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Université de Blida 2
Faculté des Lettres et des Langues
Département de français
DIDACSTYLE
5
ISSN : 1112-2080
ISBN : 2013-8009
Juin 2014
Mélanges Didacstyle : Au cœur de l’interdisciplinarité. Hommage à Noureddine STAALI
ÉDITIONS DE L’UNIVERSITÉ DE BLIDA 2
NUMÉRO COORDONNÉ PAR : HAKIM MENGUELLAT, OUARDIA ACI ET HABET DJAZIA
Prochains numéros de Didacstyle :
Didacstyle n°6 : « L’enseignement universitaire : quelle pédagogie
pour quelle évaluation à l’université algérienne ? »
Didacstyle n°7 : « La littérature africaine »
Comité scientifique
Amina BEKKAT (Professeur, Université de Blida 2) ; Malika KEBBAS
(Professeur, Université de Blida 2) ; Dalila BRAKNI (MC- HDR, Université
de Blida 2) ; Nacereddine BOUHACEIN (Professeur, Université de Blida 2),
Amar SASSI (Professeur, Université de Blida 2) ; Attika-Yasmine ABBES
KARA (Professeur, ENS d’Alger) ; Saliha AMOKRANE (Professeur,
Université d’Alger 2) ; Safia ASSELAH RAHAL (Professeur, Université
d’Alger 2) ; Hadj MÉLIANI (Professeur, Université de Mostaganem) ;
Marielle RISPAIL (Professeur, Université Jean Monnet – St Etienne) ;
Claude CORTIER (MC, Université de Lyon) ; Claude FINTZ (Professeur,
Université Stendhal-Grenoble 3).
Président d’honneur
Monsieur Saîd BOUMAIZA – Recteur de l’université de Blida 2
Directrice de la revue et Responsable de la publication
Dalila BRAKNI – Doyenne de la faculté des Lettres et des Langues
Responsable de la revue
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Rédactrices en chef :
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Comité de rédaction :
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Secrétariat de rédaction
Djazia HABET
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Université de Blida 2 – El Affroun – Blida.
DIDACSTYLE
Politique éditoriale La revue Didacstyle est une revue annuelle éditée en version papier qui se
veut diffuseur de recherches interdisciplinaires, menées au sein et en dehors
du département de français de la faculté des Lettres et des Langues de
l’université de Blida 2. Ces recherches s’inscrivent dans divers domaines :
Didactique, sociolinguistique, sociodidactique, littérature…
C’est ainsi qu’en prolongement d’une démarche engagée depuis plusieurs
années (1998), Didacstyle publie des numéros thématiques qui font l’objet
d’appels à contribution. Un numéro varia est publié tous les cinq numéros.
Tous les articles, sous anonymat, sont soumis à lecture et à expertise des
membres du comité scientifique et de lecture. Ce comité est international et
est composé de différents professeurs et maîtres de conférence HDR d’Algérie
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Dans le texte : (Nom, année : page)
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SOMMAIRE
Avant-Propos 08
Axe 1 : La stratégie discursive dans les discours
politique et médiatique
Abdelhak Abderrahmane Bensebia
Vers une nouvelle lecture du concept de stratégie
discursive (le cas du discours politique)
14
Nawal MOKHTAR SAIDIA
L’anaphore comme stratégie discursive dans le
discours de la presse écrite algérienne
26
LINEDA BAMBRIK
Communication théâtrale et mise en scène du
discours
42
Axe 2 : L’enseignement du français : des
programmes aux pratiques de classe
66
Nassima MOUSSAOUI
L’erreur et la norme dans l’évaluation formative des
productions écrites
68
Emna SOUILAH
Les programmes de français en Tunisie :
Un modèle de locuteur fort pour le cycle
préparatoire de l’école de base
86
Nawel SACI – BOURKAIB
De l’approche contrastive vers le modèle de la
dynamique de transfert des apprentissages :
Le cas des temps verbaux, marqueurs de
modélisation en arabe et en français
108
Souad MERABET
L’apprentissage coopératif : pour créer le désir
d’apprendre et développer l’expression orale en FLE
chez les 3ème A.M.
126
Axe 3 : Langue(s), culture(s) et identité en
contexte plurilingue et urbain
Rachid CHIBANE
Les innovations langagières chez les jeunes
tiziouziens dans un espace urbain :
Comment les jeunes tiziouziens donnent une forme
linguistique aux événements et aux manifestations
socioculturelles vécues ?
142
Soufiane BENGOUA
La variation de neuf sons de la structure phonétique
du français dans la langue maternelle d’un groupe de
jeunes locuteurs en Algérie
156
Hania AKIR
Le nom du père, entre identité et existence
166
Hafida BENBOUZIANE
Articulation de l’identité « jeune» à travers les
parlers mixtes
174
Hakim MENGUELLAT
Identité plurilingue et représentations sur les
langues des apprenants au cycle moyen :
Le cas de la région de Blida
184
Salah AIT CHALLAL
Stéréotypes littéraires et images médiatiques dans
les perceptions interculturelles.
Parcours identitaires et altéritaires
194
Samira RABEHI
Image des langues-cultures et motivation en classe
de FLE :
Former à la rencontre de l’Autre
202
Axe 4 : Les nouvelles écritures romanesques
Hatem AMRANI
Le bris entre Verre cassé et Babyface
214
Khadidja BENKAZDALI
Le français comme forme d’expression
contestataire dans À quoi rêvent les loups de Yasmina
Khadra
226
Soumeya BOUANANE
Hommage : Hamid SKIF : « L’Avocat sans robe »
238
8
AVANT-PROPOS
Le numéro 05 de la revue Didacstyle intitulé « Mélanges
Didacstyle : au cœur de l’interdisciplinarité » est un numéro hommage
à notre cher enseignant, collègue et ami Feu STAALI Noureddine (1951-
2011). Ce numéro réunit les travaux de chercheurs et jeunes
chercheur(e)s en Didactique, Sociodidactique, Analyse de discours,
Sociolinguistique et Littérature. Ces travaux s’inscrivent dans les axes
suivants :
- Axe 01 : La stratégie discursive dans les discours politique et
médiatique ;
- Axe 02 : L’enseignement du français : des programmes aux
pratiques de classe ;
- Axe 03 : Langue (s), culture (s) et identité en contextes
plurilingue et urbain ;
- Axe 04 : Les nouvelles écritures romanesques
Dans le premier axe (La stratégie discursive dans les discours
politique, médiatique et littéraire), Nawal MOKHTAR–SAIDIA aborde
« l’anaphore comme stratégie discursive dans le discours de la presse
écrite algérienne ». À partir de l’analyse de dix articles tirés du
quotidien algérien d’expression française le Quotidien d’Oran, elle
montre que les marqueurs anaphoriques jouent un rôle important dans
la cohérence sémantique d’un texte, soit dans la progression des
informations, soit dans la progression du raisonnement. Elle confirme,
à la fin de sa contribution, que l’anaphore est une stratégie
spécifiquement sémantico-pragmatique, permettant d’assurer un
enchaînement cohérent dans le discours de la presse algérienne.
Abdelhak Abderrahmane BENSEBIA traite de la stratégie
discursive et argumentative dans le discours politique. Partant des
interprétations qu’en donnent les chercheurs en analyse du discours
(DUCROT, GUMPERZ, CHARAUDEAU), il en propose une nouvelle
définition axée sur l’efficacité. Selon l’auteur, une stratégie discursive
efficace doit prendre en compte les composantes de logique, discipline,
fermeté et courage, sociabilité et implication directe.
La contribution de Lineda BAMBRIK s’intéresse aux stratégies
discursives dans deux œuvres littéraires, à savoir Don Quichotte de
Cervantès et Jacques le Fataliste et son maître de Diderot. Elle centre
son travail sur l’étude de la forme doublement dialoguée qui insère ce
corpus dans la communication théâtrale. Elle explique comment les
éléments constitutifs du schéma de la communication de Roman
9
Jacobson subissent des perturbations dans leurs fonctions et leurs
définitions traditionnelles. Elle démontre une mise en décalage de la
structure du discours, une écriture de la confusion qui puisse aboutir à
subvertir les dimensions discursives.
Dans le deuxième axe (L’enseignement du français : des
programmes aux pratiques de classe), Emna SOUILAH propose une
révision de la réforme scolaire entreprise en Tunisie en 2007. Elle
examine les nouveaux programmes de français et démontre le décalage
existant entre les compétences visées et les besoins réels des apprenants.
Elle aboutit à la nécessité de réajuster les programmes en les adaptant
au contexte tunisien.
La contribution de Souad MERABET tend à éclairer les
problèmes de motivations lors de l’apprentissage de la production orale
chez les élèves de 3ème du cycle moyen algérien et d’en proposer
quelques pistes de remédiations. L’auteure s’appuie sur les principes de
la pédagogie coopérative pour créer le désir d’apprendre et développer
l’expression orale de ces élèves. Elle présente une expérimentation
réalisée dans un collège de la wilaya de Batna, mettant en place un
dispositif d’apprentissage collaboratif. Elle présente une analyse de
cette démarche qui lui a permis de valider son hypothèse de départ.
Nawel BOURKAIB-SACI soulève, dans sa contribution, la
problématique du transfert des apprentissages de la L1 (l’arabe) à la L2
(le français). Elle s’intéresse particulièrement à la modalité dans ses
rapports avec les formes verbales en supposant que ces dernières, en
tant que marqueurs de modalité, fonctionneraient différemment dans les
deux langues. Cette contribution vise à réfléchir sur une démarche qui
positiverait le recours de l’apprenant à ses acquis en langue source afin
de favoriser l’apprentissage de la langue cible.
Enfin, la contribution de Nassima MOUSSAOUI appelle à
changer la conception de l’erreur, dans le cadre de l’évaluation
formative, pour en faire un moteur de progression et non un obstacle à
l’apprentissage. Après une tour d’horizon des définitions attribuées à la
notion d’erreur, et par conséquent de norme, de grammaticalité et
d’acceptabilité, l’auteure dresse un inventaire des types d’erreurs en
essayant de les adapter aux spécificités des écrits des apprenants
algériens.
Dans le troisième axe, (Langue (s), culture (s) et identité en
contextes plurilingue et urbain) Rachid CHIBANE, dans son article,
s’inscrit en sociolinguistique urbaine et s’intéresse aux pratiques
langagières et socio-langagières des jeunes « tiziouziens » ainsi qu’à la
construction de l’identité de ces jeunes kabyles. Selon l’auteur : « C’est
dans l’espace urbain que se forme un nouveau langage, signe d’un
10
groupe social marginalisé. Du fait que la ville est un univers conflictuel,
un conflit linguistique au même titre qu’un conflit social apparaît. »
Hania AKIR nous propose, à travers une analyse de l’acte de
« nommer », un article autours de la construction fondée sur le nom du
père. Ce nom, qui, selon l’auteure, revêt une importance capitale dans
la reconnaissance de soi et la reconnaissance sociale.
Hafida BENBOUZIANE, se propose dans sa contribution de
revenir sur le « langage jeune » et sur le concept d’identité jeune. En
effet, son analyse se focalise sur la volonté des jeunes locuteurs
d’opérer un éventuel marquage identitaire. Cette analyse se fonde sur
les pratiques langagières de ces jeunes.
Hakim MENGUELLAT, se penche, quant à lui, sur les
représentations et l’identité plurilingue des élèves du cycle moyen à
Blida. En effet, il démontre à travers son corpus, composé d’entretiens
semi-directifs transcrits, que les représentations qu’ont les élèves (issus
d’origines et de cultures différentes) sur les langues ont un impact sur
la construction de l’identité linguistique et sociale.
Salah AIT CHALLAL dans son article s’intéresse aux
représentations socioculturelles en contexte plurilingue. Il part du
postulat que ces dernières circuleraient à travers des circuits déterminés
et façonnés. Les représentations permettraient de montrer comment se
construisent et se définissent les identités et l’altérité à travers « un
triple mouvement de sublimation, de projection et d’identification. »
(COLLÈS, 2004 :166), dans le cadre de croisements interculturels.
Samira RABEHI s’interroge dans son article sur la formation au
culturel et à l’interculturel. En effet, elle soulève la problématique de
« l’image de l’Autre » et se demande quel impact / aide pourraient avoir
l’outil informatique (Internet – TICE) sur un éventuel apprentissage axé
sur la motivation d’un apprentissage des langues-cultures.
La contribution de Soufiane BENGOUA, s’oriente vers un
nouveau concept qu’est celui de « sociophonétique ». En effet, il part
de l’hypothèse selon laquelle il y aurait un degré d’exposition au
français qui régirait une certaine variation phonétique chez les jeunes
en termes de perception, mais pas en réalisation. À travers ce travail,
l’auteur a pu mettre en exergue la (s) langue (s) première (s) des jeunes
locuteurs observés. L’objectif étant de réguler cette variation
phonétique en réalisation et en perception.
Dans le quatrième axe (Les nouvelles écritures romanesques), La
contribution de Hatem AMRANI traite de la forme éclatée dans l’écriture
romanesque à partir d’une étude comparée entre l’œuvre d’Alain
MABANCKOU « Verre cassé » et celle de Koffi KWAHULÉ
« Babyface ». Malgré la dissemblance entre les deux romans, l’auteur
conclue à une complémentarité dans la pratique de cette nouvelle forme
11
d’écriture. En effet, dans le premier roman, la fragmentation du discours
se manifeste par l’intertextualité, en intégrant les propos des autres dans
le discours même de l’auteur, alors que le deuxième roman illustre la
forme éclatée par disposition visuelle fragmentée.
La contribution de Khadidja BENKAZDALI rend compte de la
littérature de l’urgence dans le roman intitulé « À quoi rêvent les loups »
de Yasmina Khadra. L’auteure se demande si la langue française, avec
ses différents registres, en particulier l’argotique et le familiers, permet
d’exprimer la violence, les tabous et les interdits qui ont caractérisé
l’Algérie des années quatre-vingt-dix.
Dans la dernière contribution, Soumeya BOUANANE rend hommage
à Hamid SKIF (1951-2011), journaliste, poète et auteur algérien
d’expression française, contraint à l’exil en 1997, durant la décennie
noire. Après avoir retracé la biographie de Hamid SKIF, l’auteure de
cet hommage achève sa contribution sur une note poétique (extrait d’un
poème de H. SKIF, intitulé Les exilés du matin).
Ouardia ACI,
Djazia HABET,
Hakim MENGUELLAT
AXE 1
LA STRATÉGIE DISCURSIVE DANS LES
DISCOURS POLITIQUE ET MÉDIATIQUE
14
Abdelhak Abderrahmane BENSEBIA LECIAD, Université de Mostaganem Abdelhamid Ibn Badis [email protected]
Vers une nouvelle lecture du concept de stratégie discursive
(Le cas du discours politique)
Le concept de stratégie De point de vue étymologique, le concept de stratégie signifie « l’art
de la guerre » ou « l’art de savoir déployer les troupes pendant la
guerre », et même si cette définition demeure pertinente à nos jours, la
difficulté d’une telle conception tient dans son association aussi à
d’autres domaines et la capacité d’une telle conception à se rendre
compte des mutations actuelles.
D’une part, la stratégie en tant que concept emprunté au domaine
militaire suggère la présence d’une action mesurée, étudiée, un
ensemble de tactiques permettant d’atteindre un but, qui se mesure à
travers la finalité qui lui est assignée. D’ailleurs, derrière chaque
stratégie se cache un objectif, qui pour notre cas d’étude, est d’être
toujours près de l’auditoire, et de jouir d’une place importante dans la
vie quotidienne.
Nous trouvons dans le dictionnaire de la stratégie que ce concept
dérive du mot grec « stratêgos » qui caractérise « un chef d’armée
», tandis que le verbe « stratêgein » signifie « commander un ensemble
de troupes armées ». « STRATÈGE n.m. est un emprunt savant
(1721) au grec stratêgos «chef d’armée général,
«stratège (à Athènes)", "chef militaire", formé de
stratos "armée", "foule", "troupe" et de agein
"conduire». Stratos, dont le sens originel est
"armée installée, qui campe", se rattache à une
racine indoeuropéenne ster "étendre" que l'on
retrouve dans le latin sternere, stratum
"étendre" (-> estrade, strate) ; agein vient d'une
base indoeuropéenne ag- "pousser devant soit
(un troupeau)", comme le latin agere, actum
"conduire" (agir). À l'époque impériale, le latin a
Vers une nouvelle lecture du concept de stratégie discursive
15
emprunté au grec le substantif strategus "général
d'armée" et par figure "président (d'un banquet) ».
« STRATÉGIE : n.f. emprunté d'abord
(1562) au latin impérial strategia, du grec
stratêgia, le sens de "gouvernement militaire
d'une province", sorti d'usage. Réemprunté au
début du XIXè s; au dérivé du grec stratêgia
"commandement d'une armée", "charge de
stratège" et "aptitude à commander une armée", il
désigne (1803, Bloch et Wartburg, puis 1812)
l'art de faire évoluer une armée sur un théâtre
d'opérations jusqu'au moment où elle entre en
contact avec l'ennemi, puis, spécialement (1876),
la partie de la science militaire qui concerne la
conduite générale de la guerre et l'organisation de
la défense d'un pays. Dans ces deux valeurs, le
mot est opposé à tactique. Comme ce dernier,
stratégie s'emploie par figure pour parler d'un
ensemble d'actions coordonnées ; d'abord par
métaphore du sens militaire (Pourquoi la paix
n'aurait-elle pas sa stratégie ? E. de Girardin),
ce sens ne s'est lexicalisé que plus tard par
exemple dans stratégie électorale (stratège, en
ce sens se répand peu avant 1914) ; par
extension, il s'est introduit dans le vocabulaire de
l'économie (1973, stratégie défensive), de la
publicité (stratégie de communication) et désigne
généralement la manière d'organiser une action
pour arriver à un résultat.1 »
Les difficultés de toute définition possible peuvent émaner des
cadres disciplinaires uniques ou hétérogènes. En Agriculture, par
exemple, le laboureur a sa propre stratégie, comme en politique, ou en
littérature. En sciences de l’information et de la communication, ce
concept reste, sur le plan définitionnel flou, d’où la nécessité de
l’inscrire dans un cadre disciplinaire précis. Désormais, la première
difficulté peut se dégager de la banalisation de ce concept, pourtant
majeur. Il est employé quotidiennement, sans nuance de sens, avec les
concepts de but, finalités ou encore objectif. Or, chacun sa propre
stratégie, et par conséquent, sa propre définition.
Dans un premier temps, rappelons-nous que le concept de stratégie
qui est emprunté au domaine militaire, suggère une action mesurée, un
ensemble de plans et de tactiques permettant d’aboutir à ce qui est déjà
1 Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, page 3650 et
3651
Abdelhak Abderrahmane BENSEBIA
16
visé, ou d’atteindre un but qui se mesure à travers la finalité, qui y est
assignée. D’ailleurs, derrière toute stratégie se cache un objectif.
La stratégie discursive serait donc définie comme l’action menée
grâce aux langages et les interactions sociales, en investissant dans
d’autres stratégies extra langagières. Cette stratégie n’est qu’une
réponse au besoin d’affronter une situation quelconque, ou pour faire
passer une option quelconque, jugée importante.
Le concept de stratégie pourrait se définir comme un ensemble de
moyens mis en œuvre pour agir sur autrui, qui tendent à réaliser ce qui
déjà débuté.
Les stratégies discursives ou les intentions énonciatives participent
à la conception et à la réalisation des activités langagières, dont le
premier objectif semble « déterminer l’efficacité dans et par le discours
».Toutefois, il semble important de distinguer entre les stratégies
discursives comme un engagement pris par la personne ou le groupe, en
empruntant le chemin de la discursivité pour réaliser des objectifs,
et la stratégie dans le discours, comme activité langagière spontanée et
relevant de la nature humaine.
La stratégie discursive peut être définie comme la volonté qui
cherche à manipuler l’auditoire, en investissant davantage dans tout
ce qui est affect, dans tout ce qui est raison, dans tout ce qui est
intentionnel, dans ce qui est réalité, dans tout ce qui a été et dans tout
ce qui sera. Dans un discours politique en particulier, l’accent sera mis
sur les moyens à déployer, qui tendent à dominer et à convaincre. La
fabrication de chaque élément nécessite le recours à une stratégie
partielle ; une stratégie partielle qui déterminera l’efficacité et la
réussite de la stratégie discursive globale.
Le défaut d’une stratégie en général réside d’une part, dans
l’individualisation et les improvisations irréfléchies, sans tenir compte
de l’existence de plusieurs tactiques qui diffèrent selon les structures
hiérarchiques au sein de l’auditoire. D’autre part et toujours dans une
stratégie discursive, ce qui prime doivent être aussi les mots utilisés et
non pas les idées, l’idée réelle n’est jamais dévoilée, mêmes si les
Vers une nouvelle lecture du concept de stratégie discursive
17
objectifs demeurent les mêmes, ce qui changent éventuellement sont les
moyens d’agir. L’importance est accordée au sens des mots en excluant
le contexte, car le mot est, par définition, polysémique selon l’usage et
le contexte d’usage.
Stratégie discursive dans le discours La stratégie discursive, dans la théorie de l’argumentation de
DUCROT2, se présente comme une stratégie qui inscrit l’énoncé dans
un cadre dynamique du fait qu’il contient des potentialités
argumentatives et descriptives, qui font déployer plusieurs
compétences pour comprendre les visées illocutoires de chaque
énoncé, en présence. Cependant, le sens réel d’un énoncé ne se dégage
qu’à travers l’étude de sa structure, construite grâce à cet ensemble de
stratégies, qu’il faut considérer aussi comme mécanismes, cherchant le
sens, en investissant davantage dans la structure profonde de l’énoncé,
une conception qui nous rend au cœur de la grammaire générative, qui
cherche à découvrir la valeur sémantique d’un énoncé.
En se versant dans cette théorie, force est de constater que la
stratégie discursive est substituée à la théorie de l’argumentation : les
stratégies discursives sont définies comme des mécanismes qui
cherchent le sens des énoncés, et l’argumentation dans le discours.
Ces stratégies se déploient en vue de découvrir le sens réel, pourtant
profond et dynamique des énoncés. Elles se sont vues aussi déployées
par l’allocutaire, cette fois-ci comme stratégies qui cherchent à
interpréter le sens en présence.
La stratégie discursive efficace pour GUMPERZ3 est celle qui
couvre trois éléments ; — La compétence communicative des
partenaires de l’échange (communicative
competence) ;
— Le principe fondateur de la cohérence
stratégique (a principale of strategic
consistency) ;
— L’interprétation n’est qu’un processus qui
se déduit à partir de l’inférence
conversationnelle ( conversational inference).
Communiquer, c’est informer l’autre, construire de nouvelles
connaissances, capter l’auditoire, de l’influencer, lui permet de faire
comprendre la réalité sociale, interpréter les événements…
2 DUCROT Oswald, Les échelles argumentatives, Paris : Éd. Minuit, 1980,
p.72. 3 GUMPERZ J., Discourse strategies, Cambridge: Cambridge University
Press, 1982.
Abdelhak Abderrahmane BENSEBIA
18
Investir dans l’acte de communiquer, c’est aussi produire de
l’influence qui commande le premier processus. En fait, ce qui
prime dans cet acte, c’est plutôt le processus d’influencer.
L’énonciateur ne parle qu’après avoir introduit la dimension
psychologique dans la structure linguistique, permettant ainsi de se
mettre en relation avec l’autre. C’est ici que le sens social devient de
plus en plus en position de force, qui fait appel à d’autres approches
pour le décortiquer.
Charaudeau fait une nette distinction entre le comportement
langagier et le comportement actionnel en vue de définir les concepts
de contrat de communication et de stratégie. Comme tout acte de communication,
la communication médiatique se réalise selon un
double processus de transformation et de
transaction. Dans le cas de la communication
médiatique le “ monde à décrire ” est le lieu où
se trouve l’ “événement” et le processus de
transformation consiste pour l’instance de
production, que Charaudeau appelle « instance
médiatique », à faire passer l’événement d’un état
que l’on peut qualifier de « brut » à l’état de
monde médiatique construit, c’est-à-dire de «
nouvelle ». Mais ce processus se trouve sous la
dépendance du processus de transaction qui
consiste à construire la nouvelle en fonction de la
manière dont l’instance médiatique imagine l’
“instance réceptrice”, laquelle réinterprète la
nouvelle à sa manière.
Ce double processus s’inscrit dans un contrat
qui détermine les conditions de mise en scène de
l’information, orientant les opérations qui doivent
s’effectuer dans chacun de ces processus, l’espace
"spécifier son projet de parole.4
4 SIMUNIC Zrinka, Une approche modulaire des stratégies discursives du
journalisme politique, Thèse de doctorat, Université de Genève, juin 2004,
sous la direction de sous la direction du Professeur Eddy Roulet, p.36.
Vers une nouvelle lecture du concept de stratégie discursive
19
Le comportement actionnel est synonyme de l’action qui réclame le
changement par le pouvoir de dire, un changement qui doit aboutir et
qui s’inscrit dans le cadre de l’objectif global. L’objectif tracé demeure
inchangé, par opposition au discours qui se développe, qui se diversifie
en fonction des instances et l’auditoire.
Le comportement langagier se manifeste dans un cadre ouvert. Il
s’agit de dévoiler les intentions et les buts d’un programme politique,
de travailler pour exposer les idées et les éléments qui s’insèrent dans
le cadre du projet défendu, par opposition au comportement actionnel
qui demeure exploité dans un cadre restreint5.
D’un point de vue méthodologique, la notion de stratégie
discursive semble moins exploitée. La stratégie discursive peut être
définie comme un corps discursif complexe, qui tend à convaincre,
sinon à légitimer une action ou à justifier une attitude. Cette définition
provisoire s’emprunte beaucoup au domaine militaire1.
La faiblesse aussi dans la définition de ce qui pourrait être une
stratégie discursive tient, en premier lieu, de cette diversité. Elle est ni
un produit acheté ni le fruit d’un apprentissage. Il s’agit de l’effet
de la société en général, c’est un produit acquis par et pour l’individu,
dans le but de faire face à des situations pas encore approchées. C’est
en quelque sorte, l’intelligence individuelle, qui serait mesurée par
l’action et le langage. Cependant, parler ou communiquer bien n'est
pas un acte mineur. Le désir de réaliser un but témoigne de la présence
d’une stratégie au sein de l’action.
5 BENSEBIA Abdelhak Abderrahmane, Les stratégies discursives dans le
discours présidentiel algérien de 1996 à 2006- Typologie textométrique des
textes en langue française, Éditions EUE, Allemagne. N°ISBN 978-3-8417-
8318-9.
Abdelhak Abderrahmane BENSEBIA
20
D’autre part, action et langage, sont des produits distincts, qu’il ne
faut pas prendre ensemble, dans le plan de l’analyse pragmatique, mais
indispensables dans toute doctrine d’analyse à caractère socio-
langagière.
C’est de la « débilité scientifique » de considérer ou de définir la
stratégie discursive comme une action qui a besoin de la composante
linguistique, ou l’inverse. Ce type de stratégie ne peut être défini que
comme principe de fonctionnement social.
En fait, si nous prenons le concept de stratégie seul, nous
constatons que la stratégie n’est pas un produit homogène, et qui
n’accepte d’être comparée avec d’autres types de stratégies. La stratégie
est par définition individuelle, la stratégie efficace, en général, est celle
qui s’alimente directement de la société ou de l’environnement
immédiat. Il existe tant de stratégies au nombre des individus et les
groupes. Le fait aussi de définir la stratégie discursive comme ce que
nous aimons entendre, c’est de la grande supercherie. Cette typologie
de stratégie n’est que l’intelligence sociale, adaptée par les individus,
sans que les traces de la stratégie sociale et individuelle ne soient
perdues.
La stratégie de l’intelligence sociale est la stratégie, empruntée au
domaine militaire, mais au pluriel. La stratégie, en tant que terme
généralisant, étudiant l’action, est à considérer comme un art, une
approche, étudiant les méthodes qui pourront mettre la finalité sur les
bons rails. Les stratégies sont donc cette approche qui prend en charge
chaque stratégie à part entière. La stratégie argumentative, dans cette
nouvelle doctrine par exemple, est à prendre pour une méthode, et non
pas comme une stratégie, du fait qu’elle se caractérise par son caractère
hétérogène, qui s’alimente des différentes approches et sciences,
acquises par celui qui la développe dans le cadre d’une situation
particulière ou globale.
L’argumentation dans le discours n’est pas la même que comme
l’argumentation par le discours. L’énonciateur pourrait développer ses
propos en investissant dans les différentes formes des connaissances et
informations, dont le discours n’est qu’un complément, mais qui mérite,
d’autre part, d’être analysé, sous différents points possibles.
Stratégie discursive entre efficacité et finalité A fortiori, la stratégie n’est que la finalité, un instrument qui analyse
le point de départ. Son efficacité ne se mesure que par le point d’arrivée.
De telle perception, les sciences et les approches qui étudient les
différentes composantes de cette stratégie sont multiples, et aucun
contenu de cette stratégie ne pourra être homogène. Ce point nécessite,
certes beaucoup d’éclaircissements, mais voici en fait, un exemple.
Vers une nouvelle lecture du concept de stratégie discursive
21
Un projet politique n’est pas seulement une action et un discours, c’est
plus que ces deux éléments, pourtant indispensables. L’économie, le
social, la diplomatie… chaque composant nécessite la présence d’une
finalité, ou au moins un nombre de buts à atteindre. Par conséquent,
la diplomatie, à titre illustratif, est le projet de toute une Nation, qui
réclame la présence du consentement collectif, malgré la diversité des
partis et les orientations politiques, par opposition aux autres
composants qui ne sont que le fruit d’une réflexion, au moins groupale,
et chaque composant exige la présence d’une multitude d’action, dont
la finalité demeure unique.
Dans cet exemple, parmi d’autres, qui vont suivre, permettent de
montrer qu’il existe plusieurs penchants idéologiques au sein d’un
projet politique, la stratégie est qualifiée de démarche intelligente qui
fait appel à plusieurs doctrines et approches, analysant chaque finalité
à part. Une telle approche met en place le début d’une nouvelle
tentative de « réinscription méthodologique ». À travers cet exemple,
les nouvelles pistes s’éclaircissent. D’autre part, la stratégie
discursive, en tant que composante, dont l’angle d’analyse demeure
multiple, peut être perçue comme une voie, parmi d’autres, s’inscrivant
dans le discours, et dont la diversité des actions et la diversité des
approches d’analyses demeurent apparentes. Il n’y a pas une seule
stratégie discursive, mais une multitude de stratégies discursives au
sein d’un discours politique.
De ce fait, les stratégies discursives sont des composantes de
discours qui investissent beaucoup plus dans les différentes formes de
discours, du corps et du gestuel.
D’autre part, les stratégies ne sont pas uniquement ce listage.
Elles ont besoin aussi d’autres formes de la cognition, de la
psychologie, de l’adaptabilité des connaissances. Elles sont aussi
constituées des connaissances et les informations acquises ou apprises
par le biais des milieux formels ou informels.
Il est clair que le discours n’est pas uniquement des structures
syntaxiques ou linguistiques, c’est beaucoup plus un ensemble de
connaissances à démontrer, à développer, à critiquer…Par conséquent,
les stratégies discursives sont en premier lieu des connaissances et des
informations, adaptées par le fait de discourir.
Abdelhak Abderrahmane BENSEBIA
22
Plaidoyer pour une nouvelle définition Les stratégies discursives sont des formes parmi d’autres formes
possibles permettant de faire apparaître notre savoir, dont les approches
d’analyses demeurent compliquées, mais surtout diversifiées, d’où
vient la difficulté de toute intervention méthodologique. La stratégie
globale est celle qui fait appel à d’autres moyens, permettant l’atteinte
d’un but ou d’une finalité. Les stratégies discursives sont aussi à
considérer comme des sous-stratégies qui s’insèrent dans le cadre d’une
stratégie globale. Il n’y a pas de stratégie particulière, mais une stratégie
globale.
Quant à la stratégie de manière générale, il s’agit de prévoir une
situation inédite, savoir comment se comporter et réagir face à une
situation nouvelle. Il est clair que la finalité n’est mesurée qu’à travers
la voie empruntée. L’efficacité est dans la stratégie et non pas dans la
finalité, qui n’est que la somme des buts tracés.
La stratégie est aussi la lecture des données de l’univers immédiat
ou global, de les réunir, de les comparer, de les différencier les unes
des autres pour en tirer des conclusions, mais aussi de comprendre ces
dernières en vue de faire couronner une idée, de dominer ces deux
univers. Cependant, il semble délicat de dominer un univers, par
définition hétérogène, qui n’accepte pas les mesures et les interventions
irréfléchies.
Chaque situation aurait besoin d’une stratégie adéquate, dont le
recours aux composantes, déjà évoquées, demeure déterminé par le
génie du groupe ou de la personne, de la sociabilité, de la raison
comme de la ruse, de la légitimité comme de la manipulation. La
stratégie réelle n’est définie que comme le moyen qui paraît déterminé
aussi par l’éthique, car celui qui tend un piège aujourd’hui, se verra
victime un jour, d’un autre piège, d’une autre personne.
La stratégie est aussi l’idée à faire aboutir, déterminée par le
temps et par un ensemble de moyens efficaces, mais de natures
différentes (tactiques), en menant un combat qui s’alimente en premier
lieu de la morale et qui investit beaucoup dans le changement positif.
La stratégie efficace est celle qui fait fonctionner les stratégies de
compréhension et de production, d’attirer l’auditoire à partir de ses
caractéristiques spécifiques, sans que la ruse ne soit le but, et sans
que la faiblesse ne soit l’obstacle premier. Il est à insister sur les
différentes natures qu’une stratégie pourrait avoir, en ne commençant
pas par les idées, même s’il s’agit d’une donne cruciale, mais par les
lexies en premier lieu, par le degré de l’implication directe dans le
discours et dans la société, et enfin, par tout ce qui est gestuel.
Vers une nouvelle lecture du concept de stratégie discursive
23
La force d’une stratégie dans un discours politique tient, avec
beaucoup de force, de la capacité de l’énonciateur à imiter une
personne aimée par la foule, en trouvant aussi sa force dans l’utilisation
des mêmes mots en les adaptant aux différents contextes, en n’excluant
pas les critiques, parfois acerbes, de les adopter et de les adapter,
d’introduire le mécanisme permettant de faire véhiculer les idées,
surtout de s’auto-corriger, devant la foule, de reconnaître les bavures…
L’action doit être encore une fois maîtrisée, l’avancement des
idées n’est pas un enchaînement simple de quelques mots ou de
quelques phrases, et répondre avec aisance à toutes les questions
posées. La stratégie discursive dans un discours politique demeure
capable de s’aligner sur la même ligne de départ, participant à
l’émergence de différentes stratégies, apte à investir dans les
mécanismes qui font naître la pitié, la tristesse, qui seront assistées par
la sympathie et corrigées par la volonté de changer.
Le discours efficace est celui qui embrasse les différentes formes
rhétoriques et de rhétoriques ; nous partons d’une rhétorique
historique, en croisant une autre didactique, et nous terminons par une
rhétorique souvent de la réalité. Désormais, nous insistons davantage
sur la rhétorique didactique qui demeure importante, sinon décisive de
la vie d’un discours politique. Il adopte une vision qui s’ouvre sur la
volonté de changer en diversifiant les idées, les programmes, les
implications, et se termine par l’aboutissement des idées. D’autre part,
que l’accent soit mis sur un discours qui ne promet pas, mais qui
fait fonctionner la société, et qui réalise les objectifs de départ. De
cette conception, nous considérons dans une première expérience que
le discours qui promet est un discours qui s’alimente de la ruse. Le
discours politique ne doit pas investir dans des idées qui ne se
concrétisent pas, sinon qui dépendent de la structure sociale ou
économique d’une nation. Dans un second temps, les objectifs tracés
doivent être réalisables, en suivant un plan d’action s’inscrivant dans le
temps.
À ces deux composantes de la stratégie discursive, viennent
s’ajouter les différentes formes et formules, à partir desquelles dépend
la dimension symbolique du discours. L’habillement surtout, et les
autres éléments extralinguistiques font dévoiler le génie de la personne
ou du groupe, des éléments qui correspondent à chaque circonstance.
Les stratégies discursives ne sont pas une seule recette à appliquer
à toutes les situations ; ce qui est conçu pour la société française n’est
pas forcément valable pour la société algérienne, et c’est d’ici que
tienne la première faiblesse de ce type de stratégies. La deuxième
faiblesse est celle qui nie l’existence de plusieurs idées au sein de
Abdelhak Abderrahmane BENSEBIA
24
la composante sociale et du groupe. La diversité des idées au sein de
ces structures est un bon signe, que les personnes doivent en profiter6.
Conclusion En guise de conclusion, et à la diversité des stratégies discursives,
il existe plusieurs points et angles d’analyse, permettant ainsi de
justifier les actions et les visions. Les stratégies discursives gardent le
principe d’être analysées linguistiquement pour se rendre compte de la
dynamique de l’action de l’acte de communiquer ou de parler. Investir
dans la composante linguistique, c’est étudier les formes syntaxiques
et sémantique, en vue de déterminer le sens social de l’action et du
discours, de l’âme du discours.
Quant aux autres connaissances, il s’agit d’une difficulté de taille de
les mesurer d’un point de vue vérité ou fausseté. Ce n’est pas le but
tant recherché dans le discours, mais étudier ces connaissances, c’est
aussi vérifier le degré de l’adaptabilité de ces connaissances avec la
situation globale, de la finalité défendue, le degré de l’implication
dans la scène et dans le discours, la qualité de ces connaissances, et
les états de comparaison dressés.
Les stratégies discursives sont des mécanismes qui reflètent le génie
de l’énonciateur. Il s’agit du talent dans la construction du sens par et
dans le discours, qui exige la présence de la pertinence, et de
l’efficacité de la part de l’énonciataire, qui seul pourra déterminer le
sens original de chaque stratégie en présence.
Les stratégies discursives efficaces sont celles qui incorporent dans
leurs structures les composantes : logique, discipline, fermeté et
courage, sociabilité et implication directe. La logique inscrit le discours
et l’action dans la continuité en excluant la ruse et la manipulation.
Quant à la discipline, c’est la morale qui doit primer, et demeure la clé
de voûte qui caractérise la trajectoire des actions.
La fermeté, c’est l’insistance dans et par le discours. Elle met en
place un dispositif qui inscrit l’objectif tracé au départ, comme le but
à atteindre, indépendamment des évènements qui peuvent surgir. Elles
tiennent en compte aussi de la présence de la diversité, qui n’est pas à
exclure, mais qui doit être source de réadaptation des actions et les
discours. Quant au courage, c’est la volonté ferme qui s’engage dès le
départ, en vue d’aboutir à ce qui a été visé. C’est la morale dans
l’action, la foi dans le discours.
6 BENSEBIA Abdelhak Abderahmane, Étude des comportements
langagiers dans les milieux diglossiques, mémoire de magistère, Bibliothèque
de l’Université d’Oran, 2005.
Vers une nouvelle lecture du concept de stratégie discursive
25
La teneur et la sévérité sont les caractéristiques d’une stratégie
politique globale, mais réelle qui a besoin d’un support langagier, à
côté d’une autre stratégie qui vise le rapprochement social, qui entend
et qui se voit entendue, grâce à la diversité des actions, des discours
qui doivent être conçus pour répondre avec efficacité aux objectifs de
départ. La sociabilité, enfin, c’est investir dans les rhétoriques et les
stratégies de la simplicité ; des stratégies qui relatent la réalité, qui
aspire à changer les données.
Bibliographie BARRY O. A., Les bases théoriques en analyse du discours (textes
imprimés), collection : Textes de Méthodologie, disponibles sur :
http://www.chaire-mecd.ca
BENSEBIA A.A. (2005) : Étude des comportements langagiers
dans les milieux diglossiques, mémoire de magistère, Bibliothèque de
l’Université d’Oran.
BENSEBIA A. A. (2011) : Les stratégies discursives dans le
discours présidentiel algérien de 1996 à 2006- Typologie
textométrique des textes en langue française, Éditions EUE,
Allemagne. N°ISBN 978-3-8417-8318-9.
DUCROT O. (1980) : Les échelles argumentatives, Paris : Éd.
Minuit, p.72.
GUMPERZ J. (1982): Discourse strategies,: Cambridge Cambridge
University Press.
Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, page 3650
et 3651
SIMUNIC Z. (2004) : Une approche modulaire des stratégies
discursives du journalisme politique, Thèse de doctorat, Université de
Genève, sous la direction de sous la direction du Professeur Eddy
Roulet, p.36.
26
Nawal MOKHTAR SAIDIA Université de Bouzaréah, Alger 2 (Algérie) [email protected]
L’anaphore comme stratégie discursive dans le discours de la presse écrite algérienne
Notre travail se propose de montrer l’impact que peuvent avoir les
marqueurs anaphoriques en tant que marqueurs de cohésion
susceptibles d’orienter le destinataire vers un déjà dit et/ou de
fonctionner comme des reprises qui synthétisent à l’intention du lecteur
de vastes informations antérieures ; ce faisant, ils opèrent en même
temps une certaine évolution thématique dont l’écart sémantique et
référentiel n’est pas en rupture avec ce qui précède mais en continuité,
afin d’assurer la dynamique textuelle. La problématique choisie induit
deux questions fondamentales auxquelles nous tenterons de répondre :
— Quels rôles peuvent jouer les anaphores dans le discours de la
presse écrite algérienne ?
— Comment et pourquoi les journalistes algériens utilisent-ils les
marqueurs anaphoriques ?
Cette étude porte sur l’analyse d’un corpus constitué d’exemples
puisés dans les textes journalistiques d’un des organes de la presse
écrite algérienne d’expression française : le Quotidien d’Oran. Ce genre
de corpus présente un double intérêt. D’abord, nous avons choisi le
discours journalistique comme support de notre étude, car il est porteur
d’enjeux et de symboles très importants dans l’espace public. Ensuite,
les événements dont s’occupe l’histoire appartiennent à un passé qui n’a
plus de connexion immédiate avec le présent et dont l’existence dépend
d’un réseau événementiel d’avant et d’après, de passé et de présent que
le journaliste doit ordonner et rendre cohérent. A cet égard, nous avons
choisi particulièrement d’étudier les articles parus le 4 ou le 5 juillet, en
2010, 2011 et 2012, parce qu’ils nous permettent d’observer la
représentation du grand événement « la guerre d’indépendance », la
situation des Algériens et le positionnement des journalistes par rapport
au conflit et aux faits criminels qui se multiplient en Algérie entre 1954
et 1962.
L’anaphore comme stratégie discursive dans le discours de la presse …
27
L’objectif de cette communication est donc d’expliciter les
contraintes sémantico-pragmatiques qui déterminent, du moins
conditionnent le choix des anaphores par les journalistes algériens pour
représenter cet événement. En premier lieu, nous commencerons par
rappeler quelques définitions de l’anaphore, dans le but d’en déterminer
les points de convergence et de divergence. Dans un second temps, nous
proposerons d’expliciter les mécanismes de fonctionnement des
marqueurs anaphoriques dans l’établissement et le maintien de la
continuité référentielle du texte journalistique. On étudiera donc le
fonctionnement des diverses expressions référentielles qui peuvent être
utilisées dans l’univers de discours d’information médiatique et
particulièrement dans la presse écrite.
L’anaphore – définition(s) : L’anaphore (du grec ana- « vers le haut », « en arrière », et -phora
« fait de porter ») est un mot derrière lequel se cachent bien des
difficultés. Pour les linguistes une définition rigoureuse n’est pas chose
aisée à délimiter, en raison de ses différentes acceptions. Nous
commencerons par donner quelques extraits de définitions : L’anaphore se définit traditionnellement
comme toute reprise d’un élément antérieur dans
un texte. Plus précisément une expression est
anaphorique si son interprétation référentielle
dépend d’une autre expression qui figure dans le
texte1.
Il y a relation d’anaphore entre deux entités A
et B quand l’interprétation de B dépend
crucialement de l’existence de A, au point qu’on
peut dire que l’unité B n’est interprétable que dans
la mesure où elle reprend –entièrement ou
partiellement– A2.
L’anaphore : une stratégie de désignation dans la presse écrite algérienne
Dans cette section nous tenterons de répondre à la question suivante :
quel est le rôle de l’anaphore, soit pour (re)dénommer, soit pour faire
progresser les différentes désignations au fil du texte, avec quelles
visées discursives et quels effets ?
1 Riegel M., Pellat J-C et Rioul R., 1995, Grammaire méthodique du français,
Paris : PUF, p. 610. 2 Milner J-C., 1982, Ordres et raisons de langue, Paris : Seuil, p. 18. Cité par
Guillot C., 2006, « Le démonstratif en français », Langue française, n°152,
p. 40.
Nawal MOKHTAR SAIDIA
28
Pour effectuer notre recherche et pour que notre problématique soit
valide, nous avons choisi un corpus totalisant un ensemble de 10 articles
tirés du Quotidien d’Oran qui sont les suivants :
Synthèse des résultats Nous allons présenter dans cette section les différentes
observations réalisées sur les articles ci-dessus en mettant en
évidence les différentes formes d’anaphores produites dans
chaque texte. Le discours de la presse algérienne se caractérise par une forte
densité en lien de cohésion. Ainsi, nous distinguons :
— Les anaphores pronominales : dans ce groupe de reprise
l’antécédent est remplacé par un pronom qui peut être un
pronom personnel, démonstratif, relatif, possessif. Ce type de
reprise sert non seulement à éviter la répétition mais il assure
en même temps la continuité du renvoi aux mêmes entités du
monde, aux mêmes référents, ainsi il contribue également à la
structuration du texte et facilite la progression de l’information.
[T3] « Les Algériens déraisonnables ? Non. C'est la
faute à la Révolution algérienne : elle a placé la
barre trop haut en matière de sacrifice,
d'abnégation, de détermination. Elle a aussi créé
trop d'attentes, trop d'espoirs. »
Afin d’éviter le même lexème, le journaliste a l’habitude de recourir
le plus souvent à la pronominalisation, comme il en est de même pour
L’anaphore comme stratégie discursive dans le discours de la presse …
29
ce passage : le pronom personnel de la troisième personne [elle]
remplace deux fois le lexème [la révolution algérienne]
— Les anaphores nominales strictes dites « fidèles » : on parle
d’anaphore nominale fidèle lorsque le même groupe nominal
est repris tel qu’il est, avec le seul changement de déterminant.
La reprise de ce groupe nominal peut se réaliser par un défini,
un démonstratif ou bien par un possessif.
[T3] « Je parle des militants au long cours, de ceux
qui ont pensé la lutte, qui ont mis en place
l'architecture du mouvement national, qui ont
tenté de doter l'Etat algérien d'institutions en
mesure de pérenniser son indépendance et
d'assurer à l'Algérie une place digne d'elle dans le
concert des Nations. Ces militants ont mesuré le
chemin parcouru, avant de revenir aux
fondamentaux du mouvement national pour se
dire qu'il y avait possibilité de faire mieux,
beaucoup mieux. »
Le syntagme nominal [des militants] est repris par le SN
démonstratif [Ces militants].
Par la répétition du même lexème, ce type d’anaphore établit un lien
de fidélité explicite entre l’antécédent et l’anaphorisant. L’anaphore, En
ce cas, permet d'expliciter le fait que c'est le même référent, alors que
le lecteur pourrait avoir des difficultés de compréhension si le
journaliste avait seulement utilisé un pronom.
De même pour le passage suivant :
[T5] « Le deuxième tournant fut l'« immense fête»
célébrant la proclamation officielle de
l'Indépendance du pays. Une fête marquée par des
«retournements» aussi rapides qu'imprévisibles
de la situation politique et militaire puisqu'en une
journée, il a fallu manifester pour Ben Khedda…
et, quelques heures après, pour Ben Bella…Et,
celui qui n'était pas assez rapide pour saisir le
changement, s'est vite retrouvé, avec beaucoup
d'autres, enfermés, pendant quelques heures, dans
une cellule. Une fête qui a marqué, à mon sens,
pour des décennies, la société algérienne (la
génération des 18 ans et plus d'alors). »
Ici, nous distinguons deux reprises anaphoriques avec article
indéfini. Dans la première forme [une fête marquée par des
«retournements» aussi rapides qu'imprévisibles de la situation
Nawal MOKHTAR SAIDIA
30
politique et militaire ] le journaliste introduit un participe, alors que
dans la deuxième [Une fête qui a marqué, à mon sens, pour des
décennies, la société algérienne (la génération des 18 ans et plus
d'alors) ], il utilise une proposition subordonnée relative appositive
qui : « consiste dans la duplication appositive d’un nom déjà pourvu
d’une expansion, pour faciliter la greffe d’une relative sur une structure
en partie saturée »3.
Notons que dans les deux cas, l'indéfini s'explique par le fait que le
journaliste souhaite ajouter une greffe, c'est-à-dire reclasser [la fête de
la célébration de l’indépendance ]en lui associant des caractéristiques
nouvelles, « marquée par des retournements » et « qui a marqué la
société algérienne (la génération des 18 ans et plus d'alors) ».
L'anaphore avec l'indéfini est donc ici un moyen d'introduire des
reclassifications. De ce fait, elle est censée assurer une cohérence
importante dans la progression du texte et participe plus nettement au
processus d’argumentation.
— Les anaphores nominales « infidèles » ou prédicatives, en
particulier catégorielles ou génériques qu’on classe en :
• reprise par hyperonyme : elle consiste à rappeler par un
nom générique un objet de discours préalablement désigné
par un nom spécifique.
[T5] Ce n'est pas ce qu'ils disent qui en témoigne,
mais ce qu'en disent les autres, et les traces que
cette révolution a laissé dans le monde. Il suffit
de voir à quel point leur combat a marqué le
monde sur plusieurs générations, et à quel point
les générations devenues adultes au lendemain de
la seconde guerre mondiale ont été marquées par
l'Algérie, pour mesurer l'ampleur d'un
évènement dont seuls les Algériens, à cause d'une
conjoncture politique défavorable, semblent
négliger la portée.
Dans l’exemple [T5], le SN [leur combat] est un hyperonyme de
[cette révolution]. Ainsi, comme toutes les anaphores infidèles, la
reprise par hyperonyme permet au locuteur d’éviter une répétition
lexicale et mettre à jour les connaissances de l’interlocuteur.
• reprise par synonymie
[T2]
3 MOUGIN P., « la répétition lexicale dans Sodome et Gomorrhe : formes et
signification », Université Paris-III Sorbonne nouvelle. URL : http :
//www.unice.fr/AGREGATION/Mougin.html, consulté le 28/06/2009.
L’anaphore comme stratégie discursive dans le discours de la presse …
31
Le pays a même mis à la mode certains termes,
comme dinosaures, pour évoquer les dirigeants
issus de la guerre de libération. Ce qui aboutit,
en fin de compte, à jeter le discrédit sur une
génération qui a pourtant été la plus influente
du pays depuis deux siècles. Aujourd'hui, le
départ de cette génération, symbolisée par les
moudjahidine et la fameuse famille
révolutionnaire, est revendiqué publiquement.
L’expression [les dirigeants issus de la guerre de libération] est
reprise par son synonyme [une génération], puisque ces derniers ont
nécessairement le même âge les uns que les autres et par une anaphore
fidèle avec le SN démonstratif [symbolisée par les moudjahidines et la
fameuse famille révolutionnaire]. La reprise anaphorique aboutit ici à
une reclassification permettant de diriger l’attention des lecteurs vers
un autre point de vue.
• Reprise par para-synonymie :
[T1] 5 juillet 1962, une Indépendance très «chair»
de l'Algérie trop «chère»
[Une Indépendance très «chair» de l'Algérie trop
« chère »] anaphore infidèle, juxtaposée à l’objet de discours. Cette
juxtaposition permet une recatégorisation de l’objet de discours. En
effet, cette reprise lexicale n’assure pas non plus un pur rappel
d’information « déjà donnée » mais elle est susceptible d’apporter à
propos du référent des informations inédites. De même pour l’exemple
suivant :
[T1] En 1962, par un 5 juillet, la colonisation de
l'Algérie a pris officiellement fin. Notre pays est
devenu indépendant réellement et effectivement.
Dans [T1], nous observons une équivalence entre les deux
expressions [la colonisation de l'Algérie a pris officiellement fin] et
[Notre pays est devenu indépendant], utilisées pour désigner le même
antécédent mentionné sous la forme [Le 5 juillet de la même année
(1962), l'Algérie est proclamée indépendante].
• reprise par nominalisation (ou anaphore présomptive)
l’unité nominalisée reprend « une idée » qui, lors de sa
première apparition était signifiée par une proposition, une
phrase, voir un paragraphe entier. Cette procédure de
nominalisation est liée le plus souvent aux mécanismes de
« conceptualisation ».
[T3]
Nawal MOKHTAR SAIDIA
32
L’Algérie n'a pas réussi à édifier une
économie prospère et performante, comme l'a
reconnu le président Abdelaziz Bouteflika, ni à
maitriser le savoir. Il a mis beaucoup d'argent pour
bâtir une industrie, aller vers l'autonomie
alimentaire, généraliser l'école, ouvrir
l'université aux enfants du peuple, mais le
résultat est en deçà des attentes. La frustration est
d'autant plus grande que de grandes énergies ont
été consacrées à ces secteurs, et que des sommes
faramineuses ont été englouties, sans parvenir aux
résultats attendus. Mais à côté de ces ratages, il y
a le reste.
Le SN [ces secteurs] est une anaphore nominale infidèle qui
synthétise le contenu propositionnel de l’énoncé suivant : Il a mis beaucoup d'argent pour bâtir une
industrie, aller vers l'autonomie alimentaire,
généraliser l'école, ouvrir l'université aux enfants
du peuple, mais le résultat est en deçà des attentes.
Ainsi, [ces ratages] est une anaphore conceptualisant le contenu
global de tout l’énoncé
— L’anaphore rhétorique ou littéraire : est un procédé stylistique
qui consiste essentiellement à répéter ou à reprendre un même
mot ou groupe de mots en tête d’une succession de phrases ou
de propositions, que ce soit dans des vers ou des paragraphes.
Ce type d’anaphore est illustré dans [T10] :
T10
Joyeux cinquantenaire, mon pays !
Il est des moments qui nous invitent à célébrer le sacrifice de
millions de nos concitoyens, martyrs de multiples révolutions,
qui se sont dressés contre l'oppression, l'injustice et le déni
d'humanité.
Il est des moments qui nous appellent à chérir la mémoire de
ceux qui ont, de leurs mains nues, défriché le chemin de notre
liberté, par leur sang, insufflé dans notre âme la notion de
dignité humaine et par leur abnégation nous ont permis de nous
mettre debout et de lever nos têtes.
Il est des moments qui nous poussent à crier haut et fort qu'il
n'y a rien de bon dans le colonialisme que d'aucuns cherchent à
glorifier pour justifier leurs massacres, s'absoudre de leurs
méfaits ou bien décorer les livres de leurs écoliers.
Il est des moments qui nous exigent de transcender nos
clivages, surmonter nos divisions et galvaniser les citoyens de
L’anaphore comme stratégie discursive dans le discours de la presse …
33
notre patrie.
Il est des moments qui nous obligent à dire NON à ceux d'entre
nous qui, pour plaire à certains, nuire à d'autres, ou par
égarement fugace, regrettent la présence du colon, de
l'oppresseur, de l'agresseur, du génocidaire.
Il est des moments qui nous imposent de faire table rase de tout
syndrome de Stockholm, de toute trace de scotomisation de
faits historiques et d'idéalisation de l'envahisseur, occupant
illégal et belliqueux d'une Terre, NOTRE Terre, l'Algérie.
Il est des moments qui nous incitent à ne pas regarder
uniquement et exclusivement les années qui ont suivi un
évènement historique (ce que nous faisons à longueur d'année),
mais plutôt à découvrir, déchiffrer et nous approprier les
longues années qui ont précédé cet événement et qui lui ont
permis de se réaliser.
Il est des moments qui nous somment de nous remémorer que
des Algériens comme moi, dont les parents et les aïeux sur
quatre générations étaient TOUS analphabètes par la «
bénédiction » du colon, ont réussi, en une génération, à gravir
TOUS les échelons du savoir grâce à un seul et unique mot qui
s'appelle INDÉPENDANCE.
Il est des moments, rares je le concède mais ô combien
savoureux, qui permettent au Bien de terrasser le Mal, à la
lumière de conquérir la noirceur, à la justice de vaincre
l'iniquité.
Il est des moments qui nous ordonnent, tous ensemble, de
chanter, célébrer, fêter, « youyouter », pétarader, canonner afin
de commémorer la fin de 132 années noires, avilissantes et
dégradantes.
Il est des moments, comme aujourd'hui, où nous devons tous,
à l'unisson, clamer jusqu'à nous égosiller :
Gloire à nos martyrs et joyeux cinquantenaire, mon pays !
Nous remarquons que le journaliste répète la même expression [il
est des moments]en tête de toutes les phrases afin de créer un effet de
symétrie, d’insistance sémantique, de création rythmique, de
parallélisme ou de renforcement de sa représentation de [la célébration
de ce demi-siècle d'indépendance]
Identification des types d’anaphores dans un article de presse algérienne
Un retour aux textes nous montre que le discours de la presse
algérienne tend à privilégier l’emploi des variations lexicales
anaphoriques qui jouent un rôle dans l’introduction de nouvelles idées
Nawal MOKHTAR SAIDIA
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dans le texte et peuvent imposer au lecteur, de par leur contenu
sémantique, un savoir plus détaillé sur ce qui se passe avant, pendant et
après la guerre de libération algérienne. En voici un exemple :
T4
De la liesse à l'amertume
« L'orphelin n'est pas celui qui a perdu son père et sa mère. Le vrai orphelin
est celui qui a perdu l'espoir. » Sagesse africaine.
LA REVOLUTION DE 54 : ENTRE COMBATTANTS ET
«RENTIERS»
Dans toute révolution, il y a deux catégories de gens : les combattants
qui la font et ses rentiers qui cueillent les fruits de sa prébende. Selon
Youcef Sâadi, entre 1954 et 1962, il y avait 350 000 vrais moudjahidine
qui ont accompli leur devoir de « Djihad » face à un ennemi supérieur
en nombre et en matériel militaires. Ils étaient forts de leur foi, de la
noblesse et surtout de la justesse de leur combat. L'Algérie avait pris,
alors, rendez-vous avec l'Histoire.
Un rendez-vous qui avait gonflé d'espoir « les indigènes » pour
recouvrer leur droit imprescriptible et naturel : celui de redevenir « des
hommes » avec toute l'acception de la notion de « radjla.» Ces
moudjahidine se sont donné le serment de ne reculer devant rien ni
personne jusqu'à la victoire ou… la mort.
«Il est, parmi les Croyants, des hommes qui étaient sincères dans leur
engagement envers Allah. Certains ont atteint leur fin. D'autres
attendent encore sans jamais revirer ni revenir sur leur engagement.»
Ce qui explique le nombre de soulèvements qui ont ponctué la présence
coloniale depuis l'Émir Abdel Kader jusqu'au 1er Novembre 1954. FLN
et ALN étaient, alors, constitués d'hommes sincères dans leur
engagement envers Allah et la Patrie. Ils étaient charismatiques par leur
droiture. Ils avaient pour unique ambition la libération du pays et pour
seule arme leur foi en Dieu et en l'Algérie Ils ont pu, de ce fait, gagner
la confiance de leurs compatriotes et mettre en échec une des armées
les plus puissantes et préserver, à la fois, l'unité du pays et du peuple :
Arabes, Kabyles, Chaouis, Terguis se sont battus et morts pour la même
Algérie, une Algérie commune, une Algérie de tous les Algériens. Bref
: pour «une Algérie UNE et INDIVISIBLE.» La Guerre de Libération
fut l'ultime soubresaut des Algériens qui sonna, définitivement, le glas
à la colonisation. «De guerre lasse», le gouvernement colonial a fini par
reconnaître l'indépendance de l'Algérie en ce 5 juillet 1962 après une
présence coloniale de 132 années. Depuis, le temps algérien a pris deux
dimensions : «l'ère pré et post-Indépendance.»
LES NEGOCIATIONS D'ÉVIAN
L’anaphore comme stratégie discursive dans le discours de la presse …
35
Mais auparavant, les négociations des accords d'Évian furent difficiles et
serrées entre Krim Belkacem, alors ministre des Affaires Étrangères du
Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) et Louis Joxe
et Jean Broglie, négociateurs français délégués par le Général De Gaulle. Le
18 mars 1962, ces Accords furent ratifiés. Le 19, De Gaulle proclama la fin des
hostilités à travers tout le territoire.
