un
terme technique58 .
Remarquons que ni la méthode philologique de traduction ni la méthode interprétative,
telles que les expose Stcherbatsky, ne se prêtent à la réflexion herméneutique. Là même où
57 Stcherbatsky 1995, Partie I, p. 57.58 Rosenberg explique cela très bien, lui aussi :"Dans la philosophie bouddhique (...) se rencontrent des mots comme "coeur", "oeil", "oreille", "nez", "vent", "eau", "feu" etc. (...) ces termes s'emploient au sens figuré, par exemple le "coeur" est pris au sens de la conscience, le "vent" au sens de mouvement ou de légèreté, etc." ("Problèmes...", dans Rosenberg 1991, p. 117).
Stcherbatsky affirme "s'être efforcé, dans toute la mesure du possible, de pénétrer dans
l'intégralité du sens visé par l'auteur et de le rendre en langue russe comme aurait pu le faire
l'auteur lui-même, à supposer qu'il eût écrit dans notre langue"59, il postule implicitement la
transparence réciproque de la langue du texte original et de celle du traducteur, à savoir ici du
russe et du sanskrit. Il s'orientait avant tout sur l'idée d'un certain sens, unique comme la vérité
elle-même, et par là même pouvant être exprimé par des voies diverses et interchangeables. Cette
idée, dont le conditionnement culturel et historique n'est devenu tout à fait évident qu'à notre
époque, s'appuie, entre autres présupposés, sur une certaine conception du langage comme
simple instrument docile, outil de la pensée. L'essentiel est donc de saisir le sens lui-même, sa
formulation langagière devenant alors secondaire. Si Dharmakîrti pense comme Kant, alors il n'y
a aucun inconvénient à rendre sa pensée en se servant des catégories kantiennes.
Pour Rosenberg, ce parallélisme, loin de faciliter la tâche du traducteur, représente pour
lui un obstacle :
"Les points de départ et les problèmes essentiels sont les mêmes en Europe et en Inde, les
distinctions également car les lois de la pensée sont les mêmes pour tous. Mais ces courants de la
réflexion philosophique se sont développés dans des conditions complètement différentes en
Europe et en Inde. Aussi, les voies suivies ont-elles été différentes, la problématique différente,
la méthodologie différente. Par voie de conséquence, la terminologie a été également différente,
de nombreuses notions recevant un contenu de signification différent. Voilà pourquoi il est
parfois si difficile de trouver une traduction adéquate. Les difficultés ne résident pas dans les
mots mais dans les pensées (italiques - V.L.)"60.
Alors que Stcherbatsky indique à propos de son propre travail qu'"en lui, autant que
possible, la langue des philosophes bouddhiques a été rendue dans la langue de la philosophie
contemporaine"61, Rosenberg, comme lui répliquant en écho, affirme :"Il convient, autant que
possible, de conduire l'exposé en se servant de la langue courante, à l'exclusion des termes
techniques et en s'abstenant de souligner les parallèles. Il est extrêmement dangereux d'introduire
dans le schéma bouddhique des idées en provenance de la philosophie européenne. Cela peut
aisément conduire à une interprétation erronée du bouddhisme. Chacun de ses termes techniques
se tient dans un rapport défini à l'ensemble des autres, lesquels surgissent alors involontairement,
59 Stcherbatsky 1995, Partie I, p. 58.60 Remarque de Rosenberg publiée pour la première fois dans l'Appendice à la version russe de cet article.61 Ibid., p. 6.
par un jeu d'associations. Même là où deux termes, l'un européen et l'autre bouddhique, sont en
correspondance réciproque, les associations d'idées suscitées par l'un et par l'autre peuvent être
complètement différentes. Voilà pourquoi la traduction des termes bouddhiques et, d'une manière
générale, des termes philosophiques propres à des systèmes d'origine étrangère, est si difficile.
La difficulté ne se dissimule pas dans quelques particularités de la langue mais dans
l'hétérogénéité des chaînes d'associations déclenchées, dans chaque cas, par une notion donnée.
