trois questions difficiles
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Trois questions difficiles... Croire aujourd’hui
Croire aujourd’hui, est-ce plus difficile ? C'est une question à soulever dès le départ
car elle habite nombre d’entre-nous.
On évoque toujours à ce propos la place du rationnel, le scientisme, le rôle dévolu à
la causalité… Nous ne croyons pas à ce que nous ne voyons pas, et pourtant
combien de choses existent que nous ne voyons pas ? L’infiniment petit, ou
l’infiniment grand, mais aussi tout ce qui relève des sentiments… Sans y penser, de
fait, toute notre vie, nous faisons confiance : nous croyons à l’amour de ceux qui
nous aiment, même si nous ne voyons pas cet amour ; nous devons au mieux nous
contenter de paroles, de gestes, et parfois de rien du tout… Certes, ces "signes"
facilitent, mais ils ne sont pas vraiment indispensables dans le domaine de l'amour.
Plus banalement, nous croyons ce que nous disent les historiens (il y a eu un roi qui
s’appelait Louis XIV : pourtant nous ne l’avons jamais vu !). Pourquoi croyons-nous
les historiens, et refusons-nous de croire les Pères, les apôtres ? �l'argument le plus
généralement avancé est que tout le monde est d’accord pour dire que Louis XIV a
existé : est-ce le grand nombre qui fait notre foi ? Mais alors il y a eu et il y a encore
de nombreux croyants : mettons-nous avec eux, rencontrons-les (c’est précisément
l’Église).
Autre argument : c’est plus logique et il n’y a guère d’enjeu à croire que Louis XIV a
existé. Certes, mais est-ce que c’est parce que la venue de Dieu parmi les hommes
est trop merveilleuse que nous n’y croyons pas vraiment, que nous refusons d’être
sûr ? Avons-nous peur des enjeux, avons-nous peur de parier pour Dieu (le pari
pascalien), mais pouvons-nous un instant comparer notre bonheur de croire à notre
malheur de ne pas croire ? Que risquons-nous à croire ? D’être déjà heureux en ce
monde ?
Bernard Sesbouë (Croire, Droguet et Ardant, 1999) se situe directement dans cette
perspective du "croire aujourd’hui". Il présente cela comme un "désir" : comment
donner le désir de croire à nos contemporains [sans désir, et très explicitement :
sans désir de bonheur, pourquoi chercherions-nous Dieu ?]. Et il insiste : croire,
c’est un itinéraire (alors même que la "foi" peut sembler statique). Croire c’est aussi
chercher un sens : sens pour notre vie. Croire c’est sortir de soi, pour aller à la
rencontre de l’Autre. Voilà comment il dépeint l’homme contemporain, sans
repères, pris dans "l’ère du vide" :
"L’individu se retrouve […] face à lui-même dans une sorte de désert où rien n’a plus de sens. Il vit
l’épreuve de la solitude et se voit imposer une forme nouvelle de narcissisme que la vie économique avec
la publicité, la vie artistique avec la chanson, le roman et le théâtre, la vie médiatique dans ses
innombrables expressions, la vie politique elle-même ne cessent d’entretenir et de flatter. Tout cherche à
nous séduire de la manière la plus élémentaire et la plus immédiate. Dans ce "nihilisme" passif, la
question même du sens de notre existence se trouve obturée : "Vivre sans idéal, sans but transcendant
est devenu possible." (Gilles Lipovetsky, 1993 : L’ère du vide. Essais sur l’individualisme
contemporain, Paris, Gallimard. p. 57). On ne se pose plus les questions ultimes, comme celles du
vrai et du faux, du bien et du mal, mais on se contente de résoudre les problèmes du quotidien au
mieux ou au moins mal. Cela est vécu le plus souvent sans drame, dans la détente et la décontraction.
Mais on n’en est pas "heureux" pour autant." (Croire, Droguet et Ardant, 1999, p. 9)
Ainsi, nous pouvons nous poser trois questions sur la foi, en ce monde postmoderne.
• L’opposition entre Foi et Raison • La Providence • Les nouvelles croyances
Pour éclairer ces questions, je vous propose trois articles :
1. Une interview de Jean-‐Luc Marion, académicien, sur le problème de l’opposition entre foi et raison.
2. Les réponses du Père Pierre Descouvemont aux questions de Familles Chrétiennes sur le sens de la Providence.
3. Une interview de Pierre-‐André TAGUIEFF sur le phénomène du complot comme nouvelle croyance.
L’opposition entre foi et raison
Pour nous éclairer sur cette question, je vous invite à lire l’interview de Jean-‐Luc Marion :
Chrétien et philosophe : Jean Luc MARION
Jean-‐Luc MARION, philosophe et professeur à la Sorbonne et à Chicago, est un spécialiste de Descartes, un phénoménologue ; il a développé une nouvelle approche de Dieu, débarrassée des pesanteurs de l’Etre,
pour mieux reprendre cette question. Il écrit : L’idole et la distance (1977) et Dieu sans l’être (1982). Le philosophe Jean-‐Luc Marion, fut reçu le jeudi 21 janvier sous la Coupole, au fauteuil du cardinal Lustiger.
Chrétien et philosophe : comment articulez-‐vous cette double appartenance ?