Le 1er juillet eut lieu le référendum de l'autodétermination. Les Algériens
ont voté massivement en faveur de l'indépendance à hauteur de 99,7% (non
43% comme le 10 mai dernier). Le Président du GPRA Benyoucef Benkhada
déclara, depuis Tunis le soir même, la victoire du peuple algérien. Le 5 juillet
1962 est née officiellement la République algérienne démocratique et
populaire. Ce fut le couronnement d'une lutte implacable qui a fait sortir les
Algériens de leur longue nuit coloniale durant laquelle ils n'ont jamais connu
le sommeil du juste jusqu'à l'aube. Alors, le soleil de la liberté à point à
l'horizon de leur cher pays. Ils ont, de facto, oublié toutes les souffrances et
sacrifices consentis pour apprécier cette liberté rêvée depuis des générations et
qui, maintenant, s'est concrétisée. Oui, après cinq générations, le peuple
algérien s'est vu bel et bien affranchi du joug colonial. Il s'est rué dans les rues
exprimant sa liesse. Une liesse que l'Histoire nationale a « chairement »
imprimée, dans la mémoire collective, en lettres de feu et de sang. Le slogan
scandé en chœur et du fond des cœurs était « L'ALGÉRIE EST
ALGÉRIENNE »
Cette Révolution était une véritable « Ghazoua » de 7 ans et demi. Près de 8
millions de chouhada sont morts dans les champs d'honneur de 1830 à 1962.
Si la colonisation donnait un froid sibérien au dos, le vent de la Révolution de
1954, au contraire, donna très chaud au cœur vu l'élan patriotique des Algériens
tous amoureux de leur pays. Un million et demi ont donné ce qu'ils avaient de
plus cher : LEUR VIE - (et quoi de plus cher ?) - Ils sont morts pour que vive
l'Algérie, leur amour de toujours, leur amour pour toujours. « Malgré tout et
au-dessus de tout « Bladi nabghik » La Révolution a été menée par des
« Novembristes nobles, intègres et surtout résolus » de la trempe de Boudiaf,
Amirouche, Ben Boulaïd, Ben Mhidi, Didouche, Abane Ramdhan, Ali la
Pointe, Hassiba Ben Bouali, les sœurs Baadj, Ourida Medad et bien d'autres
anonymes parce qu'ils (elles) se sentaient les fils et filles chauds de leur
Algérie, les dignes héritier(e)s de l'Émir Abdelkader, El Mokrani, Ben Badis,
Lalla Nsoumer, la Kahéna …
L'esprit de la Révolution algérienne s'appuyait, pour l'essentiel, sur
l'esprit des « ghazaouat » menées du vivant du Prophète (QSSSL), c'est-
à-dire inspirée du Coran et de la Sunna : Le choix du jour : « lundi », jour de la naissance du Prophète et de la première
Révélation du Coran.
La rédaction de la plate-forme entamée par la formule liminaire coranique
« Au nom de Dieu Clément et Miséricordieux.»
La consultation comme fondement avant toute action. La direction était
collégiale et non individuelle. Il n'y avait pas de « Zaïm » mais un Conseil
National de la Révolution (CNR) et un Conseil Consultatif et de l'Exécutif
(CCE).
Nawal MOKHTAR SAIDIA
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Le nombre de combattants était réduit : 350 000 moudjahidine selon Youcef
Sâadi. Face à une armada militaire impressionnante.
« Combien de troupes réduites ont vaincu des troupes nombreuses
par la volonté de Dieu.» 1962 : LA CHASSE AUX POSTES PAR DES ARRIVISTES BALZACIENS
Au lendemain de l'Indépendance, nombre de combattants avaient déposé les
armes avec une insigne déférence. Croyant avoir accompli leur sainte mission
du ‘'petit djihad'' et libéré le pays, ils pensaient que d'autres, plus révérencieux,
se chargeront de son édification et son développement à même de faire de
l'Algérie un grand pays capable de rejoindre le concert des grandes nations
développées. Erreur gravissime.
À peine la guerre contre l'occupant fut-elle achevée, qu'une autre plus
ravageuse avait commencé : celle des luttes intestines. Le djihad pour «El
Watan» (la patrie) d'hier a cédé devant la lutte pour «El batane» (le ventre). Le
clanisme, le tribalisme, le «archaïsme», l'arrivisme ont fait le reste. « La paix
à vivre » est devenue « une peine [cauchemardesque] à vivre » (R. Mimouni).
Le sang de nos glorieux martyrs n'avait pas encore séché dans les maquis que
des clans politiques mafieux constitués par des hommes délétères se sont
formés pour s'emparer du pouvoir, colonisant de nouveau le peuple et mettre
main basse sur l'Algérie et s'approprier ses richesses en s'asseyant
superbement, et sans le moindre scrupule, sur le serment des martyrs et les
sacrifices du peuple. Les intérêts claniques l'emportent sur les intérêts
nationaux. Trahison des clercs.
En 1962, le nombre de moudjahidine est passé «mystérieusement» de 350 000
à près de 2 millions. Les MARSiens, plus nombreux alors que les
Novembristes, se sont illico presto «occupés à occuper» le devant de la scène
faisant croire au peuple qu'ils sont les libérateurs du pays à dessein de s'emparer
des postes de pouvoir. Du temps où les militants sincères et téméraires se
faisaient jeter dans la Seine par centaines, ces opportunistes véreux de tous
bords étaient hermétiquement calfeutrés chez eux. Aujourd'hui, toute honte
bue, ils se sont bâti de grandes fortunes en cultivant le culte du faste alors que
les vrais moudjahidine, morts et vivants, se sont battus pour seul objectif de
construire une grande nation algérienne.
L'INDEPENDANCE SUBORNEE
Dès le 5 juillet1962, l'Indépendance avait pris un mauvais tournant. Par
conséquent, le train de l'Histoire avait dangereusement déraillé. La vraie
famille révolutionnaire s'est tapie dans un mutisme de mort. L'Algérie
combattante a abdiqué devant l'Algérie défaillante.
Des responsables véreux, tous niveaux confondus sans science ni conscience,
n'ont cessé de saigner à blanc le pays parce que sans foi ni loi. Moumène
Khalifa (qui ne sera ni extradé ni jugé ni en Algérie ni ailleurs) n'en est qu'un
sinistre modèle du système.
Il n'est, somme toute, que l'arbre qui cache la forêt impénétrable de ramassis.
Ce qui a provoqué – «et continue de provoquer» - la ruine du pays. Ces nababs
n'ont de compte à rendre à personne sinon à eux-mêmes. Ils ont fait du pouvoir
une chasse gardée et de l'Algérie une propriété privée. Ils s'en servent sans
mesure ni modération : barons du sucre, barons du fer, barons du ciment…
L’anaphore comme stratégie discursive dans le discours de la presse …
37
Le FLN de 1954 était l'artisan de l'Indépendance algérienne. Le FLN de 1962
est l'architecte de la déliquescence nationale. Quelle amertume !
Les Algériens ont perdu confiance en leurs dirigeants parce qu'indignes. Ce qui
explique le hiatus abyssal société/pouvoir qui ne cesse de s'élargir. Les
intellectuels postindépendance n'ont pas hésité à dénoncer les dérapages et les
abus des Caïds qui ont trahi le serment des martyrs et conduit le pays vers la
déliquescence actuelle. Dans «La Répudiation», Rachid Boudjedra démontre
comment le peuple est répudié de sa Révolution. Dans «Le Fleuve détourné»,
Rachid Mimouni explique le détournement de l'Indépendance au seul profit
des princes et leurs suppôts excluant le reste du peuple et, particulièrement,
son élite intellectuelle des grandes décisions du pays. Ce qui explique la
déliquescence en stade avancé d'un État inerte en voie de décomposition.
C'est-à-dire l'absence d'un État de Droits faute d'hommes droits : les harraga,
la fuite des cerveaux, la corruption à tous les niveaux, le pillage des deniers
publics, les détournements de fonds colossaux à donner le vertige…. Le pays
vit un moment pathologique de son Histoire. L'État se stabilise dans son état
de dysfonctionnement. C'est le règne du chaos et de l'anarchie qui sont devenus
la règle immuable. Aucun responsable ne semble apte à prendre les décisions
idoines à même d'y remédier, soit par impuissance, incompétence ou
démission. Une situation sans issue. La nomenklatura évince sciemment
l'intelligentsia. Celle-ci ne peut, donc, s'impliquer dans le système pour
représenter «objectivement» l'idéologie sociale. L'échelle des valeurs s'est
renversée chez nous : le pays est dirigé par la queue au lieu et place d'être
gouverné par la tête. On ne gère pas un pays et son peuple comme on gère une
boutique du coin.
ACCOINTANCES PASSENT COMPETENCES
En dépit de l'embellie financière, soit un pécule de 200 milliards de dollars
(tant que vivra M. De Pétrole), la paupérisation du peuple algérien n'a cessé de
prendre des proportions inquiétantes. Preuve supplémentaire que les richesses
nationales sont inéquitablement réparties. Il y a eu libération du pays, mais pas
liberté du citoyen. Ce dernier n'a toujours pas la liberté de choisir lui-même les
candidats à même de le représenter dans les différentes institutions (APC,
APW, APN) parce que les nababs ont décidé de lui imposer leurs hommes qu'il
«faut» à la place qu'il «faut» au moyen de manipulations électorales qui sont
devenues, hélas, proverbiales. Le citoyen a perdu l'espoir, notamment après
l'assassinat de Boudiaf. On n'a pas tué l'homme seulement, on a assassiné
l'espoir des Algériens les plus désespérés, notamment la frange juvénile.
L'intellectuel, doté du pouvoir de la culture, se voit rejeté, en rade de la vie
sociopolitique de sa cité, à la limite de la disgrâce ou, à tout le moins, traité de
«mercenaire de la plume», alors qu'il était, durant la Guerre de Libération, «le
Chevalier de la plume.» D'utile, il est ravalé au rang de futile. Terrible
changement de statut ! Une «hogra» qui ne dit pas son nom. Rappelons nos
princes qu'un État n'est jamais fort par sa puissance militaire, mais plutôt par
la force du savoir, de son équité, de sa Droiture et… de sa Justice sociale. Seul
le savoir est à même de secréter une société rénovée et moderne, d'instaurer
des règles d'une nouvelle socialisation et fraternisation au sein des Algériens,
Nawal MOKHTAR SAIDIA
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de s'attaquer aux injustices qui les accablent par «leurs tyrannosaures». Enfin
d'être à l'origine du bonheur de tous et de chacun.
Dès 1962, l'Algérie s'est vu livrée en pâture au clanisme, à l'incompétence, aux
accointances, aux sans-mérites, aux «sans-Dieu.» Il est tout à fait clair que ces
indus dirigeants produisent, aujourd'hui, la médiocrité, l'inefficacité et une
stérilité tératologiques que notre génération et celles à venir paieront dans leur
chair. La Révolution a réussi mais l'Indépendance a failli : 50 ans de mensonge
politique, 50 ans de régression, 50 ans de médiocratie. « De quoi sera faite
l'Algérie dans 50 ans ?» Au lieu de placarder le portrait du Chef de l'État aux
quatre coins du pays lui donnant une dimension d'ubiquité divine, il siérait
plutôt d'afficher les portraits des martyrs. Ce qui pourrait avoir un impact
psychologique, voire pédagogique sur les esprits, à la fois, des dirigeants et des
citoyens pour plus de scrupule, de conscience nationale et d'abnégation.
Pourquoi ne pas introduire la lettre de Ahmed Zabana, écrite à partir de sa
prison de Barberousse, dans le cursus scolaire à l'instar de celle de Guy
Môquet, morts tous les deux à peu avec le même âge et pour le même idéal :
défendre, de leur vie, leurs pays respectifs ? « Le soleil de l'Indépendance » ne
s'est pas levé pour tous les Algériens. Il a brillé uniquement pour la
nomenklatura qui a su s'accaparer «indûment» les postes de responsabilité
excluant tous ceux qui sont étrangers au sérail.
L'AMERTUME
L'Algé-Rien semble ramasser sa vie -ou ce qui lui en reste- par petits bouts
comme s'il était des morceaux de lui-même tellement qu'il a perdu ses repères
notamment ceux de Novembre 1954, cette grande «Ghazoua» du XX° siècle.
Politique de l'autruche. Les Algériens sont traumatisés à telle enseigne de
vouloir refaire la lumière de leur jour avec un autre astre que le soleil en ce que
leur avenir s'est assombri. Avant l'Indépendance, tout le peuple voyait grand.
Après, on lui a « coupé la vue » pour ne pas voir plus loin que les ambitions
décrétées par l'hypocrisie et le mensonge politiques afin de le mouler dans la
médiocratie au lieu et place de le façonner dans le moule de «l'intellocratie.»
On a fait de ce peuple une horde pour justifier le déni de droit, de justice et de
démocratie érigé en système : le printemps berbère, octobre 1988, la décennie
noire en sont des exemples à méditer pour éviter le printemps arabe. On est en
train d'assassiner l'Algérie à coup de maladresses à répétitions sans vouloir
reconnaître les erreurs pour les corriger. L'agonie du pays a-t-elle commencé ?
Aux vrais libérateurs du pays, le 5 juillet vous est éternellement reconnaissant.
Gloire à nos martyrs (de 1830 à 1962) qui ont arrosé, de leur sang pur, l'arbre
béni de l'Indépendance de l'Algérie qu'ils ont aimée plus que leurs âmes.
Puissent-ils résider en paix dans le Vaste Paradis d'El Firdaous et que les
responsables politiques, à leur mémoire, œuvreront pour le bien de la nation et
le bien-être de leurs compatriotes pour que tous les Algériens deviennent des
Algé-Rois chez eux. Peut-être les rejoindront-ils dans ce même Paradis.
Analyse L’article étudié présente une majorité d’anaphores nominales qui
peuvent servir à mettre en évidence le point de vue de l’auteur, avec
L’anaphore comme stratégie discursive dans le discours de la presse …
39
quelques anaphores pronominales et, en particulier, les pronoms de la
troisième personne (ils, il, lui, le), les possessifs et les pronoms relatifs.
L’emploi de ces reprises nominales varie, d’une part, entre les
formes fidèles et infidèles ; d’autre part, entre les anaphores
conceptuelles et associatives. Prenons par exemple l’expression [La
révolution de 54], reprise par une anaphore infidèle [la guerre de
libération] qui constitue un hyperonyme permettant de décrire l’identité
du référent. En même temps, nous soulignons que le journaliste utilise
de manière très fréquente des anaphores infidèles synonymiques
construites à l’aide d’un hyperonyme corrigé en langue arabe. Par
exemple : [une véritable Ghazoua], [le Djihad], [le Djihad pour El
Watan (la patrie)], [cette grande Ghazoua du XXème siècle]. De même
pour la chaîne anaphorique qui a pour antécédent [les combattants] : Les combattants……350 000 vrais
moudjahidines……..ces moudjahidines………/
FLN et ALN……..hommes
sincères………compatriotes…….8millions de
chouhada………./ En 1962, le nombre de
moudjahidine……..les Marsiens……..les
Novembristes………..les militaires sincères et
téméraires……….les vrais moudjahidines……. /
Aux vrais libérateurs du pays…………nos
martyrs (de 1830 à 1962)
Comme nous l’avons déjà dit, l’anaphore infidèle coréférentielle
peut se réaliser dans un enchaînement hiérarchique qui unit un terme
générique (super-ordonné) [le nombre de moudjahidine] à des termes
plus spécifiques (sous-ordonnés) [les Marsiens] et [les Novembristes]
sert à apporter des informations nouvelles permettant de diriger
l’attention des interlocuteurs vers un autre point de vue.
Notons que l’avantage pragmatique de cette stratégie anaphorique
est, d’une part, de permettre au locuteur d’insérer dans le discours une
nouvelle dénomination et d’apporter des informations à caractère
« subjectif » qui permet de formuler une évaluation ou un jugement
reflétant sa prise de position à propos du référent, d’autre part, elle vise
à maintenir la saillance d’un centre d’attention des interlocuteurs (c’est-
à-dire le fait d’assurer la référence à tel ou tel objet du discours dans un
acte de communication donné). En un sens, elle réalise un continuum
de signification dans le cas d’une argumentation minutieusement
structurée et des enchaînements événementiels d’un article
journalistique.
Une deuxième remarque concerne les anaphores fondées sur des
relations de para-synonymie. Notons que ce type d’anaphore saisit le
référent sous une désignation qui n’est qu’un synonyme plus ou moins
Nawal MOKHTAR SAIDIA
40
approximatif de la désignation introduite dans le contexte antérieur,
c’est ce qu’illustre le passage suivant : […] Ils ont pu, de ce fait, gagner la confiance
de leurs compatriotes et mettre en échec une des
armées les plus puissantes et préserver, à la fois,
l'unité du pays et du peuple : Arabes, Kabyles,
Chaouis, Terguis se sont battus et morts pour la
même Algérie, une Algérie commune, une
Algérie de tous les Algériens. Bref : pour «une
Algérie UNE et INDIVISIBLE.
Ici, on observe des effets très intéressants d’anaphores nominales qui
permettent d’apporter une évaluation de la part de l'auteur. Ainsi,
l’[Algérie] est répétée avec plusieurs SN différents introduisant des
para-synonymes. Il est à noter aussi que l'emploi de l'article indéfini
dans les trois derniers SN, qui correspond une fois de plus à une greffe
des nouvelles classifications para-synonymiques, [commune], [de tous
les Algériens], [UNE et INDIVISIBLE] sur le nom repris en anaphore
[Algérie].
Pour faire bref, nous avons constaté que la très grande majorité
des anaphores nominales utilisées dans cet article sont de type fidèle ou
infidèle, quel que soit le déterminant (article défini, adjectif
démonstratif ou indéfini, pour les anaphores à insertion et greffe d'une
relative ou groupe comparable). Ces anaphores interviennent pour
réaliser la progression en assurant le lien thème/rhème (information
donnée/information nouvelle) d’une phrase à une autre. Selon
Apothéloz et Reichler-Béguelin4 « les rappels à SN lexicaux variés
dans un même discours se font dans le but de donner des informations
variées sur cet objet de discours ».
Conclusion Pour conclure, nous reprenons l’essentiel de ces résultats dans
l’intention de dégager les différentes stratégies mises en œuvre dans le
discours de la presse algérienne. Commençons par le fait que la
cohérence sémantique d’un texte repose sur les rôles textuels que
peuvent jouer les liens anaphoriques soit dans la progression des
informations, soit dans la progression du raisonnement. Notre étude
menée à partir de données de la presse écrite algérienne, confirme que
cette cohérence peut être assurée par l’emploi de :
4 APOTHÉLOZ D et REICHLER-BÉGUELIN M-J., 1995, « Construction
de la référence et stratégies de désignation ». Dans : BERRENDONNER A et
REICHLER-BÉGUELIN M J Du syntagme nominal aux objets-de-discours.
Tranel 23, p. 227-271.
L’anaphore comme stratégie discursive dans le discours de la presse …
41
— La répétition d’un nom (anaphore fidèle) permet
d’« accrocher » les unités à intégrer au moyen d’une relation de
cohérence explicite. Dans notre corpus, les anaphores par
répétition sont souvent liées à un simple changement du
déterminant (article indéfini vs article défini ou article défini vs
déterminant démonstratif).
— La variation du nom (anaphore infidèle) est un dispositif
intimement lié aux changements de prises de positions dans les
articles de la presse algérienne. Elle facilite l’enchaînement des
idées dans le texte et fait progresser logiquement la démarche
argumentative.
En résumé, ce qui précède pourrait laisser entendre que les
anaphores nominales, soit fidèles, (elles-mêmes ayant soit un défini ou
démonstratif, soit un indéfini lorsqu'il s'agit d'insérer ou greffer une
relative ou élément comparables), soit infidèles, donc reclassifiantes et
argumentatives, avec les mêmes déterminants, y compris l'indéfini dans
sa fonction pour introduire une greffe, constituent une stratégie
spécifiquement sémantico-pragmatique, destinée à assurer un
enchaînement cohérent dans le discours de la presse.
Bibliographie APOTHELOZ D., (1995). Rôle et fonctionnement de l’anaphore
dans la dynamique textuelle. Langue et culture, Genève : Droz.
BERRENDONNER A., (1983). Cours critique de grammaire
générative, Lyon : Presse Universitaire de Lyon.
CORBLIN F., (1987). Indéfinis, définis et démonstratifs, Genève :
Droz.
GUILLOT C., (2006). Le démonstratif en français, Langue
française, n°152, p. 40.
KLEIBER G., (1994). Anaphores et pronoms. Champs
linguistiques, Louvain-la-Neuve : Duculot.
MILNER J-C., (1982). Ordres et raisons de langue, Paris : Seuil.
MOIRAND S., (2007). Les discours de la presse quotidienne.
Observer, analyser, comprendre, Paris : PUF.
RIEGEL M., PELLAT J-C et RIOUL R., (1995). Grammaire
méthodique du français, Paris : PUF.
REICHLER-BEGUELIN M-J., (1988). Anaphore, cataphore et
mémoire discursive », Pratiques n° 57, « L’organisation des textes »,
p. 18.
42
LINEDA BAMBRIK Université d’Oran [email protected]
Communication théâtrale et mise en scène du discours
Le présent travail rapproche deux textes considérés comme jalons
importants de l’histoire littéraire universelle à savoir Don Quichotte de
Cervantès œuvre qui lui a assuré l’essentiel de sa gloire se présentant
en deux tomes publiés à dix ans d’intervalle en 1605 et 1615 ainsi que
Jacques le Fataliste et son maître de Diderot publié de 1778 à 1780.
Les deux textes adoptent d’emblée une forme dialoguée,
l’abondance des dialogues débouche sur une vaste péroraison et sont
perçus comme un effort, une exigence de l’auteur, de donner à imaginer
visuellement les dialogues. Jacques le fataliste et son maître de Diderot
et Don Quichotte de Cervantès, sont deux récits fondés sur un double
dialogue entre les personnages d’un côté, le lecteur et le narrateur de
l’autre, il est donc question de deux couples de narration. La structure
des deux romans est faite d’un entrecroisement entre les propos du
narrateur et le dialogue des deux personnages principaux. Le récit fait
alterner, par des jeux d’imbrications, deux dialogues, deux intrigues.
Une vraie polyphonie marque ainsi le ton des deux textes, passant du
dialogue au monologue réflexif.
La mise en scène de l’énonciation Le dialogue, en tant que forme textuelle, n’est que la manifestation
la plus spectaculaire et la plus évidente d’un mécanisme énonciatif
complexe.
C.Kerbrat-Orécchioni1 précise que, pour qu’on puisse véritablement
parler de dialogue, il faut non seulement que se trouvent en présence
deux personnes au moins qui parlent à tour de rôle, et qui témoignent
par leur comportement non verbal de leur « engagement » dans la
1KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine. L’énonciation : de la subjéctité dans
le langage. Paris : Édition Armand Colin. 2002. P60.
Communication théâtrale et mise en scène du discours
43
conversation, mais aussi que leurs énoncés respectifs soient
mutuellement déterminés.
Une conversation est un texte produit collectivement, dont les divers
fils doivent d’une certaine façon se nouer. Une séquence dialogale
comme le souligne Jean Miche Adam1, est par définition polygérée. La
forme du dialogue dominant tire Don Quichotte de Cervantès et
Jacques le Fataliste et son maître de Diderot vers le théâtre ; une suite
hiérarchisée de séquences appelées échanges.
Cet échange s’effectue dans les deux textes, d’une part entre les
personnages, d’autre part, à un niveau plus complexe entre le narrateur
et le lecteur modèle pour reprendre l’expression d’Umberto Eco. « Le
dialogue est le lieu d’un conflit du sens et d’une rivalité de pouvoir »,
souligne Roman Jakobson2.
À partir de ces indications nous allons essayer d’analyser la part
dialoguée qui prime dans notre corpus, afin de cerner l’importance du
dialogue dans les deux textes et quel est son rôle dans la construction
narrative par rapport à la théâtralité, car les dialogues constituent la
partie prépondérante de l’intrigue.
Le schéma de la communication proposé par Roman Jakobson3,
nous permettra d’emblée d’asseoir les différents paramètres dialogiques
présents dans les deux textes.
Partir de ce schéma de la communication afin de déterminer les
échanges ; nous constatons une relations virtuelle établie entre le
1 ADAM, Jean-Miche, Les textes types et prototypes .Paris : Éditions
Nathan /HER 2001 .p.145. 2 BAYLON, Christian et FABRE, Paul. Initiation à la linguistique. . Paris :
Éditions Nathan. 1990. P32. 3 BAYLON, Christian et FABRE, Paul, Initiation à la linguistique. op.cit. p.31.
Lineda BAMBRIK
narrateur et le lecteur, le narrateur converse d’une manière explicite
avec son lecteur, d’une part le lecteur empirique, d’autre part, le lecteur
modèle, un rapport de force se construit dans notre corpus. Dispaux4
souligne que : « En s’engageant à dialoguer, on témoigne de l’intention
d’obtenir un accord, même partiel, si cette volonté est absente, la
relation dialectique, s’épuise dans le jeu -spectacle du dialogue
éristique ».
Dans Jacques le Fataliste et son maître de Diderot, le texte
commence par une série de questions et de réponses vives dont les
interlocuteurs sont des inconnus, et portant sur les faits et gestes de deux
autres inconnus, bientôt présentés comme le maître et Jacques, en train
de converser. Ce suspens sera levé quelques paragraphes plus loin, où
l’on comprendra que le questionneur est le lecteur, et le répondeur le
narrateur de l’histoire. La conversation du maître et de Jacques comme
un dialogue de théâtre, avec des répliques précédées du nom du
locuteur : « Le maître : C’est un grand mot que cela.
Jacques : Mon capitaine ajoutait que chaque balle
qui partait d’un fusil avait son billet.
Le maître : Et il avait raison.» p.43.
Quoique l’œuvre : Jacques le Fataliste et son maître de Diderot
s’ouvre par un paragraphe introductif où dialoguent narrateur et
destinataire, commençons par la conversation la plus simple en
apparence, celle qu’échangent Jacques et son maître protagoniste qui
s’imposent par le titre même de l’œuvre : Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard,
comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ?
Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le
plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait
où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait
rien, et Jacques disait que son capitaine disait que
tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas
était écrit là-haut. P.43.
Il y est question du destin, illustré par l’enrôlement de Jacques, sa
blessure, et ses amours, dont l’histoire est interrompue par la nuit et les
incidents de la route. Ces amours deviennent le principal sujet de
curiosité de maître (et donc du lecteur), mais leur connaissance sans
cesse différée en fait peut-être un faux sujet.
Infatigable questionneur, le valet est aussi « Le plus effréné bavard
qui ait encore existé » (p168). À l’auberge, il entre en rivalité avec
l’hôtesse dont « la passion dominante » Est « Le plaisir délicieux de
4 DISPAUX, Gilbert. La logique et le quotidien : une analyse dialogique des
mécanismes de l’argumentation. Paris : Éditions de Minuit. 1984. P36.
Communication théâtrale et mise en scène du discours
45
pérorer » (P117). Jacques doit se taire pour que le récit de l’hôtesse
commence, et il profite d’une interruption pour expliquer« c’est à ce
maudit bâillon, que je dois la rage de parler » (p168). « Que
deviendrai-je quand je n’aurai plus rien à dire ? » (p170) ; d’un bout à
l’autre du texte, c’est une intarissable cascade de bavards, depuis le
chirurgien à cheval (p.44) jusqu’au chevalier, ivre et hâbleur, vantant
ses prouesses érotiques. Or ce désir du récit est sans cesse contré par
des interruptions qui brisent l’hypnose narrative. En même temps,
comme pour compenser la frustration du lecteur, se met en place une
étonnante machine à raconter, axée sur la polyphonie narrative et la
multiplication des histoires enchâssées.
En effet, si l’on considère le voyage comme l’axe central, le récit
enchâssant, on constate que le récit de ce voyage est sans cesse perturbé,
d’un côté par le discours de l’auteur, de l’autre, par les récits enchâssés.
C’est un roman- conversation qui réorganise les rapports entre l’auteur-
régisseur et les personnages – narrateurs.
Cet art de la conversation était hérité du siècle classique, où Marc
Fumaroli5 l’a défini comme étant une des « institutions » fondamentales
de la société et de la culture. La conversation a gagné en liberté au
XVIIIè siècle. Elle s’est étendue à une catégorie sociale plus vaste. L’art
de la conversation et de la discussion n’est pas l’apanage de
l’aristocratie, même si le loisir le favorise incontestablement.
L’art de la conversation, c’est l’art de la repartie, c’est aussi l’art de
conter des anecdotes.
« Tandis que je disserte, le maître de Jacques ronfle comme s’il
m’avait écouté » (p.218).
La structure fondamentale, et très libre de Jacques le Fataliste et son
maître, c’est un voyage pendant lequel le maître et son valet ne cessent
de bavarder, sur quoi se greffent des anecdotes dans lesquelles d’autres
personnages parlent aussi d’abondance.
L’hôtesse du Grand Cerf a une « passion dominante celle de parler »,
elle « goûte le plaisir délicieux de pérorer » encore faut-il qu’elle
obtienne le silence de Jacques d’où le conflit entre bavard (P143).
Jacques le Fataliste et son maître est un texte tout brouissant de paroles,
d’autant qu’il est encadré par ces propos que sont supposés échanger le
narrateur et son lecteur.
Diderot semble faire alterner des récits en première personne où le
narrateur (Jacques, le maître) raconte selon son point de vue, et des
récits en troisième personne où nous sont présentés, de l’extérieur, des
5 FUMAROLI, Marc. L’Art de la conversation. Sous la direction de Marc
Fumaroli, Anthologie de Jacqueline Hellegouarc’h. Paris : éditions Garnier.
1998.
Lineda BAMBRIK
comportements impénétrables. En fat cette distinction, inapplicable au
récit de l’hôtesse, ne caractérise qu’en partie un roman dominé par
l’activité prépondérante de l’auteur, archi-narrateur qui joue
perfidement avec l’omniscience. Il s’abstient d’éclairer des
personnages énigmatiques (Gousse, Richard) ou d’éclaircir de sombres
histoires (la mort du capitaine, les derniers sacrements).
On peut donc distinguer trois niveaux de paroles :
Entre le narrateur et son lecteur
Entre Jacques et son maître et, à l’intérieur même des anecdotes
racontées, entre les personnages.
Le sujet de la conversation est annoncé clairement mais sous une
forme interrogative :
« Le moment d’apprendre ces amours est-il venu ? » (p.36). À peine
énoncé, il va être interrompu par la somnolence du maître, par la
rencontre du docteur et de sa femme.
Cependant l’histoire semble progresser et voilà racontant comment
blessé au genou à la bataille de Fontenoy, il a été hébergé par une
paysanne compatissante. Le lecteur peut d’abord se demande si c’est de
cette paysanne que Jacques va tomber amoureux.
Le récit de voyage interfère : arrêt dans l’auberge sinistre où des
bandits ont déjà pris l’essentiel des vivres.
La conversation reprend, mais il n’est plus question des amours :
l’urgence de la situation impose un autre dialogue, c’est seulement
lorsque la menace que constituait ces brigands est dissipée que le maître
redemande : « L’histoire de tes amours ? » (p.47), et que se poursuit le
récit de la blessure au genou, avec l’arrivée des trois chirurgiens :
« Cependant il arriva un chirurgien, puis un second, puis un troisième »
(p.58). Le récit de Jacques est à nouveau interrompu par la chute de
cheval du maître le ramène au thème supposé central : « l’histoire de
tes amours qui sont devenues miennes par mes chagrins passés » (p.52).
Jacques relate ensuite la conversation du paysan et de sa femme
entendue derrière la cloison. Deux conversations vont alors alterner :
celle du paysan et de sa femme, puis le commentaire qu’en fait Jacques
et son maître qui dérive vers des propos plus généraux sur un orage et
l’arrivée à un château allégorique : « Ils furent accueillis par un orage
qui les contraignit de s’acheminer….Où ? Où ? Lecteur, vous êtes d’une
curiosité bien incommode (…) Si vous insistez, je vous dirai qu’ils
s’acheminèrent vers…oui, Pourquoi pas ? Vers un château immense au
frontispice duquel on lisait : « Je n’appartiens à personne et
j’appartiens à tout le monde » (p. 67).
Le maître toujours demandeur, réclame « L’histoire de tes
amours ? » (p.58) ; mais Jacques s’apercevant qu’il a oublié la montre
et la bourse à l’étape précédente, rebrousse chemin.
Communication théâtrale et mise en scène du discours
47
Le dialogue devient impossible, puisque les deux protagonistes sont
séparés et le narrateur fait mine d’être embarrassé : « Voilà le maître et
le valet séparés, et je ne sais lequel des deux m’attacher de
préférences » (p.59). Jacques est de retour auprès de son maître qui s’est
laissé voler le cheval de Jacques, la conversation reprend et risque de
dériver vers les amours du maître, suit alors le récit par Jacques de
l’opération chirurgicale qui englobe un dialogue de Jacques et du
chirurgien, puis « la conversation du chirurgien de l’hôte et de
l’hôtesse » (p.71). Dès les premières pages donc, sont indiqués ces
divers niveaux de la parole de Jacques et de son maître, conversations
qu’ils relatent, puis conversations avec d’autres personnages qui
peuvent à leur tour raconter des histoires de personnages dont ils vont
relater les paroles.
Après avoir successivement interpellé le lecteur, reproduit une sorte
de scène de théâtre et raconté des actions pendant un paragraphe, le
même « parleur » s’adresse de nouveau au lecteur pour lui démontrer
sa souveraineté sur le récit. Puis se succèdent très rapidement la
narration extra diégétique, le dialogue narrateur- lecteur, de nouveau la
narration extra diégétique et enfin une nouvelle amorce de dialogue
entre le maître et Jacques.
Nous sommes donc, en face d’une extrême mobilité de l’instance
racontante. Par ailleurs, la relation entre le maître et Jacques varie
constamment du geste à la parole, et de la rivalité à la complicité.
En arrière-plan philosophique se pose le problème de la destinée,
présentée comme implacable, mais absurde. Les modes du récit sont
plus variables et agiles. Ce texte est une mise en cause du récit
« objectif ».
Dans le cas du narrateur dans les deux textes ; la conversation
dialogue avec le narrataire est contraire à la position classique comme
celle de la Bruyère6 : L’esprit de la conversation consiste bien
moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver
aux autres : celui qui sort de votre entretien
content de soi et de son esprit, l’est de vous
parfaitement.
Diderot veut selon Blanchot7 faire de l’expression littéraire une
expérience, il croit que le monologue intérieur, devenu un commentaire
lyrique fera atteindre le point de présence unique ou s’ouvrira à lui, en
une simultanéité absolue, l’infini du passé et l’infini de l’avenir.
6 BRUYERE, Jean, Caractères. Paris : Éditions NRF Gallimard. 1951. P155. 7 BLANCHOT, Maurice. Le livre à venir. Paris : Éditions Gallimard. 1959.
p.270.
Lineda BAMBRIK
Quelle impatience, grands dieux ! doit être la
tienne, lecteur illustre…ou obscur, de lire cette
préface, où tu penses trouver une exécution
cruelle et vengeresse…..En vérité, je ne te ferai
pas ce plaisir (Don Quichotte TII p.7).
Le narrateur exprime dans cet extrait son refus de faire plaisir au
lecteur et de casser ses attentes, provoquer des ruptures de sens. Ce
passage de discours peut être appréhendé comme un monologue, un
échange intérieur entre l’auteur- narrateur et l’auteur- lecteur.
Comme le souligne, E. Benveniste8 : Le monologue est un dialogue intériorisé,
formulé en langage intérieur entre un moi locuteur
et un moi écouteur », en effet dans le texte de
Cervantès cette pratique du monologue est
omniprésente : « Ils s’y prirent d’une façon si
parfaite et si adroite que ces aventures sont les
meilleures de toutes celles que contient cette
longue histoire (Don Quichotte TII P144).
Le monologue narratif théâtral est un des grands genres du récit ;
pour considérer une pièce de théâtre comme un récit, il faut donc passer
du niveau des dialogues des acteurs- personnages de la représentatio
théâtrale à celui de la pièce comme texte global communiqué par un
auteur narrateur à un public–lecteur. Les deux sont constitués de
répliques interventions.
Le monologue se traduit dans les deux textes par l’évocation
d’éléments biographique, en effet dans le texte de Cervantès la prise de
parole du narrateur –conteur laisse entrevoir la vie de l’auteur : Ce dont je n’ai pu pourtant m’empêcher de
souffrir, c’est qu’il me traite de vieux et de
manchot…Et comme si j’avais perdu mon bras
dans une taverne, et non dans la plus glorieuse
circonstance. (Don Quichotte TII p.7).
L’auteur introduit pour ses lecteurs empiriques, un élément
biographique dans son récit, concernant un détail de son physique et ses
œuvres : « J’oubliais de te dire d’attendre le Persiles, que je suis en
train d’achever, et la seconde partie de Galathée » (Don Quichotte TII
P10).
« Ami lecteur » (Don Quichotte TII 8), le lecteur empirique est
interpellé, sollicité par le narrateur afin de dénoncer le plagiaire, il est
intermédiaire entre ce dernier et le vrai créateur de cette histoire.
Au côté du monologue en relève une autre forme de dialogue sinon
de discours théâtral ; ce qu’on appelle dans le jargon théâtral l’aparté,
8BENVENISTE, Émile. Problème de linguistique générale Paris : Éditions du
Seuil. 1975. P185.
Communication théâtrale et mise en scène du discours
49
cette pratique est définie dans le dictionnaire comme étant le discours
du personnage qui n’est pas adressé à un interlocuteur, mais à soi-même
et conséquemment au public « Tout le monde se tut, ceux de Tyr et de
Troie…Je veux dire que les assistants étaient suspendus aux lèvres de
l’explicateur » (Don Quichotte TII P188)
Il se distingue du monologue par sa brièveté, son intégration au reste
du dialogue. L’aparté semble échapper au personnage et être entendu
« par hasard » par le public, c’est une forme de monologue : À entendre ce discours de Don Quichotte, qui
ne l’eut pris pour une personne du plus parfait bon
sens ? C’est que, en effet, il ne radotait que
lorsqu’il était question de la chevalerie ; sur tous
les autres sujets il faisait preuve d’une intelligence
claire et libre : de sorte qu’à chaque instant ses
actions démentaient ses discours et ses discours
ses actions » (Don Quichotte TII p.297), mais il
devient au théâtre un dialogue direct avec le
public.
Le dialogue repose sur l’échange constant des points de vue et
l’entrechoc des contextes, il développe le jeu de l’intersubjectivité.
Au contraire l’aparté réduit le contexte sémantique à celui d’un seul
personnage, il signale « la vraie » intention ou opinion du caractère, si
bien que le spectateur sait à quoi s’en tenir et qu’il juge la situation en
connaissance de cause. Dans l’aparté, en effet, le monologuant ne ment
jamais puisque « normalement on ne se trompe pas volontairement soi-
même ».
Ces moments de vérité intérieure sont aussi des temps morts dans le
déroulement dramatique pendant lesquels le spectateur formule son
jugement : « Il y a ici une lacune déplorable dans la conversation de
Jacques et de son maître ….Et les descendants de Jacques ou de son
maître, propriétaire du manuscrit, en riront beaucoup » (Jacques le
Fataliste et son maître p292).
La typologie de l’aparté est autoréflexivité, connivence avec le
public, prise de conscience, décision, adresse directe au public. On
remarque, dans le texte de Diderot et de Cervantès, ce procédé théâtral
qu’est la parabase, en effet, cette technique qui consiste pour l’auteur à
s’adresser directement au public – lecteur souvent par le biais du
coryphée, du cœur ou du messager.
Cette intervention met le dramaturge en mesure d’intervenir
personnellement dans la fiction qu’il crée pour annoncer ou commenter
les évènements, l’action est ainsi interrompue pour faire place à des
considérations qui prennent la forme d’une réflexion sur l’histoire en
cours : « Son maître, il a des yeux comme vous et moi ; mais on ne sait
la plupart d temps s’il regarde. Il ne dort pas, il ne veille pas non plus ;
Lineda BAMBRIK
il se laisse exister, c’est sa fonction habituelle (….) C’étaient les trois
grandes ressources de sa vie, qui se passait à prendre du tabac, à
regarder l’heure qu’il était, à questionner Jacques, et cela dans toutes
les combinaisons » (p.70). Et puis, lecteur, toujours des contes d’amours
[…] Se sont beaucoup de contes d’amours. Il est
vrai d’un autre côté que puisqu’on écrit pour vous,
il faut ou se passer de votre applaudissement, ou
vous servir à votre goût. (Jacques le Fataliste et
son maître p.238)
La parabase parvient dans notre corpus à briser totalement l’illusion
habituelle de la fiction. Le procédé est systématique dans Jacques le
Fataliste et son maître où Diderot suspend régulièrement son récit pour
adresser au lecteur des réflexions, l’accumulation des digressions
occultera d’ailleurs au lecteur les détails de l’histoire des amours de
Jacques.
La mise en scène du discours La mise en scène apparaît comme un discours global par l’action et
l’interaction des systèmes scéniques, discours où le texte n’est qu’une
composante de la représentation. D’un simple point de vue quantitatif,
on s’aperçoit aisément à la lecture du texte de Cervantès et de Diderot
que le dialogue occupe la plus grande partie du texte. Le dialogue est
dans le roman le lieu où le sens cesse d’être certain et définitif. Après quelques moments de silence ou de toux
de la part de Jacques, disent les uns, ou après avoir
encore ri, disent les autres, le maître s’adressant à
Jacques, lui dit : « Et l’histoire de tes amours ?
Jacques hocha de la tête et ne répondit pas »
(p.284).
On se propose d’étudier comment le lecteur se construit une
représentation des personnages à partir du style des paroles et pensée
qui leur sont attribuées.
Il se dégage quatre grands ensembles, au sein de la polyphonie,
organisés selon un continuum dialectique en fonction de leur rapport au
groupe et à la norme. Le premier des quatre est constitué par le chœur
de la parole cohésive. Il est caractérisé par la prédominance de la
fonction phatique et de préconstruit : proverbes, lieux communs,
redites, clichés, stéréotypes … « On pourrait objecter contre
l’exactitude de celle-ci que l’auteur est arabe et que tous les gens de
cette race sont naturellement menteurs » (Don Quichotte TI p.71).
Communication théâtrale et mise en scène du discours
51
L’énonciation proverbiale Selon Maingueneau9, le proverbe, micro genre de discours, implique
une distinction entre énonciation et asserteur, dire un proverbe c’est
accomplir un acte de discours singulier, poser une assertion qu’on
donne pour validée par une entité aux contours indéfinis. On présente
son dire comme l’écho d’un nombre ultime d’énonciations antérieures.
« Les proverbes sont des courtes maximes, tirées de l’expression et
de l’observation de nos anciens sages de l’Antiquité » (Don Quichotte
TII p.472).
Selon Kathleen Gyssels10« L’emploi fréquent des proverbes et plus
généralement d’énoncés gnomiques, nous oblige à prendre en compte
un de ses fondements : l’oralité. En effet, qui dit proverbe, dit insertion
d’un discours qui a trouvé sa genèse dans une pratique orale de verbe,
avant qu’il n’ait trouvé son annotation sous forme écrite. »
Le proverbe est un acte de parole qui cautionne la sagesse d’un
peuple, qui du fait même qu’un sujet parlant se l’attribue, vient rappeler
une évidence, à savoir que tout individuelle qu’une parole puisse être,
elle est néanmoins traversée par d’autres paroles, paroles antérieures,
paroles entendues, paroles retenues. De tous les genres d’oralités, le
proverbe est celui qui soit le plus au service de ce que Glissant appelle
« la Poétique forcée ».
La parole de la ruse s’encorde dans ces phrases lapidaires, dans ses
formules qui, bien qu’archiconnues et approuvées de tous, appellent
l’explication et la réflexion. La première fonction assignée à la
proverbialité est démarcative : elle marque une
pause dans le récit, elle ralentit le tempo
romanesque pour faire un (premier) bilan, pour
alterner le récit des faits, la narration des
évènements par des réflexions méditatives, le
proverbe réfléchit sur la vie et la réfléchit.
Le proverbe dans le récit de Cervantès sert à perforer l’écrit par
l’oral : Il vise à la maintenance de l’ordre conversationnel et social. Le
chœur cohésif inscrit la doxa dans le cycle romanesque. Échos
ironiques, mutisme et parole intérieures ; répliques machinales.
Barthes11 souligne que la mise en scène de la parole est aussi une mise
9MAINGUENEAU, Dominique. L’Énonciation en linguistique française.
Paris : Éditons Hachette Livre. 1999. P149. 10 GYSSELS, Kathleen. Thèse : Filles de solitude. Essai sur l’identité
antillaise dans les (autos) biographies fictives de Simone et André Schwarz-
Bart. Éditions L’harmattan. 1996. 11 BERTHELOT, Francis. Parole et dialogue dans le roman. Paris : Éditions
Nathan. 2001. p.22.
Lineda BAMBRIK
en scène du pouvoir dans la parole, toute analyse du dialogue demande
une grande attention aux rôles assumés par chacun dans l’échange.
Discours et les axes relationnels Dans son ouvrage Francis Berthelot12 explique que le terme de
dialogue désignant indifféremment un échange verbal entre des
interlocuteurs est défini par trois axes pour caractériser la relation entre
locuteurs :
Axe horizontale : rapport de distance ou de familiarité qui les relie
Axe vertical : la différence hiérarchique ou à l’égalité qui existe entre
eux.
Axe affectif : reflète les sentiments positifs ou négatifs qui les
unissent.
12Op.cit. P21.
Communication théâtrale et mise en scène du discours
53
L’axe horizontal La distance : différents facteurs ; degré de connaissance
mutuelle, classe sociale, leur âge. La distance apparaît ainsi
comme un élément de tension ; ils tendent à se rapprocher, sauf
si quelque chose les en empêche. Mensonge par omission dans
un cas, par substitution dans l’autre, ces mensonges sont de
l’ordre de la politesse ; un mensonge est adressé à
l’interlocuteur, un autre au lecteur. Ce qui vaut à celui-ci le
plaisir d’assister à un conflit tout en non-dits « Je suis
convaincu que c’est un imbécile (….) je n’hésite pas à lui faire
croire des choses qui n’ont ni queue ni tête, comme cette
histoire de la réponse à la lettre et cette chose qui est arrivée il
y a six ou huit jours, et qui n’est pas encore dans le roman »
(Don Quichotte T2, P239).
La familiarité : est le mode relationnel qui permet le mieux aux
personnages d’exprimer le fond de leur âme. La familiarité est
encore plus frappante quand les deux personnages
n’appartiennent pas à la même classe sociale, car il constitue en
quelque sorte une compensation de la barrière hiérarchique,
cette barrière est maintenue et non pas rompue dans les deux
textes mais de temps à autre on aperçoit de l’affection entre le
maître et le valet dans les deux textes : « Il ne prenait pas une prise de tabac, il ne
regardait pas une fois l’heure qu’il était, qu’il ne
dit en soupirant : « Qu’est devenu mon pauvre
Jacques ?.. » (Jacques le Fataliste et son maître
p.360).
L’axe vertical La hiérarchie : le rapport hiérarchique, qui place un personnage
en position de supériorité par rapport à un autre est, dans la
majorité des cas, une conséquence de leur position sociale
respective ; le duo le plus caractéristique, comme est le cas dans
notre corpus est celui du maître et du valet « Jacques suivait
son maître comme vous le vôtre ; son maître suivait le sien
comme Jacques le suivait ._Mais qui était le maître du maître
de Jacques ? » (Jacques le fataliste et son maître p.95), duo issu
d’une longue tradition dont le théâtre. Ainsi maître et valet,
riche et pauvre établissent dans l’univers romanesque une série
d’axes verticaux ou l’inégalité devient structurante. Cette
inégalité engendre soit des fonctionnements complémentaires
comme est le cas de Don Quichotte et Sancho « Les
extravagances du maître sans la bêtise du valet ne vaudraient
Lineda BAMBRIK
pas un liard » (Don Quichotte T2, p.22) , soit au contraire
différentes sortes de conflits le cas de Jacques et son
maître : « le Maître_ Et de quoi veux-tu que je convienne, chien,
coquin, infâme, sinon que tu es le plus méchant de tous les
valets et que je suis le plus malheureux de tous les maître »
(p.352). La hiérarchie entre deux personnages, peut s’établir sur
des critères autres que sociaux, exemple la connaissance _
thème littéraire_ qui constitue le ressort majeur des romans à
caractère initiatique que nous retrouvons dans notre corpus car
il est question dans les deux textes de conversation centrée
autour de la connaissance de la vie en général.
Il y ce qu’on peut appeler une transmission mutuelle de savoirs,
comme il est question dans le texte de Cervantès au chapitre XLII
lorsque Sancho prend la fonction de gouverneur. Don Quichotte lui
donne des conseils : « Premièrement, O mon fils ! Tu dois craindre
Dieu ; parce que c’est dans cette crainte que réside
la sagesse : et, si tu es sage tu ne pourras jamais te
tromper. Secondement, il faut bien examiner ce
que tu es et essayer de te connaître toi-même, ce
que de toute les connaissances constitue la plus
difficile » p.293.
Inter conversion
— Égalité _ inégalité
— Inégalité _ égalité
Tôt ou tard, celui qui s’élève (s’abaisse) dans la société devient égal
de ceux qui lui étaient supérieurs (inférieurs) ex : le maître questionne,
l’employé répond, le maître se permet l’ironie, l’employé garde un ton
modeste.
Renversement : le déplacement le plus spectaculaire sur l’axe
vertical, cependant consiste à permuter les positions de deux
personnages l’un commençant par dominer l’autre, pour se voir ensuite
dominé par lui. « Où nous le laisserons pour l’instant parce que nous
voilà requis par le grand Sancho, qui va faire ses débuts dans son
fameux gouvernement » (Don Quichotte T2, p.310).
Le cas est nettement perceptible dans le texte de Cervantès, dans la
mesure où le valet Sancho Panza est au départ un personnage inculte,
sans aucune instruction et qui évolue au côté de Don Quichotte, si bien
que son épouse ne le reconnaît plus, et s’étonne de son
éloquence « Ecoute, Sancho, depuis que tu t’es fait membre de chevalier
errant, tu parles d’une façon si entortillée qu’il est impossible de te
comprendre » (Don Quichotte T2, P40). À côté de son évolution
linguistique et rhétorique Sancho devient gouverneur d’une île comme
Communication théâtrale et mise en scène du discours
55
le lui avait promis Don Quichotte et de son statut de simple valet il
prend de l’élan et devient gouverneur comme par
enchantement : « Laissons là Don Quichotte, et revenons à Sancho qui
nous réclame : Ainsi le veut la composition de ce récit » (Don Quichotte
T2 p.337).
Comme l’indique le narrateur de ce récit, il y a un renversement de
situation. Au départ, c’est le maître Don Quichotte qui retient toute
notre attention, il est le centre du récit mais au fur et à mesure que
progresse le récit un autre personnage attire notre attention le valet
Sancho Panza qui n’hésite pas à suivre son maître de son délire, afin de
s’enchérir intellectuellement et financièrement. Objectif qu’il atteindra
dans la deuxième partie l’histoire où il est perçu comme la création de
Don Quichotte qui le façonna à son image tout au long de leur voyage : Le traducteur, parvenu à ce cinquième
chapitre, déclare, qu’il le considère comme
apocryphe parce que Sancho y parle dans un autre
style que celui qu’on peut attendre de sa petite
intelligence et qu’il dit des choses beaucoup plus
subtiles. (TII p.38), c’est la partie saine de Don
Quichotte son complément, tous deux font la
paire.
L’axe affectif : les rapports de base On sait que la progression dramatique d’un roman s’effectue par une
succession de conflits où interviennent les objectifs des différents
personnages, il y a des échanges : l’accord, l’enseignement, la requête
et le désaccord. Les quatre rapports principaux à partir desquels le
dialogue donné peut correspondre au développement d’un seul de ces
rapports, ou les combiner sous forme de séquences qui vont se succéder
et ou se superposer. Les quatre rapports sont présents dans le texte de
Cervantès et de Diderot.
— L’accord « Jacques : Vous avez un furieux goût pour
les contes !
Le Maître : Il est vrai ; ils m’instruisent et
m’amusent. Un bon conteur est un homme rare.
Jacques : Et voilà tout juste pourquoi je n’aime
pas les contes, à moins que je ne les fasse.
Le Maître : Tu aimes mieux parler mal que te taire.
Jacques : Il est vrai.
Le Maître : Et moi, j’aime mieux entendre mal
parler que de ne rien dire
Jacques : Cela nous met tous deux fort à notre
aise » (Jacques le Fataliste et son maître p 215).
Lineda BAMBRIK
Donc il est question dans ce passage_ dialogue entre Jacques et son
maître, d’une relation qui traduit :
— La communion : c’est le niveau zéro du conflit.
le bavardage : c’est l’ennui, avant tout, qui est la base d’un
bavardage, pour les personnages de Diderot, son rôle est celui d’un
passe-temps, qui renforce les liens sans rien impliquer d’essentiel , son
intérêt est de révéler les relations à l’intérieur d’un champ social
donné : « Trompant l’ennui et la fatigue par le silence et le bavardage,
comme c’est l’usage de ceux qui marchent, et quelquefois de ceux qui
sont assis » (p57).
L’objectif commun : les deux personnages rapprochés par un but à
atteindre élaborent une stratégie, cette élaboration étant par essence
verbale, le dialogue s’en fait en général le reflet : propositions,
objections et contre- propositions s’y succèdent à des rythmes variables.
Chez Diderot cela correspond à un type particulier d’objectif commun,
que l’on peut appeler la recherche de la vérité, on le retrouve dans
nombre de romans à caractère philosophique : « Le Maître : Et qu’est-ce que c’est qu’un
homme heureux ou malheureux ?
Jacques : Pour celui-ci, il est aisé. Un homme
heureux est celui dont le bonheur est écrit là-haut,
et par conséquent celui dont le malheur est écrit
là-haut est un homme malheureux.
Le Maître : Et qui est-ce qui a écrit là-haut le
bonheur et le malheur ?
Jacques : Et qui est-ce qui a fait le grand
rouleau où tout est écrit ?
Le Maître : Je crois que oui.
Jacques : Moi, je crois que non. » (P56)
À partir d’un débat sur la solution à un problème donné, le discours
des personnages dérive vers un plan plus général, où la réflexion de
l’auteur peut s’inscrire sous forme dialectique, à ce degré d’abstraction,
le roman rejoint alors le dialogue en tant que genre littéraire. Dans notre
corpus, il se présente sous forme de dialogue théâtral ex : l’indication
du nom du locuteur avant le texte prononcé. Ce sont deux personnages
proches cherchant à faire coïncider leurs visions respectives du monde.
La situation où un personnage vient en aide à un autre est un cas
fréquent de l’objectif commun, le soutien qu’un personnage apporte à
un autre peut aussi définir le rapport qui les unit tout au long de leur
histoire. Le rapport d’aide devient alors le trait constant d’un portrait
de couple, et une ligne de force du roman.
Communication théâtrale et mise en scène du discours
57
L’enseignement L’information qu’un personnage ‘A’ fourni à un personnage ‘B’ au
cours d’un dialogue, joue donc dans le roman un double rôle :
— Au niveau extradiégétique : elle a sur le lecteur un
effet direct dans la mesure où elle l’instruit lui –
même : « Ce nom d’albogue est arabe comme tous
ceux qui dans notre langue espagnole
commencent par Al tel que (almohazar,
almorzar, alhambra, alhucema, almacen,
alcancta).
Nous n’en avons que trois d’arabes qui
finissent en i, à savoir : borcegui, zaquizami, et
maraved. Pour alheli et alfaqui, l’origine arabe
est doublement visible ; par l’i final et l’al du
début. » (Don Quichotte T2 p471.).
— Au niveau intradiégétique : elle fait progresser
l’intrigue par les réactions que sa transmission
entraîne.
Rôle vis-à-vis du lecteur — Le désaccord : le conflit d’idées : le cas où deux
personnages s’opposent sur une question théorique est
sans doute le plus spécifiquement littéraire, puisque
l’enjeu de leur désaccord relève du verbal, comme est
le cas dans Jacques le fataliste et son maître de
Diderot et Don Quichotte de Cervantès, le dialogue
devient alors à la fois terrain et objet d’affrontement,
et rejoint de ce fait le dialogue en tant que
genre : « Jacques : Ah ! si je savais dire comme je sais
penser ! Mais il était écrit là-haut que j’aurais les
choses dans ma tête et que les mots ne me viendraient
pas. Ici Jacques s’embarrassa dans une
métaphysique très subtile et peut-être très vraie. Il
cherchait à faire concevoir à son maître que le mot
douleur était sans idées, et qu’il ne commençait à
signifier quelque chose qu’au moment où il
rappelait à notre mémoire une sensation que nous
avions éprouvée. Son maître lui demanda s’il avait
déjà accouché. (Jacques le Fataliste et son maître
p.61).
Dans ce cas la parole du narrateur va dépendre tout d’abord du rapport
que le narrateur entretient avec l’histoire qu’il raconte, en particulier du
fait qu’il en soit ou non un personnage. Dans les deux textes, il est
Lineda BAMBRIK
question d’un narrateur homodiégétique, le narrateur est un des
personnages de l’histoire.
Si les yeux sont le miroir de l’âme, la parole est celui de l’être, sous
tous ses aspects : être social, être physique, être mental : la dégradation
de l’état mental de Don Quichotte se traduit dans le dialogue par deux
types de décalages : d’ordre interne quand le discours du personnage
accumule incohérences et contradictions : La raison de la déraison que vous faites à ma
raison affaiblit tellement ma raison, que ce n’est
pas sans raison que je me plains de votre beauté
ou encore : les hauts cieux qui de votre divinité
divinement avec étoiles vous fortifient vous font
mériter le mérite que mérite votre grandeur. De
telles phrases avaient fait perdre la tête à notre
pauvre gentilhomme (TI P16).
— D’ordre externe quand il n’est plus en adéquation
avec la réalité qui l’entoure. Dans les états mentaux
perturbés, donc, de même que dans les états d’âme
extrêmes, le personnage initial reste présent « A
entendre ce discours de Don Quichotte qui ne l’eut
pris pour une personne du plus parfait bon sens ?
C’est que, en effet, il ne radotait que lorsqu’il était
question de la chevalerie ; sur tous les autres sujets il
faisait preuve d’une intelligence claire et libre de sorte
qu’à chaque instant ses actions démentaient ses
actions et ses discours ses actions » ( Don Quichotte
T2 , P297), mais il n’apparaît plus qu’à la manière d’un
reflet dans un miroir déformait, certains de ses traits
étant amplifiés, d’autres amoindris, du fait qu’une
partie, voire la totalité, de sa structure logique s’est
effondrée.
La fonction explicative La relation qui existe entre le narrateur est le lecteur est à part
entière, il y a un dialogue constant par différents procédés entre ces
interlocuteurs, néanmoins dans le texte Diderot nous avons remarqué
que la prise de parole du narrateur ou bien l’interpellation du lecteur
était à des fins explicatives, qui forgeait cette relation entre maître
(narrateur) et disciple (lecteur) : Lecteur, j’avais oublié de vous peindre le site
des trois personnages dont-il s’agit ici : Jacques,
son maître et l’hôtesse, faute de cette attention,
vous les avez entendus parler, mais vous ne les
avez point vus ; il vaut mieux tard que jamais. Le
Communication théâtrale et mise en scène du discours
59
maître, à gauche, en bonnet de nuit, en robe de
chambre (…) l’hôtesse sur le fond, en face de la
porte (…) Jacques, sans chapeau, à droite (…)
(p.149).
L’auteur- narrateur s’introduit dans le récit pour fournir plus de
détails dans le but de faire mieux comprendre l’histoire au lecteur, ou
bien afin de la compléter par des informations. Mais cette intention
perturbe le lecteur puisqu’elle créé un déséquilibre narratif. L’objectif
est de faire perdre le fil pour forger cette écriture du discontinu : Je ne sais de qui sont ces réflexions de
Jacques, de son maître ou de moi, il est certain
qu’elles sont de l’un des trois, et qu’elles furent
précédées et suivies de beaucoup d’autres qui
nous auraient menés Jacques, son maître et moi
jusqu’au souper, jusqu’après le souper (p167).
Si on venait à analyser par le biais de cette étude qui vise les
éléments relationnels entre les deux personnages de Diderot, on
constate que d’emblée le titre le dit assez : la relation entre Jacques et
son maître gouverne toute la trajectoire du roman :
L’épreuve qui s’engage entre maître et serviteur comporte deux
enjeux : la quête du pouvoir, la communication d’un savoir et passe par
trois étapes : 1° «un maître est un maître », 2° « la chose » l’emporte
sur « le titre », 3° « Jacques mène son maître ». L’équilibre initial
correspond à l’ordre traditionnel, à cette hiérarchie qui fait du
domestique un objet circulant de maître en maître. Spontanément, le
maître exerce des prérogatives devenues des réflexes : il bat « son
Jacques » ou essaie de le battre (p.45,p 65,p 301) Voilà le maître dans une colère terrible et
tombant à grands coups de fouet sur son valet, et
le pauvre diable disant à chaque coup : celui-là
était apparemment encore écrit là-haut » (p45) ;
ses désirs se veulent des ordres, tant pour la
conduite du voyage (p114, 185, 267, 268) que
pour l’usage de la parole (p.114-185) ; « Jacques,
vous êtes un insolent, vous abusez de ma bonté. Si
j’ai fait la sottise de vous tirer de votre place, je
saurai bien vous y remettre. Jacques (p.226),
Et il entend bien remettre « à sa place » ce serviteur incommode
(p.208) : « Tais-toi nigaud ». Le maître : Vous ne savez ce que c’est que le
nom d’ami donné par un supérieur à un
subalterne.
