supplément le monde des livres 2012.03.30

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 Prosopopéeduterroriste p r i è r e d ’ i n s é r e r Moi, Mo ha me d Me ra h A l’i nvitation du «Monde de s liv res», l’é cri vai n Sal im Bach i, auteur de « Moi, Khale d Ke lkal», es t entré da ns la te du tueur, mort le 22mars à Toul ouse Jean Birnbaum V ous ne m’aurez pas vivant, je sui s déj à mort,jeleuraiditàtous ces flics qui m’encer- clent et lancent leurs grena des contr e les murs de l’appartement. A peine né, déjàcrev é.J’ai commencéà dis para î- tre très jeune quand on me traînait devantles tribunaux . J’ai commenc é par voler pour ne plus être le gentil gami n toutsouri anttout beauarabe toujours poli merci monsieur au revoir madame vous avez raison allez vous faire foutre mesdames et messieurs les gens bien de préfé- rencenationale. J’ai trafiqué des scooter s volés dans les quartiers huppés de Tou- louse , près du Capitole , la nuit, quandlesfilsàpapa segoberg eaie nt, entourés de donzelles à la croupe rebondie, jolies meufs , affalé s autour de comptoirsou entrés dans des boîtes de nuit où j’étais refoulé unefoissurdeux,voiredeuxfoissur deuxlorsq uele vide ur,un putai n de Black ou d’Arabe retourné comme cesparas deMontauban quime res- semblaient et ne me ressemblaient pasetquej’aitrouépourleurappren- dre que nous n’étions pas du même monde àjamaissépar ésparla por ted’une caserne, j’ai eu le temps de gamber- ger dans mon garage où je retapais desbagnolescaboss éescommemon âme,relevant despare-chocs,redres- sant les ailes des anges de métal qui partiraient dans le jour rutilant et s’envoleraient vers un ciel vide et morthabi tépar unDieu abse ntdont l’unique représentant a été jusqu’à présent Ben Laden, un grand mon- sieu r quisavai t cequ’ilvoulai t lui. A 16ans, quand les autres pas- saient leur bac, je sava is déj à maquil lerune bécan e,changersa pla- que d’immatriculation, la repeindre aux couleurs de l’arc-en-c iel et de la liber tébleu blancrougeégalitéfrater- nitémonculfoutai sesmenson gestar- tuffer ies.Je mettrai cette  Ripoubli que d’hypo crite s à genou x enmassacrant toussesenfants.Jerêved’unjoursans gloi re tou t le mon detuera tou t le monde, où Arabes et Juifs, Blancs et Noirs, se feront leur Afghanis tan en direc t au 20heuresde ClaireChazal. Fatigue. Le RAID a plongé le quartier dans le noir pendant qu’ils me parlent, racontent qu’ils me veulent vivant, parlen t, m’empê chent de dormi r, mais je sais qu’ils ne désirent rien d’autr e que de me mettre dans un trou , prisonou cer cuei l voi la sol u- tionauproblè mefinalquileura sau- té à la gueule comme un Joker de mauvai s film Batman Terminator  Mortal Kombat  superproductions avecforcefeux d’artifi cesexplosions degratte-cielavions bourré s dekéro- sènequi s’écrasents’embrasent dans unegrandeville quelbeau spec tacl e mesdamesetmessieursles gensbien depréférencenationale dommage,jen’aijamaispupasser mon brevet d’ aviatueur . Cela aurait étéd’uneautreclasse,commederou- lerenBMWmaisdanslecielsansnua- ges d’une matinée de septembre. J’adorais voler des grosses bagnoles et faire d es ro déos aux Izar ds le jour del’an.On fil maitnosexploi ts,on se marrait, tout partait en fumée et on rentrait content à la maison dormir dansdebeauxdraps. Pourquoi vous avez fait ça, mon- sieurMerah, pourquoi? Je ne sais pas, dans le fond, je ne sais pas, j’avais envie de tout faire péte r comme un goss e un peu mau- vai s,un salegosse, poursûr. Donn ez-moivos avio ns et je vou s donnerai mon scooter. Donnez-moi vosbombesetjevousdonnerailepis- tolet avec lequel j’ai tué ces gamins pour venger d’autres gamins tués par des paras israéliens ou français c’est la même cho se vu du tro u sans fond où l’on se trouve. J’ai rendu le malpou r lemalet jene re gre tterie n nonje neregretterien mauditechan- son qui rengaine dans ma tête pen- dant que ces enculés RAID dehors m’ence rclent et que le téléph one sonn e sonne je ne décroche pas qu’impor tequ’ils aillentaudiable s’il existe ou à Dieu puisque je suis un membred’Al-Qaida, Rendez-vous nous ne vous ferons pasde mal,monsi eurMerah Vousmefoutre z autrou Vousbénéficiere z d’uneremise de peine,monsieurMerah, Ma peine je l’ai déjà purgée , ma pei nec’estla mor t,filméeou cach ée, j’ai failli ajouter, mais j’ai fermé ma gueule parce que je ne voulais pas parl erpour nerien dir e fati - gué que j’étais les nerfs ten- dusetquej’avaismalaudos, mes yeux brûlaient comme les lampes à soudure du garageoù j’officiaisavant de pren dreles arme s etde flin - guer ces militaires qui avaient ma gueule d’Arabe et ces gamins Israé- lie nsqui ress embl aie ntà desPales ti- nie ns quiressemblai ent à la boui llie sanglante qui hante mes nuits sans sommeilsans rep os sansconsci enc e pend antqueje visi onnecesignobl es vidéo s de décapit ations tortures exactions massacres charniers sur YouT ube en bouc le comme une phra sesans poin t fina l Jecompre ndsvousressen tezde la colèreditleflicauboutdela nui t lui aussi Colère? Je ne ressens rien, j’en aurais tué plussij’avaispu, 5 aLittérature étrangère L’amour baladeur d’Arthur Phillips 6 aHistoire d’un livre  Immortel, enf in, de Pauline Dreyfus 7 aEssais Serge Audier observe les nébuleuses néolibérales 10 aRencontre William Marx secoue la tragédie antique U nesemaineaprèsla mortde Moha medMerah, policierset journalist es s’efforcentde reconsti- tuerlesmotivatio nsdu tueur. Lesécrivain s,avec leursoutils et leurstechniquespropres, peuvent -ilsparti- ciperà l’en quêt e? Enpassantla consciencede l’assassin au scan nerde lafiction,ont-i lsla moin drechanced’écla i- rercequi s’e stjouédanssa têt e? Delivreenlivr e,Salim Bac hirépo nd« oui».SixansaprèsTuez-le s tous! (Galli- mard,2006) , oùil fais aitparlerl’un desdjihadi stesdu 11-Septembre,l’écrivain publie  Moi, KhaledKelkal (Gras- set,140p., 15¤). Cett e fois,il forgele mono logu e intérieur de celu i qui,en 1995 , fut« l’en nemipublicnuméroun», etdont la traj ecto ireoffre plusd’unpointcommunavec cell e deMohamedMerah.Banlieue,délinq uanc e,radica- lisat ionen pris onet mort , à 24ans, souslesballesd’une unité d’élite… «On con naî t leprogra mme», iron ise Kelka l danscetteprosop opéedu terr oriste,comme pour mett re enexergueun scénarioatrocementconven u. «Je sui s mort, etma con fes sio n,c’estdu ven , ajoute-t-il. Cert es.Mais pourl’aute ur,le ventde la litt érat ure,le souf flede la ficti onpermett entde balay er l’id éeque la haine demeureimpénétrable. Untel espoir habit e enco re letexte quenouspublions aujo urd’ hui.Il s’ag it de saisir la puls ionde mortà même lesmots,d’intér ioris er le déch aîne mentde la brut alit é, la céré moniede l’él imina tion , pourprendr e enchargela partmonstr ueu se del’âme huma ine.Il s’ag it auss i, sim- plement,de nepas céde r surl’exige ncede comp rend re. Maisà tropvoulo ir comp rend re,ne risq ue-t-onpasde bana lise r,voire de jus tifie r? C’es t auss i la que stio n que posece numé ro du« Monde deslivres».Voil à pour quoi , encontrep ointde la fict ionsignéeSalimBachi,nous publ ionslestextesdes écri vains MarcWeitzmannet Oli- vierRolin. «L’explicati on génér aliseautantqu’elle ras- sureet, dansune certa inemesure,absout» , affirmele pre - mier,tandi s quele seco ndcrie sonindign ationfaceà toutetent ativelitté raired’«apprivoiserl’ignoble».  p 3 aTraversée Les Lumières mènent l’enquête 2 aLa «une», suite La littérat ure face au terrorisme: les textes d’Olivier Rolin et Marc Weitzmann 8 aLe feuilleton JonathanCoe déçoit Eric Chevillard 4 aLittérature française Eric Fottorino raconte son Monde  I  l  é  t a  i  t u n e  f o  i . Je ve d’ un jour sans gl oi re tout le monde tue ra tou t le mon de f i c t i o n Lirelasuitepage 2  Lireaussi, en pages« Société» : Surles tracesde KhaledKelkal JESSYDESHAIS Salim Bachi écrivain Cahierdu « Monde »N˚ 208 99daté Vend redi30mars2012 -Ne peu t êtreven duséparé men t

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Moi, Mohamed MerahA linvitation du Monde des livres , lcrivain Salim Bachi, auteur de Moi, Khaled Kelkal , est entr dans la tte du tueur, mort le 22 mars Toulouse

une , suite La littrature face au terrorisme: les textes dOlivier Rolin et Marc Weitzmann

2

a La

prire dinsrer Jean Birnbaum

Prosopopedu terroriste

a Traverse Les Lumires mnent lenqute

3

U

a Littrature franaise Eric Fottorino raconte son Monde

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5JESSY DESHAIS

a Littrature

fiction

Salim Bachicrivain

V

ous ne maurez pas vivant, je suis dj mort, je leur ai dit tous ces flics qui mencerclent et lancent leurs grenades contre les murs de lappartement. A peine n, dj crev. Jai commenc disparatre trs jeune quand on me tranait devant les tribunaux. Jai commenc par voler pour ne plus tre le gentil gamin tout souriant tout beau arabe toujours poli merci monsieur au revoir madame vous avez raison allez vous faire foutre mesdames et messieurs les gens bien de prfrence nationale. Jai trafiqu des scooters vols dans les quartiers hupps de Toulouse, prs du Capitole, la nuit, quand les fils papa se gobergeaient, entours de donzelles la croupe rebondie, jolies meufs, affals autour de comptoirs ou entrs dans des botes de nuit o jtais refoul une fois sur deux, voire deux fois sur deux lorsque le videur, un putain de Black ou dArabe retourn comme ces paras de Montauban qui me ressemblaient et ne me ressemblaient pas et que jai trou pour leur apprendre que nous ntions pas du mme monde jamais spars par la porte dune caserne, jai eu le temps de gamberger dans mon garage o je retapais des bagnoles cabosses comme mon me, relevant des pare-chocs, redressant les ailes des anges de mtal qui partiraient dans le jour rutilant et senvoleraient vers un ciel vide et mort habit par un Dieu absent dont lunique reprsentant a t jusqu prsent Ben Laden, un grand monsieur qui savait ce quil voulait lui.

