table des ma t iÈres
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Daniel Sollat
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Tranche de vie d’un gars des Fontenelles à Nanterre (1949-1962)
Table des maTières
7 MoN père7 Lamaladie
20 L’usineBenjaminàNanterre
22 Sajeunesse
24 LafamilleBouchezàPacy-sur-Eure
28 Sarencontreavecmaman
31 Lafamilles’agrandit
34 RueChevreul
38 LecirqueAMAR
41 Lacarrièreauxloups
44 Conflitfamilial
46 OncleGaston
49 Grand-mèreSuzanne
51 LeDocteurCarrière
57 HôpitalClaudeBernard
64 LA VIe SANS pApA64 Monséjouràl’hôpital
67 Lavieàtrois
72 MonpremierboulotchezBuffière,déjàdesregrets
88 MonembauchechezCharles
92 Le TeMpS DeS CopAINS92 Lecinéma«LeCarnot»
93 LacarrièreduChampauxMelles
95 Laroutine
98 Lachasseauxchardonnerets
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102 Mesambitionss’envolent
105 LaMaisondesjeunes
108 L’Algérie
110 Laboulangère
119 Letravailàlachaîne
122 Lejudo
126 Juin:Lemoisdesfêtes
132 KermessedelaparoissedesFontenelles
139 LacelluleduP.CauxFontenelles
144 VacancesàLaCharitésurLoire
186 Charlesenveuttoujoursplus
189 Maceinturejaune
192 Monfrère
195 Chiffonniersetferrailleurs
200 LepèreRaboisson
202 Claudepartauservicemilitaire
206 LesfrasquesdeFrançois
211 Claudepartpourl’Algérie
218 Grand-pèreSollat
221 BébertetCarmen
222 LabièreLutèce
227 L’usineSIMCA
229 LescongéspayésàCabourg
237 Maceinturemarron
241 UnogrenomméEPAD
242 Desidéesnouvelles…
245 L’Arméem’appelle
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Emile Leymar, à gauche, pompier de Nanterre, grand-père maternel de Daniel, en manoeuvre avenue Félix-Faure, vers 1930.
Ecole des Fontenelles, avenue Georges-Clemenceau.
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Tranche de vie d’un gars des Fontenelles à Nanterre (1949-1962)
Daniel Sollat dans la classe de Georges Belfais à l’école des Fontenelles (1951).
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aumoinssurunmètredehauteur.Oh!Unebonnechaleurdouceserépand
aussitôtdansl’atelier,jenesuispasmécontentdemoncoup.Jeretourneaux
manivellesdutour,jesuisbien,lachaleurmecaresseledos,mesmembres
sedégourdissent.Lamachineseréchauffe,lejetblanccontinud’arrosageest
montéentempératureaucontactdel’outil,pourpreuveuneévaporationde
fumées’endégageau-dessus.Lefroiddisparaîttoutdoucement,unmoment
debien-êtresefaitsentir,lagrisailledel’ateliers’estompe.Latâcheroutinière
me paraît moins pénible mais ce moment de jubilation ne dure pas. Je
surveilleducoindel’œillapendulequipatine,ellen’avancepas.Soudain,le
froidmesaisitledos.Jemeretourne,laporteenboiscoulissanteestgrande
ouverte, je comprendspourquoimaintenant! J’aperçoisuncamiongaré le
longdutrottoirdontlechauffeurs’activeàbaisserlesridelles,iln’apasl’air
trèsréchauffé.Jepesteintérieurement,ah!ilabienchoisisonjourpournous
livrercelui-là.Jefaiscommelesautres,j’arrêtemamachine.Onseretrouve
toussurletrottoiràdéchargerlescaissesdepiècesàusiner.Unecorvéeque
jedéteste:ilfauts’ymettreàdeux,tellementellessontlourdes.Lepoidsdes
caissesetlefroiddecanardmecisaillentencorepluslesmains.Çadureun
bonmoment,toutlemondeestgelé,jegrelottedepartout.Ahenfin!,c’est
fini.Charlesquiaaussidonnéuncoupmain,fermelagrandeporteenbois.