Jacques : Quand on sait que tous vos ordres ne
sont que des clous soufflet, s’ils n’ont été ratifiés
par Jacques ; après avoir si bien accolé votre nom
au mien, que l’un ne va jamais sont l’autre, et que
Lineda BAMBRIK
tout le monde dit Jacques et son maître, tout à
coup il vous plaira de les séparer ! Non, monsieur,
cela ne sera pas. Il est écrit là-haut que tant que
Jacques vivra, que tant que son maître vivra, et
même après qu’ils seront morts tous deux, on dira
Jacques et son maître (p.227).
Cependant cet ordre d’apparence immuable est miné par plus d’une
faille :
D’abord l’inconfort du voyage instaure une certaine égalité (p.97,
souper/ Déjeuner p.119) : Le maître de Jacques descend, ordonne le
déjeuner, achète un cheval, remonte et trouve son
Jacques habillé. Ils ont déjeuné et les voilà partis »
que favorise une complicité de « dix ans à vivre
de pair à compagnon. (p.226).
Surtout l’ennui du maître et le génie du discours propre à Jacques en
ont fait un couple indissoluble : « Jacques et son maître ne sont bon
qu’ensemble et ne valent rien séparés non plus que Don Quichotte sans
Sancho » (P110), dans la discussion comme dans le récit, Jacques, fut-
il auditeur, reste en position de supériorité. Comme l’esclave de la
dialectique hégélienne, Jacques, soldat et vainqueur des brigands, a
surmonté la peur de la mort qui tenaille son maître (p60). Et par
l’énergie de son rapport avec le réel (travail et savoir), Jacques domine
sa condition de serviteur : « Un Jacques est un homme comme un autre
(…) quelquefois mieux qu’un autre » (p.226), tandis que l’oisiveté et
jouissance ont fait du maître un automate fatigué, esclave de besoins
qu’il ne peut, à lui seul, satisfaire (s’habiller, se nourrir). Dès le début,
Jacques discute les ordres ou refuse d’obtempérer, et après la scène de
l’auberge, les accès d’autoritarisme du maître ne sont plus que velléités
dérisoires (p.309). L’hôtesse à Jacques : Allons, monsieur
Jacques, parlez, votre maître vous l’ordonne ;
après tout un maître est un maître. Messieurs,
voulez-vous m’accepter pour arbitre ?
Prenant le ton et le grave maintien d’un
magistrat, dit :
Oui la déclaration de M. Jacques, et d’après
des faits tendant à prouver que son maître est un
bon, un très bon, un trop bon maître, et que
Jacques n’est point mauvais serviteur, quoiqu’un
peu sujet à confondre la possession absolue et
inamovible avec la concession passagère et
gratuite, j’annule l’égalité qui s’est établie entre
eux par laps de temps et la recrée sur-le-champ. »
(p.228 -229).
Communication théâtrale et mise en scène du discours
61
En somme, le jugement de l’hôtesse ne vient que sanctionner une
relation qui existait déjà, mais que Jacques entend sceller à jamais par
un pseudo- contrat entre deux individus inégaux : le vrai maître est celui
qui, par ses actes et sa parole, est indispensable à l’autre « je vous suis
essentiel » (p.200). Ainsi Jacques mène son maître.
Le dialogue de Jacques avec son maître n’est d’autre qu’un
affrontement conceptuel entre deux idéologies antagonistes, deux
positions conceptuellement cohérentes. D’un côté, un esprit
conformiste s’accroche au code moral traditionnel et à ses fondements
spiritualistes : Le Maître : Crois-tu à la vie à venir ?
Jacques : Je n’y crois ni décrois, je n’y pense
pas.
Le Maître : Pour moi, je me regarde comme en
chrysalide, et j’aime à me persuader que le
papillon, ou mon âme, venant un jour à percer sa
coque, s’envolera à la justice divine. (p.256).
Le maître croit à l’immortalité de l’âme, à l’existence du diable
(p.295), à la toute-puissance du Dieu rémunérateur et vengeur : Le Maître : tu es inspiré : est-ce de Dieu, est-
ce du diable ? Je l’ignore. Jacques, mon cher ami,
je crains que vous n’ayez le diable au corps.
Jacques : Et pourquoi le diable.
Le Maître : Je vois que vous n’avez pas lu dom
la Taste13. Il dit que Dieu et le diable font
également des miracles.
Jacques : Et comment distingue-t-il les
miracles de Dieu des miracles du diable ?
Le Maître : Par la doctrine. Si la doctrine est
bonne, les miracles sont de Dieu ; si elle est
mauvaise, les miracles sont du diable.
Ici Jacques se mit à siffler, puis il ajouta : et
qui est-ce qui m’apprendre à moi, pauvre
ignorant, si la doctrine du faiseur de miracles est
bonne ou mauvaise ? Allons, monsieur,
remontons sur nos bêtes. Que vous importe que ce
soit de par Dieu de par Belzébuth. (p.337).
De l’autre un philosophe :
13 Dom Louis Bernard de la Taste (1682- 1754), ancien prieur bénédictin,
évêque de Bethléem, est l’auteur de Lettres théologiques aux écrivains
défenseurs des convulsions et autres prétendus miracles du temps, publiées
entre 1733 et 1740 ; Il soutenait, particulier à propos de l’affaire des
convulsionnaires de Saint- Médard, que Dieu et le Diable font également des
miracles. Il fut réfuté par l’orthodoxie religieuse.
Lineda BAMBRIK
« C’est que vous ne savez pas, notre hôtesse, que Jacques que voilà
est une espèce de philosophe, et qu’il fait un cas infini de ces petits
imbéciles qui se déshonorent eux-mêmes et la cause qu’ils défendent si
mal. Il dit que son capitaine les appelait le contrepoison des Huet, des
Nicole, des Bossuet » (p.179), un contestataire hardi récuse l’opposition
du Bien et du Mal, du vice et de la vertu, de la raison et de la folie : « Le
maître : Pourrais-tu me dire ce que c’est qu’un fou, ce que c’est qu’un
sage ? »(P55, 196) et proclame son indifférence d’agnostique sur la
question de Dieu et sur celle de l’au-delà. On peut considérer que
Jacques, interrogation sur le sens de la réalité, fait jouer ensemble trois
types de discours : un discours sceptique, un discours sur-déterministe
et un discours humaniste.
Bibliographie ADAM, J-M., PETITJEAN A., (2005) : Le texte descriptif. Éd.
Armand Colin. Paris.
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AXE 2 L’enseignement du français :
Des programmes aux pratiques de classe
68
Nassima MOUSSAOUI Université de Blida 2 [email protected]
L’erreur et la norme dans l’évaluation formative des productions écrites
L’erreur … Quelle(s) définition(s), quel (s) statut(s) ? La réflexion sur la notion d’erreur a beaucoup évolué. En effet
beaucoup de chercheurs s’accordent à dire que : L’erreur est un indicateur de réussite. Elle
n’est plus la faute condamnable ni un bogue
regrettable, elle devient le symptôme d’obstacles,
selon l’expression bachelardienne1, auxquels la
pensée des élèves est affrontée. “Vos erreurs
m’intéressent“ semble penser ici le professeur
puisqu’elles sont au cœur même de
l’apprentissage puisqu’elles indiquent les progrès
conceptuels à obtenir ».ASTOLFI J-P. (1999 p :
9)
ASTOLFI part de l’étymologie du mot afin de mieux définir la
notion d’erreur, il dira dans ce sens : « l’erreur retrouve son étymologie
latine « d’errer çà et là » et seulement au sens figuré, celui
d’incertitude, d’ignorance (…) Comment ne pas errer quand on ne
connaît pas le chemin » ? (1999 p : 9)
DESCOMPS propose, quant à lui une définition plus synthétique
donc plus opérationnelle dans le champ des apprentissages. Selon lui,
« l’erreur est un processus non-conforme au contrat ».DECOMPS
(1999 p : 1)
La notion d’erreur est souvent liée à la notion de contrat. Elle serait
à l’origine d’un non-respect des règles qui régissent le contrat encore
1 Selon BACHELARD, les connaissances préscientifiques chez les
chercheurs comme les connaissances initiales des élèves sont perçues comme
purement négatives. Elles relèvent de l’erreur, ce sont des obstacles à la vérité,
il est nécessaire de les prendre en compte. Toujours selon Bachelard, on
connait contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances
mal faites, en surmontant ce qui dans l’esprit même fait obstacle.
L’erreur et la norme dans l’évaluation formative des productions écrites
69
faut-il que l’apprenant ait été mis au courant de ces règles ; a-t-il été
associé au contrat ? Le rapport à l’erreur de la part du sujet est donc plus
équivoque qu’il n’y paraît. COUTAREL définit l’erreur « comme une
connaissance qui fonctionne en dehors de son domaine de validité » car
souvent l’apprenant construit ces connaissances indépendamment de
celui qui enseigne .Toujours selon le même auteur, l’erreur ce n’est pas
seulement ce qui ne répond pas à une norme, « c’est aussi ce qui a été
fait à la place d’autre chose, ce qui a été empêché de se
faire »COUTAREL. O (2007, p : 2)
Dans la même conception de l’erreur, AMIGUES associe l’erreur à
l’objectif attendu et au choix opéré par le sujet .Il dira dans ce sens
que « l’erreur est généralement considérée soit comme un écart entre
la performance réalisée (la réponse) et un but attendu (ou une norme
définie), soit comme le processus responsable de cet écart ».
AMIGUES R. (2004 p : 9)
Nous pouvons constater qu’AMIGUES puise les sources de l’erreur
du processus qui a permis son apparition, par processus que faut-il
cependant entendre : est-ce toutes les opérations mentales, toutes les
stratégies qu’a mobilisées le sujet lors de la réalisation de la tâche, ou
bien, est-ce le processus d’apprentissage mis en place par l’enseignant
qui est générateur d’erreurs ?
Selon les théories constructivistes, l’apprentissage est un processus
de réorganisation des connaissances généralement conflictuelles car les
connaissances nouvelles s’appuient sur des connaissances anciennes,
celles-ci pouvant être remises en cause. Dans ce cas-là, l’erreur
témoigne des difficultés que doit surmonter l’apprenant pour construire
une nouvelle connaissance et l’interaction entre ces deux formes de
connaissances (antérieures et nouvelles) provoque un conflit cognitif
que l’élève doit résoudre .Si l’élève se montre capable de gérer le
conflit, de surmonter l’obstacle, il sera en mesure de corriger son erreur,
la correction montrera qu’il a surmonté ses difficultés en construisant
une nouvelle connaissance.
Dans les pratiques courantes, l’erreur est souvent envisagée
d’un seul point de vue celui de l’élève, il est auteur et responsable de
ses erreurs .Cette conception internalise de l’erreur qui se fonde
sur « une philosophie substantialiste de la formation des connaissances
et l’idéologie individualiste » .AMIGUES, (2004 p : 25) considère que
l’erreur est à situer du seul côté de l’apprenant, ce dernier est le seul à
en faire, il est également le seul à incriminer. Or, il est clair que
l’enseignement peut être à l’origine des erreurs, des apprentissages mal
montés également. Les tâches proposées aux élèves, tout comme les
dispositifs mis à la disposition des élèves, peuvent engendrer des
erreurs. L’enseignant doit donc adopter une démarche qui consiste à
Nassima MOUSSAOUI
70
mettre l’apprenant dans une véritable situation/problème c’est-à-dire
une situation d’apprentissage « où une énigme proposée à l’élève ne
peut être dénouée que s’il remanie une représentation précisément
identifiée ou s’il acquiert une compétence qui lui fait défaut, c’est-à-
dire s’il surmonte un obstacle ».in, La revue française de pédagogie
n°16 citée par HUBERT Michel
Toutes ces définitions témoignent du souci de reconsidérer le statut
de l’erreur et de l’intégrer dans les processus d’apprentissage. Il est, à
ce niveau de notre analyse, intéressant de constater que la psychologie
cognitive a « récupéré » l’erreur, en la dédramatisant puisque tous
les théoriciens de la cognition ont étudié les principes généraux qui
président à la production de l’erreur, leurs travaux ont permis à la
didactique des langues une meilleure prise en charge des difficultés des
élèves, car pour la psychologie cognitive,« l’erreur, tel un iceberg , est
un moyen d’exhiber des processus mentaux auxquels on n’a pas
directement accès ». MARQUILLO LARRUY (2003 p : 12)
L’erreur permet donc de mettre à jour toutes les étapes, toutes les
démarches et autres stratégies que l’apprenant mobilise afin de
construire ses connaissances.
L’erreur et les notions de norme, de grammaticalité et d’acceptabilité
Avant d’essayer d’inventorier les différents types d’erreurs, il nous
a semblé nécessaire d’aborder des notions incontournables dans toute
classification des erreurs. Si l’on retient la définition la plus commune
de l’erreur à savoir : un écart par rapport à une norme, il convient de
définir la notion de norme, et ce faisant, la notion de grammaticalité et
d’acceptabilité.
La notion de norme Henriette WALTER(1988) montre que les modalités du parler des
classes dominantes, bien que souvent non-conforment à l’usage et aux
normes en vigueur (cf. les parlers germaniques) sont devenues la règle,
la norme par excellence. En effet, Même si les envahisseurs ont adopté le gallo-
roman, c’est en raison de leur position sociale
élevée que leur manière de parler et de prononcer
a fini par être valorisée alors même qu’elle était
discordante par rapport au parler habituel des
Gallo –Romans. MARQUILLO LARRUY (2003
p : 12)
Cette auteure donne l’exemple de la liaison du « h », elle impute les
différentes réalisations des liaisons aux influences germaniques,
puisque selon l’origine du mot, on dit « les hanches « et non « les z
L’erreur et la norme dans l’évaluation formative des productions écrites
71
hanches », alors que la liaison est assurée dans « les z’hommes ». Cet
exemple montre que la norme est établie en fonction d’influences
sociolinguistiques (classes dominantes) et également linguistiques
puisque le « h » est réalisé différemment selon l’origine des mots dans
un même système linguistique. Chaque groupe social construit son
propre mode de communication linguistique sa propre norme.
D’un point de vue grammatical : La norme n’est pas une notion mais un
concept, une abstraction, construite sur un
système de représentations, elle est une image
construite et déformée par idéalisation des usages
linguistiques des groupes dominants. Elle est par
conséquent impossible à atteindre par quelque
locuteur que ce soit. CUQ JP (1996 p : 56)
Le dictionnaire de linguistique (Larousse 2007) appelle norme « un
système d’instructions définissant ce qui doit être choisi parmi les
usages d’une langue donnée si l’on veut se conformer à un certain idéal
esthétique ou socioculturel ».
Ce même dictionnaire appelle aussi « norme tout ce qui est d’usage
commun et courant dans une communauté linguistique ».
Les différentes réalisations des locuteurs permettent aussi de
démontrer que si les réalisations varient d’un locuteur à un autre, d’une
situation à une autre, faut-il parler d’une seule norme ? Les tenants de
la grammaire normative et prescriptive imposent une norme et une
seule, toutes les variations réalisées sont donc considérées comme des
énoncés incorrects relevant de dysfonctionnements.
Avec la didactique des langues étrangères, le discours sur la notion
de norme a quelque peu évolué, dès les années 70, les représentations
qui admettaient la diversité se sont opposées à la vision unitaire de la
langue. En effet, des oppositions telles que code oral / code écrit,
registre courant / relâché /soutenu ont permis aux didacticiens de mettre
l’accent sur les situations de communication et de ce fait d’introduire
dans leurs analyses d’autres paramètres. À la notion de norme unique
vont se substituer des variations et ces dernières vont induire plusieurs
sortes de normes. Des questions s’imposent donc : autant de sujets que
de normes ? Autant de situations d’interlocution que de normes ? Ces
normes seraient –elles inhérentes aux intentions ce communication et
autres actes de parole ? Quelle instance décide de la norme ?
MARQUILLO LARRUY (2003) distingue cinq types de normes :
— de fonctionnement : elles concernent les règles qui
correspondent aux pratiques linguistiques d’une
communauté.
Nassima MOUSSAOUI
72
— descriptives : elles rendent compte des normes de
fonctionnement en les analysant afin de les rendre plus
explicites, ces normes se contentent de décrire, elles
n’émettent aucun jugement de valeurs, elles sont plus
réduites que les premières parce qu’elles ne peuvent
d’écrire toutes les réalisations effectuées.
— prescriptives : elles introduisent dans les normes de
fonctionnement des modèles à imiter, des règles à
respecter. Ces derniers deviennent la référence donc la
norme.
— évaluatives : elles émettent des jugements de valeurs
selon des critères esthétiques ou moraux (formes
belles, riches, originales ou relâchées).
— Fantasmées : elles sont éloignées des pratiques réelles.
Elles existent dans les représentations que se font les
locuteurs de la norme. Elles constituent une sorte
d’idéal qu’aucun locuteur ne peut atteindre c’est ce qui
a fait dire à MOREAU cité par MARQUILLO (2003
p : 17) qu’une proportion importante de locuteurs se
représentent la norme comme « un ensemble abstrait
et inaccessible de prescriptions et d’interdits, qu’ils ne
voient s’incarner dans l’usage de personnes et par
rapport auquel tout le monde se trouve
nécessairement en défaut »Nous constatons que la
notion de norme « fantasmée » rejoint celle de CUQ.
Cette typologie des normes est pertinente pour l’enseignant de
langues, elle lui permet de se situer quant aux énoncés réalisés par ses
élèves : s’il sanctionne « aller au docteur », il se réfère à la norme
« prescriptive », s’il en tolère l’usage il se réfère à la norme « de
fonctionnement ». La correction des écrits relève de la norme
prescriptive. D’un point de vue pédagogique, c’est à la grammaire de
dire ce qui est correct et ce qui ne l’est pas, c’est aux grammairiens que
revient la tâche de décider de la norme à respecter afin de réaliser des
énoncés corrects donc grammaticalement acceptables, qu’en est-il donc
de la grammaticalité ou de l’agrammaticalité d’un énoncé ?
L’erreur et la norme dans l’évaluation formative des productions écrites
73
La grammaticalité Elle relève des jugements que tout locuteur peut porter sur des
énoncés , il peut donc dire si « une phrase faite de mots de sa langue
est bien formée, au regard des règles de la grammaire qu’il a en
commun avec tous les autres sujets parlant cette langue, cette aptitude
appartient à la compétence des sujets parlants, elle ne dépend ni de la
culture ni du groupe social du locuteur » (Dictionnaire de linguistique).
Voici quelques exemples extraits de productions d’élèves du cycle
secondaire en Algérie : Les élèves préfèrent les matières
scientifiques est une phrase grammaticale.
À la maison Samia est une phase
agrammaticale.
Aimer les maths c’est ce qu’aiment les élèves,
Cette phrase n’est pas totalement agrammaticale, elle est déviante
car le scripteur n’a pas respecté les règles de non répétition, d’emploi
du verbe qui convient etc.…
Selon le même dictionnaire, la grammaticalité se distingue de :
— La signification : le vestibule éclaire le néant est une
phrase grammaticalement correct mais difficilement
interprétable.
— La vérité générale : l’homme mort est vivant ou le
cercle est carré sont des phrases grammaticalement
correctes mais inacceptables parce que
contradictoires.
— La probabilité d’un énoncé : le chien regarde avec
intérêt le film a très peu de chance (ou de risque)
d’être réalisée du moins fréquemment.
L’acceptabilité L’acceptabilité ou la possibilité de comprendre une phrase
grammaticale mais de grande complexité, le cas de l’enchâssement des
relatives est connu :
« La porte que mon ami a cassée qui est dans la maison ne ferme
pas ».
La grammaticalité se fonde sur les jugements et non l’emploi d’un
mot ou d’une expression, autrement dit, ce sont ces jugements qui vont
permettre de comprendre et d’expliquer les différents cas
d’agrammaticalité.
Nassima MOUSSAOUI
74
Erreur et typologies Il existe beaucoup de grilles comportant les erreurs susceptibles
d’être réalisées par les apprenants. Nous n’en retiendrons que celles qui
nous paraissent pertinentes pour notre public et pour notre corpus.
Il convient dans un premier temps de revenir sur le couple erreur/
faute
La dichotomie erreur/ faute renvoie à la distinction compétence /
performance établie par CHOMSKY. L’erreur relèverait de la
compétence et la faute de la performance « un apprenant ne peut donc
corriger ses erreurs, représentatives de sa grammaire intériorisée,
mais peut en principe corriger ses fautes imputables à des lapsus, à la
fatigue ou à diverses causes psychologiques ». BESSE.R PORQUIER
.R (1984 p : 206)
La définition que donnent les deux auteurs rejoint celle proposée par
GALISSON(1980) et par REASON (1993).
GALISSON (1980) distingue trois types d’erreurs :
Erreur de compétence : c’est une erreur due à une
méconnaissance d’une règle linguistique, erreur que
l’apprenant ne peut corriger sans avoir recours au professeur ou
à un manuel (une grammaire ou un dictionnaire).
Erreur de performance ou lapsus : c’est une erreur due à une
non-application d’une règle linguistique connue, erreur que
l’apprenant peut corriger lui-même.
Erreur de stratégie de communication : c’est une erreur due à
une méconnaissance ou à une-non application d’une règle
sociolinguistique.
Pour GALISSON, les causes de l’erreur ne sont pas à chercher
uniquement dans la langue maternelle : erreur de type interlinguale due
à une interférence avec la langue source ; mais aussi il convient d’en
chercher les origines dans les stratégies d’apprentissage et dans les
méthodes utilisées par l’enseignant. En effet, un apprenant algérien dont
la langue 1est l’arabe dira en français :
« Il est venu mon père » car il a reproduit la structure de la phrase de
sa langue 1, nous pouvons imputer ce dysfonctionnement à la langue
source.
Toutefois, dans « vous faisez », le dysfonctionnement n’est pas
interlingual mais intra lingual, il est inhérent à la langue cible, nous
pouvons nous autoriser à dire que cet apprenant a, bien au contraire,
intériorisé la conjugaison des verbes du premier groupe au présent et il
l’a généralisée aux autres groupes de la conjugaison française.
REASON(1993) rappelle que les erreurs prennent un nombre limité
de formes et pour comprendre les causes qui les génèrent, il faut prendre
en considération trois facteurs :
L’erreur et la norme dans l’évaluation formative des productions écrites
75
La nature de la tâche : il est nécessaire, à partir d’une copie d’élève
de déterminer la tâche, de la définir et de demander aux élèves de la
reformuler avant de passer à son exécution.
Les conditions de réalisation : ce sont les conditions dans lesquelles
les élèves exécutent la tâche qui leur est demandée. Se font-ils aidés ?
Ont-ils recours au dictionnaire ? Rédigent-ils à la maison ? En
classe ? Quelles ressources (internes, externes) sont-elles mises à sa
disposition ?
Les mécanismes qui régissent l’activité et la spécificité du sujet : en
expression écrite, il serait intéressant de remonter aux processus
psycholinguistiques mis en œuvre lors de la production écrite, cela
permet de remonter au processus d’écriture et de constater que les
difficultés que rencontrent les élèves résultent souvent de la gestion des
différentes phases ( recherche des idées, lexicalisation, linéarisation et
mise en texte) et les erreurs trouvent souvent leur origine dans le
traitement de l’information par la mémoire et la saturation de celle-ci.
Il distingue donc les échecs de planification (les fautes) et les échecs
d’exécution (ratés et lapsus) ; et il donne aux erreurs un statut plus
générique qui concerne « tous les cas où une séquence planifiée
d’activités mentales ou physiques ne parvient pas à ses fins désirées et
quand ces échecs ne peuvent pas être attribués au hasard ».
REASON.J (1993 p : 25)
REASON distingue trois types d’erreurs liées à des niveaux
d’activité cognitive différents :
Type /1 : les ratés et les lapsus Elles relèvent des habitudes et des comportements routiniers qui
pour des raisons d’inattention ou d’attention excessive sont déviés.
Type /2 : les fautes basées sur des règles Elles résultent d’une mauvaise application d’une bonne règle ou
d’une mauvaise règle. Ces erreurs portent sur « des processus plus
élaborés, de haut niveau, elles mettent en œuvre des stratégies telles
que l’évaluation de l’information disponible, la détermination
d’objectifs et les décisions prises pour atteindre ces objectifs ».
MARQUILLO LARRUY (2003 p : 40) .Ces erreurs sont plus
complexes dans la mesure où pour y remédier, il faudrait déconstruire
ou remonter au processus mobilisés par le sujet.
Nassima MOUSSAOUI
76
a- Faute basée sur une bonne règle Une bonne règle est une règle qui, appliquée dans un domaine précis,
s’est avérée utile et opératoire dans la mesure où son application a
permis à l’apprenant de résoudre un problème. Mais au-delà de ce
domaine, elle doit être réaménagée ; Nos apprenants mettront un
pluriel au verbe et réaliseront « * ils parles » au lieu de « ils parlent » ;
c’est une erreur due à une mauvaise application d’une bonne règle,
l’élève a une connaissance du pluriel des substantifs qu’il applique au
verbe .Le cas de l’élève qui écrit « vous faisez » relève donc de ce type
d’erreur.
b- Faute basée sur une règle fausse Lors de la résolution de problèmes, l’élève dans une première étape
(appelée étape procédurale) applique une règle et réussit la tâche
puisqu’il ne commet pas d’erreur mais celle – ci survient lors de la
seconde étape (appelée méta procédurale, lorsque l’apprenant voudra
généraliser les démarches qui fonctionnaient d’une manière
indépendante dans la première pensant ne pas faire d’erreur, celle-ci est
donc liée à une application rigide et décontextualisée de la règle. Un
exemple, très générateur d’erreurs chez nos apprenants, celui de
l’accord du participe passé employé avec auxiliaire « avoir » quand le
verbe est précédé d’un complément d’objet. Cette erreur s’explique par
le fait que lors de l’étape procédurale, l’élève sait que le participe passé
ne s’accorde pas avec le sujet mais lors de l’étape méta procédurale, il
généralisera à chaque fois qu’il rencontrera un participe passé employé
avec « avoir »,il ne prendra pas en considération la contrainte imposée
par la présence du COD avant le verbe.
Lors de la troisième étape (appelée conceptuelle), l’apprenant
mobilisera des stratégies plus élaborées et, par le biais d’une
observation des contextes d’apparition de l’erreur et notamment
d’explicitation de cette dernière, il élaborera ses propres règles grâce à
une démarche déductive et se corrigera.
Type /3 : Les fautes basées sur les connaissances déclaratives Ces erreurs sont à mettre en relation avec des structures cognitives
plus complexes au cours desquelles il ne s’agit plus d’accorder un
participe passé ou de maîtriser les pluriels irréguliers. Ces erreurs
proviennent de ce que REASON appelle la « rationalité limitée »qui
consiste en l’absence de prise en compte de la totalité des éléments qui
interviennent dans la résolution d’une tâche et de ce fait le sujet ne
traitera qu’une partie du problème et laissera dans l’ombre les autres
parties .
L’erreur et la norme dans l’évaluation formative des productions écrites
77
Ce type d’erreur est quasi permanent dans les productions de nos
élèves car ceux-ci rencontrent beaucoup de difficultés à assurer la
gestion de leurs textes puisqu’ils ne se focalisent que sur certains détails
(orthographe, conjugaison) occultant ainsi tout ce qui concerne les
difficultés d’ordre textuel ou discursif (hiérarchisation des arguments
dans des textes de type argumentatif, maîtrise du système verbal dans
les narrations, gestion de la chronologie dans les textes expositifs …).
Ces erreurs ne peuvent être détectées et corrigées qu’avec l’aide du
professeur .
ALLAL (1993) propose une grille 2des erreurs à dominante
orthographique, celle-ci inspirée des travaux de CATACH, DUPREZ
et LEGRIS (1980) se présente comme suit :
Tableau 1: Grille des erreurs à dominante orthographique
Type d’erreur Explication
Erreurs à dominante
phonétique
Ce sont des erreurs d’ordre oral : omission de
graphème « mecredi » au lieu de « mercredi ».
Confusion de graphèmes « correspandant » pour
« correspondant ».
Problèmes d’inversions « quarte » pour « quatre » ou
d’adjonctions « quartre » pour « quatre ».
Erreurs à dominante
phonogrammique
Ce sont des erreurs liées à la non-connaissance du code
graphique du français. Celles qui altèrent la valeur
phonique : « lontement » au lieu de « lentement », celle
qui n’altèrent pas la valeur phonique : « example » au
lieu d’ « exemple », « vriment » au lieu de
vraiment », »fédéle »au lieu de « fidèle », « viridique »
au lieu de « véridique ».
Erreurs à dominante
morphogrammique
Erreurs concernant les morphogrammes
grammaticaux, celles relatives aux marques du genre
et du nombre et aux terminaisons des verbes, « ils
parlé » au lieu de « ils parlaient ».
Erreurs concernant les morphogrammes lexicaux :
celles relatives : à la non-reconnaissance des mots
« quesque » au lieu de qu’est-ce que », aux préfixes et
suffixes mal orthographiés « naturellemant » au lieu
de « naturellement ».ou encore aux lettres finales
justifiables par dérivation « tapit » au lieu de « tapis ».
Erreurs à dominante
logogrammique
Ce sont des erreurs qui touchent à la physionomie des
mots « du » au lieu de « dû » ou « la » au lieu de
« là », »ou » au lieu de « où ».
2 Nous ne sommes pas restée totalement fidèle aux exemples proposés par
ALLAL .Nous les avons remplacés par des exemples relevés dans les
productions de nos élèves. Ces productions font partie du corpus de notre
mémoire de magister soutenu en juin 2007 et intitulé « Pour une évaluation
formative des productions écrites dans le cycle secondaire en Algérie ».
Nassima MOUSSAOUI
78
Erreurs concernant les
lettres non fonctionnelles
Celles relatives aux : consonnes doubles et
difficilement justifiables « dificiles »
pour »difficiles », aux lettres finales des mots qui
n’ont qu’une explication historique « temp » au lieu
de « temps ».
Erreurs concernant les
idéogrammes
Celles relatives au trait d’union, aux majuscules,
minuscules, …
ASTOLFI (1999) consacre une partie de son ouvrage à ce qu’il
nomme « l’erreur plurielle », sa typologie nous semble rejoindre celle
de REASON mais en partie seulement car ASTOLFI convoque tous
les facteurs susceptibles d’expliquer l’erreur et les conditions dans
lesquelles elle se manifeste. Nous pensons que, parce que complète,
cette typologie reprend tous les cas qui nous intéressent et qui devraient
interpeller nos enseignants car elle permet de reconsidérer l’erreur et
surtout de la prendre en charge en vue de la rentabiliser au maximum.
Détecter les erreurs ne saurait suffire si l’on désire s’inscrire dans une
évaluation formative. Il serait intéressant de mettre en place de
véritables dispositifs de remédiation qui consistent en une prise en
charge des copies, des productions qui constituent une excellente
matière première donc des véritables supports pédagogiques.
Les erreurs relevant de la compréhension de la consigne Souvent les erreurs sont dues aux difficultés que rencontrent les
élèves lors de la lecture des consignes, les énoncés sont soit difficiles,
ambigus, équivoques et/ou plurivoques. La consigne semble sans
difficulté pour celui qui la donne car il en connaît la réponse mais
l’élève peut faire des erreurs parce qu’il n’a pas tout simplement
compris ce qu’on lui demande de faire. Le vocabulaire employé dans la
consigne est souvent source de problèmes, celui-ci doit être simple et
connu de l’élève.
Les erreurs résultant d’habitudes scolaires Ces erreurs résultent de l’inadéquation entre les attentes de
l’enseignant et celles des élèves. Souvent, l’apprenant décode mal les
attentes du professeur à cause d’habitudes presque intériorisées puisque
résultant de pratiques antérieures, l’élève aurait tendance à anticiper et
il anticipe mal .Pour lever toute ambiguïté, le professeur doit aider
l’élève à se représenter la tâche qui lui est demandée, il doit définir ses
attentes car l’élève « raisonne sous influence, par le jeu du contrat
didactique, il sait qu’il est attendu et, si le contrat didactique fonctionne
bien, il sait où on l’attend » . CHEVALLARD Y. cité par ASTOLFI
(1999 p : 10) .Les erreurs surviennent quand l’élève rencontre des
L’erreur et la norme dans l’évaluation formative des productions écrites
79
difficultés à décoder les implicites des situations de classe. Nombreux
sont les élèves qui, habitués à un enseignant ou tout simplement à un
certain type de questions, se voient désarçonnés dès qu’ils changent
d’enseignants ou dès que les questions et les consignes de travail
changent. Il arrive aussi que les habitudes scolaires conduisent à des
résolutions coutumières qui font que les élèves fassent l’économie
d’une opération mentale en adoptant des démarches connues mais non
adaptée à la situation proposée ;de type « après un nom vient
automatiquement un verbe ,alors on conjugue » .
Un exemple :
Les élèves effrayaient courer vers la porte »*.
Outre « effrayaient », une autre erreur est à signaler : l’infinitif
dans « courer »*, là, l’apprenant connaît la règle qui dit que lorsque
deux verbes se suivent, le second se met à l’infinitif, il a donc accordé
puisque selon lui « courir » vient après « effrayer ».
Les erreurs témoignant des représentations des élèves Ces représentations découlent des habitudes scolaires et des
conceptions que se font les élèves de l’apprentissage. Souvent les
enseignants entreprennent l’installation de savoirs nouveaux espérant
un changement de représentations alors qu’ils ne se préoccupent guère
des connaissances spécifiques des élèves, de leurs représentations et qui
souvent perdurent et deviennent sources d’erreurs. Ces conceptions
provoquent souvent un conflit chez l’élève, un obstacle souvent
générateur d’erreurs.
Comment prendre en charge les représentations des élèves, à défaut
d’une véritable approche didactique, il faudrait installer d’autres
rapports avec les élèves, les écouter, les laisser s’exprimer à propos des
objets du savoir car « comprendre la signification profonde des
représentations est un détour indispensable pour modifier le statut que
l’on donne à certaines erreurs des élèves ». ASTOLFI J-P. (1999 p : 17)
L’enseignant doit donc écouter les élèves afin d’analyser leurs
représentations, les confronter pour les comparer. Ces confrontations
vont provoquer des conflits sociocognitifs qui permettent de débloquer
des situations donc de surmonter des obstacles. Il est important
d’encourager des discussions autour d’une notion, même si les élèves
au cours de la résolution d’une tâche ne sont pas avancés, cette
confrontation d’idées ne peut être productive que si elle favorise des
interactions entre les élèves et entre les élèves et l’enseignant et aussi
(et surtout) entre le savoir et les élèves. Les erreurs liées aux opérations intellectuelles
Il arrive que l’enseignant pense que l’élève est capable d’effectuer
des opérations intellectuelles alors que celui-ci ne possède pas les
Nassima MOUSSAOUI
80
capacités requises. Elles paraissent naturelles pour l’enseignant. Les
enseignants ont acquis des automatismes qu’ils pensent installer chez
les élèves .Ils doivent tenir compte de toutes les opérations mentales par
lesquelles l’élève doit passer afin de produire une phrase acceptable.
Erreurs portant sur les démarches adoptées Ce type d’erreur rejoint en partie le précédent, mais au lieu d’ignorer
toutes les opérations mentales que doit effectuer un élève lors de la
résolution d’une tâche, l’enseignant ignore la démarche adoptée par
l’élève, il s’attend à ce que celui -ci ne mobilise qu’une procédure, la
procédure étant le savoir ou le savoir-faire transversal, invariant et donc
souvent convoqué par l’élève car facilitant l’exécution de la tâche.
ASTOLFI propose d’instaurer le dialogue et de provoquer des
interactions qui permettraient aux élèves de s’expliquer sur le
cheminement adopté, de revenir sur le travail effectué pour le
réexaminer et en dégager les caractéristiques, il faut donc favoriser la
métacognition et analyser les démarches adoptées par l’ensemble du
groupe. Confronter les réalisations des élèves ne fera que les rassurer
vu que dans la majorité des cas les productions se ressemblent, les
dysfonctionnements également. Il arrive que l’enseignant, excédé par
les erreurs (souvent désarmé !),propose son texte, cela ne fait que
creuser davantage l’écart entre les travaux des élèves et le « modèle »
porté au tableau, au lieu d’encourager l’élève, de le sécuriser et de lui
montrer qu’il n’est pas le seul à se tromper, on lui impose une sorte de
production parfaite, une sorte d’idéal qu’il n’atteindra jamais !
Les erreurs dues à une surcharge cognitive Dans les activités d’écriture, les erreurs commises par les élèves
s’expliquent en grande partie par le travail de la mémoire et par la
surcharge cognitive au cours de la résolution d’une tâche. Produire un
discours écrit est une compétence qui convoque des sous compétences.
Les enseignants ignorent toutes les difficultés rencontrées par les
scripteurs malhabiles qui en plus essayent d’écrire en langue étrangère.
La prise en compte du fonctionnement de la mémoire est récente. En
effet, pendant longtemps la mémoire « conçue comme un phénomène
d’enregistrement –répétition a été dévalorisée au profit de fonctions
cognitives plus nobles, comme la réflexion, les opérations
intellectuelles, la créativité … ». ASTOLFI J-P. (1999 p : 19) La
psychologie cognitiviste a réhabilité la mémoire et l’a installée au cœur
même de l’apprentissage. Les annotations de type « tu te répètes », ou
« tu n’as pas respecté le plan », n’apportent rien à l’élève, les
enseignants semblent ignorer que la production écrite est « une activité
à tâches partagées, car il faut en parallèle chercher les idées, les
L’erreur et la norme dans l’évaluation formative des productions écrites
81
organiser en paragraphes, vérifier la syntaxe de chaque phrase et au
milieu de tout cela, contrôler aussi l’orthographe » .ASTOLFI JP
(1999, p : 20)
En effet, l’élève, parce que effectuant plusieurs opérations en même
temps, oublie une idée, ou bien occupé à corriger les erreurs
d’orthographe, n’a pas le temps de veiller à l’enchaînement des idées,
sa mémoire de travail ne peut activer en même temps toutes les
informations contenues dans la mémoire à long terme. Les
enseignants gagneraient à réviser avec leurs élèves leurs
productions lors des séances d’auto-évaluation afin de leur permettre de
comprendre les raisons de certains oublis ou de certaines redites. Nous
pensons que les productions de nos apprenants pourraient constituer des
supports pédagogiques que les enseignants exploiteraient avec leurs
élèves.
Erreurs dues à la complexité du contenu Par contenu, nous entendons la spécificité de la langue française. Il
est vrai que, souvent qualifiée de capricieuse, l’orthographe française
pose des problèmes même aux natifs car pour une ligne « de règle », on
a presque deux pages « d’exceptions ». Les problèmes de concordance
des temps, d’accord, de gestion textuelle sont à l’origine des erreurs
commises par la majorité des apprenants. L’analyse de ce type d’erreur
relève d’un travail didactique qui souvent consiste en une remise en
cause des méthodes. Leur réajustement, quand tout simplement il ne
s’agit pas d’une timide réforme de l’orthographe. La prise en charge de
ces erreurs nécessite la mise en place de nouvelles méthodes
d’apprentissage, de véritables dispositifs de remédiation en vue de –
non pas juguler tous les dysfonctionnements – mais au moins de
s’inscrire dans une logique d’apprentissage qui réhabilite l’erreur en
l’intégrant réellement dans les pratiques.
Les erreurs dues à une autre discipline Nous avons en quelque sorte « détourné » le dernier type d’erreur
proposé par ASTOLFI. Celui-ci affirme que les erreurs sont souvent
dues à un apprentissage défectueux dans une autre discipline. Nous
retiendrons ce type d’erreurs dans les situations d’interférence avec la
langue maternelle, par « une autre discipline » nous entendons, donc
« une autre langue », vu que le français (n’ayant pas le statut de langue
seconde) n’est pas langue d’enseignement en Algérie.
Nous arrivons à un moment plus que crucial de la typologie des
erreurs commises par nos élèves. Beaucoup d’erreurs sont inhérentes à
la langue source. Les interpréter revient à passer par des traductions.
Les injonctions de type « ne pense pas en arabe » ne sont d’aucune
Nassima MOUSSAOUI
82
utilité. Toutefois, les activités variées, centrées sur le système
linguistique propre au français permettent sinon d’améliorer la qualité
des écrits du moins de faire comprendre aux élèves que le français et
l’arabe sont deux systèmes linguistiques différents et qu’il convient de
ne pas traduire littéralement mais de conserver l’idée et de l’exprimer
dans une phrase très simple, du moins dans un premier temps .
On doit également introduire des activités de traduction : arabe/
français et français/ arabe afin de monter aux élèves que les deux
systèmes linguistiques fonctionnent différemment.
Avant de clore cet article consacré à la typologie des erreurs, il nous
semble primordial d’aborder l’erreur de type pragmatique, dans ce que
WOODLLEY appelle « l’écrit parole », cet écrit est souvent occulté
par les enseignants qui ne s’attardent que sur « l’écrit langue ». Or
« l’erreur peut être prise en compte dans l’évaluation comme signe de
non-maîtrise du système linguistique ou encore comme obstacle à la
communication ».WOODLLLEY,M P (1993 p :11) L’erreur comme
obstacle à la communication pose de grands problèmes aux
enseignants, il est vrai que les productions des élèves contiennent
souvent des erreurs stratégiques dites pragmatiques car elles relèvent
de la structuration des intentions ou des actes de paroles. Elles
nécessitent des révisions exhaustives des textes voire parfois leur totale
réécriture.
La typologie, telle que mise au point par ASTOLFI, nous a semblé
intéressante car elle permet de rendre compte de toutes les variables
d’une même situation notamment celle qui fait l’objet de notre propos,
l’erreur dans les productions écrites des apprenants du cycle secondaire
en Algérie.
Conclusion Redéfinir le statut de l’erreur, l’intégrer dans les apprentissages, en
faire un allié pédagogique telles sont les conclusions auxquelles nous
sommes arrivée. Nous sommes, toutefois, consciente qu’une réelle
prise en charge de l’erreur passe par des changements de
représentations aussi bien celles des enseignants que celles des
apprenants. Il faut dépouiller le discours sur l’erreur de toutes
connotations appelant la sanction, la faute voire le péché. Le discours
sur l’erreur doit donc changer, celle-ci doit être considérée comme un
moteur dans la progression aussi bien celle de l’élève que celle du
professeur. Le changement d’attitude ne fera qu’éviter la culpabilisation
qui ne fera que bloquer les élèves. Les élèves ne peuvent progresser que
lorsqu’ils se sentent sécurisés. L’erreur doit permettre de cerner les
difficultés de chaque élève et, de différencier les apprentissages afin de
ne plus avoir à proposer des exercices pour l’ensemble de la classe,
L’erreur et la norme dans l’évaluation formative des productions écrites
83
aussi bien pour ceux qui – à titre d’exemple – maîtrisent une notion
grammaticale que pour ceux qui ne la maîtrisent pas. Ceci permettra à
l’enseignant de construire les bases d’une véritable pédagogie
différenciée .L’erreur devient « un élément accepté, reconnu et objet
d’appropriation, non plus à proscrire mais un des facteurs par lesquels
la compréhension peut s’effectuer, ne serait-ce que par son
repérage ».REUTER.Y (1984 p : 125)
Dans cette perspective, l’évaluation formative prend tout son sens
car elle n’est plus exclue du procès d’apprentissage et sa fonction est
aussi de construire des situations qui favorisent la production des
erreurs, leur repérage et enfin leur maîtrise. Cet article consacré à
l’erreur ne nous a certes pas permis une analyse approfondie aussi bien
des modèles théoriques que de l’erreur elle-même Toutefois, le débat
est ouvert il nous a permis de montrer que l’erreur doit changer de statut
,elle doit être considérée comme « une aide pour l’élève qui, au travers
de l’explicitation de ses choix, mesure la pertinence de la procédure
qu’il a mise en jeu et une aide pour l’enseignant qui, ainsi, peut
comprendre le fonctionnement mental de l’élève » . ROUBEAUD MN
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Pour une autre pratique de l’erreur, in Pratiques n°44, déc. 1984 p/
125
86
Emna SOUILAH Université de la Manouba - Tunisie [email protected]
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur fort pour le cycle
préparatoire de l’école de base
Problématique Au milieu de la crise que traverse l’école tunisienne,
l’enseignement-apprentissage du français en Tunisie est d’autant plus
préoccupant qu’une régression générale du niveau des apprenants en
langue a été remarquée. Cette régression est attestée par les résultats des
études d’évaluation entreprises - avant l’introduction de la dernière
réforme de l’enseignement de cette langue1 - par l’Inspection générale
du ministère tunisien de l’Éducation et de la Formation en collaboration
avec des experts du service de coopération et d’action culturelle
(SCAC) de l’ambassade de France. Ces évaluations ont été effectuées
dans différents cycles de l’enseignement, moyennant des tests
administrés à différentes populations d’élèves. Comme l’indiquent
Boukhari2 (2006) et Veltcheff3 (2006), la mesure de la compétence
acquise en langue française a donné des résultats peu satisfaisant par
rapport à ce qui est normalement exigé d’un locuteur de langue seconde
et par rapport au nombre d’années consacré à l’enseignement de cette
langue4. Ces études sont venues en fait confirmer la faiblesse des acquis
1 La réforme a été mise en place en 2007 pour le collège et 2008 pour le cycle
secondaire. 2 Inspectrice principale de français de l’enseignement secondaire au ministère
tunisien de l’Éducation et de la formation continue. 3 Service de coopération et d’action culturelle, Ambassade de France, à Tunis,
Tunisie. 4 Il faut noter que l’enseignement du français à l’école publique commence à
partir de la 3ème année primaire. Dans les écoles privées, on enseigne le français
dès la première année primaire.
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur …
87
en langue française chez les apprenants tunisiens, relevée lors des
examens nationaux et dans les départements de français où le taux
d’échec des étudiants est devenu élevé (Miled : 2010). Cette même
faiblesse a été, par ailleurs, à l’origine du mécontentement général des
employeurs au sujet du niveau de maitrise du français de la part de leurs
employés diplômés des Universités tunisiennes.
Ces constats, négatifs dans l’ensemble, ont relancé la recherche des
causes de la baisse de niveau en langue française en vue de l’élaboration
d’un système de remédiation susceptible de pallier les défaillances et
d’améliorer la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage de cette
langue. Nombreuses défaillances ayant été identifiées, une nouvelle
réforme a été rapidement mise en place. Se référant aux courants
pédagogiques modernes dans le domaine de la didactique des langues5,
cette réforme a proposé pour tous les cycles d’enseignement de
« nouvelles » approches méthodologiques, de nouveaux contenus à
enseigner impliquant le renouvellement du matériel didactique.
L’une des grandes mesures prises dans cette réforme est relative à
l’intégration de l’oral comme objet et médium d’enseignement des
activités de la classe de français (l’expression orale devrait préparer les
activités de la grammaire et de la production écrite ; la lecture devrait
être au service de la production orale et écrite ; l’articulation des
activités passe par la pratique de la langue)6. Elle vient pour combler le
déficit constaté dans l’expression orale des apprenants et établir le lien
entre ces différentes activités.7L’objectif visé par ce principe
5 « L’enseignement du français prend appui sur l’apport des théories
d’apprentissage qui mettent l’accent sur le rôle de l’élève dans la construction
progressive des savoirs, savoir-faire et savoir-être ». Programmes de français
du cycle préparatoire de l’école de base, Tunisie, 2006. p. 3. 6 « Un enseignement de la grammaire favorisant la pratique de la langue et qui
s’attache, en priorité, à développer et à affiner les capacités d’expression des
élèves tant à l’oral qu’à l’écrit ». Programmes de français du cycle préparatoire
de l’école de base, Tunisie, 2006. p. 3.
« Tous les contenus linguistiques inscrits au programme […] seront étudiés
en relation étroite avec la lecture, l’écriture et la pratique de l’oral. Ils
constitueront pour l’élève des ressources à mobiliser pour parler, lire et
écrire ». Ibid. p. 17. La réforme a été mise en place en 2007 dans les collèges
et en 2008 dans les lycées.
« Le décloisonnement des différentes activités de la classe de français en
vue de les articuler de façon cohérente ». Ibid. p. 3. 7 Aussi, l’activité de la lecture a-t-elle pour rôle (entre autres) d’aider
l’apprenant à « s’exprimer oralement et par écrit » : « L’élève sera capable de
lire, de comprendre et d’apprécier des textes variés (extraits, œuvres intégrales)
à des fins diverses : s’informer, découvrir d’autres cultures, développer des
Emna SOUILAH
88
méthodologique de décloisonnement des activités dans ces quatre
domaines (grammaire, lecture, expression orale et écrite) est d’amener
l’apprenant à mobiliser, à des fins communicatives et dans diverses
situations de communication, l’ensemble de ses acquis (linguistiques,
culturels, discursifs et méthodologiques, précisent les textes officiels).
Or ces mesures, malgré les solutions dont elles sont porteuses,
semblent être problématiques quant à leur mise en application dans le
contexte tunisien, compte tenu du flou qui entoure certains de leurs
aspects8. Elles semblent d’autant plus occulter les difficultés liées au
transfert oral-écrit qui fait déjà l’objet d’un grand débat non encore
résolu9.
On s’interroge, dans ce cadre, sur la capacité de cette réforme
d’apporter les vraies solutions aux problèmes posés à l’enseignement
de cette langue en Tunisie. Notre réflexion s’appuiera essentiellement
sur l’hypothèse du choix d’un profil de sortie pour l’apprenant tunisien
qui serait inadéquat pour les raisons que nous allons développer dans
cet article.
Dans cette perspective, le point de vue de G. Vigner (2008)
concernant cette question constitue un appui pour notre travail. En nous
référant au lien qu’il établit entre le modèle du locuteur sous-jacent aux
programmes d’enseignement de français et les compétences visées par
ces programmes, nous réfléchirons sur les exigences imposées à
l’apprenant tunisien et sur leur degré de correspondance avec ses
performances réelles et avec la réalité langagière de ce contexte
d’enseignement-apprentissage.
Nous nous nous focaliserons, dans cet article, sur les nouveaux
programmes de français du cycle préparatoire de l’enseignement de
méthodes de lecture, enrichir son vocabulaire, s’exprimer oralement et par
écrit ». p. 10. 8 Que nous développerons ultérieurement 9 la question est de savoir quelle langue enseigner à l’oral, quelle langue orale
enseignée, quel rapport peut avoir l’oral enseigné avec l’écrit, et quels savoirs
linguistiques véhiculer, ceux relatifs aux structures de la langue orale ou ceux
relatifs aux structures de l’écrit, d’autant que, comme le précise C. Blanche-
Benveniste, les normes de l’oral se distinguent de celles de l’écrit. Elle
souligne à ce sujet que « La langue parlée des conversations n’est pas prévue
en fonction d’une écriture, ni a fortiori en fonction des signes de ponctuation
de la langue écrite»9. A ce propos, Amel Boukhari insiste sur l’idée que : « les
difficultés de l’enseignement de l’oral sont […] inhérentes à son caractère
insaisissable »9. C’est d’ailleurs pour cela qu’ « il est perçu comme un «
mauvais objet pédagogique ».
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur …
89
base10. Notre propos est de montrer que l’une des raisons de l’échec
attesté de l’enseignement de cette langue est aussi liée à un choix
ambitieux d’un modèle de locuteur sous-jacent à ces programmes, qui
serait proche de celui du natif de cette langue.
Sans aborder la question des nouvelles approches méthodologiques
dont le choix semble être problématique, nous nous limitons à la
présentation des objectifs de l’enseignement du français et des
compétences que cet enseignement se propose de faire acquérir aux
apprenants tunisiens du cycle préparatoire.
Objectifs et compétences visées dans les programmes de français du Cycle préparatoire de l’enseignement de base
L’objectif fondamental de l’enseignement de français au cycle
préparatoire de l’école de base, selon l’optique des nouveaux
programmes, est d’asseoir chez l’apprenant tunisien des compétences
disciplinaires et des compétences transversales durables et
transférables.
Au terme de ce Cycle, les compétences disciplinaires11 devraient
favoriser des activités langagières de production et de réception à l’oral
et à l’écrit, et d’interaction. L’apprenant est appelé à développer une
compétence à communiquer langagièrement qui intègre la composante
linguistique, sociolinguistique et pragmatique avec ce qu’elles
impliquent comme savoir, savoir-faire, savoir être et savoir agir en
situation.
D’autres types de compétences sont également visés : la
compétence-clef apprendre à apprendre et les life skills que Xavier
Roegiers (2010) traduit par les compétences de vie. Dans cette optique,
l’enseignement du français se propose d’aider l’apprenant, d’un côté, à
être autonome dans son apprentissage à partir de l’élaboration de
différents projets disciplinaires et interdisciplinaires et, d’un autre côté,
à s’approprier les valeurs citoyennes grâce à un nouveau contenu
thématique relatif au vivre ensemble introduit dans les programmes.
L’objectif final est de former des apprenants capables d’agir dans des
10 L’enseignement de base en Tunisie, appelé aussi école de base, comprend
deux cycles : le premier cycle ou le cycle primaire qui s’étend sur 6 années
d’études et le second cycle ou le cycle préparatoire qui demande 3 années
d’études. Les élèves sont scolarisés vers l’âge de six ans. Ils commencent à
apprendre le français à l’âge de 8 ans, c’est-à-dire à la 3ème année primaire.
Leur langue maternelle est le dialecte tunisien. 11 Ces compétences seront minutieusement présentées et décrite
ultérieurement.
Emna SOUILAH
90
différentes situations sociales de plus en plus complexes et en tant que
citoyens responsables.
Ainsi l’enseignement du français s’intègre dans un projet plus large
de l’enseignement en Tunisie, de façon générale, celui d’établir un lien
entre l’école et la société et ainsi préparer l’apprenant à l’insertion
sociale.
À la question de savoir si le profil de sortie de l’apprenant visé par
l’enseignement du français correspond aux performances langagières
réelles de l’apprenant tunisien et s’il répond à ses besoins, nous nous
proposons de positionner le modèle du locuteur sous-jacent aux
programmes de français au cycle préparatoire en Tunisie par rapport à
ceux qui sous-tendent les programmes de français en général.
Les modèles de locuteurs sous-jacents aux programmes de français
Pour traiter la question des compétences visées dans l’enseignement
du français, dans un contexte de langue seconde, Vigner propose de
partir des questions suivantes : « Quel niveau de compétence souhaite-
t-on faire atteindre en français par les élèves ? Est-ce celui du locuteur
natif ou bien s’agit-il d’une compétence spécifique liée aux besoins et
usages du français dans le pays ? » (2008, p. 19). L’intérêt de ces
questions est double. D’abord, il est lié au rôle qu’elles jouent dans
l’élaboration d’un curriculum adapté au contexte de l’enseignement de
la langue. D’autre part, il est relatif à l’examen du décalage qui peut
exister entre des programmes proposés à l’enseignement d’une langue,
dans un contexte donné, et les performances langagières réelles des
apprenants de cette langue12.
Vigner présente deux profils de locuteurs : le locuteur natif et le
locuteur bilingue. Le premier est en général associé au modèle de
locuteur fort, le second aurait des compétences spécifiques (liées au
modèle de locuteur bilingue). Le locuteur fort (natif) est présenté
comme un modèle idéal et difficile à atteindre. Mais pour l’atteindre,
l’apprenant devrait développer quatre habiletés relatives à l’oral et à
l’écrit : production et perception : écouter, parler, lire et écrire. Ces
habiletés, il doit savoir les exercer dans des situations de
communication variées et dans différents contextes « sociaux et
culturels », mais aussi dans différents domaines d’usage de la langue :
professionnel, éducatif, public, général, privé, individuel (Vigner, 2008,
p. 19). À ce propos, Vigner insiste sur l’idée que le niveau de
12 Il est impensable d’exiger d’un apprenant incapable de formuler en français
une phase ayant un sens, de savoir manier les différents registres de
langue (programmes 7ème année de base, c’est-à-dire la 1ère année du collège)
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur …
91
compétence du locuteur fort13, en plus d’être difficilement accessible,
ne répond jamais aux besoins immédiats d’un apprenant du français
langue seconde, et ne peut pas être atteint dans les conditions effectives
de l’enseignement de la langue. De son point de vue, le modèle qui lui
semble être le mieux adapté est celui du locuteur bilingue. La principale
particularité de ce dernier modèle de locuteur est qu’il a déjà et toujours
l’occasion d’utiliser sa langue dans un ensemble large et varié de
situations de communication, tandis que son usage du français se limite
à quelques situations souvent en rapport avec le contexte institutionnel.
De ce fait, l’apprenant du français langue seconde, selon le même
auteur, a besoin d’un profil de compétence propre au FLE (2008, p. 20)
qui privilégie plutôt la transmission du savoir (réception et production
à l’oral et à l’écrit sont en rapport avec le contexte institutionnel) plutôt
que la communication sociale14. Vigner précise à ce sujet que la visée
pragmatique, à effet immédiat, ne constitue pas un objectif prioritaire,
l’apprenant disposant d’une autre langue, sa langue d’origine, pour
assurer ce type d’échange (2008, p. 20). Il opte pour une répartition des
compétences entre la langue d’usage des apprenants et la langue
apprise, répartition qui doit considérer que les apprenants du français
langue seconde ne font usage de cette langue que dans un nombre de
situations relativement limité.
De ce point de vue, il ne peut pas être demandé à un apprenant du
français langue seconde, de la maîtriser à l’instar du natif de cette
langue. Par ailleurs, ce qui peut être raisonnablement exigé de lui est de
développer une compétence spécifique qui lui permet d’accéder à
d’autres savoirs et de les véhiculer dans le contexte institutionnel.
Partant de cette distinction, nous tenterons de décrire le modèle du
locuteur (natif/fort ou bilingue dont les besoins sont spécifiques) adopté
dans les programmes de français relatifs au cycle préparatoire de
l’enseignement de base en Tunisie où l’on attribue à cette langue le
13 D’après VIGNER, le modèle du locuteur fort est un modèle idéal. Il
correspond à celui d’un adulte cultivé et natif du pays. 14 VIGNER précise que « … le français est, dans un grand nombre de pays
d’Afrique noire ou du Maghreb, étranger à une grande partie des élèves […]
s’agit-il en effet de développer une compétence de communication, définie en
termes de compétence sociale, de capacités à échanger avec différents
interlocuteurs ? ou bien s’agit-il d’organiser l’enseignement du français autour
de la transmission de savoir ? » « Quelles originalité pédagogiques dans
l’enseignement du français langue étrangère ? » in Le français langue seconde,
apprentissage et curriculum », Pierre MARTINEZ (dir.), Paris : Maisonneuve
et Larose, 2002. p. 134.
Emna SOUILAH
92
statut de langue seconde15 et sur les effets de ce choix sur l’élaboration
de ces programmes. Notre propos est de montrer que les compétences
qui y sont visées ne sont pas en totale adéquation avec les performances
langagières des apprenants tunisiens, avec leurs besoins langagiers et
avec le contexte d’enseignement. Cette situation pourrait être
inhibitrice pour l’apprentissage de cette langue.
Le modèle de locuteur adopté par les programmes de français au cycle préparatoire de l’école de base
Il faut d’abord préciser, dans ce cadre, que langue seconde est un
concept extensible qui renvoie à une variété de contextes
d’enseignement-apprentissage de la langue. Chaque contexte a ses
particularités et requiert des méthodes pédagogiques qui lui soient
adaptées. L’une des particularités du contexte tunisien est de dispenser,
en ce qui concerne le mode d’introduction du français, de ce que Vigner
appelle un enseignement différé où l’arabe littéral16 a déjà pris place
quand l’apprenant entame l’apprentissage du français et reste […] dans
une position dominante (2008, p. 12). C’est un contexte où les visées
de l’enseignement de cette langue sont qualifiées de restreintes, par
rapport aux visés extensives où le français est considéré comme une
langue d’intégration scolaire. En effet, en Tunisie, l’enseignement de
cette langue ne supplante pas celui de l’arabe littéral. Le français est
enseigné à une population d’élèves qui apprennent, en premier lieu,
cette langue17. L’introduction de l’enseignement du français survient à
un moment donné de leur scolarité (en 3ème année de l’école de base et
vers l’âge de 8 ans). D’autre part, ces apprenants ont déjà des
compétences dans leur langue maternelle (le dialecte tunisien) qu’ils
pratiquent dans la vie sociale.