A 16 ans, quand les autres passaient leur bac, je savais dj maquiller une bcane, changer sa plaque dimmatriculation, la repeindre aux couleurs de larc-en-ciel et de la libert bleu blanc rouge galit fraternitmon cul foutaisesmensonges tartufferies. Je mettrai cette Ripoublique dhypocrites genoux en massacrant tous sesenfants. Je rve dun jour sans gloire o tout le monde tuera tout le monde, o Arabes et Juifs, Blancs et Noirs, se feront leur Afghanistan en direct au 20 heures de Claire Chazal. Fatigue. Le RAID a plong le quartier dans le noir pendant quils me parlent, racontent quils me veulent vivant, parlent, mempchent de dormir, mais je sais quils ne dsirent rien dautre que de me mettre dans un trou, prison ou cercueil voil la solution au problme final qui leur a saut la gueule comme un Joker de mauvais film Batman Terminator Mortal Kombat superproductions avec force feux dartifices explosions de gratte-ciel avions bourrs de kro-

Je rve dun jour sans gloire o tout le monde tuera tout le mondesne qui scrasent sembrasent dans une grande ville quel beau spectacle mesdames et messieurs les gens bien de prfrence nationale dommage, je nai jamais pu passer mon brevet daviatueur. Cela aurait t dune autre classe, comme de rouler en BMW mais dans le ciel sans nuages dune matine de septembre. Jadorais voler des grosses bagnoles et faire des rodos aux Izards le jour de lan. On filmait nos exploits, on se marrait, tout partait en fume et on rentrait content la maison dormir dans de beaux draps. Pourquoi vous avez fait a, monsieur Merah, pourquoi ? Je ne sais pas, dans le fond, je ne sais pas, javais envie de tout faire

pter comme un gosse un peu mauvais, un sale gosse, pour sr. Donnez-moi vos avions et je vous donnerai mon scooter. Donnez-moi vos bombes et je vous donnerai le pistolet avec lequel jai tu ces gamins pour venger dautres gamins tus par des paras israliens ou franais cest la mme chose vu du trou sans fond o lon se trouve. Jai rendu le mal pour le mal et je ne regrette rien non je ne regrette rien maudite chanson qui rengaine dans ma tte pendant que ces enculs RAID dehors mencerclent et que le tlphone sonne sonne je ne dcroche pas quimporte quils aillent au diable sil existe ou Dieu puisque je suis un membre dAl-Qaida, Rendez-vous nous ne vous ferons pas de mal, monsieur Merah Vous me foutrez au trou Vous bnficierez dune remise de peine, monsieur Merah, Ma peine je lai dj purge, ma peine cest la mort, filme ou cache, jai failli ajouter, mais jai ferm ma gueule parce que je ne voulais pas parler pour ne rien dire fatigu que jtais les nerfs tendus et que javais mal au dos, mes yeux brlaient comme les lampes soudure du garage o jofficiais avant de prendre les armes et de flinguer ces militaires qui avaient ma gueule dArabe et ces gamins Israliens qui ressemblaient des Palestiniens qui ressemblaient la bouillie sanglante qui hante mes nuits sans sommeil sans repos sans conscience pendant que je visionne ces ignobles vidos de dcapitations tortures exactions massacres charniers sur YouTube en boucle comme une phrase sans point final Je comprends vous ressentez de la colre dit le flic au bout de la nuit lui aussi Colre ? Je ne ressens rien, jen aurais tu plus si javais pu, Lire la suite page 2

trangre Lamour baladeur dArthur Phillips

ne semaine aprs la mort de Mohamed Merah, policiers et journalistes sefforcent de reconstituer les motivations du tueur. Les crivains, avec leurs outils et leurs techniques propres, peuvent-ils participer lenqute ? En passant la conscience de lassassin au scanner de la fiction, ont-ils la moindre chance dclairer ce qui sest jou dans sa tte ? De livre en livre, Salim Bachi rpond oui . Six ans aprs Tuez-les tous ! (Gallimard, 2006), o il faisait parler lun des djihadistes du 11-Septembre, lcrivain publie Moi, Khaled Kelkal (Grasset, 140 p., 15 ). Cette fois, il forge le monologue intrieur de celui qui, en 1995, fut lennemi public numro un , et dont la trajectoire offre plus dun point commun avec celle de Mohamed Merah. Banlieue, dlinquance, radicalisation en prison et mort, 24 ans, sous les balles dune unit dlite On connat le programme , ironise Kelkal dans cette prosopope du terroriste, comme pour mettre en exergue un scnario atrocement convenu. Je suis mort, et ma confession, cest du vent , ajoute-t-il. Certes. Mais pour lauteur, le vent de la littrature, le souffle de la fiction permettent de balayer lide que la haine demeure impntrable. Un tel espoir habite encore le texte que nous publions aujourdhui. Il sagit de saisir la pulsion de mort mme les mots, dintrioriser le dchanement de la brutalit, la crmonie de llimination, pour prendre en charge la part monstrueuse de lme humaine. Il sagit aussi, simplement, de ne pas cder sur lexigence de comprendre. Mais trop vouloir comprendre, ne risque-t-on pas de banaliser, voire de justifier ? Cest aussi la question que pose ce numro du Monde des livres . Voil pourquoi, en contrepoint de la fiction signe Salim Bachi, nous publions les textes des crivains Marc Weitzmann et Olivier Rolin. Lexplication gnralise autant quelle rassure et, dans une certaine mesure, absout , affirme le premier, tandis que le second crie son indignation face toute tentative littraire d apprivoiser lignoble . pLire aussi, en pages Socit : Sur les traces de Khaled Kelkal

a Histoire dun livre Immortel, enfin, de Pauline Dreyfus

6 7

a Essais

Serge Audier observe les nbuleuses nolibrales

a Le feuilleton Jonathan Coe doit Eric Chevillard

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a Rencontre William Marx secoue la tragdie antique

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t l taie I

foi. un

Cahier du Monde N 20899 dat Vendredi 30 mars 2012 - Ne peut tre vendu sparment

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la Une

Vendredi 30 mars 2012

0123

Suite de la premire page jai raccroch, le tlphone tait mort dans ma main inerte et jai attendu longtemps que le silence et la nuit semparent de mon me et la convertissent en eau de pluie oupireen quelquechose de dgotant et de poisseux dont seule la mort me dbarrassera enfin putain jai 24 ans et je vais mourir comme Kelkal fait comme un rat dans un village fin de la conversation avec le gentil flic du RAID mielleux et sympa on aurait pas dit un flic mais je les connais ces enfoirs qui nous insultaient traitaient de fils de putes de bicots ratons, nous hurlaient dessus de retourner en Algrie en trpignant comme de gros babouins habills de bleu. Algrie? Connais pas vraiment. Patrie ? Pays du pre ? Ils ont divorc et je crois bien quil est reparti l-bas se remarier avec sa nouvelle pute qui ressemblait la conne dassistante sociale que jai boxe parce quelle voulait absolument que je lui parle bien que je ne la regarde pas dans les yeux. Je racontais ma pauvre maman que je retournais en Algrie alors que je partais pour le Pakistan, sur les traces de Ben Laden, mon matre penser dont on disait tant de bien en prison, aprs les prires entre frres. Jai emport un sac avec une radio, une bouteille deau et des biscuits, matriel de survie de base, et je les attends les armes la main, ils ne mauront pas vivant, ils boufferont de la viande halal cette nuit et jen emporterai trois ou quatre avec moi dans la tombe comme en Afghanistan, ce pays sordide o japprenais le maniement des armes, me rvais en soldat moderne, cagoul des pieds la tte, le sabre dress dans la nuit prt sabattre sur la tte des mcrants qui mavaient jet en prison pour le vol dun sac main me prcipitant dans un trou o plus personne ne me relvera jamais mme pas le gars sympa qui memployait dans son garage et me traitait comme son fils luimme avait renonc comme javais renonc mengager dans la Lgion pour faire lInfiltr comme dans Homeland quils entrent maintenant les types du RAID ils peuventvenir je lesattends en costume sombre et noir de Ninja mort p Salim Bachi

Lauteur de Tigre en papier est un citoyen en colre. Il dnonce la vulgarit alambique des paroles qui ont suivi les drames de Toulouse et de Montauban

La littrature, ce sera pour aprstribune

Olivier Rolincrivain

U

n point de vue dcrivain sur le fameux Mohamed Merah ? Daccord, je vais vous donner le mien, mais ce ne sera pas un point de vue mesur. La rserve, la dignit, trs bien, autant que vous voudrez, mais moi je ne suis pas un responsable. Je suis un citoyen lambda, et je crois quil est des circonstances o lindividu peut faire droit lmotion, o lmotion est civique, o cest le sang-froid qui serait incongru. La rvolte a le sang chaud. Ce ne sera peut-tre mme pas un point de vue dcrivain. La littrature,ce sera pour aprs,ventuellement. La littrature, cest de la rflexion sur de lmotion, il y faut les deux, la brutalit de lmotion et le temps long de la rflexion, le sang chaud et le sang-froid, si lun manque a ne va pas, a manque de souffle ou de pense. Nous nen sommes pas l. Nous en sommes, jen suis, leffroi, cest de a que je peux parler, pas plus. Quand je vois cette gueule de petit salaud hilare la une de nos journaux, je suis horrifi. Je suis horrifi non seulement parce que cela existe, cette haine, mais parceque je sens monter,sous prtexte de mesure, de dignit, de raison garder, de tas de bonnes intentions, une tentation de lindulgence qui nose pas dire son nom. Jentends ce matin (lundi 26 mars peu aprs 8 heures, sur France Inter) Ccile Duflot expliquer de sa petite voix premptoire que le terreau qui produitce criminel est aliment par les politiques qui stigmatisent certaines communauts,ce qui donnedu crdit au fanatisme religieux . Do tire-t-elle a, cette tordue mca-

cest bien la moindre des choses pour un crivain, mme quand il ne fait pas de littrature. Si je ne le savais pas, jirais chercher dans le dictionnaire. Petit Robert : Gamin : garon, fille jeune et espigle. On voit que cest tout fait le mot qui convient pour dsigner un tueur de petits enfants qui eux taient sans doute, je ne sais, espigles. Or je crois que ce nest pas par bvue quon emploie ce mot-l, par ignorance lexicale, mais pour suggrer en douce je ne saisquoi dirrflchi, quelquelointaine innocence gare derrire lhorreur. Il a commenc, lit-on, par faire des btises , et puis aprs, videmment, au terme dune drive , une bien grosse btise Il y aurait, en somme, un Gavroche trs profondment enfoui au fin fond de cet excuteur. Eh bien, je naime pas cette faon, drisoire autant que lche, dessayer dapprivoiser lignoble.

Jaimerais quon ne cherche pas dj allger le poids terrible du crimeJeviensde relire leslivresde Vassili Grossman. Je suppose quil y avait dans les Einsatzgruppen massacreurs des juifs de lEst des jeunes gens qui avaient lge de Mohamed Merah : viendrait-il lide de quiconque de les appeler des gamins ? Jessaie de garder lesprit ladmirable leon dhumanit que nous donne Grossman : Condamner un homme est chose redoutable,mme sil sagit du plus redoutable des hommes (Tout passe). Jessaie. Cette morale est exigeante, difficile. Je ne suis pas sr dtre sa hauteur. Jaimerais en tout cas quon ne cherche pas dj allger le poids terrible du crime, banaliser derrire des prts--porter sociologiques ce que dsigne, plus mystrieusement peut-tre mais plus profondment, le nom du Mal. p

Impacts de balles sur limmeuble o tait retranch Mohamed Merah, Toulouse, 23 mars.JEAN-PHILIPPE ARLES/REUTERS

nique des passions noires, Mme Duflot ? (On sent que Dostoevski ne doit pas tre son auteur de chevet.) Je la cite elle, parce que je viens de lcouter, mais beaucoup dautres tiennent ce discours, ou sont tents de le tenir, le suggrent, le laissent entendre, ce

qui est peut-tre pire encore. Je me dis quune mesure cologique, pour moi, consisterait nettoyer la parole publique de ce genre de vulgarit alambique. Puis je lis un peu partout que ce tueur est un gamin , qui aurait driv . Je sais ce que les mots veulent dire,

La concurrence du terroriste et de lcrivainanalysevain tente de sveiller trouve ici sa reformulation postmoderne. Quand le temps heureusement perdu de la narration, qui est la libert de lcrivain, est remplac par linstant live comme on dit pour dsigner des infos ayant le plus voir avec la mort qui dicte lactualit,qui dicte la narration du monde, sinon le terroriste? Limage de lattentat est elle-mme son propre message et sa seule revendication. Elle fige tout avenir : contrairement la guerre classique, dont le dbut et la fin sont lgalement encadrs, la terreur une fois libre ne sachve pour ainsi dire jamais. Une bonne partie de son pouvoir repose mme sur le fait que, pass le premier attentat, rien ne se passe. Nul ne sait quand la prochaine attaque surviendra. Huit ans sparent le premier attentat au World Trade Center, en 1993, de lattaque contre les tours en 2001. Le vrai temps de la terreur est celui de lattente. Et ce qui guette lindividu, dans ce temps suspendu, nest autre que le pige de la rationalit. Je repense la romancire Zeruya Shalev qui vivait Jrusalem en2002, durantla hautepriode des attentats, et dont une bonne part des journes consista engager un dialogue pseudorationnel avec la terreur. Chaque jour, ainsi quelle me le raconta, elle redessinait le plan de la ville en tenant compte des attaques terroristes qui avaient prcd, dans lespoir de deviner quelles rues seraient plus sres, quelles lignes dautobus il fallait viter. Elle parvint convaincre ses enfants de suivre ses consignes, rendant tout le monde fou dans sa maison. Plus les attaques sont arbitraires, plus les victimes sontanonymes,et plus grande est la tentation dy trouver un sens cach : les points dimpact ne sont pas choisis au hasard, pense-t-on quand (et parce que) justement ils le sont. Thomas Pynchon, avec LArc-en-ciel de la gravit (Seuil, 1988), a