Chacunrespireungrandcoup,onseretrouvetousautourdelacloche,qui
aperdudesonénergie,seréchaufferunbrinlesmains.Ehpuisquoi!On
retourneauboulotenattendantmidi…
La chasse aux chardonnerets
J’ail’airfinavecmespetiteschaussuresauxboutspointusetauxsemelles
finesdecuirdouteux,onappelleçadeschaussuresitaliennes.Detoutefaçon
je n’ai pas le choix, je n’ai que celles-là.Boudiné dansma veste (car en-
dessousj’aimisungrospullenlaine)jemesuisaussientourélecoud’un
grandcache-col.Quandjesuisarrivéaupetitmur,unbrefbonjouràBébert,
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Pierrot son jeune frère et Roger leur frère aîné.Tout le monde appelle ce
dernier «Rouquin» en raison de sa couleur de cheveux. Les deux mains
danslespoches,lecolrelevé,lacasquettekakiaméricaineenfoncéesurla
tête,lesyeuxrivéssurlaplaine,ilnesesouciepasdufroid.Ilm’aàpeine
regardéquandj’aiditbonjour.Pourundimanchematinilssesontlevéstôt.
Pendantunebonnepartiede lanuit ilaneigé,oh riend’extraordinaire,un
légervoileblancrecouvrelaplaine.D’ailleursquelquesfloconstourbillonnent
encore,çacacheunpeulavisibilité.Rouquindit:
-«Bébert!VaavecPierrotjusquechezlepèreJules,pourlesrabattre,j’ai
l’impressionqu’ilssesontposéslà-bas.»
V’làBébert et son frangin partis de l’autre côté de la plaine, habillés «en
hiver de banlieue», en direction des grands arbres du père Jules.Moi je
resteassissurlepetitmur,jelesregardepartir,c’estunehistoiredefamille,
jeneparticipepasàlachasseauxchardonnerets,jenesuisquespectateur.
Fautêtrepatient,pourespérerattraperunoiseauoudeux,c’est le fortde
Rouquind’attendre.Jefaiscommelui j’observeet j’attends.Lamatinéese
déroule,lescopainsduquartierarriventpetitàpetit.Laconsigneestdene
pas faire de bruit, éviter de parler trop fort: on ne sait jamais ça pourrait
effrayerlesoiseaux.Alorsqu’ilnesepasserien,JulienLefeu,unpassionné
aussi,demandeàRouquinàmotscouverts:
-«T’asmisunappelant?»
-«Ouibiensûr!»
-«Onnel’entendpasbeaucoup!»
Rouquinsedécide:
-«Jevaisallervoirsitoutvabien!»
Il traverse la rueetentredans laplaine.Aunevingtainedemètresde là,
setrouveungrosbouquetdebuissonvertoùdesfloconsdeneigerestent
accrochés. Tout à côté, des groupes de chardons encore en graines ont
pousséàhauteurdesoixantecentimètres.Leschardonneretss’ennourrissent
àcettepériode.Rouquin,aupetitmatin,aplantésesgluauxdanslaterre.Il
lesainstallésdeboutenformantdescercles,aumilieu,quelques-unsontété
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posésàplat.Ilafaitplusieurscerclesàproximitédeschardonssansoublier
d’enmettredessus.Aumilieuduparterreenglué,l’appelantestdanssacage,
biencachéparlesherbes.Deretouraupetitmur,Rogerdit,àquiveutbien
l’entendreetenserassurant lui-même,que toutvabien.Laboîteestbien
cachée,lepetitgrillagedudessusnelegênepaspourvoirleciel,l’appelant
nesifflepascaraucunchardonneretn’estpasséau-dessusdelacage.De
loin,onvoitrevenirBébertetPierrot.Ilssesontécartésenvirondecinqàsix
mètresl’undel’autreenessayantdejouerleurrôlederabatteurs.Ilsarrivent
prèsdenous,lefroidlesasaisis,leurschaussuressonttrempées,leurbasde
pantalonestmouillé,ilsgrelottentmaisilssontbiencontentsd’êtrerevenus
ausec...Rouquindemandealors:
-«Vouslesavezvus?»
