supplément le monde des livres 2013.05.10

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  • 7/30/2019 Supplment Le Monde des livres 2013.05.10

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    Laplumedanslebitume

    p r i r e d i n s r e rAh!Paris ira, Paris ira!DansLaFabriqueduParisrvolutionnaire, lhistorienaustralienDavidGarriochmontrecomment lesfortestransformationssocialesdanslacapitale,aucoursduXVIIIesicle, rendentpossible1789

    Jean Birnbaum

    Antoinede Baecque

    Au milieu du XVIIIe sicle, ladescription de Paris, le plusfameux monstre urbain dumoment, est devenue unvritable genre en soi chezles crivains, les voyageurs,

    leschroniqueurs. Le registreprfr, etleplusparlant,est corporel:Paris estla ttesurdveloppe dun corps qui est laFrance; le curbattantdu royaumedontla capitale administrative sest dplace,pourviterles coups desang, Versailles;une bouche qui dvore dinnombrablesmigrants venus de tous les horizons; unestomacqui avale lesrichesses etles pro-ductionsdesprovincesavantde lestrans-formeren humeursnausabondesrpan-dues dans les ruelles. Cest de ce grandcorpsdeprsde800000mesquelhisto-rien australien David Garrioch propose

    un magistral rcit dans La Fabrique duParisrvolutionnaire.Ilveutcomprendre,laidedeplonges

    anthropologiques,dmographiques,co-nomiques, sociologiques et culturelles,comment Paris, la ville par excellence delEurope monarchique et claire, pros-pre,raffine,savante, tolrante, estdeve-nuecettecapitaleintenable,politise,col-rique,perptuellementencrise,enproielagitation,voirelaconvulsion,rvolution-naire. Ce nest pas l une question nou-velle,puisquelleest, depuisla Rvolutionmme, au centre des interrogations deshistorienssur lemystre deses origines.

    Longtemps, la rponse insistait sur lescontrastes: lexcsde luxe, derichesse,depompe, dabsolutisme engendra soncontraire, lextrmisme de la misre, destensionssociales, de lacolrepolitiqueetdes rvoltes anti-aristocratiques. Plusrcemment, on a mis en avant, dans uneperspective plus tocquevillienne, lide

    dune dynamique de lexpansion, dunradicalisme de lessorconomique portspar une classe moyenne de plus en plusnombreuse, influente, revendiquant lac-cs aux biens, aux fonctions, la culture.Cestprcismentcettepartiedelapopula-tion de Paris qui a dirig la Rvolution.1789neseraitdoncpasunerupturenedelapauvret,maisdudsirlgitimedepou-voirdune nouvellesociologieparisienne.

    Garrioch sedonneles moyens,par uneenqute fouille, aussi rudite quvoca-trice, de mler les deux hypothses. Cestsa force: il tient ensemble les travaux deDaniel Roche, Arlette Farge, Robert Darn-ton, Steven Kaplan, Jeffry Kaplow, ColinJones, Haim Burstin, tous ceux que ceParisdAncien Rgimea fascins.

    Lhistorien dmontre que lcart entrelesricheset lespauvressestterriblementcreus Paris au cours du XVIIIe sicle,engendrant une socit aux rivalitsexplosives.Maisil soulignedanslemmetemps que lensemble de la socit pari-sienne a chang de monde: lapparitiondepratiquessociales,conomiques,dmo-graphiques nouvelles a touch chacun,dliant les anciennes communauts,sapant les attaches aux piliers tradition-nels, confrries, ordres, corps, coutumes,corporations, pour faire natre dautressolidarits, des changements profondsenmatire religieuse, politique, institution-nelle.Unevilleestne,largementsculari-

    se,galitaire,impliquedans lesides deprogrs, de mrite, de russite indivi-duelle, mlange dans ses engouements,sespeurscommedansses envies delectu-res, de thtre, de jeux, de plaisirs, maisattache limage fire, indpendante etarrogante quelle a collectivement delle-mme. Une ville dautant plus rvoltepar ses ingalits quelle en a dsormaispleinement conscience et quelle penseavoirlesmoyens,dumoinsdanssesrvesfivreux,dymettrefin.Larvolutionsest

    doncdjfaite Parisavantleschecsdesrformesetla convocationdestatsgn-raux, qui lancent le processus politiqueprrvolutionnaire.

    Au fil de ces pages portes par uneverve narrative efflorescente, David Gar-riochmontreadmirablementcommentlepeupledeParis,ausenslarge,desartisans,domestiques, commerants de tout et derien, ce menu fretin de la vie fragile,aux classes moyennes, ces bourgeoisiesintellectuelles de loffice, de la basoche,

    avocats,lettrs,journaleux,crivains,pro-cureurs, mdecins, commis, titulaires decharges,employsauxtribunauxetadmi-nistrations, comment tout ce joli mondeensemblesactive, circule, change, sem-porte,se mobilise, secultive.

    Il se cre ainsi trois espaces dexpri-mentationdun nouvel agir en commun:lopinionpublique,qui sarrogele droitdediscuter de tout, la politisation traversles tensions religieuses, notammentautourdu jansnisme,et laplacegrandis-sante desfemmes,qui exercentleurpou-voiren investissantles sphresde linfor-mation, des motions prives et publi-ques,delducation,delconomieduvoi-sinageet dessecours auxpauvres.

    Ces volutions, ici mesures sur lalongueduredusicle,imposentunautresystme urbain, une reprsentation plusglobale et collective de la ville. L o,disait Louis-Sbastien Mercier dans leTableaude Paris,tousparlentde toutetotout est vu par tous. Ce que lon peutnommer une nouvelle culture politiquemtropolitaine.p

    8aLe feuilletonEric Chevillardsalue le regardlucide deJean Rouaud

    6aHistoiredun livreUnrenoncement,de Rende Ceccatty

    3

    4aLittraturetrangre

    Gyula Krdy,Esther Kreitman

    10aRencontreRobert Littell,commeChandler

    9aFantasyUne couronnepour GeorgeR. R. Martin,crateurduTrne de fer

    Aujourdhui Le Monde deslivresmet lhonneur ltudedelhistorienDavidGarrioch,qui fait

    ressurgirun Parisenglouti: le Parisbouillonnant, fivreux,dj enrvolution,de lavant-1789. Aummemoment,unautretexte,dunetout autrefacture,arrachegalement loubliun

    moment de lacapitaleenfoui luiaussi,quoiquebeaucoup plusrcent. IntitulLesRoisdurock(Libertalia,160p., 8 ),cebref recueilde textesjolimentillustrdonne unenouvellevie uncertainParis desannes1980,celuidesprdicateurs rebelles,des tatoueurspunk etdes chasseurs de skins.

    Sonauteur, ThierryPelletier,est unoriginal: chanteur ettravailleursocial, ilexerceaujourdhuien prison aprs streoccupde SDF.Cet autodidactepluttlibertaire et carrment pascommodeaime rciterdu FranoisVillonensaccompagnant au banjo.A le lire, onsaisitdemblequilportetoutun mondesurses paulesdarmoire glace.Unmondebalis parles squats,les troquetsetlessallesde concert olonentre lil

    pourcouterBruriernoir,les Daltonsoules Wampas.Ununiversde vilainstotos surnomms Gringo,Ludo ouRico,quimangent gratis aurestoU etgagnentdequoi sesaouleren faisantles cobayespour les labospharmaceutiques.Leurlangueest bienpendue: ilsne disent pasvoler mais chouraver, casserlagueulemais refaire lepiano, je necomprends rien mais jentravequeud Entre squatsravagsettroquetspaums, voyouterieassume etantifascisme bordlique,ces drlesdegamins composent unefaune laquellelestylede Pelletier confreposie,grceetdignit.Pleine dhumour, salittraturedeParigotemporteavecelle lesrengainesdeRenaudet lespolarsde Jonquet. Style:Quand,parhasardet parerreur,je passeaujourdhuirueOberkampf,le longdecesradesprtentieux,chichiteux,quidgueulent leurstroupeauxdepingouinsconsommateursde capirinha,protgspardesmolosses oreillettes, jemedisque ()ctaitle bontempsquandontranait noslattesdanscetterue,on yfaisaitrgnerunecertaineharmonieavecnosjoiessimples.p

    7aEssaisBruno Karsentidessineunearchologie dessciences sociales

    2aLa une,

    suite

    EntretienDavid Garriochsur le Paris pr-rvolutionnaire.EclairageGeorg Simmel:la grande villeet lindividu

    5aLittraturefranaiseMilena Hirsch,Florence Seyvos

    La rvolution sest djfaite Paris avantleschecsdesrformeset la convocationdestats gnraux

    LaFabriquedu Paris

    rvolutionnaire

    (TheMakingofRevolutionaryParis),deDavidGarrioch,traduitde langlais(Australie)parChristopheJaquet,LaDcouverte,386 p., 26,50.

    aTraverseHistoires de fugues,fuites et disparitions

    SERGIOAQUINDO

    Cahierdu Monde N 21245datVendredi10mai 2013-Ne peuttrevendusparment

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    Propos recueillis parJulieClarini

    La Fabrique du Paris rvolution-naire est le premier livre paruen France de David Garrioch,qui enseigne lhistoire euro-penne luniversit MonashdeMelbourne,maiscenestpas

    son premier sur la Rvolution franaise,qui lintresse principalement. Il compteen effet parmi les nombreux auteursanglo-saxons (tels les Amricains StevenKaplanou DavidBell) renouvelerlhisto-riographiede cettepriode-cl.

    Pourcomprendrela rvolutionpari-sienne, vousbrossezunehistoiredesrapportssociauxsur unsicle. Sousvotreplume, onvoit seffacerune so-citen tirementfondesur lacou-tumeet lahirarchie, etmonterenpuissanceles aspirationset lescroyan-cesindividuelles.Quelssont lesl-ments-clsde cettetransformation?

    Ilsagitdunetransformationdanstousles domaines: dans la vie matrielle, reli-gieuse,sociale; danslesmaniresde vivreetde travailler,dans lesrelationsfamilia-les.Bref,cestlepassagedunsystmeunautre.Bienentendu,lasocitcoutumiretaitloindtreimmobile,mais ellefonc-tionnait suivant des rgles reconnues etpartages.Or, auXVIIIe sicle,les rglesdujeusetransforment.Onvoit,parexemple,letriomphelentdunegalitdevantlad-ministration sur laquelle insiste de plusen plusla policeparisienne,qui supportemalquelanoblesseychappe,carceprivi-

    lge empche le bon fonctionnementadministratif. Mais la police naime pasnon plus la justice collective, qui repr-sente,pour elleetde plusen plus pourlesbourgeois de Paris, le dsordre. Et pour-tant, cette mmepolice ne peutfonction-nerquavecleconsentementetlaidedelacommunaut locale. La transformationdun systme un autre sopre lente-mentetingalement,avecdesconsquen-ces parfoisparadoxales.

    Lexemple dela police metlaccent surlerle etle dveloppementde lEtat,maisil faut chercher les sources de ce change-ment des rapports sociaux plusieursniveaux lafois. Lesamliorationsmat-riellesduXVIIIe sicle(qui permettentauxpauvresde survivre,mais dansla misre)apportent aux classes moyennes uneaisancecroissante,maispermettentgale-ment aux jeunes ouvriers et beaucoupdartisansdebiengagnerleurvie.Lesnou-veaux savoirs scientifiques incitent les

    gens duqus de plus en plus nom-breux croirequuneamliorationdelavieest possible.Cela valoriselinnovation,aumomentolecommerceoffredesnou-veautsde toutessortes.Mais la transfor-mation des rapports sociaux se produitaussidanslespace.Le voisinageestle lieuodominelaculturecoutumireetcollec-

    tive.Maisla mobilitrelleetimaginaire

    endtruitlemprise.Oronbougedavan-tage, pour le loisir et pour le travail. Lesnouvellespratiquesurbainesdelalecture,des socits,du thtre,permettent devoyager aussi dans lesprit, de dcouvrir

    dautres formes de lgitimation. Dans ce

    sens,lavilleestun espacetransformateuretnon seulementla scneoles chosessepassent.A tousles niveaux,il sagit dunetransformation la foismentale et mat-rielle.

    Vousvoquezlapparitiondune

    culturemtropolitaine: quelsensdonnez-vous cetteexpression?Ilsagitdunmodede vivreetde voir le

    monde qui se rpand au XVIIIe sicle etquepartagentde plusenplusde Parisiensduqus. Elle est caractrisepar de nou-velles formes de sociabilit bases sur lapolitesse,par unespritqui se vante dtrerationnel et cosmopolite, et par uneculture matrielle qui valorise la nou-veaut. Elle soppose une culture plusancienne,coutumire,et quine distinguepasleroyaumeduCieldeceluidelaterre.Jaichoisi cette expressionen partieparcequellene sattache aucungroupesocialen particulier il sagit dun phnomnelarge, avec des variantes suivant la ri-chesseetlasituationdechacun,maisilyaaussidesnoblesetdes bourgeois quine lapartagent pas. Mais surtout parce quellevoque la ville: cestune cultureurbaine,qui correspond certains usages de les-pacede lacit.