Le temps de la terreur est celui du direct, pas des lettres. Pourtant, les romanciers sont tenus dchapper la sidrationses personnages: lacte terroriste idal est celui qui fait preuve de ltalage le plus inquitant dimbcillit froce . Car cette imbcillit met au dfi lingniosit des journalistes en saisir les motifs. Ces derniers, pourtant, croient pouvoir mieux que dautres raconter la terreur. Chaque fois que survient un nouvel attentat salignent dans la presse les acteurs habituels des centres prforms de lindustrie culturelle comme lcrivit le philosophe Adorno dans la page de Minima Moralia (Payot, 1980) quil consacre au sujet. Lexplication gnralise autant quelle rassure et, dans unecertainemesure,absout: le systme est le premier responsable, peuton lire. Ce qua fait le meurtrier nest bien sr pas excusable, mais. Il faut se mettre sa place. Voire dans sa tte. Bien sr, chacune de ces explications tombe plat compare lhorreur disproportionne de lacte. Nest-ce pas aussi de cettefaon, par le dni, que les mdias courent aprs la terreur ? Cest Walter Benjamin, dans son essai sur Baudelaire (Payot, 1990), qui a le premier soulign ce parallle entre dveloppement de la presse crite et augmentation du nombre des attentats anarchistes. De mme, dater des annes 1960, la gnralisation du direct a concid avec une monte en flche du nombre des attaques terroristes de par le monde. Cette convergence temporelle, induite par la technologie, entre terreur et mdias est aujourdhui complte. Elle oblige, sous peine de disparatre, chaque responsable politique exploiter lacte de terreur son profit, tout comme elle force les frus des analyses rationnelles se compromettre thiquement sous couvert de comprendre ce qui ne demande qu tre rpt. Sans doute faudrait-il reparler de la guerre froide ces soixante annes au cours desquelles on apprit vivre dans lquilibrede la terreur, ainsi quonlappelait.Nest-ce pas dansla poubelleidologique du XXe sicle que, dOslo Montauban et Toulouse, les enfants daujourdhui sexcitent faire la guerre ? Apprenez connatre vos dchets , a crit Don DeLillo, qui aprs Beckett et Dostoevski, simpose comme lun des crivains les plus visionnaires en ce domaine. Un autre auteur venu de ce temps, le Yougoslave Danilo Kis, a crit que lart sest avr impuissant interprter le comportement paranode de lhomme . Kis a vcu, enfant, les massacres de Novi Sad durant la guerre, avec son pre qui mourut par la suite Auschwitz. Le devoir de lcrivain, ajoutait-il, est de fixer cette ralit paranode, dtudier grce au document, linvestigation, lenqute ce dment concours de circonstances, et non de tenter, de sa propre initiative et arbitrairement, dtablir des diagnostics et de proposer des remdes. Toute autre voie serait obscne. p

S

Marc Weitzmann

i la terreur est une perversion des causes Ici il ny a pas de pourquoi , avaient crit les nazis lune des entres dAuschwitz , elle est aussi une perversion du temps. Lacte terroriste mine ainsi par avance toute tentative den faire la narration. LAmricain Don DeLillo a montr la concurrence qui existe entre lcrivain et le terroriste. Comme ce dernier, lcrivain est un tre solitaire qui passe une bonne partie de son temps enferm dans une chambre fabriquer un objet unique. La seule bombe, cest le livre , disait dj Mallarm. Mais si le roman alimentait nagure notre recherche dune signification , comme lcrit DeLillo dans Mao II (Actes Sud, 1993), si la littraturede fiction, dans sa dure, reprsentait la grande transcendance sculaire (), notre dsespoir nous a entrans vers quelque chose de plus sombre. Nous nous tournons donc vers les informations, qui crent une atmosphre ininterrompue de catastrophes. Cest l que nous puisons lexprience motionnelle introuvable ailleurs. La fameuse phrase de James Joyce sur lHistoire comme cauchemar dont lcri-

LHistoire est un cauchemar dont jessaie de mveiller James Joyce, Ulysse crit tout un roman kafkaen pour se moquer de ce genre de logique. Mais la moquerie est cruelle. Lorsque, revenant enfin la raison, Shalevdcida dabandonner sa dlirante stratgie urbaine de protection, elle se fora monter dans un autobus pris au hasard, et le bus explosa, faisant delle lune des victimes de lun des pires attentats de cette poque. A ma connaissance, Zeruya Shalev, gravement blesse, na rien fait sur le plan littraire de cette exprience. Tautologie du prsent, lacte terroriste chappe la narration. Cest ce que remarque dj lcrivain Joseph Conrad dans son roman LAgent secret (1907) par la voix de lun de

0123

Vendredi 30 mars 2012

Traverse 3dOlivier Barde-Cabuon, Actes Sud, Actes noirs , 336 p., 22,50 . O lon mesure la difficult dinventer la pratique dune police scientifique quand on est seul ou presque, sous la trs troite surveillance du parti dvot, des cercles francs-maons, dune secte millnaire qui rve de se substituer la monarchie, et accessoirement de la police royale ordinaire. Mais face au chevalier de Seingalt, alias Casanova, rien dimpossible?

de Frdric Lenormand, JC Latts, 324 p., 18 . O lon sefforce de retrouver un improbable roman licencieux, Le Tabouret de Bassora, dont un illumin fait une lecture fatale aux philosophes comme aux libertins; o lon suit la dlicieuse marquise du Chtelet dans sa soif de savoir et le trs galant duc de Richelieu dans celle du plaisir. Avec Monsieur de Voltaire pour guide et hros malgr lui

Meurtre dansle boudoir

Casanovaet la femmesansvisage

Lnigme des fontaines mortes, de Christophe Estrada, Actes Sud, 448 p., 24 . O lon apprendra se dfier des gardesmarines de Toulon, de leur douteux sens de lhonneur et de leur got pour les garons ; o lon mesurera la fragilit des dynasties parlementaires aixoises menaces par un assassin aussi audacieux quodieux; o lon apprendra connatre la nature dconcertante dun chevalier qui, hant par ses dmons, sait les utiliser pour servir le Roi sans tat dme

Hilarion.

Lumires sur le crime

Enqutedevrit etde raison,voici Voltaire,Casanovaet autreshros dexceptionlancssurlestraces desinguliersassassins.Romans policiers,donc,mais aussiportraitsrussisde laFrancedu XVIIIe sicle

L

Philippe-Jean Catinchi

e XVIIIe sicle est un moment droutant pour lhistorien, mais combien stimulant pour le romancier. Alors que la charge des philosophes branle les piliers de la France absolutiste, nombre daventuriers, affranchis des interdits sculaires, djouent le rgne de la raison, peine amorc, pour satisfaire le got des gens simples comme des beaux esprits pour la magie, lalchimie et les voies les moins rationnelles dun savoir fantasm. Transmutation des mtaux, qute de limmarcescible jeunesse ou de la vie ternelle, magntisme, pierre philosophale et communication avec les esprits, ondins et salamandres, le sicle de Voltaire, de Maupertuis et des Cassini est aussi celui de Cartouche et de Casanova, de Mesmer et de Cagliostro, savants, charlatans et aventuriers se partageant les premiers rles dunechroniquericheen scandalesetcomplots. Dans un livre enlev, Le Temps des illusions. Chronique de la Cour et de la Ville 1715-1756 (Fayard, 444 p., 22 ), lhistorienneEvelyne Leverrappellela complexitde ce premier XVIIIe sicle o lon crut dcouvrirce droitau bonheur qui allait bouleverser la donne de la culture franaise. Le roman policier historique ne pouvait manquer de se saisir de ces temps pittoresques. Si le genre a depuis longtemps enrl des figures historiques parmi ses premiers rles rcemment Michle Barrire, rvle par la saga culinaire des Savoisy (6 vol., d. Agns Vienot, 2006-2010), invitait Lonard de Vinci ouvrir celle de Quentin du Mesnil (Le Sang de lhermine, JC Latts, 2011) , ces derniers mois, la logique scientifique qui augure des mthodes policires modernes est dvolue des philosophes et crivains fameux. Ainsi, doublant les commissaires et inspecteurs chargs de confondre les assassins, dassurer lordre et dempcher tout drglement social, voil Voltaire et Casanova sur la trace de criminels hors du commun. Hommes neufs dont la faon de penser sort des sentiers battus et tranche sur le raisonnement policier, ils

annoncent lmergence dune figure indite du justicier : pour tre officiellement charg des missions les plus dlicates, il agit en marge des pouvoirs en place. On avait dcouvert, avec La Baronne meurt cinq heures, de Frdric Lenormand (JC Latts, 2011, rdit en poche au Masque, Labyrinthes,336 p.,8 ), unVoltaireenrlmoinsde grquede forcepar le lieutenant gnral de police Ren Hrault, gagn la dimension humanitaire de sa charge et autant soucieux du bien public que de la prservation du bien-tre des nantis. Le philosophe commenait alors son idylle avec Emilie du Chtelet, au printemps 1733. Quelques mois sont peine passs quon le retrouve somm de dter-

miner qui dcime les rangsdes libertins sil veut viter la Bastille, promise limprudent auteur des Lettres philosophiques. Ce deuxime volet, Meurtre dans le boudoir, qui respecte au plus prs la chronomtrie de lHistoire, offre une dlicieuse divagation sur un texte libertin, naturellement interdit, dont les scnes inspirent un censeurvindicatifquiabhorreles libertsnouvelles. Lenqute de Voltaire, plus comique que jamais, dpasse les esprances de ceux qui entendent le manipuler. Mme si la vrit ne peut clater. Trop tt sans doute. Etune lettrede cachetsoustraitle coupable une douteuse notorit. Peut-il en tre autrement un quart de sicle plus tard, lorsque entrent en scne

Extraits La curiosit est un dfaut si peu rpandu quelle en devient une qualit, rpondit Voltaire. Tant qu tre ml une vilaine affaire, il voulait savoir de quoi il retournait. A lintrieur les attendait un spectacle macabre et dconcertant. () Principale bizarrerie, un homme tait affal sur le tapis, avec sa perruque poudre pour tout vtement, une flche plante entre les omoplates. Un feuillet tait enroul autour du projectile. La marquise le dtacha. Ctait une gravure licencieuse arrache dun livre. Elle reprsentait la pice o ils taient. Voil quun livre est devenu ralit, dit lcrivain. Cest plus fort que du Newton! Meurtre dans le boudoir, page 41

Une grande pice lui servait de salon, bureau et salle manger. La demeure de Volnay navait de raison dtre et de cohrence que par rapport aux livres. Ceux-ci envahissaient son sjour, parsemant sous la lueur des chandelles les murs de taches docre et dor, illuminant par moments dun clat inattendu un endroit ou un autre. Ctaient des livres relis en peau ou en parchemin, aux couvertures cloutes et aux reliures gaufres. Leur prsence et leur place dans cette demeure indiquaient tout autant ltendue du monde intrieur de leur propritaire que ses limites. Casanova et la femme sans visage, page 19

Hilarion parcourut lentement les rayonnages. La bibliothque du marquis ne diffrait pas vraiment de celle de son pre, le comte Henri. Beaucoup douvrages taient consacrs lhistoire, aux coutumes de la province, aux historiens latins et au droit. La littrature y avait sa place, mais une place mdiocre. Les tragdies de Voltaire voisinaient avec les contes de Crbillon pre ; Aucun des nouveaux philosophes, remarqua Hilarion. () Ctait la bibliothque dun gentilhomme qui avait exerc les fonctions de magistrat dans une Cour de province, cest--dire tourn vers le pass, indiffrent ou presque son temps. Hilarion, pages 103-104