Pour ce qui concerne le modèle de locuteur adopté dans
l’enseignement du français, la lecture des programmes officiels relatifs
au cycle préparatoire de l’école de base tunisienne18 laisse apparaitre
15 Ce statut varie de fait de langue seconde à langue étrangère en fonction de
plusieurs facteurs dont le milieu géographique, social et familial des
apprenants. 16 L’arabe littéral n’est pas la langue d’origine, il constitue pour l’apprenant
une nouvelle langue, différente de l’arabe parlé. Le choix de l’adjectif
« littéral » se justifie par le fait qu’il s’agit d’une variété plus moderne que
l’arabe littéraire. 17 Leur langue maternelle est le dialecte tunisien. L’arabe littéral est
considéré comme une nouvelle langue. 18 Ces sont les trois années du collège. Nous nous référerons parfois aux
programmes de français du troisième degré de l’école de base, pour la précision
que ces textes témoignent dans l’usage des concepts.
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur …
93
quelques-unes de ses particularités. Nous allons dégager ces
particularités à partir des trois rubriques consacrées respectivement à
l’enseignement de l’oral, de la lecture et de l’écriture. On peut lire dans
chacune de ces rubriques l’ensemble des compétences visées par
chacune de ces activités, soit au terme d’une année, soit au terme de
tout le cycle préparatoire.
Mais ces compétences ne sont pas respectivement spécifiques à
chacun de ces domaines, elles sont développées à partir de l’imbrication
de toutes ces activités.
L’articulation de l’oral avec les autres activités Il est important de souligner d’abord que l’objectif final de
l’enseignement du français en Tunisie est de former des élèves capables
de communiquer avec les autres. Cette langue enseignée en tant qu’outil
de communication doit leur permettre, entre autres, de s’ouvrir sur de
nouvelles cultures et de se situer par rapport à elles19.
En harmonie avec ces finalités, l’enseignement de cette langue au
cycle préparatoire de l’école de base est attelé à deux grandes
orientations : développer la compétence de lecture chez les élèves et
affiner leurs capacités d’expression à l’oral et à l’écrit. Dans la même
visée, l’activité de lecture a pour objectif de faire découvrir à
l’apprenant d’autres cultures, mais aussi de lui permettre d’enrichir son
vocabulaire et par conséquent de s’exprimer oralement et par écrit20.
Articulé à cette activité, l’enseignement de l’oral vise à former des
apprenants capables de comprendre des énoncés oraux variés et d’en
produire […] Il mobilise, à cet effet, ses acquis linguistiques, culturels
[…] dans des situations de communication liées aux contextes scolaire
et social.21 Ces extraits des programmes montrent que l’articulation de
l’oral à la lecture se situe à deux niveaux. Le premier niveau est relatif
à la possibilité de réinvestir le vocabulaire appris lors de l’étude des
textes, dans des discours oraux. Le second est lié à l’impératif de
mobiliser les « acquis culturels » dans diverses situations de
communication orale. Néanmoins, l’expression « acquis culturels »
pose problème du moment où, présente dans les rubriques de toutes les
activités, elle n’est jamais expliquée. De plus, les instructions officielles
ne montrent pas non plus comment ces acquis peuvent être mobilisés
dans différentes situations de communication. Quant au moyen de les
19 Les programmes de l’enseignement du français, relatifs à tous les
niveaux d’études. 20 Les programmes de français relatifs au cycle préparatoire de l’école de base.
p. 10. 21 Ibid. p. 6.
Emna SOUILAH
94
développer, on peut comprendre vaguement que c’est dans les séances
de lecture que l’apprenant peut découvrir quelques éléments d’autres
cultures.
Il reste que, quand il s’agit de travailler sur une œuvre intégrale,
l’élève est appelé à se documenter sur les références culturelles 22 car,
d’après le même texte, la compréhension globale de cette œuvre en
dépend. En ce qui concerne l’articulation entre l’oral et l’activité de
l’écriture, les mêmes textes officiels laissent comprendre qu’elle passe
par les contenus linguistiques aux programmes. En effet, dans les
exercices de production écrite23 les apprenants sont appelés à mobiliser
(entre autres) leurs acquis linguistiques24. Tous ces acquis linguistiques
sont étudiés en relation étroite avec la lecture, l’écriture et la pratique
de l’oral. Ils constitueront pour l’élève des ressources à mobiliser pour
parler, lire et écrire25. Ainsi, dans ce cadre, la pratique de l’oral est
centrée sur la manipulation des faits de langue en contexte. Les acquis
linguistiques sont réinvestis dans les productions écrites et dans d’autres
situations. Ce qui montre que, dans son lien avec les autres activités,
l’oral en constitue le pivot. En plus d’être en corrélation étroite avec les
autres activités, l’oral constitue aussi un objet d’enseignement. Dans ce
type d’enseignement, l’accent est mis sur les spécificités de la
communication orale.
Réception et production à l’oral dans les textes officiels La lecture des programmes officiels relatifs aux trois niveaux
d’études du cycle préparatoire montrent que, dans l’enseignement de
l’oral, les compétences visées au terme de chaque année sont les
mêmes. L’apprenant doit développer une compétence de
communication qui intègre la composante linguistique, culturelle et
pragmatique. Il est énoncé dans les textes officiels que l’élève « doit
être capable de comprendre des énoncés oraux et en produire […] pour
présenter, se présenter, informer, s’informer (donner, demander des
informations), expliquer, justifier et discuter, dans les sens de dialoguer
et d’argumenter. Il mobilise, à cet effet, ses acquis linguistiques,
culturels et méthodologiques dans des situations de communication
22 Ibid. 12 23 Qui a pour but de leur apprendre à « produire des textes de types variés […]
à diverses fins de communication » 24 Ibid. p. 13. 25 Ibid. p.17.
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur …
95
liées aux contextes scolaire et social »26 Les capacités spécifiques27 qui
composent ces compétences sont enseignées d’une manière progressive
et intégrante qui doit respecter un parcours susceptible d’optimiser leur
acquisition (sensibilisation, apprentissage structuré, consolidation,
intégration). La sensibilisation est le premier niveau d’acquisition de la
compétence, l’apprentissage structuré appelle un travail d’entrainement
qui implique de développer la capacité, la consolidation est un
renforcement de la capacité et enfin l’étape de l’intégration, c’est-à-dire
la phase de la mise en œuvre d’une capacité suffisamment maîtrisée par
l’élève et constituant pour lui une ressource à mobiliser dans diverses
situations de communication28. Plus concrètement, la capacité
Dialoguer, par exemple, fait l’objet d’un travail de sensibilisation en
6ème année de base, d’apprentissage en 7ème année de base, de
consolidation en 8ème année de base et d’intégration en 9ème année de
base.
Dans le cadre de cet enseignement, l’activité de réception à l’oral
vise, dans ces trois niveaux d’études, à développer chez l’apprenant,
« les capacités » : écouter et comprendre et celle de production/
interaction les capacités prendre la parole et réagir/interagir. Les deux
premières capacités impliquent d’adopter, dans toutes les situations de
communication, une attitude d’écoute qui permet une bonne réception
du message, d’être en mesure de décoder globalement ce message, et
d’en saisir l’intention de communication. D’un autre côté, les capacités
visées par l’activité de production requièrent de l’apprenant qu’il soit
capable de s’exprimer de façon audible et claire, de prendre en
considération les paramètres de la situation de communication, et de
choisir les éléments prosodiques adéquat à chaque message et à chaque
situation. Cela implique le respect et la maitrise des règles et des
spécificités de la communication orale (respect de l’autre, écoute
attentive, respect des tours de paroles, prise en compte des propos
d’autrui, recours au para-verbal- (intonation, débit, ton) et au non-
verbal - regard, gestes, attitude)29.
Dans cette perspective, l’acquisition de ces capacités est placée dans
une variété de situations de communication, liées aux contextes social
et scolaire. Ce sont des situations :
26 Programmes de français, Cycle préparatoire de l’enseignement de base,
septembre 2006, p. 6/ Programmes de français, Enseignement secondaire,
septembre 2008, p. 6. 27 Les capacités sont présenter, se présenter, informer/s’informer, expliquer,
justifier et discuter. 28 Programmes de français relatifs au cycle préparatoire de l’enseignement de
base. p. 7. 29 Ibid.
Emna SOUILAH
96
De la vie courante (au marché, au bureau de
poste, au stade, au supermarché, à la gare, à
l’aéroport, dans une agence de voyage, etc.) et de
la vie scolaire (en classe, dans la cour de l’école,
dans un club, à la bibliothèque (uniquement en
9ème), etc.)30.
Il s’agit, pour l’apprenant, de tenir compte, dans tous les cas, du
contexte, du statut de l’interlocuteur et de l’effet à produire. Un niveau
d’exigence sur le plan pragmatique, langagier, linguistique lui est
fixé par rapport à son apprentissage de l’oral. L’élève doit atteindre
aisance verbale, étendue du discours, réussir à participer à un dialogue
à deux interlocuteurs et savoir utiliser un énoncé simple, vocabulaire
courant, énoncé plus complexe, vocabulaire plus élaboré31. Il est appelé
à utiliser un vocabulaire relatif à la communication orale ainsi qu’un
vocabulaire relatif aux thèmes traités32. Concernant les contenus
linguistiques proposés33, les textes officiels recommandent qu’ils soient
exploités en situation et non abordés comme objet d’enseignement et ce
pour favoriser une expression claire et adaptée au contexte. Au terme
du cycle préparatoire, les critères d’évaluation des productions orales
des apprenants sont adéquation des propos à la situation de
communication, cohérence du discours, clarté des propos, correction
de la langue34.
Rappelons que, selon Vigner, dans le cadre des programmes du
français qui adoptent un modèle de locuteur bilingue (modèle approprié
à l’enseignement du français langue seconde), la production orale, étant
liée au domaine éducatif, doit se limiter à des échanges qui se situent
dans la classe. Il faut aussi tenir compte du fait que, d’après le même
chercheur, l’échange oral dans sa composante pragmatique ne
constitue pas un objectif prioritaire (Vigner, 2008, p. 20) dans
l’enseignement/apprentissage d’une langue seconde. Deux conditions
auxquelles les choix officiels tunisiens ne satisfont pas.
En effet, les objectifs de l’enseignement de l’oral dans ce contexte
requièrent un champ d’application très vaste et visent à développer chez
l’apprenant plusieurs compétences dont la compétence
sociolinguistique, celle qui lui permet de communiquer dans n’importe
quelle situation de communication. Ce qui laisse comprendre que les
30 Ibid. 31 Ibid. 32 Ibid. 33 Les contenus linguistiques dédiés à l’enseignement-apprentissage de l’oral
sont différents de contenus programmés pour les séances de grammaire. 34 Ibid. p. 36.
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur …
97
programmes de français tunisiens optent pour un profil d’apprenant qui
se veut être proche du natif de la langue.
Rappelons que, conformément au principe du décloisonnement des
activités de la classe de français (Oral, Lecture, Écriture), recommandé
dans les textes officiels, la pratique de l’oral est liée, dans un sens, à
l’activité de la lecture et à celle de l’écriture. Sans tenir compte du débat
autour du transfert oral-écrit, ces activités doivent s’interpénétrer pour
permettre à l’apprenant de produire des discours oraux et écrits
adéquats et corrects.
Réception et production à l’écrit L’activité de lecture vise à faire acquérir par l’apprenant plusieurs
aptitudes dont lire, comprendre35, apprécier des textes variés […] à des
fins diverses dont découvrir d’autres cultures et s’exprimer oralement
et par écrit. Les textes officiels soulignent que la compétence de lecture
permet à l’apprenant de mobiliser et d’intégrer les acquis linguistiques,
littéraires, culturels et méthodologiques en vue d’appréhender des écrits
aux enjeux thématiques et discursifs de plus en plus complexes ,
compétence qu’il maîtrisera progressivement. Il s’agit, pour lui,
d’étudier des textes appartenant à la littérature française (roman, poésie,
théâtre, fable) et francophone et des textes traduits (Programmes de
français, cycle préparatoire de l’école de base, septembre 2007). Il
doit être à même de lire des textes variés (extraits et œuvres intégrales)
dont il doit rendre compte oralement et par écrit (Programmes de
français, Enseignement secondaire, septembre 2008)
En plus de ces capacités, l’apprenant est appelé à en développer
d’autres de même niveau d’importance. Ces capacités sont apprécier,
rendre compte, s’auto-évaluer, lire et écrire, lire une œuvre intégrale,
lire une image. La capacité rendre compte est basée sur des supports
diversifiés. À côté des textes littéraires de différents genres (nouvelle,
roman, conte, théâtre), sont suggérés des textes documentaires, des
articles de presse, textes publicitaires, sketches, chansons, bande
dessinée, image publicitaire, caricature, photo.
Il faut noter que les textes officiels insistent sur l’idée qu’au fur et à
mesure que l’apprenant découvre des éléments nouveaux d’autres
cultures, il est appelé en retour à les mobiliser et à les intégrer en vue
de mieux approfondir sa compréhension des textes de plus en plus
difficiles. L’activité de lecture doit aussi aider l’apprenant dans sa
production écrite en reformulant les contenus de textes, en répondant
35 Saisir le sens global du texte / construire le sens du texte à partir d’indices
relevés : genre et organisation générale du texte
Emna SOUILAH
98
par écrit aux questions de compréhension, en réécrivant les textes et en
réalisant « des projets de lecture-écriture ».
La complémentarité des deux activités (lecture-écriture) se laisse lire
dans les recommandations officielles relatives à l’enseignement de
l’écrit. Ces recommandations précisent qu’au terme de ses années du
collège, et du cycle secondaire, l’apprenant doit être capable de
produire des textes de différents types (narratif, descriptif, informatif,
explicatif /argumentatif), de faire des résumés et des comptes rendus, à
diverses fins de communication ». Il est appelé, à cet effet, à
mobiliser ses acquis linguistiques, discursifs, littéraires et culturels, en
mettant en œuvre des stratégies adaptées à la situation d’écrit. Il est
tenu, dans tous les cas, de suivre une démarche bien déterminée lors de
la production des textes. En effet, lors de la première étape du travail
qui est la phase de la planification du texte à produire, l’apprenant doit
fixer les paramètres de la situation de communication et vérifier, dans
la phase de révision, l’adéquation du texte produit avec cette situation.
Dans la phase de la mise en texte, sont rédigés l’introduction, le
développement et la conclusion. Enfin, le travail écrit s’achève par une
révision de tout le texte (autoévaluation, relecture et réécriture).
De façon générale, le travail sur les quatre habiletés de réception,
production à l’oral et à l’écrit implique de respecter un contenu
linguistique bien déterminé. D’ailleurs, ces contenus doivent être
obligatoirement traités lors de ces différentes activités « ils seront
étudiés en relation étroite avec la lecture, l’écriture et la pratique orale »
(programmes de français, école de base et cycle secondaire).
Concernant ces recommandations officielles, relatives aux activités
de réception et de production à l’écrit et à l’oral, deux remarques sont à
souligner. Elles portent sur la question de l’applicabilité des
programmes de français, compte tenu du profil de l’apprenant tunisien
et du contexte d’enseignement-apprentissage de cette langue. La
première a trait à la réitération de l’expression acquis culturels,
expression qui revient dans l’ensemble des recommandations. En effet,
quel que soit son niveau d’études, l’apprenant est appelé constamment
à mobiliser et à intégrer ses acquis culturels, que ce soit lors de sa
production des discours oraux et des textes écrits, ou lors de son
appréhension des textes de lecture. Ce qui suppose, d’après cette
expression régulièrement employée (intégrer ses acquis culturels), que
les apprenants maitrisent déjà certains aspects relevant du domaine
culturel. Or on ne sait pas de quels aspects il s’agit et quel est le
processus de leur acquisition. La deuxième remarque - qui n’est pas
sans lien avec la première - est relative à la nécessité, pour l’apprenant,
d’adapter son écrit et son discours au profil du destinataire et à la
spécificité de chaque situation de communication orale ou écrite,
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur …
99
situations devenant de plus en plus complexes. Cette tâche semble être
difficile dans un contexte de langue seconde, car elle demande un
travail soutenu sur la composante sociolinguistique et requiert de la part
des enseignants une formation spécifique et une bonne connaissance de
l’arrière-fond culturel de la langue à enseigner.
Les points soulignés seront développés, dans ce qui suit, pour faire
apparaitre le caractère quelque peu trop ambitieux, à notre sens, des
visées des programmes officiels eu égard aux limites manifestes des
performances langagières des apprenants tunisiens.
La complexité des quatre habiletés La question des habiletés de réception et de production est très
complexe. Cette complexité a été mise en évidence et rendue explicite
par les données que Widdowson (1978) a introduites au schéma connu
des Aptitudes de réception et de production où il tient compte de
l’interaction conversationnelle et de la différence entre usage et emploi.
Les trois tableaux présentés ci-dessous illustrent bien cette
complexification.
Tableau 1 : Aptitudes de réception et de production
Tableau 2: Capacités de l’oral
Emna SOUILAH
100
Tableau 3: Capacités de l’écrit
Dans un souci de précision et de clarification, Widdowson place les
habiletés relatives à l’oral et à l’écrit dans deux tableaux différents
(tableaux 2 et 3). À la différence du premier, ces deux tableaux
distinguent les aptitudes linguistiques des capacités de communication
et articulent les aptitudes de réception et de production aux règles
d’usage et aux règles d’emploi (Widdowson, 1978). Les règles d’usage
permettent de produire des énoncés bien formés grammaticalement
(Germain, Séguin, 1998). Elles renvoient ainsi aux règles linguistiques
qui aident à la production d’énoncés grammaticalement corrects, alors
que la notion d’emploi définit les conventions d’une utilisation
appropriée susceptible d’orienter le choix d’une forme linguistique
adaptée aux paramètres de la situation de communication.
Il faut souligner à cet égard que « capacités de communication »
incluent « les aptitudes linguistiques ». Actuellement, dans le cadre de
l’approche communicative, l’expression compétence de communication
intègre tous ces composants. En effet, les activités langagières dans
diverses situations de communication requièrent l’acquisition d’une
compétence de communication36 avec ses différentes composantes
linguistique (syntaxe, lexique, phonétique), sociolinguistique
(« paramètres socioculturels de l’utilisation de la langue – règles
d’adresse et de politesse, régulation des rapports entre générations,
sexe, statuts, groupes sociaux, codification par le langage des rituels
d’une communauté » (Tardieu, 2008, p. 26) et pragmatique (cohérence,
cohésion, discursivité, etc.).
Concernant les activités de l’oral, le tableau 2 montre qu’il s’agit,
comme le souligne Tardieu, d’enseigner à l’oral non pas la langue, mais
36 La compétence de communication est modélisée autour des trois
composantes suivantes : linguistique, sociolinguistique et pragmatique
(CECRL, 2001)
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur …
101
l’action langagière dans toute sa complexité (Tardieu 2008, p. 26) D’où
cette difficulté de le faire, car en plus d’apprendre à maîtriser les règles
linguistiques (acquérir les aptitudes linguistiques), l’apprenant doit
accéder au domaine de la communication et faire un usage adéquat de
ces règles dans des situations de communication variées. Cette tâche
implique, entre autre, la maîtrise de la composante sociolinguistique
dont le rôle est déterminant dans le décodage et la compréhension des
messages lors des échanges oraux. La nécessité de maîtriser cette
composante est liée à sa capacité d’affecter fortement toute
communication langagière entre représentants de cultures différentes
même si c’est souvent à l’insu des participants eux-mêmes37. Rappelons
que, selon les finalités de l’enseignement de français, cette langue est
envisagée comme un moyen complémentaire (pour l’apprenant) pour
communiquer avec autrui (qui est l’étranger) 38
Ce type d’enseignement-apprentissage est une tâche difficile aussi
bien pour des enseignants non formés dans ce domaine que pour des
élèves non natifs qui apprennent une langue étrangère dans un cadre
institutionnel.
Difficultés d’enseigner les quatre habiletés Concernant la production orale, comme nous venons de le
mentionner, l’apprenant tunisien est appelé à développer toutes les
capacités mentionnées par Widdwoson, qui, faut-il le souligner encore,
ne doivent pas être séparées de leur contexte d’emploi, et à intervenir
dans un ensemble très large de contextes d’échanges sociaux et
culturels que les programmes officiels ont énumérés et fait suivre d’un
signe de ponctuation d’incomplétude (etc.). La visée pragmatique de
ces échanges est fortement appuyée, elle constitue l’un des objectifs
prioritaires de cet enseignement. L’emploi, dans les textes officiels, des
termes écouter, comprendre, contexte social, statut de l’interlocuteur »,
etc. où il est recommandé que les contenus linguistiques […] doivent
être exploités en situation pour favoriser une expression claire et
adaptée au contexte 39 atteste de la forte présence de cette visée. Ce qui
implique un recours fréquent à un registre de langue en adéquation avec
la situation de communication. En outre l’adaptation du discours à la
spécificité culturelle de chaque contexte d’échanges (virtuel) exige une
37 CECRL 2001 38 Programmes de français, cycle préparatoire de l’école de base. p. 8. On y
propose des situations de communication telles que dans un bureau de poste,
ou dans un supermarché, etc. 39 Programmes de français relatifs aux cycles préparatoire de l’enseignement
de base et secondaire, respectivement 2007et 2008
Emna SOUILAH
102
maîtrise suffisante des règes d’échanges qui lui soient propres. De façon
générale, la lecture des programmes de français montre que l’apprenant
est constamment appelé à combiner les règles d’emploi et les règles
d’usage. On recommande de mettre les premières au service du sens les
contenus linguistiques […] sont à mettre au service de la construction
du sens.
L’activité de la lecture est censée, dans ce cadre, aider l’apprenant à
mieux s’exprimer à l’oral et à l’écrit « L’élève sera capable de lire, de
comprendre et d’apprécier des textes variés (extraits, œuvres intégrales)
à des fins diverses : s’informer, découvrir d’autres cultures, développer
des méthodes de lecture, enrichir son vocabulaire, s’exprimer oralement
et par écrit ». Or les textes de lecture (essentiellement des textes
littéraires)40, qui devraient aider l’apprenant à s’exprimer oralement,
sont réservés uniquement au contexte scolaire. Dans les contextes
extrascolaires, l’apprenant se trouve démuni lorsqu’il est contraint de
réagir adéquatement dans un registre de langue approprié émanant de
contextes n’ayant pas été prévus par l’enseignement. De plus, les textes
de lecture proposés dans les trois manuels scolaires ne peuvent pas
amener l’apprenant à maîtriser les différents registres de langue au point
d’en faire usage dans les différentes situations de communication
virtuelles proposées pour la pratique de la langue en classe.
Au sujet de l’enseignement de l’oral, il faut souligner les points
suivants. Le premier concerne les capacités communicatives à faire
acquérir par des apprenants ayant déjà développé ces capacités dans
leur langue maternelle. La question est de savoir s’il est demandé aux
apprenants tunisiens de transférer (leurs) capacités dans un autre
moyen d’expression, (ici le français), ou d’en acquérir d’autres propres
à une culture qui n’est pas la leur. Or le caractère transférable des
capacités communicatives41, n’a été prouvé par aucune étude
scientifique42. Le deuxième point est relatif au type d’acquis culturels
que l’apprenant doit mobiliser lors de la production des énoncés oraux
dans différentes situations de la vie courante. La question ici, est de
savoir s’il est possible pour un apprenant de langue seconde d’intégrer
les acquis culturels propre à la langue cible lors de sa production des
discours oraux, dans le cadre virtuel d’un supermarché, d’un stade, de
40 Les textes à étudier appartiennent à la littérature française et francophone
mais le recours à quelques textes traduits n’est pas à exclure. Programmes de
français de l’école préparatoire, p. 11. 41 Ce qui nous semble d’ailleurs donner tout leur sens aux travaux sur le
plurilinguisme et à l’approche plurielle de plus en plus développés
actuellement 42 BACHELARD 1970 ; cité par MEIRIEU, cité par Tardieu, VYGOTSKY,
VANPATTEN, cité par ROD ELLIS 2003, cités par TARDIEU, p. 23.
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur …
103
bureau de poste, etc., alors qu’il se trouve à l’intérieur de l’institution
et dans son pays natal. Or cet objectif se trouve compromis par les
difficultés suivantes. Premièrement, les moyens par lesquels
l’apprenant a pu acquérir les éléments d’une culture différente ne sont
pas suffisants au point de lui permettre de les investir dans ses activités
orales. Deuxièmement, il n’est pas sûr que les enseignants tunisiens de
français soient (s’ils maîtrisent assez les différents registres de la
langue) en mesure de développer chez les apprenants la capacité
d’adopter le discours approprié à chaque situation proposée. D’autant
plus qu’en Tunisie, ces enseignants ont acquis les capacités
communicatives dans le même environnement socioculturel dans lequel
évoluent leurs apprenants.
Toutes ces difficultés que la visée des programmes de français pose
à l’enseignement-apprentissage de la langue nous mène à la question de
l’intérêt urgent, pour un apprenant tunisien d’apprendre à parler dans
ces situations de communications précises (un stade, une agence de
voyage, supermarché, etc.)
Tant de questions restent sans réponses, elles attestent, à notre avis,
d’une absence de visibilité claire en ce qui concerne les objectifs
prioritaires et moins prioritaires de l’enseignement du français en
Tunisie.
S’ajoute à ces questions, le problème du choix d’une approche qui
soit en adéquation avec les objectifs assignés à cet enseignement et de
la possibilité de son application dans ce contexte. Il faut d’abord noter
que, dans les textes officiels, la question des approches à adopter dans
l’enseignement du français n’est pas abordée de façon explicite. Seuls
quelques principes méthodologiques recommandés permettent de faire
le lien avec l’approche communicative, étroitement liée à l’approche
par les compétences. Dans le cadre de cette approche, toutes les
activités ont lieu à l’intérieur de l’institution. Il est certes important
d’asseoir l’enseignement scolaire de la communication sur des
méthodes de simulation ou de transposition de situations sociales, mais,
il s’agit de choisir les bonnes situations et les moyens appropriés pour
optimiser l’apprentissage en permettant à l’apprenant de découvrir
l’aspect utilitaire de ses acquis.
Or proposer diverses situations de communications de la vie sociale
et insister sur la production de discours qui leur soient adaptés (ainsi
qu’à la maitrise de la composante socioculturelle) implique de recourir
à une approche qui permet au moins, quelques fois, l’exercice de ces
capacités en dehors de l’institution. Cet objectif ne peut être mieux
atteint que par le recours à l’approche actionnelle. Cette approche par
les tâches permet à l’apprenant de transgresser les limites de la classe
et de mettre à l’épreuve ses capacités dans des situations de
Emna SOUILAH
104
communication réelles. Or la mise en place de l’approche actionnelle
n’est pas possible dans l’environnement extra institutionnel de
l’apprenant tunisien, du moment où cet environnement ne lui offre
aucune possibilité de pratiquer cette langue en dehors de la classe.
Notons aussi que le public scolaire a le français comme langue
d’enseignement plus qu’une langue de communication immédiate.
Il semble donc que les contenus proposés posent aussi un problème
méthodologique à leur enseignement.
C’est dans ce cadre que s’inscrit, à notre avis, l’interrogation de
Boukhari (2006) Ne sommes-nous pas trop exigeants avec des élèves
qui généralement ont de moins en moins l’occasion de pratiquer le
français en dehors de la classe ? (Boukhari, A, p.40). Cette
interrogation rejoint l’idée de Vigner que l’apprenant d’une langue
dispose déjà de sa propre langue qu’il pratique en dehors de la classe et
la réalité montre qu’il n’a donc pas besoin de recourir à une langue
étrangère dans les situations de la vie courante.
Il semble donc que le modèle de locuteur implicitement adopté dans
ces nouveaux programmes de français se rapproche davantage de celui
du natif de la langue que du profil d’un apprenant tunisien dont la
maitrise de la langue doit répondre à des besoins langagiers précis et
moins larges. Il est loin d’être le modèle de locuteur bilingue, celui qui
répond mieux aux besoins langagiers d’un apprenant de langue
seconde. De notre point de vue, l’adoption d’un modèle de locuteur qui
n’est pas en adéquation avec les performances réelles des apprenants et
qui ne répond pas à leurs besoins constitue le point de départ des
difficultés posées à l’enseignement-apprentissage de cette langue.
C’est dans ce cadre que nous adoptons le point de vue de Miled
(2010), selon lequel cette situation risque de conduire à l’apparition de
nouvelles représentations négatives sur la langue. Ces représentations
pourraient être inhibitrices, si les apprenants jugeaient difficile et
inaccessible l’apprentissage de cette langue. Pour toutes ces raisons,
une nouvelle révision de la nouvelle réforme s’impose pour réajuster
les programmes et les adapter à ce contexte d’enseignement-
apprentissage très particulier et pour une réelle prise en charge des
problèmes que nous venons de souligner.
Bibliographie
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français en Tunisie : enjeux et difficultés, Le français aujourd’hui,
n°154, p. 35-41.
Les programmes de français en Tunisie : Un modèle de locuteur …
105
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linguistique appliquée [Vol. VII], pp. 139 – 153.
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commun. Paris : CLE international. (Nouvelle édition)
TARDIEU, C. (2008), la didactique des langues en 4 mots-clefs,
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vivante ou une langue morte ?, le français aujourd’hui, n° 154, pp : 83-
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enseignement du français, langue seconde ?, in le français langue
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Documents spécifiques Les programmes de français (cycle préparatoire de l’enseignement
de base) septembre 2006, Ministère de L’éducation et De La Formation,
Direction Générale des Programmes et de La Formation Continue,
Direction des Programmes et des Manuels Scolaires
Les programmes de français (1ère et 2ème années secondaires)
septembre 2005, Ministère De L’éducation et de La Formation,
Direction Générale des Programmes et De La Formation Continue,
Direction des Programmes et des Manuels Scolaires
Emna SOUILAH
106
Je communique en français, document du professeur. 7ème année de
base, CNP Ministère de l’éducation et de la formation. Réf. 521702.
Lire et écrire en français. Document d’accompagnement du manuel
de français, 8ème année de l’enseignement de base. CNP, Ministère de
l’éducation et de la formation. Réf. 521802.
Pratique du français, document de l’enseignant, 9ème année de base
CNP, Ministère de l’éducation et de la formation. Réf. 521902.
Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre,
enseigner, évaluer (version électronique)
108
Nawel SACI - BOURKAIB Université Blida 2, LISODIP (ENS) [email protected]
De l’approche contrastive vers le modèle de la dynamique de transfert des apprentissages :
Le cas des temps verbaux, marqueurs de modélisation en arabe et en français
L’appropriation des temps verbaux du français langue étrangère
chez les élèves algériens est problématique. En effet, à travers un
premier travail de recherche (Magister, 2007), nous avons pu rendre
compte des difficultés des élèves à employer les formes verbales
appropriées aux contextes d’énonciation auxquels ils ont été confrontés,
notamment en production écrite. En continuité à ce travail portant
exclusivement sur l’expression de la temporalité, c’est à la modalité,
dans ses rapports avec les formes verbales, que nous nous intéressons
dans le cadre de cet article. Nous supposons que les formes verbales en
tant que marqueurs de modalité de la langue arabe (L1),
fonctionneraient de manière complètement différente que celles du
français (L2), ceci pourrait être, en partie, à l’origine de la distorsion
telle qu’elle est fréquemment produite par nos apprenants, au niveau
sémantique de l’énoncé entre la valeur modale et la forme verbale
employée. Bien plus, en posant la question du transfert des savoirs et
savoir-faire comme étant à la base de toute construction de
connaissance et d’appropriation du matériau cognitif dont dispose tout
sujet-énonciateur, en l’occurrence chez un apprenant plurilingue1, nous
cherchons à établir les préceptes d’une démarche qui limiterait le
transfert négatif (si ce cas s’avère vrai dans le corpus analysé) et où le
recours à ses acquis en langue source est pensé en termes de profit.
Répondre à ces préoccupations nécessite de notre part une double
investigation : d’abord au niveau linguistique, nous reprenons un corpus
1 Nous ne reviendrons pas dans le cadre de cet article sur le plurilinguisme
avéré chez les élèves algériens : un état de fait établi chez plusieurs
sociolinguistes, en l’occurrence : A.-Y. KARA (2004), Kh. TALEB-
IBRAHIMI (2006), D. MORSLY (2012), I. CHACHOU (2013), etc.
De l’approche contrastive vers le modèle de la dynamique de transfert …
109
d’énoncés en langue arabe, extraits de l’œuvre de l’écrivain Nadjib
Mahfoud traduit en français par P. Vigreux : les deux ouvrages ont fait
l’objet de nombreuses études linguistiques, notamment contrastive,
comme celles d’A. Abiaad (2001), de M. Chairet (1996) et de L.
Messaoudi (1985), desquelles nous tirerons les exemples pour
comparer entre la modalité et la temporalité dans les deux langues et
d’en déduire le mode de fonctionnement des temps verbaux dans
l’expression de la modalité dans l’une comme dans l’autre. Ensuite à
travers l’analyse de quelques d’emplois authentiques de formes
verbales en français réalisés par des apprenants à l’origine arabophones,
nous essayerons d’un point de vue de la linguistique contrastive
d’établir un lien de cause à effet entre les erreurs commises par ces
élèves et le fonctionnement « purement linguistique » des deux
systèmes verbaux. Enfin nous tenterons d’apporter une éventuelle
solution à la question de la modalisation en situation d’apprentissage du
français langue étrangère, orientée vers la dynamique du transfert des
apprentissages.
Éclairage théorique
La modalité de l’énoncé : essai de définition Le terme de modalité recouvre un champ définitoire très large, selon
que l’on soit en pragmatique, syntaxe, psychologie cognitive, etc. Pour
notre part, c’est dans la cadre de la théorie de l’énonciation que nous
inscrivons notre approche des modalités dans les deux langues (l’arabe
et le français). Nous considérons la modalité comme étant une
dimension sémantique de l’énoncé portant sur la manière dont est
asserté le contenu propositionnel. En ce sens, produire un énoncé c’est
employer certains mots et pas d’autres, les ordonner, conjuguer les
verbes dans un temps/mode et pas un autre, en somme c’est construire
une phrase qui employée dans un contexte énonciatif donné traduit,
entre autres, une valeur sémantique que l’on peut appeler modalité. Au
niveau conceptuel, trois paramètres déterminent le facteur modal d’un
énoncé, S. Polis (2009) :
— Le premier paramètre correspond à la direction
d’ajustement du contenu propositionnel :
lorsque l’énoncé décrit objectivement le réel (l’acte au
sens que lui attribue J. Searle, passe du monde réel à
l’énoncé), on parlera de modalité assertive ;
lorsque l’énoncé porte une injonction (l’acte passe de
l’énoncé au monde réel), on parlera de modalité non-
assertive ou radicale.
— Le second renvoie à l’origine du contenu propositionnel :
Nawel SACI - BOURKAIB
110
o dans le cas de la modalité assertive :
• lorsque le contenu propositionnel est une réalité
énoncée indépendamment de celui qui l’énonce,
on parlera du type aléthique ;
• lorsque le contenu propositionnel est marqué par
l’engagement de celui qui l’énonce reposant sur sa
connaissance du monde, on parlera du type
épistémique ;
o dans le cas de la modalité radicale
• lorsque le contenu propositionnel exprime une
forme de contrainte qui concerne celui qui
l’énonce, de l’ordre de la capacité, du besoin ou de
la volonté, on parlera du type boulique ;
• lorsque le contenu propositionnel exprime une
forme de contrainte d’origine externe, il s’agit du
type déontique.
— Le troisième correspond à la force de validation du contenu
propositionnel : chaque type de modalités suscitées apparaît
selon un certain degré rendant compte de plusieurs valeurs
modales :
o pour le type aléthique, lorsque le degré de validation
est :
• à son maximum (validation maximale), la valeur
modale exprimée par le contenu propositionnel
relève du « nécessaire » ;
• à un degré intermédiaire, la valeur modale
exprimée par le contenu propositionnel relève du
« possible » ;
• nul (invalidation totale), la valeur modale
exprimée par le contenu propositionnel relève de
« l’impossible ».
o pour le type épistémique :
• en cas de validation maximale, la valeur modale
exprimée par le contenu propositionnel relève du
« certain » ;
• pour une validation intermédiaire, la valeur
modale exprimée par le contenu propositionnel
relève du « contestable/probable » ;
• pour une invalidation totale, la valeur modale
exprimée par le contenu propositionnel relève de
« l’exclu »
o pour le type déontique ou boulique :
• la validation maximale relève de «l’obligation » ;
De l’approche contrastive vers le modèle de la dynamique de transfert …
111
• la validation intermédiaire renvoie au « permis » ;
• l’invalidation totale correspond à « l’interdit ».
Prenons un exemple : « Luc a probablement raté le train ». L.
Gosselin (2005) : Le contenu propositionnel est asserté ; marqué par
celui qui l’énonce avec une validation intermédiaire. La modalité est
donc assertive, de type épistémique centré sur le probable. L’étude
d’une modalité dans un énoncé consiste donc à identifier le type de
modalité, sa valeur, les moyens linguistiques qui ont permis de
l’exprimer et de mesurer sa force de validation dans l’énoncé.
La temporalité linguistique en arabe et en français La temporalité sémantique (liée au temps du calendrier) se traduit
par des formes verbales qui constituent ce qu’on appelle la temporalité
linguistique. En ce sens, l’approche de la temporalité linguistique
revient à décrire l’organisation intrinsèque des formes verbales. Ce que
nous appelons « forme verbale », c’est la forme d’un verbe conjugué à
un temps grammatical dans un mode donné.
Pour la langue arabe, il est communément établi dans la tradition
grammaticale arabe, que tout vocable est le croisement d’une racine (les
consonnes formant le radical du mot) et d’un schème (consonnes ou
voyelles qui une fois rajoutées aux premières leur donnent une nouvelle
signification). Selon Cantineau, « On pourrait comparer le vocabulaire à un
tissu dont la trame serait l’ensemble des racines
attestées dans une langue et la chaine l’ensemble
des schèmes existant. Chaque point d’intersection
de la chaine et de la trame serait un mot », (cité
par G. Bohas, 1993).
À cet égard, pour obtenir une flexion verbale, il faut appliquer aux
consonnes de la racine tel que le verbe [ktb] des schèmes2 : une suite de
voyelles ou d'autres consonnes, qui viendront se placer avant, après et
entre les consonnes de la racine pour générer plusieurs formes verbales.
Selon ce procédé, la morphologie verbale est :
— soit F1 (où F : c’est forme) qui se réalise par exemple
pour le verbe « écrire » à la 3ème personne du masculin
singulier [kataba]. Cette forme (Radical + schème)3,
2 Ces schèmes forment de véritables groupes qui sont toujours les mêmes
et qui, selon le type de lettres qui les composent et la position qu'elles prennent
dans la racine, transformeront celle-ci en un verbe, un adjectif, un nom d'objet,
un nom d'agent, un nom de patient, un nom de lieu etc... Il existe plusieurs
milliers de racines et environ une centaine de schèmes. 3 Cette forme est également appelée FS par L. MESSAOUDI (1985),
« Forme Suffixée » ou Forme verbale à indice personnel Suffixé, du fait que le
Nawel SACI - BOURKAIB
112
dite en arabe [maḍi], ce qui signifie « passé »,
employée dans un récit montre le procès comme un
fait passé accompli considéré sur un plan autonome
distinct de celui de l’énonciation et se traduit en
français par le passé simple. Au niveau du discours,
elle exprime l’antériorité par rapport au moment
d’énonciation et se traduit en français par le passé
composé.
— soit F2 ou FP (Forme verbale à schème préfixé ou
discontinu), appelée en arabe [muḍare°], se réalise [na
–ktub-u], [ja –ktub-°], [ta –ktub-a], etc ; où les
schèmes antéposés désignent la personne/sujet et les
schèmes post-posés [-u], [-a] et [-°] marquent
respectivement la forme employée seule dans une
proposition indépendante, la forme employée dans une
complétive et précédée de [an] et la forme précédée de
[lam] ou [lā] dans l’expression de la négation.
Principalement employée dans le discours, elle
exprime la concomitance avec le moment de locution.
Le procès y est présenté en cours de réalisation
(inaccompli).
— soit F3 : à partir de F2, on peut former un jussif (une
injonction/un ordre) ayant les formes suivantes : [u –
ktub-°] [u –ktub-bā] [u –ktub- ū]. Dans ce cas, ce sont
les schèmes post-posés qui marquent la personne.
Quant aux formes verbales du français, elles se constituent groupes
de temps et de modes. Le verbe peut alors prendre plusieurs formes
possibles selon qu’il soit au mode du subjonctif, de l’impératif, du
conditionnel ou de l’indicatif et dans ce dernier cas, il peut encore
revêtir plusieurs morphologies : celles de l’imparfait, du présent, du
passé composé, du futur simple, ou du plus-que-parfait, etc. Nous ne
ferons pas ici un descriptif exhaustif de toutes les formes verbales du
français mais nous nous limitons à celles qui rendent compte de
l’intention du locuteur à travers l’énoncé qu’il produit, en l’occurrence
les modes personnels.
À l’instar d’E. Benveniste (1966), toutes les approches énonciatives
des modes et des temps verbaux partent de la distinction fondamentale
entre récit/discours. L’intérêt de cette distinction réside dans le fait que
qu’elle sert à découvrir la valeur réelle d’une forme verbale. Cette
distinction repose sur l’engagement du locuteur : ce que Weinrich
squelette consonantique trilitère (racine à trois consonnes) porte les marques
de la personne en position finale : [katab-tu] [katab-ta], [katab-tum], etc.
De l’approche contrastive vers le modèle de la dynamique de transfert …
113
(1989) appelle « attitude de locution », selon qu’il emploie « je » ou
« il » et sur la référence spatio-temporelle dont il part : soit « ici et
maintenant », soit « un moment repère en dehors de l’axe
d’énonciation ». Cela se traduit concrètement au niveau de l’énoncé par
des formes verbales propres au discours (le cas du passé composé) et
d’autres propres au récit (le passé simple) ou encore par le fait qu’une
même forme peut avoir deux valeurs différentes selon qu’elle soit
employée dans le discours ou dans le récit (l’imparfait par exemple).
De cette distinction découlent deux notions inhérentes au procès, en
l’occurrence la forme qu’il revêtit dans un contexte discursif
déterminé :
— la notion de validité et de garantie. Ces deux notions ne
signifient pas l’authenticité de l’expérience vécus mais
renvoient à l’acceptation comme vrai des faits. Un compromis
est en quelque sorte établi en amont entre la personne qui
raconte et celle qui écoute. Dans le récit, le monde raconté est
considéré comme vrai. La personne qui raconte n’a pas besoin
de s’engager, la forme du passé simple du mode indicatif est
par excellence celle qui rend compte de cette valeur. Par contre,
dans le discours, par la présence du « je » énonciatif, par
essence subjectif, la notion de vérité devient relative : tout
énoncé a pour origine le « je/énonciateur » et pour repère le
moment de locution, ce qui est rendu par toutes les formes
verbales de l’indicatif sauf le passé simple. Par ailleurs,
l’engagement du locuteur peut se manifester de manière directe
soit sous forme de contrainte sur le monde extérieur : le procès
prendra la forme de l’impératif ; soit sous forme d’un souhait,
d’une éventualité : le procès sera au subjonctif ou au
conditionnel.
— la notion d’actualisation/désactualisation : lorsque le procès a
pour repère le « je-ici-maintenant », on dit qu’il est actualisé,
ce qui est rendu par l’ensemble des formes verbales de
l’indicatif, sauf le passé simple. Par contre, est désactualisé tout
procès inscrit en dehors du 1er axe (celui du moment de la
parole), ce qui correspond aux formes verbales du subjonctif,
du conditionnel ou du passé simple de l’indicatif.
Interaction entre modalité et temporalité linguistique La temporalité linguistique est exprimée par un procès inséré dans
un type d’énoncé assertif ou radial et dépend entre autre, de sa valeur
modale (aléthique, déontique, etc.). La modalité détermine donc le
choix de la forme verbale en contexte d’énonciation. Or en plus du
lexique et de la structure syntaxique, la forme verbale contribue, elle
Nawel SACI - BOURKAIB
114
aussi, à l’expression de la modalité de l’énoncé dans lequel elle est
employée. Ainsi l’une dépend de l’autre.
La modalité de l’énoncé et la temporalité linguistique se partagent
les mêmes notions fondamentales liées à l’activité d’énonciation. Elles
ont les mêmes paramètres qui permettent d’identifier d’une part la
valeur de la forme verbale dans un énoncé et de l’autre la modalité
exprimée. Nous n’énoncerons pas ici l’ensemble des composantes
énonciatives déterminant une valeur modale ou temporelle mais
prenons à titre d’exemple la direction d’ajustement liée à l’engagement
du locuteur qui a des conséquences directes sur les relations entre
temporalité et modalité :
— Si la modalité est assertive, le procès s’inscrira dans le réel, ce
qui est rendu au niveau propositionnel par les formes verbales
de l’indicatif ;
o Au niveau de l’origine du facteur modal
• Si la modalité est aléthique, le repère temporel du
procès est désactualisé, le procès se détache de
l’axe de l’énonciation, c’est ici la forme du passé
simple qui sera employée ;
• Si la modalité est épistémique, le procès aura pour
repère le moment de locution, ce sera (sauf le passé
simple) toutes les formes de l’indicatif.
— Si la modalité est radicale, le procès relèvera de « l’ultérieur »
au sens du pas encore réalisé/possible/à réaliser
impérativement, etc. L’expression au niveau propositionnel de
cette forme de contrainte dépend aussi de la force de validation
et correspond soit au conditionnel, soit au subjonctif soit à
l’impératif.
En somme l’approche des modalités de validation des contenus
propositionnels en termes de aléthique, déontique, épistémique, etc.,
c’est en quelque manière répondre à la question : « le locuteur considère
–t-il le contenu propositionnel comme asserté, incertain, possible,
etc. », Gosselin L. (2005), et c’est cette même question qui est à la base
de l’approche des valeurs temporelles des formes verbales employées
dans un énoncé.
Mode de fonctionnement des formes verbales en tant que marqueurs de modalisation en arabe et en français.
De prime abord, c’est la question du corpus qui s’est posée à nous.
Le champ linguistique de l’arabe est très hétérogène. De plus, il existe
de grands écart d’une part, entre l’arabe classique et l’arabe moderne et
de l’autre entre la langue parlée et la langue écrite. En effet la diversité
des dialectes et l’évolution diachronique de l’arabe pose en amont le
De l’approche contrastive vers le modèle de la dynamique de transfert …
115
problème du choix du corpus. Pour parer à cette problématique, nous
avons choisi de nous appuyer sur un corpus constitué d’énoncés écrits
en arabe moderne, extraits de l’œuvre de l’écrivain égyptien
contemporain Nadjib Mahfoud, traduit en français par P. Vigreux,
repris et étudié par plusieurs linguistes en l’occurrence A. Abiaad
(2001), M. Chairet (1996) et L. Messaoudi (1985), auxquels nous nous
référons dans notre propre analyse en reprenant précisément les mêmes
exemples. Leur choix du corpus a été motivé par :
— La représentativité de l’auteur dans le monde littéraire arabe
est indéniable. Ses ouvrages sont enseignés dans nos classes ;
— La formation exclusivement arabophone de l’auteur est, nous
semble –t-il un garant de constructions langagières non
affectées de transpositions ou d’interférences d’une langue à
une autre. De plus ses écrits sont purifiés de toute forme
langagière dialectale.
— La traduction faite des énoncés choisis nous facilite
l’approche contrastive que nous voulons entreprendre.
Dans une perspective énonciative portant sur l’arabe et le français4,
l’analyse du corpus se fera d’un côté au niveau de l’énoncif en tant que
forme finale produite par l’énonciateur : c’est la morphologie verbale
employée dans une situation d’énonciation déterminée ; et de l’autre au
niveau de l’énonciatif qui correspond à l’acte et l’attitude de
l’énonciateur, du point de vue du « vouloir dire ou faire ». Il s’agira
donc d’un va-et-vient entre les deux niveaux pour repérer dans l’un ce
qui justifie l’autre. Par exemple : « J’aurais voulu un café », (A. Abiaad,
2001 : 15) : au niveau énoncif, l’emploi du passé, accompli, irréel
traduit au niveau de l’énonciatif une attitude de l’énonciateur pouvant
indiquer dans ce cas des regrets ou des reproches. Par ailleurs le
contexte énonciatif validera la valeur sémantique de cette occurrence.
En somme nous tenterons de savoir à travers des énoncés en arabe
traduits vers le français, quelles sont les formes verbales dans les deux
langues qui marquent la modalité exprimée.
4 On retrouve cette perspective énonciative dans Kitab de Sibawayehi qui
propose de définir l’énoncé comme le résultat d’une stratégie mettant en œuvre
plusieurs opérations énonciatives dans le but de produire un effet spécifique
sur un destinataire à l’intérieur d’une situation donnée, (cité par
GUILLAUME, J.-P., 1993).
Nawel SACI - BOURKAIB
116
Valeur aléthique et formes verbales de l’arabe et du français Recourir dans une situation de communication donnée, à des
moyens linguistiques pour exprimer une modalité est appelée
modalisation. En ce sens, le fil conducteur de cette analyse est la
question : Par quelles formes verbales modalise-t-on les valeurs
aléthique et boulique ?
1- [mataratajraninwairtafaʔa/ilakamatarawakaʔa]
« Tout oiseau qui vole est condamné à tomber ».
Nous constatons que la vérité objective exprimée dans l’exemple (1)
est rendue par F1. Ainsi la langue arabe rattache la vérité générale à
l’accompli, plus apte à exprimer ce qui est attesté. Et l’achèvement est
une garantie du locuteur sur la vérité de ce qu’il énonce. Donc la
modalité aléthique est exprimée par F1. Cette même attitude du locuteur
vis-à-vis de son énoncé est rendue en français par la forme de
l’inaccompli « vole » et « est ». En effet dans la traduction on retrouve
le présent de vérité générale.
2- [ɣadaraεlmaqha] « Il quitta le café »
L’emploi de F1 dans l’exemple (2) apparaissant dans un cadre
narratif, place le locuteur en situation de rapporter des faits achevés,
attestés donc vrais. Elle marque en ce sens un non-engagement,
garantissant par conséquent l’authenticité des faits. La désactualisation
du procès lui confère une portée aléthique. Cette valeur est rendue en
français par le passé simple du mode indicatif.
3- [samiʔnaεlxutbata] « Nous avons entendu le discours »
Or F1 utilisé dans le discours, exemple (3), n’exprime plus la valeur
aléthique mais rend compte d’une valeur épistémique et il est traduit en
français par un passé composé.
Valeur boulique et formes verbales de l’arabe et du français : le cas du souhait
4- [mataεlmalik/ʔaʃaεlmalik] : « le roi est mort, vive le roi »
Dans la première partie de l’énoncé appartenant au discours,
l’énonciateur atteste le fait que le roi est mort, la modalité assertive est
exprimée par F1, exprimant également la valeur épistémique puisque le
fait est validé par celui qui l’énonce, comme l’exemple (2). La force de
validation relève du certain. Ce qui correspond en français en traduction
au passé composé en raison de la validité du fait énoncé ayant pour
repère temporelle le moment de locution (est mort : un procès achevé
au moment de la parole). Cependant dans la 2ème partie de l’énoncé, la
même forme verbale exprime au niveau de la modalité des valeurs
complètement différentes. En effet, F1 exprime dans ce cas une valeur
De l’approche contrastive vers le modèle de la dynamique de transfert …
117
boulique du fait que l’énonciateur exprime un souhait. Ce qui
correspond en français à la forme du subjonctif « vive ».
5- [aʔtini/aʔtakaalah] : « Donne-moi, que Dieu te donne ».
6- [ħafiðˤakaalah] : « Dieu te bénisse ».
7- [qadmata] : « Il est fort possible qu’il soit mort».
Les procès dans ces énoncés (apparaissant dans le discours)
apparaissent comme désirés, douteux, incertains. Les faits sont ainsi
considérés à travers l'esprit de celui qui parle. Cette valeur est rendue
en français par la forme du subjonctif. La désactualisation du procès
placé sur un autre plan que celui du réel, est rendue en arabe par F1.
8- [laqadaraalahwalakana] : « Dieu fasse qu’il n’en soit rien ».
Dans cet exemple aussi F1 est la marque de la déviation de la valeur
temporelle vers la valeur modale. L’actualisation et la validation à
l’origine propre à F1 ont dans ce type d’énoncé des statuts
métaphorique (l’énonciateur fait comme si le procès était validé et
actualisé). Ce changement de statut n’a pas de conséquence
morphologique sur la forme verbale en arabe. Par contre en français,
lorsque la réalisation d’un procès est de l’ordre du souhait (ce qui
correspond à la modalité boulique), les marqueurs au niveau de la
temporalité linguistique changent, c’est alors un subjonctif qui est
employé.
9- [arʒuantamkuθamaʔiqalilεn] : « J’aimerais que vous restiez un
instant avec moi »
10- [kanajaʔlamuanahatawudulawtasharuʔalaraħatihibinafsiha] :
« Il savait qu’elle eût aimé veiller elle-même sur son repos ».
Dans les exemples (9) et (10) la valeur modale du souhait est
conférée aux verbes [arʒu/tawudu] : F2, au sens de « souhaiter ». Donc
cette valeur est directement prise en charge par le sémantisme du verbe
utilisé. Cependant en français, en plus du sémantisme du verbe
« aimer », le conditionnel (présent et passé de 2ème forme) confère au
procès la valeur de souhait. Reprenons, par souci de clarté, l’ensemble
des éléments de cette analyse dans le tableau suivant :
Nawel SACI - BOURKAIB
118
Tableau 4: Modalités et formes verbales en arabe et en français.
Il est donc clairement établi que l’articulation entre modalité et
temporalité linguistique s’opère de manière différente dans les deux
langues. L’expression de la modalité en arabe n’a pas de conséquence
morphologique sur la forme verbale mais en français, elle est exprimée
par des modes et des temps verbaux différents. En effet en arabe, la
modalité aléthique est exclusivement rendue par F1 mais en français
elle est traduite soit par le présent de l’indicatif (dans le cas du discours),
soit par le passé simple (dans le cas du récit). C’est aussi vrai pour la
modalité boulique, exprimée en français par soit le subjonctif, soit le
conditionnel alors qu’en arabe, seule F1 est récurrente mais dans ce cas
l’emploi de F2 est possible à condition que le sens du verbe renvoie au
souhait.
Suite à cette approche contrastive, deux questions se posent à
nous :
o Est-ce que cette divergence entre les deux systèmes
langagiers se répercute « négativement » sur
l’appropriation des formes verbales du français chez
les élèves d’origine arabophone ?
o Si c’est le cas, comment pourrait-on alors les aider à
surmonter leurs difficultés inhérentes à l’emploi des
temps verbaux de la langue étrangère ?
Nous tenterons d’y répondre à partir du dispositif expérimental
suivant.
Outil d’investigation, analyse des données recueillies et interprétation
Pour étudier l’expression de modalité à travers les diverses
manifestations des formes verbales dans le texte, nous avons demandé
à un groupe de vingt élèves, inscrits dans l’un des collèges d’Alger-Est
(CEM colonel Si Lakhdar) et choisis de manière aléatoire, de produire
deux courts textes (le premier en relation avec leur vécu et le second lié
au monde fantastique), à partir des consignes suivantes :
De l’approche contrastive vers le modèle de la dynamique de transfert …
119
— Un jour, vous avez été témoin d’un grave accident de voiture.
Racontez ce qui s’est passé.
— À la manière des contes de Perrault, relatez les événements
d’une courte histoire invraisemblable.
Du point de vue du choix méthodologique, nous avons opté pour la
production écrite pour la bonne raison que « le meilleur cadre
mobilisateur du transfert des acquis est incontestablement la
production écrite », (M.-A. Ait Djida, 2009). Ces écrits seront
considérés dans une perspective énonciative, telle qu’elle est préconisée
dans le système éducatif algérien, dans la mesure où nous observerons
le fonctionnement des formes verbales dans des actes individuels
d’utilisation.
Dans cette investigation sur le terrain portant sur l’emploi des temps
verbaux par des apprenants algériens, nous avons pu constituer, de
manière non exhaustive, un corpus d’erreurs les plus fréquemment
commises.
Ainsi mis en situations de relater des faits vécus puis de raconter une
histoire dont les faits sont invraisemblables, les dix élèves de 4ème année
moyenne ont produit les énoncés suivants :
[a] : L’homme qui a perdu son honneur a perdu sa vie.
[b] : La mère a travaillé la génération des enfants a réussi.
[c] : Le prince a pris son épée et a tué le dragon.
[d] : Je souhaite que tu partiras à la montagne.
[e] : Je veux que le roi te donnera son aide.
[f] : Pars ! Le ciel t’a protégé.
[g] : J’aime me marié avec toi.
Notons que dans l’expression de la valeur aléthique en [a] et [b], les
formes verbales utilisées, généralement employées à la fin du récit
comme une moralité en un procès désactualisé et non-marqué par celui
qui l’énonce, sont toutes au passé composé. Cet emploi erroné
s’explique par le fait que la notion de vérité générale est exprimée en
arabe par un achevé, accompli F1 que l’apprenant traduit par un passé
et non par un présent. Le passé simple, forme de la désactualisation et
la validation des faits dans le cadre d’un récit fictif, par excellence, est
absent l’ensemble des productions écrites et est remplacé par le passé
composé, comme dans l’exemple [c].
Par ailleurs, dans l’expression du souhait, notamment dans les
exemples [d] à [g], la majorité des élèves non seulement ne considère
aucune contrainte syntaxique du français, notamment dans les
complétives nécessairement au subjonctif, exemples [d] et [e], mais
aussi ont recours presque dans la totalité des cas, soit au futur pour
marquer le fait comme «ultérieur » au sens du pas encore réalisé,
Nawel SACI - BOURKAIB
120
exemples [d] et [e], soit à une forme du passé, exemple [f], par analogie
à l’arabe où le souhait est rendu par F1 (le passé en arabe), soit au
sémantisme verbal (vouloir, souhaiter, désirer, etc.) tel que dans
l’exemple [g] mais en aucun cas au subjonctif à valeur boulique. Il a été
également observé comme c’est le cas dans ce dernier exemple, qu’au
lieu du conditionnel, les apprenants utilisent dans la plus part des cas,
le présent de l’indicatif par transposition directe de F2 généralement
utilisée en arabe dans des énoncés similaires d’un point de vue
sémantique.
Observons l’ensemble de ces résultats dans le tableau récapitulatif
suivant où l’astérisque précédent le temps verbal signifie que la forme
verbale employée ne convient pas au contexte où elle apparaît :
Tableau 5: Formes verbales appropriées au contexte arabe/français /Formes
employées par les élèves
De manière générale, de cette brève observation des formes verbales
utilisées dans des contextes à valeurs modales aléthique et boulique,
nous pouvons dire que l’élève algérien emploie le temps verbal qui
traduit celui qu’il utilise communément dans sa langue maternelle, en
l’occurrence soit F1, soit F2. En situation d’appropriation de la langue
étrangère, il ne fait correspondre à chaque contexte, en fonction de sa
portée énonciative, la forme verbale adéquate. C’est en définitive une
conséquence directe de l’opération de modalisation qui au niveau de la
temporalité linguistique est fondamentalement différente dans les deux
langues.
De l’approche contrastive vers le modèle de la dynamique de transfert …
121
De l’approche contrastive vers l’application du modèle de la dynamique de transfert des apprentissages dans le contexte scolaire algérien
À l’instar des nombreuses recherches en didactique des langues (D.
Gaonac’h, 1971 ; R. Porquier et B. Py, 2004 ; D. Véronique, 2007) qui
ont montré que tout apprentissage quel qu’il soit, se réalise dans un
dispositif d'acquisition « unique », nous convenons alors que c’est dans
un même système cognitif développé lors de l'apprentissage de la L1
que l'élève construit sa compétence en L2. En ce sens, confronté, d'un
point de vue cognitif à des outils morphosyntaxiques de la langue à
apprendre et d'une première langue qu’il connaît déjà, l’apprenant
compare, transfère ses connaissances de la langue source vers la langue
cible, analyse et raisonne, en somme déploie une stratégie
d'apprentissage appelée, selon la terminologie usuelle en didactique des
langues, « transfert de connaissances ».
Ainsi partant du principe que le processus d'acquisition d'une
compétence en L2 repose inéluctablement sur un travail de transfert, où
la L1 fait office de référent, comment peut-on alors éviter une
éventuelle influence « négative » de la L1 sur L2, telle qu’elle est
apparue dans notre corpus d’erreurs commises par des apprenants de
FLE ?