    Quelle estla dcenniecharnire vosyeux?Peut-ondire quebien avant 1789Parisportait engermesa rvolution?

    Les transformationsde la socit pari-sienne au XVIIIe sicle sont progressives.Si, par rapport un changement parti-culier, jai privilgi un certain moment

    les annes 1750 pour de nouvelles ima-

    gesdelaville,lesannes1770pourlamdi-calisation , cest parce quon distingueclairement le phnomne ce moment-l. Mais le changement se fonde le plussouventsur une volutionantrieure.

    Jai essay de tracer les origines de larvolutionparisienne, non seulement de1789,maisaussi decelledes annes 1790;mais jai voulu insister sur le fait quaucun moment cette rvolution ntaitprvisible. Les vnements de 1789 ontaid faonner la suite, mais dans leslimites traces par les transformationsantrieures.

    LaRvolution franaisefait lobjetdenombreuxtravauxde recherchedanslemonde anglo-saxon. Pourquoicetintrt sanscesserenouvel pourcettepriodede lhistoire?

    Les raisons ne sont pas partout lesmmes: le monde anglophone est loindtreuniforme. AuxEtat-Unis, la Rvolu-

    tion franaise est troitement lie laRvolution amricaine, donc la fonda-tiondela nation.Certes, onreconnatpar-tout linfluence mondiale de la Rvolu-tionfranaise.Maisce quifascineternel-lement, cest la question de savoir sil estvraiment possible de reconstruire unesocitde fondencomble.p

    e n t r e t i e n

    La modernit darde ses pre-miers rayons surle Paris dela fin du XVIIIe sicle, danslesprmices duneculture

    mtropolitaine, comme la dsi-gne lhistorien australien DavidGarrioch, dgageant les individusdes obligations de lordre ou de lacommunaut dappartenance. Entablissantle lienentrela capitalefranaise et lmancipation politi-que,endcrivantlesmtamorpho-sessocialesqui ferontde Parisunefabrique de la Rvolution, il se

    situe dans une longue traditionqui associe la cit et la libert, lamtropoleetlautonomiedelindi-vidu. Parmi les textes fondateursdecetteveine,on trouveLes Gran-des Villes et la vie de lesprit, deGeorgSimmel,criten1902,rdi-taujourdhuiavecuneprfaceduphilosophePhilippeSimay.

    Longtemps moins connu enFrance que son collgue et amiMax Weber, Georg Simmel, n en1858 Berlin et mortsoixante ansplus tard Strasbourg, est consi-drcommelundes pres fonda-teurs de la sociologie. Il a produitune uvre considrable, articlesetlivres,dontle plusconnu,Philo-sophie de largent, est publi en

    1900. Berlinois de toujours, Sim-mel a vu sa ville se transformersousses yeux: la fin du XIXe si-cle, les activits industrielles yexplosent au point que lAmri-cain Mark Twain, fascin par sonanimation,la baptiseen 1891TheGermanChicago.

    FascinantesmtropolesMais, danscecourttexte,Georg

    Simmelnecitepassa villenatale:ce qui lintresse, cest la grandecitmoderne quellequellesoitetles potentialits de transforma-tion de lindividu quelle recle.Caronnevitpasdanscesmtropo-lesfascinantescommedans lape-tite ville de lAntiquit ou du

    Moyen Age. Selon Simmel, lesgroupes politiques ou familiaux,les partis, les confrries religieu-ses,toutes cesformationssocialescommencent comme des petitscercles,dotsde frontiresfermeset dune unit centripte et ne

    peuvent donc donner aucune li-bertniaucunesingularitaudve-loppement interne et externe delindividu. Puis, quand lassocia-tiongrandit, les barriressestom-pent, lindividuacquiert la libertde mouvement.

    Ce schma nest nulle partplusfacile reconnatre que dans ledveloppement de lindividua-lismepropre lavie urbaine.A cetitre, la grande ville possde une

    valeur tout fait neuve dans lhis-toiremondialedelesprit :sypa-nouissent les deux tendances delindividualisme, revendicationde lgalit et de la libert dunct, dsir de se diffrencier delautre.

    Outre cette dimension nou-velle, cest aussi une psychologiede lurbain moderne que Simmelmet au jour. Car la mtropolefaonne une manire indite depenser, caractrise par une fortepropension lintellectualit:pourse protgerdes stimulationstrop nombreuses (rapidit, nou-veaut,diversit),lindividuragitavec son intellect plutt quavecsesaffects, do,explique Simmel,

    une intensification de la vie ner-veuse. Enquelques pages, iloffreainsi un parfait concentr dunepense originale et nouvelle de lamoderniturbaine qui fera de luiun penseur de la mtropole aummetitre queSiegfried Kracauerou WalterBenjamin.p J.Cl.

    c l a i r a g e

    LanouvellemoderniturbaineselonGeorgSimmelEn1902,lundespresdelasociologieexaminaitledveloppementdelindividualismedanslacitdesXVIIIeetXIXesicles

    la une

    PourLeMondedes livres,DavidGarriochdtailleles rglesdujeusocialquichangentParisauXVIIIesicleetouvrent lavoieuneculturemtropolitaine

    Lavilleestunespacetransformateur

    CefauxParis

    Paris,la porteSaint-Denis,vers 1750.AKG-IMAGES

    LesGrandesVilleset

    lavie delesprit,suivide

    Sociologiedessens

    (DieGrostdteunddas Geistesleben),deGeorgSimmel,traduitde lallemandparJean-LouisVieillard-BaronetFrdricJoly,Payot, Petitebibliothque, 110p.,6,60.

    EnlisantRegardssur Paris.His-toiresde lacapitale,XIIe-XVIIIe si-cles (Payot, Histoire,214p.,21,50 ),de lamdivisteSimoneRoux, onmesure quelpointontpes,surles rcitsde visitedansla capitale,des exigenceslittrai-res.Auxlouanges adresses lavilledes roissuccdentdestextespluspersonnels, parfoiscritiques.

    LepetitpamphletpublichezAllia,Parisnexiste pas, dupoly-graphe bordelaisPaul-Ernestde

    Rattier,estun bijou dugenre,bienqueplus tardif.Paruen 1858,ilprtenddmontrerquele Parismythiquenexiste plus. LuvredHaussmannest loindtreache-ve,maisla capitalea beaucoupchangdepuisla findu XVIIIe si-cleet ce fauxParis plein dair et

    desoleil lirrite,comme lagacecettefaon dagencersoigneuse-mentlesquartiers quandlevraiParis, troitet boueux,aime loger la misre ctde lopu-lence, sansaucun souci dela tran-sitionlittraire . Comble,faisantmentirsa lgende,ce fauxParisa lebon gotde comprendrequeriennestplusinutileet plusimmoralquunemeute etnesoccupeplusque dconomieetdelittrature.Cit plusieurs

    reprisespar WalterBenjamin,Parisnexiste pas estun petitbon-heurde lecture,touten verveeten outrance.p J.Cl.

    Paris nexiste pas,dePaul-ErnestdeRattier, Allia, Petitecollection,142p., 6,20.

    2 0123Vendredi10 mai2013

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    Troisromansmettentenscnedesfuitesenavant,desfuguesinluctables,deseffacementssilencieux.Commeautantdestratgiespossiblespourretournerlhumanit

    Nimporteohorsdumonde

    Bernadetteadisparu(WheredYou Go,Bernadette),deMariaSemple,traduitde langlais(Etats-Unis)parCarine Chichereau,Plon, Feuxcroiss,384p., 21.BernadetteBrancha tunejeune archi-tecte brillante.Et puis,touta maltourn.Elle a abandonnsonmtieretsuivi sonmari, Seattle,villequilhorrifie.Aussinesort-elleplus etsloigne-t-elle peu

    peu duneralit insupportable. Jusquaujouro ilny auraplusquunesolutionpourelle:fuir.

    LibertdanslamontagnedeMarcGraciano,JosCorti,322p., 19,50.Unvieilhommeet unepetitefille mar-chentdanslesmontagnes,remontantlecours dune rivirejusqusa source,objectifmystrieuxdune fuguequiseconfondavecleur vie.Lpoque,sortedeMoyen Agede conte,resteindfinie.Leur

    passaussi.Ilsne sontqueleurmarchetraversune nature etune humanitdan-gereusesquils traversentet observent.

    FlorentGeorgesco

    Parfois, les gens sen vont, nulne sait o. Combien sont-ils,chaque anne? Des milliers,semble-t-il. Le plus souvent,laffaire se rsout en tragdiebanale: on retrouve les corps

    des disparus. Mais il y a, dans la masse,tous les autres, ceux qui, prcisment,sont devenus autres, et dont la vie,soudainbriseendeuxpar onne saitqueldsir, devient chez ceux qui les ontconnus un objet de rve, une ralitirrelle, comme la hantise vague dtresfantastiques.

    Lesromans dOlivierSebban,de MariaSemple et de Marc Graciano semblenttre ns de cette attraction magiquequexerce labsence, romanesque ltatde nature qui ne demande qu crotre.

    Que devient-on quand on est pass delautrect? Enpartantde situationstrsdiffrentes et dans des styles qui, sanscette commune fascination, les oppose-rait radicalement, tous trois apportentdes rponses la mme question. Ilstententdincarnerce quise drobe et,parl, donnent figure, couleurs, chair ladrobade mme.

    Olivier Sebban, dans Roi mon pre,fonde son intrigue sur le cas de ces presqui enlvent leurs enfants parce quequelquechoseamaltournavecleurfem-me. Le protagoniste, spar de la sienne,aurait pu, comme il est dusage, prendreprtextede gardes refuses.Maisce textetendu,obsessionnel,rigoureuxparfoisjus-qula scheresse,ne laisse aucune partla mauvaise foi de ses personnages. Cenest pas un usage abusif de la maternitque le pre conteste ici: cest linfluencematernellemme.Etceseraendernierres-sort,quandlafolieauraachevdesedvoi-

    ler, lide mme de mre, lindpassabledualitoriginaire.

    Or,onlesait,ledsirdunefusionindes-tructible peut tre aussi ravageur que lahaine. Il aimait ses fils par malchance,

    par malchance et pour leur malheur. Assez lucide pour savoir que sparer etsacrifiersontdeuxtermesproches,lepresaitque la mort, menace oufantasme,les

    accompagnedans leurfuite. Il envisageauninstantlescorpssansviedesesfils,bala-ds dans le ressac, son propre corps gonflet pourri rejet sur lestran. Un fait divers.

    Judele fixa.Ilvita sonregard. Ilneluisuf-fitpasderompreaveccequtaitsavie.Enconserver une est une limite finalementinsupportable sa volontdabsolu. Aus-si, quand des voisins sintressent eux,ft-ce amicalement, ou amoureusement,ressent-il leur prsence comme un dan-ger. Ilnya pasderefuge srtantquily ade laltrit.

    Onpeut regretterquOlivier Sebban nepossde pas toujours les moyens de sesambitions etquilpeine mener jusquaubout le crescendo que le rcit appelle. Il

    nempche:illemneassezloinpourcom-muniqueraulecteurlevertigedeson per-sonnage, cet homme seul et qui voudraitltreplus,et fuirencore,ne pluscesser defuir, laisserau loinderrirelui toute tracederel.

    Bernadette,lhrone de Maria Semple,est, dans ses relations la ralit, un per-sonnagedelammefamille.Lemondeest

    toutensemblepourelleuneoccasiondan-goisse et une occasion dennui, qui fontdeux excellentes raisons de le tenir dis-tance, programme quelle accomplit

    depuisdesannesavecunebelledtermi-nationjusquaujouroilservleinsuf-fisantet oellepart seperdre(provisoire-ment)dans lAntarctique.

    Ellesyprendcependantdunemaniretoute diffrente. Et surtout la manire dela romancire amricaine est toute diff-rente de celle dOlivier Sebban. Fuir, chezle personnage, nest pas se mtamorpho-ser en son propre cadavre, cest un actevital,lexplosiondunenergiequelemon-de ne saurait contenir. Moyennant quoi,safuitenestpas pourlauteurun objetdemditation, mais loccasion de dployertoutesles ressources de son art romanes-que, avec une virtuosit constammentrjouissante.

    Roman-dossier o, de sa fille sonmari,enpassantparsesex-confrresarchi-tectes ou ses voisins, tous ceux qui laconnaissent racontent ce qui laura ame-ne disparatre,Bernadettea disparuestune clbrationde son personnage. Peuimporte ce que les gens disent sur elleaujourdhui, note ainsi sa fille aprs sondpart, elle savait vraiment rendre la vieamusante.Et,aupassage,ilseclbresoi-mme, comme forme accomplie du sim-pleplaisirde raconter loinde laustritvoulueou nondOlivierSebban.