C'est pourquoi il convient, dans la traduction d'un terme déterminé, d'utiliser avec précaution de
vocables de notre langue comme "objet", "sensibilité", "psychique", etc. et, en tout cas, d'attirer
l'attention sur les idées que les termes étrangers peuvent évoquer pour une personne à la langue
maternelle de laquelle ils appartiennent. Artha et vishaya correspondent à notre terme "objet"
mais ils n'ont rien de commun avec la notion d' ob-jectum.
"Salut" et Nirvâna coincident dans la mesure où l'un et l'autre terme désignent la fin
religieuse suprême. Il est cependant impossible de transférer au terme "Nirvâna" les associations
qui vont avec le terme "salut"62.
Il est difficile d'écarter l'impression que Rosenberg vise ici précisément son maître et sa
méthode interprétative. C'est que tout ce dont il parle : l'utilisation d'une terminologie technique
occidentale, les parallèles, "l'introduction dans le schéma bouddhique d' idées en provenance de
la philosophie européenne", se rapporte directement aux travaux de Stcherbatsky.
Rosenberg, à la différence de Stcherbatsky, pratique ce que nous appelons aujourd'hui la
réflexion herméneutique. Il problématise la traduction, non pas au sens des difficultés soulevées
par le passage d'une langue déterminée à une autre, mais à un niveau bien plus fondamental, à
savoir en tant qu'instrument de la compréhension d'une pensée formulée à l'intérieur d'une
culture étrangère. Rendre des mots dans leur signification purement littérale ne signifie pas
toujours rendre les notions correspondantes. Mais ces dernières ne passent pas non plus
nécessairement dans le cas d'une traduction dite "philosophique". Dans le cadre du sanskrit
philosophique, chaque terme est chargé d'associations déterminées et les termes du vocabulaire
philosophique occidental sont pareillement insérés dans leur propre réseau d'associations. La
dimension associative des terminologies constitue un sérieux problème pour le traducteur,
problème que Scherbatsky a complètement négligé.
Rosenberg poursuit : "Dans les traductions littérales - au sens étymologique - un autre
danger menace : le terme qui fait l'objet d'une traduction peut ne coïncider que dans une seule de
62 Rosenberg 1990, p. 81-82.
ses acceptions avec le terme proposé pour le traduire. Dans ce cas, des malentendus peuvent
surgir, entraînant l'impossibilité de comprendre corrrectement la traduction. Des équivalents
fameux, du genre "loi" pour dharma ou "name and form" pour nâma-rûpa, etc. appartiennent à
cette catégorie ...63.
La question de la méthode à employer pour traduire les textes bouddhiques est encore
loin d'être résolue. On doit, en fonction des besoins, se servir de l'une ou l'autre façon de
traduire"64.
En d'autres termes, la stratégie de Rosenberg lui-même, en matière de traduction, ne
consiste pas à privilégier une seule méthode, quelle qu'elle soit, mais à se servir de l'une ou de
l'autre, en fonction des situations. Ailleurs, Otton Ottonovitch ajoute encore un autre trait : "Il ne
convient pas de borner ses efforts à l'établissement d'un seul et même sens qui serait valable dans
tous les cas; il ne convient pas davantage, une fois convaincu de l'impossibilité de cela, d'en
conclure prématurément que les auteurs bouddhiques manquent de logique et de systématicité.
Les travaux sur le bouddhisme pâtissent justement de cette tendance à rendre un terme
quelconque toujours par un seul et même équivalent"65.
Rosenberg conclut sa réflexion par ces mots :"La difficulté indiquée revêt en même
temps une signification importante : elle nous rappelle constamment qu'en dépit du caractère
commun de presque toutes les idées, celles-ci se trouvent exprimées de manière différente. Chez
les bouddhistes se rencontrent les mêmes questions - et les mêmes solutions - que dans les
systèmes européens. Les méthodes, cependant, sont différentes et les questions font l'objet d'une
investigation conduite selon d'autres voies. La valeur de cette pensée systématique - et de la
pensée indienne en général - consiste précisément en ceci qu'on y retrouve nos problèmes
familiers mais traités d'une manière différente. C'est pourquoi il est particulièrement important de
préserver, lorsque nous les analysons, le schéma bouddhique original, en nous abstenant de
transposer les idées indiennes dans les cadres de nos systèmes"66.
