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Pierre Michon

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    Vies minuscules

    de

    Pierre Michon

    Andre Gayaudon

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    Par malheur, il croit que les petites gens sont plus rels que les autres.

    Andr Suars

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    Dufourneau

    Avanons dans la gense de mes prtentions.

    Ai-je quelque ascendant qui fut beau capitaine, jeune enseigne insolent ou

    ngrier farouchement taciturne

    sous le casque de lige, jodhpurs aux pieds et amertume aux lvres, personnage

    arbres gnalogiques ? Un quelconque antcdent colonial ou marin ?

    La province dont je parle est sans ctes, plages ni rcifs ; ni Malouin exalt ni

    purge de sel et venue de loin, sur les chtaigniers. Deux hommes pourtant qui

    -

    tre, y rvrent en tout cas, sont alls sous de bien diffrents arbres travailler et

    souffrir, ne pas assouvir leur rve, aimer peut-tre encore, ou simplement mourir. On

    ;

    jusque-l cach par le mur de la porcherie, les coudriers, les ombres ; il fait beau, ma

    mre sans doute est en robe lgre, je babille ; sur le chemin, son ombre prcde un

    homme inconnu de ma mre ; ; il regarde ; il est mu ; ma mre tremble un

    pareillement infans et dbile encore, quand il partit. Trente ans, et le mme arbre qui

    tait le mme, et le mme enfant qui tait un autre.

    Bien des annes plus tt, les parents de ma grand-mre avaient demand que

    f

    labore la mystification complaisante et retorse qui, sous couvert de protger

    ; il suffisait alors

    quelques gestes ncessaires cette survie dont il ferait une vie ; on supposait pour le

    le pain.

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    ; pour

    la premire fois ses pieds frapprent ce chemin que plus jamais ils ne frapperont ; il

    ; il

    regarda les visages nouveaux sous la lampe, surpris ou mus, souriants ou

    indiffrents ;

    soupe. Il resta dix ans.

    Ma grand-

    je lui ai connue, et

    ; une paysanne jeunette en robe noire fait grincer la porte du buffet, en

    sort un petit cahier perch tout en haut,

    et plus prompts y basculer derechef, la Belle Langue ne donne pas la grandeur,

    aussitt se met courir. Le vent bat la fentre d ; le

    - apprenait vite ; et, avec le bon sens lucide

    et intimid des paysans de jadis qui rapportaient les hirarchies intellectuelles aux

    hirarchies sociales, mes aeux, sur de vagues indices, laborrent pour rendre

    compte de ces qualits incongrues chez un enfant de sa condition une fiction plus

    : Dufour

    ;

    dans un vague respect peut-tre, des gards inusits assurment, qui lui parurent

    d

    Ma grand-mre se maria ; -tre

    -il. Mais mon grand-pre, je le dirai, tait jovial,

    accueillant, bon prince et paysan mdiocre ;

    ma grand-mre le dire, il tait plaisant. Sans doute les deux jeunes hommes

    -

    endait son heure ;

    ; celui qui

    plaisantait, et celui qui attendait que la vie lui permt de plaisanter

    e respective. Je les vois partir pour la

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    chasse ; leurs haleines dansent un peu puis sont avales par la brume, leurs

    ; je les entends aiguiser leurs faux, debout

    ;

    comprends pas.

    Puis une petite fille naquit, la guerre vnt, mon grand-pre partit. Quatre annes

    passrent, pendant lesquelles Dufourneau acheva de devenir un homme ; il prit la

    petite fille dans ses bras ; il courut avertir Elise que le facteur prenait le chemin de la

    ferme, amenant une des lettres, ponctuelles et appliques, de Flix ; le soir la

    lampe, il pensa aux provinces lointaines o le fracas des batailles rasait des villages

    gnraux et des soldats, des chevaux morts et des villes imprenables. En 1918, Flix

    revint avec des armes allemandes, une pipe en cume, quelques rides et un

    Il vit une ville ;

    voiture ;

    belles cratures faites de rires et de soie ais

    elle paraissait une autre tant ses indignes en connaissaient les pistes. Les chos, les

    Il voulut tudier, dans la mesure o les servitudes militaires le lui permettaient,