    Les voies romanesques les plus diver-ses peuvent pour autant converger versun mme but. Sebban et Semple proc-dent, certes rebours lun de lautre, undcapage similaire de leurs personnages,multipliantles procdsqui leurpermet-

    tent,auboutducompte,darriverlos.Enquittant tout ce qui pouvait encore, mal-gr leur tranget, les rendre familiers,semblables tous, leurs personnages servlent, se montrent nu. Disparatrefaitdeuxlescobayesidauxduneanthro-pologieauKrcher:onvoitlhommecom-me la vie courante ne le donne jamais voir.Cequiestaprstoutunbutraisonna-blepourtoutromancier.

    Libert dans la montagne, le premierroman de Marc Graciano, est cet gardduneradicalitincomparable.Gure plusdessins que le nom que lauteur leurdonne, le vieux et la petite sont uncondens dhumanit pure, rduite sesdonnes lmentaires. De mme, lactiondu roman, marche continue travers lamontagne,fuitequia oublicequilsagis-saitdefuir,estunepuredercitdaventu-res, que la langue de lauteur, la foisample, symphonique et un peu heurte,secouepardesavantesdissonances,trou-blecommeunemain troubleleau, crantunecomplexitinquitante,face lasim-plicitde toutle reste. Celivre estuntour

    de force formel impressionnant, surtout

    chezundbutant.Illestausside tenirsonlecteur de bout en bout, avec peu. Ou,mieux encore, dlever ce peu, par cettesorte de krchrisation au carr, lahauteur dunmythe,dontle lecteursim-prgneet quilnoublie pas.

    Le vieux, en marchant,parle la petite(qui,elle,se tait, tmoin silencieux quunbavard emmne sur les chemins). Il lui

    ditquilspossdaientle cieletil luiditquilspossdaientla fortet il luidit quilsposs-daientlenchantementchaquejourrenou-vel du chemin que tous deux suivaient.Lenchantement est l en effet, dans unenature blouissante,maisil ne serait riensilntaitdit,et cest ce quoise consacrelauteur,confrontantceshumainslmen-taires aux lments naturels, et les fon-dant en eux, mais les en rendant matresparleurcapacitdelenommer.Matresdefaible puissance, il est vrai. De puissancebrve surtout, tant, chez Marc Graciano,lhorizon parat se rapprochersans cesse,etla disparitionde sesdeuxplerinsdansla montagne ntre quune initiation ladisparitiondfinitive, leffacementetausilence.

    Chacundeceslivresparatensomme,la lumire du somptueux Libert dans lamontagne,raconter sa mesure le destinle plus universel des hommes: ceface--faceavec cequi nestpas eux,quilsveuillent labolir, comme le protagonistede Roi mon pre, sen prmunir, persisterautantque possibledanssontre,commela Bernadette de Maria Semple, ou quilslacceptentetlecontemplent,merveills,commechezMarcGraciano.Lhommequiabandonne ce qui faisait sa vie est unhomme sans masque, et donc davantagehumain.Un trefantastique,a-t-ondit.Ceserait ainsi, en croire nos auteurs, unedfinition possible de tout homme, telque la littrature le rend parfois lui-mme. p

    Il serveillaenpleinenuiten sedemandant oil tait.Ses filsdormaient.Il ouvritet fermalespaupiresplusieursfois surlobs-curitinchange,se demandasisonmepouvait quitterleslimi-tesinvisiblesdeson corpset seperdre,traverserle toit,driver,gagnerdes cimes.Il songealmedeses fils, leurscartesdidentitdcoupes.Il poss-daitdautres cartes,falsifiesetcachesdans sespapiers. Autantdedoubles,leurresdestins auxtrangers,mensonges,alibisdvolus leurquipe.Ilesp-raitnavoirpas les utiliser().Onne rtablitpaslesmortsdansleurs habitudes.Unpredonnele nomquilveut sesfils.

    Roimonpre,page29

    (DeMaman PaulJelinek.)Medisputeraveclesautresmedon-nedes palpitations.Eviterlesdis-putesavec les autresme donnedespalpitations.Mme dormirmedonnedes palpitations!Jesuisdansmonlitetasemetcognertoutseul,commeunenvahisseurennemi.Cest unehorriblemasse sombre() quientredansmoncorps().Jesenslirrationnelet langoissegrigno-termonstockdnergie,me lapompercommesi jtaisunevoi-turedecoursesurpile bloquedanslangledunmur.Or, cestlnergiedont jauraibesoinpourpasser la journedu lende-main.Maisjerestel immobile,la regarderseconsumer.

    Bernadettea disparu,

    pages157-158

    Leveneurse tutuntrslongmomentdurant lequelles deuxhommesconservrentle bustepenchet la ttebaisse(). Puisleveneurdit, etsa voixdevinttel-lementdouce quellesemblasteindreet quelledevint quasiinaudiblepourle vieux,leveneurdit quil neseraitbienttplusquun simplevieillardaffai-bli.Unsimplevieillardusmaisrenduvraimentsageparla vie.Quiaurait reudela viesonassentimentet quise dcouvri-raitsavantau soirde sonexis-tence.Quinaurait plusdeche-veuxmaisquiporteraitunelon-guebarbe blanche() etquidclameraitpourluitout seulcequevivreveutdire.

    Libertdans lamontagne,

    pages249-250

    RoimonpredOlivierSebban,Seuil,174p.,17.Unpre,spardesa femme,ne sup-porteplusde luilaisserleursjeunes fils,PauletJude.Ildisparataveceux,effa-anttoute tracederrirelui, etlesen-tranedansun chaletde montagneo ilscommencentensembleune nouvelle vie,prcaireet solitaire. Maison nchappepasauxautres,etles rares relationsquilnoueradansle villagesuffiront faire

    claterles murailles dontil auraitvouluceindre, jamais,cette communautpar-faite,ce rveeffroyabledunit absolue.

    Extraits

    Cet homme seuletquivoudrait ltreplus,et fuir encore,neplus cesser defuir, laisserauloinderrire luitoutetracede rel

    Traverse

    MARKOWEN/PLAINPICTURE

    30123Vendredi10 mai2013

  • 7/30/2019 Supplment Le Monde des livres 2013.05.10

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    VisiteauNigeriaFaireledeuildunpre assassin,envisitantlelieu ducrime leNigeria lafaonduneroutarde: cest laven-turedanslaquellesestlancelunedesfilles dujournalisteKenSaro-Wiwa,pendu,en novembre1995,

    danslaprisonde PortHarcourt.Figure mdiatique,il avaittarrtaprsavoirdnoncla corruptionetlesmfaits, cologiques, notamment,dontlargionptrolifre duDeltaestla victime.Noo Saro-Wiwa,installeen Grande-Bretagne, russit trans-formerce retourau paysnatal,a priorilugubre, enune excursiontouristiquede haute vole.De Lagos,quellesillonneen okada (taxi-moto),auxstatues enterrecuitede lacivili-sationNok,en passantpar lesfilmsduNollywood,leschimpanzsdelaCross River oules machines am-

    puter importesdArabiesaoudite,lintrpide voyageusene revientpassduite 100%.Mais lavoil,aumoins, gurie desa peurdu

    pays. Etnous,ravisdavoirpu dcou-vrirunpeu delhistoireetdes myst-resde cette chaotiquenationdAfri-quede lOuest.pCatherineSimonaTranswonderland. Retourau Nigeria

    (Lookingfor Transwonderland),deNoo

    Saro-Wiwa, traduitde langlais par

    FranoisePertat, Hobeke,288 p., 22.

    ViolenceAthnesEnexergue,cettephrasede WalterBenjamin:Plus leschocssont enregis-trsfrquemmentpar la conscience,moinson peut enescompteruneinfluence traumatisante. Cestpourcombattrecette banalisationinsup-portable queChristos Chryssopoulosestdescendudanslarue, Athnes,unjourde dcembre2011.Laissantenplanleromanquiltaiten traindcrire,il a ressentilurgencede fairesentir ce quiladvientdAthnesencestemps decrise.Combinantles

    motset lesphotos,il montrecethom-mecourbendeuxquidit: Jaifaim commesil se confessaitauxdallesdeciment.Etcommesisonexistencese rsumait cesmots.Par-cequil estcrivain, Chryssopoulosmetdelavielolonnevoitplusquedelactualit etencore.Misreetfragilitdetout: auParthnon,untagmontreune araigneplanantsur

    laville. Unpasdetra-verset nimporte lequeldentrenouspeutseretrouver prisonnier desesrets.p Fl.N.aUnelampeentre

    lesdents, deChristos

    Chryssopoulos, traduit

    dugrecpar Anne-Laure

    Brisac,Actes Sud,

    128p.,16,80.

    Ville intrieureLhiver1956,en fvrier,il a neig surllede Majorque. Souslesflocons,Pal-mataitblanche, sesrues,ses jardinsetses toits.Qui senrappelleencore?JosCarlosLlopestn auprintempsdecetteanne-l.Cest Palma quilapasssonenfanceet sajeunesse.Cestlo ilvit.Cestlquilestdeve-nu crivain.Dans la cit engloutie,avecses haltes,ses itinraireset sesgarements,est unelongueprome-nadedansla villede sonpass.Uneville quinexiste plus,saufdans lessouvenirs.Jos Carlos Llopnousfaitfermerles yeuxet lesrouvrirtoutgrands surles momentsdavant.Aveclui,on partagelintime etltonnant.Commedans unrcitdevoyage lintrieurde soi,on dcou-vre,dundtail unemotion,despoqueset desrves,despassantsdanslHistoire. Merveilleuxlivre des

    rebours.La littratureestbienuntesta-mentdutemps.p

    XavierHoussin

    aDansla citengloutie

    (Enla ciudadsumergida),

    deJosCarlosLlop,

    traduitde lespagnolpar

    Jean-MarieSaint-Lu,

    JacquelineChambon,

    320p., 23,50.

    Ce futla secondeapparitiondu Juiferrant Eszlr.Alorsque le gendarme chevalfaisait marcher

    Hersken directionde Tisalkse fit entendreen pro-venancede la synagogue un mlangepouvantabledebruitsdecoups,de pleurs,de lamentations,lesmmesquaumomento EszterSolymosiavaitdisparu.Commesi lonfrappaitlesmurset quelonbattaitle sol,et cette clameuren provenancedesentraillesdu templerappelaitune calamitsortie delaBible.Ceuxquilentendirentprtendirent quecevacarmenavaitpu treprovoqupardes treshumainsetque lasynagoguevidersonnaitdesespritsde lau-del.

    Lorsquonrendit compteau jugedinstructionJzsefBary du tremblement de terrequi avaiteu lieuautemplejuif,il ordonnaquela porte dutemple()

    ftenleve pourservir de pice convictionet em-porteau tribunalde Nyregyhza.

    LAffaireEszter Solymosi,pages295-296

    NicolasWeill

    Apremire vue, LAf-

    faire Eszter Solymosiprononcez choye-mochi a tout duroman alimentairerussi. Gyula Krdy

    (1878-1933), son auteur, lun desplus grands romanciers hongroisdesontemps,taitunpeuoublila fin de sa vie. Grand viveur etjoueur,toujourscourtdargent,ilfitparatrede mars juillet1931enfeuilleton, dans un quotidien,cette reconstitution peineromance de laffaire de crimerituelimputauxjuifsdeTiszaesz-lar. Dans la Hongrie des annes1930, sous la dictature du rgentHorthy, pionnire en matire delgislation antijuive, revenir surun pisode judiciaire qui avaittournlaconfusiondesantismi-tesallaitunpeu contre-courant.

    Ce rcit raconte en effet com-mentladisparitiondunejeunevil-lageoisede14ans,EszterSolymosi,un jour de Pques 1882, fut, lasuite de manuvres policires,transforme en lgende de crimerituelcommisparlacommunautjuive du cru pour confectionnerdupainazyme avec dusangchr-tien.Cettefablemdivale,rappa-rue en pleine re dindustrialisa-tion, devait aboutir lincarcra-tionde treize juifssouponnsdemeurtre et devenir une affairedEtatau retentissementmondial.

    Mais la machination savrabancale:ellene reposaitquesur letmoignage dun jeune hommepsychologiquementfragile,filsdubedeau de la synagogue, et sur larapparitionduncorpsdefemmedans la rivire Tisza. Le procs de1883 mettra bas lunique tmoi-gnagechargeetpermettradiden-tifier le corps de la noye, retrou-ve la gorge intacte de toute mar-que dun hypothtique couteausacrificiel,commetantcelui dela

    pauvreEszter.

    Vampireset RocamboleEcrite la manire dune en-

    qutepolicire,suiviedescnesdeprocs-spectacle, LAffaire EszterSolymosi nerenclepasdevantleseffets pour soutenir lattention,dansun mlangerussidhistoirede vampires et de Rocambole.Lvocation rpte du prtendusacrifice humain de la jeune fillesous le porche de la synagoguejoue sur la puissance esthtiquedu mythe, tout en le dnonant.Les coups de thtre judiciairessontmnagsdechapitreenchapi-tre comme autant de cliffhangersdune bonne srie judiciaire. Lapeinture de la rgion, le Szabolcs,estdesplusromantiques,etlapr-sence morne et obsdante de laTisza,traverseparlesflotteursde

    boisruthnes quijouentun rle

    dans lhistoire , hypnotise le lec-teur, qui ne lchera, promis!, levolumequla dernirepage.