Casanova,laPompadour,lecomtedeSaintGermain et le chevalier de Volnay dans Casanova et la femme sans visage, dOlivier Barde-Cabuon ? Premire enqute dun improbable commissaire aux morts tranges qui a obtenu ce poste atypique pour avoir sauv la vie du roi, lintrigue est atroce souhait dentre une jeune femme est dcouverte, mconnaissable, le visage proprement arrach mais lessentiel est ailleurs : dans la confrontation de forces antagonistes qui projettent des France diffrentes, du parti dvot au camp des francs-maons avec, au centre, un jeune homme dune glaante rectitude. Les enjeux des Lumires sont ainsi mis en musique avec une science et une astuce qui culminent quand laustre Volnay raisonne. Il essaie davoir un coup davance surchacun de ses rivaux,Casanova en tte, fripon la gaiet contagieuse, farfadet de la volupt dont la femme tait la fois messe et religion . Et si Voltaire napparat pas dans ces pages, son verbe tempre les extrmes en jeu : Un jour tout sera bien, voilnotre esprance! Toutest bien aujourdhui, voil lillusion. Que tout soit mal ou bien, faisons que tout soit mieux! A lire le roman de Christophe Estrada, Hilarion. Lnigme des fontaines mortes, on est loin, en revanche, de cette optimiste feuille de route. Nous sommes aux premiers temps du rgne de Louis XVI. La ville dAix-en-Provence, balaye par un mistral qui lessive le ciel et agace les nerfs, devient le cadre dune srie de meurtres effroyables dcimant la progniture de cesmessieursduParlement.Charg derestaurer lautorit royale dans la province, un jeune chevalier va seconder les autorits titre officieux.Hilarionde S.est prcd dune rputation de froide brutalit et dimpeccable matrise tant comme bretteur que comme investigateur. Le voil en

chasse du monstre qui perptre des crimes odieux branlant la bonne socit et mettant nu une lite en perdition; cette dernire est bien prs de sabmer dans le dshonneur, tant par le relchement de ses murs que par ses trafics abjects. Issu de cette noblesse, le chevalier Hilarion est le cruel greffier de ses turpitudes. Mais si son intransigeance le prserve de ces excs,il en commet dautres,marquant au visage un domestique insolent que la rue est prte soutenir. Lesprit des Lumires, qui est aussi frondeur puisquil aiguise le sens critique et libre des soumissions aveugles, gagne rsolument du terrain Certes, ces hommes, probes et astucieux, savent patiemment dnouer les fils les plus tnus et mettre au jour une vrit le plus souvent inadmissible, et de fait soigneusement dissimule lopinion ; cest invariablement lissue de ces intrigues, tant la tnacit et la lucidit des inquisiteurs tranche sur un jeu social qui ne les tolre pas. Mais ils sont bien souvent encore manipuls. Voltaire, soumis la pression du lieutenant Hrault ; Volnay, surveill par un rseau de mouches dont les commanditaires multiplient les obstacles lmergence de la vrit, et qui sait ne compter que sur sa pie et un moine excommuni; Hilarion, dont le seul soutien indfectible est celui de son compagnon muletier. Tous jouent une partition si contrainte que leur victoire semble miraculeuse. Pour la dixime des Enqutes de Nicolas Le Floch , commissaire au Chtelet, popularises dsormais par leurs adaptations pour le petit cran, le cas est pire encore. Dans LEnqute russe (JC Latts, 504 p., 18,50 ), Jean-Franois Parot permet son hros de venir bout dune sombre affaire o la diplomatieinternationale (fin de la guerre dIndpendance amricaine, immixtion de la Russie de la Grande

Hommes neufs dont la faon de penser sort des sentiers battus, ils annoncent lmergence dune figure indite du justicierCatherinedans le concert des belligrants) est venue compliquer lenqute celle-ci tant dailleurs double et portant la fois sur le barbare assassinat Paris dun ancien amant de la tsarine et sur une srie de meurtres lambassade russe alors que lhritierdu trne, le tsarvitchPaul Petrovitch, y sjourne incognito. Mais il semble bel et bien que le ministre Vergennes et lancien patron de Le Floch, Sartine, aient port lart du marionnettiste un niveau jamais atteint Faut-il stonner que la science policire nait pu enrayer la pulsion rvolutionnaire sur le point de mettre bas un rgime dpass ? En confiant certains beaux esprits, emblmes de la libert des Lumires, comme leurs mules, la mission dinventer lheuristique policire, les crivains font plus que trouver un ressort romanesque astucieux. Ils invitent penser linquisition de la vrit comme un combat vou lchec qui ne se gagne que par une grce qui tient du hasard et dune inoxydable dtermination. Une leon aussi civique quthique. p

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Littrature CritiquesSans oublierTracey jour aprs jour

Vendredi 30 mars 2012

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Le rcit passionn et subjectif dEric Fottorino, vingt-cinq ans journaliste au quotidien du soir, quil a dirig de 2007 2010

Un homme du MondeJean-Nol Jeanneneyhistorien de belle dimension (vive la capacit dadmiration!). Cest lpoque o il fait admettre, malgr les ironies, quon puisse tre la fois journaliste et romancier ce qui lui est reconnu au-dehors, nous dit-il, avant de ltre lintrieur du Monde : une bonne plume ayant son prix dans tous les champs de lcriture, comme en tmoignent assez ses chroniques en dernire page, de 2003 la fin de 2005. A ce touche--tout passant dune enqute une autre sans autre lien que le fil capricieux de lactualit , la France profonde parat bientt aussi attirante que les contres lointaines. Voyez cette visite aux moines de Bellefontaine avant

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antipathie analyse bien mais la sympathie seule comprend. En clbrant cette phrase du politiste Andr Siegfried, Eric Fottorino donne son Tour du Monde une manire dpigraphe qui en rsume bien, en somme, la tonalit. Louvrage scelle trois dcennies de la passion dun homme pour notre quotidien prfr (oui, le ntre, lecteurs exigeantset fidles).Ah ! lexemplairedpos chaque jour par un pre qui considrait quun tudiant devait tout prix lire ce journal, malgr son air austre et son encre qui tachait les doigts : une drogue honorable, un prsent rempli davenir, un bonheur diffr Ah ! lobsession de constituer, avec des ciseaux et de la colle, pour dpasserlimmdiat, de gros dossiers darticles accumuls. Ah ! la certitude que dans le seul sanctuaire de la rue des Italiens pourrait spanouir la fiert du plus beau des mtiers. Ah ! larrive du nophyte forant la porte en tremblant, un ge o il peut croire que sen remettre Bernard Lauzanne, directeur de la rdaction, cest, trangement, consulter la Suisse pour dcider du sort dun article Bientt survient, au tournant des annes1980 et 1990, le temps du flneur salari (selon la formule clbre dHenri Braud), explorantla plantedans tous les sens. Eric Fottorino, partir de ses reportages enfouis dans les archives du journal et de ses carnets de voyage prservs dans les siennes,fait resurgir foison des paysages, des lumires, des souffrances, des personnages; et lon gote les portraits quil donne, chemin faisant, de diverses figures

Rejet de toute jactance, aveu des angoisses ressenties, confession des maladressesleur dpart pour Tibhirine, cette enqute mouvemente dans la Corse de Charles Pasqua, cette incursion dans les cortges du Front national Un homme capable, 40 ans, dassez de dtermination pour suivre bicyclette la course du Midi libre afin de la raconter dans son journal ne peut tre, on en conviendra, compltement mauvais. Aprs quoi la curiosit du lecteur change de nature, et cest dune autre plonge quil sagit : dans le centre du quotidien. Eric Fottorino est port la rdaction en chef, puis la direction du Monde, partir de juin 2007 jusqu ce mois de dcembre 2010 qui voit sa rvocation par le Conseil de surveillance, la suite de larrive des trois nouveaux actionnaires, Pierre Berg, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, dsormais matres du jeu. Srnit, toujours, chez lauteur ? Elle serait surhumaine, au plus prs dune telle blessure. Subjectivit du tableau dhon-

Extrait Je me revois encore marchant dans Carthagne, assistant lenterrement sans bruit de ce quon appellerait bientt la dcennie perdue pour le dveloppement. () Des femmes taient assises dans la pnombre dun patio, on entendait peine leurs murmures (). Le vent transportait par bouffes chaudes lodeur odieusement mle des fleurs et de lurine. Ctait un vent qui saoulait les plicans avec des histoires leur clouer le bec en plein vol : derrire le paseo de los Martires, au Centre des conventions, tout prs du thtre de cette cit hroque libre jadis par Simon Bolivar, des hommes en costume cherchaient lesprit de Carthagne. Mon tour du Monde , page 140

neur ? Il nen peut tre autrement. Mais rejet de toute jactance, aveu des angoisses ressenties, confession des maladresses, refus du manichisme et clart dans lexpos des enjeux. Il est possible que lon soit sauv par le simplefait decomprendreunmomentdcisif : la formule est de Thomas Bernhard, citeparEricFottorinodevantlardaction. La lucidit na pas suffi, en loccurrence. La donne primordiale ? Limpossibilit de parvenir redresser compltement les comptes, plombs par des dcisions anciennes dinvestissements prilleux, par les charges salariales de limpression et par les consquences partages par toute la presse de lmergence dInternet; do pour finir (ft-ce invitable?) lobligation de renoncer la matrise de la rdaction surlesdestinesdujournal,lemprisecapitaliste mettant fin au modle dindpendance incarn par un fondateur, Hubert Beuve-Mry, plus que jamais mythique. Lhistorien est sensible, dans ces pages, des complexits qui lui sont familires. La ncessit, pour comprendre lissue, dune chronologietrs fine, au jour le jour. La part du hasard dont la prgnance est partout dmontre: un rendez-vousmanqu, une rencontre accidentelle, un coup detlphoneau bonmoment ou au mauvais. La confusion, chez tous les acteurs, des passions et des intrts, tant il est vrai que la possession dun grand journal ne se rsume jamais ni lespoir de gagner un jour de largent ni la possibilit dailleurs limite de peser sur son contenu. La rencontre des calculs personnels avec les mouvements imprvisibles de lmotion collective. Lentrelacs, chaque instant, des volutions longues de la technique et des attentes durables du public aveclessursauts quimonopolisentsuccessivement lattention. Le choc, enfin, des forces internes et des pressions extrieures. Le rle de Nicolas Sarkozy et des siens au cur de ce tourbillon, de scne en scne, est dcrit dune faon tincelante, et on gardera en mmoire cette contribution, parfois sidrante, la connaissance de lide que lactuel prsident de la Rpublique sest fait des interventions lgitimes (et dailleurs, en dfinitive, malheureuses)du pouvoir politique dans lunivers de la presse. Cest ici que lon retrouve, avant quEric Fottorino ne retourne la littrature et sa bicyclette, le romancier au regard aigu. On ne sen plaint pas. pMon tour du Monde ,

Depuis son premier roman, trs russi, Le Muse de la Sirne (Stock, 2005), jusqu ce quatrime, La Belle Anne, on sait que Cypora Petitjean-Cerf sintresse la recherche de lidentit et quelle a un sens trs sr de la narration et des dialogues. En cet automne 2008, Tracey Charles, 11 ans, entre en 6e, au collge Jean-Lurat de Saint-Denis, la ville o elle vit depuis sa naissance. Autrement dit, loin des beaux quartiers. Cest une excellente lve, elle a toujours vingt sur vingt , et a fini ses devoirs quand les autres les ont peine commencs. Pourtant rien en elle de la petite fille modle. Mme si elle dteste la manire dont certains de ses camarades traitent les professeurs, en particulier Rabah, auquel elle prfre de loin Cosimo. On suit Tracey pendant quatre saisons. Rien ne lui chappe des alas du quotidien. Sa mre est enceinte de son nouveau petit ami, un Japonais que Tracey ne supporte pas les scnes de son apprentissage du franais sont hilarantes. Irait-elle vivre, six cents mtres plus loin, avec son pre, qui ne sort plus de chez lui mais la fournit en Kinder Pingui, Mars et autres friandises? Lappartement est vraiment trop petit. Tracey lit beaucoup. Cela lui permet de mettre un peu distance les embarras de tous les jours, les parents, sa petite sur qui vient de natre, Cathy, lamie de sa mre avec ses fcondations in vitro qui, toutes, chouent. Et mme Cosimo, qui va dmnager. Lt arrive. Le 8 aot, elle a 12 ans. Et, curieusement, elle se rapproche de ce Rabah qui linsupportait Premier amour ? Cest la rentre. Ils ne sont plus dans la mme classe. On verra bien. p Josyane Savigneaua La Belle Anne, de Cypora Petitjean-Cerf,

Stock, 320 p., 19,50 .

Plans sentimentLes questions les plus banales sont parfois les plus opaques. Et de ce fait, les plus difficiles transformer en littrature. Aussi lit-on avec admiration les huit nouvelles qui composent le recueil dEveline Mailhot, jeune Canadienne qui signe l son premier livre. Car chacune de ces histoires part du grand mystre que reprsente la vie sentimentale des autres : pourquoi Unetelle, si mignonne, si spirituelle, vit-elle toujours seule ? Et comment ces deux-l, que rien ne semblait destiner lun lautre, ont-ils fini par saimer ? Qui nos parents ont-ils aim, avant nous ? Dans chacun de ces rcits trs dialogus, Eveline Mailhot a opt pour une architecture inattendue (au moins au sein dune nouvelle): le texte est dcoup en pseudo-petits chapitres, tous portant des titres. Cela donne La conversation avec un ami qui moblige me dfendre , ou La visite du pre, aprs la course. Le stratagme est amusant, et astucieux: il permet de faire alterner diffrentes versions des faits, ce qui est, on le sait, essentiel dans les histoires damour. Et encore plus de dsamour. p Raphalle Rrollea LAmour au cinma, dEveline Mailhot,

Les Allusifs, 142 p., 12,50 .