La réponse à cette interrogation se trouve en partie dans le travail de
J. TARDIF (1999) portant la didactisation5 du transfert6, en considérant
autrement les interactions L1/L2 en situation
d’enseignement/apprentissage. En fait, la réflexion du didacticien a le
mérite de mettre en évidence la complexité du transfert qui, loin de
constituer un processus automatique, requiert de la part des élèves tout
un ensemble de capacités qui doivent être soutenues par des
environnements pédagogiques appropriés et par des pratiques
d’enseignement et d’évaluation orientées vers le développement de
compétences. Le modèle qu’il propose en vue d'encadrer les pratiques
pédagogiques axées sur le transfert part du principe que le transfert des
compétences ne doit plus être considéré comme l'apanage de l'élève
5 Concevoir le transfert en tant qu'objet d'apprentissage 6 Le transfert de compétences étant un mécanisme cognitif qui consiste à
utiliser dans une tâche cible une connaissance construite ou une compétence
développée dans une tâche source, lorsqu’il se trouve intégré au processus
d’apprentissage, il sert à réorganiser les connaissances et faciliter leur
intégration. Et c’est dans cette perspective, que J. TARDIF (1999) présente un
modèle de la dynamique du transfert des apprentissages, en explicitant le rôle
des trois éléments qui composent ce processus, à savoir l’élève, l’enseignant et
le savoir.
Nawel SACI - BOURKAIB
122
mais au centre de la relation didactique : Élève/Enseignant/Savoir.
Autrement dit, le transfert dépasse la seule sphère de l’apprenant pour
inclure tout l'espace d'intersection entre l'apprenant/l'enseignant/le
savoir. Sa nouvelle démarche de didactisation du transfert des
compétences appliquée à l’enseignement/apprentissage des temps
verbaux, notamment comme moyen d’expression de la modalité dans
une classe de FLE sera alors fondée sur :
— L’élève qui lorsqu’il se trouve face à une situation-problème, il
analyse la tâche en créant de manière graduelle un modèle
mental qui puise lui permettre de la résoudre. Par la suite,
s’établissent, au niveau de la mémoire à long terme, des
interconnexions entre les représentations inhérentes à la tâche
et les connaissances antérieures. De la sorte, il établit des
relations de similarité ou de différence afin de sélectionner la
compétence qui lui permette de résoudre la situation-problème.
En fait, cette opération de relation entre les différentes
connaissances qui se trouvent dans la mémoire concilie les
différences et aide l’élève à créer de nouveaux liens par
inférence. Au final, l’élève aboutit à une organisation nouvelle
des connaissances en établissant des liens entre les
connaissances antérieures et celles qu’il est en train de
construire. L’élève dans l’expression de la modalité en langue
étrangère mobilise alors des connaissances antérieurement
acquises en L1. Cette entreprise renvoie l’élève à une opération
de transfert de ses compétences, essentiellement fondée sur le
contenu de chacun des deux systèmes langagiers en contact et
sur les opérations logiques de leur emploi. Ceci étant,
l’opération de transfert exige un apprentissage qui prendrait en
charge d’un côté le matériau linguistique et de l’autre
l’ensemble des opérations cognitives nécessaires à la
réalisation du transfert. En somme, le transfert des savoirs et
des savoir-faire de la langue arabe vers le français devrait être
un objet d’apprentissage.
— L'enseignant : afin d’orienter l’enseignement sur la
transférabilité des connaissances, les interventions
pédagogiques doivent permettre à l’élève de découvrir les
éléments communs entre L1/L2 et mettre en évidence en
prenant en charge dans leurs pratiques enseignantes le
développement des stratégies cognitives afférentes au
processus du transfert tels que :
o l’encodage des apprentissages de la tâche source
o la représentation de la tâche cible ;
De l’approche contrastive vers le modèle de la dynamique de transfert …
123
o l’accessibilité aux connaissances et aux compétences
en mémoire à long terme ;
o la mise en correspondance des éléments de la tâche
source et de la tâche cible ;
o l’adaptation des éléments non correspondants ;
o l’évaluation de la validité de la mise en
correspondance ;
o la génération des nouveaux apprentissages ;
o etc.
— Le savoir enseigné, notamment à travers les manuels scolaires,
doit être réorganisé en tenant compte du transfert de
compétences.
Conclusion Au terme de cette modeste réflexion, nous pouvons dire que
l’inadéquation entre les formes verbales employées dans un énoncé en
français langue étrangère et l’état des faits dont veut rendre compte un
énonciateur à l’origine arabophone est due entre autre au fait que le
principe de marquage morphologique de la modalité d’un énoncé est
fondamentalement différent d’une langue à une autre. En effet, le
contenu propositionnel, son origine et sa force de validation
déterminant la forme verbale à employer dans l’énoncé obéissent à leur
tour à des règles inhérentes à la temporalité linguistique propre à chaque
langue.
Or, transposée en didactique, notre approche contrastive de la
modalisation en arabe et en français, même si elle nous a permis
d’expliquer quelques erreurs d’emploi des formes verbales du français
chez des apprenants algériens, elle ne permet pas à fortiori à ces derniers
de les éviter. Ce qui signifie que ces élèves plurilingues, ayant construit
des connaissances antérieures dans la 1ère langue apprise à l’école
(l’arabe standard), n’ont pas su exploiter leur patrimoine de savoir et
savoir-faire, notamment dans l’expression de la modalité en langue
étrangère, en transférant de manière « positive », leurs acquis de la L1
vers la L2.
Aussi, en vue de proposer quelques pistes didactiques qui prennent
en charge les difficultés rencontrées par des apprenants arabophones en
français langue étrangère, notamment la prise en charge des transferts
négatifs, nous avons fait recours au principe de didactisation du
transfert dans l’apprentissage de la langue étrangère où l'enseignant doit
prendre en charge le transfert dans sa démarche d'enseignement ; où
l'élève doit prendre conscience de cette ressource dans l'apprentissage
de la L2, et où le savoir enseigné doit être conçu en tenant compte des
Nawel SACI - BOURKAIB
124
capacités des apprenants à exploiter leurs ressources antérieures dans
l’apprentissage de la L2.
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126
Souad MERABET Université ELHADJ Lakhdar - BATNA [email protected]
L’apprentissage coopératif : pour créer le désir d’apprendre et développer l’expression
orale en FLE chez les 3ème A.M.
Notre réflexion portera sur le système scolaire algérien qui
préconise l’interaction entre les apprenants du moins pour
l’apprentissage du français or les instructions officielles soulignent que
l’objectif prioritaire de l’enseignement d’une langue étrangère est de
développer la compétence de communication : L’apprentissage du français langue étrangère
contribue à développer chez l’élève tant à l’oral
qu’à l’écrit, la pratique des quatre domaines
d’apprentissage : écouter/parler et lire/écrire. Ceci
permet à l’élève de construire progressivement la
langue française et l’utiliser à des fins de
communication et de documentation (Programme
de la 3ème A.M., 20).
Il est donc important d’avoir recours au travail de groupe dans le
cadre du nouveau programme : La nouvelle organisation de la classe en
binômes ou en groupes est très pertinente parce
qu’elle permet une plus grande communication :
entre enseignant/élèves et élèves/élèves. Cette
interaction permet un meilleur suivi des élèves en
difficulté. (Ibid., 22).
Les relations que l’élève entretient avec ses partenaires, le rôle qu’il
joue au sein du groupe sont également des éléments importants pour
son apprentissage ou comme le souligne G.Ferry : Associé à ses camarades, l’élève échappe à
l’écrasant face à face avec le maître .Il n’est plus
un auditeur passif ou l’exécutant plus ou moins
zélé des consignes magistrales. Il est porté à
s’exprimer, à faire des projets, à prendre des
initiatives, en un mot à devenir actif. (Ferry, 1980,
81).
L’apprentissage coopératif : pour créer le désir d’apprendre …
127
Pratiquer une pédagogie de l’oral commence par une réelle remise
en question de nos pratiques de classes tout en proposant des activités
qui suscitent la motivation des apprenants ou comme l’affirme
P.PERRENOUD : La pratique de l’oral ne peut être formatrice
que si elle correspond à un véritable besoin de
s’exprimer ou de comprendre autrement dit une
pédagogie de l’oral passe par la création de
véritables situations de communication, avec de
véritables enjeux entre les interlocuteurs. Les
élèves ne peuvent s’investir dans la
communication que s’ils en voient le sens et
l’intérêt, une pédagogie de l’oral ne peut être
qu’une pédagogie active et fonctionnelle.
(Perrenoud, 1988).
Nous chercherons dans ce cadre à expliquer le rôle des interactions
verbales de quatre groupes coopératifs de 3ème A.M. dans la progression
de leurs capacités d’apprentissage et de production orale en FLE. À ce
titre, nous estimons qu’une didactisation d’activités d’apprentissage
fondées sur une pédagogie de la coopération ne peut que déboucher sur
l’apprentissage beaucoup plus efficace qu’une juxtaposition d’efforts
individuels. De ce fait, nous supposons que la dynamique que crée
l’interaction par la coopération engendrerait la motivation des
participants qui seront par la suite plus intéressés et donc plus actifs. De
plus, les échanges au sein du groupe restreint donneraient aux
apprenants l’habitude de parler, d’exprimer leurs idées, de les
confronter avec celles des autres, ce qui développerait l’expression
orale en FLE.
Cadre théorique : cerner le concept de l’apprentissage coopératif (AC)
La coopération en classe suscite de plus en plus l’intérêt des
chercheurs et des enseignants. Elle se développe à l’intérieur de la
classe, généralement par le biais de méthodes d’apprentissage
coopératif (AC). Ce dernier pourrait être considéré comme un dispositif
d’apprentissage en classe qui met l’accent sur l’entraide des élèves
grâce à la création de groupes hétérogènes restreints travaillant selon
des procédés préétablis pour assurer la participation et la progression de
chacun.
L’AC en classe accroît l’interaction entre les participants et réduit
la durée du discours de l’enseignant ce qui place les apprenants dans
une position centrale et renverse le schéma traditionnel de
l’interaction (l’enseignant monopolise la parole et sollicite l’apprenant
Souad MERABET
128
pour répondre à ses questions) : P. Vayer et C. Roncin disent à ce
propos : Dans le groupe en interaction il ya toujours
des communications donc des échanges et ce sont
ceux-ci qui provoquent les phénomènes
dynamiques propres aux petits groupes (…) la
relation éducative exprimée en termes de
communication est de nature différente de celle
centrée sur l’autorité de l’enseignant où l’on veut
apprendre à l’enfant et lui transmettre des
connaissances. (Vayer et Roncin, 1987, 170)
Par l’AC, les apprenants sont amenés à développer leurs
compétences langagières en langue surtout s’il s’agit d’un
apprentissage des langues étrangères. L.Schiffler parle de la créativité
langagière déclenchée dans les groupes ou les équipes d’apprentissage
en affirmant : Tant qu’il s’agira, dans l’enseignement des
langues étrangères, de former la compétence de
communication, l’entretien avec un ou plusieurs
partenaires sera une forme d’exercice nécessaire.
Travail d’équipe et travail de groupe permettent,
avec une finalité appropriée, d’intensifier les
occasions d’entraînement. Quand il s’agira, dans
l’E.L.E., de stimuler la créativité langagière et de
faire en sorte que l’élève découvre par lui-même
de nouvelles variantes d’exercices ou de nouvelles
situations, ses propres idées peuvent, dans un petit
groupe, se concrétiser mieux que dans la classe
tout entière. (Schiffler, 1991, 96)
En somme, l’AC offre la possibilité aux participants d’entrer en
communication. Ils confrontent leurs idées, en les critiquant ce qui leur
permettent d’apprendre à s’exprimer logiquement et clairement. Ils
découvrent aussi la responsabilité personnelle ainsi que la solidarité et
l’ouverture aux autres.
Méthodologie Sur le plan méthodologique, notre étude dans sa dynamique
interactionnelle s’appuiera sur deux principes :
Sur les principes de la pédagogie de coopération, nous ferons appel
donc à divers travaux particulièrement européens et américains sur
l’AC : Meirieu (1987, 1989), Cohen (1994), Abrami et al. (1996),
Gaudet (1998), Baudrit (2007), …etc.
Sur les principes de l’analyse conversationnelle, nous nous
référerons alors à différents travaux sur l’analyse des interactions
L’apprentissage coopératif : pour créer le désir d’apprendre …
129
verbales et sur l’approche interactionniste de l’acquisition : Orrecchioni
(1990), Bange(1992), Loht (1995), …etc.
Notre expérience s’inscrit dans le mouvement interactionniste
contemporain qui est fondée sur l’observation, la description et
l’analyse des échanges interindividuels entre apprenants. Notre étude
empirique se veut à la fois quantitative et qualitative ; quantitative dans
la mesure où elle s’appuie sur la quantification du nombre des prises de
parole et la longueur des énoncés ; et qualitative parce qu’elle se base
principalement sur l’analyse d’échanges réels entre apprenants qui
s’entraident pour accomplir un travail collectif.
Deux activités principales feront l’objet de notre recherche ; les
discussions qui se sont déroulées avec la participation de l’enseignant
et une activité de type coopérative à visée fonctionnelle qui correspond,
dans notre cas, à un regroupement de 16 apprenants à caractère
hétérogène répartis en 4 groupes restreints en vue de réaliser un projet
commun qui consiste dans la rédaction d’un portrait par les membres
de chaque groupe. Notre échantillon est composé de 16 apprenants de
3ème A.M. dont l’âge varie entre 13 et 15 ans.
Il faut signaler que notre corpus était constitué de trois
enregistrements. Le premier enregistrement a duré une heure, il a été
réservé aux discussions des quatre groupes. Le deuxième
enregistrement a été effectué lors de la présentation orale des travaux
de groupes, il a duré une heure dont 15 minutes étaient accordées à la
présentation orale de chaque groupe. Le troisième enregistrement a été
consacré à la séance d’évaluation, il a duré une heure durant laquelle
les élèves ont donné leurs opinions concernant l’expérience vécue en
groupe.
Étapes de l’expérimentation
Planification Le travail de groupe s’apprend progressivement ce qui nécessite de
la part de l’enseignant une réflexion profonde et une planification
consciencieuses. De ce fait, lors des premiers essais, il faudrait
commencer par des activités que les apprenants maîtriseront facilement.
La séance de la planification a duré 2h dont les objectifs
d’apprentissage et de coopération étaient d’identifier les étapes de la
description et de former les apprenants à la coopération autrement dit
leur dire que l’objectif principal de cette activité est de les inciter à
s’exprimer en français et à travailler efficacement avec les autres. Dans
cette étape nous avons pris un certain nombre de décisions que nous
allons expliquer ci-après :
Souad MERABET
130
La constitution des groupes
Le succès de l’AC dépend en grande partie de l’éventail des niveaux
de capacités qu’on trouve dans chaque groupe. Dans un groupe
hétérogène, les membres les plus avancés peuvent exercer le rôle de
tuteurs vis-à-vis de ceux qui ont besoin d’aide. Ces derniers, quant à
eux, apprennent les stratégies d’apprentissage des premiers. P.
CLEMENT préfère parler des novices et des experts pour qualifier
respectivement élèves en difficulté et élèves en réussite, elle avance
l’idée que : Dans la situation proposée, on ne demande pas
un niveau de compétences donné par rapport
auquel certains seraient en réussite et d’autres en
difficulté. Chacun utilise ses savoirs, plus au
moins élaborés ou en cours de construction, pour
participer à l’activité. [...]. L’élève ‘’expert’’ doit
petit à petit être capable, face aux questions
souvent déstabilisantes de son camarade, de
pousser son raisonnement et du coup de prendre
conscience des procédures qu’il utilisait
spontanément. (Clement, 2007, 28).
Dans la même vision ABRAMI et al. soutiennent les recherches
faites en 1989 par WEBB en affirmant qu’ : « [ces recherches] donnent
à penser que le travail de groupe est plus fructueux lorsque les niveaux
de capacité sont proches que lorsqu’ils sont très éloignés » (Abrami et
al. 1996, 68). Partant de ce qui précède et selon leurs niveaux (avancé,
moyennement avancé et peu avancé), nous avons procédé à grouper les
élèves comme suit :
— Groupe 1 : constitué de deux élèves avancés : Warda et Ahlem
et deux élèves moyennement avancés : Lamia et Yakoub.
— Groupe 2 : constitué de deux élèves avancés : Nadjla et Amina
et deux élèves moyennement avancés : Sara et Abderrahmen.
— Groupe 3 : constitué de deux élèves moyennement avancés :
Amel et Chames el houda et deux peu avancés : Wafa et
Sabrina.
— Groupe 4 : constitué de deux élèves avancées : Amira et
Meroua et deux moyennement avancés : Aymen et Hafidha.
L’attribution des rôles L’attribution des rôles facilite le fonctionnement du groupe : chaque
élève doit remplir son rôle pour que le groupe atteigne son objectif. De
ce fait, Nous avons distribué les rôles dans chaque groupe comme suit : — Un leader ou vérificateur de la compréhension qui s’assure que
les consignes sont claires et les étapes du travail coopératif sont bien
L’apprentissage coopératif : pour créer le désir d’apprendre …
131
déterminées. Il peut aussi jouer le rôle d’animateur ou stimulateur en
incitant les élèves à prendre la parole et de participer à la tâche
commune.
— Un secrétaire : son travail consiste à mettre par écrit les réponses
de son groupe.
— Un gardien du temps : il s’assure que la tâche s’accomplit dans
les limites du temps accordé pour l’exécuter.
— Un modérateur ou responsable de silence : il assure la sérénité
des débats et un niveau sonore supportable pour ne pas gêner les
groupes voisins.
Il faut noter que les rôles joués par les participants n’ont de sens
que par le fait de faciliter l’apprentissage et les interactions au sein du
groupe, alors les élèves ne sont pas obligés de les appliquer à la lettre
parce qu’ils risqueraient de se concentrer seulement à jouer les rôles en
négligeant la tâche elle-même.
La structuration de l’interdépendance positive Partant de la conviction que l’oral et l’écrit sont deux aspects
indissociables pour l’apprentissage d’une langue étrangère ou comme
l’affirme P. Martinez : « On insistera sur la perméabilité des deux codes
oral et écrit et leur nécessaire complémentarité plus que sur leur
différence. » (Martinez, 1996, 92). Nous avons demandé aux élèves de
conjuguer leurs efforts pour discuter autour de la rédaction d’un
portrait. Au départ, les élèves n’auront peut-être pas très envie d’agir de
façon coopérative, c’est à dire d’aider les autres à s’exprimer. Il faudrait
donc leur imposer une structure d’interdépendance positive afin de leur
faire prendre conscience du rendement du travail coopératif.
Dans cette activité, nous avons d’abord confié à chaque élève la
responsabilité de rédiger un portrait dans lequel il décrit l’un de ses
enseignants. Ensuite, nous avons demandé aux participants du même
groupe de décrire la même personne afin de créer une interdépendance
positive entre eux. À partir des portraits déjà préparés précédemment,
les élèves se réunissent et s’entraident et discutent en groupes pour
produire un portrait commun et final.
La structuration de la responsabilisation La responsabilisation est une composante essentielle de l’AC. Elle
permet de distinguer la contribution apportée par chaque élève à la tâche
collective ainsi P.C.Abrami et al. affirment : « la responsabilisation
maximise la contribution que chaque élève apporte à son propre
apprentissage et celui des autres » (Abrami et al. 1996, 86). Pour notre
part, Nous avons dressé une liste des règles de fonctionnement pour les
groupes. Nous estimons que cette façon de procéder favorise la
Souad MERABET
132
responsabilisation des élèves et leur prise en charge. Chaque élève
s’engage donc à respecter ces règles lors du travail de coopération :
— Les responsabilités individuelles :
J’accepte de travailler avec tous les membres sans exception et je les
respecte dans mes paroles et mes attitudes.
Je participe activement au travail collectif et j’apporte aide et soutien
aux membres de mon groupe.
Je me sens responsable de ma réussite et je contribue à la réussite de
mon groupe.
— Les responsabilités du groupe :
Nous travaillons à établir des relations harmonieuses entre nous et
nous nous apportons aide et soutien dans nos apprentissages.
Nous essayons d’abord de résoudre nos problèmes avant de
demander l’aide de notre enseignant.
Nous nous respectons et nous nous encourageons et nous nous
sentons tous responsables de la réalisation de notre tâche.
Discussions de groupes et exécution de la tâche
La séance des discussions a duré une heure et les objectifs
d’apprentissages étaient fixés. Les élèves décrivent un de leurs
enseignants oralement et par écrit et ils s’efforcent de s’exprimer en
français. Quant aux objectifs de la coopération, les apprenants
s’entraident pour parler et s’encouragent pour s’exprimer le plus
longtemps en français.
L’aménagement de la classe L’aménagement de la classe porte d’importants messages aux
élèves quant à la façon dont ils doivent se comporter avec leurs
partenaires. Il faut donc aménager l’espace de la classe en conséquence.
Les tables doivent être groupées de manière que les élèves puissent
communiquer facilement et travailler à l’aise sans être encombrés.
Quant à la classe où s’est déroulée notre expérimentation, nous avons
procédé à grouper les membres de chaque groupe autour d’une table.
Les groupes doivent aussi être un peu éloignés pour que les membres
de chaque groupe puissent travailler et communiquer sans être gênés.
Le rôle de l’enseignant pendant les discussions — L’explication
L’enseignant a expliqué aux élèves qu’ils devront s’entraider en vue
de produire des textes. Il a insisté que l’objectif ultime de cette activité
reste un véritable échange en français.
— Suivre le déroulement
Les élèves ont besoin d’être guidés pendant qu’ils travaillent en
groupes. L’enseignant a veillé à suivre de près les groupes en s’assurant
L’apprentissage coopératif : pour créer le désir d’apprendre …
133
que chaque élève comprend ce qu’il est censé faire et qu’il se concentre
sur la tâche et apporte sa contribution.
Il a incité les élèves à s’exprimer en français en les encourageant à
demander de l’aide de leurs partenaires avant de demander le sien.
Analyse des discussions Nous nous limiterons dans ce qui suit à analyser les discussions des
quatre groupes, parce qu’elles représentent de véritables échanges
interactifs et les participants étaient placés face à face pour s’exprimer
et échanger leurs idées.
La première remarque que nous pouvons faire, le français est la
langue dominante dans cet enregistrement (Exemple [1]). Ainsi nous
trouvons certains mots ou expressions en arabe dialectal surtout dans
les groupes 2 et 4 :
Exemple [1] :
G2 : Transcription phonétique : [jefas sєt fraz lazєm]
Nadjla : j’efface cette phrase, lazem.
Traduction : Il faut que j’efface cette phrase.
Transcription phonétique : [hadi mоraləmã]
Sara : hadi moralement.
Traduction : Ceci moralement.
Transcription phonétique : [kifah tataktєb krepy]
Nadjla : kifah tatakteb « crépu ».
Traduction : Comment écrit-on « crépu » ?
G3 : Transcription phonétique : [nta wafa wala nta amєl wala ntaji]
Chames el Houda : ntaâ Wafa wala ntaâ Amel wala ntaĩ
Traduction : Celui de wafa, de Amel ou le mien ?
Transcription phonétique : [marajuki wafa]
Amel : maraâyouki Wafa.
Traduction : Quel est ton avis Wafa ?
G4 : Transcription phonétique : [akraj]
Meroua : akray.
Traduction : Lis.
La seconde remarque que nous pouvons faire, l’intervention de
certains élèves se limite à de simples phrases alors que certains
préfèrent garder le silence (Sabrina et Hafida). Cela démontre les
difficultés que ces derniers éprouvent quand ils produisent un discours
en français autrement dit elles sont incapables de maintenir tout un
discours sans aucune difficulté, ni contrainte. Cela nous conduit à
déduire que ces élèves ne maîtrisent pas les ressources linguistiques qui
leur assurent une sécurité parfaite. Il faut aussi souligner que les
silences étaient très nombreux dans les discussions ce qui explique en
Souad MERABET
134
partie une certaine stratégie d’évitement que suivent nos élèves pour
cacher leur incompétence linguistique.
Les énoncés de l’exemple [2] nous ont permis de distinguer de
grands écarts par rapport à la langue cible, qui révèlent la violation des
règles de la langue, ce sont en fait des formes exclues ou
agrammaticales.
Exemple [2] :
G1 : Une bouche ce n’est pas petit et ce n’est pas grand. Quelques
heures ou quelques jours il est très méchant.
G2 : Tu comparé le prof par un lion. Si voulez le décrire au niveau
de l’aspect moral.
G3 : Cette texte de Chames très riche. Je lire pour ce texte moi.
G4 : Toujours aimer cette professeur comme mon père. Son adjectif
purement c’est la modeste.
Quant à la prononciation, les élèves confondent dans l’exemple [3]
entre [o] ouvert et [u], [oe] et [o] ouvert et entre [oe] et [u]. Nous
pensons que ce problème de prononciation est dû au fait que les deux
langues arabe et français sont très éloignées. En effet, tous les phonèmes
de la langue arabe ont généralement une résonance gutturale car ils se
forment dans la partie arrière de l’appareil phonique. En revanche,
l’articulation du français est antérieure car la plupart des phonèmes se
forment dans la partie avant de la bouche.
Exemple [3] :
1-Les phonèmes : [o] ouvert et [u] : G1 : bouche [buƒ] ------ [boƒ].
2-Les phonèmes : [oe] et [o] ouvert : G1 : professeur [profesoer] ---
--- [profesor].
G3 : la peau [po] ------ [poe].
3-Les phonèmes : [oe] et [u] : G1 : Jours [3ur] ------ [3oer]. G2 :
Sérieux [serjoe] ------ [serju].
G4 : monsieur [məsjoe] ------ [məsju].
Nous ajoutons que notre corpus comprend quelques erreurs de la
délimitation du genre et l’accord de l’adjectif qualificatif (Exemple [4])
.Ce type d’erreurs est considéré comme une sorte d’interférence. En
effet, les élèves se trouvent en situation d’apprentissage c'est-à-dire
qu’ils ne maîtrisent pas suffisamment le français.
Exemple [4] :
G1 : Une bouche…petit, ses yeux rondes. G2 : Cette paragraphe, un
comparaison, la cheveux.
G3 : la premier paragraphe, visage ronde, une foulard. G4 : Cette
prof, un corpulence, ses cheveux…courtes.
Après avoir expliqué les erreurs d’ordre grammatical et phonétique.
Nous avons jugé utile de réunir quelques énoncés qui démontrent que
les élèves s’entraident pour s’exprimer. La première remarque que nous
L’apprentissage coopératif : pour créer le désir d’apprendre …
135
pouvons faire c’est que les élèves se corrigent mutuellement (Exemple
[5]). Nous citons à titre indicatif le cas de Sara et Nadjla dans le groupe
2 et le cas de Amira et Meroua dans le groupe 4 :
Exemple [5] :
Sara : (…) la cheveux [la ƒəvoe].
Nadjla intervient : les cheveux [le ƒəvoe].
Sara : Il a une bouche réglère [reglєr].
Nadjla corrige : (…) régulière [regyljєr].
Amira : symathique [simatik].
Meroua : Sympathique [simpatik].
La deuxième remarque consiste dans le fait que les élèves se posent
les questions dans L’exemple [6], c’est le cas des groupes 2, 3 et 4 :
Exemple [6] :
G2 : Nadjla a posé la question à ses partenaires :
Transcription phonétique : [kifah tataktєb krepy].
Nadjla : kifah tatakteb crépus.
Traduction : Comment écrit-on crépus ?
G3 : Amel a posé la question à Chames el Houda : Chames où est la
situation initiale ?
Amel a demandé l’avis de Wafa : Wafa, quel est ton avis ?
Chames el Houda interroge ses coéquipières :
Transcription phonétique : [nta wafa wala nta amєl wala ntaji]
Locutrice Chames el Houda : ntaâ Wafa wala ntaâ Amel wala ntaĩ.
Traduction : Celui de wafa, de Amel ou le mien ?
G4 : Meroua interpelle Aymen : Tu n’as pas participé Aymen,
Pourquoi ?où est ton travail ?
Amira à Aymen :
Transcription phonétique : [waƒ manatha natyrєl]
Amira : wach manaâtha naturelles.
Traduction : Quel est le sens de « naturelles » ?
Meroua à Amira :
Transcription phonétique : [astanaj nabdaw ala viza3 kbal wala ala
alajnin]
Meroua : astanay nabdaw ala visage kbal wala ala alaynin.
Traduction : Attends, on commence par le visage ou par les yeux ?
La dernière remarque que nous pouvons faire, c’est que les élèves
s’encouragent pour s’exprimer surtout dans l’exemple [7] où Meroua et
Amira du groupe 4 ont incité Aymen pour participer à la discussion :
Exemple [7] :
Meroua : Tu n’as pas participé Aymen, Pourquoi ?où est ton travail ?
Amira : Lis ton travail Aymen.
Amira : C’est un bon travail Aymen.
Souad MERABET
136
Il faut aussi mentionner que les membres du groupe 3 veillent à ce
que chaque membre comprenne ce qu’a préparé l’autre (Exemple [8]).
On cite par exemple le cas de Amel qui a pris la responsabilité d’aider
ses partenaires, elle a expliqué à Wafa le texte lu par Chames el Houda :
Exemple [8] :
Transcription phonétique : [set tєkst də ƒams il ja boku də lãformatjõ
parsəkə la sityjasjõ də ƒams tre riƒ 3ə vwala ah ah 3ə pãs wafa kєl lə bõ
tєkst].
Amel : cette texte lu par Chames il y a beaucoup des l’information
parce que la situation de Chames très riche, je, Ah ! Ah ! Je pense Wafa
qu’elle le bon texte.
Traduction : Ce texte lu par Chames contient des informations très
riches, Wafa, je pense qu’elle a un bon texte.
Ainsi, dans l’exemple [9], Amel a assuré la fonction du leader parce
qu’elle a incité ses partenaires à parler. Elle a aussi veillé à son propre
apprentissage tout en aidant les autres à produire un texte collectif
compréhensible par tous.
Exemple [9] :
Amel : Wafa, quel est ton avis ?
Quant au vocabulaire, nous avons remarqué que les élèves
apprennent de nouveaux mots français ce qui les fait progresser dans
leur apprentissage. Nous citons l’exemple du groupe 1 où Warda a
expliqué à ses coéquipières le sens de « rocheux » et l’exemple du
groupe 4 où Aymen a expliqué à Amira le sens du mot « naturelles ».
Il faut noter que les élèves ont éprouvé au départ des difficultés à
prendre la parole, mais avec l’intervention de l’enseignant qui n’a cessé
de faire usage de tous les moyens pour inciter les élèves à parler, ils sont
arrivés à se concentrer sur la tâche, ils ont articulé des mots en français,
ils se sont interrogés et ils se sont encouragés mutuellement ce qui a
créé chez eux un besoin profond à parler dans cette langue.
En guise de conclusion Au niveau du C.E.M ancien, situé au sein de la Daîra de Ras-El-
Aîoun de la Wilaya de Batna, nous avons pu constater que nos
apprenants font usage d’une multitude de codes linguistiques avec des
degrés de maîtrise variable : l’arabe dialectal, le chaoui, l’arabe
institutionnel, le français, l’anglais et parfois le kabyle (le cas de Amel
G3). Nous nous sommes trouvés confrontés à une situation de
multilinguisme fort contraignant dans le cadre d’un processus
d’apprentissage guidé d’une langue étrangère dans un milieu
institutionnel.
Après l’analyse des discussions, nous pouvons déjà confirmer les
hypothèses formulées dans l’introduction, les élèves s’expriment mieux
L’apprentissage coopératif : pour créer le désir d’apprendre …
137
en français lorsqu’ils se situent en groupe. D’un côté, le groupe
constitue un lieu d’échange au sein duquel ils prennent l’habitude de
parler, de confronter leurs idées avec celles des autres. De l’autre, ils se
sentent plus impliqués pour accomplir l’activité, ils deviennent plus
actifs donc plus motivés dans leur apprentissage.
Certes, l’enseignant qui fait travailler les élèves en groupes, prend
un certain risque, puisqu’il doit leur accorder un crédit de confiance en
leurs capacités mais le travail en groupes coopératifs a pu transformer
l’ambiance de l’apprentissage ce qui a créé un vécu commun entre les
apprenants et l’enseignant. À notre égard, l’apprentissage coopératif est
l’une des stratégies d’enseignement qui devrait être adoptée par les
enseignants pour motiver les apprenants et développer les habilités
d’expression orale en FLE.
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méthodes, activités, Montréal : Éditions de la Chenelière. p. 68, 86
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évolutions d’une méthode pédagogique. Bruxelles : Éditions De Boeck
Université. 2ème édition.
CLEMENT, P. (2007). Enseigner en classe hétérogène : Quant
experts et novices travaillent ensemble ». Cahiers pédagogiques n °454,
p. 28
COHEN, E.G. (1994). LE TRAVAIL DE GROUPE : Stratégies
d’enseignement pour la classe hétérogène, Montréal : Les Éditions de
la Chenelière.
FERRY, G. (1980). La pratique du travail en groupe. Paris : Dunod.
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livre.
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Commission nationale des programmes. Juillet 2004.ONPS.
SCHIFFLER, L. (1991). Pour un enseignement interactif des
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VAYER, P. et RONCIN, C. (1987). L’enfant et le groupe, PUF.
p.170
AXE 3
Langue (s), culture (s) et identité en contexte plurilingue et urbain
Rachid CHIBANE Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou [email protected]
Les innovations langagières chez les jeunes tiziouziens dans un espace urbain :
Comment les jeunes tiziouziens donnent une forme linguistique aux événements et aux manifestations
socioculturelles vécues ?
Dans ce présent article, nous explorerons les effets humoristiques à
l’œuvre dans des expressions dans le parler des jeunes à Tizi-Ouzou.
Ces expressions qui relèvent de la culture du quotidien expriment une
certaine réalité du vécu des jeunes, à travers une forme linguistique qui
renvoie au sens de l’humour. Ces jeunes donnent une forme linguistique
aux événements et aux manifestations socioculturelles vécues.
L’humour est alors vecteur de valeurs communes, de complicité, de
connivence chez les jeunes qui à travers des expressions humoristiques
développent un sentiment d’appartenance communautaire.
Dans cette dynamique de la pratique langagière des jeunes, nous
explorons la créativité langagière mise au service de l’humour. Pour ce
faire, nous établissons une étude sur le parler jeune sur le plan lexical
et sémantique. Nous avons regroupé dans un premier temps les items
recueillis en nombre de deux en catégorie thématique. Cette procédure
consiste à percevoir les sujets de conversations récurrents dans leur vie
quotidienne. La procédure d’analyse lexicale à laquelle nous faisons
référence est l’approche argotologique. Pour appliquer une description
lexicale sur le parler des jeunes tiziouziens, nous nous rapportons aux
cinq critères que propose Jean-Pierre Goudaillier qui sont posés en
questions pour repérer toute forme argotique dans la langue des jeunes : — « Quelles sont les personnes concernées ?».
— « Quelles sont les situations constatées ?».
— « Quelles sont les fonctions exercées ?».
— « Quelles sont les thématiques abordées ?».
— « Quels sont les procédés utilisés ?».
Ainsi, les jeunes tiziouziens ont un parler qui leur est propre, une
variété qu’ils acquièrent dans la pratique et qui, de ce fait, ne demande
Les innovations langagières chez les jeunes tiziouziens dans un espace …
143
aucun apprentissage du type formel. Selon les exemples recueillis, il
semble que la spécificité de ce parler se situe fondamentalement dans
le lexique qui est enrichi à l’aide de divers procédés (troncation,
emprunt, etc.). À travers l’analyse du sens des mots recueillis auprès de
nos informateurs, on s’aperçoit que les fonctions cryptique, ludique et
revendicative que l’on peut reconnaitre dans ce registre de langue,
entraînent les jeunes à créer des nouveaux mots ou à innover le sens. Le
répertoire du parler jeune tiziouzien est un véritable réservoir de
vocable pour le kabyle, l’arabe et le français. Il est plus adapté aux
réalités de l’époque dans ce sens qu’il réagit vite pour attribuer un mot
à une chose ou un événement nouveau. Ces mots sont intégrés dans le
quotidien de ces jeunes au point d’en constituer un véritable
dictionnaire pour leur parler
À partir des expressions recueillies, notre analyse a pour objectif
l’analyse du matériel verbal humoristique : le lexique (entre autres
l’insertion des mots français dans la langue kabyle et arabe, les
créations lexicales et les jeux de mots). Cette analyse démontrera
comment ces jeunes moyennent la langue avec un sens de l’humour en
faisant éclater barrières, tabous et préjugés aussi bien sur le plan
linguistique que culturel pour arriver à exprimer leur vécu quotidien.
Après la collecte du corpus oral, nous analyserons dans ce qui suit les
procédés de création des jeunes qui présentent des variations. Nous
tentons de classer ces données selon les thématiques auxquelles elles
renvoient. D’après Amina Bensalah : D’un point de vue méthodologique, le
regroupement par thématiques sociales s’est
révélé avoir une portée heuristique intéressante :
en classant les saillies de langage à potentiel
humoristique, on parvient à une liste de thèmes
investis qui décrivent toute une partie d’un
univers de vie, et qui pourrait fort bien tenir de
table des matières à une étude sociologique sur la
quotidienneté jeune : culture de la débrouille,
activités illicites, objets de convoitise, argent,
assignations identitaires, appartenance urbaine.
(Bensalah A, 2004 :163)
Les titres qui suivent contiennent des mots et des expressions
classées suivant les thématiques qu’ils évoquent :
Rachid CHIBANE
144
Drogues et pratiques illicites Les jeunes tiziouziens à l’instar des autres jeunes du monde entier
ne sont pas à l’abri des différents fléaux sociaux qui guettent cette
frange de la société. Les pratiques dites illicites semblent avoir un
registre de langue bien propre à elles, chez les jeunes tiziouziens. Pour
désigner et mettre en dérision quelqu’un qui a consommé de la drogue,
les jeunes tiziouziens créent des termes qui provoquent le rire avec des
sonorités particulières.
Le cas de : « mharbech « [mħarbeʃ], « mchaachaa » [mʃaʔˤʃaʔˤ] sont
formés à base de la forme dérivée du participe passif en français : être
drogué, construit avec le cognème « m ».
Le mot [mʃaʔˤʃaʔˤ] (éclairé, luisant, scintillant, lumineux, etc.) a subi un
glissement sémantique, il désigne en langue arabe quelqu’un ou
quelque chose qui est lumineux. Dans ce contexte, il désigne une
personne droguée. Quant au mot [mħarbeʃ] (déglingué, déboussolé,
déraillé, il est dans les nuages, etc.) est un dérivé du nom [laħrabeʃ], de
l’arabe dialectal, il désigne des stupéfiants au pluriel. C’est la même
chose pour « maztoul » [maztul] (il a pris des stupéfiants) qui vient du
mot arabe « zetla » [zetla] qui désigne aussi la drogue. Le domaine des
stupéfiants se trouve être investi d’une charge symbolique de
codification en ce sens que des drogues sont nommées respectivement :
« Madame courage », « ahrabeche » [laħrabeʃ], « zerga »
[zerga], « el ghebra » [elɣebra], « el hamra » [elħamra], « el kif » [elkif],
« lahyouf » [lahjuf], « lavouv » [lavuv], qui sont tantôt au féminin,
tantôt au pluriel et au masculin et un mot composé en français madame
courage). La plupart de ces mots semblent venir de l’arabe dialectal, ce
qui montre l’influence de cette langue sur les jeunes tiziouziens.
Le mot composé « madame courage » est une métaphore qui renvoie
aux stupéfiants. Il est composé de deux mots : le mot madame au
féminin et courage au masculin. Le thème des pratiques illicites semble
préférer l’usage de l’impératif chez ces jeunes comme l’atteste ces trois
exemples : « n'taloo Garo » [ntalʔˤogaro] (roulons un joint), « ndjibo
chikola » [nʤiboʃikola] (ramenons du chocolat), « ndjibo fiha tarf »
[nʤibofihatarf] (roulons un joint).
Le morphème « N » qui est l’équivalent de la deuxième personne du
pluriel en français (nous), nous renseigne sur le fait que ces jeunes
pratiquent ces activités illégales en groupe de pairs (l’esprit de partage),
chose qui leur procure une assurance et une solidarité entre groupes.
Nous remarquons aussi que l’Arabe dialectal domine l’usage dans ce
thème des pratiques illicites. Cela peut être expliqué par le fait que ce
phénomène a connu ses débuts dans le milieu algérois et certaines
régions arabophones frontalières avec le Maroc et la Tunisie ou la
Les innovations langagières chez les jeunes tiziouziens dans un espace …
145
Libye, avant de se propager par la suite dans d’autres régions du pays,
notamment la Kabylie.
Ces jeunes préfèrent l’usage de ces termes en rabe dialectal en leur
ajoutant d’autres innovations en kabyle « lavouv » [lavuv] qui sont
généralement ignorées par les adultes, ce qui leur permet de s’adonner
à ces pratiques illicites loin de la pression des parents et de la société.
Cette fonction cryptique leur assure une sorte de sécurité et renforce
la solidarité entre eux en les projetant dans un univers bien propre à eux.
D’autres expressions en kabyle et en français expriment le dégout de
cette jeunesse livrée à elle-même. Ils créent des expressions comme jeu
de langage qui sont reliées à des pratiques de la vie quotidienne. Le sens
de ses expressions peut être assimilé à « je suis fatigué, dégouté,
exténué, perdu …), recèle une part d’ironie et d’autodérision renvoyant
au contexte que vivent les jeunes. C’est pourquoi le recours à des
expressions métaphoriques et drôles produit un effet humoristique :
Qarsniyi laxyoudh « [qesnijilaxjdˁ] (mes fils sont rompus, j’ai perdu
mes repères), « thdécharjiyi labatri » [θdiʃarʒijilabatri] (ma batterie est
déchargée), (je suis en période off) (je chôme).
D’un point de vue sémantique, les trois expressions renvoient toutes
à une situation de blocage, de fermeture et de panne générale. Ces
expressions utilisées généralement par des jeunes qui consomment de
la drogue, visent à signifier que la personne est totalement coupée du
monde réel. Elles renvoient aussi à la vie d’oisiveté et de désœuvrement
que mènent ces jeunes. En créant ces expressions, les jeunes tiziouziens
affichent leur volonté de contredire la langue standard et par suite la
société. C’est un moyen à même de dévoiler leur colère, leur
insatisfaction, voir leur mépris.
Ainsi, l’abus d’alcool « pikhu » [pixu] se double d’un autre fléau
non point moins néfaste, à savoir la drogue. Dans ce monde de
délinquants, presque la majorité des jeunes ont connu l’expérience
d’être soit des revendeurs soit des consommateurs. Les jeunes font
recours à la drogue pour s’évader de la réalité et se lancer dans des
hallucinations jovialesv « ntaloo Garo » (roulons un joint).
L’expression « Tham3icht ngoute à goute » [θamʔˤiʃθngutagut] (la vie
parcimonieuse, une avarice) ou « 3ich mlih oulamout » [ʔˤiʃmliħulamut]
(marches ou crèves) renvoient à la vie dure et aux difficultés de subvenir
à ses besoins quotidiens.
Cette situation renvoie à l’état de quelqu’un qui est en réanimation,
sous l’effet de la pauvreté et du mal de la vie, conséquence de la
précarité de la situation économique et l’état de promiscuité dans lequel
ils vivent. Les jeunes usent de ces expressions pour dire que tout est en
veille dans ce pays et ainsi tourner en dérision la situation sociopolitique
Rachid CHIBANE
146
du pays. Dans ce sens l’humour sert à exprimer le désespoir d’une
manière polie.
Enfin, nous pouvons dire que ce parler marginalisé, reflète mieux
les préoccupations quotidiennes et traduit les vicissitudes des jeunes, à
contourner la forme académique et transgresser les normes. Les
déchirures sociales se trouvent formaliser avec une touche de l’humour
qui vient jouer ici le rôle de détente qui évacue le trop-plein de pressions
avant que celles-ci n’explosent. Ces créations verbales, résultats
d’échanges quotidiens et ordinaires se caractérisent par une hybridation
linguistique à connotation humoristique.
Violences symboliques contre l’ordre établi Les mots qui rentrent dans ce deuxième titre abondent dans le parler
des jeunes tiziouziens. Pour qualifier les agents d’ordre public, les
jeunes utilisent les mots suivants : « lahnech » [laħneʃ] (le serpent), « les
stylos bleus » (les policiers en référence à leur tenue), ‘les stylos verts’
(les gendarmes en référence à leur tenue), « doula » [dula] (de l’arabe
[dawla] en français État), ce terme est utilisé pour dire d’une personne
qu’il fait partie du corps des services de sécurité.
« laklab » [laklab] (de l’arabe chien) et « dal’pj » [dalpiʒi] (police
judiciaire) ; On remarque pour ce dernier mot la présence du morphème
« da » du kabyle qui est une marque de respect précédant généralement
les prénoms des personnes respectées. L’usage de cette forme renvoie
au fait où ces derniers sont considérés comme la partie de la sécurité la
plus dure, puisque c’est la police judiciaire qui intervient généralement
dans les quartiers de la ville à la recherche des délinquants et des
voleurs. L’abondance de ces termes et leur accumulation donnent
l’impression d’un véritable déploiement des forces de l’ordre dans les
quartiers. On pourrait supposer, en saisissant le contenu des mots
utilisés, que les jeunes tiziouziens perçoivent les forces de l’ordre,
comme dévalorisantes.
Les mots aux connotations péjoratives leur permettent de renverser
symboliquement leur situation de dominés en dominants. Ils renforcent
ainsi la cohésion de leur groupe en délimitant symboliquement leur
territoire par opposition à celui des forces de l’ordre. Les forces de
l’ordre sont au même titre que les pouvoirs publics ou les représentants
du pouvoir. Ils héritent tous de qualificatifs péjoratifs et dévalorisants.
À leur tête le président de la République suivi de ses ministres qui sont
respectivement nommés « Atika, tharwa natika » [θatwanʔˤatiqa], (les
enfants d'Atika).
Le président de la République « Bouteflika » est surnommé « Atika »
(en référence à sa petite taille). L’inversion de la dominance s’inscrit en
plein dans les expressions utilisées par ces jeunes. D’une part, la
Les innovations langagières chez les jeunes tiziouziens dans un espace …
147
dévalorisation de l’autre est une sorte de contre violence symbolique
faite à la nation, dans la mesure où leur territoire est stigmatisé et
méprisé. D’autre part, la parole de ces jeunes établit une distinction
essentielle entre le pouvoir officiel représenté par l’État et le pouvoir
officieux représenté ici par le quartier.
Enfin, les jeunes opposent donc consciemment à cet ‘ordre établi
(les forces de l’ordre et les pouvoirs publics), dont ils subissent
quotidiennement la tyrannie, un langage libéré des contraintes, des
règles, exempt de truc à ‘respecter’, des mots qui répondent à leurs
besoins de communication et qui ne restreignent pas leur désir
d’expression. Ces pratiques langagières vont bien avec les aspirations
des jeunes (liberté, opposition à l’ordre établi, etc.). À l’instar de tous
les langages jeunes, elles constituent un acte de contestation et de
rébellion symbolique et manifestent un « refus (...) de la soumission et
de la docilité qu’implique l’adoption des manières de parler légitimes »
(Bourdieu P, 1983 :101). L’abolition des règles linguistiques dans la
communication entre pairs perm et principalement de se libérer de la
contrainte que constitue l’obligation de bon usage.
La culture du corps chez les jeunes tiziouziens Le sport constitue un fait social important chez les jeunes
d’aujourd’hui. Le football était considéré comme le sport le plus
populaire auquel adhèrent toutes les couches de la société qu’elle soit
jeune ou adulte, pauvre ou riche. Cependant, depuis quelques années un
autre sport semble prendre une place très importante, particulièrement
chez les jeunes et les adolescents. Il s’agit de la musculation ou la fitness
du corps. Certains jeunes, notamment ceux appartenant aux couches
sociales aisées pratiquent presque régulièrement ce sport, tandis que
d’autres appartenant aux couches sociales défavorisées, le pratiquent
occasionnellement. Cette situation est exprimée linguistiquement par
les jeunes tiziouziens.
Ainsi, pour désigner quelqu’un qui exhibe son corps ou ses muscles,
les jeunes ont créé le monème « th3aradh » [θʔˤaradˁ] (se dénuder). « Pit
bol » [pitbol] (espèce d’un chien très fort physiquement), « lahdid »
[laħdid] (du mot hadid en arabe qui signifie fer), « zenda » [zenda], « rot
vayler » [rotvajler], sont autant de termes qui désignent ironiquement,
soit ce sport ou celui qui le pratique.
D’autres expressions ont le sens de l’humour et de la dérision quand
elles évoquent ce sport. Les jeunes d’aujourd’hui sont élevés dans un
environnement festif auquel on a supprimé les contraintes. Ils
développent à leur tour cet environnement festif qui donne tout le
succès aux manifestations qui répondent à cette ambiance comme la
fête, la musique, etc. L’expression « lpek lbras assa nas3a thmaghra »
Rachid CHIBANE
148
[lpeklbraasansʔˤaθmaɣra] (travailler le pec et le bras, aujourd’hui on a
une fête), évoque avec dérision ces jeunes qui pratiquent
occasionnellement ce sport (généralement pendant les vacances d’été)
pour exhiber ses muscles et paraître beau et fort.
Cette culture est associée à la drague et la frime chez les jeunes qui
sont généralement libres de séduire les filles pendant ces fêtes. Sachant
que ces comportements sont tolérés pendant ces fêtes (les wa3da, et les
fêtes de mariage), prohibés et interdits en dehors de ces occasions
festives. Les jeunes attendent avec joie et impatience ces moments pour
réussir des rencontres avec les filles et vice-versa. Les fêtes sont aussi
l’occasion de voir et de rencontrer les proches immigrés, on comprend
donc bien ce besoin chez les jeunes, de paraître beau et fort devant les
siens. Le sport est donc associé au jeu de la séduction, une pratique très
prisée par les jeunes générations.
L’expression « zenda lharda Wal3ibada » [zendlhardawalʔˤibada]
(musculation, bizness et croyance), stigmatise les jeunes « frérots », dits
les « frères musulmans » qui sont aussi connus pour leur admiration
pour ce sport. Dans l’imaginaire populaire, la croyance est synonyme
de sécession de toutes activités luxuriantes qui portent atteinte à la
sainteté et à la pureté de la personne. Ici, la culture du corps (le fitness)
est considérée comme un sport réservé aux personnes malveillantes,
agressives et quand il est pratiqué par des croyants, cela est vu comme
une sorte de contradiction et de perversion. Ces derniers, associent la
croyance à la culture du corps en se contentant des petits commerces
informels qu’ils exercent aux alentours des mosquées.
Ces jeunes se démarquent à travers cette expression, de la culture
des frérots qu’ils considèrent comme hypocrite (ils se déguisent derrière
leur croyance). De cette manière, ils rappellent leur autonomie dans les
formes de pensée, leur engagement politique et social est différent, ils
sont rétifs à toutes formes d’engagement conventionnel.
Enfin, les termes par lesquels, les jeunes désignent les pratiques
culturelles sont porteurs d’une dévalorisation du paraître occasionnel
qui exprime le désœuvrement et l’oisiveté et qui éloigne donc les jeunes
de la culture du travail et de la production. Les discours épis
linguistiques rendent ainsi compte dans le même temps d’une
autodépréciation de certaines pratiques et d’une survalorisation
d’autres.
Critiques, insultes et embêtements Les insultes et les embêtements
Il semble que les insultes et les embêtements sont, pour la plupart du
temps, adressés contre le genre féminin, la preuve en est l’usage des
expressions suivantes : « Yeghliyam usarwal » [jaɣljamusarwal] (ton
Les innovations langagières chez les jeunes tiziouziens dans un espace …
149
pantalon est relâché, elle désigne aussi par métaphore des types de
pantalon pour filles.), « mitra ou bezqa » [mitraubazqa],( un mètre et un
crachat) «métra oud Kika « [mitraudqiqa] (petite de taille), tarteg Alik
Lséchoir « [tartegʔˤliklseʃwar] »(un séchoir est éclaté sur ta tête) (mal
coiffée, cheveux crêpés, tu ne sais pas t’habiller, tu maries les couleurs,
tu mets des vêtements amples, etc.)
Nous remarquons que le sens de l’humour et de la plaisanterie
occupe une grande place dans les critiques quotidiennes des diverses
situations et les commentaires concernant les comportements, la mode
et surtout le genre féminin. Les expressions : « garçon masqué »,
« Anouche » [ʔˤanuʃ], « homlette » [omlet] sont employées pour
qualifier péjorativement une personne de sexe masculin aux
comportements affectés, maniérés, voire même efféminés.
Une chose dépassée ou démodée est désignée par les termes
suivants : « ayana » [ʔˤajana], (démodée), « farcha » [farʃa] (dégradée),
« khourda » [xarda] (friperie), « maychabah loualou » [majʃebahlwalu]
(il ne ressemble à rien). Pour signifier qu’une chose est belle ou une
telle façon de s’habiller est bonne, les jeunes utilisent les expressions
suivantes : « heta » [ħetˁa] (élégant), « style » (élégant), « taa lhik »
[taʔˤlhik] (ça vient de l’étranger), « elle est fashion » (elle est belle),
« actrice », « Shakira » (nom d’une chanteuse américaine d’une beauté
exceptionnelle), « marikan » (américain), « holywwod »
(hollywoodien).
Nous constatons que la beauté et l’élégance sont associées à l’image
de l’étranger, une chose est belle parce qu'elle vienne de l’Occident
[taʔˤlhik], (ça vient de l’étranger). Les jeunes d’aujourd’hui sont très
branchés, ils connaissent toutes les modes et savent très bien discerner
entre les différents produits présents sur le marché algérien (vêtements,
objets électroniques, etc.). D’autres expressions sont utilisées pour
provoquer ou embêter les filles avec un sens d’humour. Pour taquiner
ou commenter le passage des jeunes étudiantes qui résident à la cité
universitaire de Bastos, les jeunes tiziouziens utilisent les expressions
suivantes : « barbies bastos » et « esquimau » (pour une fille qui porte
des vêtements trop serrés).
Ainsi, la profusion de ces termes et de ces expressions, montre que
ces jeunes innovent en matière de langage. Leur effet provocateur est
atténué, car à force d’être répétées, les insultes et les embêtements ont
perdu plus ou moins leur charge. Néanmoins : À travers les insultes et le langage de l’offense,
on comprend donc bien à quel point la parole peut
servir d’arme efficace, si symbolique soit-elle,
dans les relations sociales adolescentes. Efficace
quand elle est utilisée directement, c'est-à-dire de
Rachid CHIBANE
150
face, en présence de l’interlocuteur [...]. (Lepoutre
D, 2001 :126).
Les innovations sont multiples et constituent une concrétisation de
la révolte des jeunes contre la langue standard. C’est une arme qui
défend leur identité sociale. Les insultes et les injures constituent
parfois des vannes, c'est-à-dire : Des remarques virulentes, des plaisanteries
désobligeantes et des moqueries échangées sur le
ton de l’humour entre personnes qui se
connaissent ou du moins font preuve d’une
certaine complicité. (Ibid).
Les jeunes aiment plaisanter, rire et rigoler même si ces ricanements
se font au détriment de leur apparence physique de leur comportement.
Les relations groupales des jeunes Ces termes désignent des groupes d’amis et les gens du même
quartier. Ils témoignent de la solidarité et de la connivence entre ces
jeunes qui ont la conscience d’appartenir au même groupe social. Farida
Boumedienne, dit à ce propos : Ces termes témoignent à travers ces formes
d’appellation entre amis de la conscience des
jeunes de leur appartenance au sein d’un groupe
social représenté symboliquement par une identité
consolidée par des relations de connivence et de
solidarité. (Boumedienne F, 2011 :146).
Ainsi, les termes (hnouma [ħnuma], tawa3na [tawaʔˤna], wild
houmti [wlidħomti]) renvoient à l’idée du groupe, de communauté et
d’identité du groupe. Le jeune tiziouzien s’inclut dans le groupe qu’il
décrit. Il s’autodéfinit, ceci apparaît par exemple dans les termes arabes
qui portent la particule « a » comme désinence de la deuxième personne
du pluriel en français « hbibna » [ħbibna] (notre cher ami), « tawa3na »
[tawaʔˤna] (les nôtres), « hnuma » (les gens de notre quartier), cette
autodéfinition consiste à imposer aux autres ses propres catégories de
pensée. Ce faisant, ils ont donné naissance à un nouveau langage qui est
motivé par l’esprit d’appartenance à un groupe social méprisé et
catégorisé. Le monde de désignation sert à identifier si on appartient ou
non au groupe social, dans le cas présent chez les jeunes : « les jeunes
affichent leur identité et leur appartenance socio spatiale en créant un
cercle de communication réservée aux initiés dans un territoire bien
limité » (Ibid : 147).
Le monème innové « hnuma » [ħnuma] (il vient de « huma » [ħuma]
en arabe qui désigne (quartier) auquel on a instillé le phonème « n »
(marque du pluriel), atteste de la présence dans l’imaginaire des jeunes
locuteurs d’une représentation d’un espace symbolique partagé,
Les innovations langagières chez les jeunes tiziouziens dans un espace …
151
reconnu et revendiqué, un espace où les jeunes délimitent physiquement
et/ou symboliquement un territoire dans lequel ils projettent leur
identité spatio-linguistique et imposent par là leur mode d’expression.
Enfin, nous pensons que l’espace du quartier et le groupe de pairs
constituent un rempart efficace pour les jeunes et leur identité. Il semble
qu’entre eux l’usage de ces mots se fasse selon des modalités ludiques
et cryptologiques jouant un rôle essentiel dans la cohésion du groupe.
Au sein du groupe de pairs, l’utilisation de ces innovations lexicales,
renforce par sa dimension symbolique l’affirmation identitaire
spécifique aux jeunes, tout en signant l’adhésion au groupe de pairs et
à la communauté du quartier.
L’image de l’autre Les jeunes tiziouziens utilisent des termes et des expressions qui
témoignent des représentations qu’ils se font des personnes qui
n’appartiennent pas à la ville ou qui n’ont pas le même mode de vie
qu’eux. L’expression (issoubed s 20 DA) [isobedsv dinar] (il descend
de la campagne, provincial, il ne sait rien, il descend du bourg, etc.) est
assimilable au mot « djebri » [ʤbri] « villageois » ou ‘montagnard’.
Les deux expressions désignent donc les personnes qui viennent des
villages alentour de la ville de Tizi-Ouzou. Cette qualification
péjorative vise à rappeler à l’autre qu’il n’est qu’un migrant du jour en
ville, puisqu'il retournera dans son village le soir. Une manière aux
Citadins de se démarquer de l’identité de l’autre tout en affirmant leur
propre identité. Contrairement, aux migrants ruraux, dont l’identité
citadine découle d’un ancrage résidentiel récent en milieu urbain, les
Citadins natifs conçoivent leur identité comme intrinsèque à la ville.
Toutefois, si les premiers sont définis comme les occupants endogènes
de la ville, les seconds sont conçus comme exogènes et étrangers.
Ainsi, le monème « menhoum » [manhum] de l’arabe dialectal « des
leurs » montre que ces jeunes mettent des frontières entre eux et les
autres. Le « nous » c’est ce qui les unit, les rassemble, les assemble et
les rapproche, les autres « eux » c’est ce qui les différencie ou les
distancient. Comme le montre Thierry Bulot : « si l’identité peut être
comprise comme un rapprochement de soi, en toute logique, l’altérité
ne peut être que mise à distance » (Bulot T, 2001 :1).
Les expressions « zith ouzemour » [ziθozamur] (l’huile d’olive,
désigne quelqu’un qui est attaché aux traditions, idées dépassées,
dévolues, révolues, etc.), « Chethla ouqardoun « [ʃeθlauqardun] (la
génération du cordon : désigne quelqu’un qui est attaché aux traditions,
dévolu, révolu, etc.), « Wache rahoum darkoum » [waʃrahomdarkom]
(comment vont vos parents ?) : adressée aux villageois par les jeunes
Citadins pour lui signifier qu’il vient de la campagne), renvoient toutes
Rachid CHIBANE
152
les trois aux villageois qui migrent occasionnellement vers la ville de
Tizi-Ouzou.
Les tiziouziens découpent la ville de Tizi-Ouzou en deux espaces de
légitimité et qui a pour fonction de leur permettre de se situer à la fois
en matière d’appartenance sociale et territoriale. Cela se traduit dans les
discours par une correspondance particulièrement nette entre dualités
interpersonnelles (opposition « nous » et « eux ») et spatiale (opposition
« ici » « là-bas »). Les Citadins conçoivent les villageois comme des
nos civilisés (génération du cordon) qui ne s’adaptent pas à la
modernité. Ces expressions démontrent bien les corrélations étroites
établies entre civilisation et ville d’une part, entre non-civilisation et
village d’autre part.
Notons enfin que cette distinction entre Citadins ruraux est très
présente dans les discours des jeunes tiziouziens. Cette appartenance à
l’aire urbaine tiziouzienne est dans tous les cas de figure, marquée en
langue et en discours par des pratiques langagières singulières. Cette
image négative assignée aux villageois constitue donc une
représentation typiquement citadine, une identité qui implique la
valorisation de soi vise la dévalorisation de l’autre. En outre, comme
nous le mentionnons supra, les identités se construisent en s’opposant
aux autres identités en coprésence : c’est le principe même de la
singularisation et de la différenciation : le Citadin se définit en
opposition au villageois.