Jean-‐Luc Marion : Je suis philosophe, exactement comme d’autres sont pilotes de ligne, ingénieurs, ou banquiers ! C’est un métier comme un autre, qui relève de l’ordre de la connaissance, dirait Pascal. L’identité chrétienne n’est pas du même ordre que la rationalité philosophique. Il existe des philosophes qui ont des opinions religieuses, et heureusement !
Mais il n’y a pas en soi une « philosophie catholique », ou une « philosophie chrétienne ». C’est le propre des idéologies, comme le marxisme, que de vouloir baptiser les sciences humaines. La révélation chrétienne ne dépend pas d’une philosophie, Dieu merci ! Mais il est vrai que je me suis intéressé à la théologie car la philosophie passe son temps à aborder la théologie. Notamment lorsque j’ai écrit Dieu sans l’être. Je ne me suis pas posé la question de l’articulation entre ma foi chrétienne et la philosophie, mais plutôt la question du droit de la philosophie de parler de Dieu, de la révélation chrétienne, et le problème des limites.
Le choix que l’on a proposé aux catholiques entre les deux postures, progressiste ou conservatrice, était faux. D’autres, comme Urs von Balthasar, Karol Wojtyla ou Jean-‐Marie Lustiger ont au contraire relu le Concile dans une perspective différente, à la lumière des Pères de l’Église, dans un mouvement de redécouverte patristique. La revue Communio a soutenu ce mouvement, et cela fait 35 ans que cette revue, principalement gérée par des laïcs fonctionne, sans subvention.
Ne craignez-‐vous pas cependant aujourd’hui un repli identitaire de la part des catholiques en France ?
Non, je ne crois pas, ce n’est pas un mouvement important. Les catholiques français sont en train de comprendre ce que doit être leur rôle, cela ne va pas de soi. Ils sont une minorité, mais la minorité la plus importante, qui doit avoir voix au débat.
Certains chrétiens se crispent dans un état caduc et passé de la philosophie, appartenant à une époque scolastique, où la rationalité était définie de manière restrictive, où la confrontation entre foi et raison n’existaient pas. Mais ils n’ont rien compris aux enjeux actuels.
Justement, pourquoi insistez-‐vous ainsi sur le lien indissoluble entre foi et raison ?
Je crois que nous sommes arrivés à un moment clé de cette réflexion. Ceux qui opposent foi et raison ont une vision de la foi comme n’ayant pas de logique. Or il y a une logique de Dieu dans la révélation chrétienne, car Dieu c’est lelogos, la raison. Et les mêmes qui nient cette part de recouvrement de la raison par la foi reconnaissent aujourd’hui que nous nous trouvons face à une crise de la rationalité : qui peut, après le XXe siècle, dire ce que l’on entend par raison ?
La frontière entre le rationnel et le non rationnel n’a plus rien d’évident. La science n’est plus la vérité absolue comme on a voulu le croire, le progrès scientifique prend désormais aussi l’aspect d’une menace, c’est tout à fait évident avec la crise écologique.
Dans ce que j’appelle cette « inquiétude rationnelle », les chrétiens ont toute leur place, et leur contribution peut être fondamentale. À condition qu’ils n’apportent pas au débat des convictions frénétiques, mais des positions raisonnables. « Raison garder », voilà ce pour quoi les chrétiens sont peut-‐être qualifiés, car leur Dieu n’est pas un Dieu de la toute-‐puissance irrationnelle, mais le Dieu du logos.
La divine providence Paru dans Famille Chrétienne du16/06/2007 -‐ n°1535
Peut-‐on croire encore en la Providence ?
Après la Shoah, les goulags et les génocides du siècle dernier, comment accepter que Dieu soit encore le Tout-‐Puissant, "maître des temps et de l'Histoire" ? Comment croire en son infinie sollicitude pour chaque homme alors que tant d'innocents sont victimes ? Dans un essai stimulant et courageux (Peut-‐on croire en la Providence ?, par Pierre Descouvemont, éd. de l'Emmanuel, 13 euros.), le Père Pierre Descouvemont ose remettre les pendules à l'heure : la Providence existe et elle vous veut du bien.
Luc Adrian : Qu'est-‐ce qui vous a poussé à écrire sur la Providence ?
Pierre Descouvemont : C'est l'un des mystères les plus déroutants de la foi chrétienne, surtout aujourd'hui. Un Dieu tout-‐puissant ne peut pas avoir permis Auschwitz, les camps d'extermination, les génocides et les guerres atroces du siècle dernier.
Après Auschwitz, soutenir que "tout est grâce" paraît en effet difficile.
Impossible de le dire comme ça, bien sûr. C'est toute la difficulté de mon livre. Quand on se trouve devant une personne qui vient d'être traumatisée par une épreuve, pas question de lui tenir tout un discours sur la Providence ! On se contente de l'écouter et on la laisse éventuellement crier sa révolte et tous ses "pourquoi ?". Jésus lui-‐même n'a-‐t-‐il pas interpellé son Père en lui disant : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-‐tu abandonné ?"
Mais, à froid, il est bon ensuite d'écouter ce que le Seigneur lui-‐même nous dit dans la Bible.
La Bible nous dirait quelque chose d'original sur le mystère du mal ?
Absolument. Même s'il est de bon ton d'affirmer aujourd'hui que le Seigneur se contente d'assister, impuissant, à toutes les catastrophes qui se produisent sur notre planète. Toutes les hérésies naissent le jour où des prédicateurs se mettent à penser et à proclamer : "Aujourd'hui, on ne peut plus dire que...".