    Autant par le thme que par lestyle,LAffaire EszterSolymosi rap-pelle Le Juif errant dEugne Sue(1844-1845).Aceciprsque,dansleroman fleuve de Sue, le Juiferrant, figure positive, portaitavec lui les promesses du progrs alorsquici,longtempsaprsquelesbraisesduprintempsdespeu-ples de 1848 se sont teintes, ce

    personnage lgendaire a reprisauxyeuxdesclassesmenacesparla modernisation les traits mena-ants, la barbe rousse et les yeuxperantsqueluiattribuaitlantis-mitismemdival.Lesespoirsnsdes avances techniques se dou-blent dune retombedansles si-clesobscurs orgnentfantmes,dmons et fanatisme. Dans cettefresque dun sicle pass, lesHomais de village, les mdecinsfrancs-maons et scientistes, leslibraux de tout poil hostiles larsurgence de la fable et dfen-seurs des accuss ne manquentpas non plus lappel. Malgrleurs ridicules, parfois cruelle-mentsouligns,ils portentle boncombat.

    Lcrivain estlui-mme issuduSzabolcs,cette provincereculedelempire de Franois-Joseph, au

    nord-estde la Hongrie dalors.Il a

    crois,enfant,certainsprotagonis-tes de laffaire. Ses savoureusesdescriptions des murs de lanoblesse locale dcadente visentjuste. Le personnage du dputGza Onody en est lincarnation,nobliausducteurdont leprjugantismite est balanc (ou, quisait?,entretenu)par sonattirancesexuelle pour les belles aubergis-tes juives Il sagit certes de th-mes convenus, mais la satire etlironie de Krdy parviennent

    loigner le livre de tout rgiona-lismepassiste.Lcrivainmetplu-tten relief la distancequi spareluniversdesajeunesseduprsentdes annes 1930. La Hongrie ru-rale,firedesestraditionsetdesesprivilges locaux et dcide enfinir avec les juifs, ne lui inspireaucun regret. Il entrevoit et pro-teste lavance contre la renais-sance possible dune folie collec-tive qui va dployer toutes sespotentialitsmeurtrires.

    Mais laffaire Eszter Solymosinest toujours pas de lhistoireancienne: le 4avril, dans la Hon-grie de lUnion europenne, undputdextrmedroiteatenu,auParlement,undiscourslammoi-re de la jeune paysanne, assurantquelesaccussjuifstaientproba-blementlescoupables,puisquEsz-teravaittvueenviepourlader-

    nirefois prsdunesynagogue.p

    Sans oublier

    FlorenceNoiville

    Certains terrains familiauxseraient-ilsparticulirementpro-pices lclosion des talents?Commentexpliquersinonleph-

    nomnetonnantque constituentlesfra-tries dcrivains lesCorneille,lesBront,les James et ici les Singer? Dans cettefamillejuivehassidiquequivit Varsovieavant la seconde guerre mondiale, troisdesquatre enfants sonttrs tt aimantspar lcriture. Il y a l Isaac Bashevis(1904-1991),bien sr,le plusclbre den-tretous,lauteur de Shosha et dEnnemies(Stock) quise verraen 1978 couronnparle prix Nobel de littrature. Il y a le frrean,IsralJoshua (1893-1944),lauteur deYoshe le fou et La Famille Karnovski(Denol), qui sera longtemps le Singerconnu, en Pologne puis aux Etats-Unis

    en 1936, son livre Les Frres Ashkenazifigurait NewYork parmiles best-sellersavecAutanten emportele vent

    MaisilyaaussiunesurdanslafamilleSinger. Hinde Esther Singer (1891-1954),devenueplustard EstherKreitman,desonnom de femme marie, est mme trsdoue si lon en croit ladmiration queluivouentses frres.Ellevit Varsovie puisAnverset surtout Londres.Hlas,pourune femme ne en Pologne la fin du

    XIXe sicle, dans une famille juive de rab-bins hassidiques, il est impensable dtu-dier, de se cultiver et moins encore davoirde lambition, ft-elle ou non littraire,rappelle juste titrePaule-HenrietteLevydans la trs intressante prface quelleconsacre Blitz. Ce recueil de nouvellesnest pas le premier livre dEsther Kreit-manquiparatenfranais.En1988,lesdi-tionsDes Femmesont publiLaDanse desdmons. Dans ce premier roman paru Varsovie en 1936, lhrone, une femmepossde par une soif dducation et deculture,ressemblebeaucoupEstherKreit-manelle-mme.Onditmmequeceserait

    elle, Esther, qui aurait inspir son frreIsaac le magnifique personnage de Yentl,immortalislcranparBarbraStreisand.

    Revendication fministeDans Blitz, Esther Kreitman montre

    dabord quelle nest pas seulement lasur de. Comme les autres, elle a lapassiondu motet dela formule.Lartaus-sidecamperunpersonnageentroiscoupsdecrayon.CommeReyzel, la nourricequisortsoudain deson corsage un gros seintout blanc qui ressemble une boule de

    pteleve (Le nouveaumonde).Com-me ces Londoniens pendant la guerre,secs, ples, retenus, renferms en eux-mmes et rongs par une humiditconstante (Blitz). Ou encore, dans cemmeLondresen ruine, cesvieilles, rfu-giesdans le sous-sol dune glise, etqui,installes surles tombes,ne cessent pourautant leurs travaux daiguilles commesi elles tricotaient des chaussettes et des

    gantspour la mort (Leshorloges).OnesttanttdanslaVarsoviejuive,tan-

    ttdanslEastEnd deLondres avecEsther

    Kreitman.Maislesthmessontsouventlesmmes: labsence davenir et la difficultdtrepourlesfemmes deson milieuetdesa gnration. Cette revendication fmi-niste saccompagne dun vritable talentde narration. Un style vif et des dialoguespercutants, souvent drles, magnifique-menttraduitsduyiddishpar Gilles Rozier.

    Onsortde cerecueilavecdeuxinterro-gations.Pourquoi Esther tait-ellela mal-aimedelafamilleSingertelpointque,ds sa naissance, et ne sachant quoi fairedelle, sa mre avait autoris quon placesonberceausousunetable,noffrantpourtouthorizoncebb quunplateaucras-seux plein de toiles daraignes ? Et ladeuxime question: comment le dernierfrre, Moshe,le pluspetit,a-t-il bienpu sedbrouiller,quant lui,pournepas deve-nircrivain?p

    En1931,legrandcrivainhongroisGyulaKrdyromanaitunfaitdiverstragiquequidchanalespassionsantismitesdupayslafinduXIXesicle.Saisissant

    LemystreEszter

    DanslafamilleSinger,demandezlasurIlnya pasquIsaacBashevis, lePrixNobel,etIsralJoshua.EstherKreitman,leurane,taitaussicrivain

    Littrature Critiques

    Extrait

    LAffaireEszter

    Solymosi

    (A tiszaeszlriSolymosiEszter),deGyulaKrdy,traduitduhongroisparCatherineFay,AlbinMichel,656p.,24.

    Blitz etautreshistoires (Yikhes),dEstherKreitman,traduitdu yiddishpar Gilles Rozier,prfacede Paule-HenrietteLevy,Calmann-Lvy,304p.,19,50 .

    Lesupplice dEszterSolymosi,daprsune gravureantismite.

    LEEMAGE.COM

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  • 7/30/2019 Supplment Le Monde des livres 2013.05.10

    5/10

    Aventuriersde ltrangeDans un entre-deux-guerres obscur,deuxsavantssoucieuxdedcrypterles bizarreriesdumondearpententle globeet collectionnentles rencontresfantastiques.Valente, biolo-giste,tentede fixeren sixclichscrimes etmtamorphoses; Timisoara, surla pistede

    singes kidnappeursde nourrissonspour lecomptedunbaronmort depuisplus dunsi-cle,ilrencontre ainsiTirenzio,mdecinsou-cieuxdexprimentation.Danthropophagieadmiseen sommationsfataleslances parune insaisissablechanteuse de cabaret,dorbi-tesvidespourla satisfactionde collection-neurs insatiablesen fleuvedvorateurquidigreson lotde voyageurs,ily a duLovecraftetde lEdgarAllanPoe chezJonathanWableetsonvertigineuxpriplescandpar uneving-tainedtapes abominables.Avec le scientis-mesereindunJulesVernepour tenir unins-tantlhorreur distance.Recueilhorrifiquedunerare lgance,ce voyage aucur deltrangeetde labjectionest duneculpabili-sante saveur.Un loge dela suggestionetdelimaginairele plusradicalquirappelle lesplusbelles pagesde lalittraturede genre duXIXe sicle. pPhilippe-JeanCatinchiaSixphotosnoircies,deJonathanWable,

    Attila,200p., 14 .

    Anticorps corpsLesjeunescouples misentsur leurfutur, lesvieux seraccrochent leurpass; quandlespremiersvivent despoir,les secondsvoientmourirleursillusions.Si lonencroitClaireCastillon,les histoiresde couplefinissentmalengnral.Onconnatcettechanson,maislauteurdInsecte(Fayard,2006), avecbeaucoupdnergie,y ajoutequelquesCouplets cinglants.Le refrainde lavie conju-

    gale est,pourelle,une rengainecruelle.Danscesnouvellescourteset souventdrles,chacundes partenaires,lunaprs lautreetdansdiffrentes configurations, prendla pa-role. Toutsepasse comme siClaireCastilloncollectait les confessionsde cobayesqui,pourse supporter, doiventen quelquesortesevacciner: ilsfabriquentluncontrelautreeten secret desanticorps.pVincentRoy

    aLes Couplets,deClaireCastillon,Grasset,200p.,16,90.

    AmourfortuitJuliette Kahaneorganise lacollision,dansLIn-connu, dedeuxmondestanches: celuidesmondanitslittraireset celuides marginauxvivant,le plussouvent,de petitstrafics.Cher-chant viterson ex-compagnon,arriv aucocktaildunemaisondditionau brasdesanouvelle conqute,Pnlope Saltaborde unhommequelleprend pourun clbrecrivainmisanthropeet rebelle. Cenest quaprsavoirpassla nuitavecelleque lhommeluiavouestreretrouvparhasard, etparcequilavaitfaim,dans cecocktail.De cetterencontrefon-

    desur lemalentendu,JulietteKahanefait loccasionduneromanceimprobableet pourtantcrdible, mtaphoredu lcher-

    priseet delouverture linconnuncessaires poursortir dela soli-tuderessassantequi guettecha-cunau seindetoutcercleendo-gamique. p FlorenceBouchyaLInconnu,de JulietteKahane,

    LOlivier,160p., 16 .

    Albert,qui naplus decordesvocalesdepuisdes annes,semparedunpapieretmcrit: Joubra,ne prends pasce tra-vail! Neva pasteperdre! ()Partoutet

    chaque jourdestrainstransportent,emportentdeshommesau travail,loi-gnent,rapprochent,bouleversent.Quest-cequonentend? Toujoursceslettresbrouillesdu monde,des appels. Desbruitsde ferraille, lesfreinsdumtro.Desmusiquesbroyespar desbombarde-

    ments. Unattentat?Dautresmusiquesquinousenchantentlmejusquesouslesdcombres. Des riresdadolescentes.Lacomplaintedesmendiants.Du bando-

    non, encore notrepoque tu terendscompte! Unhommequi tombe, unautrequise jette?Des femmesamou-reusesJedemande: afait quelbruitunefemmeamoureuse?

    LeRvede lautre,page12

    XavierHoussin

    Le vieil homme est ins-tall chez Lipp, la bras-seriede Saint-Germain-des-Prs.A sa table,tou-jours la mme. Il prendun verre de vin, un

    repas lger, un caf. Autre chose?Le brouhahades conversationsneledrangepas.Ilrestel,riennelepresse. Il vient ici depuis des lus-tres,maisilnestpasseulementunhabitu. Ce qui le diffrencie detousceuxdontledirecteurdesalleserrelamainetquiilfaitdepate-lins sourires, cest que lui a letemps.Toutle temps.

    Toutema vie,jaiaimdormirassis,lesyeuxbienouverts,aufonddescafs,aufonddemesbois,dansla ville. Rver seul dans la foule.Seul accompagn, et aussi seul,seul.Le Rvede lautre,de MilenaHirsch, est un roman qui rend unhommagetonnammentintimeAlbert Cossery, lauteur des Fai-nants dans la valle fertile(Domat, 1948), de Mendiants etorgueilleux(Julliard, 1955) ou desCouleurs de linfamie (Jolle Los-feld,1999).