-«Oui!répondBébert,ilsétaientdanslesarbresdupèreJules,tuavaisvu
juste,Rouquin.»
-«Quandons’estapproché,reprendPierrot,ilssontpartisducôtédechez
lesTonnellier,maisilsontdûrevenirlelongdelacité«Lelièvre»,detoute
façonilsnepeuventquerepasserparici!»
Rouquindemande:
-«Qu’est-cequec’estcommeoiseaux?»
-«Jecroisqu’ilyacinqousixbruants,répondentlesdeuxfrangins,etpeut-
êtreunchardonneretconfirmeBébert.»Rouquinal’aircontentetprécise:
-«Bon,onvaattendre?»
Laneigelégèrequitourbillonnaittoutàl’heureacessédetomber,leciels’est
dégagé,c’estbonpourl’appelant.Iln’estpasloindemidi,j’aitropfroidaux
piedsdansmeschaussuresitaliennes,jedécidedoncderentrerpuisjedis
àBébert:
-«J’yvais,jesuistoutfrigo,j’teverraitoutàheure.»
Ilacquiesceparunpetitmouvementenmerépondant:
-«Moiaussi,j’aileschaussettestrempées,jenesensplusmespiedsmais
jeresteaveclesfrangins,onnesaitjamais.»
Jesaluetoutlemonde,forcementpersonnenerépond:ilssontabsorbésà
scruterleciel.
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Dans lafinde l’après-midi je retourneaupetitmur, jeveuxsavoirpour les
oiseaux.Bébertestlà,ilattend.Ilfumeunecigarette,moiaussi,parfoisjeme
laissetenter.Jem’empressedeluidemander:
-«Alors,pourlespiafs,Bébert,commentças’estpassé?»
Ilmeracontequ’ilsenontattrapéunetm’expliquelesdétailsdelaprise:
- «L’appelant, d’uncoup, s’estmisà siffler.Onne lesavait pasvusvenir
lespiafs.Ilsétaienttroisouquatre,quedesbruantsavecleurspetitestêtes
mouchetéesdegris.Ilsontfaitunvolstationnaireau-dessusdelacagede
l’appelant et là on a vraiment vu que c’était des bruants avec leurs belles
ailestoutejaunes.Ilsonttournéunmomentdansleciel.Onnebougeaitpas,
personneneparlait.Puisd’uncoup,ilsontpiquésurleschardons.Monfrère
Rouquinadit«Baissez-vouspournepasleseffaroucher».Onaattenduun
petitmoment, riennesepassaitalors le franginestallévoir.Quandon l’a
rejoint,ilavaitunoiseaudanslamainavecungrandsourireauxlèvres.Tout
doucement,avecprécaution,iltiraitsurlesgluauxpournepasleblesseren
disantunpeudéçu:«C’estdommagecen’estpasunchardonneret.»Etlà
jeluidis:
-«C’estbon,vousêtescontentsmalgréquecesoitunbruant?»
Bébertexplique:
-«Biensûr!,maismonfrèreRouquinauraitpréféréunchardonneret,ilest
tellementbeaucepetitoiseauavecsapetitetêtedetouteslescouleurs.Tous
lesamateursd’oiseaux rêventd’enavoir un,maisonenvoit demoinsen
moinsmaintenant.Avoirattrapéunbruantlesatisfait,maintenantonverras’il
arriveàl’apprivoiser?»