Les chemins du passQuand, sur le tard, Emile se rinstalle Bourg-en-Rouergue dans la maison de ses parents, il enferme au grenier, dans des malles, tout ce qui la prcd. Do vient quon chasse les souvenirs comme les btes font des mouches en t ? Un brusque mouvement de tte. Un frmissement dchine. Un galop dans le pr. Vite senfuir vers loubli. Celui qui chasse les fantmes des maisons et change les paysages, saison aprs saison. A quoi sert de fouiller, de retrouver les traces, de renouer le fil qui nous lie aux annes Pour le comprendre, ladmettre, il lui faudra croiser le chemin de lArpenteur, ltrange (nouveau) notaire du village. Lhomme a la passion du pass. Il sillonne la campagne, y glane des secrets simples, ramasse les histoires tues, recueille les mmoires et des gens et des lieux. Entre eux nat une amiti rare. Aux mots prudents, aux gestes apprivoiss. En chos, en rsonances, Marie Rouanet crit ici un beau roman des origines et de la connaissance. Cest cela tre vivant, tre alourdi de vcu au point de succomber. p Xavier Houssina LArpenteur, de Marie Rouanet, Albin Michel, 184 p., 15.

dEric Fottorino, Gallimard, 542 p., 22,50 .

Le roman dun jouisseurSeptansaprs leGoncourt,Franois Weyergansimagineun donjuan impnitent oupresqueCest que, on lapprend ds le prologue , le sujet de Royal romance est srieux. Il va tre question dun drame. Daniel Flamm, crivain sexagnaire et reconnu, va parler de la vie et de la mort dune jeune femme , aime quelques annes plus tt. Elle sappelait Justine, tait actrice, incandescente et dsirable, vivait Montral. Daniel la rencontre alors quil tait en mission pour un obscur employeur finlandais travaillant dans le secteur du papier. Structurellement infidle, fort de la devise conserve depuis ses 16ans ( Ne rien refuser de ce que vous offrira la vie ), Daniel sest Royal romance, lanc dans une liaison de Franois Weyergans, torride avec cette Julliard, 214 p., 19 . jeune femme un peu folle , comme toutes celles qui lapprochent, selon lui. Au fil des ans, malgr la distance et les autres aventures, leur histoire sest prolonge, coups de voyages, de textos et denvois, par Justine, de cassettes audio, sur lesquelles elle lui racontait son quotidien sans lui ou lui rcitait des textes. Le lecteur a beau avoir t prvenu du drame venir, il est amen loublier, tant le rcit arbore la pellicule de grce dsinvolte typique de lcrivain-acadmicien, peine entaille par des allusions furtives au malheur qui se profile. Weyergans construit son roman allegro ma non troppo, sautillant dune digression lautre (sur les ouvrages de la collection Petit Larousse , les botes de conserve, la srie tlvise 24 heures chrono ) avant den revenir Justine. Ou plutt la liaison de Daniel et Justine, qui na, au fond, pas beaucoup compt pour le don juan sexagnaire jusqu la mort de la comdienne. En tant que portraitdune femme,Royal romancene convaincpas rellement.Mais lauteur semble en tre conscient, faisant dire demble son narrateur : Je voudrais crire quelque chose sur elle, comme un peintre ferait au fusain le portrait de sa compagne. Un texte modeste, un portrait sans fioritures, sans psychologie, sans trop de mtier. Juste des informations le conditionnel annonce limpuissance. En revanche, le roman vaut comme croquis main leve dun jouisseur goste qui finit par prendre conscience quil passe ct de tout, trop occup saisir toutesles occasionsque la vie [lui] offrira. Une caractristique qui a autant voir avec lapptit sensuel du personnage quavec son statut dcrivain, attentif ce que peut lui dire sa matresse seulement pour pouvoir sen servir, plus tard, dans un roman. On nattendait pas forcment Weyergans dans le rle du moraliste. p

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Raphalle Leyris

vant dtre le nouveau roman de Franois Weyergans, Royal romance est le livre crit la premirepersonnepar sonpersonnage, Daniel Flamm, pour pouvoir se dcharger dune histoire douloureuse et satteler dautres romans. Un peu comme Trois jours chez ma mre (Grasset, 2005), qui a valu lauteur le prix Goncourt, tait dabord le titre de louvrage que son hros, FranoisWeyergraf,neparvenaitpascrire.Composde misesen abyme,de jeux de masques entre lauteur et le narrateur, un livre de Weyergans a toujours quelque chose dune poupe russe pose dans une galeriedes glaces.Enplus duprocd-gigogne qui le fonde, Royal romance comporte des clins dil la bibliographie de son auteur, comme lexergue, tire de son premier roman publi, Le Pitre (Gallimard, 1973). On se perd pourtant moins ici que dans Trois jours, o prolifraient les htronymes et o la nonchalance, charmantemarquede fabriquede lauteur,flirtait par moments avec la ngligence.

Monologue de lautreMalgr ses premires phrases la brivet trop convenue, Et souviens-toi que je tattends est un premier roman russi. A travers ce monologue de femme, Marine Meyer parvient tonnamment chapper aux poncifs alors mme quelle revisite les lieux communs de lattente amoureuse. A lhomme qui laime et la fuit, lamant dont elle peroit les peurs et les blocages, la narratrice propose une coute fine et aimante, patiente, et respectueuse de la libert qui snonce. Tout ceci sonnerait sans doute faux si le propos ntait port par un style dans lequel sexprime tout autant la passion amoureuse que la retenue. Il est rare de lire un monologue qui ne soit pas narcissiquement centr sur celui ou celle qui lnonce. La force de celui-ci est prcisment dviter tout excs hystrique et toute sensiblerie complaisante, pour laisser place lautre. En peignant ce jeu lger et dsespr et plein de promesses de deux tres blesss qui se cherchent dans le noir et hsitent croire lamour, Marine Meyer nous offre lire, sentir et voir ce que peut tre lge de la maturit amoureuse. p Florence Bouchya Et souviens-toi que je tattends, de Marine Meyer, LAube, 138 p., 13,80 .

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Vendredi 30 mars 2012

Critiques Littrature 5Sans oublierChasse lhommeA ceux qui nourrissaient lillusion dun effet bnfique de la nature sur lhomme, Dlivrance, de James Dickey (Flammarion, 1972), puis le film fameux quen a tir John Boorman (1972), avaient achev, dans leffroi, de dessiller les yeux. En plaant une citation du livre en exergue du Canyon, Benjamin Percy avertit le lecteur de la veine dans laquelle sinscrit son premier roman, et commence faire planer une menace sur la tte de ses personnages. Il y a l trois gnrations dune famille : le grand pre, Paul, le fils, Justin, et le petit-fils, Graham. Avant la transformation en golf dEcho Canyon, ils y passent un week-end de chasse une vision de la complicit masculine qui na pas grand-chose de commun avec ce que sont Justin et Graham, mais qui plat lcrasant Paul. La grande habilet de lauteur consiste brouiller les pistes sur le lieu ou le personnage do va jaillir le danger qui sourd toutes les pages. Si ce premier roman est moins stupfiant que La Bannire toile, le recueil de nouvelles qui avait fait remarquer Benjamin Percy, 33 ans, en 2009, il confirme le talent de ce jeune crivain de linquitude peindre une virilit dboussole. p R. L.a Le Canyon (The Wilding), de Benjamin Percy, traduit de langlais (Etats-Unis) par Renaud Morin, Albin Michel, 368 p., 22,90 .

Arthur Phillips signe avec Une simple mlodie le roman rock des annes 2010

Lamourest enfantdeliPodRaphalle Leyris

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is quand dautres sattendent te voir pleurer on sera ravi de tirer un trait entre les pointills. Cest le huitime des onze conseils que Julian, spectateur dun concert, griffonne au dos de sous-bocks, avant de ladresser anonymement la chanteuse, Cait. Il servira beaucoup cette jeune artiste en pleine ascension, lui permettant de sortir ses interprtationsdes sentiersbattus et de surprendre, pour le meilleur, un public grandissant. Ce commandement, lauteur dUne simple mlodie, Arthur Phillips, semble sy tre lui aussi soumis durant lcriture de son quatrime roman le troisime traduit en France , dans lequel il dploie un rjouissant art du contre-pied. Il djoue sans arrt les attentes du lecteur, faisant semblant dentamer la partition anodine dune comdie romantique plus ou moins gnrationnelle pour la transformer en une rhapsodie riche et mlancolique, tisse de chansons rock, de morceaux de jazz ou de bossa nova (voir la playlist glisse en guise dindex) et dimprovisations matrises autour des motifs de la solitude, de lobsession et de lamour. La tangente semble dailleurs tre la figure favorite de cette toile montante des lettres amricaines, n en 1969, la tte dune uvre clectique. Il avait intitul Prague (non traduit, 2002) un premier roman situ Budapest, avant de jouer saute-mouton

avec les genres, passant avec bonheur dun livre daventures mtin de policier (LEgyptologue, Cherche Midi, 2007) la veine victorienne (Angelica, Cherche Midi, 2009), avant de semparer, ici, du romanrock, dans lespas du Britannique Nick Hornby Soit Julian, ralisateur de publicits new-yorkais fondu de musique, qui tient liPod, le baladeur dApple,pour la plus grande invention humaine. Il prend conscience de son ge, le mitan de la quarantaine, en ralisant quil ne connat plus aucun des groupes qui se produisent dans les bars de Brooklyn. Son mariage avec Rachel a vol en clats aprs la mort de leur petit garon. Entr par hasard dans le cafo se produitle groupe deCait, il est envot par le talent de cette Irlandaise rousse, orgueilleuse et flamboyante, comme il se doit.

ZIR/SIGNATURES

Glaciation dfinitive Avec les conseils quil lui adresse anonymement dbute, entre le quadra quinquite la glaciation dfinitive de la vieillesse et la jeune femme angoisse par lchec, un jeu de piste et de cache-cache, sem de messages changs par SMS ou sur des forums, et jalonn de chansons existantes ou inventes par le

trs dou Arthur Phillips, qui a tudi la musique au Berklee College de Boston. Une simple mlodie fait de lattente et de la frustration ses ressorts principaux. Tandis que Cait et Julian necessentde reporterleur rencontre,ce quidistilleuneformidable tension rotique dans le roman, Arthur Phillips joue avec les nerfs du lecteur, diffrant toujours la narration de son intrigue principale. Le roman ne commence, ainsi, quaprs un long et somptueux prologue sur la passion du pre de Julian pour la chanteuse Billie Holiday. Le rcit central est toujours ralenti, remis plus tard par linsertion de personnages et dhistoires (faussement) secondaires, comme le morceau de bra-

Extrait Il avait toujours escompt tre monogame. () Mais la mtamorphose du polygame en monogame ntait pas la simple mue que la pop music lui avait longtemps promise. En fait, les opportunits de sduire dautres femmes ne firent quaugmenter avec les fianailles, voire se multiplier de faon encore plus fructueuse aprs son mariage. Les chansons de propagande pour le Grand Amour alternaient avec de la pop music contradictoire qui ne cessait de promettre un vague bonheur inconnu, flou, quasi inaccessible, dans les yeux de celle-ci (non, minute, de cellel), et les deux types de chansons semblaient crdibles mais avaient lair de parler dune exprience quil navait pas encore vcue.Une simple mlodie, pages 74-75

vouresur le frrede Julian,traumatis davoir profr une insanit monstrueuse alors quil triomphait au jeu tlvis Jeopardy. Sil est beaucoup question de la musique, de son influence sur la vie et de leffet quelle exerce sur la mmoire, si Arthur Phillips effleure le sujet des relations amoureuses lre virtuelle, ou encore de la cration artistique et de la clbrit, tous les thmes qui traversent ce roman permettent surtout lauteur dexplorer le sujet de linsatisfaction. Julian souffre dune sorte de bovarysme musical : il a trop cru aux paroles des chansons pop pour ne pas tre du par ce que lexistence peut offrir. Et il continue se retrancher derrire elles pour se tenir en lisire de la vie, qui la terriblement bless. Capable de faire jaillir la profondeur de la lgret, comme les meilleurs titres chargs sur liPod de Julian, dosant avec justesse sobrit et envoles, ce roman enttant mrite un concert de louanges. p (The Song Is You), dArthur Phillips, traduit de langlais (Etats-Unis) par Edith Ochs, Cherche Midi, 444 p., 21.Une simple mlodie

La posie qui sauveQuand le pouvoir sovitique refusa La Matire du vers, le matre ouvrage du linguiste Efim Etkind (1918-1999), thoricien incontest de la traduction potique, proche de Soljenitsyne et de Brodsky, il eut pour commentaire: Il rsulte de votre ouvrage que la posie est une valeur absolue, indpendamment de sa mission sociale. Inexpiable bien sr. Comme un pied de nez ces oukases qui lui ont cot ses grades, sa chaire et sa nationalit, Etkind a cont ltonnante histoire de Tatiana Gnditch (1907-1976), passionne de posie anglaise, qui traduisit de tte les 17 000vers du Don Juan de Byron et survcut ce faisant la prison comme aux camps. Une leon simple mais magistrale sur le pouvoir rsistant de la posie face aux dictatures imbciles. p Philippe-Jean Catinchia La Traductrice (Dobrovolny krest), dEfim Etkind, traduit du russe par Sophie Benech, Interfrences, 32 p., 5 .