    Lcrivain aurait eu 100anscette anne. Maisil nestpas mortdepuis si longtemps (le 22juin2008) que cet anniversaire res-semble une commmorationsolennelle. Cestplutt commesil

    stait absent.Sil avaitjuste ren-dulacldelachambre58quiloccu-paitdepuis1945lHteldelaLoui-siane,ruedeSeine.Pourunpeu,oncroiraitmme,quelquefois,recon-natre sa silhouette arpentant lequartier,sur le boulevard,du ctdu Flore ou de chez Lipp, juste-ment.Il passe, enfantmelger.

    Cest sa prsence discrte queMilena Hirsch nous restitue. Jou-bra,la narratricede cetextecritla premire personne, est unejeunefemmeperduedansderran-tesobsessions amoureuses.AlbertCossery laide y dbrouiller sonchemin. A trouver les issues.Nous nous sommes retrouvsrgulirement,enfinai-jetoutima-

    gin? Nos rencontres ressemblenttant des songes. Commenceavec lui une histoire de conni-vence et de confiance partages

    faite dallusions brves, de bribesde conversations, de momentsdcoute,de silences.

    Cossery parle peu. Il y a desannes, une opration du larynxluia rentrtous ses mots aufondde la gorge. Il ne lui reste plus

    quun souffle. Une vocalise int-rieure,chuintante,quilfautsaisirau vol. Aussi, souvent, il crit surdesbilletsquilglissesoninterlo-cutrice. Et la conversation prend

    des allures de correspondance,avec ses attentes patientes et sesdchiffrements. Depuis len-

    fance, lui explique-t-il, je cultiveunattachementpourles chosesdelamarge.Tu verras,elles apparais-sent toujours par surprise et sem-blent se coopterentre elles. Elles semanifesteront ensemble.

    EtJoubra,quittantles quelquesruesdu territoire dAlbert Saint-Germain-des-Prs, va, trange-ment,dansParis,traverserunesuc-cession de hasards enchevtrs.Mais que va-t-elle chercher du

    passdesafamilledansunecham-bre dhtel proche du Panthon?Et doa-t-elleexhum ceslettresdamourpassionneset tragiquesentreses grands-parents?

    Une rassurantersonanceJoubra est dans lattente dun

    homme,partiauloin.Pas trssrequils se retrouvent un jour mal-gr leur dsir, leurs promesses.Ellerencontreun typeperdu. Ses-sayeuneautrehistoire.Commema grand-mre, et puis ma mre,monpre,jaipeurdeneplusaimercomme avant, de dcevoir, dtre

    fatigue,davoirpeur durel, de neplusvoir venirmme si jaime.

    Dans son premier roman,LAnge retardataire (Melchior,

    1999), Milena Hirsch exprimaitdj cette crainte de la dsaffec-tion. Son recueil de nouvelles,Voyageurs blouis (La Chambredchos, 2006), parlait de spara-

    tions,desolitude.Toutcequestion-nementdifficiletrouveici uneras-surantersonance.LorsqueJoubrarevientde sesnuits inquites,lors-quelleperdpiedforcedetournerenrondaucolin-maillarddesesori-gines,lorsquellesedcourage,Cos-seryestl. Lambitionde vivreestsuffisante,luidit-il simplement.

    Le Rve de lautre a aussi legrand mrite de nous ramenerversleslivresdAlbertCossery.Il ya embarqu, intacte, lEgypte desonenfanceetdesajeunesse.Onytrouve des sans-le-sou, des men-diants, des assassins, des prosti-tues et de terrifiants dormeurs.Ses uvres compltes en deuxtomes sont toujours disponibleschezJolleLosfeld.Ceuxquisint-ressent sa vie liront le longrcitbiographique que lui a consacrFrdricAndrau(Monsieur Albert.

    Cossery,unevie, Editionsde Corle-vour,280 p.,19,90). Attention,salibertpeut trecontagieuse. Jaitoujoursditque jcrivaispourquequelquun qui vient de me lirenaille pas au bureau le lende-main, rptait-il. p

    Sans oublier

    RompuslexistenceQuoidecommunentreunjeunehandicapetBusterKeaton?DeuxdestinsconvergentdanslenouveauromandeFlorenceSeyvos

    Raphalle Leyris

    Le Garonincassablesouvresurunescne trange: une femme fran-aise,venueLosAngelessurlestra-ces de Buster Keaton (1895-1966),

    pratique un exercice de convergence.Pour rduquer ses yeux, qui souffrentdunstrabismedivergent,elledoitfixerunstylo et le rapprocher lentement de sonnez. Limage finit toujours par se ddou-bler;ellenapas lapatiencede continuer.

    Decet ildroit, quiditdeplusenplussrieusement merde lautre, il ne seraplusquestiondansle roman,pas plusque

    des exercices dorthoptie censs le rame-nerdans la bonne direction. Maiscestenquelque sorte sur eux que repose tout leroman, histoire de vision double et trou-ble.De convergencestranges.

    Letitre,avecsonarticledfini,annoncepourtantun unique garon incassable.Maisilssont deux sansdouteparceque,chaquefois quela narratriceen contem-ple un, lautre finit par lui apparatre. Legaronincassable,donc,cest lafois Bus-ter Keaton et Henri, le demi-frre handi-cap de la narratrice. Dun ct, le corpslastique, rompu toutes les chutes, dumatre du burlesque, celui qui ne prendjamais de doublure parce quun casca-deurnestpasdrle.Delautre,lacarcassesquelettiquedun petitgaronqui vieillitsans grandir vraiment, avance commeun bulldozer qui aurait perdu une che-

    nille,et passesesnuitsle brasgliss dansun tube en plastique pour lempcher desatrophier. Deux vies qui nont rien deparallle, mais qui se rpondent par cer-tains aspects, en tout cas aux yeux de lanarratrice.

    Un petitsaligaudHenri est arriv dans sa vie 9 ans,

    quandlamrede lunela emmene,ainsiquesonfrre,vivreenAfriqueaveclepredelautre. Unprequia levseulle petitgaron, et qui pense que les enfants, il

    fautlescasser .Alorsilsyemploie,enobli-geant son fils apprendre marcher, ouenluifourrantdanslecrnedeslistesdex-pressionstoutesfaites. Mais,dit sa demi-sur avec une tendresse et une admira-tion infinies, Henri est un petit saligaudde roseau qui plie mais ne rompt pas et

    qui, toute sa vie, fera en sorte de ne pasrompre.

    Buster Keaton, le roi de la chute, a tprojet ds son plus jeune ge par sonpre dun bout lautre de toutes les sc-nesdes Etats-Unis. Ilsest bristonnam-mentpeu de membres au coursde sa viepasse se jeter lui-mme dans les airs,dans le flot dune cascade, du haut dunimmeuble, travers un ouragan, sur unelocomotive, la poursuite de sa fiance .Lelienentre lesdeux hommes, cestsansaucun doute leur trange dtermina-tion, qui pousse lun vouloir touteforcemenerson existencepropre,lautreseprendrepourunprojectile,lanctra-vers un monde absurde.Cest sans doutel que gt leur petit noyau rfractaire,cette dimension irrfragablede soi,indif-frente au temps qui passe, que Florence

    Seyvos traque dans ses (trop rares) livres(Gratia, Les Apparitions et LAbandon,LOlivier, 1992, 1995, 2002) comme dansles films quelle crit avec NomieLvovsky(La vie ne me fait pas peur, 1999;

    Les Sentiments, 2003;Faut que a danse!,2007; Camille redouble, 2012). Retraantces deux destins, entre lesquels elle netrace videmment pas de signe dgalit,Florence Seyvos marche sur deux fils, leburlesqueet letragique. Henrine faitpasla diffrenceentreles deux, Buster a tou-joursorganisleur collision, et cestdanscetquilibre,cettedoubletension, quesedploie ce texte modeste et gracieux,superbementobstin. p

    Critiques Littrature

    Extrait

    LeRvedelautre,deMilenaHirsch,JolleLosfeld,152p.,13,90.

    LeGaronincassable,de FlorenceSeyvos,LOlivier,140p., 16.

    MilenaHirschramnelcrivainAlbertCossery,morten2008,latableducafquilaffectionnait.Letempsdunromantonnammentintime

    Rendez-vouschezLipp

    Labrasserie Lipp,boulevardSaint-Germain Paris.PATRICKESCUDERO/HEMIS.FR

    50123Vendredi10 mai2013

  • 7/30/2019 Supplment Le Monde des livres 2013.05.10

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    AumiroirdeGretaGarboEnqutantsurUnrenoncement,celuidelastaraucinma,danslesannes1940,RendeCeccattysestinterrogsursonproprerapportlexpositionmdiatique

    FlorenceBouchy

    Aprs La Femme auxdeux visages, tournen 1941sousla direc-t io n d e G eo rg eCukor, Greta Garbonest plus apparue

    dansaucunfilm.Ellesemblestreloigneducinma,36ans,com-meonrenoncesesatisfairedunevierduiteau jeudes apparences.Malgr sa volont deffacement,lactricea, parsa discrtionmme,nourri son mythe. Adule par lepublic, elle a vcu traque par lespaparazzis jusqu sa mort en

    1990.Guid par une vieille obses-sionquilatoujoursnourriepourGarbo, et par la connaissance desactricesquesesactivitsdedrama-turge (il a beaucouptravaillavecAlfredo Arias) lui ont permis dectoyer, Ren de Ceccatty a voulucomprendre ce quil se passequand un tre dont la spcificitest dapparatrecontinue dexisterdanslinapparence,dansladispari-tion. Cest lobjet dUn renonce-ment, le rcit biographique quilconsacrela star.

    Mais les livres sur Greta Garbonemanquentpas.Ilfautdonctrou-verun angleoriginal,et mettreaujourdes lmentsindits.Commebien souvent, cest une conci-dence qui permet Ren de Cec-catty de sengager dans lcrituredu livre. Lcrivain a eu, quatre

    oucinqansplustt, loccasiondetravailler un livret dopra ins-pir dun roman de Balzac quilaime particulirement, La Du-chessedeLangeais.Danscelui-ci,lacoquette Antoinette de Navar-reinschoisit, sousla Restauration,de disparatre de la scne pari-sienne pour senfermer dans uncouvent espagnol, parce que sonchasteamant,Armand deMontri-veau, nest pas venu un rendez-vous quelle avait conu commeun ultimatum.

    Loprane voit pas le jour maispeuaprs, audtour dunelecture,Ren de Ceccatty dcouvre queGreta Garbo avait justementaccept de tourner, en 1949, Rome, une adaptation de La

    Duchessede Langeais,produiteparWalterWanger(LaChevauchefan-tastique, Jeanne dArc, LInvasion

    desprofanateursde spultures) etralise par Max Ophuls. Lchecde ce projet avait dsespr lac-trice. Jai dcouvert sur InternetqueWangeravaitlaisssesarchives la bibliothque de luniversit de

    Madison, dans le Wisconsin. Labibliothcairemaenvoylesphoto-copies des documents concernantlesannes19481950.Ilyavaittou-teslesversionsduscnario,lacorres-

    pondance avec Garbo, lagenda deWanger,etmmelesnotesdhtel.

    De cette mine dinformations,Ren de Ceccatty retire la certi-tudequilestpossibledefaireunlivresur cefilmquinapaseu lieu,denquteretdevoirtoutelaviedeGarbo et sa carrire travers cetchec. Ilcompltesesrecherchespar la lecture des biographiesdautres acteurs qui, commeKatharine Hepburn, ont bienconnu Garbo. La mise aux ench-res, en dcembre2012, de tous lesobjets ayant appartenu cettedernire permet lcrivain dac-cder la liste des livres de sabibliothque. Il dcouvre ainsiquelle a lu et annot Adolphe etdonc envisag de jouer dans uneadaptation du roman de Benja-min Constant.

    Ne pascderauxragotsAvec une personnalit comme

    Garbo, la principale difficult, ditRen de Ceccatty, est de ne pascder aux ragots. Elle ne se livrait

    jamaisen public,elle ne se confiaitquen tte--tte, et lon ne peutdonc jamais confronter une ver-sion aveccelledunautretmoin.Le rcit observe donc la plusgrande prudence, value la vrai-semblance des faits et met des

    doutes quand ncessaire. Il fauttrouverle tonjuste, ajoute-t-il, parrapport unepersonnalitquifas-

    cine des gens trs divers. Et aussi,surtout, parce que Garbo ne vou-laitpas quonfasse dinvestigationsur sa vie. Cest trs compliqu,mmedunpoint devue moral.