VoilamaintenantBébertquisemetàm’expliquerdequellefaçonRouquinva
s’yprendrepourquel’oiseaupuissevivreencage:
-«Toutd’abord,illemettradansunecageavecundrapdessuspourqu’ilne
puissepasvoirlejour,sinonilvasefracassersurlesbarreaux.Puis,dans
un jouroudeux, il laisserapasserunpeude lumièreafinqu’ils’habitue. Il
attendrasaréactionetsitoutvabien,illuidonneraunpeud’eaudansune
coupelleetquelquesgrainesàcôté.S’ils’aperçoitqu’ilamangéetbu,alors
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La Maison des jeunes
Jepenseàcequem’aditClaude,cematin,avantdepartirau travail.Ce
soirJean-Claudenousemmèneraitvoir lanouvellemaisondes jeunesque
lamunicipalitéamiseà ladispositionpour les jeunesdeNanterre.Lebus
nousmènejusqu’àLaBoule.Onsepointetouslestroisdevantuneassez
bellemaisonancienned’allurebourgeoiserécemmentacquiseparlavillede
Nanterre. Jean-Claude,enguideconfirmé,nous la fait visiter,elleagardé
aussisoncaractèredemaisonbourgeoiseàl’intérieur.Ons’attardeunpeu
danslasalledetélévisionaurez-de-chausséeoùdeuxpéquinsécrouléssur
leschaisesregardentunfilm.Dans l’escalierenboisquiconduitauxdeux
étages supérieurs, on croise d’autres jeunes qui vont et viennent dans la
maison,ilsnoussaluentcommedeshabitués.Personnenenousdemande
rien,letourdelamaisonestvitefait.Maintenantquel’onestàl’étage,Jean-
Claudetientànousfaireécouterdelamusique.Unepilededisques33tours
estposéesur la table, jedécouvrepour lapremière foisun tourne-disque.
JeregardeJean-Claudemettreundisquesurlaplatine,ledisquetourneet
alors,j’entendsaccompagnéed’uneguitare,unevoixgravechanter,«Quand
Margotdégrafaitsoncorsagepourdonnerlagougoutteàsonchat».Jemedis
qu’ilestvraimentosécegars-là!Jean-Claudeesttoutcontentdenousfaire
découvrirBrassensquejeneconnaissaispas.Enfindecompte,jem’aperçois
qu’iln’yapasgrandmondecelundisoir,danslamaison.Curieuxd’écouter
delamusiquedontj’ignoraisl’existence,jepasseenrevuelapilededisques
etjedécouvred’autreschanteurscommeLéoFerré.Mouloudjiaunebonne
têtesurlapochettedudisque,j’aienviedesavoircequ’ilchante.Jean-Claude
etmonfrèreontdisparu, jemelancedanslamanœuvredutourne-disque.
Mouloudjichantedesavoixchaudeauxintonationsmélancoliques«Comme
unpetitcoquelicot».Tout-enécoutantlachanson,jevoisdeslivresdéposés
surdesétagères;deslivres,onenabienquelques-unsàlamaison,maisje
n’aijamaisréussiàenfinirun.Quandjelis,jen’arrivepasàmeconcentrer,
jeperdslefildel’histoire, j’abandonne.Parcontreavecles illustrés jevais
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jusqu’aubout.Pourtantàregarder les titresdes livresetà les feuilleter j’ai
enviedeleslire.L’heuretourne,Claudevientmedirequ’ilfautrentrer.Jene
saispaspourquoi,jemedisquejereviendraidanscettemaisondesjeunes,
jevaissûrementapprendrebeaucoupdechoses.
Ça n’a pas traîné, le samedi suivant, j’y suis retourné seul, dans l’après-
midi.Ce n’était plus pareil.Quand je suis entré, le hall était encombré de
garçonsetdefillesquidiscutaient.Jen’avaispaslamoindreidéedeceque
j’allais faire, le plus simple c’était d’aller voir la télé, aumoins j’aurai une
occupation.Personnedans la salle, j’ai regardéunmoment leposte: rien
d’intéressantàl’écran.Iln’yavaitpasunchat,j’aicomprispourquoi.Ah!je
medis,jevaisallervoiraupremiermerappelantquel’onpouvaitécouterde
lamusique.Effectivement,j’entendisdelamusiquequinem’apasvraiment
séduit.Parcontre,ilyavaitdumondequiparlaitfort,laplupartn’écoutaient
pas ledisque,seul, legarsqui l’avaitmissur l’électrophone,semblaitêtre
intéressé par lemorceau. Jeme suis faufilé pourm’adosser aumur, puis
j’attendis,aucunnesepréoccupaitdemavenue.Enfait, lesgarsparlaient
cinéma,mesconnaissancesenlamatièreserésumentaucoupdecinédu
vendredisoir.Ilsavaientl’aird’enconnaîtreunrayonsurlecinoche,j’aiécouté
sansriendire.Auboutd’unmomentilsontéchangésurlethéâtredisantque
c’étaitplusdirectquelecinéma,lesacteursétaientsurlascène,avecenface
d’eux lepublic, c’étaitautrementplusdifficile.Le toutsepassaitdansune
ambianceden’importequoi,maisplutôtchaleureuse.Sanssavoirpourquoi,
tout lemondeest redescendu, laissant legarçonécoutersamusiqueseul.