Conclusion Ce qui caractérise le langage des jeunes, tel qu’on l’entend pratiquer
dans les écoles par exemple, c’est le déplacement de l’accent tonique,
l’inversion de l’ordre des mots, le détournement du sens des mots
habituel par rapport à leur sens courant et surtout une grande complicité
entre locuteurs visant à donner le maximum d’opacité pendant leur
discussion face à un auditeur extérieur.
Pour faire une analyse cohérente et systématique de ces phénomènes
de « changements » linguistiques et afin d'illustrer la nécessité
d'imbriquer le changement linguistique dans la communauté des
locuteurs, il est indispensable de recourir méthodologiquement à la fois
à des explications internes, structurales et à des explications purement
externes, sociolinguistiques. En prenant des cas de figure tirés du
français du parler des jeunes, nous avons montré que de tels
changements ne peuvent pas être compris en invoquant uniquement des
facteurs internes, et que des facteurs sociaux, tels les niveaux
d'interaction sociale et le mélange de sociolectes dans la grande ville,
ont joué un rôle décisif.
Les innovations langagières chez les jeunes tiziouziens dans un espace …
153
Se trouvant socialement exclus du système et linguistiquement
désarmé, les jeunes des quartiers, en contact avec toutes les formes de
« déviances », vont se distinguer par leur refus de respecter les
paramètres de la langue commune et de se plier au statu quo -
linguistique. Ce refus se manifeste au niveau lexical : essentiellement
de deux manières : déformation morphologique et déviation
sémantique.
Les innovations langagières chez les jeunes tiziouziens sont des
produits de contextes sociaux bien déterminés. Ils répondent
paradoxalement à la fois à un besoin de « cryptage » et donc de rejet à
l’encontre de la norme et à un besoin de communicabilité réservée
uniquement aux initiés, à ceux qui sont dans le « coup ». Avant de se
disséminer dans le langage des jeunes, c'est dans les milieux carcéraux
que le verlan a surtout pris racine. Par conséquent et par amalgame, ces
« sociolectes » sont associés à tous les sèmes liés à la délinquance et à
la violence sous toutes ses formes.
Ayant recours - obligatoirement - au lexique usuel, le jeune ne se
conformera pas pour autant aux normes de la tradition. Dans sa bouche,
« le stylo bleu » n'est pas un stylo, mais un policier. La crypticité
s'intensifie au fur et à mesure que les différents procédés de déformation
- ou de transformation se succèdent.
Relativement pauvre dans sa syntaxe, ce langage est
remarquablement riche dans son lexique, dont le sans-gêne constituerait
un refus de la norme. Si l’on prend l’exemple des termes d’insultes
(fréquemment utilisées dans le langage des jeunes), l’on constate qu’ils
font partie d’un discours qui opère une négociation des statuts et des
places entre les locuteurs, en insultant l'autre, le locuteur, selon le
contexte de communication, fait, consciemment ou inconsciemment,
une sélection lexicale dans sa « banque » de mots.
Enfin, cet acte linguistique révèle comment il perçoit l'allocutaire
mais aussi comment il souhaite rendre compte de ce qu'il est dans son
indignation. Les modes d'insultes, ainsi envisagés, deviennent dès lors
marqueurs de frontières hiérarchiques, mais aussi révélateurs des
valeurs du groupe.
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Soufiane BENGOUA Laboratoire ELILAF1, Centre Universitaire de Relizane [email protected]
La variation de neuf sons de la structure phonétique du français dans la langue
maternelle d’un groupe de jeunes locuteurs en Algérie
« Ne doit-on pas plutôt revenir sur les causes qui
sont à l’origine des phénomènes variationnels afin
d’en faire prendre connaissance aux
apprenants ? »i.
Il demeure difficile de cerner les caractéristiques linguistiques d’un
usage dans un environnement où de multiples pratiques langagières
cohabitent avec à chaque fois des variations observables. Le français,
en Algérie et parmi les différentes variétés de l’arabe et du berbère, fait
partie intégrante de ce paysage plurilinguistique. Son usage, à chaque
fois changeant, intéresse la présente étude sur le plan sociophonétique
et sociodidactique.
Notre méthode s’éloigne des généralités avancées lors des travaux
sur la structure phonétique en Algérie. Nous avons ciblé notre analyse
en travaillant sur une variété de l’arabe algérien dont la structure ne peut
être comparée à une autre variété de l’arabe. Nous nous sommes
intéressés en particulier à 09 sons répartis sur 32 positions syllabiques2
1 Environnement linguistique et usages du français en Algérie : une observation
quantitative (laboratoire implanté à l’université de Mostaganem) 2 Les 32 positions syllabiques en perception sont relatives au nombre de fois
où les sons étudiés apparaissent en syllabe initiale, médiane ou finale en
position pré-/inter-/-post vocalique/consonantique. Nous avons décomposé
chaque lexème en segments (syllabe initiale, syllabe médiane et syllabe finale)
et chaque segment, nous l’avons fragmenté en positions (Post Consonantique,
Pré Consonantique, Post Vocalique, Pré Vocalique, Inter Vocalique, Inter
Consonantique).
La variation de neuf sons de la structure phonétique du français dans …
157
en perception et sur 31 positions syllabiques en réalisation dans l’une
des deux structures phonétiques de la langue maternelle de 77 jeunes
locuteurs évoluant dans une zone périurbaine au nord-ouest Algérien à
Cassaigne3.
S'intéresser au transfert de traits articulatoires dans la structure
phonétique des mots en français, qui intègrent la langue maternelle des
jeunes locuteurs en Algérie, demeure important en identifiant, d'une
part, les paramètres intrinsèques qui régissent ce contexte, autrement
dit, chercher les différentes fluctuations phonétiques relatives à ce
croisement linguistique entre cette variété d’arabe algérien et le français
générant des variations et des altérations phonétiques, et, d'autre part,
essayer d'y remédier en repérant les déclencheurs de cette variation
phonétique sur le plan linguistique et non-linguistique.
Tout au long de cette contribution, nous répondrons aux questions
suivantes : Quelles sont les différentes fluctuations articulatoires et
perceptives qui résultent du contact du français avec l'arabe en Algérie ?
Qu’est-ce qui est à l’origine de cette variation en perception ou en
production ? Quels types de déplacements de traits phonétiques
résulteraient de ces altérations du français ?
La langue maternelle des jeunes locuteurs cassaignois intègrerait
une structure phonétique et un système phonologique spécifiques aux
mots en français et une autre structure phonétique et un autre système
phonologique spécifiques aux mots en arabe. Le lien entre les deux
structures est tel qu’un croisement et une variation s’effectueraient à
chaque fois où le jeune locuteur perçoit ou réalise des mots en français.
Identifier l’écart et mesurer la variation entre la structure
phonétique du français dit de référence et le français utilisé dans la
langue maternelle de nos jeunes locuteurs est notre objectif premier.
Pour se faire, nous allons attribuer la qualification de correcte/
incorrecte4 aux différentes réalisations/perceptions à analyser.
Nous avons analysé de façon globale les données de la perception
(chez les 59 informateurs) et de la réalisation des sons (chez les 18
informateurs) en veillant à :
— Donner le pourcentage de perception correcte et incorrecte chez
chaque informateur ;
3 Zone périurbaine située à 45 km à l’Est de Mostaganem 4 Loin de tout impressionnisme, nous avons qualifié les
réalisations/perceptions de correcte/incorrecte par rapport la
réalisation/perception normée ou scolaire que le jeune locuteur apprendrait à
l’école.
Soufiane BENGOUA
158
— S’intéresser aux sons qui sont correctement perçus/réalisés à
100% et incorrectement perçus/réalisés à 0% chez le même
informateur ;
— Isoler les positions syllabiques dans lesquelles les sons sont
perçus/réalisés correctement et incorrectement chez le même
informateur ;
— Croiser les données sociolinguistiques relatives à l’âge, au
sexe, à la zone géographique et au degré d’exposition au
français.
Afin de mesurer l’écart à la norme et exploiter les résultats de nos
analyses, nous avons opté pour « perception correcte » relative à une
bonne perception et « perception incorrecte » relative à une mauvaise
perception et nous ne voulions pas théoriser une tendance générale qui
est de « considérer toute variation linguistique en français parlé comme
une réalisation « fautive » eu égard à la norme du français standard »ii,
mais de mettre en pratique une stratégie d’enseignement pour pallier à
cette variation.
Nous avons préféré utiliser les acronymes ci-dessous pour décrire
les différentes positions des sons dans le mot et dans la syllabe :
— Segments dans le mot (réalisation isolée) « SI : syllabe initiale,
SF : syllabe finale, SM : syllabe médiane (pénultième) » ;
— Positions dans la syllabe « PC : post-consonantique, PréC : pré
consonantique, PV : postvocalique, PréV : pré vocalique, IntV :
intervocalique, IntC : inter consonantique ».
Nous pensions que le jeune locuteur en Algérie perçoit les sons du
français dans sa langue maternelle selon son degré d’exposition au
français, c'est-à-dire, suivant le taux de ce qu’il entend et de ce qu’il
utilise quotidiennement en français et dans son entourage. Nous
estimions aussi que la variation de la perception auditive dépend de
plusieurs variables non linguistiques à savoir le sexe, l’âge, la zone
géographique ainsi que d’autres variables internes comme le
positionnement syllabique du son.
Les résultats Des positions syllabiques
Au terme de notre analyse des perceptions et des réalisations, nous
avons constaté, d’abord, que l’origine de la variation phonétique dans
les mots du français qui intègrent la langue maternelle des jeunes
locuteurs de notre enquête est le résultat d’une variation dans la
perception régulée en partie chez les garçons par une variable externe à
savoir le degré d’exposition au français.
Cette variable ne régit pas la variation dans la perception mais la
régule. De plus, nous avons remarqué que la variation dans la
La variation de neuf sons de la structure phonétique du français dans …
159
perception est régie essentiellement par une variable interne à savoir la
position syllabique du son dans le mot (en SI, SM, SF) et dans le
segment (PréC, PréV, PV, PC, IntV, IntC). Nous avons vu que le même
son est perçu différemment par le même informateur dans deux ou
plusieurs positions syllabiques toujours différentes les unes des autres.
Outre la variation dans la perception, nous nous sommes rendu
compte aussi qu’il y a une variation dans la réalisation de certains sons
qui partagent les mêmes positions syllabiques problématiques ou
altéragènes en perception. Cette variation dans la réalisation est le
résultat de la même variable interne attestée en perception à savoir la
position syllabique du son.
Les données ci-dessous détaillent ce que nous avons trouvé :
— En perception, nous remarquons à travers l’analyse des
perceptions des sons dans les 32 positions syllabiques que nous
avons faites :
Il y a 09 sons perçus correctement avec un pourcentage assez élevé :
le [p], [v], [o], [e], [œ], [y], [ə], [ε] et le [u].
Les mêmes sons sont perçus incorrectement avec un taux inférieur
ou faible : le [e], [p], [ε], [œ], [v], [ə], [y], [o] et le [u].
Le taux de sons perçus correctement est supérieur à celui des sons
perçus incorrectement.
Nous relevons une variation des perceptions des sons d’un groupe
d’informateurs à un autre.
La variation est due en partie au degré d’exposition au français chez
les garçons, car L’altération de la perception est accentuée chez les
informateurs exposés à un faible degré au français.
La variation est régie par une variable interne à savoir celle relative
à la position syllabique.
La perception du son varie chez le même informateur, mais dans des
positions syllabiques différentes.
Il y a 08 sons dans certaines positions syllabiques beaucoup plus
susceptibles à l’altération que dans d’autres positions comme :
[p] en SM PFV, [v] en SF PV, en SM IntV, [o] en SM PC, [e] en
SI PC et IntC,
[ε] en SI PC, [ə] en SI PC, [œ] en SF PréC, [y] en SF PC.
En réalisation, à travers l’analyse des réalisations des sons dans les
32 positions syllabiques, nous remarquons :
Une variation dans la réalisation des différentes positions
syllabiques.
Une variation dans la réalisation des sons dans les positions
syllabiques.
Soufiane BENGOUA
160
Le taux de réalisations correctes varie d’un groupe d’informateurs à
un autre et il est supérieur au taux de réalisations incorrectes.
08 sons réalisés correctement : [p], [v], [o], [ε], [u], [e], [ə] et le [œ].
07 sons réalisés incorrectement : [e], [ε], [o], [y], [p], [ə] et le [v].
05 sons dans certaines positions syllabiques beaucoup plus
susceptibles à l’altération que dans d’autres positions comme :
[v] en SF PV, [o] en SM PC, [e] en SF PV, [ε] en SI PC, [p] en SM
PV.
Des transferts de traits Nous avons vu précédemment qu’il y a des positions syllabiques
responsables de la variation des sons et par conséquent génératrice
d’altérations. En effet, certaines positions syllabiques possèdent un
caractère catalytique et nous faisons là écho aux propos de R.
Chaudenson : « On sait que la catalyse est une action par
laquelle une substance (le catalyseur) rend
possible, par sa seule présence, une réaction
chimique, généralement en augmentant sa vitesse
de réaction. » iii
La présence d’un son dans une position syllabique précise va se
trouver, de facto, altéré soit en perception ou en réalisation. Par
conséquent, de multiples transferts de traits ainsi que des confusions
différentes résultent de ces différentes variations et altérations en
perception et en réalisation.
En perception
Pour le [p] qui tend vers le [b] trait de voisement
Consonne sourde qui devient sonore Qui disparait amuïssement
Pour le [v] qui tend vers le [f] trait de voisement (non
voisement/assourdissement)
Consonne sonore qui devient sourde
Pour le [o] qui tend vers le [u] ou le [œ] trait d’aperture
(fermeture/ semi-ouverture)
Voyelle mi-fermée qui devient fermée ou mi-ouverte
Pour le [e] qui tend vers le [i] trait d’aperture (fermeture)
Voyelle mi-fermée qui devient fermée
Pour le [ε] qui devient [a] trait d’aperture (ouverture)
Voyelle mi-ouverte qui devient ouverte
Pour le [ə] qui devient [o] trait de postériorité (postériorisation)
Voyelle centrale devient postérieure
Pour le [œ] qui devient [ε] trait d’arrondissement (absence
d’arrondissement/ écartement des lèvres)
Voyelle arrondie qui devient non-arrondie/écartée
La variation de neuf sons de la structure phonétique du français dans …
161
Pour le [y] qui tend vers le [u] trait de postériorité
(postériorisation)
Voyelle antérieure arrondie qui devient postérieure ou tend vers le [i]
trait d’arrondissement (absence d’arrondissement/ écartement des
lèvres) Voyelle non-arrondie
Nous constatons que la variation phonétique générée par la position
syllabique altéragène en perception n’est en fait qu’une variation dans
les traits articulatoires des sons. En effet, le trait de voisement pour les
consonnes devient variable, car certaines consonnes deviennent sourdes
et d’autres sourdes deviennent sonores. De plus, la consonne [p]
disparait totalement. Pour les voyelles, c’est le lieu d’articulation qui
devient variable à travers les transferts de traits relatifs au degré
d’ouverture, la position de la langue ainsi qu’à la position des lèvres.
Nous schématisons les résultats comme suit :
Figure 1: Processus de transferts de traits et d’altération des sons en perception
En réalisation
Pour le [p] amuïssement
Pour le [v] qui tend vers le [f] trait de voisement (absence de
voisement)
Consonne sonore qui devient sourde
Pour le [o] qui tend vers le [u] trait d’aperture (fermeture)
Voyelle mi-fermée qui devient fermée
Pour le [e] qui devient [i] trait d’aperture (fermeture)
Soufiane BENGOUA
162
Voyelle mi-fermée qui devient fermée Ou tend à disparaître apocope
Pour le [ε] qui tend vers le [a] trait d’aperture (ouverture)
Voyelle mi-ouverte devient ouverte
Ou vers le [i] fermeture Voyelle fermée
En réalisation, nous constatons une variation dans le mode
d’articulation des consonnes, un amuïssement du [p] et une variation
dans le degré d’aperture des voyelles.
Nous pouvons illustrer ce que nous venons de développer comme
suit :
Figure 2: Processus de transferts de traits et d’altération des sons en réalisation
Lecture récapitulative Nous récapitulons de façon précise ce qui a été trouvé :
— La position du [p] en SM PV génère :
Un amuïssement en réalisation ;
Un déplacement dans le trait de voisement +
amuïssement
— La position du [v] en SM IntV et SF PV en perception génère
un déplacement dans le trait du voisement. Le [v] en SF PV
génère un déplacement dans le trait du voisement ;
— La position du [o] en SM PC génère un déplacement dans le
trait d’aperture en réalisation et en perception ;
— La position du [e] en SI PC et IntC génère en perception un
déplacement dans le trait d’aperture. La position du [e] en SF
La variation de neuf sons de la structure phonétique du français dans …
163
PV génère en réalisation un amuïssement et un déplacement
dans le trait d’aperture ;
— La position du [ε] en SI PC génère en perception et en
réalisation un déplacement dans le trait d’aperture ;
— La position du [œ] en SF PréC génère un arrondissement en
perception ;
— La position du [y] en SF PC génère en perception un
déplacement dans le trait de postériorité et d’arrondissement.
Ces transferts de traits pour les consonnes et les voyelles
s’effectuent à l’intérieur d’une seule structure phonétique à savoir celle
des mots en français. Soit en perception ou en réalisation, les traits
transférés caractérisent uniquement la structure phonétique du français
vu qu’il n’y a pas eu lieu de transfert de longueur ou d’emphase
spécifique à la variété de l’arabe étudiée. Les différents transferts de
traits concernent des sons spécifiques à la structure phonétique des mots
en français. Nous dirons donc qu’il y a eu une variation de traits
articulatoires intra structural, c’est-à-dire, à l’intérieur de la même
structure phonétique.
Synthèse Dans le contexte algérien, il était primordial de nous intéresser au
transfert des traits articulatoires dans la structure phonétique des mots
en français qui intègrent la langue maternelle des jeunes locuteurs; en
identifiant, d'une part, les paramètres intrinsèques qui régissent ce
contexte, autrement dit, chercher les différentes variations phonétiques
relatives à ce croisement linguistique entre cette variété d’arabe algérien
et le français générant des fluctuations et des altérations phonétiques,
et, d'autre part, essayer d'y remédier en repérant les déclencheurs de
cette variation phonétique sur le plan linguistique et non-linguistique.
Les résultats trouvés appuient l’importance du patrimoine
phonétique matrice du jeune locuteur en Algérie à l’idée de prendre en
considération la langue maternelle comme le terrarium d’une bonne
maîtrise du français standard.
Nous avons montré plus haut que la variation phonétique dans les
sons étudiés est le résultat d’une fluctuation dans la perception, elle-
même résultat de l’intervention d’un contexte phonétique spécifique à
savoir un positionnement syllabique particulier des sons. Nous avons
remarqué aussi que le jeune locuteur détient une compétence
phonétique en français qui se greffe à sa langue maternelle et qu’il
utilise en dehors de l’école et qu’il demeure légitime de l’exploiter et
de la mettre en valeur en classe et en situations formelles ; mais en plus,
nous avons identifié les causes relatives à la variation phonétique du
français chez ces jeunes locuteurs, résultat d’une fluctuation dans la
Soufiane BENGOUA
164
perception, elle-même tributaire d’un positionnement syllabique
spécifique des sons.
Nous dirons que le jeune locuteur en Algérie, à travers l’analyse de
09 sons répartis en 32 positions syllabiques en perception et en 31
positions en réalisation, prend en charge deux structures phonétiques
dont les traits articulatoires varient à l’intérieur de la cette même
structure des mots en français. Cette variation de traits est régie par un
positionnement spécifique de syllabes en réalisation, tandis qu’en
perception s’ajoute une autre variable externe, à savoir le degré
d’exposition au français chez les garçons.
Bibliographie CHAUDENSON, R. (1998). Variation, Koinèsation, créolisation :
français d’Amérique et créoles, In Brasseur. P (éds), Français
d’Amérique variation, créolisation, normalisation, Université
d’Avignon.
GADET, F. (2007). La variation sociale en français, Éditions
Ophrys, Paris.
GUIMBRETIERE, E. (1990), Phonétique et enseignement de l’oral,
Didier/Hatier, Paris.
KANEMAN-POUGATCH. M, PEDOYA-GUIMBRETIERE, E
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Hatier/Didier.
LANDICK, M. (2004). Enquête sur la prononciation du français de
référence, L'Harmattan, Paris.
LAURET, B. (2007). Enseigner la prononciation du français :
questions et outils, Ed. Hachette, paris.
LEDEGEN, G. (2007). Variations syntaxiques dans le français parlé
par des adolescents en Guyane et à la Réunion : Témoignages de
périphéries, Patricia Lambert, Agnès Millet, Marielle Rispail, Cyril
Trimaille (éds), Variations au cœur et aux marges de la
sociolinguistique, L’Harmattan, Paris.
MOLINARI, Ch. (2008). L’enseignement du FLE face au défi de la
variation, ‘Grandes’ et ‘petites’ langues. Pour une didactique du
plurilinguisme et du pluriculturalisme, G. Alao, E. Argaud, M. Derivry-
Plard, H. Leclercq (eds.), Berne, P. Lang, pp.57-68.
i MOLINARI, Ch. (2008), « L’enseignement du FLE face au défi de la
variation », ‘Grandes’ et ‘petites’ langues. Pour une didactique du
plurilinguisme et du pluriculturalisme, G. Alao, E. Argaud, M. Derivry-Plard,
H. Leclercq (eds.), Berne, P. Lang, pp.57-68, p4. ii LEDEGEN, G. (2007) « Variations syntaxiques dans le français parlé par des
adolescents en Guyane et à la Réunion : Témoignages de périphéries », Patricia
La variation de neuf sons de la structure phonétique du français dans …
165
Lambert, Agnès Millet, Marielle Rispail, Cyril Trimaille (éds), Variations au
cœur et aux marges de la sociolinguistique, L’Harmattan, Paris, p103. iii CHAUDENSON. R, Variation, Koinèsation, créolisation : français
d’Amérique et créoles, In Brasseur. P (éds), Français d’Amérique variation,
créolisation, normalisation, Université d’Avignon, 1998, p167.
166
Hania AKIR Université de Béjaïa [email protected]
Le nom du père, entre identité et existence
La présente contribution vise à mettre en exergue le rôle du nom
du père et de la nomination dans l’établissement, la construction et la
transmission de l’identité et, de ce fait, dans l’affirmation de l’existence.
Cette contribution se doit aussi de souligner qu’une quête du nom du
père peut s’entreprendre à travers l’écriture, qui en général, participe
d’un discours sur l’identité.
Nommer et être nommé constituent des actes linguistiques qui
fondent un discours sur l’identité et sur l’être, affirmant que le nom
propre implique nécessairement un double rapport d’intériorité et
d’altérité. Ainsi, en rappelant que la problématique linguistique de la
nomination reflète tout l’intérêt pour le rapport entre le langage et le
monde, on ne perd pas de vue que celle-ci est un processus symbolique
censé permettre avant tout à un individu de se constituer en tant que
sujet et partant, d’avoir une place dans l’ordre du monde.
Plus qu’une condition de naissance, le nom du père apparaît alors
comme le garant d’une existence et d’un patrimoine.
Le nom du père, une quête absolue au fondement de l’identité et de l’existence
« Le déficit identitaire » (Benramdane, 2007 : 50) dont souffre un
sujet écrivant en quête de filiation paternelle entraîne nécessairement
dans son écriture l’apparition de signifiants qui dessinent, de manière
plus ou moins consciente, un paysage où se cherche une présence : celle
du père. Entre « noms dits et non-dit » (Marthet, 1996 : 311), les détours
onomastiques que suit le parcours sinueux de l’écriture ramènent
l’écrivain vers un centre qui est son propre nom et celui de son père.
C’est alors que l’« on peut se demander si écrire n’est pas mû par la
densité d’un mouvement qui porte à la recherche d’un nom »
(Clerget, 1990a : 31). Le nom du père, objet de la quête du scripteur
sans père, est à l’origine de son écriture : Le nom est support de l’écriture, il est cette
place ouverte sur une absence que l’écriture tente
de combler, d’occuper, de remplir sans jamais y
Le nom du père, entre identité et existence
167
parvenir. Ecrire revient toujours à tenter le nom.
(Cliche, 1996 : 202).
Les écrits produits par ce scripteur donnent l’impression de n’être
qu’un prétexte pour légitimer la recherche du nom propre confisqué ;
ils cherchent à percer le secret d’un nom que lui-même ne connaît pas
puisqu’il s’interroge sur son identité pour accéder à l’identité véritable.
On peut penser alors que le nom propre est le sujet profond de la
production écrite.
Les écrits participent du discours sur l’identité et comme le précise
Cheriguen (1998, 2008 : 117) « l’apparition du discours sur l’identité
est déjà en soi un discours de crise qui n’est pas seulement identitaire ».
Toute occultation de nom propre entraîne un conflit identitaire ; en
effet, on ne peut nier que « l’anonymat équivaut en quelque sorte au
sacrifice du nom propre, à sa destruction rituelle, à la communication
impossible avec le sans-nom, au « cri sans résonance » » (Lévesque,
1996 : 235). Sans nom du père, l’individu souffre d’une insuffisance de
l’être et perd son sentiment d’existence. En fait, un individu sans nom
n’a pas d’existence, d’ailleurs « rien n’existe qui n’ait de nom »
(Clerget, 1990a : 17). À ce sujet, Clerget (1990a : 32) explique qu’être
sans nom est un désastre au sens d’un non avènement à l’existence car
« nommer, c’est appeler à la vie dans la génération et la société.
L’éradication du nom est mort du nommé ». C’est donc par le nom
propre que l’individu existe, arrive à savoir qui il est, et répond sans
hésitation à l’appel de son nom ; c’est aussi ce nom qui permet son
insertion dans la société et dans l’histoire. Quand le père ne transmet
pas son nom à son enfant, il le prive de toute une partie de son histoire
et le plonge dans le mal-être pendant sa vie entière. Si la plupart du
temps, le père est l’homme qui marque de son nom un enfant, la
paternité ne se réfère pas seulement à une nomination, et le port d’un
nom ne suffit pas toujours à établir une filiation. Quand l’enfant ne porte
pas le nom de celui dont il est issu, mais un autre nom, c’est comme si
ce nom était un nom usuel, un nom d’usage dans la communication de
la vie quotidienne ; alors qu’en parallèle cet enfant a un vrai nom,
ésotérique, lié à l’essence de l’être, et dont il est curieux et nostalgique.
La connaissance de ce nom, qui semble receler l’essence et le secret de
son être, deviendrait pour lui synonyme de force et de pouvoir. Cette
reconnaissance par le patronyme tant recherché pourrait correspondre à
ce que Ricœur appelle « la reprise du sens logique de l’identification
dans son sens existentiel et sa récapitulation dans l’être reconnu à la
faveur des expériences de lutte pour la reconnaissance »1.
1 RICOEUR cité par LE BIHAN (2006 : 24)
Hania AKIR
168
Siblot (1997 : 42) explique que l’être et le nom forment un tout
« où la personne incarne la dénomination, et où celle-ci signifie la
quiddité de celle-là ». Le constat de l’attachement de tout individu à son
nom a conduit Freud, très préoccupé par la problématique du nom de
personne, à écrire dans Totem et tabou que « le nom d’un être humain
est une composante essentielle de la personne, peut-être même un
fragment de son âme »2, estimant que le nom propre d’un individu est
une des propriétés constitutives de ce dernier. D’ailleurs, l’équivalence
sémantique des verbes se nommer et être, dans des énoncés tels que « je
me nomme X » et « je suis X », peut en attester, et impliquer
l’équivalence entre le nom et l’être, ou l’équivalence entre l’individu et
son nom, pour reprendre les termes de Gary-Prieur (2001 : 153). Tout
cela peut mener à une autre équivalence qui est celle des deux énoncés
suivants : « je n’ai pas de nom » et « je ne suis pas (je n’existe pas) » ;
d’où l’on déduit que l’existence de l’être humain tient à celle de son
nom : « je me nomme donc je suis ».
Le nom propre : un rapport d’intériorité et d’altérité Nommer et être nommé constituent des actes linguistiques qui
fondent un discours sur l’identité et sur l’existence : « un discours sur
l’identité est un discours sur l’être, donc un discours pour être »
(Cheriguen, 2008 : 115). En fait, il ne faut pas perdre de vue que la
nomination est un processus symbolique censé permettre avant tout à
un individu de se constituer en tant que sujet et partant, d’avoir une
place dans l’ordre du monde ; c’est dans cette optique que Christin
(1998 : 7) voit dans le nom propre l’instrument qui autorise les
individus à s’affirmer comme des sujets. À ce propos, Cardinal (1996 :
185) considère qu’un sujet est toujours tributaire d’un acte de
nomination qui l’inscrit dans le monde ; c’est aussi en ce sens que
Françoise Dolto affirme que « quand on ne donne pas de nom à un être
humain, on ne lui donne pas le droit de mourir, pour ainsi dire,
puisqu’on ne lui a pas donné le droit de vivre. Un être humain ne vit
que nommé »3.
Par ailleurs, il faut bien se rendre compte que le nom existe pour
soi mais aussi et surtout pour l’autre, car c’est quand « l’autre » désigne
un individu par son nom que cet individu se sent exister : « mon nom
est bien ce par quoi j’existe dans le langage, j’existe dans la parole de
l’autre » (Armengaud, 1990 : 97). Cet état de fait se trouve d’ailleurs
largement confirmé. En effet, Clerget (1990a : 50) écrit « toujours déjà
pour les autres et par eux, le nom ne saurait être pour la seule gloire
2 FREUD cité par GARY-PRIEUR (2001 : 153) 3 DOLTO citée par CARDINAL (1996 : 181)
Le nom du père, entre identité et existence
169
de soi (Montaigne), ni pour la seule contemplation de son image », et
Cheriguen (1998, 2008 : 122) fait remarquer que « tout questionnement
sur l’identité présuppose une certaine reconnaissance, même non dite,
de l’altérité » puisqu’« il n’y a pas d’identité en soi, ni même
uniquement pour soi. L’identité est toujours un rapport à l’autre »4 ;
confirmant tout cela, Siblot (2007 : 38) déclare que « dans la mesure où
nous ne pouvons désigner les choses « pour elles-mêmes », et que nous
les nommons « pour nous », ces nominations disent nos rapports aux
choses et non les choses « en elles-mêmes » ». Quant à Armengaud
(1990 : 92), elle résume le lien entre le nom propre de l’individu et
autrui, en formulant ce qu’elle appelle une sorte d’idéalisme
linguistique : « être, c’est être nommé. Être interpellé, mentionné. Être,
c’est être un référent dans le discours de l’autre. Ou encore, être, c’est
nommer, donner les noms ». En clair, l’affirmation de l’existence par le
nom propre est toujours, d’une certaine manière, en rapport avec l’autre,
puisque soit on se trouve en position de nommer l’autre, soit en position
d’être nommé par lui, soit on est désigné par lui au cours de son
discours. S’il ne devait pas être attribué et/ou employé par les autres,
pour nous distinguer les uns des autres, le nom propre ne serait d’aucune
utilité et n’aurait aucune raison d’être.
Cependant, le rapport de l’être humain à son nom est un rapport
d’intériorité. En déclarant que l’on grandit avec son nom comme avec
sa peau, Clerget (1990a : 18) cherche à illustrer le rapport profond et
intime de l’être au nom : Le nom propre participe de l’univers
symbolique par la liaison qu’il consacre entre la
personne et son nom. (…) Il est tout à la fois posé
comme attribut de la personne et partie de l’être.
Cela signifie pratiquement que le nom propre et l’être qui le porte
ne font qu’un, qu’en aucun cas ils ne peuvent se trouver séparés, même
pas en pensée, surtout pas en pensée devrait-on dire, car, dans notre
pensée comme dans celle de ceux qui nous connaissent, notre nom est
indéfectible de notre être.
Le nom propre : la force d’une symbolique Si l’idée que l’individu préexiste à son nom fait l’unanimité et que
la nomination d’un être se fait au commencement de sa vie « nommer
un être ou un objet, c’est en inaugurer l’existence » (Clerget, 1990 :
29), après la vie d’un être, son nom demeure et « existe encore dans ce
bref écrit ramassé compact sur une pierre » (Armengaud, 1990 : 97).
Pour sa part, Pariente (1982 : 62) pense que « la seule permanence que
4 CUCHE cité par CHERIGUEN (2008 : 122)
Hania AKIR
170
la nomination confère par elle-même à l’objet, ce n’est pas une
permanence dans l’être, mais une permanence dans le discours », ce
qui signifie que l’on peut continuer à parler d’un individu disparu aussi
longtemps que son nom propre restera dans la mémoire des hommes.
En raison de tout cela, Armengaud (1990 : 99) estime que le nom propre
réside à la fois du côté de la vie et du côté de la mort, considérant ainsi
qu’il constitue un lien entre ces deux aspects antinomiques de
l’existence. Dans cette optique, l’être humain existerait davantage par
son nom que par son corps, puisque le nom survit à son porteur. Par
ailleurs, Armengaud ajoute qu’outre l’ambivalence vie / mort, le nom
propre s’inscrit dans une autre ambivalence qui est celle de la
fascination / délivrance. Effectivement, autant le nom fascine lorsqu’il
est secret ou perdu, autant il délivre lorsqu’il est découvert ou retrouvé :
« obtenir l’aveu du nom de l’autre délivre de l’angoisse due à
l’inconnu » (Armengaud, 1990 : 90). Du reste, la question du pouvoir
de délivrance du nom est multiple ; à titre d’exemple, dans le récit de la
Genèse, on considère que le nouveau nom de Jacob, Israël, vient le
délivrer de ce que pouvait avoir de difficultueux l’identité précédente.
Le Bihan (2006 : 23) rappelle aussi, « l’opprobre qui frappait, il
n’y a pas si longtemps, les enfants qui ne portaient pas le même nom
que leur père. L’injure « bâtard » qui discrédite immédiatement une
filiation, discrédite indirectement un nom propre (celui de la mère) ».
L’identification par le nom propre est, de ce fait, l’objet d’un jugement
de valeur. De plus, le nom exerce une emprise sur son porteur : « tu as
un nom que tu n’as pas réclamé et la vie durant tu es la proie de ce
nom »5. Ce qui signifie que l’individu porte un nom, et qu’inversement
ce nom porte l’individu, dans la mesure où ce dernier est tenu de vivre
(et de mourir) avec son nom, avec tout ce qu’il peut comporter
d’astreignant : « on porte son nom et on est porté par son nom. Ce que
l’on croit porter vous porte » (Armengaud, 1990 : 97).
Le nom propre, et plus précisément le nom du père, est
l’expression de la filiation, de la descendance, de l’ascendance, et donc,
du sang. Dans cet ordre d’idées, « l’identité du nom englobe dans une
sorte de royaume unique les parents morts (…), les vivants et les êtres
à venir. Tous constituent la lignée et s’alignent sur une même
dénomination » (Armengaud, 1990 : 99). Cela fait du nom propre la
trace d’une généalogie, une espèce de témoin qui dit obligatoirement
« de qui l’on naît et d’où l’on vient, il assigne une place, sans
échappatoire possible, en principe » (Lapierre, 1995 : 13). Il est une
marque d’identité en même temps qu’un bien familial, une sorte de
capital, un patrimoine : « le nom propre, patrimoine propre », affirme
5 JABÈS cité par F. ARMENGAUD (1990 : 89)
Le nom du père, entre identité et existence
171
Le Bihan (2006 : 16) pour qui il y a un lien dès l’origine entre le
patronyme et le patrimoine, expliquant qu’avoir un nom est sans aucun
doute une forme de possession, une possession un peu particulière, mais
une possession quand même. Marque de l’existence (l’être) et marque
de la possession (l’avoir), le patronyme reflète ainsi « l’être et l’avoir »
(Le Bihan, 2006 : 18).
Toutefois, outre l’histoire personnelle et familiale qu’il représente,
le nom (du père) est d’abord une « question de vie et de droit » (Clerget,
1990 b: 9). Il évite à l’être humain sa dispersion, et c’est aussi en cela
que réside la force du nom, dont l’importance, presque aussi vieille que
le monde, remonte à la Genèse où l’on apprenait que les bâtisseurs de
la tour de Babel voulaient se faire un nom : « Faisons-nous un nom et
ne soyons pas dispersés sur toute la terre »6. Cependant, si comme la
Genèse a pu le montrer, la problématique du nom était liée, dans le
temps, aux croyances religieuses, le nom reste encore « primordial pour
toutes les religions importantes » (Vaxelaire, 2005 : 605).
Il est nécessaire de retenir que la problématique linguistique de la
nomination reflète tout l’intérêt pour le rapport entre le langage et le
monde. C’est un fait, pour Socrate déjà, la nomination constituait
« l’acte de langage par excellence » 7; Branca-Rosoff (2007 : 13)
explique à ce propos que « les réflexions sur la nomination remontent
aux sources de la culture occidentale jusqu’à se confondre dans la
Genèse ou dans le Cratyle de Platon avec l’activité même du langage ».
En définitive, l’acte de nomination est perçu comme la condition
de la naissance et le garant de l’existence, car c’est à partir de cet acte
qu’une chose prend vraiment sens, essence et vie. Certains écrivains, à
l’instar de Jean Sénac (1989, 1999), conscients de l’importance de la
nomination, en font un thème principal de leurs œuvres, dans lesquelles
des constructions relatives à la nomination sont recensées et contribuent
à montrer que le nom propre, celui du père, fait partie de leurs plus
grandes préoccupations. À juste titre, le Nom-du-père, grand point de
l’orthodoxie lacanienne, peut constituer parfois la cause du déséquilibre
de toute une vie. Cela se laisse entrevoir tout au long d’une écriture et
même parfois dans ses moindres recoins.
Bien évidemment, on avoue être tenté d’envisager que, le nom du
père ou plutôt l’absence du nom du père (dénotant le refus du père de
donner son nom) se traduit par « le non que dit le père » fondement de
la négation, tel qu’y fait référence Lacan (1974) dans son séminaire Les
non-dupes errent (10). À ce sujet, Vaxelaire (2005 : 658) ne manque
pas de préciser que la question du nom propre a aussi fait l’objet des
6 Genèse (Chapitre XI) cité par Clerget (1990a : 23) 7 Genette cité par Vaxelaire (2005 : 413)
Hania AKIR
172
légendaires jeux de mots lacaniens et qu’il reste beaucoup à dire de ce
côté-là : « mon nom est un palindrome. À chacun d’en tirer les
conclusions qu’il désire… », rappelant ainsi que la nomination demeure
un élément central dans la psychanalyse.
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Hafida BENBOUZIANE Université Dr Moulay Tahar Saida [email protected]
Articulation de l’identité « jeune» à travers les parlers mixtes
Les recherches récentes menées en sociolinguistique ont montré
l’importance des parlers dans l’étude des différentes langues dans le
monde.
Dans le présent article, nous vous rapportons une étude réalisée
sur le parler des jeunes mostaganémois. Cette étude porte d’une part,
sur les pratiques langagières de ces jeunes et d’autre part sur leurs
représentations. Nous commencerons par : une définition des parlers
jeunes étant donné que : « l’objet social parlers jeunes est d’emblée très
marqué par l’idéologie et donc objet d’appréciation non seulement très
diverses mais aussi souvent passionnelles et polémiques». (Bulot, 2004
:133). Nous présenterons par la suite l’approche choisie afin de
constituer notre corpus et d’analyser les données recueillies. Enfin, nous
verrons comment les jeunes parviennent-ils à marquer leur identité
grâce à ce parler étiqueté « jeune ».
Le parler jeune Le parler est une forme de la langue utilisée dans un groupe social
déterminé comme signe de l’appartenance ou de la volonté d’appartenir
à ce groupe social. C’est : […] l’ensemble des pratiques symboliques
(paroles et autres pratiques symboliques) par
lesquelles nous pouvons exprimer notre identité et
la faire connaitre des autres dans l’espace public
de la sociabilité. (Lamizet, 2004 :76).
Il est généralement relatif à la situation géographique du locuteur
ainsi qu’à son âge.
C’est dans le cadre de la sociolinguistique urbaine que nous nous
intéressons de très près au parler d’une tranche d’âge précise, en
Articulation de l’identité « jeune» à travers les parlers mixtes
175
l’occurrence les lycéens. Ces jeunes adolescents sont scolarisés dans
différents établissements et évoluent dans des bains linguistiques
hétérogènes.
La post adolescence (de 16 à 19 ans) est une période difficile pour
l’adolescent. C’est un âge de transition sociale assez complexe. Or, dans
ces moments-là, les jeunes investissent beaucoup sur le symbolique.
Appartenant à ce domaine au même titre que les vêtements, la mode,
les accessoires ou les marques, langage devient lieu d’investissement et
de démarcation. De nombreuses études menées par des linguistes de
renommée (Bulot Th, Lamizet B,..) ont confirmé cet investissement des
jeunes sur le parler. Cet investissement se traduit généralement par le
choix d’un vocabulaire spécifique propre à eux et méconnu des autres
dans le but de dissimuler des informations en présence des étrangers.
Ce phénomène est omniprésent chez ces sujets qui aspirent à
l’ascension sociale, ou tout simplement qui veulent témoigner leur
adhésion à un groupe social précis. Pour ce faire, ils en font souvent
trop au niveau du langage, et lui confère diverses fonctions comme le
déclare le linguiste suisse Singy : Le parler jeune a une fonction identitaire, c’est
à- dire qu’il sert à marquer son affiliation au
groupe des jeunes et sa désaffiliation au groupe
des adultes. Il participe à un double mouvement
d’inclusion et d’exclusion. Le langage des jeunes
a également une fonction cryptographique : il
permet de dissimuler des informations en
présence de quelqu’un qui ne le comprend pas.
Enfin, il peut avoir une fonction ludique : on
s’amuse, on joue avec la langue. (Singy, 2006 :12)
L’usage du parler jeune est encore plus percutant chez les jeunes
Maghrébins et, plus particulièrement, chez les sujets algériens issus
d’une société plurilingue, car l’Algérie tout comme le Maghreb est un
lieu propice pour mettre en relation : « langue » et « identité » ; même
s’il faut préciser de quelle identité il s’agit, et admettre le caractère
multiple des identités : Les phénomènes identitaires se gèrent au
Maghreb comme un patrimoine national
fortement symbolique que chacun investit, selon
ses convictions et croyances, de projections
imaginaires et fantasmatiques. (Laroussi, 1996 :
23)
Dans le cadre de notre recherche intitulée « Particularités de
l’usage du français dans le parler des lycéens mostaganémois », il sera
question d’étudier et d’analyser les parlers des jeunes lycéens
mostaganémois car ces parlers sont l’expression d’un mouvement
générationnel posant la différence par l’affirmation des identités, et sont
Hafida BENBOUZIANE
176
considérés également comme le lieu symbolique où se jouent les
minorations sociales. En effet, il faut rappeler que le langagier (la
langue et son usage selon Bulot, T) est et crée le lien social entre les
individus, et à ce titre tout groupe de jeunes qui produit des énoncés
étiquetés « jeunes » renvoient à la société la complexité des tensions en
cours.
Ces parlers jeunes sont perçus généralement comme une menace
pour la langue nationale alors qu’en vérité ils ne font que rendre compte
de la réalité sociolinguistique langagière actuelle qui s’avère parfois
assez complexe. Ces parlers reflètent les tensions en cours, et font voir
à la société des conflits qu’elle préfère ignorer ou enterrer.
Dans le cas de la société algérienne, la réalité linguistique révèle
une situation très épineuse. Les jeunes algériens recourent de plus en
plus en plus à l’emprunt intégré et non intégré, mais surtout à
l’alternance codique, phénomènes résultant du plurilinguisme. Cette
réalité est apparente dans tous les domaines (culturel, commercial,
artistique, …).
Se situant sur l’une des rives de la méditerranée, l’Algérie, au
même titre que les autres pays du Maghreb n’échappe pas à l’influence
de la culture européenne, et principalement la culture française. Le
contact avec la France et le français, qui restent depuis la colonisation
très présents dans la vie quotidienne, a eu et continue d’avoir pour
conséquence l’emprunt linguistique qui constitue une source
importante de la création linguistique en arabe dialectal.
Comme le décrit l’anthropologue français G. Granguillaume, le
contexte algérien se définit par rapport au triangle linguistique qui est
l’arabe classique, le français et les deux langues maternelles (l’arabe
dialectal et le berbère) : La situation linguistique actuelle est ainsi
triangulaire, la langue maternelle – arabe ou
berbère occupe le champ de la vie familiale et
sociale. Dans la vie scolaire, elle demeure la
langue de relation entre élèves et enseignants, sauf
dans l’acte d’enseigner, qui doit être fait en arabe
(classique) ou en français selon le cas.
(Granguillaume, 1979 : 4 )
Les pratiques étiquetées « jeunes » sont stigmatisées au même
titre que les dialectes régionaux (arabes ou berbère), ils sont rejetés par
le pouvoir politique qui charge la langue nationale : « l’arabe classique»
de symboliser l’unité nationale qui doit par la même occasion effacer
tous les dialectes algériens.
Ces parlers régionaux sont également mal perçus par les locuteurs
algériens qui tout en les utilisant quotidiennement, éprouvent un
sentiment d’insécurité linguistique et de rejet conscient à leur égard. Le
Articulation de l’identité « jeune» à travers les parlers mixtes
177
malaise éprouvé est essentiellement dû à l’usage fréquent des mots de
la langue française, qui en dépit du fait de sa position de langue
étrangère, continue à occuper une place importante dans les pratiques
affectives des locuteurs algériens.
Il serait crédule de notre part d’imaginer que le conflit linguistique
né avec la colonisation a disparu avec le recouvrement de la liberté.
Loin de là, les effets de cette présence étrangère, en l’occurrence
française, a laissé une empreinte d’une importante profondeur. Le
français reste une « langue étrangère » à statut privilégié en Algérie,
dont l’usage a fonction de différenciation sociale et signe
d’appartenance à la petite bourgeoisie francisée. Elle véhicule
également une culture occidentale et un mode de vie assez différents de
celui des locuteurs algériens.
L’intérêt de notre présente démarche est de nous pencher de très
près sur ces pratiques langagières , et plus particulièrement sur ces
variations interlinguistiques omniprésentes dans tous les domaines, au
sein de la société algérienne, et de montrer qu’en plus de la variable
diatopique, qui est très pertinente dans le code switching , s’ajoutent
d’autres facteurs tout aussi importants, tels que : les représentations
linguistiques, l’environnement familial, ainsi que la classe sociale à
laquelle appartiennent les témoins linguistiques.
Nous nous rapprocherons aussi bien des lycéens évoluant en zone
urbaine que ceux de la zone rurale afin de recueillir leurs pratiques
langagières dans un premier temps, puis dans un deuxième temps, nous
tenterons de collecter leurs représentations linguistiques par le biais
d’entretiens semi-directifs dans le but de savoir ce qu’ils pensent de la
langue française et à quoi ils l’associent. Notre étude portera sur
l'analyse des productions langagières des lycéens mostaganémois afin
de voir la fréquence de l’usage de la langue française chez deux groupes
de jeunes provenant de deux milieux sociaux différents.
Il s’agira au départ de déterminer si les choix linguistiques de ces
jeunes locuteurs sont réellement calculés et prémédités et d’essayer
ensuite, de découvrir les raisons qui les poussent à faire ses choix.
Enfin, nous tenterons de voir comment ces lycéens envisagent-ils le
plurilinguisme et s’ils ont un sentiment de sécurité ou d’insécurité par
rapport aux langues qui les entourent. Aussi nous essayerons de
découvrir quel est leur degré de conscientisation de la complexité du
milieu linguistique dans lequel ils vivent.
Protocole d’enquête Dès le départ, nous situons notre objet d’étude dans le cadre
théorique de la micro-sociolinguistique, dans la mesure où notre
problématique implique un questionnement qui relève à la fois de « la
Hafida BENBOUZIANE
178
structure sociale », « des pratiques linguistiques des groupes » et des «
types de variations ». Autant d’éléments que nous considérons en
rapport avec l’étude des pratiques langagières des jeunes. L’approche
ethno-sociolinguistique nous permettra d’appréhender les variations
que présentent les usages des langues dans les deux contextes distincts
qui nous intéressent, et de tenter de les comprendre afin d’expliquer les
comportements langagiers de locuteurs d’une même communauté ;
mais évoluant dans des sphères linguistiques différentes.
La recherche qualitative et ethnographique s’est traduite par la
méthode de l’observation participante et la présence prolongée du
chercheur sur le terrain (pendant une année scolaire), complétée par des
données obtenues par des questionnaires sociolinguistiques (des
entretiens semi-directifs menés avec les jeunes).
Nous avons fait appel à ces deux types d’enquête à des fins
précises. L’enquête par observation participante nous permettra
d’accéder aux échanges verbaux, d’une grande authenticité. Cela nous
me permettra dans un premier temps, de mesurer la fréquence de
l’usage de la langue française dans chacun des deux groupes, afin de
démontrer que les enquêtés de la ville utilisent réellement davantage de
mots de la langue française que les enquêtés ruraux, et de voir par la
suite, les différentes variations que connait le parler de ces jeunes.
Quant à l’enquête semi-directive, elle a pour objet de compléter
l’enquête par observation participante, d’une part, et de recueillir le
discours des lycéens sur leurs propres pratiques langagières (le discours
épilinguistique). C’est aussi l’occasion de recueillir les valeurs et
appréciations qu’ils attribuent à leurs parlers appelés « jeunes » et aux
différentes langues qu’ils utilisent et alternent dans leurs interactions
verbales.
Analyse et interprétation des résultats obtenus Après la pré-enquête menée auprès de ces lycéens, et l’analyse
quantitative des usages langagiers plurilingues de ces sujets, qui avait
pour enjeu principal le recensement du nombre de mot s de la langue
française utilisé par nos témoins, deux constats flagrants ont été faits. Il
s’est avéré en premier lieu, que le discours de ces jeunes est un mélange,
une alternance, de plusieurs codes distincts : l’arabe dialectal (la derja),
l’anglais et le français :
Exemples : 1-[chriki yela bkit tliké w tpartagé lbak rah, ya
adieu amigos fatek train. Facebook ma yejib bac]
Si tu passes ton temps à partager et à aimer sur
facebook tu ne réussiras pas. Facebook ne te
permettra pas d’avoir ton bac.
Articulation de l’identité « jeune» à travers les parlers mixtes
179
2-[ya lbac ya la France. ELboti wela lmisiria]
Soi je décroche mon bac, soi je m’en vais. Mieux
vaut immigrer clandestinement que de rester dans
la misère.
Les deux exemples illustrent parfaitement ce processus de création
fondé essentiellement sur une sorte de jeu avec les langues. Le locuteur
exploite remarquablement les différents idiomes en présence dans
l’espace communicationnel algérien. Il passe régulièrement d’une
langue à une autre sans se préoccuper de la norme grammaticale. Cette
circulation incessante entre l’arabe dialectale (Chriki), l’anglais (tliké-
to like) et le français (tpartagé- partager) démontre une capacité
étonnante chez ces jeunes locuteurs à créer un parler propre à eux, et un
sens inné de la fonction ludique du langage qui leurs permet de dépasser
aisément aussi bien les formes usuelles que les interdits (culturels,
politiques et même religieux).
Cette pratique ou cette créativité est assez ordinaire dans des
milieux plurilingues comme tel est le cas de la société algérienne. Les
sujets alternent deux ou plusieurs langues en usage dans le milieu dans
lequel ils évoluent. Cette alternance est aussi appelée « Code switching
» dans la terminologie américaine traditionnelle (Gumperz 1989 : 64).
Le second constat qui a attisé notre curiosité dans la pratique
linguistique de nos témoins, c’est le fait que l’alternance codique soit
très peu présente chez les lycéens de zone rurale contrairement à ceux
de la ville, d’où le soulèvement de notre principale question qui se
subdivise à son tour en trois questions. Tout d’abord, qu’est-ce qui
pousse les lycées à alterner deux codes linguistiques ? Ensuite, pour
quels motifs le code switching est moins apparent chez les jeunes de
zone rurale que chez les lycéens de la ville ? Et enfin, que pensent ces
lycéens de ce parler jeune ?
Nous tacherons dans un premier temps, de déterminer les raisons
qui incitent ces jeunes à parler d’une manière singulière, mettant le plus
souvent en œuvre un métissage linguistique riche en emprunt et en
néologisme, et à tant investir sur leur pratique langagière. Ensuite, nous
nous appliquerons à énumérer les besoins auxquels répond cet usage de
mots de la langue française. Enfin, nous analyserons le degré de
conscience de cette alternance, et surtout ce que ces jeunes en pensent.
Il semble que l’usage de mots français dans la pratique linguistique
des jeunes lycéens mostaganémois réponde en premier lieu, à un besoin
naturel qu’éprouve tout locuteur natif d’un milieu plurilingue.
L’univers linguistique dans lequel évoluent ces jeunes locuteurs les
prédispose à ces pratiques mixtes, même si ces dernières apparaissent à
des niveaux généralement distincts. Leur niveau d’apparition dépend
Hafida BENBOUZIANE
180
essentiellement du contexte et du bain linguistique du locuteur
(entourage familial, quartier, niveau intellectuel,…).
En second lieu, nos jeunes sujets traversent une période de
mutation et de formation de l’identité indispensables à leur maturité,
d’où la volonté de se faire remarquer en investissant autant que possible
sur la symbolique langagière. Cet exhibitionnisme et ce désir de se
mettre en avant traduisent la volonté de ces jeunes de montrer qu’ils
appartiennent à une tranche d’âge précise et à une classe sociale
déterminée, car la langue française est selon eux une marque de
modernité, de prestige social.
En outre, c’est le résultat de leur appartenance à un milieu social
propice à l’apprentissage des langues étrangères et plus
particulièrement à celui de la langue française, et ceci favorise, par la
même occasion, son usage. Loin d’être une langue étrangère qu’on
entend uniquement à l’école, la langue française est régulièrement
utilisée par leurs parents et par les personnes qu’ils côtoient
quotidiennement.
En revanche, les lycéens qui appartiennent au milieu rural
semblent rejeter totalement cette langue, et n’en font usage que très
rarement. Cette attitude ou ce choix inconscient sont dû à un certain
nombre de raisons dont les plus importantes semblent être : les
représentations linguistiques, le contexte social et culturel.
Lors des entretiens nous avons demandé à nos enquêtés de la zone
rurale s’ils regardaient les chaines françaises à la télévision. Seul un
enquêté a répondu qu’elle regardé de temps en temps TV5 monde.
À la question : Écoutez-vous la chanson française ? Deux jeunes
filles ont déclaré qu’elles aimaient Céline Dion et M Pokora.
Ces réponses nous montrent clairement que ces lycéens n’ont pas
le moindre contact avec le français en dehors des quelques heures
hebdomadaires de la classe. Ajouté à cela on retrouve une sorte de
stigmatisation de la langue française qui endosse le statut de la langue
de l’ennemi.
Contrairement aux lycéens du centre -ville pour lesquels la langue
française est un signe de prestige, les jeunes de Bouguirat continuent à
détester cette langue en prétextant que c’est la langue de l’oppresseur,
alors que la réalité est toute autre. Ce rejet catégorique de la langue
française s’explique d’une part, par la vision négative qu’ils ont de cette
langue et d’autre part, par leur méconnaissance de cette langue et par
les difficultés qu’ils ont à l’acquérir. Leur mauvais niveau en français
les oblige à rejeter cette langue et à la renier. (Benbouziane, 2009 :63)
Loin de la voir comme un outil linguistique qui leur permettra
d’accéder au savoir et à la nouvelle technologie, ils continuent à la
percevoir comme la langue de l’ennemi, la langue de celui qui a
Articulation de l’identité « jeune» à travers les parlers mixtes
181
opprimé leur pays pendant de longues années. Les réponses récoltées
lors des entretiens semi-directifs le démontrent clairement. Les propos recueillis lors de l’entretien avec l’enquêté No4
[Alache nehki bel franci, mahiche loughat boyi. França katlat
khoutna w yetmat beniaamna. Liyah ana nekra hadratha] Pourquoi je
parlerai en français, ce n’est pas la langue de mon père. La France a tué
nos frères et a fait de nos cousins des orphelins.
L’enquêté No9 a déclaré :
[tarikh bladi yemnaani bach nahdar francia. Elgwar hagrouna w
stralouna. Rani netaalam fel franci bach nelka cha negoul min nahrag].
L’histoire de mon pays m’interdit d’apprendre cette langue car les
colons nous ont opprimés et exploités. J’apprends la langue française
pour trouver quoi dire quand j’immigrerai en France.
L’exploitation des représentations linguistiques permet d’expliquer
les comportements linguistiques. En s’intéressant aux valeurs
subjectives accordées aux langues, on parvient à expliquer la quasi-
inexistence de la langue française dans le parler des lycéens ruraux.
Ces représentations ont d’ailleurs largement suscité l’intérêt des
sociolinguistiques et des didacticiens. De nombreux sociolinguistes ont
mené des travaux sur les attitudes et les représentations des sujets vis-
à-vis des langues, de leur nature, de leur statut et surtout de leurs usages.
Les lycéens ruraux sont nés et évoluent dans un environnement non
propice à l’apprentissage des langues étrangères et en particulier à celui
de la langue française qui est très mal considérée chez eux. Leurs
parents sont pour la plupart des analphabètes ou des illettrés qui n’ont
pas eu la chance de fréquenter l’école, et par conséquent, ne maîtrisent
pas la langue française. (Benbouziane, 2009 :65)
L’emploi restreint de la langue française dans les pratiques
langagières de nos témoins issus de la zone rurale est, à notre sens, dû
à ce milieu social cloisonné et défavorable à l’apprentissage et à l’usage
des langues étrangères de façon générale et à celui de la langue française
en particulier.
Plus loin dans notre questionnement, nous nous interrogeons sur
l’éventuelle existence d’un parler jeune. Cette dernière question nous
semble bien ambitieuse puisqu’à son tour elle soulève de nombreux
questionnements. Des questions qui ont déjà été posées par de
nombreux linguistes et auxquelles chacun tente d’y répondre en
fonction du contexte dans lequel il œuvre.
Dans son intervention intitulée : « Y-a-t-il un parler jeune ? »,
Bernard Lamizet tente de répondre à sa question de départ en déclarant
:
Hafida BENBOUZIANE
182
Sans doute n’existe-t-il pas, à proprement dit
de parler jeunes, ne serait-ce d’ailleurs que, parce
que, comme on l’aura vu tout au long de ce texte,
le concept même de jeunesse est mouvant.
(Lamizet, 2004 :97)
Il continue en disant plus loin : Ce qui existe en réalité, c’est un ensemble
ritualisé de pratiques symboliques dont le retour
et la répétition permettent à la fois la
reconnaissance et l’identification de ceux qui les
mettent en œuvre. (Lamizet, 2004 :97).
Nous partageons cette conception puisqu’il nous semble qu’elle
correspond assez bien aux pratiques symboliques de nos jeunes
enquêtés qui s’investissent pleinement dans leurs parlers afin de se
distinguer des autres groupes sociaux et de marquer leur identité jeune.
Conclusion Langue et identité ont toujours été associées étant donné que la
langue représente le symbole de l'appartenance à une communauté ou à
un groupe donné. Cette démarcation se fait, de manière générale, par
des manipulations lexicales et des choix langagiers spécifiques.
Il a été prouvé que la manipulation lexicale, en vue d’un marquage
conscient d’une identité, est souvent pratiquée par les locuteurs jeunes
dans le but de s’affirmer et de se distinguer des autres. L’objectif de
notre enquête est de mettre en avant le rôle de cette volonté des jeunes
d’opérer un double marquage dans la formation de leur parler mixte et
ce à travers une créativité ingénieuse et surprenante. On y distingue
d’une part, le souci de signifier son adhésion à un groupe social « jeune
», et d‘autre part, le désir de se situer vis-à-vis d’une langue qui est au
centre de la polémique.
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Université Abd El-Hamid Ibn Badis, Mostaganem.
184
Hakim MENGUELLAT Université de Blida 2, LISODIP (ENS) Email : [email protected]
Identité plurilingue et représentations sur
les langues des apprenants au cycle moyen : Le cas de la région de Blida
La langue n’est pas uniquement un outil de transmission de savoir,
mais c’est également un moyen d’intégration de l’individu dans un
groupe social. En effet, c’est à travers la langue que se transmettent les
valeurs culturelles et le mode de vie d’une communauté donnée. Cet
objet social est la manifestation, pour l’individu, des structures sociales
existantes ainsi que leur évolution et leur changement. Il constitue de
ce fait un lien d’attachement et d’adhésion au groupe.
Ainsi, la langue en tant qu’objet social est nécessairement objet de
représentations en même temps qu’elle véhicule ces représentations.
L’image que se font les locuteurs de leurs langues et de celles des autres
et les stratégies qu’ils déploient en vue de se les approprier et de les
acquérir sont devenues des facteurs non négligeables dans la mise en
place des méthodes et des modèles théoriques de l’enseignement /
apprentissage des langues. La notion de représentation sociale est
devenue, de ce fait, une référence de plus en plus présente en didactique
des langues.