Jsus tte claquesLhistoiretragi-comiquedunerdemptionparLarsHusum,DanoisprochedeLarsvonTriersance de masturbation en pleine classe, suiviedune premiretentativede suicide. Une poigne dannes plus tard : seconde tentativedesuicidedevantla srie Beverly Hills 90210 (ce dtail, drle et sordide, est limage de lensemble), puis quelques mois se passent avant le passage tabac de sa petite amie. Dans la foule, sa grande sur trop protectrice, Sanne, plonge dans le port de Copenhague, et ne se rate pas, elle. Laddition est sale mais les poches de Nikolaj sont profondes. Il passe entre les gouttes, sa chanteuse succs de mre lui tations de chrtiens en colre prvoir : on a vu pire. Et tout prendre, la vision de ce Sauveur en sandales trs seventies est plutt positive.Bien aid par une architecture remarquablement claire et prcise pour un premier texte, ce roman est une tragi-comdie de la rdemption tout fait convaincante. Mais pas seulement. Car Lars Husum, par ailleurs dramaturge et scnariste proche de la socit de production de Lars von Trier, joue sur les reprsentations et sur les icnes. Quelles soient divines ou maternelles. La mre de Nikolaj est en effet la pop star par excellence, celle que lon imite, celle que lon clbre, celle que lon honore. Celle que lon adore en images. Celle dont on adore limage. Et ce nest pas un hasard si lultime enjeu de lintrigue tient un festival de province, organis sa mmoire, une vritable messe du souveniret lultimeabsolutiondu fils indigne : mme lex-petite amie battue est annonce sur scne. La facture narrative est si habile que lon ne voit rien venir. Car la grande qualit de lcrivain danois, cest de ne pas avoir lair dy toucher. On redoutait la caricature, on craignait la farce : on gote une littrature subtile sans mme sen rendre compte. Certains Danois sont imprvisibles. pMon ami Jsus, (Mit venskab med Jesus Kristus), de Lars Husum, traduit du danois par Jean-Baptiste Coursaud, JC Latts, 382 p., 21,50 .

Magnique!Franois Busnel, LEXPRESS

Une tragdie murmure Christine Ferniot, LIRE

A

Nils C. Ahl

u moment douvrir ce roman, dissipons demble une apprhension ou un soupon lgitime. Car oui, cetextesinscrit dans la continuit dune tradition discutable, lhumour danois. Une tradition volontiers anticlricale, libre-penseuse, voire irrligieuse, dont on se souvient de rcentes irrvrences,millsimes2005,peu gotespar certains. Avec Mon ami Jsus, on laccordera au lecteur, il a toutes les raisons du monde de se mfier. Aprs le Prophte en dessins (dhumour), le Messie en roman (comique) : les Danois sont prvisibles ou pas. Car si Lars Husum, n en 1975, a bel et bien commenc son livre la suite de la fameuse affaire des caricatures de Mahomet, il a eu lintelligence de construire un vrai personnage avec Jsus-Christ, mais secondaire. En effet, texte par moments farcesque, Mon ami Jsus est la caricature subtiledunautre.Desonpersonnageprincipal, Nikolaj: un (autre) fils de problmes, un angoiss dlirant, un violent sans aucun rapport avec son saint patron. Ni Dieu, ni mitre : un Nikolaj anarchiste par dfaut, parce quil en a les moyens. Car a priori, Nikolaj nest pas du premier cercle des amis de Jsus. A 15 ans :

Un scnario impeccable Jean-Baptiste Harang, LE MAGAZINE LITTRAIRE

Ce texte na rien dun exercice de style charge, crit pour le plaisir dun blasphmeayant laiss une jolie somme aprs son accident de la route. Une boule au ventre le poussant dfier toujours plus sa bonne fortune, cest finalement JsusChrist qui se dplace en personne, sans invitation et en pleine nuit. Mais Nikolaj prend ce grand type barbe et cheveux longs (qui donne limpression davoir normment confiance en lui ) pour un cambrioleur et le frappe. Le pcheur nest ni pauvre ni repentant. Trs loin dune parabole vertueuse ou dun rcit difiant, Mon ami Jsus na rien non plus dun exercice de style charge, crit pour le plaisir dun blasphme ou dun ridicule de plus. Peu de manifes-

Photo Philippe Matsas Flammarion

Flammarion

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Histoire dun livre

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Pour crire Immortel, enfin, Pauline Dreyfus sest imprgne du style et de lesprit de lcrivain. Rsultat: un roman plein de mansutudelivre : Venises. Entre le moment o il dpose sa candidature et son discours de rception, ce nest plus le mme homme et cest ce quil mintressait de dpeindre. Elle ajoute : Dautre part, le contexte dans lequel sinscrit ce changement, celui de laprs-Mai 1968, est particulirement intressant car Morand, si moderne dans lentredeux-guerres, ne se reconnat plus dans cette poque. Nous sommes donc loin des clichshabituelset un peu exasprants de lhomme press,cosmopolite,qui aimela vitesse, les voitures. Aprs stre pos comme contrainte de sen tenir aux neuf mois prcdant son entre sous la Coupole, Pauline Dreyfus, guide par le Journal inutile, va nourrir son propos dinnombrables lectures, de Morand bien sr, qui a influenc merveilleusement son style, mais aussi de rcits, de journaux (notamment celui de Matthieu Galey, admirable portraitiste ) et de correspondances parfois indites comme celle sa grand-mre Charlotte Fabre-Luce.

MavieavecPaulMorand

P

Christine Rousseau

aul Morand (1888-1976) tait un tre complexe, aux moi multiples,comme en tmoigne son uvreprotiforme.Stylisteen diable, encens par Proust et Cline, lcrivain sduit autant que lhomme, qui fut ami de Laval et fidle du Marchal, rvulse. Trop peut-tre pour emporter ladhsion dun biographe. Car, depuis GinetteGuitard-AuvisteetsonPaul Morand(Hachette,1981), aucuntravail denvergure na t entrepris sur lauteur dOuvert la nuit, malgr la publication en 2000 de son Journal inutile (Gallimard) qui fit polmique en raison de ses propos antismites et homophobes. Un Journal sur lequel Pauline Dreyfus sest largement appuye pour concevoir son remarquable premier roman, Immortel, enfin, o, prenant prtexte de llection de Morand lAcadmie franaise en 1968, elle trace avec une parfaite justesse de ton le portrait dun homme au crpuscule de sa vie. Si la longue frquentation de son uvre ne doit rien au hasard Pauline Dreyfus est la petite-fille dAlfred Fabre-Luce, un ami des Morand , elle nest pas directement lorigine de son livre. Tout est parti de la lecture des Derniers Jours de Stefan Zweig, de Laurent Seksik (Flammarion, 2009). Ce qui ma impressionne est quon pouvait ne rien connatre de Zweig et pourtant tre emport par ce roman vrai. Cette ide de prendre un morceau de vie et dy insuffler du romanesque ma immdiatement sduite. Une fois la forme dfinie, son choix sest port sur Morand la romancire et nouvelliste ne cache pas l influence littraire considrable quil a eue sur elle et plus particulirement sur un moment charnire de son parcours. Son entre lAcadmie franaise mest apparue passionnante, non pas tant pour llection que pour le changement de statut quelle opre sur lui. Jusque-l, il tait encore un paria des lettres et puis soudain, grce cette lection, il reprend got lcriture. Ce nest pas un hasard dailleurs si peu aprs il compose son plus beau

Une grande tendresse Avec plus de parcimonie, pour ne pas se retrouver prisonnire de la parole dautrui, elle va recueillir galement des tmoignages, comme celui, nglig par les biographes,de Nathalie Baye. Elve auConservatoire,lactriceestrecrute en 1968 par lcrivain pour servir de lectrice Hlne Morand, presque aveugle. Malgr des dbuts compliqus sducteur, Paul Morand se fait pressant Nathalie Baye restera deux ans. Si

Pauline Dreyfus confie avoir pris plaisirmettreenscnedespersonnalits lore de leur carrire, tels Jean dOrmesson, Patrick Modiano ouFranois-MarieBanier,frquemment invits la table des Morand, elle reconnat aussi que ce fut quelque peu oppressant de vivre avec ces deux vieillards . Ma respiration est venue de la prsence de Nathalie Baye. Elle fut un vent de jeunesse dans lcriture. Pourtantetcenestpaslemoindre paradoxe ou ambigut de la romancire,ilmanedeladescription de ce couple perclus de douleurs, de regrets et de souvenirs sinon de laffection du moins une grandetendresse.Cest la vieillesse qui mattendrit , lche Pauline Dreyfus, qui concde ne pas prouver beaucoup de sympathie pour Hlne Morand. Lorsque jai commenc crire, je pensais le faire travers sa voix car elle tait lme de la maison.Et puis cest pourelle quil se reprsente lAcadmie. Mais, mi-parcours, je me suis rendu compte que cela ne marchait pas. Pour dire je la place dun autre, il faut laimer vraiment. Ce qui na pas empch Pauline Dreyfus de rhabiliter celle que daucuns ont perue comme la mauvaise conscience de son mari. Malgr des cts odieux homophobe, xnophobeetantismite dus son ducation, elle est un personnage intressant et injustement dcri. A mon sens, elle na pas eu linfluence quon lui prte sur Morand, qui avait ses faiblesses, aussi. Comme son antismitisme, sur lequel lauteur passe assez vite ? Je suis assez circonspecte sur cette

Paul Morand (au centre), entre Jacques Chastenet et Marcel Pagnol, en octobre 1968, alors que Morand vient dtre lu lAcadmie franaise.RUE DES ARCHIVES/AGIP

question. Jai lu France la Doulce, mais cest davantage de lordre de la farce quautre chose. Morand avait le snobisme dun certain milieu et son antismitisme ne va pas au-del.Il na pas pous lidologie nazie, en revanche il fut ptainiste. Son homophobie et sa misogynie mhorrifient bien davantage. Do le choix de la fiction,

ainsi quelle le confie dans un ultime aveu : Avec une personne pas toujours trs sympathique comme Morand, il est plus ais demprunter la voie romanesque que biographique. Le roman permet de donner un relief plus intressant. Gageons que cet Immortel suscitera, enfin, des vocations biographiques. p

Extrait Les jeunes crivains viennent ici comme au muse. Arrachent des bribes de souvenirs ce grand silencieux. Qumandent des conseils Paul. Il naime pas parler boutique mais il est touch par leur admiration affectueuse. Elle lui rappelle Nimier et sa hargne le rhabiliter, au moment o plus personne ne parlait de lui. A tous, il rpte : On crit avec son caractre, avec son foie, avec ses rhumatismes, avec ses yeux, jamais avec son intelligence. Nayez pas trop dides : elles font vieillir les livres. Luimme dit quil ne parvient jamais retenir les ides abstraites (). Il leur dit encore que la bonne littrature, a nest quune suite dimages simples qui remuent des couteaux dans des plaies invisibles.Immortel, enfin, pages 101-102

Marathon acadmiqueEN 1933, Paul Morand, craignant davoir perdu son il photographique, cherche refuge sous la Coupole pour contrer les attaques de la nouvelle gnration qui commence le classer parmi les auteurs darrire-garde. Il se lance dans la ronde des visites mais, faute de voix, renonce. Trois ans plus tard, il se remet en piste et, une nouvelle fois, choue, doubl par lamiral Lacaze. Ds lors, le sprinteur, aiguillonn par Hlne Morand, se mue en marathonien. Finalement, en 1968, au terme dun parcours sem dembches (dont un veto en 1958 de de Gaulle, protecteur de lAcadmie, qui na pas digr le dpart du diplomate de Londres pour Vichy), lcrivain voit limmortalit se profiler. Cest dans cette ultime ligne droite que Pauline Dreyfus a choisi de se placer pour tracer le portrait dun homme au soir de sa vie, tiraill de remords et de regrets, et dun crivain qui soudain renat sur la cendre verte et or de lAcadmie. Au cours dune campagne qui se conclura par une lection de Marchal, la romancire nous introduit dans lappartement-cathdrale de lavenue Charles-Floquet, encore hant par la prsence dAnna de Noailles, Drieu La Rochelle ou Emmanuel Berl. L, elle dpeint le quotidien dun vieux couple recroquevill sur ses maux et ses souvenirs. Touchants dans leur amour indfectible, froces parfois, Paul et Hlne se rvlent bienveillants lgard des jeunes crivains convis leur table ; ainsi les campe-t-elle dans un troublant clairobscur qui estompe certaines zones dombre. Morandienne jusquau bout de la plume, Pauline Dreyfus lest incontestablement grce un sens de la formule et du croquis vif que naurait pas reni son modle. p Ch. R.Immortel, enfin,

de Pauline Dreyfus, Grasset, 238 p., 17 .