Alors,jelesaisuivis,ons’estretrouvédanslehalld’entrée,ilscontinuaient
àdiscuter.J’avaisl’impressiondefairepartiedugroupe;certes,jenefaisais
qu’écouter,d’ailleursjen’étaispasseulàsuivrelemouvement.L’après-midi
s’estpasséesimplement,jen’yaivuquedesgenssympathiquesquim’ont
donnél’enviederevenir.Depuis,j’aicomprissonintérêt,c’estpourquoidès
quejelepeux,jefileàla«M.J»,(ouilaM.Jc’estplussimpleàdire).Moins
timoréqu’audébut(carj’avaistoujourspeurd’interveniretdedireunebêtise)
jesuismaintenantmoi-même,jediscuteavectoutlemonde.Jesuisdevenu
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assezcopainaveccertains,surtoutaveclesgarçonsquiparlaientcinémaet
théâtremais,delààprendrepartàleurconversation!…mesconnaissances
enlamatièresontassezlimitées,alorsj’écouteetjem’informe.D’ailleurs,j’ai
commencéà lireun livre:commequoi,desfois, l’endroitoù l’onsetrouve
peut-êtrepropiceàdonnerenviedelire!Unsoirdelasemaine,j’attendais
ausous-soldans lasalledeping-pongquedeuxgarsterminent leurpartie
pour joueràmontour.Jen’étaispasseulàattendre,deuxautresgarçons
attendaientpourtaperlapetiteballeblanche.Lepetitàlunettedisaitàl’autre;
tudevraislireCamus!J’aitendul’oreille,legarçonexpliquait:«Commence
parl’Étrangertuverras,c’estsimple,directe,iln’yapasdemotscompliqués;
l’histoiresepasseenAlgérie,c’estuntyped’origineFrançaisequiestaccusé
d’avoir tuéunArabedansdes circonstancesparticulières.Enfin je ne t’en
dispasplus, tun’asqu’à le lire, tuneseraspasdéçu!»Enparlantàson
copain,j’avaisl’impressionqu’ils’adressaitaussiàmoi.Aumoins,jepouvais
commencerparune lecture conseillée. Jemesuisdoncprocuré l’ouvrage
eteffectivementcelacommençaitfort:«Aujourd’hui,mamanestmorte...».
Unephrasequimerappellelamortdemonpère.Ducoup,jeprendsplaisir
àlirelasuitequiestvraimentprenante.Partagerdessoirées,encompagnie
dejeunesvenantd’horizonsdifférents,m’enrichitquelquepeu.Jesorsdema
plaineetdemonboulotpeuenviable.Maintenantquejeviensrégulièrement
àla«M.J», jedécouvred’autresactivités,commelelabophoto, lareliure
delivreoulamaquetted’avionsenbois,ilyenapourtouslesgoûts.Peut-
êtreque laphotopourraitm’attirer?Lesmaquettes, la reliurenesontpas
tropdansmescordes.Puisilyalessortiesplussportives,commeleskien
hiver.J’aibeauréfléchir,jenevoispascommentjepourraisallerfaireduski
leweek-endavecmonboulot?En revanche, jesuis toujourspartantpour
sortirenforêtdeFontainebleau,lesdimanchesauxbeauxjoursoupourles
sorties piscines, pourquoi pas?Pour l’instant, jeme sens proche du petit
groupe de garçons qui parlent cinéma et théâtre. J’aime bien cette façon
décomplexéequ’ilsontd’aborderlessujetsdeconversation.Ilsontlesensde
ladérision,ilssevannentlesunslesautresdansunespritsainquineporte
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jamaisàconséquence,etpourcetteraison,jemeretrouvesouventaveceux.