De cette manière, la non-coïncidence des systèmes bouddhique et occidental, le "jeu" qui
63 Dans un autre passage, il développe les considérations suivantes :"Dans la mesure où des termes sont empruntés à la langue courante, leur sens étymologique peut ne contribuer que fort peu, voire pas du tout, à la compréhension de leur sens philosophique à l'intérieur d'un système donné. Il en va tout à fait ainsi chez nous également où l'on accorde relativement peu d'attention au sens étymologique primitif des termes philosophiques et des termes abstraits en général" (Rosenberg 1991, p. 105).64 Rosenberg 1991, p. 82.65 Rosenberg 1990, p. 149.66 Ibid., p. 82.
subsiste entre eux, représente pour Rosenberg un facteur important, propre à stimuler notre
réflexion herméneutique. Pourquoi l'altérité du bouddhisme est-elle si précieuse ? Pourquoi est-
il important de ne pas la perdre, de ne pas la laisser se dissoudre dans une quelconque
universalité de la philosophia perennis? Et comment la comprendre en ne disposant que des
outils intellectuels forgés dans notre propre culture? De nos jours, l'acuité de ce problème
herméneutique est pleinement reconnue. Il est devenu parfaitement évident que l'idéal d'une
objectivité scientifique, enraciné dans la tradition académique de la philosophie européenne - et
cela à travers le doute cartésien, le spectateur objectif kantien et la mise entre parenthèses
hussserlienne des facteurs psychologiques - s'avère être une construction intellectuelle propre à
notre culture. Par conséquent, il ne saurait davantage être question d'une quelconque position
"objective", au sens d'extra-culturelle, des chercheurs européens. Vérification faite, l'exégèsis des
textes en provenance d'autres cultures s'avère être une eisegesis, une manière involontaire de lire
en eux quelque chose qui vous est propre. Comme le dit Robert Sharf :"Semblables à Narcisse,
les enthousiastes occidentaux sont incapables de reconnaître leur propre image dans le miroir qui
est mis à leur disposition"67. Ou bien, comme l'écrit Matthew Kapstein :"Notre problème ne
consiste pas dans la tâche impossible de découvrir de quelle manière pense le bouddhisme, et
cela en éliminant toute référence aux modes de pensée occidentaux; il consiste plutôt à prendre
en compte notre domaine de réflexion et, à partir de là, à mettre au point une démarche grâce à
laquelle notre rencontre avec les traditions bouddhiques pourra déployer un espace dans lequel
ces traditions commenceront à s'ouvrir dans une certaine mesure à nous, à se révéler - elles - et
non pas nous-mêmes"68.
3. La langue de l'exposition
Si Stcherbatsky n'établit aucune ligne de démarcation précise entre la langue de
l'exposition et la langue de la traduction, Rosenberg, quant à lui, tout en les séparant, voyait dans
l'exposition un problème semblable à celui de la traduction :
"Dans mon exposé, je me suis efforcé d'avoir recours à la langue communément utilisée
dans nos travaux philosophiques, c'est-à-dire que j'ai évité d'utiliser des termes trop spécialisés
forgés par tels ou tels auteurs. Là où la terminologie bouddhique devient trop conventionnelle et
difficilement traduisible, j'ai tenté de paraphraser leur pensée en me servant de mots simples et
sans me mettre en quête d'équivalents parmi nos termes spécialisés. En effet, de tels équivalents
ne peuvent être qu'approximatifs, en dépit d'une apparente parenté. Résolu, dans la mesure du
67 Sharf 1995, p. 140.68 Kapstein 2001, p.3.
possible, à ne pas recourir à des comparaisons partielles avant d'être parvenu à connaître le
système dans son ensemble, je reconnais tout à fait la difficulté que comporte l'éxécution de ce
projet. Et c'est pourquoi il m'a paru opportun d'aborder dès maintenant la question de la
coïncidence des directions suivies respectivement par les bouddhistes et par les européens.
L'indication des difficultés auxquelles on se heurte en voulant tracer un parallèle entre les points
de vue bouddhiste et européen - et cela en dépit du caractère visiblement commun de nombreux
problèmes - permettra peut-être d'éviter des comparaisons prématurées lors de la lecture des
chapitres suivants, consacrés à l'élaboration de la terminologie technique"69.