La vie littraire Pierre Assouline

Dante est partout !che mme quau lendemain de la catastrophe nuclaire de Fukushima il sest immerg dans la lecture de LEnfer, premier cantique de la Commedia, incapable de lire autre chose en pareille circonstance. Dante, toujours! Son uvre ne se donne pourtant pas au premier venu. La dernire livraison du magazine Books fait justement tat dune nouvelle dition allemande parue chez S. Fischer Verlag. Quelque chose comme une Divine Comdie pour les nuls, ou peu sen faut, si lon en croit ses dtracteurs, qui dnoncent sa trivialit et lappauvrissement de sa complexit smantique. Il est vrai que le traducteur, Kurt Flasch, prenant conscience de ce que la pense humaine est le personnage principal de cette odysse travers les cercles de lEnfer, la montagne du Purgatoire et les sphres du Paradis, a jug que le meilleur moyen de dsobscurcir le texte ntait pas seulement de remplacer excrment par merde , sagissant de merda ; il a voulu galement le dbarrasser de lavalanche de commentaires rudits et dinterprtations allgoriques qui menacent de lengloutir. De quoi mettre au chmage technique la moiti de luniversit italienne.

A

llez comprendre! Il suffit parfois quun classique relve la tte la faveur dun coup de menton de lactualit pour que brusquement tout semble lui faire cho autour de vous. Ainsi Dante ces jours-ci. Parfaitement, Dante Alighieri, un crivain qui nest pas de premire jeunesse (Florence 1265- Ravenne 1321), lauteur du pome pique et allgorique La Divine Comdie, chef-duvre de la littrature mondiale de tous les temps, nen jetez plus. Soudain, il est partout. Un vrai complot. Rcemment, vous avez ouvert par hasard un journal italien et vous avez dcouvert cette information incongrue qui fait scandale, juste titre, dans la Pninsule: une organisation non gouvernementale dnomme Gherush92 exige que, au nom du respect des droits de lhomme dont elle se croit probablement dpositaire, ltude de La Divine Comdie soit bannie de lenseignement secondaire au motif que le texte est raciste, antismite, islamophobe, homophobe et conu dans un esprit discriminatoire (on a chap-

p de peu pdophile et ngationniste , ce qui aurait boucl la boucle de linfamie). Bien que la prsidente de lONG ait aussitt assur quil ntait pas question de censurer le pome ni de le livrer lautodaf (le simple fait de sen dfendre est dj inquitant), des intellectuels italiens ont aussitt ragi en dplorant le niveau auquel tombait le politiquement correct. On mesure ltendue de ses ravages dans le champ de lducation lorsquon dcouvre que Gherush92 jouit dun statut de consultant auprs des Nations unies. La simple suggestion de filtrer la dangerosit suppose de La Divine Comdie en lannotant destination des jeunes esprits est aussi stupfiante que la perspective de prfacer Tintin au Congo comme on le fait dj pour Mein Kampf. Basta! Pour vous nettoyer lesprit de cette moraline, vous tes all vous perdre dans les traves du Salon du livre Paris ; et l, en vous mlant la foule captive par les propos de lcrivain japonais Kenzabur , vous avez appris de sa bou-

La chimie luvre Etait-ce le fait de la providence ou de la concidence, au mme moment les ditions La Dogana faisaient atterrir sur la table du critique combl une rdition de lEntretien sur Dante (traduit du russe par Jean-Claude Schneider). Dans cet essai critique datant de 1933, le pote Ossip Mandelstam explore la Commedia en dmontant sa structure de polydre treize mille facettes ; il avance dans cette uvre minralogique, une couche aprs lautre, arm de son seul marteau de gologue, pour parvenir jusqu la texture cristalline de sa roche, pour tudier ses impurets, ses fumes, sa limpidit, pour en estimer la valeur en tant que cristal de roche expos aux accidents les plus disparates . En un peu moins de cent pages denses, rigoureuses, aigus mais dune luminosit sans gale, il dialogue de pote

pote par-del les sicles, met laccent comme nul autre sur la chimie luvre dans tel chant, sur le timbre de violoncelle de tel autre, sur des mtaphores qui ont gard le charme des choses jamais dites jusqu nos jours. En entranant le lecteur dans leur commun laboratoire, l o cela pulse en plein milieu du mot, il rend justice au gnie de la langue de Dante et donc de toutes les langues lorsque le souffle potique les irrigue sans jamais se dgrader en rcit. Vertigineux. Dimanche, le salut Antonio Tabucchi aurait pu ntre quune ode luvre de Fernando Pessoa, qui engagea et gouverna sa vie dcrivain. Mais sa disparition fut loccasion de la feuilleter. Et quy dcouvre-t-on? Que si la mlancolie du romancier toscan devait beaucoup lintranquillit du pote lisbote, son italianit devait lessentiel au long commerce entretenu avec Dante; et que La Divine Comdie aurait t lun des trois livres quil aurait emports sur une le dserte, avec Don Quichotte et le Nouveau Testament. Quelle semaine dantesque! p

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Vendredi 30 mars 2012

Critiques Essais 7Sans oublierLa justice et lEtatLhistorien du droit Jacques Krynen reprend le cours de son enqute sur les rapports entre magistrature et pouvoir politique depuis le Moyen Age, dbute en 2009. Au XIXe et au XXe sicle, la France serait redevenue, comme sous lAncien Rgime, un Etat de justice dans lequel rien de ce qui touche laction politique et la marche de nos valeurs nchappe finalement lemprise des juges, mme si la Rvolution, le Consulat et lEmpire avaient tent de rduire le pouvoir judiciaire. Ds le dbut du XIXe sicle, des magistrats ont rflchi aux voies dune mancipation et lont revendique. Surtout, cest dans la pratique mme de la justice (dification progressive dune jurisprudence, invention du droit administratif) que se crent depuis deux sicles les normes essentielles de lEtat de droit, dont lautorit simpose la loi ellemme. Cette emprise des juges appelle pour lauteur une adaptation dmocratique: ceux-ci devraient dsormais tre lus. Une rflexion dune grande ampleur. p Pierre Karila-Cohena LEtat

Il ny a pas une pense nolibrale, mais plusieurs. Le nouveau livre de notre collaborateur Serge Audier retrace leur histoire et rend compte de leur diversit

Un nolib peut en cacher dautresPierre Zaouiphilosophe

L

art de la politique repose sur au moins deux principes : connatre aussi prcisment ses ennemis que ses amis et savoir jouer de leurs divisions comme de leurscontradictions.Lart dcrire lhistoire des ides, lui, repose sur au moins trois principes : faire la chasse lanachronisme , comme disait lhistorien Lucien Febvre, ne jamais craser la pluralit des faits et des discours sous une grille explicative univoque, et tcher toujours de distinguer entre les concepts, les usages et les finalits. De ce double point de vue, No-libralisme(s), le nouveau livre de Serge Audier, apparat comme un travail incontournable pour tous ceux qui se soucient de comprendreen quoiconsiste prcismentce que lon nomme aujourdhui, tort et raison, la pense nolibrale. Cette uvre impressionnante de plus de 600 pages, lrudition bouriffante, retrace en effet, en un style toujours clair, lhistoiremouvemente,complique,plurielle, des ides et des positions dites nolibrales. Une histoire davantage quune archologie, malgr ce que prtend un sous-titre incongru, tant lauteur, dans lesprit comme dans la mthode, se situeaux antipodesdela dmarchefoucaldienne. Car l o la dmarche du philosophe Michel Foucault consistait mettre au jour les stratifications du prsent, il sagit ici dune dconstruction radicale de lunitde la pensenolibralequelui supposent la plupart de ses adversaires. Pour Serge Audier, si le nolibralisme existe, cest seulement en tant que nbuleuse dides tantt proches (comme lide de neutraliser la monnaie ou lopposition au socialisme), tantt antagonistes (sur le rle de lEtat, de lindividu, des aides sociales, etc.), dans tous les cas, multiples. Plus prcisment, on saura gr ce livre dun triple mrite. Dabord, historiquement, Serge Audier dtaille comme personne auparavant les attendus et les positions singulires des grands moments constitutifs de la pense dite nolibrale: le colloque Lippmann de 1938, la fondation de la socit du Mont-Plerin en 1947, ou encore, bien que moins connu, le colloque dOstende qui se tient au mme momentet fonde lphmre Internationale librale sur des bases sensiblement diffrentes. Ensuite, pistmologiquement, Serge Audier a le grand mrite de montrer combien lide dun seul et unique paradigme nolibral ne tient pas. Entre lcole autrichienne (von Mises et

de justice, France, XIIIe-XXe sicles. Tome II : Lemprise contemporaine des juges, de Jacques Krynen, Gallimard, Bibliothque des histoires , 432 p., 26 .

NICOLAS KRIEF

Lautre WinnicottDonald W.Winnicott (1896-1971), ce matre de lcole anglaise de psychanalyse, fut un excellent chroniqueur et un bon portraitiste, habitu rdiger la ncrologie de ses amis et collgues. On trouve dans ce petit recueil de belles vocations dErnest Jones, James Strachey, John Bowlby. Mais on sera tonn de voir comment, en 1969, il traite les thrapies comportementales dans un article clbre: Je veux tuer la thrapie comportementale par le ridicule. Sa navet devrait faire laffaire. Sinon il faudra la guerre, et la guerre sera politique, comme entre une dictature et la dmocratie. Et cest avec un humour froce quil dcrit les rsultats de ce conditionnement qui est aujourdhui contest dans le monde anglophone. p Elisabeth Roudinescoa Lectures

Hayekessentiellement)dfendantun libralisme dontologique voulant rhabiliter en dehors de toute considration sociale le laisser-faire , lcole de Chicago (Milton Friedman et Gary Becker) dfendant plutt un libralisme empirique et prdictif, lordo-libralisme allemand (Alexander Rstow et Wilhelm Rpke) accouchant dune conomie sociale de march si ambigu que peuvent sen rclamer aussi bien la droite que la gauche allemandes, et lanarcho-capitalisme dun

Lauteur corrige nombre dapproximations, voire de pures sottises historico-politiquesMurray Rothbard ou dun David Friedman, aussi terrifiant que dcapant, il ny a pas que des nuances, il y a dabord des gouffres qui travaillent mme au sein de chacune de ces coles (Gary Becker, par exemple, est maints gards plus proche de Mises que de Milton Friedman). Enfin, politiquement, ce livre a le grand mrite de rendre nombre de protagonistes plus ou moins connus de cette histoire leur complexitsingulire(Louis Rougier, Wal-

ter Lippmann, Walter Eucken, Maurice Allais), tout en dfaisant les identifications comme les oppositions trop rapides : entre libralisme classique et libralismes rnovs, entre nolibralisme et conservatisme, entre laisser-faire et construction europenne, entre libralisme et absence de tout souci du social et de lcologie. Malgr toutes ces qualits, ce livre nen laisse pas moins subsister un double regret. Dabord, parce que cest un livre chargenon pas contrelenolibralisme mais contre la vision dogmatique ou caricaturale quen donnent la fois une certaine gauche et une certaine droite antilibrales. Certes, on ne saurait reprocher Serge Audier de corriger nombre dapproximations, voire de pures sottises historicopolitiques. L, il fait uvre pie. Dautant que tous ceux qui il sattaque vertement, de Serge Halimi ou Frdric Lebaron en France, Naomi Klein, David Harvey ou Perry Anderson dans le monde anglosaxon, ne sont pas des perdreaux de lanne et sauront srement, par leur culture de la polmique, se nourrir de telles critiques. En revanche, on peut regretter quune telle charge constitue lossature

gnrale de lensemble des chapitres. Ensuite, parce quun tel travail de pure dconstruction de lanti-nolibralisme laissebantes lesgrandes questionspolitiques qui nous proccupent aujourdhui. Et cest dautant plus dommage que tout louvragelaisseentendredes rponsesfortes et originales : que le nolibralisme rel (celui initi par les politiques de Thatcher et Reagan) nest jamais rductible lapplication dune pense unique; que le paradigmenolibral nest donc peut-tre ni la seule bonne matrice pour comprendre les violences relles du capitalisme daujourdhui (en termes daccroissement considrable des ingalits, de destruction des piliers de lEtat-providence, dindiffrencecologique),ni le meilleurpouvantail inventer pour les combattre; ou encore que la libert conomique nest pas ncessairement incompatible avec une institution forte de la solidarit sociale. En ce sens, ce second regret est plutt une esprance. Car cet immense travail de renvoi de la pense nolibrale son htrognit premire ne peut pas en rester l. On attend une suite, avec impatience. pNo-libralisme(s). Une archologie intellectuelle,

de Serge Audier, Grasset, Mondes vcus, 636 p., 27 .

et portraits, de Donald W. Winnicott, traduit de langlais et prsent par Michel Gribinski, Gallimard, Connaissance de linconscient , 290 p., 22,90 .