Bientôt, jeseraides leurspourallervoirdesconcertsdechanteurssur les
scènesParisiennesetaussidécouvrirdespiècesdethéâtre,ditesd’avant-
garde,jouéesdanslesbanlieuesdegauche.Jenepeuxpasdirequejesois
impatientd’yaller,maislacuriositémegagne.
L’Algérie
Ilyadessoirsoùjenemesenspaslecouraged’allerjusqu’àl’avenueprendre
lebuspourdescendreàla«M.J»; iln’yaurasûrementpersonneaupetit
mur.Alors,jemereplongedansmonbouquin«L’étranger»quim’emporteen
Algérie.Qu’est-cequejeconnaisdel’Algérie:pasgrand-chose.Enclasse,il
estarrivéunefoisquelemaitrenousenparle.C’étaitunecoloniefrançaise,
parmid’autres,enAfrique. Ilnousracontaitqu’audébutde laconquêtede
l’Algérie,Abdel-kader,ungrandchefdetribu,combattaitl’arméeFrançaise.
Aprèsplusieursannées,etdebatailles,ilserenditetfutprisonnierenFrance.
Ces souvenirs d’histoire un peu flous et tellement loin dans mon esprit,
n’évoquentplusgrand-chosepourmoi.Toutefois,jemesouviens;c’étaitun
après-midiàl’école,faitexceptionnelnousavionseudroitàuneséancede
cinémadanslepréau.Laprojectiond’unfilmsurl’Algérie,nouslamontrait
heureuse, baignée d’un soleil éclatant, des orangeraies à perte de vue,
un foisonnement de cultures céréalières avec un peuple arabe rompu aux
travauxdeschamps.LaFrancerayonnaitdemillefeux.Onvoyaitaussides
enfantsalgériens,crânesrasés,piedsnus,habillésdeblanc,montantsurdes
bourricotsavecunepetitebaguetteàlamainpourlesfaireavancer.Tousles
élèvesriaientdevoircesenfantsagirdelasorte,ilsnenousressemblaient
enrienetpourtantilsparaissaientpleindejoiedevivre.
Aujourd’hui ce n’est plus pareil, l’Algérie me semble moins idyllique. Les
imagesquejevoisauxactualités,leplussouventaucinéma,montrentdes
militairesdepartoutetuncommentateur,sevoulantrassurant,expliqueque
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làseulement,ilsaurasil’oiseaupourravivreencaptivité.Sitoutvabiendans
troissemainesvoiredavantageetsilachanceestaveclui,onauraunbeau
siffleurdanslamaison.»
Je l’écoute avec attention, Bébert me raconte tout ça avec une certaine
émotion.Queçasoitdesmoineauxde rueque l’onappelledespiafs,des
chardonneretsoudesbruants,enfin toutcequi tourneautourdesoiseaux
chezeux,çacompte…
Mes ambitions s’envolent
L’hiverprendfin, iln’yapluslieud’allumerlefeu.Jeviensd’attraperseize
ans, un anniversaire ignoré. Deux ans de travail affligeant, le calvaire se
poursuit, les journéess’éternisent, lesfinsdesemainesontsemblables les
unesauxautres, lamonotoniem’agrippe.Et là,cematin,unenouveauté !
Ungarçonencorejeune, latrentaineenviron,grandetmince,discuteavec
le patron dans l’atelier. Ils s’affairent autour desmachines, chacun d’entre
nousregardecegranddégingandéàl’alluresympathique.J’attrapequelques
bribesdeleurdiscussion.LenouveauexpliqueàCharlesquepourêtreplus
compétitif il faut qu’il investisse dans du matériel récent. Charles semble
acquiesceràencroiresesmouvementsdetête,toutenpoursuivantlavisite
del’atelier.J’apprendsqu’iltravaillaitchezSIMCA.Enécoutantunpeuplus,
jecomprendsqu’ilexpliqueàCharlesqu’ilnesupportaitpluslalourdeurde
cettegrosseusine,quelestroishuitauboutdedeuxansilenavaitassez.