Rosenberg souligne qu'en se servant de la langue philosophique il s'efforçait de s'en tenir
aux expressions les plus neutres ("la langue des travaux philosophiques"), sans recourir aux
termes spéciaux forgés par certains auteurs (comme l'avait fait Stcherbatsky en utilisant
librement des termes kantiens comme ceux de "chose en soi", etc.). De plus, il ne se mettait pas
en quête d'équivalents terminologiques (ce dont s'occupait aussi Stcherbatsky). Par là-même il
éliminait logiquement toute possibilité d'établir des parallèles peu évidents ("partiels" dans sa
terminologie) aussi longtemps que le système bouddhiste n'aurait pas été assimilé comme
formant un tout - un danger auquel n'avait pas échappé Stcherbatsky dans sa "Théorie de la
connaissance..." quand, après avoir expliqué dans le premier Tome qu'il s'abstiendrait de tout
parallèle, il n'en recourait pas moins à la terminologie kantienne, se livrant ainsi, bon gré mal gré,
à une certaine "parallèlisation" des notions. De plus, après avoir mis en garde contre les
parallèles prématurés, on faisait intervenir une référence aux difficultés survenant "dans la mise
en oeuvre d'un parallèlisme".
Lisons plus loin : "En même temps, un bref schéma des branches principales de la
philosophie bouddhiques aidera ceux qui ne sont pas familiers des termes sanskrits et chinois à
s'orienter dans toute la suite de l'exposé. Partout, je me suis efforcé, dans la mesure du possible,
d'éviter l'emploi de ces termes, et cela en renvoyant les spécialistes à des notes dans lesquelles on
trouvera les citations correspondantes ainsi que l'appareil philologique destiné à justifier les
traductions proposées et les expressions descriptives. Il est impossible, en effet, de se tirer
d'affaire sans avoir du tout recours aux termes originaux (Cf. Stcherbatsky :"Nous ne laissons
aucun terme non traduit"70), de la même manière qu'il n'est pas possible de présenter un exposé,
fût-il de vulgarisation, de la pensée philosophique de l'Antiquité sans recourir à des termes grecs
et latins. Par exemple, nous ne traduisons même pas des termes comme "idea", "atomos",
69 Rosenberg 1991, p. 87.70 Stcherbatsky 1995, Partie I, p. 58.
"materia". De même, en bouddhisme, certains termes s'avèrent pareillement intraduisibles, ainsi
dharma, Nirvâna, buddha et bien d'autres"71.
A l'intérieur de ce bref schéma, Rosenberg distingue quatre rubriques : 1) le point de
départ de la philosophie bouddhique; 2) Physiologie et Psychologie; 3) Théorie de la conscience;
4) Métaphysique et doctrine du salut. L'"éthique" n'est même pas jugée digne de donner lieu à
une rubrique particulière. C'est que, selon lui, "elle est conçue pour se conformer à la théorie du
Nirvâna, alors même que cette dernière est conçue tout à fait indépendamment des jugements
moraux, dans la mesure où ceux-ci servent à poursuivre les buts ordinaires de l'existence"72. En
exposant l'enseignement du bouddhisme au fil de ces rubriques, il donne clairement à
comprendre que ces dernières sont conventionnelles, de même qu'est conventionnelle et, par
essence, erronée (vu l'absence d'un parallélisme complet) l'application au bouddhisme de termes
classificatoires du genre "idéalisme", "matérialisme", "réalisme" etc.
Par ailleurs, en nous plongeant dans le style de pensée de Rosenberg là où il réfléchit sur
les parallèles et les comparaisons, nous remarquons l'emploi fréquent chez lui de l'expression
"dans la mesure du possible" ("dans un premier temps, éviter dans la mesure du possible toute
espèce de comparaisons" - "Il convient, autant que possible, de conduire l'exposé en se servant
de la langue courante, à l'exclusion des termes techniques et en s'abstenant de souligner les
parallèles." "Résolu, dans la mesure du possible (italiques V.L), à ne pas recourir à des
comparaisons partielles avant d'être parvenu à connaître le système dans son ensemble, je
reconnais tout à fait la difficulté que comporte l'éxécution de ce projet". On acquiert l'impression
qu'il cherche à se ménager une petite marge de manoeuvre, qu'il s'octroie la liberté de recourir çà
et là à des comparaisons en dépit des principes proclamés par lui. Et cela n'est pas fortuit car il
lui paraissait impossible de ne pas recourir de temps en temps à telle ou telle comparaison, par
exemple, là où il lui fallait exposer la théorie de l'instantanéité73 ou l'atomistique bouddhique74.