Aujourd'hui, on ne peut plus dire que Dieu est "le Père tout-‐puissant" de notre Credo. On préfère croire en un "Père dont l'Amour est tout-‐puissant", en un Dieu qui se tait et qui n'intervient pas lorsque son Fils bien-‐aimé souffre et meurt sur la Croix. Car en reconnaissant que Dieu laisse ses enfants organiser ou désorganiser le monde à leur guise -‐ ce qui est exact -‐ et qu'il a décidé de ne pas intervenir, sauf rarissime exception, dans le déroulement de leur Histoire, on rend moins scandaleuse l'omniprésence du mal dans le monde.
Vous n'êtes pas d'accord avec cette conception ?
La plupart des hérésies sont inspirées par le désir généreux de ne pas choquer. Mais cette vision
n'est pas juste. Et ce n'est pas moi qui le dis : la Providence est proclamée par toute l'Écriture ; elle a été vécue et elle est encore vécue aujourd'hui par les saints ; et elle est enseignée par l'Église qui lui consacre plusieurs paragraphes dans son Catéchisme.
Proclamée par toute l'Écriture ?
Dès la première Alliance, Dieu révèle à son peuple qu'il veille jalousement sur lui et qu'il tient dans sa main la destinée des nations. La Bible ne rend pas Dieu responsable des maux perpétrés par le Diable ou les pécheurs, mais elle affirme que, mystérieusement, il en est l'origine.
Et dans la Nouvelle Alliance ?
Le grand mot qui résume ce mystère et qui a aidé des milliards de chrétiens, c'est celui de saint Paul : "Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l'aiment" (Rm 8, 28).
C'est l'une des phrases les plus percutantes de l'Écriture, avec la supplique de Jésus à Gethsémani : "Père, que ta volonté soit faite et non la mienne". Jésus voit et adore la volonté de son Père dans la Passion qu'il s'apprête à subir à cause de la méchanceté des hommes et de la volonté homicide du prince des Ténèbres. Souvenez-‐vous également de la première homélie de l'Histoire de l'Église, à la Pentecôte, saint Pierre n'y va pas avec le dos de la cuillère lorsqu'il prêche aux gens de Jérusalem : "Jésus de Nazareth [...], vous l'avez livré, vous l'avez fait supplicier et mourir par la main des païens, mais cela répondait à un plan de Dieu qui d'avance avait prévu tout cela" (Ac, 22-‐23). Et la première catéchèse de Jésus ressuscité, sur la route d'Emmaüs : "Ne fallait-‐il pas que le Christ souffrît ?" C'était prévu, c'était dans le plan de Dieu : le Fils de l'homme devait souffrir.
Vous insistez aussi beaucoup sur la foi des saints en la Providence.
Je donne 20 000 euros cash à celui qui me déniche un (ou une) canonisé qui n'a pas cru en la Providence ! Que ce soit Frédéric Ozanam ou Bernadette Soubirous avec la maladie, saint Jean de la Croix avec les blessures causées par le prochain, Monsieur Vincent avec des décisions injustes, Don Bosco avec des persécutions, etc., tous les saints, sans exception, ont cru sans hésiter que, si Dieu permettait telle épreuve dans leur vie ou telle catastrophe dans le monde, c'est qu'il avait ses raisons. Tel saint Thomas More qui, peu avant son martyre, console ainsi sa fille : "Rien ne peut arriver que Dieu ne l'ait voulu. Or, tout ce qu'il veut, si mauvais que cela puisse nous paraître, est cependant ce qu'il y a de meilleur pour nous". Ou sainte Catherine de Sienne qui dit à "ceux qui se scandalisent et se révoltent de ce qui leur arrive" : "Tout procède de l'amour, tout est ordonné au salut de l'homme, Dieu ne fait rien que dans ce but".
Madeleine Delbrêl -‐ qui n'est pas encore canonisée -‐ disait que nous devrions nous agenouiller devant chacune de nos journées, tant Dieu l'a préparée avec amour de toute éternité. C'est aussi le propos de "saints" qui ne seront jamais canonisés comme Etty Hillesum. Cette jeune juive néerlandaise affirme "La vie est belle" -‐ synonyme du "Tout est grâce" de Thérèse de Lisieux (voir encadré "Tout est grâce") -‐ alors qu'elle va mourir à Auschwitz. Travaillée par la grâce, elle témoigne, dans un journal bouleversant (Une vie bouleversée, par Etty Hillesum, Points/Seuil.), de la présence active et bienveillante de Dieu jusque dans les tréfonds de l'horreur.
Dieu a ses raisons que la raison ne connaît pas ?
Effectivement. Les saints ne cherchent pas à scruter les desseins de Dieu, car ils savent qu'ils sont impénétrables : "Mes pensées ne sont pas vos pensées et mes chemins ne sont pas vos chemins..." (Is 55, 8-‐9) Le Saint Curé d'Ars ne cessait de répéter à ses paroissiens : "Il ne faut pas regarder d'où viennent les croix : c'est toujours de Dieu. Que ce soit un père, une mère, un époux, un frère, le curé ou le vicaire, c'est toujours Dieu qui nous donne le moyen de lui prouver notre amour". Clamez cela en chaire aujourd'hui, on vous prend pour un prédicateur surgi d'un autre âge !