    Ren de Ceccaty le reconnatbien volontiers: derrire le por-trait de Garbo et lanalyse de sonangoisse de la publicit, transpa-rat lcrivain. Les romans quilcrit, notamment le rcent

    Raphal et Raphal (Flammarion,2012), relvent de lautofiction, et

    unessaicommeceluiquilaconsa-cr lcrivainVioletteLeduc(Elo-

    ge de la btarde,Stock,1994)faitla

    partbelleaux lmentsde sapro-pre vie. Jai voulu comprendremonpropre rapport lexposition,dit-il, cequimpliquelefaitderen-dre publics des lments dordreautobiographique. Il y a toujoursunmalentenduquirsultedetoute

    formede mdiatisation.Un renoncementnest ainsi ni

    une biographie classique ni unevie romance de Garbo, mais unrcit mditatif tout autant quunportrait de lactrice travers dif-

    frents miroirs, certains intimes,dautres professionnels. Uneapproche sous plusieurs anglesqui ne sont pas forcment la v-rit, prcise lcrivain, mme si ladmarche est, au dpart, parfaite-ment rigoureuse. Est-ce parcequelle tait trop consciente de ladisproportion entre sa notoritetlaqualitdesesfilms,quelastarsest loigne du cinma? Est-ceparce quele statutdicne auquellesfilmsla rduisaientne luidon-naitpasce quelleespraitde lart,ou delle-mme? Est-ce parce queson identit sexuelle ambigusouffraitdelagloirequeluiconf-raient ses rles de femme fatale?On peut crire toutes les biogra-

    phies que lon veut, concde Rende Ceccaty, il y aura toujours untrou noir. Le mal-tre de Garboresteunmystre.p

    Roumanie: lessaiquifaitscandale

    Unrenoncement,

    deRende Ceccatty,Flammarion,438p., 21.

    Cest dactualit

    Seretirerdumonde

    LHOMMEa toutlair dunaristocrateinof-fensifet manir.PourtantlhistorienLucianBoiaestaucurdundbatquienflammele milieuintellectuelroumain.Sonnouveau livre,Pourquoi la Roumanieest-ellesi diffrente? revisitelhistoiredesonpaysetmetmalunebonnepartiedesclichset desfantasmesde lhistoriogra-phieofficielle. Lopuscule,publi aux di-tionsHumanitasennovembre2012,se litrapidement.Ilse vend,surtout, commedespetitspains. Je suismoi-mmetrstonn,confielauteur.Le livrea djt tir

    40000 exemplaires et continue se vendre.Je ne mattendais pas ce quilprovoqueautantde ractions. Untel chiffrefaitrversurunmarchdulivremorose.Dautantplusque laplupart desRoumainsprfrentpasserleurs soiresdevantuntlviseurauquelils consacrenten

    moyennesixheuresparjourunrecordenEuropequavecunlivre.MaislessaideLucianBoiasemble chan-

    gerla donne.Toutle mondea uneopinion sonsujet,mmeceux quine lont paslu.Vritablelivrenoirdelhistoirerou-maine,il ose, pour lapremirefois,dmolirlesmythes et lgendesquonenseigneencoredanslesmanuelsscolaires,ren-voyantsans pitiaux Roumainslimagedunpeuplequi afait deserreursetdesmauvaischoixtoutaulongdesonexistence.

    LaRoumaniedoitune part desa singula-rit sapositiongographique,qui laplaceaucarrefourdes grandsempires.Sa partieorientale,laMoldavie,atdanslegirondelEmpirerusse.La Valachie,au sud, a volusouslinfluencede lEmpireottoman,tan-disquela Transylvanie,au centreet lest,a faitpartie delEmpire austro-hongrois.La Roumanieestun paysdefrontires,expliqueLucianBoia.Dans lAntiquit nous

    avons t lamargeorientalede lEmpireromain,puisdu mondebyzantin,et actuel-lement la margede lOccident.Dounrsultatparadoxal.Dune part, unsenti-mentdisolement. Dautrepart,une ouver-tureversle monde.La Roumaniepossdeune extraordinaire capacit dadaptation desmodlestrangersquant laformetouten lesmodifiantsurle fond.

    Exemple:la Roumaniea intgrlUnioneuropenneen 2007et adaptsa lgislationauxnormesen vigueur,maislepaystrouvetoujourslemoyende contournerles rgles.LesRoumainsontunematriseinouedusystmeD, qui laisseparfoispantoiselad-ministrationbruxelloise.Autre singularit:ladictaturede NicolaeCeausescu quiarussi,elleaussi,sedistinguerdanslebloccommuniste parson degrdabsurdit.Aujourdhui,la Roumanie sestancre lOc-cident,maissonretardconomique etsesfracturessocialeslempchentdoccuperauseindelUEla place laquelleelleaspire.

    UnelgendeAuteurprolifique, LucianBoia,73 ans, est

    lhistorien roumainle plustraduit ltran-ger,connu enFrancenotammentpour seslivresdhistoirede limaginaire(de lespace,dela pluie,du climat)ouses ouvragessurJulesVerne, Napolon IIIou lesintellectuelsroumains(Les Pigesde lhistoire, LesBellesLettres,2013).Dotduneplumequepour-raientlui envierbiendes crivains,il pos-sdecette qualitraredexpliquerde ma-niresimple deschoses compliques.Dans

    Pourquoi la Roumanieest-elle sidiffrente? ,rienne luichappe.Il ydnonceparexem-plele manquede ractivit desintellectuelsfaceau rgimeoppressifde Ceausescu, ainsique lapathie desRoumains,qui acceptaientle communisme dynastiquedu Conduca-tor.Etconclut:Finalementunpeuplea lesdirigeantsquilmrite, nest-cepas?

    Sesavis drangent, suscitent despas-sionsetanimentundbatquivabienau-deldu mondelittraire.Les nationa-listeslaccusentde diffamation, dautresleconsidrentcommeun tratre ouunprovocateur.Sesdfenseurs,eux,luisontreconnaissantspourles clairages quilprojettesur lhistoire mouvemente de laRoumanie.LucianBoiaestdevenuunelgende: sesdtracteurset sesthurifrairessopposentavec ardeur.Mais lesgrandsgagnants de cetteconfrontationintellec-tuellesont lesRoumains, dontbeaucoupnavaientpas ouvertun livre depuislongtemps.p

    DITEUR,roman-cier,dramaturge,tra-ducteur,essayisteRendeCeccattyadenombreusescor-dessonarc,etunepassion touteparti-culirepourlesbio-graphies dacteurs,surtouthollywoo-

    diens,quillitds quillepeut.De cettegrandefamiliaritavecle cinmaetsesmythes,il adcidde faire lama-tiredUn renoncement,le portraitquilconsacre GretaGarbo.

    Intrigupar ladisproportionentrelarenommede lactriceet laqualit desesfilms,quiljugepour laplupart

    mdiocres,Rende Ceccattyfaitdelchecde ladaptationdun romandeBalzac,LaDuchesse de Langeais,queGarbodevaittourneren1949,lepris-me traverslequelsa vieet sacarrirepeuventtoutesentires serelire. Lerledela duchesse auraitt,selonlcrivain, idalpour Garbo,non seule-mentparcequeleromanmetenscnelerenoncement dfinitifdune femmelaviemondaine,maisaussiparcequilvoqueuneformedepassionextrmemais chaste,une histoiredamourhors normecomme touteslesrelationsinclassablesque nacessdechercher et dentretenirlactrice.

    Maisriendelinaire dansce rcit devie.Les quatre-vingt-quinzechapitres

    dulivresontautantde variationssurlesmmes vnements, considrssousdiffrentsclairages.Fort de lalonguerecherchedocumentairequila mene,lcrivainsautoriseunregardtrspersonnelsurla carriredelactrice, nhsitantpas laisserenten-dresonhumeuret sesjugementsquelonpeutparfoisjugerunpeusvressursafilmographieousabeautfane. Maiscest prcismentcequi rendsaisissantce portraitduneicnebienmoinslissequilnyparat.p Fl. B.

    Elle abhorraitsurtout cequeGretaGarbo,ces quatre syllabes,reprsentaientpourle public ().Garbo (tait)unesortede mtony-miegnralisedelactrice,dudsespoir, durenoncement, dela

    gloireperdue ou au contrairedelagloireabsolue, dela solitude,delapassion,de lafuite,de lindivi-dualisme,de laduplicitou au

    contrairede lauthenticit.Cerenoncementde MissG. se

    concrtisa, silonpeutuser deceterme,avecle filmimpossiblequiauraitracont un renoncement ().Quece seulsujet aitconvaincu

    MissG. narien dtonnant. De cefilm,elle ne parlaplus par la suite.

    Unrenoncement, pages100-101

    GretaGarbo,fin desannes 1930.CLARENCESINCLAIRBULL/

    RUEDES ARCHIVES/BCA

    Histoiredunlivre

    Extrait

    Mirel Bran

    correspondantBucarest

    6 0123Vendredi10 mai2013

  • 7/30/2019 Supplment Le Monde des livres 2013.05.10

    7/10

    Diderot, penseur jouissifLe philosopheDominiqueLecourt, disciplinede Can-ghuilhem,estlundes plusfinsetferventsadmira-teursde Denis Diderot(1713-1784).Ille prouve nou-veauavec lestextes icirassembls.Sy dploientnonseulementune grandefamiliaritavec lesouvragesduphilosophedes Lumires,mais uneproximitde

    curet desprit, unemme faondenvisagerla disci-plinecommepratique de linterrogationjoyeuse,artdevivreetdepenser . Quapprend-t-on,par exemple,surce tempramentphilosophique?Que lerationa-lismede Diderotnariende dcharn,commeon lalongtempscru. Chezlui, critDominiqueLecourt,penser,cestjuger,commele diraKant. Maispenser,cestaussijouir; cequecertesnauraitpasadmisle phi-losophede Knisberg. Autrement dit,la penseprendcorps; ellea prisesur lescorpsparce quelley esttou-

    joursdj prise,par le plaisir. Il y a ceuxqui savent,et ledisent.Etceuxdonttoutle savoirrsidedansla ratio-nalisationdes stratgiesquils mettenten uvrepourignorercette vrit.Ceux-lsont dangereux! Ainsile

    premiermoteurde laraisonpeuttreladraison, lextravagance,commedisaitDiderot.Aucunesensationnestdabordsimple,aucuneidenon plus:ellesne ledeviennentque parabstrac-tion.Ce Diderot-lest dcidmentbienloindu matrialismemcanicisteauquelona voulule rduire.Amditer lheuredela technoscience.p JulieClariniaDiderot.Passions, sexe,raison,

    deDominique Lecourt,PUF, 100p., 13 .

    La philosophie et les sciencessociales ne font pas toujoursbonmnage, surtouten France.Au mieux, elles signorentsuperbement. Au pire, elles seregardent avec suspicion com-

    me des concurrentesdloyales. Le travaildu philosophe Bruno Karsenti (n en1956), dj jalonn de livres importantsconsacrs degrandesfigures dela socio-logie comme Marcel Mauss, EmileDurkheim et Auguste Comte, simposecomme une des propositionsles plus sti-mulantes,dans le paysage contemporain,pour sortir de cette incomprhensionmutuelle.Dune philosophie lautre, sonnouveau livre, recueil darticles rcritspour loccasion, permet de prendre lamesurede sonprojetet desa mthode.

    LathsedeKarsenti,dployemagistra-lement dans une riche introduction, estapparemment simple dans sa radicalit:la naissance puis le dveloppement dessciencessociales constituentle grandv-nementintellectuel de lamodernit.Pro-fondmentlies lexpriencehistoriquedes socits modernes, la sociologie puislanthropologiese sontdonnpour tchedecomprendrelaspcificitdecetteexp-rience. A ce titre, elles sont la forme derflexivitpropre aux socitsmodernes.Leurs effets se font profondment sentircar elles modifient, en se diffusant, laconscience de soi des membres de ces

    socits.Or, pour ledire dune phrase,lessciences sociales travaillent inlassable-

    ment le paradoxe suivant: sil ny a desocitque composedindividus,il nyadindividuque dansla mesure o lvolu-tion des socits modernes a permislmergencesocialeduneconscienceindi-vidualiste de soi. Autrement dit, lindivi-dualismemoderne doittretudi par-tirdu paradigmedela socit.

    Lessciencessocialesseprsententdoncsouslaformeduneautocritiquede lindi-vidualisme, dune thorie sociale de lin-dividu. Il est vain den chercher loriginesoit dans lindividualisme des Lumires,soit dans les thories organicistes de lacontre-rvolution. Leur force est juste-mentde suspendrecette alternative.

    De cette mergencedes sciencessocia-les, la philosophie ne sort pas indemne.Elle est profondment altre dans ses

    objetsetsondiscours.Ellenesauraitconti-nuer travailler avec ses concepts et sesautorits traditionnels comme si rien nestait pass, dans lordre du savoir com-me dans lexprience sociale, depuisPlaton. Une philosophie cohrente de lamodernit,et en particulier une philoso-phiepolitiquedenosdmocratiescontem-poraines, doit imprativementpartir dessciencessociales.

    Que signifie, pour un philosophe, par-tirdes sciencessociales? Ilne sagit nulle-ment de leur donner des lois, depuis uneposition surplombante, mais bien den

    faire le terrain propre de sa rflexion, delire philosophiquement les auteurs de

    sciences sociales, ou leurs prcurseurs,pourmettreenlumirelesenjeuxconcep-tuels, les contradictions thoriques, lesavancesetlesaporiesdeleursapproches.Jean-JacquesRousseauet Louis deBonald,Claude Lvi-Strauss et Auguste Comte,Bourdieu et Boltanski, pour ne citerqueux,sontpasssaucribledunelectureprcise, rigoureuse, parfois difficile, tou-joursfconde,quisefforcedelescoincerdans un tau logique, pour reprendreuneformule deMax Weber.