71 Rosenberg 1991, p. 88.72 Ibid., p. 95.73 "Dans cette théorie (celle de l'instantanéité - V.L.) est formulée l'observation selon laquelle le contenu de la conscience ne cesse de se modifier, c'est-à-dire que le courant de conscience s'avère être une chaîne d'instants. Une telle idée n'est pas étrangère non plus à la psychologie européenne contemporaine mais, en Inde comme en Europe, certaines objections ont été formulées à son encontre" (Rosenberg 1991, p. 107).74 "Dans l'atomistique grecque, les atomes ont des tailles et des formes diverses et possèdent la propriété de se mouvoir. Quant aux atomes de la chimie contemporaine, ce sont des points non étendus, tantôt des masses, tantôt des formes, tantôt des énergies. Chez les bouddhistes, ce qu'on appelle anu - un terme que l'on a coutume de rendre par le mot "atome" - a proprement la signification d'une extension spatiale minimale, d'une dimension spatiale
Conclusion : similitudes et différences
Començons par les similitudes. Sont recensées ci-dessous les idées de
Stcherbatsky qui sous-tendent le travail de Rosenberg :
1) Importance principielle de la philosophie pour la compréhension du bouddhisme.
2) Importance d'une connaissance de la tradition vivante et de contacts avec ses porteurs.
3) Affinité essentielle des problèmes des philosophies bouddhique et occidentale ,
couplée à une manière différente, de part et d'autre, de les poser et de les résoudre - Freytag.
S'agissant du dernier point, on observe une remarquable similitude dans les citations.
Stcherbatsky :"Sous le voile d'une terminologie exotique, il (le philosophe occidental -
V.L.) discerne des traits qu'il est habitué à voir présentés autrement, organisés d'une autre
manière, disposés autrement à l'intérieur d'un système etplacés dans d'autres contextes. Au fur et
à mesure qu'il se familiarise avec la manière dont sont présentées les idées dans les oeuvres
sanskrites, le philosophe éprouve la tentation non seulement d'interpréter les idées indiennes en
termes européens mais aussi de se livrer à l'opération inverse, celle de traiter des idées
européennes en termes indiens. Ma tâche principale a été d'attirer l'attention sur les analogies et
non de procéder à une appréciation comparative des mérites respectifs des uns et des autres"75.
Rosenberg : "Ni dans le bouddhisme, ni dans la philosophie indienne en général on ne
rencontre de problèmes qui nous soient tout à fait étrangers et inintelligibles. Cependant, ces
mêmes problèmes bien connus sont envisagés par les Indiens selon d'autres points de vue; ils se
combinent différemment, s'éclairent différemment. En ce sens, la philosophie indienne, quand
elle sera connue dans tous ses détails, viendra sans aucun doute compléter et enrichir les résultats
de la réflexion philosophique occidentale"76.
Ou encore :"On trouve chez les bouddhistes les mêmes questions et les mêmes réponses
que dans les systèmes européens. Les méthodes, toutefois, sont différentes et les questions
s'enchaînent différemment. L'intérêt de ce type de pensée systématique - et de la philosophie
minimale" (Ibid, p. 137).75 “From under the cover of an exotic terminology he will discern features which he is accus-tomed to see differently treated, differently arranged, assigned different places in the system and put into quite different contexts. The philosopher, if he becomes conversant with the style of Sanscrit compositions,will be tempted not only to interpret Indian ideas in European terms, but also to try the converse operation and to interpret European ideas in Indian terms.
My main object has been to point out these analogies, but not to produce any estimate of the comparative value of both logics”. - Préface au Tome premier de "Buddhist Logic", voir: Stcherbatsky, 1930, p. XII.