Il ne faut pas chercher à comprendre, mais on ne peut s'empêcher de s'interroger. Et l'on
revient toujours à l'objection fondamentale : si Dieu le Père tout-‐puissant prend soin de toutes ses créatures, pourquoi le mal existe-‐t-‐il ?
À cette question aussi pressante qu'inévitable, aussi douloureuse que mystérieuse, aucune réponse rapide ne peut suffire.
Je me réfugie dans le Catéchisme de l'Église catholique (§ 309) : "C'est l'ensemble de la foi chrétienne qui constitue la réponse : la bonté de la Création, le drame du péché, l'amour patient de Dieu qui vient au-‐devant de l'homme par ses alliances, par l'incarnation rédemptrice de son Fils, par le don de l'Esprit, par le rassemblement de l'Église, par la force des sacrements, par l'appel à une vie bienheureuse à laquelle les créatures libres sont invitées d'avance à consentir, mais à laquelle elles peuvent aussi, par un mystère terrible, se dérober. En fait, il n'y a pas un trait du message chrétien qui ne soit, pour une part, une réponse à la question du mal".
Et la Bible nous assure que, de ce mal, Dieu tire un bien.
Dieu ne peut pas vouloir les tsunamis, les génocides, ni que mon enfant soit tué ou naisse handicapé...
Non. Dieu ne peut pas vouloir le mal. Dieu a une sainte horreur du mal. Mais il le permet pour un plus grand bien qui nous échappe.
C'est un mystère totalement déroutant !
Autant et sinon plus que tous les autres mystères de notre Credo ! Nous sommes en effet obligés d'affirmer des vérités apparemment contradictoires.
Le premier paradoxe peut s'énoncer ainsi : il y a dans le monde des événements et des actions absolument contraires à la volonté de Dieu, puisque ce sont des catastrophes naturelles qui font souffrir ses enfants ou des péchés que Dieu réprouve totalement. Et pourtant il se sert de ces événements pour réaliser ses desseins. Il "récupère" le mal pour en faire un bien. Cela rentre dans son "plan".
Une telle certitude a donné aux saints leur extraordinaire sérénité jusqu'au cœur de l'épreuve. Ce qui faisait dire au pape Jean XXIII, comme prière du soir : "Seigneur, le monde, c'est votre problème, moi je vais me coucher".
Le second paradoxe n'est pas moins étonnant : quand un homme pose consciemment un acte, cet acte est entièrement le fruit de sa liberté. Et pourtant cet acte n'existerait pas si Dieu ne lui accordait pas la permission d'exister... Cet acte est donc en même temps le fruit de la souveraine liberté de Dieu. Il est très mystérieux, cet accord entre la liberté de l'homme et la liberté de Dieu : nous ne sommes pas des marionnettes entre les mains de Dieu, et pourtant, c'est lui qui mène le monde.
Comment Dieu peut-‐il agir à l'intérieur d'une liberté ?
C'est le grand mystère. Luther s'y est cassé le nez. En préparant ses cours sur l'Épître de Paul aux Romains, il découvre, émerveillé, que l'homme n'est pas sauvé par la générosité de ses œuvres, mais par la miséricorde toute gratuite du Seigneur. Mais alors, se dit-‐il, comment concilier cette intervention toute-‐puissante de la grâce de Dieu avec la liberté de l'homme ? Il en conclut que l'homme a l'impression d'être libre mais qu'il ne l'est pas : il est entièrement conditionné par la volonté souveraine de Dieu. Cela a donné la célèbre thèse de la prédestination, reprise par Calvin et les jansénistes.
Saint Augustin, qui s'était déjà coltiné le problème en luttant contre les idées de Pélage, avait, lui, conclu : Dieu fait tout, et pourtant nous sommes libres à cent pour cent.
C'est le même problème sur lequel butent certains théologiens contemporains ?
Oui, si ce n'est qu'il se présente à l'envers : puisque nous sommes libres, Dieu n'y est pour rien, disent-‐ils. Il s'est retiré dans un petit coin du cosmos et se lamente : "Mes pauvres enfants, je vous aime bien, mais je suis impuissant devant le foutoir que vous mettez dans le monde. Je ne peux faire que pleurer et tenter d'envoyer quelques bonnes inspirations dans le cœur d'une Mère Teresa ou d'un Raoul Follereau..."
Le mystère du mal en est considérablement diminué, ouf ! Maintenant on peut évangéliser tranquille ; on ne va pas faire fuir les gens avec cette doctrine vieillotte de la Providence.
Cette version "soft" vous met en boule ?
Oui. Cela voudrait dire que l'Église se serait trompée dans sa liturgie en célébrant le "Dieu maître des temps et de l'Histoire". Non, l'Église ne s'est pas trompée. Elle a bien lu la Bible. Non seulement Dieu nous aide à réagir avec foi à tous les événements qui surviennent dans nos vies, mais il en dirige mystérieusement le cours.
"On ne peut croire à la fois au hasard et à la Providence, écrivait Madeleine Delbrêl. Nous croyons à la Providence. Nous vivons comme si nous croyions au hasard. De là viennent les incohérences de notre vie, ses mauvaises agitations, ses mauvaises passivités..." Aussi reprenait-‐elle volontiers à son compte le mot de Léon Bloy : "Tout ce qui arrive est adorable". Il est vrai que c'est plus facile à vivre quand je perds un point sur mon permis que lorsque je perds un enfant ou que j'apprends que j'ai un cancer. Mais cela n'oblitère pas la vérité profonde qui nous est proposée dans ce mystère insondable.