Dans cette optique, l’objet de notre article gravite autour de la
question des représentations et de sa prise en considération en classe de
langue dans le système éducatif algérien et particulièrement dans la
région de Blida.
En partant du constat unanimement admis que les représentations
sur les langues interviennent soit positivement soit négativement dans
l’apprentissage de ces dernières et que l’école constitue un lieu
privilégié de transmission de ces représentations, nous allons, dans cet
article, nous demander, à travers l’analyse de quelques entretiens semi-
directifs recueillis auprès de quelques élèves, quelles sont les
représentations sur les langues de ces derniers à Blida.
Identité plurilingue et représentations sur les langues des apprenants au…
185
Essai pour définir les représentations sociales
La notion de représentation sociale issue des travaux du sociologue
Emile Durkheim (1858-1917), reprise et développée ensuite par
Moscovisci (1961), a connu une large diffusion et elle est devenue par
la suite une notion clé de nombreuses sciences relatives à l’Homme et
à la société. Pour Jodelet cette notion revoie à une : « Forme de connaissance courante, dite de
sens commun, caractérisée par les propriétés
suivantes : 1. Elle est socialement élaborée et
partagée ; 2. Elle a une vision pratique
d’organisation, de maitrise de l’environnement
(matériel, social, idéel) et d’orientation des
conduites et communication ; 3. Elle concourt à
l’établissement d’une vision de la réalité
commune à un ensemble social (groupe, classe,
etc.) ou culturel donné. » (Jodelet, 1991, p. 668).
Il ressort de cette définition que les représentations sociales sont,
contrairement aux savoirs scientifiques, un ensemble d’informations
dites de sens commun élaborées et partagées par un groupe social sur
un objet, un phénomène ou une situation donnée. L’auteure souligne
également, que les représentations, qui sont un produit social, se
caractérisent par trois aspects principaux.
En premier lieu ces informations assurent la communication entre
les membres de la communauté. Pour échanger et communiquer, il est
impératif de partager le même code qui sert d’intermédiaire entre les
individus et le monde qui les entoure. Les représentations assurent,
justement, la compréhension entre les sujets du même groupe social en
leur faisant partager une même façon de nommer et de répartir
l’environnement et une même vision du monde.
En second lieu, ces représentations sont une reconstruction du réel
c'est-à-dire : qu’il n’existe pas Apriori de réalité objective,
mais que toute réalité est représenté, c'est-à-dire
appropriée par l’individu ou le groupe,
reconstruite dans son système cognitif, intégrée
dans son système de valeur dépendant de son
histoire et du contexte social et idéologique qui
l’environne. Et c’est cette réalité appropriée,
restructurée, qui constitue pour l’individu ou la
groupe la réalité même. (Abric, 1994, p. 12).
Subséquemment, les représentations sociales sont une façon de
s’approprier la réalité en reconstituant cette dernière. Cette
reconstitution de la réalité, qui n’est pas la réalité elle-même, basée sur
Hakim MENGUELLAT
186
une dimension psychosociale, s’oriente vers l’élaboration d’une vision
commune du monde propre au même groupe social.
En troisième et dernier lieu, les représentations sociales orientent les
conduites en vue de s’adapter à l’environnement et de le maitriser.
L’élaboration sociocognitive de ces connaissances pratiques permet à
l’individu de comprendre, de s’approprier son environnement, d’ajuster
ses conduites et de guider ses rapports sociaux, ce qui lui assure son
appartenance au groupe.
Donc, les représentations sociales sont le résultat d’un processus de
mise en correspondance entre un représentant et un représenté, ainsi que
le résultat de cette relation. Le sujet renvoie au représentant et le
représenté constitue l’objet, «il peut être aussi bien une personne, une
chose, un évènement matériel, physique ou social,
un phénomène naturel, une idée, une théorie, etc. ;
peut-être aussi bien réel qu’imaginaire ou
mythique, mais il est toujours requis. » (Jodelet,
op.cit., p.37).
Qu’en est-il des représentations sur les langues. ?
Place des représentations en didactique Considérer la langue comme un simple moyen de communication ne
permet pas de rendre compte de la nature et des fonctions de cet objet
social. Moyen d’intégration de l’individu dans sa communauté et outil
de transmission des savoirs et des valeurs culturelles, la langue
constitue un phénomène social de genre particulier, du fait qu’il est
objet de représentations et au même temps vecteur de ces dernières : Il existe en effet tout un ensemble d’attitudes,
de sentiments des locuteurs face aux langues, aux
variétés de langues et à ceux qui les utilisent, qui
rendent superficielles l’analyse de la langue
comme un simple instrument. (Calvet, 1993, p.
46).
De ce fait, prendre en considération les représentations des langues
revient à analyser l’image que se font les locuteurs de leur propre langue
ainsi que celles des autres et les processus cognitifs et affectifs qui
Entrent en jeu dans l’appropriation des langues. La didactique des
langues, en intégrant la notion de représentations sociales dans son
champ d’étude, a ouvert la voie à une multitude de travaux qui ont
abouti à un nouveau repositionnement théorique préconisant la prise en
charge dans l’enseignement / apprentissage de la notion de
représentation, comme le souligne Castellotti : L’hétérogénéité même de la notion de
représentation la rend alors particulièrement
Identité plurilingue et représentations sur les langues des apprenants au…
187
opératoire et productive dans ce domaine, dans la
mesure où elle permet de rendre compte des
sources et références multiples (psychologiques,
affectives, sociales, cognitives ….) mobilisées
dans un processus d’apprentissage et
d’enseignement des langues. (2001, p.24).
La notion de représentation, de paR sa complexité et son emploi
diversifié, est donc un moyen qui permet d’expliquer et d’expliciter
l’apport des facteurs extralinguistiques qui influencent l’apprentissage
des langues. Qu’en est-il des représentations sur les langues en Algérie
et particulièrement à Blida ?
Contexte sociolinguistique blidéen Un contexte sociolinguistique renvoie à une multitude d’interactions
de tous ordres entre les sujets d’une communauté donnée. Les rapports
sociaux créés par ces interactions évoluent perpétuellement dans un
cadre physique et social déterminé. Il est à signaler également, que ces
échanges entre les individus génèrent une infinité de situations uniques
et non reproductibles. Un contexte sociolinguistique peut donc être
qualifié de terrain physique et social, limité et constitué d’un ensemble
d’éléments dont la jonction engendre des rapports sociaux complexes.
Cela dit, le fait d’évoquer le contexte sociolinguistique algérien,
sans préciser le terrain physique et social sur lesquels porte le discours
du chercheur, peut être qualifié D’entreprise hasardeuse et une
généralisation hâtive qui peut mener vers des fausses interprétations de
ce contexte que composent plusieurs terrains différents et imbriqués.
C’est pour cette raison que nous avons choisi de travailler sur un terrain
précis, à savoir la région de Blida, même si cette région, connue pour
son positionnement géographique stratégique et commercial et le
brassage et le métissage des populations, peut être répartie en plusieurs
terrains.
Complexité du terrain blidéen et représentations des langues
Avant d’aborder les représentations dans la région de Blida, il
convient de s’arrêter pour préciser que ce terrain se caractérise par une
insaisissable variation et une réalité linguistique complexe et ambiguë.
En effet, le mélange de langues, qui caractérise le discours quotidien du
locuteur blidéen, ne se présente pas comme une situation diglossique
où se manifesterait une dominance d’une langue sur l’autre. Par ailleurs,
ce discours, qui varie selon les habitudes familiales et les milieux
sociaux, est un plurilinguisme fonctionnel variable en fonction de
plusieurs paramètres également variables tels la résidence, le statut
Hakim MENGUELLAT
188
social, l’appartenance ethnique… etc. Cependant, parmi les paramètres
incontournables dans la description du terrain blidéen, nous pouvons
citer les représentations sur les langues.
Située au nord du pays, pas loin de la capitale Alger et traversée par
la route nationale n °1, la région de Blida occupe une place stratégique
en Algérie. Cette ville-garnison et agricole est convoitée par toutes les
catégories et classes sociales. Actuellement, on assiste à une
cohabitation à côté des Blidéens, des Kabyles, des M’Zab, des Algérois,
ainsi que Des gens des régions de l’intérieur du pays, ce qui a rendu
cette zone cosmopolite et a favorisé un contact et un brassage de
langues.
La rencontre ou la coexistence entre des individus venus DE
différents lieux, non seulement a engendré un parler mélangé et
complexe, maisil a favorisé la cohabitation de groupes d’individus
appartenant à des communautés différentes et véhiculant des
représentations sur les langues également différentes. Cette situation
peu étudiée nous a amené à nous intéresser à l’image que véhiculent les
élèves blidéens sur les langues, pour problématiser l’impact de ces
représentations sur leur apprentissage des langues.
En partant du constat généralement admis qu’il existe « Des liens entre des représentations
favorables à propos de sa propre langue, et des
positionnements d’ouverture vers la diversité et
l’apprentissage d’autres langues » (Moore, op.cit.,
184),
Nous allons analyser les discours de quelques entretiens semi-
directifs, recueillis auprès de quelques élèves sur les langues dans la
Wilaya de Blida, pour connaitre leurs représentations sur ces dernières.
Analyse de quelques entretiens Les discours recueillis sont extraits des entretiens effectués auprès
de plusieurs élèves inscrits dans différents collèges de la région de
Blida1.
Il se dégage des propos des élèves des attitudes et des représentations
sur les langues familiales et scolaires très controversées et
contradictoires. En effet, comme nous allons le voir dans les extraits,
l’ouverture vers les langues et les préférences envers telle ou telle
1 Il est à signaler que les extraits sont tirés des entretiens effectués auprès
des élèves de la région de Blida, qui ont servi comme corpus d’étude à notre
thèse de doctorat soutenue à l’université de Blida le 22 avril 2013, sous la
direction du Professeure Rispail Marielle. Nous précisons, par ailleurs, que la
langue des entretiens était la langue maternelle des élèves (arabe algérien ou
kabyle) et que nous avons effectué la traduction.
Identité plurilingue et représentations sur les langues des apprenants au…
189
langue sont guidées par des considérations personnelles, familiales et
sociales très différentes.
Le premier enfant, de parents originaires de Kabylie, est né et
scolarisé à Blida. En s’appropriant le parler kabyle, cet élève affiche
une attitude positive pour cette variété par opposition à l’arabe classique
pour lequel il déclare ouvertement son désintérêt. Par ailleurs il
considère la langue française comme langue de science : Enquêteur : si je te demande de me classer ces
langues selon tes préférences ?
Élève 1 : la première c'est le kabyle
Enquêteur : pourquoi ?
Élève 1 : parce que c'est ma langue je l'aime, je
suis kabyle, c'est mon origine, après vient le
français, parce que c'est une langue de science,
l'arabe c'est la troisième parce que elle ne
m'intéresse pas trop.
Le deuxième enfant de mère originaire de Kabylie et de père
originaire de Djijel, est né et scolarisé à Blida. Il distingue l’arabe
classique, qualifié de langue, des autres variétés algériennes, utilisées
uniquement par les Algériens et qualifiées de dialectes : Enquêteur : je t’ai demandé quelles sont les
langues que tu connais, tu m’as dit l’arabe et le
français et tu ne m’as pas dit l’arabe dialectal ?
Pourquoi ?
Élève 2 : l’arabe dialectal n’est pas une langue
c’est celle des algériens, il n’y a que les algériens
qui le parlent
Enquêteur : donc pour toi ce que parlent les
algériens n’est pas une langue
Élève 2 : non, la langue, leur langue qu’ils parlent,
chacun a sa propre langue avec laquelle il parle
Enquêteur : langue ou dialecte ? Je n’ai pas
compris
Élève 2 : la langue c’est l’arabe classique, et le
dialecte c’est derja
Enquêteur : c’est quoi la différence entre eux ?
Élève 2 : la différence ?
Enquêteur : toi tu les as nommées, tu as dit ça
c’est une langue et l’autre un dialecte/ pourquoi ?
Élève 2 : parce que la langue on l’étudie
Enquêteur : et derja vous ne l’étudiez pas ?
Élève 2 : oui
Enquêteur : et y a pas d’autres différences ?
Élève 2 : il n’y en a pas / et derja on le parle ici /
dans toute l’Algérie / et la langue ils ne la parlent
pas
Hakim MENGUELLAT
190
Enquêteur : ils ne la parlent pas ici en Algérie ?
Élève 2 : oui
Enquêteur : ils ne la parlent qu’à l’école ?
Élève 2 : oui on ne l’a pas parle qu’à l’école.
Le troisième enfant de mère originaire de Blida et d’un père
originaire de Médéa, est né et scolarisé à Blida. Tout en affichant une
attitude positive vis-à-vis du parler blidéen par rapport aux autres
variétés, il déclare que le dialecte est celui qu’on comprend par
opposition à LA langue qu’on ne comprend pas : Élève 3 : toi t’es blidéen, t’as une façon de parler
posée, légère, mais un Algérois comme si je ne
sais pas moi « wech ya kho» (quoi mon frère),
comme ça, elle est lourde, les Oranais c’est
encore pire
Enquêteur : autrement dit, tu veux me dire que
les Blidéens prononcent tout le mot et articulent
bien
Élève 3 : oui, ils prononcent bien le terme.
Enquêteur : et par exemple comme le kabyle
Élève 3 : je n’y comprends rien
Enquêteur : c’est un dialecte ou une langue ?
Élève 3 : une langue
Enquêteur : pourquoi ?
Élève 3 : parce que je ne la comprends pas, je ne
la connais pas
Enquêteur : donc une chose que tu ne
comprends pas, tu la nommes langue
Elève 3 : oui.
Cet enfant affiche également une attitude positive envers l’arabe
classique qu’il sacralise et IL souligne l’importance d’apprendre la
langue anglaise, par rapport à la langue française, qu’il classe première
mondialement : Enquêteur : si je te dis de me classer ces langues
selon leur importance pour toi
Élève 3 : moi, l’arabe classique…
Enquêteur : pourquoi ?
Élève 3 : le dialectal
Enquêteur : mais dis-moi pour quelle raison ?
Élève 3 : l’arabe c’est notre langue, celle du
Coran, de tous les arabes réunis, et le dialectal
pour communiquer avec les gens
Enquêteur : quand je te dis selon l’importance et
la valeur, c’est du genre comment tu l’aimes, pas
juste l’intérêt
Élève 3 : oui l’arabe dialectal parce que c’est
celle du milieu
Identité plurilingue et représentations sur les langues des apprenants au…
191
Enquêteur : et la troisième ?
Élève 3 : l’anglais
Enquêteur : pourquoi ?
Élève 3 : parce que c’est elle la langue qui est
dans le monde entier
Enquêteur : et la dernière le français
Élève 3 : oui
Enquêteur : pourquoi tu l’as classé en dernier ?
Élève 3 : parce qu’ils ne la parlent pas beaucoup
Enquêteur : dans le monde ?
Élève 3 : oui dans le monde.
Le quatrième enfant, de père et de mère algérois, est né à Alger et il
est scolarisé à Blida, plus à l’aise et habitué à la langue française : il
affiche une attitude positive et une attirance envers l’arabe algérien : Enquêteur : et avec laquelle tu trouves que tu
peux mieux exprimer ce que tu ressens ?
Élève 4 : français
Enquêteur : donc cette langue / tu peux dire que
c’est la première pour toi
Élève 4 : oui je peux, mais l’arabe dialectal la
dépasse
Enquêteur : donc l’arabe dialectal en premier
Élève 4 : oui, je me sens à l’aise, comme le
français tu ne peux pas parler avec n’importe qui
en français…
Il ressort de ces quelques extraits que le profil sociolinguistique des
élèves de la région de Blida est varié et complexe. En effet, issus de
milieux différents, les élèves présentent une identité plurilingue
complexe construite différemment selon l’entourage familial et social.
Les élèves interrogés ont des attitudes et des représentations
divergentes sur les langues de leur environnement. Par exemple,
concernant leur attitude face à l’arabe classique, elle va de l’ignorance
et DE L’hostilité à la sacralisation. Même constat pour les autres
variétés, comme par exemple la variété kabyle considérée par certains
comme une langue, en affichant envers elle un sentiment d’amour et de
possession et par d’autres comme dialecte.
Ces quelques extraits de biographies langagières nous renseignent
sur l’hétérogénéité des profils sociolinguistiques des élèves de la région
de Blida. Ainsi, l’espace classe, comme la ville de Blida d’ailleurs, peut
être considéré comme un espace plurilingue où se côtoient des êtres
plurilingues véhiculant des images et rapports aux langues différents et
divergents.
Hakim MENGUELLAT
192
Conclusion À partir de ce qui précède, nous pouvons déduire que les écoles à
Blida sont un espace plurilingue où se côtoient des langues et des
cultures diversifiées. Cette diversité linguistique et culturelle génère des
représentations et des rapports aux langues hétérogènes et, parfois
mêmes, contradictoires. Cette situation est en grande partie à l’origine
des comportements différents des élèves dans la classe, ce qui nécessite
de rapprocher la relation qui existe entre l’apprentissage et les
représentations dans un milieu plurilingue comme nous le suggère
Moore : En contexte plurilingue, l’analyse des
représentations des langues et du plurilinguisme,
et de leurs liens avec l’apprentissage, laisse
entrevoir des effets de mises en relation des
langues et de transferts de compétences chez les
locuteurs ouverts au plurilinguisme et inscrits
dans des univers éducatifs qui valorisent l’atout
bilingue comme tremplin d’apprentissage.
(Moore, op. cit., p.183).
Il ressort de ce qui précède que sur le plan didactique, une prise en
charge, de la part des enseignants, des représentations et des usages
linguistiques familiaux et sociaux des élèves dans leurs pratiques de
classe pourrait permettre une maitrise de l’hétérogénéité de cet espace
plurilingue et une facilité de transfert de compétences. Il reste à
construire cette prise en charge sur le plan didactique, avec tout ce que
cela entrainerait pour la formation des enseignants en langues.
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PUF.
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193
194
Salah AIT CHALLAL Université M. Mammeri, Tizi Ouzou. Laboratoire LISODIP, ENS de Bouzaréah, Alger. [email protected]
Stéréotypes littéraires et images médiatiques dans les perceptions
interculturelles. Parcours identitaires et altéritaires.
Cette communication reprend des aspects soulevés dans notre
recherche doctorale1 qui s’intéresse aux représentations socioculturelles
en contexte plurilingue. Elle part de l’hypothèse que ces dernières,
constituées en faisceaux de stéréotypes, circuleraient à travers des
circuits déterminés et façonnés, à la manière des « autoroutes » de
l’information des spécialistes de la communication, par les médias,
l’école et la famille. Elles permettraient de montrer comment se
définissent les identités et se construit l’altérité à travers « un triple
mouvement de sublimation, de projection et d’identification. » (Collès,
2004 :166), dans le cadre de croisements interculturels. Les stéréotypes,
en tant que construction de lecture (Amossy, 1991 :21-22) et imagerie
imposée par le marketing de l’activité touristique, participent d’un
préconstruit « au sens où celui-ci désigne un type de construction
syntaxique mettant en œuvre du préasserté, et, au sens plus large, où le
préconstruit se comprend comme la trace, dans l’énoncé individuel, de
discours et de jugements préalables dont l’origine est effacée… »
(Amossy, 2007 :107).
Notre corpus interroge des productions d’enfants algériens (école de
Boumerdès) et des textes d’enfants suisses (école de Fribourg) analysés
dans une recherche connexe (Ait challal, 2011). Ces croisements érigent
1 AIT CHALLAL S., (2012), Représentations ethno-socio-linguistiques et
hiérarchisation des langues en contexte familial et scolaire chez des jeunes
locuteurs algériens. Implications didactiques. Thèse de doctorat, ENS,
Bouzaréah, Alger, Juin 2012.
Stéréotypes littéraires et images médiatiques dans …
195
des paradigmes pour « lire » et « dire » le monde, selon une géographie
particulière construite avec (et autour) de visions stéréotypées.
La consigne donnée aux apprenants suisses, au nombre de
cinquante, est d’envoyer, en signe de solidarité, un dessin aux enfants
algériens victimes du séisme de mai 20032. Les productions des
apprenants algériens (50) se voulaient des réponses à ces écrits. Mais
celles-ci vont se généraliser à l’évocation d’autres pays, impliqués aussi
dans l’opération de solidarité internationale. Les informateurs avaient
le choix d’utiliser le code iconique ou linguistique ou les deux à la fois.
Il est important de faire remarquer qu’aucune contrainte d’ordre
linguistique ne leur a été imposée. Afin de faire émerger leurs
représentations concernant l’usage des langues, les élèves étaient libres
de rédiger dans la(les) langue(s) de leur choix.
Sur le plan méthodologique, notre démarche combine l’approche
quantitative (choix de pays et récurrence de certains éléments) et
l’approche qualitative, en faisant émerger des écrits et des dessins des
élèves les représentations « identitaires » et « altéritaires » que les
discours médiatique et littéraire favorisent.
Les représentations d’enfants suisses ou l’identité d’origine pour poser l’altérité
Le prisme identitaire semble déterminer la relation à l’Autre. Ainsi,
certains enfants suisses, pour parler de l’Algérie, parlent d’eux-mêmes
et se racontent. Pour Tanja, par exemple, l’Algérie est un prétexte pour
rappeler ses propres origines, avec l’énoncé « Je viens de Macédoine ».
Cette phrase, liée au contexte politique des années 1990 (guerre dans
les Balkans), pourrait suggérer un passé de souffrances.
La mise en étendard de l’identité se retrouve aussi chez Muhammet
qui rappelle son pays d’origine, la Turquie et Fabio qui évoque le
Portugal. On pourrait imaginer les tiraillements communautaristes
qu’ils vivent dans leur pays d’accueil. La religion, en tant que catégorie
mémorielle « lourde » (Boyer, 2003) permet la médiation avec l’Autre.
C’est le cas de Muhammet qui, avec cette formule de politesse
« Bonjour les Algériens » et l’expression lexematisée « Allah U
Akbar », rédigée en caractères latins, crée une sorte de proximité avec
l’Autre. Dans un autre dessin, c’est presque la démarche inverse qui est
adoptée. Son auteur met en avant la dimension graphique de l’arabe,
sans en maitriser l’aspect sémantique. L’énoncé « سلملم » (Selemlem) n’a qu’une lointaine consonance avec « islam ». L’utilisation du code
linguistique, dans un but purement sémiologique permet de mettre en
2 Cette opération a été prise en charge par l’association Terre des hommes, une
ONG suisse.
Salah AIT CHALLAL
196
drapeau un élément identitaire d’identification et de reconnaissance qui
renvoie, par l’imaginaire, à une identité mythique et fantasmée
nécessaire pour l’ancrage du sujet en situation de crise. C’est dans ce
sens que fonctionne aussi l’expression emblématisée « Olovivo »
(sentiment de vie) qui termine le texte de Tanja. Pour tous ces enfants,
l’appartenance « est moins un statut figé qu’une construction
identitaire, réponse évolutive à une situation socialement dominée là-
bas et pourvoyeuse d’espérance sociale ici », Zarate, 2008 :176-177).
L’imaginaire ethno-socioculturel entre stéréotypes scolaires et images médiatiques
Les images médiatiques semblent façonner la nouvelle identité
européenne à travers la manière de percevoir le pays d’accueil, comme
dans ce dessin d’un élève représentant son école avec, tout autour, les
drapeaux suisse, allemand et français. Cette identité plurielle se
retrouve aussi chez Pascal qui met le drapeau suisse au centre de son
dessin avec, à sa gauche, celui du Liechtenstein avec sa couronne ducale
et à sa droite, celui de l’Allemagne. Cette façon de se représenter
« ensemble » à l’intérieur de la « Communauté » constitue une preuve
que la représentation de la citoyenneté semble évoluer chez certains
enfants grâce au discours politique et médiatique. La Suisse, avec son
système politique participatif et une intégration plurielle, a fait, sur ce
plan-là, « un saut représentationnel », (Windisch, 2007 : 303).
D’autres éléments interviennent dans le mécanisme de
fonctionnement des auto- et hétéro-représentations et qui relèvent de
l’ethno-socioculture. Il en va ainsi des critères physiques ethno-typés
comme la couleur des cheveux et de la peau, véhiculés par « l’air du
temps » (Boyer, 2003 : 34 ). Les personnages suisses (secouristes et
médecins) sont tous blonds alors que les Algériens ont le teint basané.
C’est aussi le cas de cette vision de l’Autre toute « orientale » qui
transparait dans beaucoup de dessins. Les couleurs et les formes qui
désignent la nature algérienne n’échappent pas au prisme du stéréotype
et participent d’une représentation toute « onirique » du Sud où l’ocre,
le rouge et le marron développent une isotopie de la chaleur qui
contraste avec le froid des contrées d’Europe. Encore un stéréotype
médiatique qui fait de ces traits chromatiques, récurrents dans les
publicités et les dépliants des agences de voyage, l’emblème de
l’Afrique.
Les formes contribuent aussi à asseoir les contours de cette identité
« carte postale », dans les dessins. La hutte se décline en formes ovales
et rondes. Les mêmes couleurs et les mêmes courbes sont suggérés par
la femme noire représentée. Le gros collier autour du cou fait partie de
l’apparat dont est parée l’Africaine.
Stéréotypes littéraires et images médiatiques dans …
197
Le dessin de Janice est typique de cette nature suisse avec ses
montagnes enneigées et l’aiguille de ses clochers ; de même que les
cimes peintes par Mélanie où la majesté du bleu et du blanc n’est pas
sans rappeler les paysages genevois chers à Rousseau.
Il s’en dégage une image de nature sereine, ordonnée humanisée et
domptée (Duborgel, 1994 : 84) qui tranche avec le côté sauvage et
imprévisible de L’Afrique. Là aussi les impressions sont distribuées
selon une vision exotique. Le rôle des adultes dans la construction de
ce type de représentations est important car, à travers leurs projections,
ils « pensent l’enfant lié à la nature et lui offrent alors des images de
nature sauvage ou villageoise » (Chombart de Lauwe, 1991 : 277).
Le bestiaire et la flore portent la trace de cette nature indomptée
comme dans ce paysage « algérien » fait de palmiers et de poissons, ce
majestueux saut du dauphin d’Elodie ou cette mer démontée de Yaw.
Ces images qui relèvent d’un imaginaire enfantin autant que de
stéréotypes de la vie quotidienne autorisent toutes les « alchimies ».
Aurélie fait bien se côtoyer éléphants, lions et papillons alors que Faye
emprunte au chat baudelairien toute son austérité et au grand Sphinx
d’Egypte la majesté de sa stature, même si le regard du géant laisse
couler des larmes. On sait, en tout cas, depuis Le vieil homme et la mer
d’Ernest Hemingway, roman puis film que l’espèce marine est capable
de sentiments et de raison : « garde la tête froide comme un homme ou
comme un poisson », disait le vieux Santiago à l’espadon. Mais alors,
la chute de l’albatros dans cette mer démontée de Yaw symbolise-t- elle
l’abandon face au déchainement des éléments ou le désir d’affronter les
forces de la nature dont les séismes constituent une réplique ?
Les dessins, derrière leur aspect innocent et ludique, révèlent parfois
une dimension d’humanité profonde qui permet de revenir à l’essentiel,
à l’existentiel. C’est le cas de ce tracé de marelle (jeu) qui suggère
l’échelle de Richter où la vie de l’homme se joue, et sur lequel sont
représentés la terre, le ciel et l’enfer. L’expression est doublement
symbolique : elle montre une aspiration à la verticalité « céleste », et
une trajectoire aléatoire, presque chaotique de la destinée humaine.
C’est aussi le cas du dessin de Julia représentant la Terre par l’étoile du
Petit Prince de Saint Exupéry, avec à son « bord », les êtres humains
remplissant les quatre points cardinaux ou plutôt sidéraux. Si l’image
confirme, d’une part, la prégnance des stéréotypes littéraires dans
certaines visions enfantines, elle n’en souligne pas moins leur résistance
et leur vitalité. Les dessins que nous venons de passer en revue laissent
voir des représentations plus ou moins stabilisées, fort usitées dans les
circuits du discours social. Stéréotypes littéraires et images médiatiques
sont les cribles à travers lesquels l’Autre est défini.
Salah AIT CHALLAL
198
Le regard reste donc prisonnier de schèmes ethno-socioculturels que
charrient les imaginaires croisés. Ils sont porteurs d’identités plurielles
qui laissent suggérer des voies (voix) intermédiaires prometteuses
ouvrant sur des espaces innovants. Des espaces qui sont en même temps
centre et périphérie, une construction complexe qui ne peut être
vraiment appréhendée que par une approche interdisciplinaire.
Les représentations d’enfants algériens à travers le circuit médiatique et migratoire
Le choix de l’Algérie comme forme d’expression première dans
les auto- représentations des enfants est, somme toute, naturel dans la
mesure où toute connaissance de l’Autre passe par la connaissance de
soi. Autrement dit, l’Autre est représenté, « vécu » même, à travers son
propre miroir. Cette démarche permet d’avoir une posture
ethnocentrique rassurante. Parmi les emblèmes récurrents, le drapeau
constitue une modalité parfaite qui fonctionne de façon minimale, avec
un champ figuratif très limité et équivoque (Boyer, idem : 25). Il
constitue, à lui tout seul, un « lieu de mémoire » et une dimension
patrimoniale essentielle à la reconnaissance du groupe. D’autres
symboles apparaissent sur les dessins comme le monument de Riadh el
Feth qui donne la réplique à la célèbre tour parisienne. Des slogans et
sigles rédigés en arabe, en français et en tifinagh soulignent une certaine
réalité plurilingue.
La représentation de la Suisse se fait à travers certains éléments de
la nature comme les montagnes enneigées. Son habitat est caractérisé
par la froideur et l’austérité, avec des maisons propres et bien rangées.
Un énoncé fonctionnant sur un mode allusif renvoie au poids de ce pays
sur la place financière internationale et à son mode de vie élevé : « C’est
bien, vous êtes riches ». Un autre montre comment on peut se construire
des représentations par la médiation d’un membre de la famille, comme
avec cet énoncé : « La Suisse est bien, j’ai mon cousin là- bas ».
La France, en dépit des liens multiples qui l’unissent à l’Algérie est
d’abord évoquée à travers des slogans touristiques : « Paris la classe »,
« Paris Chic » et « Paris top ». Ces énoncés construits sur le mode
publicitaire fonctionnent, ici, comme des slogans que les usagers
« répètent tout en respectant, consciemment ou inconsciemment, l’ordre
de leurs constituants » (Lachkar, 2007 :134).
Le drapeau tricolore se retrouve dans deux dessins, confirmant les
représentations homoglossiques des États-nations, à travers le
syncrétisme : un pays = une langue = un drapeau. La représentation de
la France par Zidane montre comment la « mythification » l’élève en
image patrimoniale de l’hexagone autant que Jeanne d’Arc ou le
beaujolais. C’est aussi le cas de l’ancien Président Chirac, montré dans
Stéréotypes littéraires et images médiatiques dans …
199
une posture médiatique (entouré de micros). La reproduction de cette
posture au plan vestimentaire (costume et cravate) et comportementale
(position centrale et forme de rigidité) illustre la finesse des
observations de certains signes liés à la fonction présidentielle
(Bourdieu, 1982 :132-133) et souligne l’impact des images télévisuelles
dans la formation des stéréotypes médiatiques. De même, la lettre qui
lui est adressée : « De la part de Amin à Jacques Chirac », pour le
remercier, semble marquer une certaine proximité que la
(sur)médiatisation du personnage explique.
La référence à l’Espagne se justifie par une certaine proximité avec
l’Algérie, surtout dans cette région agricole qu’est Bordj Menael qui a
vu nombre de ses jeunes s’expatrier en pays ibérique. Ce n’est pas un
hasard si le nom d’Alméria, grenier de l’Espagne apparaît, sur les
dessins. Les jeunes émigrés alimentent, par leurs récits, l’imaginaire des
enfants. D’où cet énoncé : « Je veux connaitre le français pour aller en
Espagne ». La (re) connaissance de ce pays se fait aussi à travers une
autre entrée : le football avec Barcelone et le Real, ce qui confirme
l’impact des chaînes de télévision sur eux.
Le Canada exerce sur les jeunes algériens beaucoup d’attirance pour
plusieurs raisons qui tiennent, en fait, à son éloignement, « Canada
biida » (Le Canada est loin), et sa capacité d’intégration des étrangers.
Il constitue, de ce fait, un horizon non familier, presque inaccessible qui
fait rêver. L’évocation, ici, de cet espace lointain « prend une visée
fortement conative ou dialogique » (Pioffet, 2007: 221) nourri en cela
par les narrations familiales. Il est représenté sur les dessins par le
drapeau et la feuille d’érable. L’évocation de cet espace lointain est
alimentée par les narrations fantasmées des adultes.
Conclusion Ce dialogue « Nord-Sud » via les représentations montre combien
les discours produits présentent, par certains de leurs aspects, des
différences. Ces dernières apparaissent dans les outils mis en jeu pour
représenter l’univers de l’Autre parce que le regard ne s’abreuve pas
aux mêmes sources de l’imaginaire. Les représentations des enfants
suisses sont empreintes d’images d’un orient rêvé, presque onirique
dans la pure tradition des canons stéréotypés du grand siècle. Les
couleurs, autant que les images du bestiaire, témoignent de ce regard
exotique construit aussi bien par la littérature dite viatique que les
dépliants des agences de voyage. Les pratiques culturelles telles que la
lecture et la disponibilité du livre semblent être à la base de cet héritage.
Les enfants algériens ont aussi leur « Sud » même si
géographiquement, il se trouve au Nord. Leurs représentations se
caractérisent par l’absence de référence au bestiaire, ce dernier
Salah AIT CHALLAL
200
n’occupant pas la même place dans leur imaginaire socioculturel. Leurs
représentations sont médiatiques et empruntent parfois à la littérature
orale. Elles sont tissées par les narrations de sagas familiales qui
restituent les parcours des routes de l’émigration prises par les ainés.
Dans la mouvance de leurs héros expatriés, les enfants traversent, par
l’imaginaire, des territoires et des villes. Ce rêve de grands espaces
n’exprime ni une envie de puissance ni un désir de combler un vide
existentiel. Il pose juste la primauté des nécessités économiques sur
l’exutoire. Quant aux ressemblances entre les enfants algériens et
suisses, elles tiennent à la façon de mettre en étendard des identités
individuelles et groupales pour poser l’altérité. Les langues et les autres
segments de la culture sont perçus comme des marqueurs mais aussi des
médians dans la perception de soi et de l’Autre ; une perception que le
discours adulte et positif façonne par les représentations.
Bibliographie
Ait Challal S., (2011), « Représentations croisées et perceptions
interculturelles en construction », in Estève I. et al. (éd.) Autour des
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Paris, Nathan, pp. 21-22
AMOSSY R., Herschberg Pierrot A., (2007), Stéréotypes et clichés,
Paris, Armand Colin, p. 107
BOURDIEU P., (1982), Ce que parler veut dire, Paris, Fayard,
pp.132-133
BOYER H., (2003), De l’autre côté du discours, Paris,
L’Harmattan, pp.25 et 34
COLLÈS L., (2004), « Littérature migrante et cristallisation
identitaire des jeunes issus de l’immigration », in Le français dans le
monde, juillet, numéro spécial, pp.164-176
CHOMBART de LAUWE M.J. (1991), « L’enfant et la socialisation
par l’image » in Malenska Peyre H. et Tap P.,La socialisation de
l’enfance à l’adolescence, Paris, REF, p. 277
DUBORGEL B., (1994), Imaginaire et pédagogie, Paris, Privat,
p.84
Stéréotypes littéraires et images médiatiques dans …
201
LACHKAR A., (2007), « Stéréotypes de pensée et stéréotypes de
langue. Réflexion sur le contenu d’un discours très spécifique » in
Boyer H. (éd), Stéréotypages, stéréotypes : fonctionnements ordinaires
et mises en scènes, Tome 2, Identités, Paris, L’Harmattan, p.134
WINDISCH U., (2007), « Les représentations sociales ne naissent
pas « hors sol » :L’exemple de l’immigration suisse » in BOYER H.
(éd), op. cit. p. 303
ZARATE G. et al. (dir.) (2008), Précis du plurilinguisme et du
pluriculturalisme, Paris, Éditions des Archives Contemporaines,
pp.176-177.
202
Samira RABEHI Université de Sétif 2 [email protected]
Image des langues-cultures et motivation
en classe de FLE : Former à la rencontre de l’Autre.
Confronté d’un coté à la langue à apprendre et d’une première
langue qu’il connaît déjà, et de l’autre à sa culture d’origine et celle de
langue à apprendre, l’apprenant analyse, raisonne et établit des
comparaisons entre la langue-culture source et la langue-culture cible.
Cela dit, qu’est-ce qui le motive à s’investir ou non dans l’apprentissage
d’une langue-culture en classe de FLE ? Qu’est-ce qui freine ou anéantit
son désir d’apprendre et ses efforts ? Quel peut être le rôle d’Internet en
classe de FLE lors d’une approche culturelle ?
Pour y répondre, nous envisageons Internet comme outil pouvant
faciliter l’accès à des savoir-faire en culture et civilisation en combinant
le son, l’image et le texte. Il s’agira également de veiller à introduire
des activités motivantes visant une situation de communication avec un
réel enjeu : tâche à résoudre, interaction entre les interlocuteurs tout en
évitant une lecture seule sur écran.
Aussi, l’hypothèse prévoit-elle qu’Internet et la variation des
documents en classe de FLE seraient l’objet d’une augmentation de la
motivation et de l’intérêt pour l’enseignement d’un contenu culturel qui
mènera l’apprenant à la rencontre de l’Autre.
La notion de culture Le besoin fondamental d’un apprenant d’une langue étrangère est
de connaître la culture véhiculée par cette langue. La connaissance de
la culture est nécessaire à l’apprentissage de la langue, comme la
connaissance de cette dernière est nécessaire à l’accès à la culture.
De ce qui précède, il convient de prime abord, de définir le terme
« culture ». Commençons par la définition donnée par le grand
dictionnaire encyclopédique Larousse pour montrer que la culture est la
Image des langues-cultures et motivation en classe de FLE : …
203
civilisation d’un groupe humain, « ensemble de caractère propre à une
société donnée »1.
La culture est aussi selon le dictionnaire de didactique de français
langue étrangère et seconde «un concept qui peut concerner aussi bien
un ensemble social qu’une personne individuelle ; c’est la capacité de
faire des différences»2 . Il est donc nécessaire de remarquer qu’il n’est
pas question de transmettre et de défendre les valeurs d’une société
supérieure, mais de comprendre et de reconnaître et respecter les
différences.
D’après une autre définition donnée par (Warnier, 2004), la culture
est définie comme : « la boussole d’une société, sans laquelle ses
membres ne sauraient ni d’où ils viennent ni comment il leur convient
de se comporter». Il ajoute à ce sujet en précisant : La culture comme boussole ne dicte pas la
route à suivre. Par contre, elle permet de la suivre
avec constance .C’est une capacité à mettre, en
œuvre des références, des schèmes d’actions et de
communication. C’est un capital d’habitudes
incorporées qui structure les activités de ceux qui
le possèdent.
Aussi en partant de ces deux définitions, nous considérons que la
culture est ce qui nous permet de distinguer entre telle chose et telle
autre ou ce qui nous distingue de tel groupe social ou de tel autre. C’est
aussi ce qui permet de nous orienter et de conditionner notre
comportement. Elle est ce qui constitue le fond de chaque société avec
sa langue ou ses langues, ses traditions, sa mosaïque d’ethnies et toutes
leurs composantes raciales, linguistiques et confessionnelles.
Enseigner la culture savante ou la culture anthropologique ?
Enseigner les langues étrangères notamment le FLE3 dans une
perspective interculturelle c’est tenir compte d’une diversité au sein
d’une classe de par sa constitution alliant une panoplie de culture et/ou
identités. Cela dit, il est nécessaire de distinguer deux composantes de
la culture, et de faire la différence entre la culture savante et la culture
anthropologique.
La culture savante, c’est la littérature, la musique, les arts, mais
c’est aussi les façons de vivre et de se conduire. Cette culture nommée
également la culture cultivée d’après (Porcher, 1995) ; elle occupe une
place importante dans une société, elle a été pour longtemps le seul
modèle enseigné, et cet enseignement ne correspond pas aux besoins
ressentis par les apprenants étrangers, Il s’agit d’acquérir une culture
comportementale.
Samira RABEHI
204
La culture anthropologique ou partagée, c’est cette culture dont
Porcher montre l’importance, et cette culture qu’il faut introduire dans
l’enseignement. Une langue ne sert pas seulement à communiquer.
C’est aussi une manière de s’identifier.
Cependant cette culture anthropologique constitue une difficulté
dans l’apprentissage des langues étrangères. La didactique semble
actuellement incapable de faire accéder l’apprenant à la culture partagée
pour un natif, l’accès à la culture anthropologique est acquis dans le
milieu familial ; ce n’est pas l’école qui lui dispense cet enseignement ;
mais grâce à des moyens appropriés, il peut être acquis par des étrangers
à l’école.
En contexte algérien, nous sommes loin d’enseigner la culture
partagée, ce qui se traduit toujours par l’ennui des apprenants et par un
échec. C’est (Pothier, 2003) qui écrit ainsi : Si l’on retient l’idée que la culture partagée est
la clé et d’un certain nombre de comportements
sociaux collectifs et individuels, une compétence
culturelle plus axée sur cette culture partagée
devient incontournable pour l’apprenant étranger
(appelé à vivre dans le pays cible ou être en
contact avec des natifs), s’il veut véritablement
comprendre et être compris sans malentendus
interculturels.
Quelques éclairages sur le concept de représentation La notion de représentation est de plus en plus présente dans le
champ d’étude sur les langues étrangères. Elle peut se concevoir comme
étant un système perceptif où les opinions, les règles, les croyances, les
attitudes et les valeurs sociales sont en perpétuelle interaction. Les
représentations peuvent être positives ou négatives, les premières
s’expriment par des attitudes xénophiles, des comportements et des
pratiques d’ouverture à l’autre, tandis que les secondes s’expriment par
des attitudes xénophobes, des comportements de règles et de rejet de
l’autre.
Dans une perspective anthropologique, (Laplantine ,1989) propose
la définition suivante de la représentation : C’est un savoir que les individus d’une société
donnée ou d’un groupe social élaborent au sujet
d’un segment de leur existence ou de toute leur
existence. C’est une interprétation qui s’organise
en relation étroite ou social et qui devient, pour
ceux qui y adhérent, la réalité elle-même.
Pour cet auteur, la représentation traduit la nature des rapports
qu’ont les individus avec leur environnement, et apporte un éclairage
Image des langues-cultures et motivation en classe de FLE : …
205
sur les lieux sociaux, les relations intra et intergroupales. Elle devient
donc un atout principal dans la connaissance des éléments décisifs dans
la réalisation des actes et des pratiques sociales.
En didactique des langues, le concept de représentation a été utilisé
pour traiter des systèmes cognitifs qu’un sujet mobilise face à une
question ou à une thématique, qui a été sujette à un enseignement ou
pas. En ce sens, (petit jean, 1989) définit la représentation comme étant
une activité sociocognitive et discursive à travers laquelle tout individu
opère une interprétation des objets du monde, et les représentations,
« comme les produits de la pensée ordinaire, telle qu’elle se matérialise
dans les croyances, les discours et les conduites des individus ».
Ainsi, la prise en compte des représentations des divers acteurs tels
que les enseignants, le système scolaire, milieu familial, etc., peut ainsi
débloquer des situations d’apprentissage difficiles. Cette approche
interculturelle favoriserait la remise en cause de certains
comportements, la prise de positions des apprenants, et la comparaison
entre les cultures dont le but est d’introduire une forme de relativisme
culturel, dans le sens où il n’y a pas de supériorité d’une culture sur une
autre.
Quel intérêt pour l’interculturel en didactique du FLE ? L’apprenant du français langue étrangère doit impérativement
ajouter à ses compétences générales la présence d’une conscience
interculturelle, cela lui facilite la communication dans différentes
situations d’échange, mais aussi parce qu’elle représente un enjeu
éthique.
Dans le domaine éducatif, nombreux sont les didacticiens qui
relient l’interculturel à l’éducation et lui accordent une place privilégiée
et un intérêt important. À ce propos Abdallah- Pretceille) définit
l’interculturel comme « une construction susceptible de favoriser la
compréhension des problèmes sociaux et éducatifs, en liaison avec la
diversité culturelle ».
D’après (De Carlo ,1998), l’approche interculturelle peut donner
actuellement une réponse possible au défi lancé par les nouveaux
scénarios socioculturels : L’emploi du mot "interculturel" implique
nécessairement, si on attribue au préfixe "inter" sa
pleine signification : interactions, échange,
élimination des barrières, réciprocité et véritable
solidarité. Si au terme "culture " on reconnaît toute
sa valeur, cela implique reconnaissance des
valeurs, des modes de vie et des représentations
symboliques auxquels les êtres humains, tant les
individus que les sociétés, se réfèrent dans les
Samira RABEHI
206
relations avec les autres et dans la conception avec
le monde ».
Ainsi, pour aborder l’interculturel, il ne s’agit pourtant pas d’inciter
à un mimétisme de comportements. L’interculturel se réalise par
l’exercice et l’expérience dont les finalités de la formation sont la
compréhension des points de vue différents et leur rapprochement. Or
pour l’épanouissement social et intellectuel de l’apprenant, il faut
l’initier à la tolérance et à l’acceptation de l’Autre, et à la diversité
linguistique et culturelle en installant chez lui des savoirs, savoir- être
et savoir-faire qui lui permettront de trouver l’équilibre entre son
identité, ses convictions et les nouveaux acquis de la culture étrangère.
Favoriser la motivation des apprenants en contexte interculturel
Tout apprentissage passe par l’affectif car la motivation des
apprenants est en lien direct avec les émotions qu’ils ressentent
lorsqu’ils sont plongés dans une situation ou une activité scolaire.
Quand les apprenants ressentent du plaisir et de la fierté dans ce qu’ils
font, ils persévèrent pour comprendre les nouveaux apprentissages et
les transférer dans de nouveaux contextes. Pour (Viau ,1994) « La motivation en contexte scolaire est un état
dynamique qui a ses origines dans la perception
qu’un élève a de lui – même et de son
environnement et qui l’incite à choisir une
activité, à s’y engager et à persévérer dans son
accomplissement afin d’atteindre un but ».
À travers cette définition, nous précisons les termes importants :
— L’état dynamique signifie que la motivation change de manière
incessante.
— La perception de l’élève renvoie à l’image qu’il a de lui.
— La perception de l’environnement fait appel aux visions qu’il a
de l’extérieur.
— Le but à atteindre est la visée de l’élève.
Pour motiver les apprenants à développer leurs habiletés
langagières, les enseignants s’assurent que les sujets et thèmes sont
significatifs ou familiers pour eux et reflètent leurs champs d’intérêt.
En outre, il importe d’établir un rapport de confiance avec chaque
apprenant et valoriser les accomplissements personnels ou sociaux de
chacun ou chacune.
Dans une perspective interculturelle, il semble donc que
l’enseignement / apprentissage doit agir tôt auprès des apprenants. Il
existe déjà des activités en classe de langue qui développent chez
l’apprenant une meilleure conscientisation de sa propre culture et de
Image des langues-cultures et motivation en classe de FLE : …
207
celle des autres, dans le but d’opérer une sorte de décentralisation. Mais
il faudrait que les cours commencent encore plus souvent par des
activités interculturelles, voire par une mise en évidence des
représentations que les apprenants se sont faits sur la langue étrangère.
D’un côté, ces représentations peuvent motiver l’apprenant, car il va
apprendre la langue étrangère et s’ouvrir à une autre culture. D’un autre
côté, elles peuvent aussi le démotiver, conduire à un rejet culturel. Dans
certains cas, elles peuvent même engendrer des réactions racistes, de
l’incompréhension fondamentale et des malentendus fatals.
Ces représentations se fondent bien sûr en partie sur l’histoire, les
relations conflictuelles entre les pays. Si nous nous penchons sur le cas
de l’Algérie, il faut bien connaître que la plupart des représentations
faites par les algériens à l’égard des français sont liées à l’histoire, aux
conflits entre les deux pays. Contrairement à ce que nous pouvons
croire, les jeunes algériens peuvent pourtant également avoir des
représentations positives, allant jusqu’à une idéalisation de l’Autre et
de sa culture. Une approche interculturelle dans ce contexte semble
donc plus que nécessaire car elle sert à discuter les représentations, à
les révéler et à les travailler sans pour autant les éradiquer
complètement. Le rôle de l’enseignant du FLE paraît ainsi d’autant plus
essentiel car celui-ci doit miser sur la nécessité de comprendre les
autres, inculquer le respect des autres et éloigner les préjugés en
détectant les représentations dans le discours et le comportement des
apprenants pour les aider à devenir plus tolérants vis-à-vis d’autres
peuples.
L’apport des TICE4 dans le domaine interculturel À l’ère de la mondialisation et du contact de la diversité culturelle,
nous parviendrons aujourd’hui à attester qu’il est impossible
d’enseigner une langue étrangère en faisant abstraction de l’importance
de l’Internet qui semble être un excellent support pour découvrir et se
confronter à cette diversité. En effet, l’utilisation des TICE procure de
nouvelles alternatives à l’enseignement/apprentissage en général, mais
également dans le domaine interculturel. Une mosaïque de document
est désormais disponible tant pour le formateur que pour l’apprenant.
Tout d’abord, les images sont pourvues de données diverses
sociales et culturelles, et transmettent des contenus contextuels
facilitant et étendant l’accès à la situation de communication et son
assimilation par l’apprenant. Ensuite, cette diversification est renforcée
par les nouvelles compositions potentielles entre les images, le son et
les textes.
Les textes, quant à eux, prennent une nouvelle épaisseur grâce à
l’hypertexte. Enfin, les TICE sont aussi le moyen d’atteindre divers
Samira RABEHI
208
types de discours tant oraux qu’écrit tels que les productions
cinématographiques et des médias, textes scientifiques ou publicitaires.
Ces éléments, ne peuvent qu’étendre, étayer, voire modifier, les
approches culturelles et pédagogiques.
En quoi la rencontre de l’Autre est-elle importante ? La nécessité de préparer nos apprenants à la rencontre de l’Autre
nous semble inéluctable dans un contexte de mondialisation et de
mobilité académique. Ainsi, notre préoccupation majeure, aujourd’hui
ne consiste plus à transmettre uniquement un savoir langagier ou
culturel dans la langue cible, mais également à préparer les apprenants
du FLE à la rencontre de l’Autre de ladite langue.
Sous cette perspective, l’internet peut-il justement être un
instrument d’échange et de sensibilisation à l’altérité ?
Ce sont ces points préliminaires qui nous permettront de proposer
des pistes pédagogiques pour mettre en exergue la dimension
interculturelle dans l’enseignement du français langue étrangère.
Pistes pédagogiques Compte tenu de ce qui précède, il semble judicieux de proposer des
pratiques pédagogiques intégrant le recours aux divers documents
authentiques et notamment celles fournies par les TICE qui aident à
décrypter des situations de communication.
Pour ce faire, des activités favorisant, sans jugement, la prise de
conscience par l’apprenant de ses appartenances culturelles ou
l’élaboration de projets communs qui peuvent contribuer à transcender
les différences.
Les contes, la bande dessinée, les multimédias sont alors autant de
supports qui pourraient servir de base de travail pour développer cette
compétence interculturelle et instaurer dans une classe, dans un groupe,
un climat de confiance et de respect. Cela nécessite donc de travailler
avec les apprenants sur l’image de l’Autre, la décentration et l’ouverture
voire la tolérance envers d’autres modes de vie et de repères
socioculturels en nous inspirant de la démarche interculturelle qui se
décline en trois phases :
— Se décentrer : arriver à objectiver sa propre vision du monde et
admettre l’existence d’autres regards,
— Se mettre à la place de l’Autre,
— Coopérer : entreprendre la démarche d’essayer de comprendre
l’Autre, parvenir à décoder et interpréter le message transmis.
Pour mettre en œuvre la démarche citée ci-dessus, nous aimerions
proposer des documents numérisés et les consignes que nous
proposerons porteront sur la compréhension des situations de
Image des langues-cultures et motivation en classe de FLE : …
209
communication dans leur globalité. Ainsi, à travers l’observation et
l’étude des productions des apprenants, orales et/ou écrites qui feront
suite à l’étude des dits documents, nous pourrions nous rendre compte
des représentations, des idées préconçues ou encore de l’absence
d’informations pertinentes concernant le rapport à l’Autre. Cela nous
amènera à utiliser la méthode du photolangage via internet qui consiste
en une compilation de documents photographiques utilisés dans
différents contextes parmi lesquels le travail sur l’expression et le
partage des représentations de l’Autre et celles de l’apprenant et ce, en
proposant un projet d’échanges interculturels en ligne afin de faire
entrer nos apprenants en contact avec les natifs de la langue cible.
Ce travail coopératif leur permettra donc d’observer, d’analyser, de
comparer des matériaux similaires provenant de leur cultures
respectives, d’en explorer le sens à travers les points de vue de l’Autre.
Pourquoi travailler avec les contes ? Les contes génèrent des récits de vie quotidienne, questionnements,
tentatives d’explication de faits culturels. En tant qu’œuvre littéraire, le
conte permet d’aborder les problèmes les plus graves qu’affronte une
société, à commencer par celui des rapports entre ses membres, chacune
les traitant à sa manière.
En effet, il y a des contes partout suffisamment universels et
spécifiques pour dire les ressemblances, comme les différences, pour
dire l’origine et en même temps l’intégrer dans un système ouvert de
transformation. Il favorise ainsi une éducation aux droits de l’homme.
Pourquoi travailler avec les bandes dessinées ? Symboles, images, bandes dessinées, dessins animés tiennent une
grande place dans l’imaginaire des jeunes, les bandes dessinées
permettent d’aborder des thèmes divers à travers des supports écrits qui
peuvent ne contenir que très peu de texte, mais dont les éléments non
verbaux servent de base au travail sur l’interculturel.
Dans un groupe, les différences d’interprétation des images peuvent
être nombreuses, chacun est alors amené à prendre conscience que sa
perception du monde et de ce qui l’entoure n’est pas forcement que celle
des autres.
Samira RABEHI
210
Pourquoi travailler avec les médias ? Dans les médias, nous trouvons de nombreux articles qui présentent
des événements ou des reportages liés à l’international ou à des cultures
diverses permettant de déclencher des activités d’échange entre les
apprenants et les natifs de la langue cible. En effet, les propositions
d’exploitation des articles sont d’une grande importance dans
l’apprentissage en autonomie ainsi que dans l’élargissement de la vision
du monde de la classe.
Conclusion Pour conclure, nous dirons qu’une approche interculturelle et
comparative faisant appel aussi bien à la culture d’origine qu’à la
culture cible, est préférable pour la connaissance de l’autre et de soi.
C’est pourquoi les TICE sont conçus comme les supports idéaux pour
permettre des interactions et échanges riches et variés alternant
messages instantanés, mutualisations de documents, envois des textes,
photos ou vidéos, etc.
Cela demande également que l’enseignant motive et incite
l’apprenant à comprendre les points de vue différents et leur
rapprochement en l’initiant à la tolérance et à l’acceptation de l’Autre.
Note : 1Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse 1982, p.28. 2Dictionnaire de didactique du français, sous la direction de
Jean-Pierre Cuq, Ed. Jean Pencreac’h, Paris, Clé
International, 2003. 3FLE : Français Langue Etrangère. 4TICE : Technologies de l’Information et de la
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Image des langues-cultures et motivation en classe de FLE : …
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Ed. La Découverte.
AXE 4
LES NOUVELLES ÉCRITURES
Hatem AMRANI Université de Blida 2 [email protected]
Le bris entre Verre cassé et Babyface
Le roman est un genre qui se cherche incessamment. Il constitue une
sorte de réceptacle de voies (voix) différentes. Ecrire un roman c’est en
grande partie en déplacer les contours, déjà très incertains. En ce sens,
la notion de livre total, établi, prédéfini est rejetée par nombre
d’écrivains. Une œuvre est composition, comme nous allons le voir.
Beaucoup d’auteurs privilégient la forme éclatée, qui leur semble
esthétiquement rentable. En effet, dans les deux exemples que nous
proposons de comparer, il y a deux sortes de fragmentations
intéressantes du discours. Il convient donc de voir dans Verre Cassé1
d’Alain Mabanckou et dans Babyface2 de Koffi Kwahulé, comment se
présentent ces deux conceptions de l’écriture très innovantes.
Verre Cassé ou les discours en chœur Dans Verre Cassé, le bris se présente dans sa dualité, tout comme un
éclat, qui recèle à la fois un état fragmentaire et une dimension
de brillance et de splendeur. Le bris dans sa brillance attire la vue,
l’égaye de son éclat, embellit le paysage. Ce serait l’effet que produit
l’usage de l’intertextualité dans ce roman.
Les titres appelés s’intègrent dans le discoures et recouvrent deux
réalités complémentaires. D’une part la référence à l’œuvre qui porte le
titre cité, rappelant ainsi son essence, et permettant au lecture de
revisiter son monde mnémonique ; et d’autre part, en vertu même de
l’absence de typographie italique, le titre en question ‒ qui n’est autre
qu’un fragment de discours ‒ prolonge le sens des phrases qui le
précédent et qui le suivent comme s’il en faisait intégralement partie.
Le rapport entre le titre, en tant qu’objet cité, et le texte citant est
donc très particulier. D’abord le texte source fait écho, en répétant le
titre en son sein, à l’œuvre citée. Ensuite, comme le conçoit
Compagnon, dans La seconde main, « construire un énoncé en parlant
1 MABANCKOU, Alain, Verre Cassé, Paris, Editions du Seuil, 2005. 2 KWAHULÉ, Koffi, Babyface, Paris, Gallimard, 2006.
Le bris entre Verre casse et Babyface
215
d’une autre énoncé, le prendre pour objet, ne serait-ce que par un geste,
haussement d’épaules ou froncement des sourcils, fait passer au
métalangage »3. Le texte cité, dès lors qu’il est placé au sein d’un
discours, et joue une fonction dans le texte source, devient un objet du
discours citant, qui se l’approprie.
Les titres qui traversent le livre sont des preuves d’érudition, leur
présence est signifiante à plus d’un égard. Un clin d’œil intellectuel et
une connivence en savoir entre l’auteur et le lecteur se mettent en place
à travers cette allusion. Les œuvres de la littérature universelle attirent
l’attention sur leur dimension symbolique, et rappellent l’essentiel de
leurs histoires. Car « le titre, selon Genette, est comme un nom
d’animal, fait index : un peu pédigrée, un peu acte de naissance »4.
L’instance titulaire évoquée dans un autre texte, fait donc re-naître
l’œuvre en celui-là, en rappelant, pour ainsi dire sa « généalogie ».
Chaque récit suggéré contenu dans la forme concise d’un titre se
greffe au récit initial. Si bien que le récit enchâssant s’étoffe, en plus de
sa propre richesse esthétique, des différentes allusions qui semblent, en
ce sens, être autant de pierres précieuses, de nature de couleur et de
formes différentes qui apportent chacune une touche supplémentaire à
la joaillerie romanesque.
L’hétérogénéité de ladite pratique avec cette étendue, charge le texte
en sens et en symbolique tout en mettant la mémoire du lecteur
agréablement en éveil. Le texte instaure avec celui qui le découvre une
sorte de jeu de découverte/interprétation de chaque parcelle textuelle,
qui peut cacher une allusion qu’il convient de retrouver. Selon la
taxinomie de Genette, on pourrait dire qu’il s’agit dans Verre Cassé
d’une parodie. Parodie titrologique propre à Verre Cassé. Car, dès lors
le texte cité est présent dans le discours citant sous une forme modifiée,
ce changement est interprétable, il s’agit d’un effet ludique dont
l’intention est parodique.
Il n’y a pas de distinction visuelle entre le texte et le titre cité,
comme le stipule l’usage courant de la citation : signalée par des
caractères en italique ou soulignés. Il y a en cela transformation de la
nature titulaire. Le discours cache, à travers la typographie normale (ni
italique ni soulignée), les titres. L’indice typographique disparait au
profit d’un décryptage incessant de chaque passage lu. La mémoire est
sollicitée, mais aussi la faculté chez le lecteur de détecter les indices qui
pourraient l’aider à retrouver l’effet caché. Ce qui rend ce jeu plus
plaisant, c’est le fait de l’absence de la ponctuation dans Verre Cassé
3 COMPAGNON, Antoine, La seconde main, ou le travail de la citation,
Paris, Editions du Seuil, 1979, p. 82- 83. 4 GENETTE, Gérard, Palimpsestes, Paris, Editions du Seuil, 1982 ; p. 45.
Hatem AMRANI
216
dont on n’a gardé que la virgule, en ce sens, on pourrait parler de roman-
phrase ininterrompue.