    Comme tout livre compos de chapi-tres crits dans des contextes diffrents,cet ouvrage se prte des lectures multi-ples. On y trouvera la discussion prcise,souvent dcapante, de quelques grandslivresrcents,aucroisementdelaphiloso-phieet dessciences sociales. Onpourralelire, aussi, comme les fragments dunegnalogie du concept moderne de so-cit,nonsansregretter,parfois,quelhis-toire ny trouve pas mieux sa place, endpit dun dernier chapitre consacr auculte desmorts, oapparaissentMicheletet Fustel de Coulanges. Aussi ancienneque la philosophie, mais depuis long-temps redfinie par les sciences sociales,appliquantlesmmes outilsaux socitsanciennes et modernes, lhistoire flottecomme unmystreetun dfiauxmargesdu livre.

    Lenjeu essentieldu volume,toutefois,tient la redfinition quil propose de laphilosophie politique. Celle-ci, une foisquelleprendactedelanouvelleconfigura-tion des savoirs quimposentles sciencessociales, doit assumer lobsolescence desesconcepts, ceuxde souverainet,de r-gime reprsentatif, de contrat et de droitnaturel.Ellese saisitpluttdela notiondegouvernementquipermetaumieuxdar-ticuler une thorie des relations de pou-

    voir et une thorie de la socit. Ds lors,Karsentiretrouve les intuitionsmajeuresde Michel Foucault, dans ses cours desannes 1970auxquels deux beauxchapi-tres sont consacrs. Il na manqu Fou-cault, nous dit lauteur, que davoir prisdavantageausrieuxlessciencessociales,au lieu de les confondreavec les scienceshumainesdont il avaitannonc le dclin.Une archologie des sciences sociales?Cestbienle projet qui se dessine lhori-zonde celivre.p

    Dmocratie en questionLoriginalitde cettehistoiredumot dmocratietient seschoixidologiques: sonauteur, univer-sitaireet militantanarchiste qubecois,part delidequeseulela dmocratiedirecte estlgitime.Sousceprismesont reconstituslesdbatsquiremontentaux rvolutions amricaineet franaise,dessenceantidmocratique.Letermedmocratiele

    pouvoir dupeuple a dailleurssouventtrejetpar lesrvolutionnairescomme synonymedanarchieet dedespotismede lamajorit.Les diri-

    geantsrpublicains commeJohn Adamsou Robespierreauraient vouluconfis-querle pouvoirpourleurlite.Et silemot dmocratie finira partreadoptparles groupesdirigeants,expliquelauteur, cesera sousla pressionpopu-laire,et pourmieuxperptuerleurdomination.p SergeAudieraDmocratie.Histoire politiquedun mot

    auxEtats-Uniset enFrance,deFrancis

    Dupuis-Dri,Lux, Humanit, 446p., 22.

    Le surralismereconstituLongtemps,LeSurralismedHenriBharetde MichelCarassou(1984)a offertla meilleuresynthsesur cemouvementlittraireet artistique: sesdeux auteursavaientlargementcontribu en fairelun descou-rantsles plusdocuments.La nouvelle synthsedeMichelMurat,professeur lEcole normale suprieureet la Sorbonne,reprsenteun tournant: dsormais,lesurralismenestplus raconterou dfinir;il estreconstitueren tantquhistoireau seconddegr.Carsa singularitest davoirtcontinuellementmis enrcitet thoris par sesprincipauxintresss.A com-mencerparAndrBreton,maisaussi parlaplupartdeseslieutenants, lafoisjugeset parties(LouisAragon,Philippe Soupault),par sessubalternes,souventindisciplins(MauriceNadeau,Andr Thirion)ou

    parses hritiers,plus oumoins fidles(JulienGracq,RaymondQueneau).Ladistancecritiquequilprendavec lesstra-tgiesdautolgitimationdes surralistespermet MichelMuratde renouvelerlaconnaissancede ce mouvement,quenouscroyonsbien connatrequand seslgendes nousen cachentlextraor-dinairefcondit.p Jean-Louis JeannelleaLe Surralisme,deMichelMural,Le Livre

    depoche,Rfrences,indit,406p., 7,60.

    LephilosopheBrunoKarsentiutilise lessciencessociales,aucentredesarflexion,pourarticulerunenouvellethoriedesrelationsdepouvoir

    Redfinir lapolitique

    Un ethnologue vifAlfredMtraux (1902-1963) est unefigure singuliredelethnologiefranaise.Elvede MarcelMauss,amideGeorges BatailleetMichelLeiris,ila collaboravecClaudeLvi-Strauss lUnesco. Grandvoyageuretobservateur,ila critdes ouvragesde rfrencesurlevaudouhatien,llede Pques oula civilisationinca.Lestextesrassemblsicipermettentdeprendrelamesurede lacohrenceet ducaractrepionnier desesanalyses surles socitsdAmazonie.On dcou-vreaussison engagementpour ladfensede cespopulationsmenaceset la rhabilitationde leurssavoirsdnigrs. Lobjectivit minutieusede la des-criptionsaccompagnedunesensibilit vifpourlesortdes socitsobserves.p FrdricKeckaEcrits dAmazonie.Cosmologies,rituels, guerre

    et chamanisme,dAlfredMtraux,CNRSEditions,

    Bibliothquede lanthropologie,528p., 27.

    IdespourunmondeplusjusteDeuxessaisconstatent lesinsuffisancesdelEtatdanslagestiondesrelationsinternationales

    GadzMinassian

    Dans notre monde globa-lis, se pourrait-il quelEtatdisparaisse? Cestla fois la thse et le sou-

    haitquexprimeMoniqueChemil-lier-Gendreau, professeurmritede droit public, dans son nouvelouvrage,De la guerre la commu-naut universelle: Le monde dessouverainetsest en faillite, crit-elle.Aujourdhui,en effet,les Etatsne proposeraient aucune rgula-tionet,au lieudassurerla paix,ilsattiseraient les conflits et prive-raientles populationsde libertetde justice sociale. Moins catgori-que, Bertrand Badie, professeur Sciences Po, explique dans sonessai, Quand lHistoirecommence,que ce nest pas le systme inter-tatique qui est lagonie, maissonprincipalcourantdepense,leralisme. Daprs cette cole,les Etats dtiennent le monopoledes affaires internationales; le

    droit la puissance est la seulegarantie dquilibre et de paixdansun monde chaotique.Mais siles deux ouvrages se rejoignentpour contester cette vision desrelations internationales, leursapprochesdivergent nanmoins.

    Communautdevaleurs

    La premire, juridiqueet fidle une vision dite idaliste,passe en revue les dfaillances delordre tatique, notamment sonimpuissance face la monte desviolences (guerres, terrorisme,piraterie).Selon MoniqueChemil-lier-Gendreau, il faut donc cher-cher une autre forme dassocia-tionpolitiqueque lEtat;le mondepeutet doitdsormaistreappr-hend traversune communautdevaleursdontla monteen forcetranscende les gosmes natio-naux et annonce lavnementdune dmocratie mondialise.Reste savoir si la dmocratiequelle dcrit comme principe

    politique universel est autantdsire que lauteur semble lecroireetsidautresmodles,extra-occidentaux, nepourraient pas luifaire,aujourdhui, concurrence.

    La seconde approche, celle deBertrand Badie, est plus sociologi-que.Partantduconstatquelamon-dialisationchappe dsormais ladomination occidentale, lauteursouligne que lhistoire ne peutplus scrire sans la participation

    des pays mergents,commela Chine etleBrsil en cela ilchappeau reprochedoccidentalo-cen-trismequonneman-quera pas de faire MoniqueChemillier-Gendreau. Nousvivonsdans unmon-de interdpendant,souligne-t-il, et noussommespasssduneconfrontationinter-tatique une coexis-tencedesnations.

    Ces deux thses,qui devraient susci-ter quelques objec-

    tionsdelcoleraliste,courantdominantdanslemondeacadmi-quefranais,sont assurment sti-mulantes.NotammentquandBer-trand Badie propose, pour attein-dreunmondeplusjuste,denfinir

    avec les humiliations infligesaux peuples et de procder parinclusion et non exclusion desacteurs non tatiques sitt quunprocessus de rsolution dunconflit se trouve lagenda duConseilde scuritdelONU.

    Droit etsociologieregardenticidanslemmesensetappellentlarhabilitation du politique, lmergence des socits dans lejeu international et lentre enscne de lhumanit dans lechamp institutionnel. MoniqueChemillier-Gendreau et BertrandBadiesontdailleursrejointsparlephilosophe Frdric Ramel,auteur dun rcent ouvrage, LAt-traction mondiale (Presses deSciencesPo,2012),pourquiexiste-rait une dynamique ou attrac-tion mondiale quirassembleraittous les tres humains autour debiens communs, base dune nou-velle histoire universelle. Assis-tons-nous, ds lors, au retour deKantavecsonprojetdEtatuniver-selet soncosmopolitisme? On enest encore loin, mais ces appro-ches pluridisciplinaires commen-cent dessinerles contoursdunenouvellerflexion.p

    Sans oublier

    Les sciencessocialessontmodernes undoubletitre:autitredeformede savoir,etau titredexpriencesociale.

    Elles sont nes au sein dun cer-taintype de socits,commeunregard quecelles-ciont portsurelles-mmes un regarddontlaprtention laneutralitetlobjectivitscientifiquene doit

    pas masquer lexprience socialespcifiquequellerecouvre.Pour

    autant,ce niveaudexprienceestdifficile saisiret fairemerger,

    parce quil ne se donne qu tra-versune certaine distance soi.Cestl sansdoutece quifaitde lamodernitle nomdun problme

    plutt que celui, rassurant,duneidentitpleineet entirequi naurait plusqu se reprendreet sexpliciter.

    Dunephilosophie lautre,page175

    Extrait

    Critiques Essais

    La philosophie ne sauraitcontinuer travailler commesi rien ne stait pass, danslordre du savoir commedans lexprience sociale

    Delaguerre

    lacommunaut

    universelle.Entredroitetpolitique,deMoniqueChemillier-Gendreau,Fayard,392p., 23.

    Quand

    lHistoirecommence,

    deBertrandBadie,CNRSEditions,Dbats,64p.,4 .

    Dunephilosophie lautre.Lessciences socialesetla politiquedesmodernes,

    deBrunoKarsenti,Gallimard,NRFessais,356p., 21.

    A nto ine Lil ti

    historien

    70123Vendredi10 mai2013

  • 7/30/2019 Supplment Le Monde des livres 2013.05.10

    8/10

    OmoplatesdemoutonetavenirdelaChine a15mai: PaulFournelauPetitPalais(Paris)Leromancieret potePaul Fournel,prsidentdelOulipodepuis2003, revisiterades archivestlvises de lInstitutnationaldelaudiovisuelautourdu thme, lafois inattenduetinpuisable,de lindicible. Commentdire?Commentnepasdire? sontlesinterrogationsautourdesquellestourne-rontles squenceschoisies. AvecChristine Ferniot,journaliste Tlrama. A lauditorium,de 13heures 14h 30.Entrelibre.www.m-e-l.fr

    aDu16maiau22juin:Maisondela posie2.0Lenouveaudirecteurdela Maisonde laposie(Paris3e),OlivierChaudenson,a btiun projetde lieuplusvivant,ractif lac-tualitet consacr la littratureenscne : rencontres,dbats,lectures,concerts littraireset performancesouvertstouslesregistresde lalittrature.A dcouvrir avantlt.www.maisondelapoesieparis.com

    aDu18au20mai:EtonnantsvoyageursDavidSimon, ArnaldurIndridason,Ian McDonald,SaulWilliams,Joann Sfar, ScholastiqueMukasonga,Patrick DeWitt,Jean-ClaudeKauffman,Rosa Montero,Dany Laferrire,MaryseCond,John Connolly,Gail Carriger,DavidVannfontpartiedesinvitsde cette 23e ditiondu fameux festivaldeSaint-Malo(Ille-et-Vilaine).Parmi lesvnements marquants,signalonsun cin-concertexceptionnelde lacteur-rappeur Saul Williamsetlexposition Lewestern,ungenre dur cuire,illustrparcinqauteursde bande dessine(MatthieuBlanchin,FranoisBoucq,Benot Sokal,Christophe Blain,Paul Salomone).www.etonnants-voyageurs.com

    AUPREMIER REGARD,rienne per-metdentrevoirles relationsquepeuvententretenirde vieillesomoplatesde moutonavec lave-nirde lasocitchinoise.Pour-tant, celien pourlemoinsinat-tendu devientlumineux lalec-turedutrs savant ouvragedeLonVandermeersch.Cegrandconnaisseurde lhistoireet delaculturechinoises appartientaucercletrstroitdesvraisconnais-seurs dela protohistoirede lem-pireduMilieu.Louvragequilpublieaujourdhui, 85ans,Les

    DeuxRaisons de la pensechinoi-ses, aboutissement dunelongueviede rechercheset derflexions,estaussisurprenantquepassion-nant:il bouscule,voireboule-verse,nombre didesreues.