Comme l'affirme saint Augustin, "Dieu tire le bien du mal" ?
Oui. Et le même Augustin d'expliquer : "Le Dieu tout-‐puissant [...] puisqu'il est souverainement bon, ne laisserait jamais un mal quelconque exister dans ses œuvres s'il n'était assez puissant et bon pour faire sortir le bien du mal lui-‐même".
Et non seulement Dieu se sert du mal, mais il se sert du Malin ! C'est l'un des plus grands mystères de la foi : Dieu se sert du Diable pour réaliser ses desseins. Que Satan contribue à sa manière à l'avancement spirituel des hommes "est un grand mystère", reconnaît le Catéchisme de l'Église catholique (§ 395). Ce qui faisait dire à Goethe : "Les démons veulent toujours le mal, mais ils font toujours le bien" !
Que de paradoxes !
Il n'y a pas qu'en théologie ! Lyautey disait : "La plupart des erreurs humaines viennent du fait qu'on emploie la conjonction "ou" là où l'on devrait employer la conjonction "et"".
C'est valable en éducation : tolérance et autorité ; en économie : libre entreprise et intervention de l'État. Mais c'est spécialement vrai quand on veut respecter le mystère de Dieu, tel qu'il se révèle à nous : Jésus est à la fois Dieu et homme. Les trois Personnes divines sont distinctes, tout en ne faisant qu'Un.
Les hérésies viennent toujours du fait que, dans un désir de rendre le message moins mystérieux, on supprime l'un des termes du paradoxe. Le mot "hérésie" vient d'ailleurs du grec airesis, qui signifie "choix". Les hérétiques ont toujours du succès car, pour rendre l'Évangile plus accessible, ils simplifient les choses. Or, le message de la Bible est simple -‐ mais non simpliste. Elle affirme simultanément que tout en nous laissant libres, Dieu mène le monde !
Ses desseins ne sont pas toujours faciles à discerner.
Cela dépend. Il est parfois relativement facile d'apercevoir la façon dont Dieu a conduit les
événements de mon existence pour mon plus grand bien : les personnes mises sur ma route ; les talents que j'ai reçus ; les événements qui me sont arrivés ; les grâces accueillies...
La plupart du temps, on est quand même plutôt dans l'obscurité...
Oui. Bien souvent, Dieu paraît absent. On ne le dira jamais assez : le chrétien n'est pas doté de lunettes spéciales qui lui feraient voir en rose ce qui est noir ou gris ; il ne possède pas non plus la longue-‐vue qui lui permettrait d'apercevoir à l'avance les heureuses conséquences qui résulteront plus tard de son malheur actuel. C'est dans la foi, et dans la foi pure, qu'il faut redire avec le Livre de la Sagesse : "Nous sommes dans sa main, nous et nos discours..." (Sg 7,16).
Croire en la Providence lorsqu'il m'arrive un accident ne consiste pas à me persuader que la plaque de verglas était ce que je pouvais rencontrer de meilleur à ce moment-‐là. Mais il m'est demandé de croire -‐ c'est déjà énorme ! -‐ que si Dieu n'a pas demandé à mon ange gardien d'empêcher cet accident, c'est que du bien peut sortir pour moi de ce malheur. Et ce bien, c'est d'abord une foi encore plus grande, encore plus inconditionnelle en la tendresse infinie de Dieu pour moi !
Ce qui est difficile à accepter !
Non, ce n'est pas difficile... C'est impossible ! Sans la grâce de Dieu, il est impossible de croire à ce mystère de la Providence divine, et surtout d'en vivre au moment de l'épreuve. Se soumettre à la volonté de Dieu suppose une "overdose" d'Esprit Saint.
Tous les saints ont repéré que Dieu ne nous donne que des missions impossibles. Il nous demande d'aimer -‐ on n'y arrive pas. Il nous de-‐mande de pardonner -‐ on n'y arrive pas. Il nous demande de nous soumettre à sa volonté -‐ on n'y arrive pas ! C'est pour cela que Jésus est venu parmi nous. Pour venir faire en nous ce que nous ne pouvons pas faire par nous-‐mêmes. Plus on avance dans la vie chrétienne, plus on vérifie la justesse du mot de Jésus : "Sans moi, vous ne pouvez rien faire" (Jn 15, 5). Mais aussi : "Rien n'est impossible à Dieu" (Lc 1, 37).
Il est facile de glisser dans l'hérésie avec un mystère pareil !
Oui ! D'ailleurs, les contrefaçons de la Providence sont nombreuses. Croire en la Providence, ce n'est pas croire qu'un destin aveugle pèse sur nous et nous empêche d'être libres. Ce n'est pas non plus croire que le mal n'est qu'une illusion, comme nous le susurre le Nouvel Age inspiré du panthéisme que professent les religions du Sud-‐Est asiatique. La sagesse consisterait alors à positiver, à relativiser le mal, à supprimer tout jugement de valeur, à n'accorder aucune importance à ce qui contrarie nos désirs. Cet optimisme paraît chrétien à première vue, mais il est en fait à l'opposé de la pensée biblique, qui vomit le mal.