L’aspect ludique de la pratique dialogique dans Verre Cassé
devient, à mesure que la trame romanesque se déroule, un facteur
savamment redondant, conférant au texte des humeurs propres,
adéquates à des contextes particuliers. Ainsi pour atténuer la gravité
d’une situation d’injustice, ou pour diminuer l’aspect tragique d’une
scène, le texte détend l’atmosphère en remettant en place le processus
de lecture ludique et du déchiffrement mnémonique.
Mais cette pratique semble s’étendre au-delà de la dimension
ludique. En effet, on pourrait retrouver un autre versant à la pratique
citationnelle dans Verre Cassé : le bris en ce qu’il est rupture du tout,
de l’unité textuelle.
Les multiples renvois vers d’autres livres empêchent le récit
enchâssant de se dérouler dans le temps, comme l’aurait fait un texte
dirions-nous « ordinaire », au profit de petits récits enchâssés, contenus
avec force dans leurs titres respectifs. On est en face d’un phénomène
de dualité discursive assez étonnant.
Genette affirme dans Seuils que, « comme toute autre instance de
communication, l’instance titulaire se compose au moins d’un message
(le titre lui-même), d’un destinateur et d’un destinataire »5. Ces deux
derniers étant évidents, il convient de s’intéresser au message littéral du
titre. Si l’on considérait le titre, au premier degré, comme une phrase,
une expression, ou une série de mots doués de sens, (sans tenir compte
de la symbolique titrologique), on constate alors que dans Verre Cassé
la signification des mots de chaque titre correspondent, dans
l’ensemble, au récit en question. Prenons cet exemple.
L’Imprimeur personnage remarquable dans Verre Cassé a vécu en
France, et s’enorgueillit de ce séjour extraordinaire. Il était responsable
de la mise sur papier de plusieurs magazines, d’où son sobriquet
L’ « Imprimeur ». De retour en Afrique après un échec amoureux, il
raconte ses exploits et vante les responsabilités qui lui ont été confiées,
dans ce poste, aux gens du quartier qui sont toute ouïe. J’embauchais donc les Blancs, les Jaunes et
tout et tout, et je les mélangeais avec les autres
damnés de la Terre, donc des Nègres comme moi,
on se comptait sur le bout des doigts (p. 67)
Ce personnage était donc très important et ne faisait pas de
distinction raciale en embauchant les travailleurs, parmi lesquels il y
avait des « damnés de la Terre ». L’allusion au titre de Fanon est
manifeste. On constate cependant que les gens concernés par
5 GENETTE, Gérard, Seuils, Editions du Seuil, 1987, p.70.
Le bris entre Verre casse et Babyface
217
l’expression « damnés de la Terre » sont précisés par le narrateur : ils
sont des immigrés de couleur noire, comme l’est l’Imprimeur lui-même.
Nous pouvons remonter aux raisons de cet emploi particulier en
évoquant la question de l’immigration en France. Une meilleure
connaissance des œuvres de Mabanckou (notamment Bleu-blanc-
rouge, Black Bazar, Tais-toi et meurt) pourrait aussi être utile. Mais en
sommes, les termes sont assez éloquents, et se suffisent à eux-mêmes.
Il s’agit de gens marginalisés, sans droits et qui partent en Europe, le
plus souvent par crainte sur leur vie, mais qui n’arrivent pas à réussir et
deviennent des « damnés de la Terre » à force d’être démunis de tout
droit civique.
Toute cette signification est tirée de la mise en contexte des mots
« damnés de la Terre » avec la situation d’énonciation. Un lecteur qui
ne saurait pas que ces mots renvoie aussi à un livre de Frantz Fanon,
arriverait quand même à percevoir le sens de l’expression et détecter la
valeur de l’emphase, dans le passage.
Cependant, et c’est à ce niveau que le discours de dédouble, si le
lecteur reconnait l’allusion, et à plus forte raison, s’il a lu l’ouvrage en
question, plusieurs niveaux de la signification se présentent à (en ?) lui.
La référence à ce roman nous transporte dans une ère révolue, mais non
oubliée, celle de la traite négrière et de la colonisation. Nous nous
rappelons les misères et les injustices qu’ont subies les colonisés lors
d’une Grande Nuit coloniale qui a duré plus d’un siècle, à laquelle nuit
l’on pourrait ajouter en fond tout un hiver pluriséculaire de traite que le
titre évoque malgré son laconisme. Il est facile pour un lecteur
connaissant Les Damnés de la Terre6 de Fanon de comprendre la
profondeur de l’allusion et peut aussi repérer la valeur symbolique de
la transposition géo-temporelle.
Compagnon constate que « la logique réprouve la coexistence dans
un même discours d’expression d’un langage-objet et d’un
métalangage, car cela crée une équivoque, à l’origine de nombreux
jeux de mots, entre deux valeurs du même mot ou de la même
expression »7. Il s’agit dans Verre Cassé d’une logique propre à ce
roman, où l’équivoque et le jeu de mot sont monnaie courante, et cette
coexistence, « réprouvée » est au service d’un style. La formule titulaire
et le texte citant entretiennent une dimension esthétique dissimulée au
premier regard. Il s’agit, pour reprendre les termes de Bakhtine d’un
6 FANON, Frantz, Les damnés de la Terre, (Editions Maspero) Editions
Anep, (1961) 2006. 7 COMPAGNON, Antoine, La seconde main, ou le travail de la citation,
Op. Cit., p. 83.
Hatem AMRANI
218
échange dialogique entre deux textes, qui n’a de valeur ni de présence
que chez lecteur, le temps que dure la lecture.
Grâce à cette intersection des significations : littérale, ensuite
titrologique, et en dernier lieu symbolique, le texte démultiplie les voies
de son interprétation et se présente avec un fond particulièrement
enrichi. À travers quelques mots seulement, plusieurs récits se
rejoignent : le palimpseste n’a jamais été aussi présent. Comme si, le
temps de la lecture de ce titre, le lecteur de Verre Cassé lisait deux livres
en même simultanément, et que chacun de ces deux ouvrages
complétait le sens de l’autre. La lecture de l’un se prolonge dans l’autre.
Le lecteur seul peut les faire se réfléchir, en faisant se rejoindre les
différentes voix qui interviennent. L’Imprimeur effectue un saut, dans
l’espace et dans le temps, et devient un personnage dans Damnés de la
terre. C’est à ce moment que l’allusion recouvre toute sa profondeur.
Cette dualité provoque la rupture du prolongement « normal »,
« habituel » du texte. Ce qui remet en question la conception déjà
réfutée par Barthes, dans ses Essais critiques de ce qu’il appelait le
livre-messe « (…), dont il importe peu qu’elle soit dite avec piété
pourvu que tout s’y déroule dans l’ordre»8. L’ordre est ainsi rejeté, au
profit d’une organisation interne minutieusement travaillée et qui
convient aux thèmes abordés, c’est-à-dire à des situations d’extrême
injustice face auxquelles la langue ordinaire se lie. La rupture des
Normes est donc significative, rend compte et décrit des réalités crues
que la langue commune ne peut relater. Mais cette pratique prouve
d’autre part la « flexibilité » du genre roman, et montre à quel point la
réflexion sur ce discours, et la remise en question de ses canons,
peuvent être salutaires et favorable à l’épanouissement de ce genre
littéraire, comme nous proposons de le constater dans l’exemple qui
suit.
Dans la partie suivante nous allons aborder une autre forme de
remise en question des lois génériques. Si Verre Cassé propose une
dualité du discours à travers l’usage spécifique de l’intertextualité,
Babyface nous propose une forme de rupture du discours tout aussi
intéressante. L’éclat se présente dans ce roman de façon visible et sous
plusieurs formes.
Babyface ou le livre-tiroir La carrière de dramaturge de Koffi Kwahulé est pour beaucoup dans
la détermination de sa vocation nouvelle : celle de romancier. La
théâtralisation prend forme et vie sur les planches. Cet esprit est absent
8 BARTHES, Roland, Essais critiques, Paris, Editions du Seuil, (1964),
1991, p. 177.
Le bris entre Verre casse et Babyface
219
dans le livre, à cause de la linéarité du texte et la planéité de la feuille
de papier. Que se passe-t-il quand l’auteur met en scène la parole sur
les pages d’un roman ? Quel effet cela produit-il de tenter la forme du
théâtre dans le roman ? La réponse est claire : nous assistons à un genre
en devenir, à un roman hybride qui prend le lecteur de saisissement et
ne finit pas de le surprendre.
Nous savons à travers de nombreux exemples anciens et plus
récents, notamment celui de Laurence Sterne dans Tristram Shandy, de
Louis-Ferdinand Céline dans Féerie pour une autre fois, et de Michel
Butor, dans Mobile que les contours du roman sont incessamment en
remodelage. Des dispositions particulières du texte, la rupture de la
syntaxe, l’intervention de schémas, de dessins, et des tables musicales
à l’intérieur de romans sont des phénomènes hétérogènes étrangers aux
« normes » romanesques. Koffi Kwahulé va tenter à sa façon dans
Babyface de créer un espace romanesque innovant, qui s’inspirerait à la
fois à la forme du théâtre mais qui lui permettrait aussi de créer une
sorte de désordre voulu et assumé en parfaite adéquation avec les
thèmes extraordinaires traités.
La disposition en colonnes du texte est un procédé utilisé dans
certains ouvrages : journal, magazine, dictionnaires et encyclopédies,
mais complètement absent dans les récits de fiction. Dans Babyface ce
phénomène est présent tout au long du roman, et se rencontre dans les
débuts des chapitres. Plusieurs personnage se coupent la parole, parlent
en même temps et se partagent le même espace de la page à travers une
disposition verticale. Par conséquent, dans la même linéarité,
interrompue par une fine colonne de blanc, on trouve deux séquences
discursives distinctes. La cacophonie jusqu’alors exclusivement
réservée au domaine oral, prend forme et sens à l’écrit. Babyface en est
le meilleur exemple.
Dans certaines pages, le texte est aligné à gauche, dans d’autres à
droite. Cela intervient à plusieurs reprises, si bien qu’on a l’impression
que les parcelles textuelles se présentent comme des tiroirs sur lesquels
on met des étiquettes pour les distinguer.
Les chapeaux en forme d’étiquettes, comme on en trouve dans les
articles journalistiques, se présentent en phrases interrompues,
ponctuées, avec une disposition en vers, et qui donnent une sorte
d’aperçu fragmenté du chapitre à venir. Les parties de chapitres à leur
tour varient en longueur, d’une phrase à quelques pages, séparés,
divisés, rompus par des astérisques. D’ailleurs, le terme fragment est
souvent utilisé dans le texte.
Le bris visuel ainsi proposé dans Babyface met en place une rupture
de la disposition ordinaire du texte sur la page d’un roman. Le texte
« éclate » si bien qu’il est parfois nécessaire de faire plusieurs allers-
Hatem AMRANI
220
retours entre deux pages pour faire se recouper les pièces du discours
en « lambeaux ». La lecture est surprenante, qui se fait reconstitution
des pièces d’un puzzle9. Ce serait l’effet d’originalité souhaité par
l’auteur. Selon ses propos, recueillis lors d’une interview10 accordée à
une chaine de télévision nationale française, Kwahulé affirme, en
expliquant sa conception de l’écriture romanesque, que ce qui est important c’est la travail sur cette
écriture (…) comment on peut pousser le plus loin
possible l’écriture, même en faisant de fausses
notes comme on l’entend souvent dans le free jazz
où l’on a l’impression que le musicien fait de
fausses notes, mais ces fausses notes sont
maitrisées. Et dans le travail sur l’écriture que je
fais (…) j’ai essayé de pousser encore à l’extrême
cette façon que j’avais déjà développée dans le
théâtre, mais le roman me donnait plus d’espace
(…) pour que le lecteur lui-même, le roman lui
échappe, mais, en même temps qu’il ne puisse pas
trop s’en détacher [et] m’arranger pour qu’il ne
puisse jamais laisser le roman
Nous voyons clairement que cette pratique s’affirme d’emblée
réflexion sur l’écriture, comme une sorte de refonte des principes
scripturaires qui poussent le genre à se chercher, en le détachant de ses
frontières. Cependant, cette forme visuellement décousue, littéralement
lacérée que nous venons d’aborder se met au service d’un autre niveau
de rupture cette fois-ci avec la fonction mimétique-réaliste, qui nous
propose une autre grille de lecture du monde.
Il est à constater que Babyface alterne une multiplicité de genres :
l’épistolaire, la poésie, le merveilleux… Le théâtre aussi y a place, à
côté de la chanson. Le jazz semble rythmer les phrases du premier
roman de Kwahulé. La construction du livre d’ailleurs laisse pressentir
l’influence du free jazz. Un genre musical total qui se crée
instantanément sous les doigts des musiciens dont chacun improvise
tout en maintenant l’harmonie du groupe. De la même façon, Koffi
Kwahulé crée un monde tout à fait particulier dans lequel il fait
progresser des personnages à la fois uniques et très communs.
9 L’Oulipien Georges Perec s’est inspiré des règles ce jeu de société comme
une sorte de contrainte stylistique pour construire son « roman » (mentionné
au pluriel, romans, sur la couverture) La Vie mode d’emploi qui a remporté le
Prix Médicis 1978. 10http://www.tv5.org/TV5Site/webtv/video-7331-
Koffi_KWAHULE_entretien.htm.
Le bris entre Verre casse et Babyface
221
Dans ce roman, les événements se passent dans un lieu tout à fait
imaginaire, un pays utopique du nom de République démocratique
d’Eburnéa. Cela permet au romancier de cibler et de relater le vécu de
plusieurs pays africains, sans pour autant ancrer le récit en un point
géographique fixe.
Le livre traite des injustices sociales en faisant intervenir le fait
merveilleux, comme seule échappatoire aux problèmes de la dure
réalité. Ainsi pour traiter des conséquences désastreuses du
régionalisme, comme il en existe dans beaucoup de pays africains,
Kwahulé met en scène un couple mixte, d’ethnies différentes et du
même pays. On ne connaitra pas les patronymes des conjoints, ils se
font appeler par des sobriquets, selon leurs fonctions : le père et la mère.
Le récit stipule que le couple uni depuis longtemps n’était pas
parvenu à concevoir. Et, bien que le ventre de la mère ait été assez grand
pour se faire remarquer par tous les habitants du village qui attendaient
impatiemment le nouveau-né, celle-ci n’arrivait pas à mettre un bébé au
monde. Trois grossesses, aucun enfant. Car « vers le cinquième mois
cependant, le phénomène s'est toujours répété, le ventre de la mère
s'était peu à peu vidé, jusqu'à ce qu'il ne contînt plus de vie » (p. 12).
Révolté, le père va consulter un devin. La sentence tombe, « Tout
émane des parents de [t]on épouse. Ils n'ont jamais accepté que leur
fille épousât contre leur autorité un homme de l'Est » (p. 13). La source
du problème de procréation est déterminée, que faire alors pour briser
ce mauvais sort ?
Les membres de la famille de la mariée s’étaient en effet
farouchement opposés à cette union. Ils ne voulaient pas qu’un enfant
métisse naisse en réunissant par le lien du sang leur ethnie à une autre
issue de l’Est. Ils s’étaient donc arrangés pour que cette union
n’aboutisse en aucun cas à une nouvelle naissance. Ils avaient jeté un
mauvais sort à leur fille dont le ventre n’arrêtait pas de « manger » ce
qui s’y concevait.
Le devin demanda au père de se procurer des ingrédients nécessaires
afin d’accomplir le rituel qui allait annuler l’effet de ce sortilège. Le
père exécuta les consignes à la lettre. Il attendit nuitamment au bord de
la mer qu’un phénomène se déroulât. Une fée sortit de la mer
déchainée : la sirène Mami Wata, déesse de la mer, reine enchanteresse
des pêcheurs et des marins. Mami Wata lui donna des ordres qu’il
exécuta sans discuter.
C’est après des ébats extraordinaires entre le père et une Mami Wata
faite arc-en-ciel, que cette dernière lui annonça que son troisième enfant
naîtrait et serait nommé Katatjé, qu’il « n’aura [it] pas d’autres enfants,
mais [que] cet enfant-là vaudra [it] mille enfant [car] Il sera [it] roi »
(p. 15).
Hatem AMRANI
222
Nous le voyons donc, devant la situation insoluble de certaines
pratiques sociales, il ne reste plus pour les personnages que le domaine
du surnaturel pour donner explication et remédier aux conséquences
désastreuses de quelques pratiques sociales.
La question du régionalisme et ses effets pernicieux sur la société,
est souvent traitée et analysée par les écrivains africains. Nous la
retrouvons sous la plume d’Alain Mabanckou dans Les Petit-fils nègres
de Vercingétorix et chez Emanuel Dongala notamment dans Jazz et vin
de palme et Johnny chien méchant. Dans plusieurs cas, on fait intervenir
le merveilleux pour traiter de ces fléaux.
Le recours au merveilleux, permet à l’auteur de traduire l’indicible
de certaines situations. L’explication surnaturelle des phénomènes
étranges reste la seule possibilité retenue face à l’ineffable. Barthes
disait dans sa Leçon « La science est grossière, la vie est subtile, c’est
pour corriger cette distance que la littérature nous importe »11. C’est
pour réduire l’écart entre le fait et son assimilation que le merveilleux
prend forme.
On pourrait considérer l’étrange et le mythe à la fois comme
transgression du genre romanesque, et comme dépassement de la
fonction mimétique, en déplaçant les frontières du réel. Car, nous
pensons avec Roger Caillois que « tout fantastique est rupture de
l’ordre reconnu, irruption de l’inadmissible au sein de l’inaltérable
légalité quotidienne »12.
Ce serait une sorte de miroir brisé, dont le tain déformerait l’image
mirée en y intégrant des remous et des distorsions absents de sa forme
originale. Ce miroir s’inspire de la réalité en en proposant des lectures
différentes. Louis Vax, dans L’Art et la Littérature fantastique pense
que « Le récit fantastique (...) aime nous présenter, habitant le monde
réel où nous sommes, des hommes comme nous, placés soudainement
en présence de l'inexplicable »13.
Nous pouvons dire que l’intervention de plusieurs registres : le
théâtre, l’épistolaire, le merveilleux, la poésie, la chanson…, au sein du
discours romanesque constitue un déplacement de ses frontières, et une
remise en question des lois du genre. L’auteur explore de nouvelles
voies dans le roman pour créer un monde nouveau, dans lequel ses
personnages progressent librement tout en manifestant à la fois leur
11 BARTHES, Roland, Leçon, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 18. 12 CAILLOIS, Roger, Au coeur du fantastique, Paris, Gallimard, 1965, p.
161. Cité par TZVETAN, Todorov, Introduction à la littérature fantastique,
Paris, Editions du Seuil, 1970, p30. 13 VAX, Louis, L'Art de la Littérature fantastique, Paris, P.U.F., 1960, p.
5. Cité par TZVETAN, Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Op.
Cit..
Le bris entre Verre casse et Babyface
223
différence locale, et leur caractère universel. Car, c’est en partant d’une
situation particulière, qu’on peut arriver au général. En ce sens, si
l’auteur met en place un pays imaginaire, c’est dans l’intention de faire
correspondre cet exemple-figure à beaucoup d’autres exemples.
Conclusion Dans Verre Cassé comme dans Babyface, les auteurs explorent des
chemins scripturaires authentiques, qui leur permettent de donner
librement vie à leur imaginaire. Ces deux exemples sont
complémentaires, car si l’un pratique le fragmentaire dans sa référence
au monde littéraire qu’il met en place, en démultipliant les voies de son
interprétation en vertu d’un usage minutieux de l’intertextualité ; le
second mime l’éclat du réel en le peignant à travers un texte
formellement lacéré, et fait intervenir le merveilleux, à l’endroit même
où se fait la critique de la société.
Ces formes de recherche, de remodelage constituent le rejet de
l’absolutisme d’un Livre-Total, et touchent à l’essence même de la
littérature. Car, comme l’affirmait Barthes dans ses Essais critiques, Rompre matériellement le fil de la phrase par
des alinéas disparates, égaler en importance un
mot et une phrase, toutes ces libertés concourent
en somme : à la destruction même du Livre : le
Livre-Objet se confond matériellement avec le
Livre-Idée, (…) en sorte qu'attenter à la régularité
matérielle de l'œuvre, c'est viser l'idée même de
littérature14
La pratique fragmentaire exauce un vœu cher à la littérature. Le bris
réalise ce vœu : la liberté. Cette autonomie que rend possible l’éclat du
discours est d’autant plus garanti par les dimensions assez longues du
roman qui permettent une construction sur la base de lambeaux épars
que le génie de l’auteur parvient à assembler, et à y conférer profondeur
de sens. On pourrait dire que grâce à cette technique de l’écriture,
pratiquée dans le roman, ce dernier semble être la forme la plus adaptée
à l’hétérogénéité générique, et la plus encline à la souveraineté de
l’auteur.
Alain Mabanckou et Koffi Kwahulé ont choisi chacun une forme
particulière qui leur a permis de s’émanciper des lois contraignantes et
par-là de créer leur propre signature, leur « mythologie personnelle », à
travers le genre romanesque, qui, sous leur plumes devient un tout-
genre, ou un genre total ouvert à tous les imaginaires… Les deux
14 BARTHES, Roland, Essais critiques, Op. Cit., p. 177.
Hatem AMRANI
224
romans ayant emprunté des voies différentes et complémentaires
brandissent la même bannière. La littérature ne peut que s’en vanter.
Bibliographie
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MABANCKOU, A., (2005) Verre Cassé, Paris, Éditions du Seuil.
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VAX, L., (1960), L'Art de la Littérature fantastique, Paris, P.U.F. Interview vidéo http://www.tv5.org/TV5Site/webtv/video-7331-
Koffi_KWAHULE_entretien.htm.
Khadidja BENKAZDALI Université de relizane [email protected]
Le français comme forme d’expression contestataire dans À quoi rêvent les loups de
Yasmina Khadra
Au cours des années quatre- vingt dix, il y’a eu l’émergence de «
littérature d’urgence », qui se voulait être une nouvelle forme d’écriture.
Cette dernière témoigne d’une tragédie fondée sur la réalité algérienne,
à travers laquelle Yasmina Khadra dénonce le régime algérien mis en
place et la barbarie du parti intégriste qui influent négativement sur la
société algérienne post-coloniale. Le besoin de montrer cette réalité de
près repose donc sur une stratégie d’écriture mise en place par cet
auteur. C’est dans ce contexte que le roman d’À quoi rêvent les loups
de Yasmina Khadra a vu le jour. Ce roman ne prend pas en charge les
mêmes préoccupations des années antérieures réduites à dire une
identité malmenée par une idéologie coloniale. Alors, la stratégie
d’écriture s’impose d’elle-même : une écriture dans laquelle deux
visions du monde se rencontrent pour dialoguer sur des tabous et des
interdits.
Notre problématique est centrée sur les questions suivantes : Quel
discours l’auteur tente de dévoiler à travers cette forme d’expression et
comment se fait ce dévoilement ? Le français, est- il la forme
d’expression représentative de la violence du moment qu’il n’y a
aucune neutralité dans la parole des personnages, où tout ce qui est dit
est inspiré d’un vécu ? Dans quelles situations d’énonciation
interviennent les registres du français, à savoir l’argotique et le
familier ? L’usage de ces registres reflète-t-il l’idéologie de l’auteur ?
À quoi rêvent les loups donne aisément à vérifier ces hypothèses de
recherche sur les tendances du français qui influence le texte littéraire
algérien actuel dans ses permanences et ses mutations. Ce roman se
présente comme l’aventure d’une écriture qui voudrait se libérer des
limites traditionnelles de son énonciation. Ce malaise social est ressenti
et dit par les personnages. Ainsi, Yasmina Khadra, cette figure
emblématique de la littérature algérienne, utilise le français avec ses
Le français comme forme d’expression contestataire dans …
227
différents registres. L’important pour nous est de voir dans quelle
mesure le désir d’émancipation de l’être passe par sa libération, car une
telle écriture révèle de la thématique universelle de la littérature dans sa
fonction de tenter de changer le monde et de comprendre la nature
humaine, et non pas seulement de rapporter un réel ou d’en témoigner1.
L’approche qui nous semble la plus appropriée pour interroger ce
roman, est l’énonciation et l’analyse du discours, du moment que
lorsque l’être s’exprime à travers le discours, il y laisse des traces
révélatrices de son état psychique et émotionnel. Le locuteur se dévoile
au fur et à mesure que le langage se déroule, et le « je » se laisse
appréhender grâce aux éléments énonciatifs laissés à travers les mots
constituant ce que l’on appelle la subjectivité. Cette dernière est donc
la présence du sujet dans son discours. Cette présence est beaucoup plus
visible à travers les éléments implicites qui révèlent les positions du
« je » et les représentations sur le monde qui l’entourent et dans lequel
il gravite.
À priori, le français, cette forme d’expression de contestation, se
veut un regard littéraire sur la société algérienne post coloniale. Dans À
quoi rêvent les loups de Yasmina Khadra qui, sous sa plume, se dessine
un roman contesté, fondé sur la réalité algérienne décomposée et initiée
par les tenants du système que l’auteur n’hésite pas à montrer du doigt
et dont le but est celui de se rendre compte d’un déséquilibre social,
culturel, religieux, voire identitaire du peuple algérien dans sa réalité
nue et éclatée. Ce déséquilibre se manifeste à travers la langue française
écrite sous une nouvelle forme.
Le français dans sa nouvelle forme La difficulté de voir de près la société algérienne post- coloniale
chargée d’incompréhension et de mal entendu, réside dans le fait
d’obéir à la volonté d’un inconscient collectif représenté par
l’imaginaire du peuple algérien qui a besoin de revoir encore sa
mémoire qui relève de l’Histoire récente dans laquelle l’individu perd
ses repères. Le recours donc au français conçu dans sa nouvelle forme,
permet aux différents personnages de l’histoire de s’exprimer en liberté,
de montrer que la violence a pour origine la déception de la population
représentée par le personnage de Nafa Walid qui ne cesse tout au long
1 Sur ce sujet, Marthe Robert disait : « Qui fait un roman, exprime par la même,
un désir de changement qui tente de s’accomplir dans deux directions, ou bien
il raconte des histoires et il change ce qui est ; ou bien il cherche à se marier
au-dessus de sa condition, et il change ce qu’il est ; de toute façon, il refuse la
réalité empirique au nom d’un rêve personnel qu’il croit possible de réaliser à
force de mensonge et de séduction ».(Robert 1972,p.35).
Khadidja BENKAZDALI
228
du roman de manifester son choc et sa désolation. Il est devenu
terroriste par amertume, par excès d’humiliation y compris les tensions
sociales et politiques qui pesaient sur son destin.
Nafa Walid, le personnage central, est un jeune homme beau et
ambitieux. Il rêve de la gloire en faisant ses études sur le cinéma, mais
il se retrouvera chauffeur, travaillant chez une famille très riche. Il
connaîtra toutes les bassesses auxquelles peuvent se livrer les jeunes de
son pays quand ils ont de l'argent et des relations. Dégoûté, il
abandonnera ce métier et se mettra à fréquenter des milieux plus
intégristes où la violence dicte la conduite de notre protagoniste. Le
récit d’À quoi rêvent les loups, s’introduit dans un espace fictionnel
représenté par un immeuble où le personnage central de l’histoire et ses
compagnons terroristes ont péri lors d’un accrochage avec les forces de
l’ordre. Du coup, le récit s’arrête pour prendre un autre tournant et nous
introduit un autre espace beaucoup plus paisible, où Walid Nafa allait
d’une agence à une autre cherchant à être chauffeur de taxi après avoir
vu ses rêves s’effondrer les uns après les autres. Face à cette situation,
nous nous sommes heurté à une difficulté majeure, à savoir l’absence
d’un récit construit et progressif. Les situations narratives sont
détournées, la narration est donc tournée en dérision, mise en abyme
allant à l’encontre d’une conception linéaire de la littérature. De ce fait,
non seulement la progression linéaire du récit est affectée, mais en plus
les signes d’agrammaticalité se font sentir.
L’agrammaticalité Les signes d’agrammaticalité apparaissent dès le début du récit
raconté. La fin de l’histoire est donc connue dès l’incipit. Une marge de
duperie importante est entretenue dans le récit, le doute est semé chez
le lecteur puisqu’il ne sait pas encore que celui qui va être abattu serait
Nafa Walid. L’extrait suivant nous montre implicitement ce moment
tragique : Des sirènes retentissent de loin, se glissent à
travers les échancrures du quartier et viennent
submerger notre refuge. Abou tourab fronce un
sourcil et se met à battre faiblement la mesure
avec son doigt. L’ultime symphonie….Si on
m’avait payé toute les fortunes de la terre, je
n’aurais pas trouvé un titre pareil à tête reposée.
J’ignorais que la proximité de la mort donnait du
talent. [ ]. De mes torts, je n’ai pas de regrets. De
mes joies, aucun mérite. L’Histoire n’aura que
l’âge de mes souvenirs, et l’Eternité la fausseté de
mon sommeil »… Purée ! Il en avait là-dedans,
Sid Ali, c’était un vrai poète…. C’est pas croyable
Le français comme forme d’expression contestataire dans …
229
comme les gens sont imprévisibles. Je le prenais
pour un attardé, une espèce de chiffe molle, et, au
moment de vérité, il te sort d’on ne sait où un
courage à te couper en deux. Tu te rappelles ? Il a
refusé de se mettre à genoux. Il n’a même pas
frémi lorsque je lui ai enfoncé mon flingue dans la
tempe. Vas-y, qu’il a dit, j’suis prêt. Sa tête a pété
comme un énorme furoncle. Et ça n’a pas entamé
d’un millimètre son putain de sourire. (pp. 14-15)
Dès le début du roman, le récit nous informe que deux personnages
se trouvent enfermés dans un appartement cerné par la police. Tout le
monde est mort, sauf Abou Tourab et un autre personnage dont on saura
plus tard qu’il s’agit de Nafa Walid, le personnage principal de
l’histoire. Dans cet énoncé, les deux protagonistes Nafa Walid et son
ami Abou Tourab veulent se libérer de l’espace clos dans lequel ils se
trouvaient. Cet espace, rendu asphyxiant, retint les deux personnages
dont le rêve majeur était de libérer la population algérienne du pouvoir
politique, du conflit communautaire qui coince la société algérienne
entre fatalité et libération, entre tradition et modernité.
De plus, nous remarquons le caractère étrange d’Abou Tourab qui
définit le bruit des sirènes et des armes comme étant une ultime
Symphonie, car déjà il savait qu’il allait mourir. Son prénom renseigne
sur sa fatalité, c’est celle de retourner à terre quand on meurt. Ainsi,
l’évocation de cet événement anecdotique témoigne du drame algérien
dans lequel la population se baigne. Abou Tourab qui était sur le point
de rendre l’âme, n’éprouvait aucun remords envers la personne qui
venait de tuer. Il s’agit de Sid Ali qui était un poète considéré par la
société, il faisait des louanges à l’F.L.N, donc, il devrait périr, tout
comme Abou Tourab qui se trouvait marginalisé. De plus, l’emploi des
expressions et mots familiers et argotiques comme « flingue », « pété »,
« une espèce de chiffe molle », nous transportent au cœur même de la
violence, à la rencontre d’une Algérie malade, déchirée et ce, à travers
l’histoire de ce personnage qui verra par mal chance sa vie basculer
dans un monde d’où il ne reviendra jamais.
Ceci nous amène à dire qu’à travers ce roman, le plus violent,
consacrée à la réalité algérienne, Yasmina Khadra, nous a livré une
sorte de photographie froide du personnage d’Abou Tourab, faisant
recours au français sous un aspect agrammatical qui ne nécessite pas un
travail de construction , d’organisation et de choix de mots qui
répondent au texte littéraire normé. Nous avons essayé de mettre en
lumière à travers ces expressions, un certain nombre de structures
significatives qui permettent d’éclairer la relation que peut entretenir
l’écriture en français avec les structures sociales et politiques en
explorant les entrailles d’une société à la dérive.
Khadidja BENKAZDALI
230
Le registre argotique En outre, nous nous retrouvons par la suite dans un autre espace
différent du premier, et la situation de communication change : Au moment où la voiture démarra, j’eus
l’impression que ma vie changeait de cap. Je me
sentais léger, décontracté, presque aussi épanoui
qu’une fleur dans le pré. Déjà les rues éprouvantes
de la ville s’éloignaient tandis que, devant moi, un
peu comme la mer Rouge devant Moise, les
grands boulevards écartaient leurs bras pour
m’accueillir. Je n’avais jamais connu pareil
sentiment auparavant. Pourtant, il m’était souvent
arrivé de me croire à deux doigts de décrocher la
lune. Mais, cette fois-ci, mon intuition se
découvrait une verve insoupçonnable, plus qu’une
exaltation, la ferme conviction que cette matinée
de mars se faisait belle pour moi. (pp. 22-23)
Nous remarquons dans cet énoncé que le décor change pour
permettre au récit de transiter par la Casbah pour continuer dans un
labyrinthe, où il est impossible pour Nafa de rebrousser chemin. Ce
personnage quitte la casbah qui est décrite comme un lieu
d’enfermement et d’étouffement, pour aboutir aux mains des terroristes.
Ces derniers ont tout fait pour écarter Walid de toute attache filiale et
lui offrir ainsi la liberté nécessaire pour investir des espaces qui peuvent
lui garantir son émancipation sociale. Il a beau chercher des métiers qui
répondent à son profil d’artiste, en vain. C’est la raison pour laquelle, il
s’est acharné contre cette société, suit le chemin dans lequel baigne son
ami Dahmane qui, lors d’une discussion, il lui avait dit : Je me dis que notre société est incompatible
avec l’art. En tout cas, c’est le sentiment que j’ai
quand je joue. Les gens te regardent d’un air
détaché. Tu es là pour les divertir pas plus. Et moi,
je m’imagine saisissant ma mandoline pour
l’écraser sur un crâne, n’importe lequel, taper
dans le tas puisqu’ils se valent tous. Tu te rends
compte ? Un artiste rabaissé au rang de bouffon
que l’on renie dès la fin du spectacle. Mais la
vérité est ailleurs, si tu veux savoir. Ce n’est pas
le peuple qui est ingrat, ou inculte. C’est le
système qui fait tout pour l’éloigner de la noblesse
des êtres et des choses. (p. 69)
Ces propos témoignent de l’indifférence des gens envers la musique
qui la considère comme une dépravation, elle divertit la foule sans pour
autant mériter sa considération. Voilà ce que représente l’art dans cette
société. Néanmoins, nous allons voir dans un autre témoignage de ce
Le français comme forme d’expression contestataire dans …
231
personnage, que le manque de considération de l’art ne revient pas aux
gens, mais aux tenants de la société qui imposent un système politique
qui ne va pas avec la vocation de l’art. Ce que je veux, c’est faire quelque chose de
ma putain de vie. Être utile. Participer à un
ouvrage, pas forcément un édifice grandiose ;
juste une activité sérieuse et collective, avec des
gens fiers de leur petite contribution, et d’autres
attentifs à leur enthousiasme. Servir sans avoir le
sentiment de ramper, de lécher les bottes et les
paillassons. Bouger, merde ! Ne pas croiser les
bras en attendant de moisir à l’ombre de
l’exclusion. Tu comprends, toi ? Faire quelque
chose…Avec le FLN, tout est permis certes, mais
ignoré. I-gno-ré ! Tu peux faire naitre des houris
sur ta guitare, on s’en fou. Il n’est pire ennemie du
talent que l’indifférence. Le Fis a beau déclarer les
soirées musicales interdites au même titre que le
tapage nocturne, je suis sûr qu’il me laissera
chanter les louanges du Prophète dans le respect
et la béatitude.
Ce que j’attends, c’est le changement, la
preuve que les choses s’époussettent, avancent.
Dans quel sens, je me contre fiche. Mais pas le
marasme. Pitié ! Pas le marasme. Je ne supporte
plus. Alors, vive le Fis kho2. Je me laisserais
volontiers pousser la barbe, quitte à
m’enchevêtrer dedans, et j’écouterais les prêches
fastidieux à longueur des journées, parce qu’au
moins, à la mosquée, j’ai l’impression que l’on
s’adresse à moi, que l’on se préoccupe de mon
avenir, que j’existe. (p. 70-71).
La parole devient un outil de médiation car ce personnage est le
porte-parole d’une société déstabilisée par les déboires du régime ;
Dahmane va opter pour un changement d’identité en portant des noms
de dénonciation et de révolte, le but est aussi arriver à instaurer un
discours de changement qui semble donner sens au roman, plus
particulièrement, un sens de vie du peuple algérien. Les mots employés
acquièrent un statut qui dépasse celui qui leur est assigné par la
narration, entraînent une mystification esthétique. Il est clair qu'ils sont
utilisés d'une manière ou d'une autre selon les compétences
idéologiques du sujet de l'énonciation, ainsi que selon les tensions qui
2 Ce terme est péjoratif, il signifie « frère ». Nous ne pouvons le prononcer
qu’à la personne qui nous est intime.
Khadidja BENKAZDALI
232
agissent sur lui. Nous remarquons que l’adjectif, « i-gno-ré », est
agrammaticalement écrit. Dahmane s’est acharné contre le FLN qui
ignore les ambitions des gens et les met à l’écart. Ce personnage rebelle
est conscient que le fait de suivre la voie des intégristes islamique n’est
pas la bonne, mais , il s’en fiche pas mal, l’essentiel, c’est que le
changement allait se faire, il s’agit d’avoir une place dans ce milieu
intégriste pour qu’il se fasse respecter par tout le monde. La phrase
annoncée par lui en témoigne « parce qu’au moins, à la mosquée, j’ai
l’impression que l’on s’adresse à moi, que l’on se préoccupe de mon
avenir, que j’existe. »
Parallèlement, O. Ducrot a bien montré Qu’un très grand nombre de morphèmes, ou
expressions, […], sans être eux-mêmes
illocutoires, ne peuvent se décrire que par rapport
à l'orientation pragmatique du discours, à
l'affrontement des interlocuteurs, à leur façon
d'agir l'un sur l'autre par la parole »"3. Les paroles
de Dahmane ont un caractère accusateur et
insultant. La violence des mots choquent le
lecteur. La sémantique des passions à des degrés,
les structures tensives, permettent sans doute de
détecter dans les actes de parole que sont, entre
autres, l'injure ou le blasphème, les différences
tensives et graduelles telles qu'elles sont décrites
par Jacques Fontanille dans "Sémiotique du
discours"4. Ses passages expriment, en détails,
que les islamistes qui recrutaient de jeunes gens
vulnérables en leur donnant le sentiment que leur
vie pouvait avoir un sens. Par conséquent, Nafa
Walid, va suivre le mouvement parce que ses
idées furent brouillées ; la confusion mentale dans
laquelle il était plongé l'avait conduite à adapter
un comportement sauvage. Ainsi, la raison a cédé
place à la folie mortelle.
D’abord, il devint un chauffeur de l’une des plus prestigieuses
familles d’Alger. Il découvre du même coup l’univers totalement
corrompu de la nomenklatura algérienne. Aux yeux de ces riches, et au-
delà de l’inimaginable, les lois communes ne s’appliquent pas. Nafa va
3 DUCROT Oswald, 1972, Dire et ne pas dire, Éditions Hermann, p.128. 4FONTANILLE Jacques, 1998, Sémiotique du discours, Presses Universitaires
de Limoges.
Le français comme forme d’expression contestataire dans …
233
passer par la cruelle expérience. Une nuit, on lui ordonne l’ordre de
faire disparaitre le cadavre d’une adolescente morte d’une overdose
dans le lit du jeune riche pour qui travaillait Nafa. Il ne pouvait pas
refuser, sinon, c’est lui qui serait accusé de meurtre et il serait condamné
car jamais la police ni la justice n’oseraient s’attaquer à une famille
aussi influente. Terrorisé, Nafa avait obéit, mais cette nuit d’horreur le
poussait à réfléchir pour aller vers un autre milieu où il pourrait trouver
du salut. Or, il s’est trompé d’adresse, car plus tard, il finira par égorger
un bébé parce que des hommes totalement corrompus l’ont humilié et
lui ont fait perdre le respect de lui-même. Parce que les Islamistes qui
recrutaient des gens de caractère aussi frêle que celui de Nafa, ont su
l’accueillir et lui donnaient le sentiment que sa vie pouvait avoir un
sens. Parce que les fanatiques musulmans qui prêchaient la guerre totale
contre le pouvoir ont su joué sur tous les ressorts de sa virilité et ont
réussi à le convaincre à céder à la tentation de la violence. La mort de
la jeune fille que nous avons cité en témoigne. Les gens riches ont jeté
le corps de cette fille qui était comme si c’était un objet banal que l’on
jette à la poubelle sans regret et sans remords. Le Fis, ce Front islamique
de Salut méprise aussi ce genre de filles qui sortent avec des hommes
riches dans le but de ramasser une somme d’argent même si ça va à
l’encontre de leur dignité et à l’encontre de la conduite sociale. Le
fanatisme religieux impose des règles qui déterminent la conduite des
individus, leur rappelant les traditions et les coutumes à respecter. Dans
une étude sur la société algérienne, Pierre Bourdieu5 écrit : La tradition est communiquée par les anciens
et, essentiellement, sous la forme de traditions
orales, conte, légende, poèmes, chansons, à
travers lesquels se transmet ce réseau serré de
valeurs qui enserrent l’individu et inspire ses
actes. Ces enseignements semblent viser une
double fin : livrer d’une part le savoir des anciens,
et d’autre part l’image idéale de soi que forme le
groupe. (1970 Bourdieu, p. 83).
Cela veut dire que ce groupe de la société impose un enseignement,
qui témoigne de la longévité des valeurs des anciens, celui
d’emprisonner par exemple l’émancipation féminine comme c’est le
cas du personnage de Hanene. Cette dernière voulait se faire une place
dans la société. Or, la société algérienne est régie par des lois des
hommes à l’esprit rétrograde.
Hanene est cultivée ; son frère n’a pas accepté qu’elle aille au travail,
qu’elle enlève le voile. Il l’avait tué sur un coup de folie sans la moindre
hésitation car elle a bravé les interdits et brisé les tabous. Dans l’extrait
5 BOURDIEU, Pierre. 1970. Sociologie de l’Algérie. P. 83 Paris : Puf.
Khadidja BENKAZDALI
234
suivant, on nous montre une scène où la mère de Hanane parle de la
sauvagerie de son fils qui ne cesse de leur rendre la vie infernale : Son monstre de frère la persécute. Les cheikhs
lui ont sinistré l’esprit. Il ne parle que d’interdit et
de sacrilège. En vérité, il est jaloux de la voir
réussir là où il n’arrête pas d’échouer. Il est jaloux
de son instruction, de son poste, de sa fiche de
paie. Pour cette raison, il la bat. À chaque fois que
ses cicatrices se referment, il s’arrange pour les
rouvrir. C’est sa façon à lui de la séquestrer, de
l’empêcher de « flirter » avec les hommes. (p 135)
À travers cet énoncé, nous remarquons que les propos de la mère
relèvent de la colère, du mécontentement et de son impuissance face à
son fils qui ne cesse de torturer sa sœur sous l’unique raison : celle
d’aller à l’encontre des traditions et de la religion en oubliant que sa
sœur est avant tout une femme , symbole de la terre, de la mère qui a
porté l’homme dans son ventre, l’avait mis au monde dans la douleur,
et voilà comment qu’elle est récompensée.
En outre, Walid avait un faible pour Hanene dont la mort lui a brûlé
le cœur. Au fond de lui, il n’a jamais la conscience tranquille. Il avait
mal choisi sa voie, car c’est dans ce chemin que Hanene, victime de
l’ignorance et l’entêtement de ce groupe intégriste avait péri. Rangé par
les remords, Walid affirmait : La mort de Hanane m’avait choqué. C’était
comme si elle m’avait éconduit après m’avoir
longuement appâter. [….]. J’avais du chagrin pour
cette fille rayonnante, tranquille et discrète, mais
je m’interdisais de chercher d’autres
interprétations susceptibles de me piéger dans
d’inutiles toiles d’araignée. Je ne me sentais pas
de taille. J’étais fragilisé par les déceptions qui se
succédaient au chevet de mes rêves. Je m’estimais
aussi vulnérable qu’un moucheron à portée d’un
caméléon. Il me fallait coûte que coûte me
reprendre en main. (p. 140-141)
Walid avait l’intention de se ressaisir, l’expression suivante nous
montre cela « Il me fallait coûte que coûte me reprendre en main »,
mais la confusion mentale dans laquelle il se trouvait, l’avait conduite
à s’opposer à ses parents et à ses amis. Parce que la guerre civile qui a
opposé les militaires algériens et les bandes armées islamistes fut d'une
violence et d'une sauvagerie incroyables, l'abominable est devenu
inconcevable et il l’avait commis. Il a fini par devenir tueur. D’abord,
il s’est approché de la mosquée, lieu de culte fréquenté par les Saints,
puis, petit à petit, il commençait à assister aux réunions organisées par
Le français comme forme d’expression contestataire dans …
235
les groupes islamistes, l’encourageant à s’affirmer sur tous les plans :
politique, social et religieux.
Sur le plan social, on lui a donné du travail, il a pu ramasser de
l’argent, et la situation matérielle de sa famille commence à s’améliorer.
Il a même réussit à marier sa sœur dont aucun prétendant ne s’est
présenté à cause de leur pauvreté. L’inconvénient, c’est qu’il était tout
le temps absent, il se rendait même au Maquis, mais, en réalité, il n’était
jamais satisfait de cette nouvelle situation, de ce nouveau mode de vie.
De temps à autre, il rentre à Alger, voir son père et sa mère, mais son
père le traite d’assassin. Il a beau chercher à le convaincre en lui disant
que le mouvement islamiste allait lui offrir une vie meilleure, lui avoue
qu’il n’a pas trouvé le courage de s’afficher en société, trop de piston et
de corruption pour pouvoir trouver du travail. Donc beaucoup de choses
le séparent de la vie qu’il voudrait avoir. Le maquis, c’est son histoire,
sa destinée, c’est dans ce lieu qu’il a acquis sa vraie identité et joue
pleinement son rôle de porteur de Salut, luttant contre les dirigeants du
système et contre les gens qui n’ont pas foi au parti islamique.
Malheureusement, la voie intégriste l’avait mené à la mort. Cette mort
qui n’était pas du tout méritée car Walid aurait pu accéder à une vie
meilleure sans pour autant aller vers l’enfer.
Ainsi, l’auteur de ce texte s’est révélé comme étant un écrivain
rebelle qui a poussé un cri de révolte contre la violence engendrée par
les systèmes sclérosés qui régissent la société. Il avait le souci d’alerter
le lecteur sur les dangers du prêt-à-penser et de la paresse intellectuelle,
porteurs de régression, voire de fanatisme. En faisant appel au registre
familier, au français qui n’est pas normé. Et tout en se détachant de
l’instant, Yasmina Khadra conjugue travail formel et recul mémoriel. Il
voulait témoigner en faisant appel à l’écriture de l’urgence qui, selon
Dominique Fisher6, « l’écriture de l’urgence, placée sous le signe de
l’anamnèse, se déroule hors de tout format fixe, aux frontières de la
fiction, du récit, du récit de paroles, de l’autobiographie et de
l’historiographie ». L’urgence aurait nécessairement des implications
formelles, permettant de défier les nomenclatures et les démarcations
génériques car dans L’urgence, il y’a une volonté de remplir un devoir
de mémoire.
En guise de conclusion, Khadra se révèle un écrivain visionnaire.
Un souffle épique donne à son œuvre une dimension universelle. À quoi
rêvent les loups reste un titre particulier où il est question de loups, ces
animaux de la famille des canidés vivant à l’état sauvage et se
6 FISHER Dominique, Écrire l’urgence, Assia Djebar et Tahar Djaout, Paris,
L’Harmattan, coll. « Etudes transnationales, francophones et comparées »,
2008, p. 18.
Khadidja BENKAZDALI
236
nourrissent de leurs proies. Cela nous renvoi dans une grande partie à
l’image de la société algérienne postcoloniale où des gens qui, dans les
maquis, et dans les villes, se livrent à toutes sortes de cruautés, jour et
nuit. Il s’agit ici d’une image particulière qui revoie à une cruauté qui
ressemble à celle des bêtes féroces qui ne vivent que de chair et de sang
pour subvenir à leurs désirs de survie. la touche personnelle que
Yasmina Khadra a ajouté à son récit, reste incontournable pour raconter
avec pointe et précision l’Histoire d’une Algérie meurtrie par la
violence, d’où le concept de littérarité qui rejoint aussi le concept
d’agrammaticalité pour montrer une nouvelle forme la langue française
qui semble dire au lecteur qu’une règle de communication est violée,
met en avant une sorte d’agrammaticalité, du non-sens produits par un
intertexte que le lecteur doit retrouver pour comprendre la signifiance
du texte. Le français est perçu dans À quoi rêvent les loups, comme
étant une expression contestataire, une dénonciation de la violence en
Algérie, donnant par la force connotative des mots une réflexion
profonde sur les dimensions sociales et historiques de l’œuvre.
Bibliographie Corpus d’analyse
KHADRA YASMINA, (2000), Á quoi rêvent les loups ?, Julliard,
1999 : Pocket.
BOURDIEU, Pierre. (1970). Sociologie de l’Algérie, Paris : Puf. p.
83.
DUCROT Oswald. (1972). Dire et ne pas dire, Principes de
sémantique linguistique, Éditions Hermann .p.128.
Dominique Fisher, (2008), Écrire l’urgence, Assia Djebar et Tahar
Djaout, Paris, l’Harmattan, coll. « Etudes transnationales, francophones
et comparées », p. 18.
JACQUES Fontanille, (1998), Sémiotique du discours, Presses
Universitaires de Limoges.
ROBERT, Marthe. (1972), Roman des origines et origines du
roman, Paris : Crasset.
238
Soumeya BOUANANE Université de Blida 2 [email protected]
Hommage : Hamid SKIF : « L’Avocat sans robe »
« Je lis les livres jusqu’au nom de l’imprimeur,
les achète chez les bouquinistes, les marchands à la
sauvette étalant leurs trésors sur une feuille de
plastique ; les emprunte, les loue pour quelques
dinars(…). Je suis né un livre à la main »1
Cet extrait de Chahrazed, l’une des nouvelles du recueil les
escaliers du ciel semble bien caractériser Hamid Skif ou « l’avocat sans
robe»2. Il s’agit de l’un des écrivains algériens « polygraphe » qui a su
dépeindre le désarroi des déshérités de ce monde. Non seulement il leur
a accordé la parole dans ses nouvelles et romans mais aussi il a imité
leur cri, à la fois, de détresse et de colère, dans ses poèmes. Hélas,
Hamid Skif n’est plus de ce monde, mais ses œuvres demeurent et son
cri retentit à travers différents pays du monde. Toutefois, il est de notre
devoir de faire sortir cet écrivain d’un anonymat partiel. En effet, il fait
partie de ceux qui méritent d’être connus, lus et appréciés...
Hamid Skif de son vrai nom Mohamed Benmebkhout, originaire de
Boussaâda, est né le 21 mars 1951 à Oran. À l’âge de douze ans ; Hamid
Skif approche le monde de la littérature et du journalisme à travers
l’admiration qu’il vouait à son grand-oncle. Ce dernier a été l’un des
premiers animateurs francophones à Radio Baghdad. Cinq années plus
tard, le jeune Hamid mûrit son rêve et s’initie au théâtre auprès de Kateb
Yacine. Ainsi, il sera l’un des membres fondateurs de la troupe
1 SKIF Hamid, Les escaliers du ciel, Alger, APIC éditions, 2009, p. 39. 2 Expression utilisée par l’écrivain le 23 Septembre 2005 à Heidelberg (en
Allemagne) lors de la réception du prix littéraire « Hild-Domin- Preis » de la
littérature en exil.
Hommage : Hamid SKIF : « L’Avocat sans robe »
239
régionale d’Oran ; « Le théâtre de la mer ». Or Hamid Skif le poète, se
fera connaître en 1971 en participant à l’Anthologie de la nouvelle
poésie algérienne. Il s'agit d'un recueil de poèmes de jeunes poètes
algériens, choisis et rassemblés par Jean Sénac. Notre jeune créateur
obtiendra sa première distinction littéraire en 1984 ; il sera ainsi primé
pour son scénario Une si tendre enfance.
L’âme créatrice de Hamid Skif s’est développée et s’est forgée par
les diverses activités assumées. Ainsi il a été tour à tour reporter et
journaliste au quotidien La République et à la revue Révolution
Africaine. H. Skif a été aussi chef de département à l’Office du cinéma
d’Alger (ONCIC) et chef de bureau à l’A.P.S (d’Oran, de Ouargla et de
Tipaza).
À l’instar, d’un grand nombre d’intellectuels algériens, Skif a
été contraint à l'exil en 1997. Sa destination première et celle de toujours
fut Hambourg et là-bas il va se consacrer à la création littéraire dans le
cadre du programme de soutien "Écrivains en exil" dispensée par le
PEN- CLUBS. Cette ville allemande va être le lieu d’une production
littéraire prolifique, ainsi notre écrivain va s’investir dans la poésie, la
nouvelle et le roman. Ces trois genres littéraires représentent trois types
d’expression servant à dépeindre différents maux sociaux. En effet, le
vécu algérien, l’expérience personnelle de l’écrivain et la quête de
la justice et de la vérité représentent les points majeurs de l’écriture de
Skif. Avec un style digne d'un conteur, Skif fait voyager ses lecteurs
avec des mots dont la presse allemande et la critique algérienne
reconnaissent la puissance et la profondeur. Il entame donc sa carrière
avec Nouvelles de la maison du silence, ensuite il nous conduit dans les
sentiers de l'imaginaire de Citrouille fêlée et nous offre une pause
d'humour en publiant La princesse et le Clown. D'ailleurs, Skif ne
manque guère d'ironie en exprimant sa colère dans une lettre adressée à
Monsieur le président. Le même style chargé d'émotions diverses
favorise la tracée de La géographie du danger. Sa dernière création fut
un recueil de nouvelles, sorte d'hommage à la Casbah d'Alger par le
biais de ses traditions, ses senteurs et ses femmes, intitulé Les escaliers
du ciel. Un livre que Anissa Kahla, auteur de la postface, décrit par : «La voix des femmes d'Algérie, une Algérie
des profondeurs qui s'exprime à travers ces
images et ces mots. Le prétexte en a été la Casbah,
ce bastion de notre histoire qui meurt chaque jour,
ensevelissant des centaines d'années d'histoire et
un peuple souffrant, mais si fier, si obstiné et dont
le combat des femmes est le symbole»3
3 SKIF Hamid, 2009(pour l'édition présente), Les escaliers du ciel, Alger :
APIC. p. 123.
Soumeya BOUANANE
240
Ce parcours à travers les maux de l'Algérie a été marqué par des
escales poétiques teintées avec l'encre de la douleur.
Il va sans dire que Hamid Skif était plus connu à Hambourg qu'en
Algérie mais La géographie du danger, demeure un roman connu aussi
bien en Algérie qu'en terre d'exil depuis sa publication en 2005. Cette
œuvre, qui dévoile les aléas de l’émigration clandestine à travers les
aventures d’un jeune maghrébin caché dans une chambre depuis
plusieurs mois, pousse les jeunes algériens, et pas uniquement, à bien
réfléchir avant de penser à cette forme de fuite ou de suicide. Ce
message a valu une certaine notoriété et reconnaissance à l'auteur car
on peut le considérer comme l'un des premiers écrivains à s'être
intéressé à « L'émigration clandestine ».
Par ailleurs, les œuvres de Hamid Skif, ont été traduites en plusieurs
langues tel que : l’italien, l’espagnol, l’arabe,…, ultime preuve de la
trace laissée par l'écrivain dans la mémoire de la littérature francophone.
Hamid Skif s’est éteint tel qu’une bougie dans le silence, le
vendredi 18 mars 2011, à cinq heure du matin suite à une longue
maladie. Il laisse derrière lui un riche palmarès jalonné de plusieurs
distinctions littéraires, entre autres : le fait d’être nommé Chevalier des
palmes académiques françaises en 2005.
De même son style qui mêle puissance du mot et humour pour dire
l'indicible et prêter sa voix à tous ceux qui souffrent, a été salué par
plusieurs ouvrages critiques et un Dictionnaire des romanciers
algériens, à paraitre dans les prochains jours.
Ses œuvres — Les romans : La princesse et le clown(2000), Monsieur le
président(2002), La géographie du danger(2006).
— Les Nouvelles : Nouvelles de la maison du silence (1986,)
Citrouille Fêlée (1998), Les exilés du matin(2005), Les
escaliers du ciel (2006).
— Poésies : Poèmes de l’Adieu, La rouille sur les paupières,
Poèmes d’El Asnam et d’autres lieux, Lettres d’absence, Le
serment du scorpion.
Quelques mots de Skif « Ne crains pas de naitre
Ni de renaitre
Le feu
S'il ne donne que la cendre
Allume aussi la clarté4
Hommage : Hamid SKIF : « L’Avocat sans robe »
241
Ton cri
Ceux que tu entends dans la forêt des âmes
N'est pas la moisson
Du malheur
Il est le signe qu'une porte s'est ouverte
Une porte que tu peux prendre
Glisse sur la terre
Va devant
Marche
La porte sera toujours ouverte
Si tu veux la voir »
Extrait de Les Exilés du matin.
«J'habite les lieux de ma métamorphose. Les
langues importent peu. Il suffit de connaitre les
mots du dictionnaire des esclaves : travail, pas
travail, porter, (…) »
Extrait de La géographie du danger5
5 SKIF Hamid, 2006, La géographie du danger, Alger : APIC. p. 15.
242
HOMMAGE À STAALI NOUREDDINE
Département de français – Université de Blida 2
Achevé d’imprimer en juin 2014
Didacstyle
ISSN : 1112-2080
ISBN : 2013-8009
Il n’est jamais facile de trouver les mots qu’il faut lors de la perte
d’un être cher. La mort est toujours amère et parfois inacceptable.
Cher Monsieur STAALI, vous nous avez quittés un 30 juillet 2011
sans faire de bruit… Votre gentillesse, votre générosité, votre sourire et vos
légendaires cravates ont fait de vous un être « vrai », un être qui nous manque
tous les jours.
Passionné de littérature, enseignant de didactique du texte littéraire,
M. STAALI manifestait de l’intérêt pour toutes les disciplines.
Nous, amis, collègues et, étudiants de M. STAALI, tenons à lui rendre
un modeste hommage à travers ce numéro de Didacstyle qui se veut
interdisciplinaire en quatre axes.
Image des langues-cultures et motivation en classe de FLE : …
2منشورات جامعة البليدة
ديداكستيل
5
ر.د.م.د : 1112-2080 ر.إ.ق. : 2013-8009
2014 جوان :
في قلب تعددية التخصصاتنورالدين سطاعليتحية لألستاذ
2جامعة البليدة كلية اآلداب واللغات قسم اللغة الفرنسية
ديداكستيل
الرئيس الشرفي للمجلة:(2أ.د/ السعيد بومعيزة )رئيس جامعة البليدة
:ومسؤولة النشررئيسة المجلة (واللغاتدليلة براكني )عميدة كلية اآلداب
مدير المجلة:سمير حشادي )رئيس قسم اللغة الفرنسية(
رئاسة التحرير: وردية آسي )مسؤولة الشعبة(
رئيس القسم للبحث العلمي(هدى أكمون )نائبة
هيئة التحرير: سيد علي صحراوي
حكيم منقالت
جازية حابت
نسيمة موساوي
طرابلسي عبد الرزاق
أمانة التحرير: جازية حابت
طرابلسي عبد الرزاق
حابت وجازية آسي ووردية منقالت حكيم من: كل العدد هذا بتنسيق قام
الهيئة العلمية:)أستاذة التعليم العالي، جامعة مليكة كباس(؛ 2)أستاذة التعليم العالي، جامعة البليدة أمينة بقاط
)أستاذ التعليم نصر الدين بوحساين(؛ 2)أستاذ التعليم العالي، جامعة البليدة عمار ساسي(؛ 2البليدة
قة ياسمين قارةعتي(؛ 2)أستاذة محاضرة، جامعة البليدة (؛ دليلة براكني2العالي، جامعة البليدة
)أستاذة التعليم صليحة أمكران)أستاذة التعليم العالي، المدرسة العليا لألساتذة، الجزائر العاصمة(؛
الحاج (؛ 2)أستاذة التعليم العالي، جامعة الجزائررحال -صفية أصالح(؛ 2العالي، جامعة الجزائر
)أستاذة التعليم العالي، جامعة سانت ايمريال ريسب)أستاذ التعليم العالي، جامعة مستغانيم(؛ ملياني
)أستاذ التعليم كلود فينتزفرنسا(؛ - 2)أستاذة محاضرة، جامعة ليون كلود كورتييهفرنسا(؛ -إتيان
(.2العالي، جامعة ستيندال غرونوب
:تإتصاال
الجزائر –البليدة –العفرون – 2جامعة البليدة [email protected]
إرشادات التحرير:
:احترام الهوامش
" مقياسpapier سم؛ 5151سم / العرض: 22": ارتفاع
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