76 Rosenberg 1991, p. 49
indienne en général - consiste en ceci que nos problèmes familiers s'y trouvent traités d'une autre
manière. Aussi, est-il particulièrement important de préserver, dans les présentations que nous en
faisons, l'originalité du schéma bouddhiste, en évitant de transposer les idées indiennes dans le
cadre de nos systèmes"77.
On peut résumer ainsi les différences:
1. Stcherbatsky insistait sur la proximité du bouddhisme et de la pensée
contemporaine; Rosenberg, au contraire, soulignait leur différence.
2. Stcherbatsky estimait qu'une mise en parallèle avec la philosophie
occidentale aidait à comprendre le bouddhisme; Rosenberg y voyait un obstacle. Selon lui, il
convient tout d'abord d'étudier le bouddhisme comme un tout, et ensuite seulement de passer à
une mise en parallèle.
3. Stcherbatsky s'en tenait à une méthode de traduction philosophante,
interprétative, par nature propre à rapprocher le bouddhisme de la pensée occidentale;
Rosenberg attirait l'attention sur les dangers de tels rapprochements, soulignant l'impossibilité de
traduire de manière complète, exhaustive, toute une série de termes bouddhistes et insistant sur le
caractère approximatif et conventionnel des rubriques classificatrices occidentales appliquées au
bouddhisme.
4. Stcherbatsky n'accordait pas une grande importance à la dimension
religieuse et ritualiste du bouddhisme. Pour lui, il s'agissait, avant tout, d'une philosophie
(une théorie de la conscience, une logique, une ontologie). Rosenberg voyait dans le
bouddhisme, s'il est permis de s'exprimer ainsi, un objet systémique complexe, comportant
différents niveaux fonctionnels ,irréductibles les uns aux autres.
Rosenberg fondait sa méthode herméneutique sur la notion d'une altérité radicale - mais
aussi d'une absence de clôture - des cultures étrangères. Même dans le cas de la tradition
chinoise et de la tradition japonaise, sa cousine, qu'il considérait comme les plus éloignées de
l'Occident, il se refusait à envisager un quelconque caractère de mystère et d'inaccessibilité. Ce
qui, selon lui, permettait d'y accéder, c'était précisément la tradition indienne, laquelle, en
fonction de sa proximité avec la pensée européenne78, pourrait servir de passerelle entre
77 Ibid., p. 82.78 "Dans la philosophie indienne, en particulier, nous rencontrons un ensemble de systèmes tout à fait comparables à ceux qui constituent le trésor de la philosophie gréco-européenne. Nous y trouvons les mêmes questions, les mêmes réponses, les mêmes lois de la pensée, quoique souvent présentées et disposées autrement. Malgré tout, il s'agit bien des mêmes éternels problèmes philosophiques - et nous n'y rencontrons rien de radicalement nouveau et
l'Occident et l'Extrême-Orient. "Mais si la philosophie indienne nous est compréhensible et
accessible, elle s'est avérée en même temps acceptable aussi pour l'Extrême-Orient. Si donc la
problématique indienne et ses solutions ont été de quelque manière adoptées par les Chinois et
les Japonais, on est en droit de poser la question : Où donc se situe ce goufre censé nous séparer
de l'Extrême-Orient ?"79.
Le modèle, créé par Rosenberg, du chercheur qui, aux fins de comprendre une pensée
étrangère, s'efforce de la "vivre", de l'intégrer à son expérience personnelle fait écho au modèle
contemporain du chercheur-anthropologue. Après la seconde guerre mondiale, avec le
développement de l'anthropologie culturelle et de la pratique des "enquêtes de terrain", la
majorité des chercheurs occidentaux s'est élancée vers tous les coins du globe terrestre pour de
longs séjours, consacrés à se plonger dans la vie locale, pour ensuite analyser leurs impressions
et leurs observations dans des travaux savants. Il va de soi que l'immersion dans une tradition
spirituelle étrangère diffère, par le degré de l'implication existentielle, des enquêtes "de terrain"
portant sur les moeurs et coutumes. Ce qui, cependant, unit les unes et les autres, c'est la
disponibilité pour un engagement personnel impliquant des modifications drastiques du style de
vie habituel et pour une manière de se consacrer sans réserve à une culture étrangère. Il ne s'agit
plus alors de rechercher son plaisir - ou même son perfectionnement - personnel. Il s'agit de la
possibilité d'expliquer l'autre, de l'annexer au trésor de sa propre culture. C'est là le but que se
proposait d'atteindre Rosenberg.