Croire en la Providence, ce n'est pas non plus ne faire aucun projet pour l'avenir, et attendre passivement que le Seigneur nous indique "providentiellement" la voie à suivre.
Enfin, ce n'est pas non plus me croire obligé de découvrir les raisons pour lesquelles Dieu permet tel ou tel événement douloureux.
C'est le providentialisme ?
Oui, l'erreur de ceux qui pensent qu'on peut toujours trouver la raison "providentielle" de toute épreuve collective ou personnelle. Sans doute l'une des caricatures de la Providence la plus nuisible. Celle qui fait dire : "Madame, si vous aviez la foi, vous verriez ce que Dieu vous dit à travers ce cancer". Non ! Le cancer ne parle pas de Dieu. Le cancer est une saloperie contre laquelle je dois me battre et que je ne dois pas chercher à "interpréter".
Je connais un médecin qui a eu de très gros problèmes de santé au point de devoir arrêter son activité. Quelques mois plus tard, il vient me dire : "Grâce à cette maladie, j'ai découvert plein d'autres choses, je fais du bénévolat ; cette épreuve a été salutaire, c'est providentiel. Voulez-‐vous que
j'en témoigne ?" J'ai dû lui répondre : "Surtout pas ! Louez et rendez grâce, mais soyez extrêmement prudent dans votre façon de parler de votre expérience. Vous risquez de culpabiliser ceux qui écouteront votre témoignage. Vous avez la chance de voir que c'est une grâce, tant mieux pour vous. La plupart ne le voient pas... car il n'y a rien à voir !" La plupart du temps, c'est seulement à leur entrée dans le Ciel que les hommes découvrent la " logique " du Seigneur.
Mado Maurin raconte dans un livre que le suicide de son fils Patrick Dewaere a été pour elle un choc décisif qui a tourné ses yeux vers le Ciel. Mais elle m'a certifié que jamais elle ne tiendrait de tels propos en public. Quatre-‐vingt-‐dix pour cent des personnes en effet ne voient pas sur la Terre le sens de leur épreuve.
Pourquoi prier si Dieu a son "plan" ?
Même si Jésus est le Grand Prêtre par excellence sans cesse en train d'intercéder pour nous auprès du Père (He 7, 25), Dieu a voulu que nous puissions nous associer à sa prière et nous aider ainsi les uns les autres. Il y a des grâces qui ne descendront du Ciel sur les hommes que si nous les demandons -‐ aussi poliment que possible, car Dieu ne nous doit rien.
Cela dit, force est de constater que le calendrier de Dieu ne coïncide pas toujours avec le nôtre ; les plus grands saints eux-‐mêmes n'ont pas toujours été exaucés comme ils l'auraient désiré. C'est l'un de mes grands "dadas" !
Un exemple de saint non exaucé ?
À commencer par Marie et Joseph, qui ont dû beaucoup prier pour les gens de Nazareth ; or c'est le seul village où Jésus ne put faire de miracle, à cause de l'incrédulité des habitants (Mc 6, 6). Dieu a sans doute permis cela pour que, dans la suite des siècles, les chrétiens ne se culpabilisent pas de ne pas être exaucés.
Je suis toujours un peu réticent lorsque j'entends témoigner lors de rassemblements : "J'ai prié et j'ai été exaucé, alléluia !" J'aimerais entendre de temps en temps : "J'ai beaucoup prié, je n'ai pas été exaucé, et je continue à croire, alléluia ! " Ce qui est également admirable.
Heureusement que les saints n'ont pas toujours été exaucés, ils ne seraient plus pour nous des modèles. J'aime bien cette réponse d'un enfant à qui sa mère demande "Le Bon Dieu t'a exaucé ?" -‐ "Oui, Maman, mais il m'a dit : pas tout de suite !"
La doctrine de la Providence n'est-‐elle pas très démobilisatrice puisque Dieu s'occupe de tout ?
Cette foi n'a jamais empêché les chrétiens de se battre contre tout ce qui abîme l'homme à travers le monde. C'est pourquoi je donne beaucoup la parole, dans mon livre, à des saints qui se sont battus pour faire reculer la misère, de Monsieur Vincent à Mère Teresa. L'attitude chrétienne est excellemment résumée dans cette formule : "Il faut agir comme si tout dépendait de nous et prier car tout dépend de Dieu".
Est-‐ce que cette foi n'atténue pas l'horreur du mal ? Puisque Dieu en tire du bien, le mal ne serait pas si mal...
Non, le mal est le mal. Dieu est en colère contre le péché du monde et il nous demande de nous battre sans relâche chaque jour contre tout ce qui abîme ses enfants. Nous avons même le droit de crier vers Dieu notre colère quand le mal nous accable. Relisez les Psaumes ! Il y a une saine colère : "Seigneur, trop c'est trop, tu exagères ! Pourquoi ?" Dieu n'aurait pas voulu un monde comme ça. "C'est par l'envie du Diable que la mort est entrée dans le monde" (Sg 1, 13 ; 2, 24).
En fait, il faut attendre l'Au-‐delà pour avoir la réponse ?
Un grand journaliste, Georges Huber, auteur d'un très beau livre sur la Providence, disait à sa
femme avant de mourir : "Je suis certain que l'une de mes grandes joies au Ciel sera de voir le sens de tous ces événements que j'ai relatés durant cinquante ans et dont la signification m'échappait".