Alors,unpetitateliercommeiciluiconvenaitparfaitementetilseréjouissait
deretrouverdeshorairesnormaux.Charlesécouteavecattention,àvoirsa
tête il a l’air d’apprécier ses propos. Si j’ai bien compris il sera une sorte
de chef d’atelier qui aura enmême temps la charge du travail compliqué,
il remplacera aussi Charles pendant son absence. Il devra veiller au bon
déroulementdutravaildechacunetviendraànotreaideencasdeproblème.
Lavisitedutourdel’atelierfutvitefaite.Lacuriositépassée,chacunsemetau
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Gilbert Leroux terrasse Daniel Sollat. Cours de judo dans le sous-sol de l’école Jules-Ferry en 1958. Derrière, Lucien Villers et Bernard Lelièvre.
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débauchedeboulotà touteblindedurant lasemaine.Merde, toutçapour
gagneruneheure,ils’estfoutudemagueuleetmoijesuisrentrédansson
jeu,maintenantquejemesuisfaitpiéger,iln’estpasquestionquelasemaine
prochaine jemedéglinguecommeuntapé, jevais lever lepied, jepréfère
quitteràl’heurenormale.
Jen’aipasbesoindemeposerdequestion,touslesjourslamêmechose,
leboulot!Letrucducarnet,lecomptagedespièces,c’estoublié!D’ailleurs
Charlesn’estpasrevenuàlacharge,ilabiencomprisquejenejoueraiplus
sonjeu...J’aireprismonmornetrain-trainquotidienàattendrequemajournée
detravailsetermine.J’aiaumoinsuneconsolation,c’estd’arriverauboutde
cesfoutuesjournéesdeboulotpourallermedépenserlesoiraujudo.
Ma ceinture jaune
D’ailleurs j’ai une bonne raison d’être impatient, ce soir il ne faut pas que
je sois en retard.Avant-hier à la fin de l’entrainement, le professeur avait
insistépourqu’onneloupepaslecoursdejeudi.Eneffet,M.Corréaviendra
nousdonneruneleçonetnousferapasserdesgradesdeceinture.Jesuis
intrigué et impatient d’y être. Lemoment est solennel, nous sommes tous
réunisautourdu tatami,nosprofesseurssontenboutde ligne.M.Leroux
prendlaparole:
-«Voilàpourceuxquineleconnaitraientpas,M.Corréaest4émedan,en
fonctiondesadisponibilité,ilnousfaitl’amitiédevenirunefoisparmoisnous
transmettresonsavoiretenmêmetempsfairepasserlesgradesdeceinture
supérieurs.»
Je suis impressionné par le monsieur, je l’observe, sa posture impose le
respect.Detaillemoyenne,robuste,ilestdeboutlesbrasballantsenposition
d’attente,lespiedsbienàplatsurletatami,unvisageabruptauxyeuxbridés
tirantpresquedu facièsmongol, les cheveuxcourtspeignésenbrosse, la
moustacheàlaClarkGable,ilneluimanquequelesourire.Ilajustefaitun
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Daniel Sollat
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Tranche de vie d’un gars des Fontenelles à Nanterre (1949-1962)
petitsalutdelatêtequandM.Lerouxl’aprésenté.Ceinturenoire4émedan,
jen’arrivepasàmesurercequecelareprésente,çameparaîtinaccessible.
Personne ne bronche sur le tapis, c’est l’attente, qu’est-ce qu’il va nous
demanderde faire, jesensque lemonsieurneplaisantepas, le judoc’est
important. Il s’adresse à Desmoulin, une ceinture marronqu’il va prendre
commeassistantdedémonstration:
-«MonsieurDesmoulins’ilvousplait!Pourcommencerjevaisvousmontrer
uneformesimpledu1erdejambe.»