Dans un article non publié (daté du 6 Octobre 1918, alors que fait rage la guerre civile), il
écrit :"Quand le monde de la culture spirituelle de l'Inde et de l'Orient aura été pleinement
dévoilé et que nous serons en mesure de percevoir distinctement toute la bigarrure d'un tableau
nouveau pour nous - dans tous ses détails, avec la liaison essentielle de tous ses moments - nous
serons alors convaincus que ce monde original, nouveau pour nous, est compréhensible, qu'il est
étranger mais en même temps accessible et que l'étranger, une fois passé dans l'usage, peut se
transformer en quelque chose de proche, devenir nôtre"80.
Etranger mais accessible...le mérite principal de Rosenberg, dans le domaine de la
réflexion herméneutique, consiste, selon moi, en ceci qu'il n'a pas tenté de noyer l'étrangeté d'une
culture exotique dans l'universalité de la philosophia perennis, l'autre dans le propre et le déjà
d'encore incompris. Pour parler d'une philosophie indienne "orientale", mystérieuse, il faut tout ignorer de l'histoire de la réflexion philosophique européenne" ("Sur l'étude du bouddhisme japonais", cité in Ermakova 1998, p. 320).79 Ibid.80 Ibid., p. 322.
compris. Il a maintenu entre les deux un écart, une faille dans la gradualité, une certaine
différence de potentiel, engendrant une zone de tension herméneutique, lançant un défi...
Répertoire de la littérature citée
Barlow 2002 - Barlow John. "Otton Ottonovitch Rosenberg (1888-1919) blestiastchii molodoï russkii orientalist". – Peterburgskoye vostokovedeniye. Vypusk 10, 464-478 (traduit de: John Barlow. "The Mysterious Case of the Brilliant Young Russian Orientalist. - in Karenina Kollmar-Paulenz (ed.). Otto Ottonovich Rosenberg and his Contribution to Buddhology in Russia, Wiener Studien zur Tibetologie und Buddhismuskunde. Heft 41, 1998).
Biobibliographitcheskii slovar vostokovedov, 2003. - Biobibliographitcheskii slovar vostokovedov — jertv polititcheskix repressii v sovetskii period (1917—1991). Izdaniye podgotovili Ya. V. Vassilkov i M.Yu. Sorokina. SPb.: Peterburgskoye vostokovedeniye, 2003.(Gens et destins. Dictionnaire biobibliographique des orientalistes, victimes de la terreur politique à l'époque soviétique (1917-1991). Sous la direction de Ya.V. Vassilkov et M.Yu. Sorokina. St-Petersbourg: Etudes orientalistes peterbourgeoises, 2003.)
Ermakova 1998 – Ermakova Т.V. Buddhiiskii mir glazami possiiskih issledovatelei XIX – pervoï treti XX veka. Sankt Peterburg., «Nauka». (Le monde du bouddhisme vu par les chercheurs russes au XIXème et dans le premier tiers du XXème siècle.)
Kalyanov 1972 – Kalyanov V.I. "Akademik F.H.Stcherbatsky. Evo jisn i deyatelnost". - – Indiiskaya kultura i buddhism. Sbornik statei pamiati Akademika Stcherbatskogo. Moskva , «Vostochnaya literatura», s. 13-26. ("L'académicien F.H. Stcherbatsky, sa vie et son oeuvre. - La culture indienne et le bouddhisme. Recueil d'articles à la mémoire de l'académicien Stcherbatsky, Moscou. Editions Nauka, Collection "Littérature orientale", p. 13-26.)
Kapsten 2001 – Kapstein Matthew T., Reason’s Traces: Identity and Interpretation in Indian and Tibetan Buddhist Thought, Boston: Wisdom Publications.
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Traduit du russe par M. Hulin.