Toute comparaison est grossière. J'aime néanmoins celle-‐ci : Dieu nous donne une partition à jouer ; nous faisons tous des fausses notes -‐ excepté la sainte Vierge ; à la fin, cela fait une symphonie formidable. Autre métaphore : la tapisserie : "C'est bien l'envers du canevas/Que tu tapisses de tes croix/Mais au Ciel Dieu te montrera/La beauté des points à l'endroit", écrit Marie Beaudouin-‐Croix.
Dieu voit la tapisserie de notre vie ?
D'un seul coup d'œil, si j'ose dire ! Car l'Éternel n'est pas dans notre temps humain. Il ravaude, récupère nos fils perdus, retisse, comble les trous sans que nous en apercevions toujours la main, pour faire de nos existences le plus beau chef-‐d'œuvre possible.
Prenons l'habitude de regarder toutes les secousses de notre monde, toutes ses tribulations, comme les signes d'un formidable enfantement que Dieu réalise au cœur de sa Création. Tout au long de l'Histoire, il agit avec puissance par son Esprit pour que se produise un jour la totale transfiguration de ses enfants. Une transfiguration qui commence ici-‐bas mais qui ne s'achèvera que dans le Ciel. Nous contemplerons alors, éblouis, la Sagesse merveilleuse avec laquelle Dieu aura conduit le monde vers sa transfiguration ultime.
Une nouvelle croyance : le phénomène du complot
TAGUIEFF DÉCODE LA THÉORIE DU COMPLOT
Pierre-‐André Taguieff, Philosophe et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, à Paris. Il s'est intéressé aux théories du complot dans "La foire aux illuminés" (2005) et "L'imaginaire du complot mondial" (2006) (éditions Mille et une nuits).
Le Point : Du 11 Septembre à DSK, pourquoi la théorie du complot se porte-‐t-‐elle si bien ?
Pierre-‐André Taguieff : L'époque présente, qu'on la dise postmoderne ou hypermoderne, se caractérise par une forte augmentation des incertitudes et des peurs qu'elles provoquent ou stimulent. En quoi elle est particulièrement favorable à la multiplication des représentations ou des récits conspirationnistes, à leur diffusion rapide et à leur banalisation. Ces récits, si délirants soient-‐ils, présentent l'avantage de donner du sens aux événements incompréhensibles ou effrayants. Ils permettent ainsi d'échapper au spectacle terrifiant d'un monde déchiré, chaotique, instable, dans lequel tout semble possible à chaque instant. Ces récits mettent de l'ordre et de la rationalité dans les événements, qui paraissent ainsi s'enchaîner. Les interprétations paranoïaques de tout ce qui arrive dans le monde, interprétations qu'il est convenu d'appeler "théories
du complot", sont ainsi devenues socialement "normales" et culturellement "ordinaires". Sous le regard conspirationniste, les coïncidences ne sont jamais fortuites, elles ont valeur d'indices, révèlent des connexions cachées et permettent de fabriquer des micromodèles explicatifs des événements. L'utopie communiste a beau avoir été disqualifiée, sa démonologie anticapitaliste lui a
survécu : les capitalistes, les "puissants" et les "maîtres de la finance" forment toujours la redoutable bande de démons que les hommes dénoncent comme les responsables cachés des malheurs qui les frappent. Et la démocratie, qui instaure le pouvoir comme "lieu vide", selon l'expression de Claude Lefort [un des pionniers de la réflexion sur le totalitarisme, NDLR], produit un appel du vide auquel fait l'écho l'offre conspirationniste. La démocratie libérale paraît en quelque sorte impuissante à répondre à certaines attentes fondamentales des humains. L'individualisme libéral, qui ne fournit par lui-‐même aucune nourriture psychique, ne favorise pas non plus la constitution d'une religion civile ou civique qui permettrait aux citoyens des sociétés démocratiques de sortir de leur triste condition d'individus solitaires et en concurrence virtuelle avec tous les autres. C'est dans ce désert spirituel que fleurissent en Occident les plantes vénéneuses qui composent la flore spécifique du conspirationnisme, laquelle favorise les dénonciations abusives et les chasses aux sorcières.
Vous avez travaillé sur "Les protocoles des sages de Sion". Quelle différence y a-‐t-‐il entre les conspirationnistes du début du XXe siècle et ceux du XXIe ?