Lempire colonial, ses chevaliers, ses hrautsDeux essais montrent les ressorts dune culture populaire de limprialisme en France sous la IIIe RpubliqueA cette thse a succd rcemment celle dune large diffusion des enjeux coloniaux dans le pays sous la IIIe Rpublique. Les historiens des colonies, au sein dune discipline en vogue dans les universits franaises depuis une dcennie, sur le modle amricain des colonial studies, nomment ce phnomne la culture populaire de limprialisme : lempire eut un rel impact sur les pratiques, les valeurs, les croyances et les reprsentations quotidiennes. Deux livres viennent conforter cette ide en lillustrant de manire trs diffrente mais complmentaire. Lhistorien Edward Berenson, professeur luniversit de New York, montre la profonde appropriation par la population des images et des vies exemplaires des hros coloniaux. Il sappuiesur cinq exemples. TroisFranais: le jeunecapitaineJean-Baptiste Marchand, qui faillit dclencher une guerre franco-britannique Fachoda en 1898 ; Pierre Savorgnan de Brazza, le conqurant pacifique du Congo ; Hubert Lyautey, grand soldat et homme de lettres qui sempara du Maroc. Etdeux Britanniques: Charles Gordon, qui prit glorieusement Khartoum en 1885, et Henry Morton Stanley, dsormais plus clbre pourson DrLivingstone,I presume ? que pour ses exploits cruels au Congo. ment construites par la presse et limagerie populaires, le public participa de plain-pied la fabrique des hros en assimilant les tapes de lexpansion coloniale autant daventures personnelles. Ces hommes qui bravaient les prils et les peuples sauvages se rvlaient commodes pour les pouvoirs politiques. Positifs, virils, chevaleresques, mais russ, ils offraient du rve en mtropole en faisant croire quune autre vie tait possible, mais quil valait mieux la laisser ltat de rve puisque tout le monde ne pouvait tre hroque Lhistorien Pierre Singaravlou, quant lui, dniche la prsencecoloniale dansun autreespace typique de la France Belle Epoque : les institutions et les professions charges dtancher cette enivrante soif de savoir au cur de la IIIe Rpublique, ce quil nomme la science coloniale . Il dmontre que ceux qui forment les lites et les cadres de la colonisation, ne sont pas, loin de l, des marginaux de luniversit, ni des savants de second rang, mais uvrent au cur du systme enseignant o leurs mthodes, leurs savoirs,leurs parcours acadmiques, reprsentent un espace intellectuel dexprimentation et dinnovation extrmement dynamique. Les sciences coloniales ont ainsi largement contribu, en France, lessor de la gographie, de lhistoire, du droit, de lconomie, de lethnologie tout en crant une phmre psychologie coloniale. Elles ont reprsent une forme de lgitimation de la conqute et de sa mission civilisatrice , donnant une voix largementaudible au discours humanitaire de la colonisation. Ainsi, grce ses hros et travers ses professeurs, la bonne conscience impriale franaise devint une culture partage. pLes Hros de lEmpire. Brazza, Marchand, Lyautey, Gordon et Stanley la conqute de lAfrique,

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Antoine de Baecque

e fut une thse longtemps admise: lempire colonial, en France, fut un jouet pour les lites rpublicaines, un espace rhtorique pour le discours de la mission civilisatrice , un terrain de jeu pour quelques aventuriers et une occasion dascension sociale et de fantasmes exotiques pour une minorit de colons autoritaires et brutaux. Mais la population franaise, quant elle, aurait t largement indiffrente cet ailleurs lointain, contrairement la consciencecoloniale affirme des Britanniques.

Destins charismatiques Passer par ce phnomne de lhrosationest une voie judicieuse car les colonies fascinrent profondment. Grce ces figures aux destins charismatiques, large-

Singaravlou, Publications de la Sorbonne, Histoire contemporaine, 416 p., 35 .

Professer lEmpire. Les sciences coloniales en France sous la IIIe Rpublique, de Pierre

dEdward Berenson, traduit de langlais (Etats-Unis) par Marie Boudewyn, Perrin, Pour lhistoire, 432 p., 25 .

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ChroniquesA titre particulierLe feuilletonpar un inconnu, ils ne seraient pas refuss sans un petit mot dencouragement aimable : Notre comit de lecture a apprci la sensibilit de vos nouvelles mais regrette de ne pouvoir envisager leur publication en raison dun manque doriginalit si navrant que nous nous sommes demand si elles ntaient pas dj inscrites plusieurs fois, sous des signatures et des titres diffrents, au catalogue de notre maison. Mille fois, en effet, nous avons lu cette vocationdes Nolsde lenfanceet des fantmesdu pass dontla premire nouvelle, voisin. Sa rvasserie au piano est sans doute un songe pour le personnage, elle nen est pas moins pour le lecteur le banal rcit dune vie conjugale prvisible quil aurait lu de toute faon, puisque la fiction la plus raliste demeurera pour lui ce mme songe. La troisime nouvelle, enfin, Versionoriginale, met en scneun compositeur, membre du jury dun festival de films dhorreur. Une journaliste lui fait des avances. II lui rsiste tant bien que mal, hant par le souvenir dune premire mprise amoureuse et li par le scrupule sa femme reste au pays. La satire des milieux du cinma noffre rien de trs surprenant, paissie par un humour fastidieux, limage de ce titre parodique dun film en comptition: A poil, les vampires suceurs de cervelle. Heureusement, tout nest pas perdu, car le volume se clt sur le Journal dune obsession, vocation de La Vie prive de SherlockHolmes. Lcrivainy racontecomment ce film de Billy Wilder devint pour lui une hantise et lobjet dune qute infinie. Quelques pages enfin habites par leur auteur. A les lire, on se dit que a na pas lair mal du tout, Jonathan Coe. Il va dcidment falloir que je me dcide y mettre le nez. p (9th and 13th), de Jonathan Coe, traduit de langlais par Jose Kamoun, Gallimard, 100 p., 8,90 . Signalons, du mme auteur, la parution en poche de La Vie trs prive de Mr Sim, Folio, 480 p., 7,80 .EMILIANO PONZI

Vendredi 30 mars 2012

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Dception langlaisedEric Chevillard

Amlie Nothomb, crivain

A

Hier lapocalypseLA FIN DU MONDE est-elle pour 2012 ? Aucune ide. Ma seule prdiction, cest quen 2012 on publiera un nombre record de romans apocalyptiques. Le Nostradamus qui sommeille en moi triomphe: en trois mois de cette fameuse anne, jai dj raison. Le plus fascinant dentre eux est le huitime roman de Stphanie Hochet, Les Ephmrides. En une anne indtermine, mais qui pourrait tre la ntre, les gouvernements occidentaux diffusent lAnnonce, sorte de pravis de fin du monde. LAnnonce est la fois trs vague ce serait une apocalypse bactriologique mais personne na bien compris et trs prcise on est absolument sr quelle aura lieu le 21 mars. LAnnonce est mdiatise trois mois avant lApocalypse, afin que les gens puissent sorganiser en consquence. Cest l que le roman est visionnaire: il ne se passe rien. Lhumanit a dsormais la certitude de nen avoir plus pour longtemps: eh bien, on ne change rien ses habitudes. Limmense majorit de la population continue daller au travail, de veiller son plan pargne-logement et dlever ses enfants de manire surprotectrice. Le roman nous prsente aussi les rares individus que lAnnonce fait ragir. Ainsi, Londres, Simon Black, un peintre gnial atteint dun cancer, prend lAnnonce pour la meilleure nouvelle, puisquelle rtablit la justice : il nest pas plus condamn que les autres. Son amante, Ecuador, une somptueuse hritire ruine, voit dans lAnnonce la possibilit de renouer avec linsouciance. Simon et Ecuador sprennent lun de lautre en sachant pertinemment que leur amour durera trois mois : librs du temps, il leur est donn de vivre leur passion dans limmdiatet dont nous rvons tous. Les pages consacres leur tonnante idylle ont la beaut convulsive que les surralistes exigeaient de lamour. Londres, cest de lennui bti , crit Victor Hugo. Sous la plume de Hochet, au contraire, la ville palpite dune vibration insurrectionnelle qui la rend passionnment rotique.

h, je suis du, du. Promessesbafoues! Fte tant attendue gche par un raseur qui vous tient la jambe tout du long dans une encoignure et vide lui-mme les coupes quil va chercher pour vous. Je suis tromp, flou, javais cru trouver lombre frache dans le dsert o je suffoquais: ctait le noir charbon qui entretenait la fournaise ! Ce devait tre le Prou, et cest de la roupie. Jallais voir ce que jallais voir ! Oui ? Eh bien, le blanc de mon il men et appris assez sur ce quil y avait effectivement dcouvrir dans ce livre et jaurais pu le lire sans dtacher mon regard de la ligne dhorizon,toutaussi plate.On mavaittantvant son auteur. Chacun de ses romans est port aux nues par la critique, couronn de prix prestigieux. Or je ne lavais jamais lu. Nulle prvention, pourtant, bien au contraire: il faut savoir se garder des plaisirs, attiser le dsir en diffrant sa ralisation,souffrirdlicieusementles milletourments de limpatience pour connatre enfin, quand vraiment nos nerfs sont prs de lcher, une jouissancedcuple par lattente et, avec elle, le soulagement, le terme de la douleur, la paix de lme et du corps. Et donc, Jonathan Coe, je me le rservais pour plus tard. De toute ma volont arcboute,jersistailatentationdelireTestament langlaise ou La Vie trs prive de Mr Sim, romans unanimement acclams pour leur force satirique, leur humour so british et leur finesse psychologique, dont je veux croire encore quils possdent en effet toutes ces qualits. Cest bien possible.Ilyauraitunegrandeinjusticeprtendre juger un romancier sur un mince recueil de nouvelles, alors mme quil reconnatlui-mmeen introductionque la forme courte ne lui est pas naturelle. Il na dailleurs jamais crit que ces trois-l, rassembles aujourdhui sans grande ncessit sous le titre Dsaccords imparfaits. Admettons que ce livre ne soit pas le plus reprsentatif de lauteur et que son lecteur puisse avoir le sentiment dentrer dans luvre par une porte drobe. Et pourquoi pas, si elle y mne ? Et puis, me suis-je dit, qui peut le plus peut le moins. Enfin, je ny tenais plus. Jonathan Coe, cette fois,jallaisle lire. Rien nemen empcherait. Je cdai. Comme je suis du ! Le fameux JonathanCoe,cestdonccelaquilcrit! Cesgentilspetitsrcitssansstylenienjeu,olanodin le dispute linsignifiant sans relle volont de vaincre, o le clich littraire stale, immacul, envahissant, tel justementlpais linceulduneneige toutefrache sur la campagne. Alors oui, certainement, on a lu pire. En comptition pour le concours de nouvelles de la revue Plumes en herbe, ces trois textes se retrouveraient bientt sans concurrents srieux pour le Prix de consolation. Proposs ldition

Gentils petits rcits sans style ni enjeu, o lanodin le dispute linsignifiant Ivy et ses btises , nous propose une nime variation : A cette poque, nous allions tous les ans passer Nol chez mes grands-parents dans le Shropshire. Le seul mot audacieux de cette phrase et auquel la littrature restera redevable JonathanCoe est le mot Shropshire qui, certes, en bouche un coin au lecteur franais. Mais remplacez Shropshire par Ber