Ladémonstrationcommence;ilcrochètelajambedeDesmoulinquitombeà
platsurledos,aussitôtrelevéilrecommencelapriseensetournantdel’autre
côtépourquetoutlemondevoielemouvement.Lemanègecontinuepour
quel’ons’imprègnebiendelapriseetpourfinirs’ensuitlecoupdesalut.
-«Àvousmessieurs!»
Ilneresteplusqu’àfairecommelesautres,jedéplorequeBébertetBernard
ne soient pas là. Je me lance dans l’exercice avec un partenaire tout en
regardant legrandprofesseurpasserdecoupleencouplepourrectifier les
positionsetàl’occasion,refairelemouvementsurl’élève.Ilestjusteàcôté
denous,àcoupsûrçavaêtrenotretour:
-«Alorsmessieurs!,montrezmoicommentvousfaitesce1erdejambe.»
Jemelance,j’essaiedemerappelercequ’ilnousamontré,monpartenaire
jouelejeuàmoncrochetagedejambe,ils’étaleenfrappantfortletatami.
-«Pourundébutcen’estpasmal,maissoyezunpeumoinsraidessurvos
jambes,vousverrezlecorpspasseramieux!»
Ilm’impressionneetmesurprend,ilappellechaqueélèveMonsieuretvouvoie
toutlemonde,ilenestpresquedéroutantetcelanousobligeaurespect.La
tournéedesrépétitionsdesdiversesprisesestterminée.Lemomentcrucial
estarrivé,voiciletempsdespassagesdegrade.Chacunestàsaplaceet
attend,lespremiersàpassercommemoisontlesceinturesblanches.Nous
sommesquatreàconcourirpourlaceinturejaune.Jeconnaisparfaitement
uncertainnombredeprisesmaisdelààlesfairecorrectement,cen’estpas
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gagné.Jesuisledeuxièmeàpasserdoncleprofesseurnemedemandera
paslesmêmesprisesqu’aupremier.M.Corréam’adésignécommepartenaire
le grand Perrini ceinture bleue. Je fais une démonstration au sol de deux
immobilisations,ellesontl’airdeluiconvenir.Maintenantdebout,fautpasque
j’meloupe,mafoijem’ensorspasmalavecuntroisièmedejambe,legrand
Perriniabienjouélejeu,ils’estretournécommeunecrêpe.Aprèsçalaprise
dehanche, je l’enrouleethop!, legrands’étale, jesuissûrdemoncoup,
j’aibiensentilemouvement.Legrandmaitresemblesatisfait;restelaprise
d’épaule,alorslà!,çavaêtreplusdifficile,jenelasenspascetteprise.Bon
jem’ycolle,j’empoignePerrini,jetournelesépaulesenpassantmoncoude
droitsoussonaisselle,jesenssapoitrineplaquéesurmondos,j’yvais,je
basculeversl’avantenlefaisantpasserpardessusmoietlegrandvaldingue
surletapis.M.Corréaestsceptique,ilamêmeunpetitsourireencoin:
-«Vouspourriezrecommencer,jetrouvequeM.Perriniestvraimentpassé
au-dessusdevous,jecroisqu’ilseraitmieuxquevousfassiezlemouvement
unpeuplussurlecôté.»
Ilmefaitlegestepourquejevisualisebienlemouvement.J’yretourne,j’enfile
monbrassoussonépaule,vas-yque je l’embarqueplusdecôté, legrand
Perrinifrappeletatamiàtoutevolée;pasdecommentairedumaitre,jesalue
Perrinietlegrandprofesseuretjeretournem’asseoir.Jenevoulaispastrop
lemontrermaisquandmêmej’étaisfier,quandmonsieurCorréam’aremis
la ceinture jaune. Maman était contente: pour une fois que je réussissais
quelquechose,ilfallaitbienqu’ellelerelève.QuantàClaudeilm’adit:
-«Monfrèreceinturejaune,c’esttrèsbien,cen’estqu’undébut,peut-être
qu’unjourtuserasceinturenoire?»
J’aiquandmêmeressentiunepetitepointed’ironiedanssafaçondemele
dire;ilnesefoutraitpasunpeudemagueulemonfrangin?
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