    -mre. Il

    ; il les serra dans son paquetage

    qui sentait le tabac, le jeune homme pauvre ; il les ouvrit et connut la dtresse de qui

    toujours opaque. Est-ce un homme, un livre, ou, plus potiquement, une affiche de

    ? Quel hbleur de sous-

    prfecture, quel mauvais roman enlis dans les sables ou perdu en fort sur

    ves, quelle gravure du Magasin pittoresque o des hauts-de-forme

    luisants, noirs comme elles et comme elles surnaturels, passaient triomphalement

    entre de luisantes faces, fit miroiter ses yeux le continent sombre ? Sa vocation fut

    ce pays o les pactes -mme pouvaient encore, en ce

    temps-

    tout ou rien ; -

    aux osselets, dispersait les quilles indignes et ventrait les forts sous la boule de

    manche un brelan de rois bl

    ensachs de buffle, disparaissait dans les savanes, en pantalon garance et casque

    blanc, mille enfants perdus dans son sillage.

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    fut rien,

    ;

    irrmdiablement vulgaire et non n pour faire siennes les dvotes calembredaines

    ;

    ; et je ne dsavouerais

    l-bas un paysan devenait un Blanc, et, ft-il le dernier des fils mal ns, contrefaits et

    Peul ou un Baoul ; il

    du ct des jardins de

    palmes, chez un peuple fort doux

    pousailles ; elle lui donnerait, avec tous les autres pouvoirs, le seul pouvoir qui

    vaille

    Son temps de service fini, il revint aux Cards - peut-tre tait-ce en dcembre,

    peut-tre y avait-il de la neige, paisse sur le mur du fournil, et mon grand-pre, qui

    dgageait les chemins la pelle, le vit-il venir, de loin, leva la tte en souriant,

    - et annona sa dcision de

    partir, outre-mer comme on disait alors, dans le bleu brusque et le lointain

    irrmdiable : on saute le pas dans la couleur et la violence, on met son pass

    derrire la mer. Le but avou tait la Cte- ; un autre, flagrant aussi, la

    convoitise -mre voquer la superbe avec laquelle il

    aurait dclar que l-bas il deviendrait riche, ou mourrait -

    ressuscitant le tableau que ma romanesque grand-mre avait trac pour elle seule,

    bonneme

    scne premire, avec le temps et la surcharge du souvenir reconstruit, disparaissait -

    gine une composition dans la manire de Greuze, quelque

    avide nouant son drame dans la grande cuisine paysanne que la fume boucane

    femmes et exhaus

    Andr Dufourneau, firement camp contre une huche, le mollet saillant dans des

    bandes molletires ajustes et blanches comme un bas dix-huitime, tend de tout son

    bras une paume ouverte vers la

    de bien diffrents traits que je concevais, enfant, ce dpart.

    y mourrai

    grand-

    ;

    demandais, moi qui voulais entendre encore ce poncif de ceux qui partent : le pavillon

    perptuel futur, le triomp

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    frissonnais alors du mme frisson que celui qui me poignait la lecture des pomes

    : je touchais l

    quelque chose de semblable. Et sans doute ces mots, prononcs non sans

    instruit pour savoir la dcupler en feignant de la terrasser sous un bon mot , et

    taient bien en cela littraires , certes ; mais il y avait bien davantage : il y avait la

    formulation, redondante, essentielle et sommairement burlesque - et, ma

    connaissance, une des premires fois dans ma vie -

    les sirnes de mon enfance et au chant desquelles pour finir je me livrai, pieds et

    ;

    sens ;

    reconnaissais pas ;

    ; t la mmoire et les bibliothques

    - en mourir -

    aussi au scribe.

    Le voil parti, Andr Dufourneau. Ma journe est faite ;

    Il y voit les vieux de la campagne perdus sous leur casquette et des femmes toutes

    noires et nues lui offertes, les travaux qui font les mains terreuses et les bagues

    normes aux doigts des rastaquoures, le mot bungalow et les mots jamais

    plus ; ; il y voit infiniment miroiter la

    lumire. Il est accoud au bastingage, assurment : immobile, les yeux vagues et

    poss sur cet horizon de visions et de clart, le vent de mer comme une main de

    : le muse

    familial en a conserv un, o il est photographi en pied, dans le bleu horizon de

    ;

    ; les pouces sont passs dans le ceinturon, la poitrine

    : il existe un portrait du jeune

    Faulkner, qui comme lui tait petit, o je reconnais cet air hautain la fois et

    sous la parole dite, la mme bouche amre et qui pr

    dfait ; il vit les jours les plus pleins de sa vie ;

    ace varie, Dufourneau est vivant comme ce dont il

    rve ; il est mort depuis longtemps ;