La pensée conspirationniste classique est fondée sur la croyance qu'il existe un grand complot menaçant l'ordre naturel du monde. L'idée d'un grand complot subversif ou contre-‐subversif est apparue sous une forme élaborée à l'époque de la Révolution française. Au cours des deux siècles qui suivent cette période, les récits mettant en scène tel ou tel mégacomplot postulent l'existence d'acteurs collectifs de dimension universelle (francs-‐maçons, juifs, communistes, ploutocrates, etc.) auxquels sont attribués des projets de conquête, de domination ou de destruction de l'ordre social ou de la civilisation. Au XIXe siècle, la vision conspirationniste de l'Histoire s'est développée aux deux pôles de l'espace politique, dans la pensée révolutionnaire comme dans la pensée contre-‐révolutionnaire. Le point d'aboutissement de cette dernière a été la vision d'un complot judéo-‐maçonnique dont l'objectif serait la conquête du monde à travers la destruction de la civilisation chrétienne. C'est le thème central des "Protocoles des sages de Sion". Les interprétations conspirationnistes du 11 Septembre, par exemple, ont montré l'émergence d'une forme nouvelle de pensée du complot, acceptable par des publics non extrémistes, fondée à la fois sur le rejet des "thèses officielles" vues comme mensongères et l'instrumentalisation du doute sceptique ou méthodique en tant que mode de légitimation de la thèse, laquelle peut ainsi rester sous-‐entendue. Ce qui est ici déterminant, c'est le point de départ déclaré : non pas une croyance dogmatique à tel ou tel complot ou type de complot déjà répertorié, mais l'observation de failles ou de contradictions dans les explications "officielles" données de l'événement saillant, observation sur la base de laquelle des doutes sont formulés d'une façon de plus en plus radicale. La nouveauté est donc le point de départ sceptique de la démarche conspirationniste, qui mime l'esprit scientifique. Depuis la fin du XXe siècle, on observe en outre un fort accroissement du soupçon visant les médias, accusés -‐ souvent à juste titre -‐ soit de connivence avec les pouvoirs politiques ou économiques dont ils ne seraient que les courroies de transmission, soit de conformisme frileux les conduisant à s'aligner sur les communiqués "officiels" et à respecter le "politiquement correct". Cette attitude de défiance favorise la croyance que les investigations sans tabous et les débats libres ne se rencontrent que sur Internet. C'est la thèse publiquement défendue par la plupart des tenants de la pensée conspirationniste, qui se transfigurent eux-‐mêmes en "résistants" luttant contre la "désinformation officielle". Ils s'imaginent en héros d'une grande aventure intellectuelle, qui s'élève à leurs yeux à la hauteur d'un combat pour la vérité. Illusion, bien sûr, mais qui donne sens à leur vie. Dans un univers régi par le soupçon, tout paraît possible, surtout le pire.
L'expression "théorie du complot" est-‐elle pertinente ?
L'expression "théorie du complot"(conspiracy theory) est malheureuse et trompeuse. L'Histoire universelle est remplie de complots réels, qui ont abouti ou échoué. Mais elle est aussi pleine de complots imaginaires, objets de croyances collectives. Dans l'affaire DSK, il est rationnel de formuler l'hypothèse d'un complot, sur la base d'indices qui restent à vérifier et à recouper. Mais, en l'état actuel des connaissances, on ne peut pas affirmer qu'un complot réel a été organisé contre DSK ni que les accusations de complot relèvent de la "théorie du complot", c'est-‐à-‐dire d'une forme de paranoïa très répandue. Je préfère parler de vision conspirationniste, d'imaginaire ou de pensée conspirationniste, dont les postulats me paraissent être les suivants : 1/ rien n'arrive par accident ; 2/ tout ce qui arrive est le résultat d'intentions ou de volontés cachées ; 3/ rien n'est tel qu'il paraît être ; 4/ tout est lié ou connecté, mais de façon occulte. Il faut en outre mettre en garde contre un mauvais usage de l'accusation de conspirationnisme ou de "théorie du complot", lorsqu'on y a recours pour disqualifier tout soupçon justifié qui, fondé sur des indices bien identifiés et correctement interprétés, porte sur l'organisation d'un complot réel. Les organisateurs d'un véritable complot ont bien sûr intérêt à diffuser la rumeur selon laquelle tout complot est un complot fictif. On peut en outre imaginer l'organisation d'un complot pour faire croire à telle ou telle "théorie du complot", c'est-‐à-‐dire à un complot fictif attribué à un opposant, un concurrent ou un ennemi, pour désinformer et donc affaiblir l'adversaire, faire diversion, le délégitimer, lui donner une figure de criminel, provoquer des réactions de rejet ou d'hostilité à son égard, le priver ainsi de ses alliés, etc. Complots et contre-‐complots imaginaires s'enchaînent, s'engendrent et se renforcent mutuellement, se reproduisant par imitation ou par inversion. Dans tous les cas, le complotiste, c'est l'autre ! Les complotistes posent rituellement la question : "A qui profite le crime ?" Il faut aussi poser la question "A qui profite la "théorie du complot" ?" On connaît la réponse : aux victimes imaginaires du complot fictif.
Verra-‐t-‐on un jour la fin de la théorie du complot ?
Que le monde soit supposé désenchanté ou en cours de réenchantement, les humains n'ont jamais cessé de croire, dans l'espace des religions historiques ou dans le champ des néoreligions émergentes et non institutionnalisées. Contrairement à l'interprétation "progressiste" de la thèse de la rationalisation croissante, ils sont même devenus de plus en plus crédules, car en quête de réenchantement du monde. C'est là ce que suggère la célèbre boutade de G. K. Chesterton : "Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n'est pas qu'ils ne croient plus en rien, c'est qu'ils sont prêts à croire en tout." Tant que la marche de l'Histoire paraîtra obscure, absurde et inquiétante aux humains, ces derniers demanderont aux récits conspirationnistes de les éclairer et de satisfaire leur besoin de sens, sans se soucier de la validité des réponses. Or il paraît improbable qu'on puisse un jour accéder à une transparence historique totale. Il est même hautement probable que l'invisible ne cessera jamais de hanter le visible, en dépit du progrès des connaissances. Les interprétations conspirationnistes, qui éclairent en aveuglant et en trompant, ont donc de beaux jours devant elles. Dans la nature comme dans la culture, les mauvaises herbes repoussent toujours.