    Premirethse: lcritureseraitne, enChine,des techni-quesdivinatoires. Pourprdirelavenir,les chamansobservaient,danslesrestescalcinsdes sacrifi-ces,lesclatsdesos, enparticulier

    ceuxdesomoplatesde porcoudemouton.Leur techniquesaffi-nant,un poinonchaufffutappliqusurlos,afin descruter ledessindes craqueluresainsipro-voques.La singularitchinoise,selonLon Vandermeersch, futdlaborer, partirde collectionsdemilliers domoplates, conser-vesetannotes, desquationsdivinatoires. Cesformulesabs-traitesontdonnnaissanceauxpremiersidogrammes.

    Deuximethse: cette cri-turegraphique sestdveloppedemanire autonome sansrela-tionavec lalangueparle! Elle narejointla parole,pour la retrans-crirepartiellement,que dansunetapeultrieure.Voilune affirma-tiontrs surprenante, richeden-seignementset dinterrogations,carles linguistescartentgnrale-mentlidequune criturepuissetredpourvuede toutlien origi-naire loralit.Le sinologue accu-muleici lespreuvesquunevolu-

    tiontoute diffrentea exist.Danscettesingularitsenracinent,selonlui,les spcificits dela pen-sechinoise,depuislAntiquitjus-qunosjours spontanmentstructuraliste,elle metlaccentsurles corrlationspluttquesurles causes, surle Cielquinesexprimepaspluttque surle verbecrateur.

    Socialismesinis

    Troisimethse: ondoitconsi-drercommeencorevivacele lienprofondqui unitcette histoireantiqueet mconnueaveclescaractristiques de la civilisationchinoiseet avecsondveloppe-mentfutur.A terme,ilseraitpossi-bleque laChine,post-occidentaleet post-marxiste, inventeunsocialismesinis , puisantauxsourcesde lhumanismeconfu-cen,lcologie taoste,la compas-sionbouddhiste.

    Onauracomprisquecegrandlivrene peutse schmatiseren

    quelqueslignes.Bien quilcouvreseulement200pages, cetravailimpressionnantcondenseunefoulededonnesarchologiques,dinformationsruditessur lespra-tiquesrituelleset lestextes.Enoutre, LonVandermeerschnecessedemettrecesavoirenpers-pective,en replaantconstam-mentlesfaitsdansdesconfigura-tionsdeplusenplusvastes.Silepripleestardu,parfoisaride,lelec-teurtenacesera vitercompensdeses efforts parla dcouvertedequantitde questionset pistesderflexionindites. Syconjuguenthistoireancienneet contempo-raine,linguistiqueetphilosophie,EuropeetAsie, dunemaniremi-nemmentpuissanteet rare.p

    MarielleMac

    chercheuseen littratureet essayiste

    Suivrelapiste

    animale

    Figures libres

    A titre particulier

    dEricChevillard

    Agenda

    UnefaondelutterLe feuilleton

    Manifestationde notre

    dsintrt,deJeanRouaud,Climats,56p., 6.

    Roger-PolDroit

    Lcrivain est un paradoxe in-carn, autant dire un tre car-tel. Dun ct, par son non-conformisme,sesaudacesetsesvisions,il esten avancesur sontempset fche unepartiede ses

    contemporains qui lui reprochent dallertroploin.Mais,delautre,il semontresou-ventrtif touteespcedechangement,ildfendlemondeancienmenacparlabar-barie du progrs et la vulgarit des dis-coursdelamodernitauxquellesilopposesa recherche du temps perdu, son scepti-cisme,sonironieetles fastesdunelanguequecette modernit profaneet mprise.

    Orquitoucheauxmotstoucheauxcho-ses,on le sait, etattenteaussi lintgritdenosconsciences.Lelexiqueserestreint.Lcrivain devient inintelligible. On lerduit ainsi au silence. Il touffe. Sonmonde se drobe sous ses pieds. Cestpourquoi il y a aussi chez (presque) tousles crivains un ractionnaire qui luttepour sa survie. Cette souffrance nest pasncessairement ridicule: des sensationsou des sentiments prcieux, des nuancesde pense pourraient bien disparatreavecles motsqui lesnommaient.RenaudCamusouRichardMilletnedisentpasquedes btisessur ces questions sils se four-voient hlas jusquau dlire paranoaquedansleursanalysesdes causes et lamdi-cation quils prconisent. On prfrera lasubtile rsistance de Franois Bon danssonAutobiographiedesobjets (Seuil,2012)ou lostopathie prodigieuse de PierreMichon qui, tous les cinq ans, publie unlivre imparableo la langue se refaitunesant, etune beautdu mmecoup.

    Cen est fini en tout cas de lcrivainabsolument moderne selon Rimbaud.La modernit fait trop de dgts. Elle estdevenue le principe triomphant, une

    valeur en soi et, paradoxalement, unprocessus morbide. Comme si, crit JeanRouauddansManifestationdenotre dsin-trt, elle avaitpeurdese poser.

    Dans ce court pamphlet, lcrivainentend contrer loffensive des marchs,dnoncer ce banditisme grande chelle,lhypocrisie des discours, lignominie desmthodes, la vacuit des ambitions.Diffi-ciledenepaspartagersacolreetsondses-poir,mmesicespagesontparfoisunpetitctIndignez-vous quipeutlui aussi ner-veretsilonseprend rverenleslisantune littrature performative qui sauraitrellement bouleverser lordredes chosesetne sentiendraitpas cejustecourroux.

    Toutefois, le regard lucide de JeanRouaud sur la situation est au moins unexcellent projecteur quelon ne peutsus-pecter en outre dtre aliment par Arevaalors que, trop souvent, les scientifiquescherchent la lumire sous le lampadaire

    financ par un gnreux sponsor . Les

    formules claquent. Lauteur possde unincontestable talent de polmiste que

    nous naurionspas ncessairement soup-onnen lisantsonprcdentlivre,le nos-talgique Une faonde chanter(Gallimard,2012) dans lequel, soit dit en passant, ilopposeGeorges Brassens,fastidieuxtrou-badour selon lui, aux figures prtendu-

    mentrvolutionnairesdurock,alorspour-tantquele premierfut dansses chansonscommedans sa vielincarnationde lhom-me libre, irrcuprable, adepte spontandeladcroissance,etquele rockestdepuisbienlongtemps,aveclefoot,leplusconsen-sueldesjeuxdececirquetantha,labande-

    son sature du systme, la vache laitmugissante de lindustrie du spectacle etdestechnologiesaddictivesquellegnre.

    Manifestons notre dsintrt pourcelles-ci,recommande JeanRouaud.Usonsau moins de cette rsistance passive.Frei-nons des quatrefers mme sil vafalloirpourcelatrouverdabordun marchal-fer-rant, ce qui nest pas gagn, les artisanatslesplusnoblessloignantdelartpourtom-berentre lesmains dunesciencevnaleetdshumanisante. Mme le garagiste qui,jadis,faisait repartir votremoteuravec unbtonetunecarottedoitaujourdhuiren-

    voyerle botier bourr dlectroniqueen segardant biendy toucher.

    La pertinence du pamphlet se fait plusaigu dans ces passages o Jean Rouaudstigmatise le cynisme des marques quiprogrammentlobsolescence deleurs pro-

    duits enles sabotantconsciemmentouenfrappant elles-mmes de ringardise leurmerveille technologique de la veille pournousvendrelanouvellebaguettemagiquequi rend pourtant ce monde rien moinsque ferique. Leur stratgie dasservisse-mentpassenotammentparladmatriali-sationdesproduits,laquellene nouslaissefinalemententre lesmainsqueduvent.

    Dans une deuxime partie, lcrivainrevientsur ladsagrablesurprise quifutla sienne en dcembre2006, en pleindbat sur lidentit nationale, lorsquil setrouva cit par Nicolas Sarkozy, alorsministre en campagne, comme un cri-vainquelongagneraitlirepourappren-dre le courage, lecivisme etlamourde la

    patrie. Jean Rouaud, fch dtre enrlmalgrlui dansle campdesnationalistes,reproduit sa rponse ironique et offus-que, mais courtoise, publie dans Le

    Mondedu30mars2007.Ilpeutcertessem-bler plus facile de rcuprer les crivainsque de recycler les dchets nuclaires,mais lon sexpose tout de mme ce fai-sant quelquesretoursde manivelle.Ah,cettebonne vieillemanivellep

    Chroniques

    LesDeuxRaisonsde lapense

    chinoise.Divinationet idographie,

    deLonVandermeersch,Gallimard,Bibliothquedesscienceshumaines,206p.,19,50.

    LeParti prisdesanimaux,

    de Jean-ChristopheBailly,ChristianBourgois,132p., 9.

    Onseprend rver unelittratureperformativequisaurait rellementbouleverserlordredeschoses

    JEAN-CHRISTOPHEBAILLYavaitdjpris lepartidesbtesdansLe Versantanimal (Bayard,2007),qui souvraitsurlercitde lapoursuitedunchevreuilqueles hasardsde safuiteavaientpermis lcrivain,envoiture,de tenir uninstantsoussesyeuxdansla lumiredesphares.Baillyavaiteu lesenti-mentdetoucherl, lespaceduninstant,une autretenue,unautrelan ettoutsimplementuneautremodalitde ltre.Cectoiementlencourageait suivrele frayagede cetanimal(commefaisaientles chasseurset les dessinateurs deLascaux), prendreactede lidede viesingulirequela seuleexistencedecettebtedployait.Le recueilLe Partipris des animauxprciseet prolongeun telmouvement,lengagementdu pen-seursurla pistedexistencestoutautresque lesntres.

    Baillyredit ici la surpriseetla joie quelesanimauxexis-tent,etdonclinquitudeface lhypothsede la disparitiondungrandnombredentreeux . Ilclbrela puissance dudivers(cest pourquoisa questionnestpas cellede lanimalit,maisdesbtes),la faonagiledontles animaux,chacun selonsaloi,criventleurdiffrence.Ilposemmeque letraitementdecettediversita aujourdhuivaleurde test politique,sitantestque lapolitiqueconsiste danslamise lpreuve delacapacit installerdans le vivantdes formesdassociationsus-ceptiblesde tendredes lienset defournir desseuils.

    Sortirde lindiffrence

    Siles animauxnontpas laparole,ilsont pourtanteneffetdeschosesdire:carunebteestunautreaccsausens unmondede chosesetdegestesquenousnesavonspasfaire, pasvoir,pas tre. Etcestcetteinsistancepoursortirdelindiffrence lgardde touscesmondesanimaux quifaitlabeautde llande Bailly,lanpour voyageravecles btes,danslesbtes,dansleursmondes,dansleursbulles.Ilnesagitpas pourcelade leurdonnerla parole,mais dereconna-treen chaqueanimalune pense: Une hirondellevaut iciunepenseouest exactementcommeune pense quenousdevrionsavoir.Entreautres. Unepense,uneide,un modedtre.Baillyditaussi: unephrase.Phrasesindites risquesparla vie,faites avanttoutdeverbescar cesontles verbesqueles animauxconjuguenten silence esquiver,secacher,senvoler,bramer, feuler,muer

    Cesphrasesrejoignentlesbruissementsde viequi attirent

    partoutBailly:noncsqueformentlesvillesetles pasqui lesscandent(La Phraseurbaine, Seuil, Fiction& Cie, 274p.,21),envolsquildcledans toutobjet,doslveun rci-tatifsingulier (labelleditionillustrede Surla forme,ManuellaEditions,2013,rappelle cechantdes choses)A vraidire,jenelissansdoutepasbien Le Partipris des animaux,lelisantainsi,car jenorientepas assezmalectureversles btes maisversla formulesi bienaffte parBaillyduneatten-tionauxformesquifont lerel,o peutsentendre toute unemorale.Jysuis certesencouragepar plusieurspassagesdulivre: lesouvenir dEtre fleuve(cetteuvredu sculpteur Giu-seppePenonequi reproduit lidentiqueune pierre rouleparle torrent);la mentionde lEncyclopdie de tousles ani-mauxy comprislesminraux(queBailly a composeavecsonamipeintre GillesAillaud); ouencorele rappel descuriositsdePonge,quisouhaitaitnousfaire sortirde larainurehumaine partousles moyens: aveclebois depin, lecageot,lesavonIl mefaudraitallerdavantagevers laprsenceani-male. Encoreun effort! Etpourtant cestun bonheurpourlelecteurque dprouverdanssa lectureses limites,et desprer partir delleles pulvriser.p

    EMILIANOPONZI

    8 0123Vendredi10 mai2013

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